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RJS 02/21

Études et doctrine
CHRONIQUE
Coemploi et responsabilité
PIERRE BAILLY, Doyen honoraire de la chambre sociale de la Cour de cassation
SÉBASTIEN RANC, Maître de conférences à l’Université de Toulouse 1 Capitole

1. Les deux arrêts que la chambre sociale a rendus le 25 novembre A. Flux


2020, en formation plénière, sur les pourvois no 18-13.769 et 18-
13.771, offrent l’occasion de s’interroger sur l’état actuel 3. Le coemploi est venu combler un vide. Les salariés subissant
du coemploi, dont la mort avait été annoncée (1) ou désirée (2), un licenciement pour motif économique n’avaient qu’un espace
et sur les autres moyens dont disposent des salariés licenciés limité pour contester sa cause, spécialement lorsque la rupture
pour motif économique, lorsqu’ils entendent imputer la perte de leur contrat s’inscrivait dans le cadre d’une procédure
de leur emploi à un comportement fautif de leur employeur collective (4), le règlement d’éventuelles créances indemnitaires
ou d’un tiers. Cette interrogation est d’autant plus nécessaire que étant au surplus soumis aux conditions et limites de la garantie
depuis une dizaine d’années des évolutions se sont produites de l’AGS (5). La recherche d’un tiers responsable de la déconfiture
dans l’approche de la chambre sociale, qui ont donné lieu à de de l’entreprise par suite des décisions imposées à l’employeur
nombreux commentaires doctrinaux (3). La note explicative pouvait ouvrir un espace de contestation plus étendu. L’essor
diffusée sur le site public de la Cour de cassation rappelle rapide du coemploi dans les dix dernières années était aussi
en partie les étapes de cette évolution. Institution décriée par une le reflet d’évolutions dans le fonctionnement des groupes
partie de la doctrine parce qu’elle mettrait en péril les principes d’entreprises se traduisant parfois par la supervision excessive
qui s’attachent à la personnalité morale et, particulièrement, de sociétés dont l’écran de la personnalité cache mal la puissance
la séparation et l’autonomie des patrimoines, elle a été victime de sociétés mères imposant leur volonté à des filiales disposant
d’un succès d’estime excessif de la part de certains salariés, d’une autonomie toute relative. D’où la volonté de ceux qui
au point que des ajustements sont apparus nécessaires pour avaient perdu leur emploi par suite de décisions dommageables
en marquer les limites. Mais alors que, dans la première affaire, prises hors de l’entreprise d’atteindre les véritables responsables
l’Avocat général invitait la chambre sociale à l’abandonner, de leur situation.
par un « retour aux sources » fondé sur le seul critère
4. La situation de coemploi la plus évidente à appréhender est
de la subordination et sur le régime de la responsabilité civile
celle dans laquelle un salarié est placé dans un état de sub-
délictuelle, le coemploi est toujours là, même s’il a perdu de sa
ordination envers plusieurs personnes distinctes, telles les ven-
vigueur. Il s’agira donc d’analyser les évolutions qu’il a connues
deuses démonstratrices exerçant leur activité au sein d’un grand
et leurs raisons (II), puis, d’évoquer, notamment à partir
magasin (6) ou la directrice adjointe d’un établissement hôtelier
du second arrêt, les autres actions qui sont ouvertes aux salariés
franchisé, qui justifie d’un état de subordination à l’égard
licenciés lorsqu’ils entendent dénoncer des manquements ayant
du franchiseur, bien que son contrat de travail ait été conclu avec
contribué à la perte de leur emploi (II).
le franchisé (7). Il en va de même lorsque deux sociétés distinctes
exercent en fait une autorité commune sur un même salarié (8).
Car les éléments constitutifs d’une subordination, caractéristique
I. Le déclin du coemploi du contrat de travail, peuvent exister à l’égard d’employeurs
distincts. Au-delà de cette situation assez simple, la chambre
2. En l’espace de dix années, la jurisprudence de la chambre sociale a été conduite à prendre en compte d’autres circons-
sociale sur le coemploi a connu une consécration certaine (A), tances, tenant à l’existence d’actions concurrentes ou croisées
avant d’enregistrer un recul qui aboutit aux deux arrêts d’entités distinctes qui ne permettent plus d’identifier un unique
du 25 novembre 2020 (B). employeur. À la notion de « confusion de fait » (9) a succédé

(1) G. Loiseau, « Le coemploi est mort, vive la responsabilité délictuelle » : JCP JCP S 2013 no 1438 ; M. Lafargue, « Au cœur des paradoxes, le coemploi » :
S 2014 no 1311 ; « Le coemploi mort ou vif » : JCP S 2016 no 1317. JCP S 2018 no 1253 ; S. Vernac, « L’employeur organisateur », in Groupes
(2) Y. Pagnerre, « L’extension de la théorie des coemployeurs, source de sociétés et droit du travail : Dalloz 2019, coll. Thèmes et commentaires,
de destruction du droit du travail » : JCP S 2011 no 1423. p. 79.
(3) Voir not. G. Auzero, « Les effets avérés et à venir du coemploi » : JCP (4) Cass. ass. plén. 24-1-2003 no 00-41.741 P : RJS 4/03 no 435 ; Cass. soc. 2-3-
S 2013 no 1440 ; G. Auzero, « La nature juridique du coemploi » : Semaine 2004 no 02-42.079 FS-PB : Bull. civ. V no 66 ; Cass. soc. 5-10-2004 no 02-
sociale Lamy 2013 no 1600 p. 8 ; G. Auzero, « Co-emploi, en finir avec 42.111 F-PB : RJS 12/04 no 1269, Bull. civ. V no 244 (licenciement autorisé
les approximations » : RD trav. 2016 p. 27 ; P. Bailly, « Le coemploi : par ordonnance du juge-commissaire) ; Cass. soc. 10-5-1999 no 96-44.647 PB :
une situation exceptionnelle » : JCP S 2013 no 1441 ; B. Reynes, « Groupes RJS 6/99 no 804, Bull. civ. V no 204 (licenciement en vertu d’un plan
de sociétés : la théorie du coemploi » : JCP S 2012 no 1292 ; Y. Pagnerre, de cession).
« Le coemploi à l’épreuve du droit des contrats et du droit processuel » : JCP (5) Cass. soc. 3-4-2002 no 99-43.163 FP-P : RJS 6/02 no 676 3e espèce,
S 2014 no 1263 ; Y. Pagnerre, « De la fictivité comme critère du coemploi : Bull. civ. V no 115 ; Cass. soc. no 99-43.492 FP-P : RJS 6/02 no 676 2e espèce,
‟certes mais pas que… » » : RD trav. 2016 p. 175 ; G. Loiseau, « L’identification Bull. civ. V no 116 ; Cass. soc. 3-4-2002 no 99-44.288 FP-P : RJS 6/02 no 676 1e
des effets du coemploi » : JCP S 2013 no 1439 ; J.-F. Césaro, « Le coemploi, espèce, Bull. civ. V no 117.
un phénomène de paramnésie juridique » : JCP S 2013 n o 1081 ; J.-F. Césaro, (6) Cass. soc. 18-6-1996 no 93-40.487 F-D.
« Le coemploi » : RJS 1/13 p. 3 ; P. Morvan, « L’identification du coemployeur » : (7) Cass. soc. 12-7-2005 no 03-45.394 FS-PBRI : RJS 10/05 no 941, Bull. civ. V

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le critère plus précis de la triple confusion d’intérêts, d’activités détention par une société mère de la totalité du capital de sa
et de direction, cette situation révélant que l’employeur pour filiale et de son rôle essentiel dans la commercialisation
le compte duquel est effectué le travail ne dispose pas d’une réelle des produits de cette dernière (13), qu’il en va de même pour
autonomie (10). l’exercice par la société mère d’un pouvoir de direction sur
le dirigeant de sa filiale et de son refus de financer un plan
5. Ce sont surtout les deux arrêts rendus en faveur des salariés de continuation (14), ou lorsque, d’une manière plus générale,
d’une filiale française du groupe allemand Jungheinrich, aucune immixtion dans la gestion de la filiale ayant la qualité
contrainte par la société mère de cesser son activité, qui ont d’employeur n’est avérée (15). De même, une situation de coem-
constitué l’application la plus forte et la plus controversée ploi, invoquée entre la société et son dirigeant, ne peut être
de la notion de coemploi (11). La particularité de ces deux déduite du seul fait que celui-ci a pris des décisions favorisant
procédures résidait dans le fait que, selon les constatations les intérêts d’une « nébuleuse » d’entreprises dont il maîtrisait
des juges d’appel, grâce au contrôle étroit qu’elles exerçaient sur totalement les activités, en l’absence de toute confusion
une entreprise intégrée au groupe déployant une activité détachable du mandat social, en comportement fautif et dom-
industrielle en Normandie (MIC), la société mère du groupe mageable de ce dirigeant ne permettant pas de voir en lui
établie en Allemagne et une société holding du même groupe un employeur conjoint (16).
ayant son siège en France, avaient contraint cet employeur
à céder à une autre filiale un service administratif et comptable 7. Mais d’autres arrêts rendus en 2011 et 2012 ont approuvé
implanté en région parisienne. Mais le personnel qui en dépen- des cours d’appel d’avoir retenu la qualité de coemployeur
dait ayant refusé ce changement d’employeur, dont il a été jugé d’une autre société du groupe dont faisait partie l’employeur. Tel
qu’il ne relevait pas de l’article L 1224-1 du Code du travail, est le cas dans le contentieux auquel a donné lieu la liquidation
la société MIC avait été contrainte de cesser son activité. Il de la société Metaleurop, devenue Recylex, à la suite de sa reprise
existait un ensemble d’éléments de fait propres à établir que, par un groupe puis de l’ouverture d’une procédure collective.
depuis son entrée dans le groupe Jungheinrich, la société MIC A été rejeté le pourvoi contre un arrêt qui avait fondé
avait perdu toute autonomie de gestion, tant à l’égard de son la caractérisation du coemploi sur un faisceau d’indices jugés
personnel que dans la conduite de ses activités économiques. probants : négociation d’un moratoire pour la filiale, gestion
L’impossibilité de distinguer les intérêts, les activités et la direction du recrutement et de la carrière des cadres employés par la filiale
de cette filiale et des sociétés du groupe qui la contrôlaient et subordonnés à la société mère, obligation pour eux de rendre
et s’étaient immiscées dans sa gestion caractérisait un état des comptes régulièrement à cette dernière, attribution par elle
de confusion et, par là, une situation de coemploi. Le commen- de primes à l’encadrement de la filiale, tous ces éléments
taire des deux arrêts au Rapport annuel de la Cour relevait à cet caractérisant par leur concours son immixtion dans la gestion
égard que l’appartenance des entreprises à un même groupe ne de la filiale. Cette admission du coemploi était d’autant plus
constituait pas le facteur déterminant d’un coemploi et que remarquable (et controversée…) que, par ailleurs, la chambre
l’existence de plusieurs employeurs résultait ici de l’ingérence commerciale de la Cour de cassation avait antérieurement cassé
directe de sociétés du groupe dans la conduite de l’activité une décision ayant étendu à cette société mère la procédure
économique et sociale de la filiale et, par là, dans la direction collective ouverte à l’égard de la filiale, au motif que la confusion
de son personnel. Un parallèle était fait avec un autre arrêt des patrimoines nécessaire à cette extension n’était pas
contemporain, qui cassait la décision d’une cour d’appel ayant établie (17), et que, par la suite, cette même chambre a rejeté
déduit l’existence d’un unique employeur d’une « imbrication le pourvoi formé contre un arrêt qui avait jugé non fondée
étroite » entre deux organes de presse, à partir d’éléments qui ne une action tendant au comblement d’une insuffisance d’actif,
suffisaient pas à démontrer une confusion d’intérêts, d’activités dirigée contre la société mère, parce que sa qualité de dirigeant
et de direction : appartenance à un même groupe, mêmes clients, de fait de la filiale n’était pas caractérisée. Les critères mis
mêmes interlocuteurs, proximité des dénominations et noms en œuvre dans le cadre de ces actions devant le juge
commerciaux (12). de la procédure collective et celui qui conduit à reconnaître
un état de coemploi ne sont certes pas identiques et obéissent
6. À la même époque et dans les deux années qui ont suivi, à des logiques différentes, mais ces divergences d’appréciation
d’autres arrêts ont exclu des situations de coemploi soit pouvaient conduire à s’interroger sur le périmètre du coemploi.
en rejetant des pourvois dirigés contre des décisions statuant Outre cet arrêt, la chambre sociale a également approuvé
en ce sens, soit en cassant des arrêts qui n’avaient pas caractérisé une décision qui avait étendu à une société mère les effets
suffisamment le coemploi qu’ils retenaient. Il résulte ainsi de ces de l’annulation d’autorisations de licenciement de salariés
arrêts qu’un état de coemploi ne peut résulter de la seule protégés employés par une filiale, après avoir constaté que

