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L’INFLUENCE DU DROIT DE LA CONCURRENCE SUR LE SYSTEME

ADMINISTRATIF MAROCAIN

La réalité marocaine oscille entre deux modes de fonctionnement à la fois traditionnel et


contemporain : D’une part la volonté des pouvoirs publics à mobiliser des conceptions modernes
comme la transparence, l’impartialité, la bonne gouvernance, la démocratie et l’Etat de droit ; et
d’autres part l’incapacité des institutions traditionnelles à incorporer le droit de la concurrence
dans le cadre d’un dispositif normatif moderne au sein du corpus juridique général. Ouvert à
l’économie mondiale, respectueux de la légalité Internationale et confronté à une forte demande
de modernité, le Maroc s’est inscrit dans une mise à niveau générale de son économie et de son
administration, qui tente de répondre aux standards de la modernité internationale. En revanche,
une tradition étatique construite sur les conflits entre les influences légales rationnelles et les
héritages coutumiers s’accommode mal avec la globalisation de l’économie et du droit. Même si
le changement de règne a entamé des réformes dans le sens de la modernisation, notamment par
le code de la famille, l’ouverture de grands chantiers d’infrastructure, l’incitation à
l’investissement ou l’Initiative Nationale de Développement Humain (INDH), le besoin doctrinal
en matière de concurrence1 reste nécessaire. Les différents acteurs institutionnels qui contribuent
au développement économique et politique du Maroc n’ont toujours pas élaboré une conception
de la concurrence conforme aux objectifs de modernité. Les décideurs continuent de croire que la
concurrence est une question sectorielle alors que celle-ci se positionne comme un ordre
juridique entier qui oriente tous les aspects de l’économie. Ainsi l’intelligibilité du paradigme
concurrentiel dans l’ordre juridique marocain est confrontée à la nature du système politique et
administratif : La légitimité politique de l’action publique et la légitimité technocratique de
l’intervention administrative alimentent un ordre unique et complexe qui cache plusieurs lacunes
et se caractérise par une opacité contraire aux fondements du droit de la concurrence. La
première légitimité renvoie aux environnements démocratiques nourris par les différentes
institutions représentatives et les structures de la société civile marocaine ; et la seconde renvoie
à une vision rationnelle de la vie publique conforme aux standards de bonne gouvernance et

1
A l’exception du travail conduit par l’Amicale des Ponts et Chaussées et rassemblé dans un livre intitulé : «Etat,
Régulation et Autorités Administratives Indépendantes», Acte du colloque international 2003, Amicale des
Ingénieurs des Ponts et Chaussées du Maroc.

1
structuré sur la base du modèle administratif français. Ainsi le processus de décision
démocratique et la continuité de l’administration en tant que garantie du fonctionnement de l’Etat
sont deux aspects homogènes qui convergent dans le système légal-rationnel que le droit de la
concurrence tente de développer. En revanche, les résistances de l’aspect coutumier de l’action
politique et de la tradition administrative marocaine représentent des difficultés pour l’intégration
des normes de la concurrence et la culture de transparence qui le sous tend. Il est donc nécessaire
d’examiner l’évolution du droit de la concurrence par rapport au fonctionnement des institutions
politiques, administratives et judiciaires marocaines (§ I). Après avoir décrit l’évolution du droit,
l’évaluation du comportement de deux agences de régulation dans le cadre de la régulation
sectorielle de la concurrence, l’Agence Nationale de Régulation des Télécommunications et la
Haute Autorité de la Communication et de l’Audiovisuel, permettra d’élucider empiriquement la
corrélation entre la réalité politique et administrative du Maroc et la nécessaire transformation du
cadre légal censé réglementer le passage à une économie moderne (§ II). Cette analyse amènera à
l’observation des difficultés qui accompagnent l’introduction du droit public de la concurrence2
dans le système administratif marocain (§III). Ces obstacles résident dans l’aptitude à conjuguer
efficacité, transparence et autonomie avec une approche traditionnaliste concentrée,
bureaucratique voire patriarcale de l’action administrative, peu rompue à l’application objective
de la règle de droit. Cette démonstration essaye d’établir un lien entre la mise en œuvre du droit
de la concurrence et la modernisation administrative du Maroc, à travers cette confrontation entre
la mondialisation de la modernité et les spécificités des traditions administratives.