no 244. pour connaître de l’action dirigée contre la société mère dont le siège est
(8) Cass. soc. 22-1-1992 no 87-44.284 PF : Bull. civ. V no 23. en Allemagne, en sa qualité de coemployeur), Dr. soc. 2012 p. 140 note A.
(9) Cass. soc. 15-6- 1966 : Bull. civ. V no 587. Devers, Bull. Joly 2012 p. 168 note G. Loiseau.
(10) Cass. soc. 26-6-1997 no 94-45.173 D et Cass. soc. 11-7-2000 no 98- (12) Cass. soc. 6-7-2011 no 09-69.689 F-PB : RJS 11/11 no 910, Bull. civ. V
41.146 D, arrêts Bata ; Cass. soc. 1-6-2004 no 02-41.176 F-D et Cass. soc. 1-6- no 185.
2004 no 02-41.776 : RJS 8-9/04 no 880 (imbrication de sociétés exploitant (13) Cass. soc. 10-5-2013 no 11-25.733 F-D : RJS 12/13 no 819.
des stations de radio) ; Cass. soc. 26-1- 2006 no 04-45.341 F-D ; Cass. soc. 8-11- (14) Cass. soc. 25-9-2013 no 12-14.353 FS-D, Fayat : RJS 12/13 no 776 (en
2006 no 04-43.887 F-D, Gesclub : RJS 1/07 no 2 (exploitation d’un centre l’espèce, le liquidateur judiciaire agissait contre une société mère ayant selon lui
nautique par une filiale dépourvue d’autonomie) ; Cass. soc. 19-6-2007 no 05- la qualité de coemployeur pour qu’elle assure le financement d’un plan).
42.551 FS-PB, Aspocomp : RJS 10/07 no 1105 (coemploi avec une société (15) Cass. soc. 5-2-2014 no 12.29.703 F-D : RJS 4/14 no 292 ; Cass. soc. 18-12-
établie à l’étranger), Bull. civ. V no 109. 2013 no 12-25.686 FS-PB, Sodimédical : RJS 3/14 no 260 (pas d’apparence
(11) Cass. soc. 18-1-2011 no 09-69.199 FS-PBR : RJS 3/11 no 207, Bull. civ. V de confusion et d’immixtion pouvant fonder en référé la demande en paiement
no 23 : Rapport annuel 2011, spéc. p. 221, JCP S 2011 no 1065 et Bull. Joly 2011 de provisions sur salaires à la société mère), Bull. civ. V no 312.
p. 215 notes P. Morvan, Gaz. Pal. 5-3-2011 p. 41 note B. Boubli, Rev. sociétés (16) Cass. soc. 24-6-2014 no 10-19.776 FS-PB, Grès occitan : RJS 10/14 no 663,
2011 p. 154 note A. Couret, RD trav. 2011 p. 168 note F. Géa, Dr. soc. 2011 Bull. civ. V no 152.
p. 372 note G. Couturier ; Cass. soc. 30-11-2011 no 10-22.971 FS-PBR : RJS 2/ (17) Cass. com. 19-4-2005 no 05-10.094 FS-PB : Bull. civ. IV no 92.
12 no 182, Bull. civ. V no 284 (sur la compétence de la juridiction française

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celle-ci était en réalité dépourvue de toute autonomie financière 10. Cependant, le développement du coemploi dans le conten-
et de gestion, que l’unique cadre de cette filiale recevait tieux prud’homal a révélé que les limites de cette notion n’étaient
directement ses ordres de l’associé majoritaire, lequel assurait pas toujours clairement perçues par les praticiens, qui pouvaient
la gestion du personnel, placé sous la direction et le contrôle être tentés d’y voir une panacée, et par les juridictions sociales
de ce nouvel actionnaire (18). C’est également la disparition elles-mêmes, qui éprouvaient quelques peines à maîtriser
de l’autonomie de gestion de la filiale qui a justifié le rejet un domaine qui ne leur est pas familier. Il était en effet
du pourvoi dirigé contre une décision qui avait vu dans la société nécessaire de mieux tenir compte des conséquences qu’entraîne
mère un coemployeur en relevant que celle-ci était la seule inévitablement l’appartenance de l’employeur à un groupe,
cliente de la filiale, qu’elle fixait le prix de ses produits, qu’elle notamment la diminution de l’autonomie de la filiale qu’im-
partageait avec elle les produits, les matières, les services plique sa soumission à la politique et aux intérêts du groupe
généraux, le matériel d’exploitation, les procédés de fabrication, dont elle fait partie. C’est ce qui peut expliquer le phénomène
qu’elle assurait la gestion financière, commerciale, technique, de reflux constaté à partir de l’année 2014.
juridique de la filiale et qu’elle gérait directement son
personnel (19). B. Reflux
8. Au fond, ce que révèle la confrontation de ces arrêts (20), c’est
que l’élément déterminant du coemploi réside dans la perte 11. Deux temps peuvent être distingués dans cette période
d’autonomie de l’employeur en raison de sa soumission complète de reflux du coemploi. Il y a le point de départ avec l’arrêt Molex
à une autre entité qui se substitue à lui dans la gestion (1), puis le point à mi-course avec l’arrêt AGC du 25 novembre
économique et sociale de l’entreprise. Il est alors fait abstraction 2020 (2).
du voile de la personnalité morale derrière lequel se dissimule
cette entité extérieure pour dicter des décisions à l’employeur 1. Le coemploi, une situation exceptionnelle
sans avoir à en supporter les conséquences. C’est ce qui explique
qu’une cessation d’activité de l’employeur placé dans cette
situation ne suffit plus à justifier des licenciements économi- 12. Le point de départ de cette période de reflux en matière
ques (21), que la rupture des contrats de travail décidée par l’un est de coemploi est l’arrêt Molex. Dans un attendu de principe bien
opposable à l’autre et que l’obligation de reclassement pèse aussi connu, la Cour de cassation décide qu’« hors l’existence d’un lien
sur ce tiers au contrat de travail apparent (22), que les moyens de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être
offerts par ce dernier doivent être affectés à la réalisation considérée comme un co-employeur à l’égard du personnel employé
d’un plan de sauvegarde de l’emploi (23). par une autre, que s’il existe entre elles, au-delà de la nécessaire
coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant
9. Il a été fait grief à cette jurisprudence de méconnaître et de à un même groupe et de l’état de domination économique que cette
bouleverser le droit des sociétés en ignorant le principe essentiel appartenance peut engendrer, une confusion d’intérêts, d’activités
de la personnalité morale, qui interdit de faire supporter par une et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion
autre entreprise pourvue de cette personnalité, hors responsa- économique et sociale de cette dernière » (25). En l’espèce, trois
bilité civile et hors spécificité des procédures collectives, indices n’ont pas suffi à caractériser une situation de coemploi :
les obligations d’un employeur envers son personnel, ainsi que l’appartenance au groupe des dirigeants de la filiale, des décisions
de faire fi de l’effet relatif du contrat de travail pour opposer prises par la société mère dans le cadre de la politique de groupe
les obligations qu’il engendre à un tiers qui ne l’a pas conclu (24). affectant le devenir de sa filiale et l’engagement de la société
Ces critiques auraient plus de force si les conditions mises mère à financer les mesures sociales liées à la fermeture du site
à la reconnaissance d’une qualité de coemployeur étaient plus et à la suppression des emplois de sa filiale. Le message était
larges. Il est permis de penser que le faisceau d’indices exigé dans clair : la situation de coemploi doit rester « exceptionnelle » (26).
ces arrêts pour qu’un tiers prenne place aux côtés de l’employeur Il est intéressant de relever que, dès le début de cette période
devait permettre d’éviter ce genre de dérive, en ce qu’il réserve de reflux, la Cour de cassation précisait que « seule est
le champ d’application du coemploi à des situations anormales susceptible d’être reprochée à une société mère son immixtion
où un employeur se trouve dessaisi de ses pouvoirs le plus globale et permanente dans le fonctionnement de sa filiale, qui
souvent par une société mère ou une société holding qui doit prendre à la fois une dimension économique et une dimen-
se comporte à son égard comme s’il était sous sa totale sion sociale. […] Il n’y a immixtion sociale qu’à la condition que
dépendance, sans lui laisser de marge d’action propre. Il n’est la direction du personnel et la gestion des ressources humaines
peut-être alors pas inconcevable que celui qui se cache derrière soient prises en main par la société mère qui ne permet plus
la personnalité juridique de l’employeur assume les conséquences à la filiale de se comporter comme le véritable employeur à l’égard
de ses décisions à l’égard de ceux qui en subissent les effets. de ses salariés » (27)(nous soulignons).