§ I ) – Confrontation du droit de la concurrence et du système administratif marocain :

Donnant un sens à la modernité et au modèle de régulation qui l’accompagne, la globalisation du


droit consacre la concurrence comme condition essentiel du développement. En tant qu’outil
indispensable à cette aspiration, le droit de la concurrence a vu le jour au Maroc par la loi sur les
marchés publics et la création des agences de régulation. La révision constitutionnelle du
13/09/1996, ayant introduit dans l’article 15 le concept de « liberté d’entreprendre », a voulu
affirmer juridiquement la volonté des réformes économiques par le jeu de la concurrence. Cette
affirmation s’est accompagné de l’établissement de Zones de Libre Echange avec l’Union

2
Jean Marie Rainaud : « Le droit public de la concurrence » ; Economica, 1987

2
Européenne et les USA et différents partenariats bilatérales, d’engagements souscrits auprès de
l’Organisation Mondiale du Commerce et de la mise en œuvre de la concurrence dans les
secteurs des télécommunications, de l’audiovisuel ou des valeurs mobilières. Ce sont autant
d’indices qui consacrent cette volonté de s’inscrire dans l’économie concurrentielle
internationale. C’est sur la base de la « liberté d’entreprendre », reprise dans la constitution
marocaine, que fut adoptée la loi n° 06-99 sur la liberté des prix et de la concurrence, entrée en
vigueur le 06/07/2001. Dans son préambule, la loi 06/99 a pour objet « de définir les dispositions
régissant la liberté des prix et d’organiser la libre concurrence. Elle définit les règles de
protection de la concurrence afin de stimuler l’efficience économique et d’améliorer le bien être
des consommateurs. Elle vise également à assurer la transparence et la loyauté dans les relations
commerciales ». Cette loi a voulu affirmer un fonctionnement transparent de l’économie appelant
à la mise en oeuvre de mesures assurant une concurrence loyale. Aussi le dahir n°1-97 du 7 août
1997 portant loi n° 24-96, ainsi que les décrets promulgués le 25 février 1998 et le 2 août 1999,
sont des textes fondamentaux pour le droit de la concurrence marocain à travers la constitution
d’une véritable charte pour les télécommunications. Les principes de «transparence» que
véhicule le système concurrentiel auront de l’influence sur l’évolution de l’Etat, par l’immersion
de la notion de «régulation» dans sa vision de l’intervention publique. Ayant pour principale
référence le modèle juridique et administratif français, notamment l’ordonnance de 1986 sur la
concurrence et les prix ou la loi sur les Nouvelles Régulations Economiques de 2001, la
dimension moderne de l’administration marocaine a pris l’entière responsabilité dans
l’absorption du droit de la concurrence au sein de l’ordonnancement traditionnel. Par conséquent
la transposition du droit français marque une étape dans la réforme visant à mettre à niveau le
droit marocain : Avec l’entrée en vigueur de la loi sur la concurrence, ce sont de nouvelles
valeurs que le pouvoir marocain veut promouvoir dans l’environnement juridique et la culture
économique. Dans sa définition, une politique de la concurrence se résume à un principe simple :
Protéger le fonctionnement de la concurrence par un système de coercition, même si la notion de
compétition et les sanctions qui la protégent prennent des nuances variées. Par exemple, les
sanctions qui accompagnent le droit de la concurrence peuvent être d’ordre administratif ou
pénal3. Aussi des interrogations peuvent appuyer le caractère nuancé de l’ordre concurrentiel :
Quels types de sanctions, administratives ou pénales, pour quelles pratiques anticoncurrentielles?