(18) Cass. soc. 15-2-2012 no 10-13.897 F-D : RJS 5/12 no 410 (la filiale était (24) J. Perotto et N. Mathey, « Le coemploi : une pathologie des groupes
ainsi devenue un « simple établissement »). de sociétés » : JCP S 2014 no 1262. En sens inverse, accusant la chambre sociale
(19) Cass. soc. 22-6-2011 no 09-69.021 F-D, Novoceram : RJS 10/11 no 742 de frilosité, voir M. Lafargue, op. cit. À quoi il faut ajouter une critique
(l’arrêt écarte un autre moyen du pourvoi qui entendait faire juger que au regard du droit du travail : Y. Pagnerre, « L’extension de la théorie
la validité du licenciement, au regard de l’obligation de reclassement, devait des coemployeurs, source de destruction du droit du travail » : JCP S 2011
s’apprécier au seul niveau de l’employeur, dès lors que la rupture était no 1423.
intervenue avant que la qualité de coemployeur soit reconnue). (25) Cass. soc. 2-7-2014 no 13-15.208 FS-PB, Molex : RJS 10/14 no 662,
(20) Pourrait aussi être évoqué un arrêt du 12 décembre 2012 (Cass. soc. Bull. civ. V no 159, Bull. Joly 2014 p. 394 note N. Pelletier, RD trav. 2014 p. 625
no 11-24.025 F-D) qui rejette le pourvoi formé contre un arrêt ayant caractérisé note M. Kocher, JCP S 2014 no 1311 note G. Loiseau, Semaine sociale Lamy
une confusion d’intérêts, d’activités et de direction entre des exploitants 2014 no 1645 p. 7 note G. Auzero, Rev. sociétés 2014 p. 709 note A. Couret
agricoles ayant employé alternativement un même salarié dans le cadre et M.-P. Schramm.
d’un « montage fictif et frauduleux ». (26) Cour de cassation, Mensuel Dr. trav., juillet 2014, A, 1., p. 3-4. Dans
(21) Cass. soc. 18-1-2011 no 09-69.199 FS-PBR, Jungheinrich, précité. l’affaire Molex, le message a d’ailleurs bien été reçu par la cour d’appel de renvoi
(22) Arrêt Metaleurop, précité. qui n’a pas retenu le coemploi : CA Bordeaux 16-12-2015 no 14/06232.
(23) Cass. soc. 22-6-2011 no 09-69.021 F-D, Novoceram, précité. (27) Mensuel Dr. trav., ibid.

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13. Entre les affaires Molex et AGC du 25 novembre 2020, relevés en l’espèce (36). Dans l’arrêt 3 Suisses, les juges du fond
la Cour de cassation a eu à se prononcer au moins vingt-neuf avaient relevé qu’au moment de la réorganisation, la société mère
fois sur la caractérisation du coemploi. Durant cette période, se confondait totalement avec la société 3 Suisses, dont elle n’était
seuls trois arrêts ont retenu son existence. Il y a bien qu’une « émanation » ; qu’au regard des contrats d’assistance
évidemment l’arrêt 3 Suisses qui sera étudié plus bas et deux la distinction entre les deux sociétés était particulièrement
autres arrêts isolés, dont la caractérisation du coemploi ne relève malaisée ; que la réorganisation avait conduit à une immixtion
pas en réalité de la triple confusion d’intérêts, d’activités et de de la société mère dans la gestion économique et sociale de sa
direction, mais plutôt du lien classique de subordination (28). filiale 3 Suisses par le transfert de ses équipes informatiques,
Tous les autres arrêts ont exclu le coemploi. L’analyse portera comptables et surtout de ressources humaines, notamment dans
exclusivement sur les arrêts publiés par la Cour de cassation, car la formation, la mobilité et le recrutement ; qu’en outre la société
ce sont eux qui en principe présentent un réel intérêt (29). Parmi mère avait pris en charge tous les problèmes de nature
les arrêts non publiés, on peut tout de même distinguer ceux qui contractuelle, administrative et financière subis par sa filiale,
approuvent les juges du fond d’avoir écarté une situation notamment aux fins de gérer les contentieux afférents. Au-delà
de coemploi (30) de ceux qui les désapprouvent soit parce qu’ils de la densité des indices qui a conduit à la caractérisation
n’ont pas pris la peine de caractériser une immixtion dans du coemploi, la structure de l’arrêt est éclairante sur l’évolution
la gestion sociale et économique (31), soit que les indices relevés de ses critères. Comme l’a relevé un auteur (37), la Cour
par les juges du fond étaient insuffisants à caractériser une telle de cassation semblait focaliser son contrôle sur la seule
immixtion (32). Durant cette période, la Cour de cassation a ainsi immixtion, sans procéder à une recherche méthodique de la triple
procédé à une application extrêmement stricte du coemploi, tout confusion d’intérêts, d’activités et de direction, un peu comme si
en faisant œuvre de pédagogie, et ce notamment à travers elle cherchait à occulter ce triptyque.
les arrêts publiés suivants.
16. Dans l’arrêt Grand Casino, la conclusion d’une convention
14. Dans l’arrêt Fayat, le fait que la société mère « ait pris durant de trésorerie et d’une convention de prestation de services
les quelques mois suivant la prise de contrôle de la filiale ou de management fees n’a pas été suffisante pour caractériser
des décisions visant à sa réorganisation dans le cadre de la politique une situation de coemploi (38). La mise à l’écart de la convention
de groupe, puis ait renoncé à son concours financier destiné à éviter de trésorerie ne surprend guère, car une telle convention permet
une liquidation judiciaire de la filiale, tout en s’impliquant dans de centraliser la trésorerie au niveau du groupe et de réaliser
les recherches de reclassement des salariés au sein du groupe » ne des prêts entre les sociétés du groupe. Elle ne caractérise pas a
suffisait pas à caractériser une situation de coemploi (33). priori une immixtion dans la gestion économique et sociale
La volte-face de la société mère à l’égard de sa filiale n’a pas été de la filiale. En revanche, l’indifférence à l’égard du contenu
condamnée, car ce comportement ne s’inscrivait pas dans de la convention de management fees, permettant de transférer
la durée. Cet arrêt préfigurait la prise en compte de la durée contractuellement tout ou partie des prérogatives de direction
de l’immixtion dans la gestion économique et sociale de la fi- d’une société à une autre, laisse plus perplexe (39). En effet,
liale (34). les juges du fond avaient relevé que cette convention couvrait
« la quasi-totalité des activités de management » de la filiale, allait
15. Le 6 juillet 2016, la Cour de cassation publie trois arrêts (35), « au-delà de la volonté d’harmoniser les pratiques commerciales
dont l’un – 3 Suisses – reste encore aujourd’hui emblématique, et de gestion administrative des filiales du groupe », et privait ainsi
car il est le dernier à avoir reconnu une situation de coemploi. « de toute autonomie la société Grand Casino ». Peu importe
Les deux autres arrêts rendus le même jour – Continental le contenu de la convention, la Cour de cassation refusait d’y
et Proma – retiendront moins notre attention, car la Cour voir une immixtion. Preuve en était d’une volonté de cantonner
de cassation s’était déjà prononcée sur l’insuffisance des indices encore un peu plus l’application du coemploi.

(28) Cass. soc. 23-9-2015 no 14-16.538 F-D : Bull. Joly 2015 p. 631 note G. (34) « L’immixtion doit s’inscrire dans une temporalité, sans qu’une décision
Auzero ; Cass. soc. 31-3-2016 no 14-17.834 F-D. de gestion suffise, à elle seule, à permettre d’attribuer la qualité de co-
(29) M.-N. Jobard-Bachellier, X. Bachellier et J. Buck Lament, La technique employeur et sans que cette immixtion ne se cantonne à la période
de cassation : Dalloz, coll. Méthodes du droit 2013, 8e éd., spéc. p. 53. de restructuration. De manière générale, l’attention doit continuer à se porter,
(30) Cass. soc. 15-9-2015 no 14-10.060 F-D ; Cass. soc. 20-1-2016 no 14- non pas sur l’évaluation des décisions – telles que la mise en cessation
18.718 F-D ; Cass. soc. 4-2-2016 no 14-20.584 F-D ; Cass. soc. 14-4-2016 no 15- des paiements de la filiale ou, au contraire, la contribution au plan
12.195 F-D ; Cass. soc. 6-10-2016 no 15-17.642 F-D ; Cass. soc. 23-3-2017 de sauvegarde de l’emploi de la filiale – mais sur ce que ces décisions disent
no 15-21.181 FS-D ; Cass. soc. 28-6-2018 no 14-26.542 F-D ; Cass. soc. 13-2- de l’existence d’un contrôle par la société mère de la structure de sa filiale » : E.
2019 no 17-15.903 F-D ; Cass. soc. 13-2-2019 no 17-15.903 F-D. Ces arrêts Peskine, « Le co-emploi est mort, vive le co-emploi ! » : Dr. ouvrier 2016 p. 177.
relativisent la critique selon laquelle les juges du fond font feu de tout bois (35) Cass. soc. 6-7-2016 no 14-27.266 FS-PB : RJS 10/16 no 609, Bull. civ. V
en matière de coemploi. no 146, Continental, publié ; Cass. soc. 6-7-2016 no 14-26.541 FS-PB : RJS 10/
(31) Cass. soc. 4-3-2015 no 13-28.141 F-D ; Cass. soc. 9-6-2015 no 13-26.558 F- 16 no 609, Bull. civ. V no 145 Proma, publié ; Cass. soc. 6-7-2016 no 15-
D (notamment fourniture de moyens nécessaires à la mise en œuvre 15.481 FS-PB : RJS 10/16 no 609, Bull. civ. V no 147, 3 Suisses, publié ; Rev.
de la cessation d’activité des sociétés) ; Cass. soc. 22-10-2015 no 14-15.780 F- sociétés 2017 p. 149 note E. Schlumberger, JCP S 2016 no 1317 note G. Loiseau,
D : RJDA 2/16 no 117 ; Cass. soc. 17-5-2017 no 15-27.766 FS-D ; Cass. soc. 13- JCP G 2016 no 960 note Y. Pagnerre, RD trav. 2016 p. 560 note S. Vernac.
7-2017 no 16-13.699 F-D ; Cass. soc. 14-12-2017 no 16-21.313 F-D ; (36) Il s’agissait des mêmes indices que ceux relevés dans l’affaire Molex.
Cass. soc. 17-1-2018 no 15-26.065 F-D ; Cass. soc. 7-2-2018 no 14-24.061 F-D ; (37) E. Schlumberger, « Caractérisation d’une situation de coemploi » : Rev.
Cass. soc. 25-9-2019 no 17-28.452 F-D. Il s’agit d’arrêts de cassation pour sociétés 2017 p. 149, spéc. no 6.
violation de la loi. (38) Cass. soc. 7-3-2017 no 15-16.865 FS-PB : RJS 5/17 no 311, Bull. civ. V
(32) Cass. soc. 17-12-2014 no 13-21.473 F-D ; Cass. soc. 4-2-2015 no 13- no 39, Société Groupe Partouche, publié ; RD trav. 2017 p. 256 note G. Auzero,
22.322 F-D ; Cass. soc. 18-2-2015 no 13-22.595 F-D ; Cass. soc. 12-5-2015 JCP S 2017 no 1174 note Y. Pagnerre, Rev. sociétés 2018 p. 58 note E.
no 13-25.364 F-D (étant précisé que les juges du fond avaient relevé que Schlumberger.
la société était traitée « comme un simple établissement ou une agence ») ; (39) Selon un spécialiste du droit des sociétés, « comment nier une telle
Cass. soc. 30-11-2016 no 15-24.195 F-D ; Cass. soc. 28-3-2018 no 16-22.188 F- immixtion lorsqu’elle conduit précisément à une intervention de la société
D ; Cass. soc. 31-5-2018 no 17-11.049 F-D ; Cass. soc. 21-11-2018 no 17- mère dans pratiquement tous les aspects de la gestion opérationnelle de sa
22.421 F-D. Il s’agit d’arrêts de cassation pour défaut de base légale. filiale ? Si les mots ont encore un sens, il n’est pas douteux que l’immixtion
(33) Cass. soc. 22-10-2015 no 14-15.780 F-D : RJDA 2/16 no 117 ; Cass. soc. 10- de la société mère dans les affaires de sa filiale était au contraire patente » : E.
12-2015 no 14-19.938 FS-D et Cass. soc. 10-12-2015 no 14-19.939 FS-D, Fayat : Schlumberger, « Coemploi : retour à la rigueur ? » : Rev. sociétés 2018 p. 58,
Dr. Ouvrier 2016 p. 177 note E. Peskine. spéc. no 11.

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17. Dans l’arrêt Funkwerk, la société mère ne revêtait pas de la société employeur et de la société AGC France, invoquant
la qualité de coemployeur car les juges du fond avaient constaté la qualité de coemployeur à son encontre.
« la réalité d’une autonomie décisionnelle de la société Bouyer
par rapport à la société mère » (40). Cet arrêt a été publié car il 21. Dans un attendu de principe, la Cour de cassation délivre
se prononçait aussi sur la responsabilité civile délictuelle une nouvelle définition des éléments constitutifs du coemploi (47).
de la société mère à l’égard des salariés de la filiale (41). Il Elle décide qu’« en application de l’article L 1221-1 du code
incarnait donc le phénomène des vases communicants, selon du travail […], hors l’existence d’un lien de subordination,
lequel le resserrement du coemploi entraîne l’extension une société faisant partie d’un groupe ne peut être qualifiée
de la responsabilité extracontractuelle. La partie de l’arrêt relative de coemployeur du personnel employé par une autre que s’il existe,
au coemploi permettait toutefois de mettre en exergue le critère […], une immixtion permanente de cette société dans la gestion
de l’autonomie décisionnelle laissée à l’employeur. économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte
totale d’autonomie d’action de cette dernière ». Deux nouveaux
18. Dans l’arrêt Mercator Press, « la centralisation de services critères se substituent donc à la triple confusion d’intérêts,
supports, des remontées de dividendes, des conventions de trésorerie d’activités et de direction : la durée de l’immixtion et la perte
et de compensation, des dettes non réglées à la filiale, des factures totale d’autonomie d’action de la société employeur.
de prestations de services partiellement sans contrepartie pour ladite
filiale, la maîtrise de la facturation de celle-ci durant une période 22. L’immixtion permanente d’une société dans la gestion
limitée dans le temps et l’octroi d’une prime exceptionnelle économique et sociale d’une autre n’est pas véritablement
aux salariés de la filiale » ne suffisait pas à caractériser un nouveau critère, dans la mesure où plusieurs arrêts antérieurs
une situation de coemploi (42). Cet arrêt présentait un double l’avaient déjà évoqué (48). Ce critère exclut une immixtion
intérêt. D’une part, le critère de la temporalité de l’immixtion de courte durée issue d’une restructuration. Pour autant, il ne
dans la gestion économique et sociale de la filiale transparaissait faudrait pas en déduire que toute réorganisation est exclusive
à nouveau. D’autre part, alors que les juges du fond avaient d’une situation de coemploi. Par exemple, une restructuration
relevé l’ensemble des critères propres à la confusion des pa- étalée sur plusieurs années pourrait conduire à une immixtion
trimoines (43), la Cour de cassation refusait de reconnaître permanente. Pour le dire autrement, il n’est pas nécessaire que
une situation de coemploi. Ce refus de faire coïncider deux l’immixtion ait commencé à la création de la société employeur.
notions issues du droit du travail et du droit des entreprises En l’espèce, les juges du fond avaient relevé que l’employeur
en difficulté n’était pas sans rappeler l’affaire Metaleurop (44). avait délégué à la société AGC France la gestion de ses ressources
humaines au moment de la cessation d’activité. En revanche,
19. Entre l’arrêt Molex et l’arrêt AGC, la Cour de cassation la gestion administrative et trésorière de la société employeur
a délivré une grille de lecture à travers l’énumération d’indices était respectivement assurée par une autre filiale du groupe
suffisants ou plutôt insuffisants à caractériser une situation et la société AGC France depuis plusieurs années. Par conséquent,
de coemploi, sans pour autant parvenir à stabiliser le conten- l’immixtion – au moins celle dans la gestion sociale – n’était
tieux. C’est la raison pour laquelle il lui apparaissait nécessaire, pas suffisamment permanente.
bien plus que d’en préciser les indices, de faire évoluer
la définition du coemploi à travers l’édiction de nouveaux 23. S’agissant du second critère, la note explicative de l’arrêt
critères. précise que « désormais, c’est la perte d’autonomie d’action
de la filiale, qui ne dispose pas du pouvoir réel de conduire ses
2. Le coemploi, une situation plus qu’exceptionnelle ? affaires dans le domaine de la gestion économique et sociale, qui est
déterminante ». La difficulté reste toujours la même : à partir
20. Le dernier arrêt de la Cour de cassation en matière de quand une société perd toute autonomie d’action ? Il existe
de coemploi est désormais celui du 25 novembre 2020 (45). À de nombreux outils juridiques dont usent les groupes qui ont
la suite de son rachat par le groupe japonais AGC (Asahi Glass pour conséquence d’altérer une telle autonomie d’action, et qui
Compagny Limited), le groupe verrier français David a été concernent essentiellement la fonction de direction de la société
restructuré de la manière suivante : la société employeur (SAS employeur. Par exemple, les clauses statutaires limitatives
AGC David Miroiterie) était présidée par la SAS AGC France (46). de pouvoir restreignent le champ d’action du dirigeant de la so-
L’employeur était détenu capitalistiquement par une autre ciété employeur. D’autres techniques externalisent la fonction
société du groupe, elle-même présidée par la SAS AGC France. de gestion en dehors de la personne morale. Il y a, on l’a vu,
Autrement dit, la SAS AGC France ne revêtait pas la qualité toutes sortes de conventions (de management fees, de trésorerie)
de société mère vis-à-vis de l’employeur, mais celle de dirigeante. qui indirectement vident certaines prérogatives d’action de la so-
Ce dernier a été placé en liquidation judiciaire, entraînant ciété employeur. Il y aussi les délégations de pouvoirs au niveau
le licenciement des salariés pour cessation d’activité. Contestant du groupe en matières sociale (DRH (49)) et économique
leur licenciement, ils ont saisi la juridiction prud’homale (DIF (50)), ou encore le recours à une personne morale pour
de demandes en paiement de dommages-intérêts à l’encontre diriger la société employeur.

(40) Cass. soc. 24-5-2018 no 16-18.621 FS-PB : RJS 8-9/18 no 530, Bull. civ. V (47) La note explicative de la chambre sociale indique que cette définition
no 87, JCP S 2018 no 1252 note Y. Pagnerre, Bull. inf. C. cass. 15-9-2019 no 907 figurait déjà dans le sommaire de l’arrêt 3 Suisses. Consultable sur le site
note B. Chauvet. Legifrance, le sommaire devient donc un nouvel interstice d’un arrêt de la Cour
(41) Infra, II/A. de cassation à ne pas négliger.
(42) Cass. soc. 9-10-2019 no 17-28.150 FS-PB, Mercator : RJS 12/19 no 671, (48) Voir not. Cass. soc. 22-10-2015 no 14-15.780 F-D : RJDA 2/16 no 117 ;
Bull. Joly janvier 2020 p. 40 note D. Baugard. Cass. soc. 10-12-2015 no 14-19.938 FS-D et Cass. soc. 10-12-2015 no 14-
(43) CA Douai 29-9-2017 no 17/1817 : RD trav. 2017 p. 790 note G. Auzero. 19.939 FS-D, Fayat ; Cass. soc. 9-10-2019 no 17-28.150 FS-PB, Mercator,
(44) Supra, I/A. précité.
(45) Cass. soc. 25-11-2020 no 18-13.769 FP-PBRI, Société AGC France : RJS 2/ (49) Cass. soc. 19-1-2005 no 02-45.675 FS-PB : RJS 3/05 no 255, Bull. civ. V
21 no xx, Semaine sociale Lamy 2020 no 1933 note G. Auzero. no 10 ; Cass. soc. 23-9-2009 no 07-44.200 FS-PBR : RJS 12/09 no 898,
(46) Derrière laquelle il y avait la SA AGC France Holding. Ces sociétés Bull. civ. V no 191.
françaises appartiennent à la division européenne du groupe AGC Glass (50) Cass. soc. 30-6-2015 no 13-28.146 FS-PB : RJS 10/15 no 625, Bull. civ. V
Europe. no 133.

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RJS 02/21 Études et doctrine

24. C’était précisément la qualité de dirigeant social que revêtait de la société employeur (54), la Cour de cassation refuse d’y voir
la société AGC France : elle présidait à la fois la société en l’espèce une perte totale d’autonomie. Cela illustre la difficulté
employeur et son actionnaire direct. On peut observer que, persistante à identifier ce qui relève ou ne relève pas du coemploi.
contrairement à ce que précise la note explicative de la Cour La solution proviendra peut-être du droit administratif. En effet,
de cassation, la société AGC France n’était pas la société mère dans sa note explicative, la Cour de cassation précise que cette
de l’employeur (51). Or un mandat social implique nécessaire- nouvelle définition « se rapproche de la notion de transparence
ment une immixtion dans la gestion économique et sociale de la personne morale utilisée par le Conseil d’État ».
d’une société. C’est la raison pour laquelle le représentant
de la SAS AGC France, prise en tant que la personne morale 26. Saisi par le Conseil d’État (55), le Tribunal des conflits
dirigeante, pouvait réaliser des rapports et des projets sur a récemment refusé de requalifier une association en une per-
la situation de la société employeur, gérer des litiges commer- sonne morale transparente (56). La note accompagnant la déci-
ciaux, signer des contrats de location, de maintenance, des lettres sion du Tribunal des conflits précise que la transparence « n’est
d’embauche, d’avertissement, de rupture, des accords collectifs qu’une notion forgée par le juge pour lui permettre, de façon
et accorder des congés payés, sans pour autant que la société pragmatique, de juger en prenant en compte la réalité des faits
qu’il représentait soit reconnue coemployeur. Il agissait ainsi et non une apparence artificielle. C’est par une analyse concrète,
en qualité de représentant du chef d’entreprise (la société AGC au cas par cas, que le juge doit apprécier si une association n’a
France). Si ces outils juridiques conduisent à une immixtion qu’une personnalité juridique fictive, qui a pour effet un contour-
permanente dans la gestion de la société employeur et altèrent nement injustifié des règles du droit public (et de la comptabilité
pour partie son autonomie d’action, ils ne caractérisent pourtant publique) » (57). Autrement dit, la notion de personne morale
pas une perte totale d’autonomie. Pour que la société dirigeante transparente permet au juge administratif de révéler les « faux-
soit reconnue comme coemployeur, il faudrait caractériser nez » de l’administration (58).
une immixtion « détachable du mandat social » (52), permanente
et conduisant à une perte totale d’autonomie de la société dirigée. 27. Les similitudes entre la personne morale transparente
et le coemploi sont nombreuses. D’abord, leurs fonctions sont
25. Plus généralement, cet arrêt met en lumière le fait que identiques : condamner l’utilisation abusive de la personnalité
les actionnaires majoritaires (société mère) et uniques ne sont morale (59), imputer les obligations au véritable décideur
pas les seuls à pouvoir revêtir la qualité de coemployeur. En effet, et trouver un débiteur solvable (60). Ensuite, la fictivité est
il existe des montages sociétaires, où sans passer par une le fondement incontestable de la personne morale transpa-
détention capitalistique, une société peut se voir retirer toute rente (61). Cela rejoint les propositions d’un auteur qui plaide
autonomie d’action. Les juges du fond avaient d’ailleurs relevé depuis longtemps pour l’assimilation du coemploi à la fictivité (62).
que, si la société AGC France n’était pas l’actionnaire direct En outre, la théorie de la transparence implique de confier
de la société employeur, le montage démontrait « l’absence au juge administratif le pouvoir de procéder à une rectification
structurelle d’autonomie » de cet employeur (53). Dans son de la situation juridique apparente. Un tel pouvoir de requalifica-
attendu de principe, la Cour de cassation vise d’ailleurs tion est reconnu au juge judiciaire (63), et bien connu du juge
une société quelconque soit qui s’immisce dans une autre, soit prud’homal (64). Enfin, comme pour le coemploi, la personne
qui perd toute autonomie, sans préciser qu’il s’agisse d’une so- morale transparente ne faisait pas à l’origine l’unanimité au sein
ciété mère ou d’une filiale. Une analyse fine des montages de la doctrine (65). C’est la raison pour laquelle la jurisprudence
sociétaires établira le degré d’autonomie dont dispose la société administrative a précisé que l’application de cette notion
employeur. Cette méthode est tout à fait compatible avec nécessitait la réunion de quatre critères cumulatifs (66) : 1)
la technique du faisceau d’indices propre à la caractérisation la personne morale privée doit être créée par une personne
du coemploi. Malgré une certaine atteinte à l’autonomie d’action publique (critère de création) ; 2 et 3) le mode d’organisation