3
Par exemple le « délit de favoritisme » dans le droit pénal des marchés publics.

3
Pour répondre à ces questions, la loi ne suffit pas, car d’une part la réalité administrative est
déterminante et dépend de l’avis de l’un des départements chargés d’appliquer la loi, et d’autres
part la justice marocaine est peu rompue au droit de la concurrence. Ainsi les effets de la
nouvelle loi sur la concurrence et les différents textes qui développent le droit concurrentiel au
Maroc dépendront du degré d’implication de l’administration et de la justice. Des notions
juridiques fondamentales retenues par une politique concurrentielle claire devront être délimitées.
Ainsi doivent être précisées les prérogatives de puissance publique et le degrés de sévérité et de
souplesse dans l’application du droit public de la concurrence ou de la réglementation du
marché de manière générale : Savoir si le renforcement du droit pénal pour la relation de la
sphère publique avec la concurrence est nécessaire (entreprises publiques, Etat, collectivités
territoriales) ou si l’option des sanctions administratives pour les opérateurs économiques privés
est efficace (petites et moyennes entreprises, entreprises nationales ou multinationales). Ainsi
l’application efficiente de la loi 06/99 et des différentes références qui construisent le droit de la
concurrence marocain dépendra de la capacité d’organisation et de création des juristes et
administrateurs marocains ainsi que l’élaboration d’une culture nouvelle dans les environnements
économiques et politiques. La création d’un Conseil de la Concurrence de direction, à vocation
horizontale, était censé résoudre implicitement les conflits de compétence qui caractérisent la
nature opaque de l’action administrative marocaine (par exemple la problématique de la
responsabilité administrative et délimitation des prérogatives au sein de la haute fonction
publique), en lui attribuant un pouvoir consultatif sur tout projet de texte juridique qui institue un
régime restrictif à la concurrence. Ce Conseil peut être saisi par différents acteurs notamment les
commissions parlementaires, le gouvernement, les juridictions, les collectivités locales et les
entreprises, en ayant la possibilité de se saisir d’office. Même si cet organisme indépendant est
différent des structures similaires4 et veut affirmer l’impartialité des pouvoirs publics, quelques
ambiguïtés ont subsisté : Le Conseil se limite aux requêtes liées aux pratiques
anticoncurrentielles prévues par les articles 5 et 6 de la loi 6/99 couvrant les volets classiques du
droit de la concurrence, à savoir les ententes, les abus de position dominante et l’abus de
dépendance économique, et affiche une absence ostensible dans la régulation de l’économie
marocaine. Le caractère consultatif, le manque d’un pouvoir coercitif distinct, la réalité de son

4
Le Comité d’évaluation de la privatisation, le Conseil déontologique des valeurs mobilières, les Organisations
professionnelles et des consommateurs etc.

4
indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, l’absence d’une « jurisprudence » propre et d’une
structure administrative fonctionnelle, aidés par une réalité économique et administrative non
transparente, dénote de l’inefficacité sinon de l’inexistence du Conseil de la Concurrence même
s’il fut décrété par les décideurs publics. En revanche, dans le système français, une direction de
la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) liée au Ministère
des Finances et de l’Economie français, œuvre pour une veille sur les marchés, repère les
pratiques anticoncurrentielles par des enquêtes et procède, de son propre chef ou sur demande du
Conseil de la Concurrence, des perquisitions dans les services de comptabilité ou même des
unités de production des entreprises. Ainsi l’étendue des pouvoirs des autorités de régulation est
liée à l’esprit des politiques concurrentielles adoptées par les Etats, qui sont généralement
inspirées des traditions administratives dont les grandes références sont l’école anglo-saxonne,
française ou scandinave. Par exemple en Grande Bretagne, la tradition administrative fait que
l’OFCOM (Office of Communications) réunit les compétences du Conseil de la Concurrence et
des autorités de régulation du secteur des télécommunications et de l’audiovisuel. Dans ces pays
de référence, l’articulation du statut de régulateur aux institutions dépend de la nature des
rapports entre l’Etat et la société et plus globalement de la trajectoire historique vers la
modernité. C’est donc à partir d’un arrière fond historique qui reflète les différentes conceptions
de l’Etat, de l’intérêt général, de l’action publique, que se comprennent, en termes de légitimité,
les rapports entre la sphère administrative et la sphère politique5. Cette démarche intellectuelle
aide au dénouement des complexités qui couvrent le rapport de la concurrence au système
politique et administratif marocains. Les phénomènes de régulation participent donc d’un
mouvement plus profond de juridisation qui affecte l’évolution et l’architecture des ordres
juridiques. C’est sur la base de cette réalité que l’insertion du droit de la concurrence dans la
sphère publique marocaine pourrait être à l’origine d’une révolution administrative qui
bouleverse le droit de l’intervention publique6. C’est à l’aune de ces considérations qu’il faut
apprécier les conditions d’une «appropriation positive» du concept de régulation dans les pays en
voie de développement. Elles sont tributaires de l’évolution voire de l’enracinement de la
modernité à travers des valeurs qui fondent l’Etat de droit dans une réalité territoriale,
sociologique et politique en pleine transformation. Rapportée au contexte marocain, l’extrême