(51) Laquelle n’était pas plus sa filiale. peut être distinguée de la collectivité publique qui l’a créée et qui, n’ayant, dès
(52) Cass. soc. 24-6-2014 no 10-19.776 FS-PB, Grès occitan : RJS 10/14 no 663, lors, aucune existence réelle, est traitée comme un abus de droit » : Rapport
Bull. civ. V no 152. En l’espèce, les juges du fond n’avaient pas « caractérisé public du Conseil d’État. Les associations et la loi de 1901, cent ans après :
une situation de coemploi entre la société Grès occitan carrelages et M. X, qui La Documentation française, 2000, spéc. p. 315.
en était le président, résultant d’une confusion d’intérêts, d’activités et de (60) « Tout se passe comme si le juge administratif ne se résolvait à faire usage
direction et détachable du mandat social qu’il exerçait dans cette société ». de la théorie des institutions transparentes que quand le recours à cette
(53) CA Caen 19-1-2018 no 16/00053. dernière, compte tenu, notamment, du défaut de solvabilité de l’association
(54) Du reste, la société employeur traitait diverses commandes, rarement en cause, est indispensable pour que la personne privée lésée puisse obtenir
rentables, pour les autres sociétés du groupe, et la société AGC France avait réparation » : ibid.
repris les actifs de la société employeur à son profit ou au profit d’autres filiales (61) « La théorie de la transparence vise à réattribuer les obligations juridiques
dans des conditions désavantageuses pour la société employeur. On reste à leur véritable titulaire qui se cache derrière la personne morale fictive » : G.
surpris qu’un tel comportement, qui relève du « dépouillement », n’ait pas été Pellissier, Concl. du rapporteur public, sous CE 28-2-2020 n o 430527 C,
pris en compte par le liquidateur judiciaire pour sauvegarder les intérêts Sté Huet Location.
des créanciers, dont font partie les salariés. (62) G. Auzero, « La nature juridique du lien de co-emploi » : Semaine sociale
(55) CE 28-2-2020 no 430527 C, Sté Huet Location. Lamy 2013 no 1600 p. 8 ; G. Auzero, « Co-emploi : en finir avec
(56) T. confl. 6-7-2020 no 4191 : RJDA 10/20 no 488. les approximations » : RD trav. 2016 p. 27 ; « Le coemploi bouge encore ! » :
(57) Adde J.-M. Auby, « La théorie des institutions ‟transparentes » en droit Semaine sociale Lamy 2020 no 1932.
administratif » : RDP 1988 p. 265. L’auteur définit la personne morale (63) CPC art. 12.
transparente comme « une technique employée par le juge qui va rendre (64) Cass. soc. 19-12-2000 no 98-40.572 FS-PBRI, Labbane : RJS 3/01 no 275,
‟transparente » une institution qui se présente à lui dans un rapport juridique, Bull. civ. V no 437 : GADT no 3.
et dont la présence entraîne l’application d’une certaine règle. Le juge, sans (65) « Si elle s’accorde à regarder comme acceptable, dans son principe,
s’interroger sur la validité de cette institution va l’écarter, en quelque sorte le recours du juge administratif à la théorie des institutions transparentes,
passer à travers et relever la présence, derrière elle, d’une autre institution la doctrine tend à critiquer les conditions de sa mise en œuvre. Elle considère
le conduisant à appliquer une autre règle que celle à laquelle il aurait fait appel que le trop grand nombre des indices à prendre en compte pour qu’une
au seul vu de l’institution transparente ». association soit regardée comme transparente rend aléatoire l’application
(58) D’autres qualificatifs sont utilisés pour imager la personne morale de la théorie » : Rapport public du Conseil d’État, op. cit.
transparente, tels que « pseudopodes », « paravents » ou « ectoplasme ». (66) CE 21-3-2007 no 281796, Cne de Boulogne-Billancourt : RJDA 7/07
(59) « Le Conseil d’État, pour lever l’ambiguïté de ce qui est bien souvent no 716.
une fiction juridique, a forgé la notion d’‟association transparente », qui ne

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et de fonctionnement doivent être sous le contrôle de la personne qui régissent la responsabilité civile, afin de demander réparation
publique (critères organique et fonctionnel) ; 4) la personne du préjudice que leur cause la perte de leur emploi soit en raison
publique doit procurer l’essentiel des ressources (critère de la faute d’un tiers ayant concouru à ce préjudice (73) (A), soit
financier). À l’instar du coemploi, la personne morale trans- en se prévalant d’un comportement fautif de l’employeur, s’il est
parente correspond à une situation exceptionnelle (67). à l’origine des difficultés économiques qui ont entraîné leur
licenciement (74) (B). Sur ce dernier point, l’un des arrêts rendus
28. Transposée en droit du travail, la notion de la personne le 25 novembre apporte un éclairage sur la situation des salariés
morale transparente permettrait de révéler le « véritable em- investis d’un mandat protecteur et dont le licenciement a été
ployeur » et de le distinguer de l’« employeur apparent ». valablement autorisé par l’administration du travail.
Le Conseil d’État a eu à se prononcer sur cette notion en matière
de contrôle d’un PSE (68). En l’espèce, la détention capitalistique A. La mise en cause du comportement
et l’état de domination économique en résultant, l’incidence
d’un tiers
de la politique de groupe déterminée par la société mère sur
l’activité économique et sociale et sur le devenir de la filiale, 31. Après avoir admis que les salariés licenciés pouvaient exercer
le recours à des mises à disposition de personnel entre les sociétés une action en responsabilité contre un tiers, alors même que leur
du groupe, le recouvrement des marchés et produits entre employeur faisait l’objet d’une procédure collective conférant
sociétés du groupe ont été insuffisants à reconnaître une des en principe aux organes de la procédure collective un monopole
sociétés du groupe comme véritable employeur. La similarité dans la défense en justice des intérêts des créanciers, parce qu’ils
des indices relevés par le Conseil d’État pour exclure la qualité se prévalaient ainsi d’un préjudice spécial et distinct de celui
de véritable employeur est frappante avec ceux utilisés par la des autres créanciers (75), la chambre sociale a décidé que cette
Cour de cassation en matière de coemploi. action pouvait reposer sur la mise en cause de la responsabilité
extracontractuelle, lorsqu’étaient invoqués des manquements
29. Alors que la Cour de cassation a déjà par le passé mobilisé d’une société mère ayant conduit à la liquidation judiciaire
la notion de « véritable employeur » (69), elle semble assez de l’employeur et, par là, aux licenciements (76). Était ainsi
réticente à importer cette notion administrative en matière ouverte une voie d’action différente de celle qui avait été
de coemploi, car cela conduirait à ne reconnaître qu’un seul envisagée et que la Cour de cassation avait condamnée en jugeant
véritable employeur alors que le coemploi en fait naître qu’il ne pouvait être reproché directement à une société du même
plusieurs (70). Certains juges judiciaires du fond commencent groupe que l’employeur d’avoir manqué à une obligation
pourtant à mobiliser le « véritable employeur » dans le conten- de reclassement et à l’obligation d’établir un plan de reclassement
tieux du coemploi (71). Il faut préciser que le Conseil d’État n’a répondant au moyen du groupe, ces obligations ne pesant que
jamais reconnu l’existence d’un employeur apparent (72). C’est sur l’employeur (77). Un arrêt ultérieur a ainsi précisé que
la raison pour laquelle, si la Cour de cassation applique la théorie les fautes invoquées contre une autre société du groupe devaient
de la transparence à la manière du juge administratif, le coemploi se distinguer d’éventuels manquements de l’employeur relatifs
risque d’être une situation encore plus exceptionnelle qu’elle ne au contenu du PSE ou à l’obligation de reclassement qui lui
l’est aujourd’hui, pire de ne rester qu’une belle idée… incombe (78).

32. Un autre arrêt rendu en 2014 a rejeté le pourvoi dirigé contre


II. L’essor d’autres actions fondées sur une décision qui avait condamné une société financière
contrôlant le capital de sa filiale à indemniser les salariés
le droit de la responsabilité licenciés par celle-ci à la suite de sa liquidation judiciaire,
en relevant que la cour d’appel avait retenu à la charge de cette
30. Les salariés licenciés pour motif économique et qui ne société qu’une décision dommageable à sa filiale avait été prise,
peuvent ou ne veulent tirer argument d’un état de coemploi pour qui avait aggravé une situation financière déjà difficile, alors que
contester leur licenciement, ont la possibilité, lorsque les condi- ce comportement était sans utilité pour cette filiale et ne profitait
tions de sa mise en œuvre sont remplies, de faire appel aux règles qu’au seul actionnaire unique (79). En 2018, deux arrêts se sont

(67) « Tant par ses effets que par ses conditions, cette requalification a vocation économique » : JCP S 2015 no 1278.
à demeurer exceptionnelle » : G. Pellissier, op. cit. (74) F. Géa, « La cause fautive de licenciement (au miroir des jurisprudences
(68) CE 17-10-2016 no 386306, Sté G Participations : RJS 1/17 no 21, Semaine judiciaire et administrative) » : RJS 7/13 p. 427 ; A. Fabre, « De la faute
sociale Lamy 2017 no 1744 p. 6, concl. S.-J. Lieber, ibid., p. 10 note G. Auzero, retrouvée dans la contestation des suppressions d’emplois » : RD trav. 2018
JCP S 2017 no 1038 note Y. Pagnerre. p. 570.
(69) Cass. soc. 1-6-1978 no 77-10.182 : Bull. civ. V no 431 ; Cass. soc. 23-2- (75) Cass. soc. 14-11-2007 no 05-21.239 FS-PB : RJS 1/08 no 22. Dans le même
1977 no 75-40.997 : Bull. civ. V no 136 ; Cass. soc. 25-6-1975 no 74-40.765 : sens, à propos d’une action de salariés dirigée contre une banque à laquelle ils
Bull. civ. V no 354 ; Cass. soc. 1-12-1960 : Bull. civ. V no 1200. reprochaient d’avoir abusivement soutenu la société qui les employait :
(70) F. Champeaux, « Quelques échos de la chambre sociale de la Cour Cass. com. 2-6-2015 no 13-24.714 FS-PBRI : RJS 10/15 no 633, Bull. civ. IV
de cassation » : Semaine sociale Lamy 2017 no 1755 p. 13. no 94 : Rapport annuel 2015, spéc. p. 205, JCP S 2015 no 1278 note G. Loiseau,
(71) CA Versailles 15-10-2020 no 18/05201 : Bull. Joly Travail décembre 2020 JCP G 2020 no 888 note F. Dumont.
p. 9 note Q. Chatelier ; CA Bordeaux 17-6-2020 no 18/02044 (cité par l’auteur) ; (76) Cass. soc. 28-9-2010 no 09-41.243 F-D, Halberg précision : RJS 12/10
CA Douai 28-2-2019 no 17/006608, Green Sofa Dunkerque. no 897.
(72) « Les notions d’employeur ‟véritable » ou, au contraire, ‟apparent » sont (77) Cass. soc. 13-1-2010 no 08-15.776 FS-PB, Flodor : RJS 3/10 no 247,
au moins aussi restrictives que celle de coemploi. D’ailleurs, pour l’instant Bull. civ. V no 5, RD trav. 2009 p. 693 note E. Serverin et T. Grumbach, RD
en droit du travail, le Conseil d’État n’a, à notre connaissance, jamais été amené trav. 2010 p. 230 note F. Géa, Dr. soc. 2010 p. 474 note G. Couturier, D. 2010
à reconnaître l’existence d’un ‟employeur apparent » » : D. Piveteau, « Réflexion p. 1129 note B. Dondero, Dr. ouv. 2010 p. 214 note G. Loiseau, JCP S 2010
sur l’approche ‟publiciste » du droit des relations de travail » : Dr. soc. 2019 no 1225 note J.-M. Olivier.
p. 515, spéc. note de bas de page no 26. (78) Cass. soc. 8-7-2014 no 13-15.470 FS-PB : RJS 10/14 no 703, Bull. civ. V
(73) E. Peskine, « L’imputation en droit du travail. À propos de la responsabilité no 179, qui juge également cette action recevable bien que le salarié ait adhéré
des sociétés mères en cas de licenciement pour motif économique » : RD à une convention de préretraite AS-FNE qui lui interdisait, sauf en cas
trav. 2012 p. 347 ; P.-F. Legrand, « Licenciement pour motif économique de fraude, de contester la cause de son licenciement.
et responsabilité des groupes de sociétés » : Dr. ouvrier 2012 p. 433 ; G. (79) Cass. soc. 8-7-2014 no 13-15.573 FS-PB, Sofarec : RJS 10/14 no 676,
Loiseau, « La responsabilité des tiers du fait de licenciements pour motif Bull. civ. V no 180, JCP S 2014 no 1311 note G. Loiseau. Adde Cass. soc. 8-7-

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RJS 02/21 Études et doctrine

prononcés dans un sens différent sur une telle action de salariés. incompétence a par ailleurs été également retenue plus
L’un a approuvé une cour d’appel d’avoir rejeté la demande récemment pour un appel en intervention forcée formé par un
indemnitaire des salariés licenciés parce qu’elle avait notamment liquidateur judiciaire à l’encontre d’une société mère, en vue
constaté que la situation de l’entreprise était compromise d’obtenir sa garantie, en cas de condamnation, dans le cadre
de longue date, que le nouvel actionnaire unique avait vainement d’un litige qui l’oppose aux salariés licenciés, dès lors qu’en
tenté de la redresser et que son refus de contribuer au finance- l’absence de disposition l’autorisant le conseil de prud’hommes
ment du PSE était dû aux difficultés économiques qu’il ne peut se prononcer sur une demande incidente qui ne relève
rencontrait (80). Dans l’autre arrêt du même jour, est au contraire pas de sa compétence d’attribution, à la différence du tribunal
rejeté le pourvoi formé contre un arrêt ayant condamné judiciaire, qui a plénitude de juridiction (85). Le recours
une société mère à indemniser des salariés licenciés, en relevant des salariés contre un tiers ne peut en outre relever de la pro-
contre elle un ensemble d’agissements fautifs et dommageables : rogation de compétence exceptionnelle prévue par l’article
contribution de la filiale au groupe au-delà de ses moyens L 1411-6 du Code du travail et limitée aux organismes qui
financiers, transfert gratuit d’une licence à une autre société se substituent habituellement à l’employeur.
du groupe, garantie immobilière accordée au seul profit
d’une autre société du groupe, vente de stocks faisant l’objet 34. Quant à la compétence territoriale, celle de la juridiction
d’un droit de rétention (81). Cet arrêt présente l’intérêt d’écarter du lieu du licenciement peut trouver à s’appliquer, car ce lieu est
un moyen selon lequel la responsabilité d’une société mère ne celui du dommage qui est invoqué, désigné tant par l’article 46
pouvait être engagée à l’égard des salariés d’une filiale qu’en du Code de procédure civile que par l’article 5, 1o, 3/
présence d’une faute personnelle et intentionnelle d’une particu- du règlement no 44/2001 du 22 décembre 2000. Mais la situation
lière gravité, ce grief faisant référence aux conditions auxquelles se complique lorsqu’une procédure d’insolvabilité est ouverte
la chambre commerciale subordonne la mise en cause de la res- contre une société établie dans un autre pays de l’Union
ponsabilité d’un associé (82). Ce moyen de défense n’est pas européenne. Le salarié d’une filiale située en France dont
retenu et l’arrêt se borne à relever que l’actionnaire unique avait la liquidation judiciaire a été prononcée en conséquence
concouru par sa faute à la déconfiture de l’employeur et à de la procédure d’insolvabilité ouverte à l’étranger ne peut
la disparition des emplois qui en est résultée. Ce sont donc rechercher la responsabilité de la société mère que devant
les règles du droit commun de la responsabilité extracontrac- la juridiction étrangère saisie de la procédure collective,
tuelle qui trouvent à s’appliquer ici, au bénéfice des salariés qui en application de l’article 3 du règlement CE no 1346/2000
n’ont pas de lien contractuel avec cette société, sans qu’il y ait du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité, qui
lieu de faire de différence en fonction du degré de proximité attribue compétence aux juridictions de l’État membre sur
du tiers par rapport à l’employeur. D’autres entités extérieures le territoire duquel est situé le centre des intérêts principaux
à l’entreprise pourraient aussi faire l’objet d’une telle action du débiteur. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour de justice
indemnitaire, comme par exemple un établissement financier de l’Union européenne (86), la chambre sociale a retenu qu’une
auquel il serait reproché d’avoir consenti des crédits excessifs action en responsabilité extracontractuelle d’un salarié contre
ou qui aurait brusquement arrêté ses concours sans raison une société mère soumise à une procédure d’insolvabilité dans
légitime. un autre pays de l’Union devait être exercée devant la juridiction
saisie de la procédure principale d’insolvabilité, ce qui conduisait
33. L’exercice d’une telle action en responsabilité contre un tiers à reconnaître compétence dans ce litige à la High Court of Justice
n’est toutefois pas sans difficulté. Elle ne peut en effet être of England and Wales (87).
soumise à la juridiction prud’homale saisie d’un litige entre
l’employeur et ses salariés sur leur licenciement. La spécialisation 35. On voit ainsi que la mise en cause de la responsabilité
de cette juridiction, telle qu’elle résulte de l’article L 1411-1 d’un tiers n’est pas un long fleuve tranquille et ressemble plutôt
du Code du travail, ne lui permet pas de connaître d’une pareille à un parcours d’obstacles… Elle n’est pas pour autant dépourvue
action dirigée contre une société qui n’est pas l’employeur. Après d’intérêts. Ainsi, l’indemnisation du préjudice ne sera pas
avoir rappelé dans un arrêt que cette incompétence ne peut soumise aux plafonds qui résultent de l’application du barème
à ce titre être relevée d’office par le juge prud’homal (83), issu de l’ordonnance no 2017-1387 du 22 septembre 2017 (88), ni
la chambre sociale a jugé que la juridiction du travail n’est pas aux limites de garantie prévues par l’article L 3253-17 du Code
habilitée à se prononcer sur une action en responsabilité formée du travail, lorsque l’employeur fait l’objet d’une procédure
contre une société qui n’est pas l’employeur, écartant également collective. On a pu se demander si l’indemnisation mise
la compétence du tribunal de commerce saisi de la procédure à la charge du tiers ne faisait pas double emploi avec celle qui
collective ouverte à l’égard de l’employeur, dès lors que cette peut incomber à l’employeur lorsque le licenciement est
action indemnitaire n’est pas née de la procédure collective dépourvu de cause réelle et sérieuse, en réparant alors deux
et n’est pas soumise à son influence juridique (84). Cette même fois le même préjudice (89). Mais on peut objecter que chacun

2014 no 13-15.845 FS-D : RJS 10/14 no 676. no 1252 note Y. Pagnerre, JCP S 2018 no 1291 note A. Bugada.
(80) Cass. soc. 24-5-2018 no 16-18.621 FS-PB, Funkwerk : RJS 8-9/18 no 530, (85) Cass. soc. 22-1-2020 no 17-31.266 FS-PB : RJS 4/20 no 204.
JCP S 2018 no 1252 note Y. Pagnerre, Bull. inf. C. cass. 15-9-2019 no 907 note (86) CJUE 2-5-2006 aff. 341/04, Eurofood ; CJUE 4-12-2014 aff. 295/13.
B. Chauvet. (87) Cass. soc. 10-1-2017 no 15-12.284 FS-PB : RJS 3/17 no 223, Bull. civ. V
(81) Cass. soc. 24-5-2018 no 16-22.881 FS-PB, Lee Cooper : RJS 8-9/18 no 530 no 5, D. 2017 p. 1287 note D. Robine, Rev. sociétés 2017 p. 507 note Th.
et p. 623 avis de l’avocat général R. Weissmann, Bull. civ. V no 88, JCP S 2018 Mastrullo. Le nouveau Règlement CE no 2015/848 du 25 mai 2015,
act. no 167 note G. Loiseau, JCP S 2018 no 1252 note Y. Pagnerre, JCP E 2018 actuellement en vigueur, étend la compétence de la juridiction saisie
no 1434 note J. Grangé, F. Aubonnet et F. Terroux-Sfar, Semaine sociale Lamy de la procédure d’insolvabilité principale à toute action qui découle
2018 no 1820 p. 6 note G. Auzero, Dr. ouvrier 2018 p. 631 note S. Ranc. directement de la procédure d’insolvabilité et y est étroitement liée.
(82) Cass. com. 18-2-2014 no 12-29.752 FS-PB : RJDA 7/14 no 628, Bull. civ. IV (88) C. trav. art. L 1235-3.
no 40, D. 2014 p. 764 note Th. Favario, JCP E 2014 no 1160 note B. Dondero ; (89) G. Loiseau, « La responsabilité des tiers du fait de licenciement pour motif
Cass. com. 10-2-2009 no 07-20.445 F-PB : RJDA 5/09 no 445, Bull. civ. IV économique » : JCP S 2015 no 1278 ; A. Fabre, « Les vices et les vertus
no 21. de la responsabilité pour faute dans les groupes de sociétés » : Cah. soc. barreau
(83) Cass. soc. 28-9-2010 no 09-41.243 F-D, précité : RJS 12/10 no 897. 2016 p. 473.
(84) Cass. soc. 13-6-2018 no 16-25.873 FS-PB : RJS 8-9/18 no 562, JCP S 2018