5
Aperçu synthétique in Laurence Engel : « l’Etat Impartial » Notes de la Fondation Saint - Simon, oct. 1995.
6
B. Du Marais : «l’Etat à l’épreuve du principe de concurrence : analyse et prospective juridique » in revue «
Politique et management public » - oct. 2001.

5
complexité de la notion de régulation dans ses implications juridiques, institutionnelles,
administratives et politiques, incite à considérer différemment la question de la mise en œuvre du
droit de la concurrence et son influence sur le système administratif. Sauf à importer un modèle
avec la culture sous-jacente, l’évolution vers la modernité sera donc le fait d’un processus de
maturation nécessaire aux prolongements multidimensionnels. La question est de savoir
comment le Maroc l’appréhende, notamment par l’examen de son expérience en matière de
concurrence sectorielle et ses implications administratives.

§ II ) - L’expérience de la concurrence sectorielle au Maroc et son influence sur le système


administratif :

Les normes véhiculées par les Organisations Internationales incitent les pays en voie de
développement à adopter une politique de modernisation qui se fait principalement par la
transformation des ordres juridiques nationaux sur la base des normes de gouvernance. La
promulgation des lois sur les marchés publics, le micro - crédit, l’investissement, le secteur
bancaire, la communication, le développement de la justice économique, sont autant d’indices
qui peuvent appuyer la démonstration d’une volonté d’adopter de nouvelles formes
d’organisation économique qui font appel aux concepts de bonne gouvernance pour mettre en
place un ordre concurrentiel. Dans ce cadre, le processus de modernisation de la structure et du
fonctionnement administratif et institutionnel Marocain s’est effectué par deux chantiers, la
libéralisation des télécommunications et l’ouverture du paysage audiovisuel, qui ont introduit les
règles concurrentielles dans l’économie et donné une nouvelle définition au rôle de l’Etat. Le
premier chantier est considéré par la Banque Mondiale comme exemplaire et le second connaît
des difficultés liées à la régulation du quatrième pouvoir, considérant qu’en plus de la séparation
classique des pouvoirs, la science politique oppose de plus en plus le pouvoir d’influence des
médias au pouvoir d’injonction des institutions. Le secteur des télécommunications a connu deux
moments forts qui donnent un aperçu sur l’introduction de l’ordre concurrentiel au Maroc. Le
premier est celui de l’attribution de la seconde licence GSM, emblématique du rôle de l’Etat dans
l’accomplissement de sa mission de régulateur des intérêts collectifs, et la transformation de
Maroc Télécom. Au-delà du prix atteint pour l’acquisition de la licence, à savoir 1,1 milliards de
dollars alors que le gouvernement marocain avait prévu une somme de 450 ou 500 millions de
dollars, la qualité de la procédure a été remarquée par l’ensemble des opérateurs et la Banque