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Études et doctrine RJS 02/21

des coauteurs d’un même dommage, constitué ici par la perte d’activité de l’employeur (95). Ici aussi, un comportement fautif
de l’emploi, est tenu d’en réparer toutes les conséquences, sauf de l’employeur conduisant à la fermeture de l’entreprise peut
à répartir ensuite la part de chacun dans leurs rapports priver de cause réelle et sérieuse les licenciements prononcés
respectifs (90). Par ailleurs, dès lors que cette action ne repose à cette occasion, dès lors que ne sont pas seulement invoquées
pas sur les règles régissant l’exécution ou la rupture du contrat des fautes de gestion : refus injustifié de mettre aux normes
de travail, les délais de prescription prévus en la matière par le une maison de retraite (96) ; cessation d’activité rapide
Code du travail n’ont pas vocation à s’appliquer. S’agissant et définitive, malgré de bons résultats, l’employeur cédant
d’une action en responsabilité extracontractuelle, elle devrait à une injonction de la société mère (97) ; fermeture de l’entreprise
relever du délai de prescription quinquennal issu de l’article 2226 à seule fin de réaliser des économies et d’améliorer la rentabilité,
du Code civil. au détriment des salariés (98) ; carence fautive de l’employeur
ayant conduit à la perte de l’autorisation d’exploitation
B. La mise en cause du comportement nécessaire à la poursuite de son activité (99) ; opérations
de l’employeur financières anormales privant les filiales de capacités d’autofi-
nancement suffisantes (100).
1. En général 39. La difficulté est à chaque fois de distinguer la faute qui prive
36. Depuis une trentaine d’années, la chambre sociale reconnaît le licenciement de cause réelle et sérieuse, parce qu’elle est
au salarié la possibilité de contester la cause de son licenciement à l’origine des difficultés économiques ou de la cessation
pour motif économique, en prouvant que la situation de l’en- d’activité, de l’erreur de gestion ou de prévision qui n’a pas
treprise résulte d’une faute – ou d’une légèreté blâmable – d’incidence sur la cause du licenciement. Il convient par ailleurs
de l’employeur. Cette jurisprudence s’est d’abord appliquée de démontrer que le manquement imputé à l’employeur
au motif du licenciement reposant sur les difficultés économi- a contribué à la situation qui est à l’origine des licenciements,
ques de l’entreprise. En 1991, un premier arrêt a dit qu’un autrement dit, établir le lien causal entre la faute de l’employeur
licenciement motivé par les difficultés économiques d’une asso- et la perte de l’emploi.
ciation pouvait revêtir un caractère abusif lorsque cette situation
était la conséquence d’une désorganisation de l’entreprise ayant 40. Deux arrêts récents ont apporté des informations intér-
conduit à son insolvabilité (91). L’année suivante, la chambre essantes. Dans un arrêt du 8 juillet 2020 (101), la chambre sociale
sociale a retenu que l’engagement d’un salarié par un contrat admet que les salariés licenciés pour motif économique à la suite
imposant une formation de douze mois, alors que l’employeur de la liquidation judiciaire de leur employeur puissent se pré-
connaissait la situation économique obérée de l’entreprise ayant valoir d’une faute de celui-ci pour contester la cause du licencie-
conduit au licenciement, caractérisait une légèreté blâmable ment. Si la plupart des décisions rendues par la chambre sociale
ouvrant droit à l’indemnisation du préjudice subi à ce titre (92). en ce domaine concernaient des employeurs ne faisant pas
l’objet d’une procédure collective, cette position n’était toutefois
37. À partir de 2002, la jurisprudence s’est faite plus pas sans précédent puisqu’un arrêt avait cassé une décision ayant
systématique, en admettant que, lorsque les difficultés écono- jugé un licenciement économique prononcé par un liquidateur
miques sont la conséquence d’une faute – ou d’une légèreté judiciaire dépourvu de cause réelle et sérieuse, au motif qu’il
blâmable – de l’employeur, un licenciement prononcé pour n’était pas justifié d’une faute ou d’une légèreté blâmable
un motif économique est dépourvu de cause réelle et sérieuse, de l’employeur en rapport avec l’ouverture de la liquidation
en particulier à propos d’un établissement bancaire dont judiciaire. Mais cet arrêt, rendu par une formation restreinte,
la commission de contrôle des banques avait prononcé n’avait pas été publié (102). Par ailleurs, il est admis d’une manière
la liquidation, en raison des fautes commises par l’entreprise, plus générale que, nonobstant les effets de la procédure collective
cette sanction étant à l’origine de licenciements (93). Une limite et les pouvoirs dévolus aux mandataires judiciaires, les salariés
a toutefois été fixée au contrôle exercé en la matière par le juge : sont recevables à demander la réparation d’un préjudice qui leur
il ne peut fonder une condamnation de l’employeur sur est propre et qui, en l’occurrence, résulte de la perte de leur
des erreurs de gestion ayant concouru à la déconfiture de l’en- emploi. La seule raison qui aurait pu s’opposer à cette solution
treprise, en raison de la part d’indétermination et de risque que tiendrait au fait que, bien que la cause du licenciement soit
comporte toute décision et de la liberté d’entreprendre dont jouit indiscutable, en raison de l’état de cessation des paiements
l’employeur (94). de l’employeur, le salarié licencié met ainsi en cause la légitimité
de la rupture notifiée par l’administrateur ou le liquidateur
38. Ce qui a été jugé pour les difficultés économiques s’est aussi judiciaire, selon le cas, alors que le manquement invoqué ne lui
appliqué à cette autre cause de licenciement, mise en évidence est pas imputable. Mais on ne voit pas pourquoi les salariés
par la jurisprudence, que constitue la cessation définitive licenciés, qui peuvent se prévaloir d’autres manquements

(90) Cass. 1e civ. 20-6-2000 no 97-22.660 F-P : Bull. civ. I no 188 : (96) Cass. soc. 10-5-2005 no 03-40.620 F-D : RJS 7/05 no 720.
« la condamnation du responsable d’un dommage à le réparer ne prive pas (97) Cass. soc. 28-10-2008 no 07-41.984 F-D : RJS 1/09 no 24.
la victime de l’intérêt à agir contre les autres responsables du même dommage, (98) Cass. soc. 1-2-2011 no 10-30.045 F-PB : RJS 4/11 no 305, Bull. civ. V no 42,
tant qu’elle n’a pas effectivement reçu réparation ». JCP S 2011 act. no 79 note P. Morvan, RD trav. 2011 p. 168 note F. Géa, Dr.
(91) Cass. soc. 9-10-1991 no 89-41.705 P : RJS 11/91 no 1194, Bull. civ. V soc. 2011 p. 372 note G. Couturier.
no 402, Dr. soc. 2008 p. 129 note J. Savatier. Le préjudice invoqué était ici (99) Cass. soc. 14-3-2012 no 10-28.413 F-D.
constitué par la diminution de droits à participation et d’une chance de pouvoir (100) Cass. soc. 24-5-2018 no 17-12.560 FS-PB : RJS 8-9/18 no 534, Bull. civ. V
bénéficier des mesures d’un plan social propre au groupe, du fait de fautes no 85, JCP S 2018 act. no 167 note G. Loiseau, JCP S 2018 no 1252 note Y.
imputées à la société mère. Pagnerre, RD trav. 2018 p. 523 note S. Vernac.
(92) Cass. soc. 26-2-1992 no 90-40.364 F-D : RJS 4/12 no 422. (101) Cass. soc. 8-7-2020 no 18-26.140 FS-PB : RJS 10/20 no 465, JCP S 2020
(93) Cass. soc. 10-7-2002 no 00-41.491 FS-D : RJS 11/02 no 1216. no 3010 note L. Fin-Langer, Bull. Joly Travail septembre 2020 p. 24 note G.
(94) Cass. soc. 14-12-2005 no 03-44.380 F-PBR : RJS 2/06 no 185, Bull. civ. V Duchange, RD trav. 2020 p. 676 note V. Ilieva, RJC nov./déc. 2020 no 6 note S.
no 365 : Rapport annuel, 2005, spéc. p. 267. Ranc.
(95) Cass. soc. 16-1-2001 no 98-44.647 FS-PB : RJS 3/01 no 294, Bull. civ. V (102) Cass. soc. 6-3-2019 no 17-31.149 F-D : Gaz. Pal. 9-7-2019 jur. p. 70 note
no 10 : Rapport annuel, 2005, spéc. p. 357. C. Gailhbaud.

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RJS 02/21 Études et doctrine

de l’employeur faisant l’objet d’une procédure collective insiste sur la nécessité de bien distinguer la faute de l’employeur
au soutien d’une demande indemnitaire, ne seraient pas ayant affecté la compétitivité de l’entreprise d’erreurs de gestion
recevables à discuter par cette voie le caractère réel et sérieux éventuelles, qui ne relèvent pas du contrôle de la juridiction
de la cause de la rupture du contrat de travail. L’arrêt retient, du travail. Ainsi, en l’espèce, a été cassé un arrêt qui n’avait
dans un motif de principe, qu’une cessation d’activité de l’en- déduit l’existence d’une faute de l’employeur que de l’erreur
treprise consécutive à sa liquidation judiciaire ne prive pas commise dans la gestion des investissements par suite du choix
le salarié du pouvoir d’invoquer une faute de l’employeur de faire remonter des dividendes vers une société holding, afin
à l’origine de cette situation, pour contester ainsi l’existence de rembourser un emprunt résultant d’une opération de rachat
d’une cause réelle et sérieuse de licenciement. Mais il rejette avec effet levier (LBO), au détriment du financement d’inves-
néanmoins le pourvoi dirigé contre une décision qui avait tissements stratégiques. Les juges d’appel avaient ainsi pris
débouté les salariés en constatant que les juges du fond avaient en compte des choix de gestion de l’employeur affectant
exclu l’existence d’un lien causal entre les fautes de l’employeur la capacité de l’entreprise à affronter un marché fortement
(déclaration tardive de cessation des paiements et détournement concurrentiel, en la privant de ressources financières. Ces actes
d’actif du dirigeant social après l’ouverture de la procédure n’étaient pourtant pas très éloignés de ceux qui ont été reconnus
collective) et la liquidation judiciaire. S’agissant des faits comme fautifs dans des arrêts antérieurs (106). Mais l’arrêt
de détournement d’actifs au profit d’une autre société imputés d’appel ne prenait en considération que les effets désavantageux
au dirigeant social et ayant conduit dans le cadre de la liquidation d’une opération de rachat d’entreprise intervenue dans le groupe,
judiciaire à mettre à sa charge le montant de l’insuffisance d’actif, sans qu’un manquement de l’employeur à ses obligations soit
cette fraude ne pouvait avoir d’incidence sur la cause écono- vraiment caractérisé. Au-delà de cette motivation erronée
mique du licenciement puisqu’elle avait été commise après des juges du fond, impropre à caractériser une faute distincte
l’ouverture de la procédure collective. Le rejet de l’autre grief, d’une erreur de gestion, la nouveauté que constitue l’application
tenant à l’absence de déclaration de la cessation des paiements, de cette jurisprudence à ce motif de licenciement ne peut
est en revanche plus discutable car la salariée invoquait à ce titre surprendre car il n’y avait aucune raison d’en limiter l’applica-
une légèreté blâmable ayant eu pour conséquence une ouverture tion aux seules difficultés économiques et cessations d’activité.
tardive de la procédure collective, à la demande du ministère On pourrait aussi concevoir que cette réserve de la faute
public, par suite du défaut de paiement des salaires et des charges. de l’employeur privant de cause le licenciement trouve aussi
Or on serait enclin à considérer qu’une carence de plusieurs à s’appliquer à des ruptures motivées par une mutation
mois compromet nécessairement les chances de redressement technologique qui trouverait son origine dans une grave
de l’entreprise et, par là contribue aux licenciements ultérieurs. impéritie de l’employeur.
On peut observer que l’arrêt n’évoque que la faute de l’employeur
et ne fait aucune référence au critère de la légèreté blâmable 2. Pour les salariés licenciés investis d’un mandat
invoquée dans le moyen. Il ne semble pas que l’on puisse protecteur
en déduire que cette notion est totalement abandonnée. Il ne 42. La compétence du juge du contrat de travail pour connaître
s’agit en réalité que d’une des manifestations d’un comportement d’une action indemnitaire formée par un salarié investi
fautif, consistant à faire preuve d’impéritie, d’un manque d’un mandat et licencié régulièrement après une autorisation
de réflexion, d’une négligence sérieuse qui entraîne de graves de l’inspection du travail, sur le fondement d’une faute attribuée
conséquences pour le salarié (103). La référence dans cet arrêt à l’employeur et affectant la cause de la rupture, dépend
à la seule faute de l’employeur (à laquelle il faudrait ajouter de l’étendue du contrôle qu’exercent cette administration et son
la fraude) semble plutôt procéder d’une volonté de simplifica- juge sur le motif du licenciement.
tion (104).
43. La question s’est posée pour les salariés dont le licenciement
41. Dans un autre arrêt rendu le 4 novembre 2020 (105), a été autorisé en raison de leur inaptitude médicalement
le champ de la faute de l’employeur pouvant affecter la cause constatée et qui soutiennent que cet état est la conséquence
économique du licenciement a été étendu à la rupture du contrat d’un harcèlement ou d’un manquement de l’employeur à son
résultant d’une réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sau- obligation de sécurité. La chambre sociale a considéré en 2011
vegarde de sa compétitivité, alors que les arrêts antérieurs ne que l’autorisation de licenciement fondée sur l’inaptitude ne
concernaient que les licenciements reposant sur des difficultés permettait pas au juge judiciaire de prononcer l’annulation
économiques ou sur la cessation d’activité de l’employeur. Cet du licenciement au motif que cette inaptitude résultait
arrêt, qui dans un attendu de principe ne fait également d’un harcèlement moral, sans méconnaître alors le principe
référence qu’à la faute de l’employeur, rappelle que, pour affecter de la séparation des autorités administratives et judiciaires (107),
la cause du licenciement, d’une part, cette faute doit être mais que le salarié licencié pouvait néanmoins prétendre
distinguée d’une erreur dans l’appréciation d’un risque inhérent à l’indemnisation du préjudice subi à ce titre (108). Par la suite,
à tout choix de gestion, d’autre part, qu’elle doit être à l’origine le Conseil d’État a jugé le 20 novembre 2013 (109) que
de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise. La note la vérification de l’administration du travail ne s’étend pas
explicative diffusée sur le site public de la Cour de cassation en ce cas au contrôle de la cause de l’inaptitude, y compris

(103) 1 G. Cornu, « Vocabulaire juridique » : PUF, coll. Quadrige. Le Rapport de motif légitime ».
annuel de la Cour de cassation de 2005, commentant l’arrêt du 14 décembre (105) Cass. soc. 4-11-2020 no 18-23.029 FS-PBRI : JCP S 2020 no 3093 note Q.
2005 (no 03-44.380) relève que la légèreté blâmable « suppose une décision Chatelier.
prise de manière inconsidérée en dépit des conséquences graves qu’elle peut (106) Voir not. Cass. soc. 24-5-2018, précité.
entraîner ». (107) Cass. soc. 15-11-2011 no 10-18.417 FS-PBR : RJS 2/12 no 173, Bull. civ. V
(104) G. Couturier, « La fermeture d’une filiale : les recours des salariés no 260, JCP G 2011 no 1355 note Dedessus-le-Moustier, Gaz. Pal. 16-
licenciés » : Dr. soc. 2011 p. 378. Pour l’auteur, il est évident que la légèreté 17 décembre 2011 p. 42 note B. Boubli, Dr. soc. 2012 p. 105 note Ch. Radé.
blâmable est une sorte de faute. Adde P. Morvan, Restructurations en droit (108) Cass. soc. 15-11-2011 no 10-30.463 FS-PBR : RJS 2/12 no 173, Bull. civ. V
social : LexisNexis 2020 5e éd., spéc. no 798, selon qui « la légèreté blâmable no 261 ; Cass. soc. 15-11-2011 no 10-18.417 FS-PBR : RJS 2/12 no 173,
n’est rien d’autre qu’une forme bénigne d’abus de droit occupant, dans l’échelle Bull. civ. V no 260 : Rapport annuel, 2011, spéc. p. 452.
de ce type de faute, l’échelon supérieur voire équivalent à celui de l’absence (109) CE 20-11-2013 no 340591, Capbern : RJS 2/14 no 149, note Y. Struillou.

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Études et doctrine RJS 02/21

lorsqu’un harcèlement moral est invoqué, qui pourrait entraîner et de la perte de leur emploi. Pour rejeter cette prétention,
la nullité de la rupture, de sorte qu’une décision d’autorisation la cour d’appel s’était fondée sur le fait que le préjudice invoqué
de licenciement motivée par son inaptitude ne prive pas le salarié était lié à la perte de l’emploi, consécutive à un licenciement
licencié de la possibilité de faire valoir devant les juridictions autorisé par l’administration du travail, en sorte que les juridic-
compétentes les droits résultant de l’origine de l’inaptitude. tions judiciaires ne pouvaient apprécier sa cause. Le motif
La chambre sociale a alors reconnu au salarié licencié dans ces de cassation s’inspire de la motivation du Conseil d’État pour
conditions le droit à une réparation du préjudice lié à la perte rappeler que l’autorisation administrative de licenciement n’em-
de son emploi (110). Ce même droit à une indemnisation pêche pas le salarié de mettre en cause, devant le juge compétent,
compensant le préjudice causé par la perte de l’emploi a été la responsabilité de l’employeur, en demandant réparation
admis lorsque l’inaptitude est la conséquence d’un manquement des préjudices causés par une faute de l’employeur à l’origine
de l’employeur à son obligation de sécurité (111). Et, par la suite, de la cessation d’activité, y compris le préjudice résultant
la chambre sociale a même reconnu à la juridiction du travail de la perte de l’emploi. L’arrêt s’écarte ainsi de l’avis de l’Avocat
le pouvoir d’accorder en ce cas des dommages-intérêts pour général, selon lequel la recherche par le juge judiciaire de l’origine
licenciement sans cause réelle et sérieuse, nonobstant l’autorisa- de la cause économique du licenciement pourrait le conduire
tion de licencier donnée par l’administration du travail pour à juger ce licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse alors
cause d’inaptitude (112). que la réalité de cette cause a été reconnue par l’administration
du travail, l’examen d’une faute éventuelle de l’employeur étant
44. La même question s’est également posée lorsque le licencie-
inséparable de l’appréciation de la cause économique du licen-
ment autorisé est fondé sur une cause économique. Dans
un arrêt du 8 avril 2013 (113), le Conseil d’État a posé une limite ciement, vérifiée par l’administration et le juge administratif.
similaire aux pouvoirs de l’administration du travail. Il a en effet Cependant, à partir du moment où le Conseil d’État a dit que
retenu qu’en cas de licenciement motivé par la cessation l’autorisation de licenciement pour motif économique permettait
d’activité de l’employeur il n’incombait pas à l’administration encore au salarié de demander réparation du préjudice causé
du travail de rechercher si la cessation d’activité est due par une faute ou une légèreté blâmable de l’employeur, parce que
à une faute ou une légèreté blâmable de l’employeur, une décision cet aspect du licenciement échappe au contrôle de l’administra-
d’autorisation ne privant pas le salarié licencié du droit de mettre tion du travail, qui n’a pas le pouvoir de se prononcer sur
en cause devant la juridiction compétente la responsabilité l’origine éventuellement fautive de la cessation d’activité, c’est-à-
de l’employeur, en demandant réparation des préjudices causés dire de remonter en deçà de la cause économique constatée,
par la faute ou la légèreté blâmable dans l’exécution du contrat aucune raison tirée du principe de la séparation des pouvoirs ne
de travail. C’est également dans ce sens que se prononce l’arrêt pouvait empêcher le juge du contrat de travail de statuer sur
du 25 novembre 2020 (114). Les salariés licenciés après l’existence d’une faute de l’employeur, échappant au contrôle
autorisation de l’inspection du travail, à la suite de la cessation de l’administration, de vérifier si cette faute est à l’origine
d’activité de l’entreprise, demandaient réparation du préjudice de la fermeture de l’entreprise et, dans l’affirmative, de réparer
que leur avait occasionné une faute qu’ils attribuaient à leur les effets dommageables de ce manquement y compris au titre
employeur et qui, selon eux, était à l’origine de cette situation de la perte de l’emploi qui en est résultée.

(110) Cass. soc. 27-11-2013 no 12-20.301 FS-PB : ibid. note Y. Struillou, (113) CE 8-4-2013 no 348559 : RJS 7/13 no 551, RD trav. 2013 p. 394 concl. G.
Bull. civ. V no 286, Rapport annuel 2013, spéc. p. 567. Dumortier ; ibid., p. 406 note T. Sachs. Adde F. Géa, « La cause fautive
(111) Cass. soc. 29-6-2017 no 15-15.775 FS-PB : RJS 10/17 no 688, Bull. civ. V du licenciement (au miroir des jurisprudences judiciaire et administrative) »,
no 108. op. cit.
(112) Cass. soc. 17-10-2018 no 17-17.985 FS-PB : RJS 1/19 no 37, JCP S 2018 (114) Cass. soc. 25-11-2020 no 18-13.771 FP-PBI et 18-13.772 FP-PBI : RJS 2/
no 1391 note C. Leborgne-Ingelaere. 21 no xx.

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