6
Mondiale, véritable inspiratrice des réformes7. Cet exemple reflète la métamorphose efficiente de
l’opérateur historique, Ittisalat Al Maghrib, par sa modernisation, entamée en 1993, et la
numérisation du parc téléphonique qui a atteint 100 %. Dans son conseil d’administration tenu en
Mars 2004, l’Agence Nationale de Régulation des Télécommunications a fait un état des lieux
satisfaisant en faveur du secteur, qui relève la seule difficulté de l’approfondissement de la
fracture numérique et la stagnation de l’accès aux nouvelles technologies. Des avancées ont été
réalisées grâce à l’activité de cette agence à partir de février 1998 notamment par la préparation
de l’appel d’offre, le traitement des plis, la gestion des litiges ainsi que l’ouverture effective à la
concurrence à partir de mars 2000, date d’entrée en fonction de l’opérateur téléphonique
espagnol Médi Télecom. Le second épisode renvoie à la tension entre l’agence de régulation et le
pouvoir exécutif au sujet de la révision de certains aspects de la loi sur les télécommunications.
Cet épisode a été considéré comme un rapport de force qui marque l’influence indirecte des
autorités de régulation sur la modernisation du système administratif marocain. Il renvoie à
l’intégration des normes de «transparence» qui imposent le débat sur l’aspect procédural du droit
de la concurrence. Par conséquent les dysfonctionnements qui ont accompagné la mise en œuvre
de la concurrence dans l’économie marocaine ne peuvent être occultés par la réussite de
l’attribution de la seconde licence GSM, qui fut accueillie comme un succès associé au respect
des normes internationales de transparence. Ces dysfonctionnements, liés à la nature des rapports
entre le régulateur et le gouvernement, qui s’inscrivent généralement dans des logiques de
coordination, d’indépendance et de compatibilité entre les différentes instances administratives,
permettent à la concurrence déloyale d’influencer le processus de modernisation exprimé par la
volonté politique. Par exemple, les pratiques exercées par Ittissalat Al Maghrib au détriment de
Maroc Connect sur le «Package Internet» rappelle celle exercée par France Télécom sur les
différents services Internet. Dans ces exemples, Ittissalat Al Maghrib proposant pour son serveur
Internet un prix de la communication téléphonique inférieur à ce qu’il facture pour ses
concurrents, rappelle le cas de France Télécom qui profitait de son monopole sur le fixe pour
envoyer, en même temps que les factures téléphoniques, de la publicité pour son opérateur
Internet Wanadoo. Mais la différence avec le système administratif et judiciaire Français
rappelle l’asymétrie d’implantation de la culture concurrentielle dans l’économie. Cette
différence réside dans l’effectivité d’un régulateur de direction comme le Conseil de la

7
« De l’autorité de régulation » ; Middle East Business Weekly, vol. 43, n°29, 23 juillet 1999.

7
Concurrence et la mise en place d’un système de sanction administratif et même pénal. Des
considérations de fond et de fonctionnement doivent être mises en relief : Dans le fond, la
réforme de l’ordonnance de 1986 en France a instauré un système de sanctions administratives
pour les pratiques anti-concurrentielles, alors que par rapport au droit public de la concurrence on
a connu une floraison des sanctions pénales notamment dans le droit des marchés publics. On
peut y voir la volonté de contrôler l’intervention économique et financière de l’Etat dans
l’économie et la consécration de la souplesse et de la confiance dans le rapport des opérateurs
privés avec le Marché. Un choix politique qui peut s’inscrire dans la réalité actuelle du rapport
entre l’Etat et le marché depuis les bouleversements qu’ont connus les ordres économiques et
étatiques mondiaux. Dans le cadre du fonctionnement, les pouvoirs des agences de régulation
démontrent une indépendance et une effectivité dans leur action. En revanche, l’ANRT
marocaine n’a le pouvoir que de constater les violations du droit et proposer des sanctions qui
sont par la suite exécutées par les autorités gouvernementales. La comparaison, d’une part avec
les textes et pratiques antérieurs, d’autre part avec les situations analogues dans les pays
occidentaux de référence, permet ainsi de mesurer l’étendue et la portée de la réforme marocaine.
En matière de communication, le pouvoir exécutif a initié la création de la Haute Autorité de
Régulation avant la promulgation du texte législatif qui annule le monopole de l’Etat sur
l’audiovisuel. Concrètement, le pôle télévision fut restructuré en société anonyme regroupant les
différentes chaînes publiques bénéficiant d’un monopole de fait, alors que la radio a réussi une
ouverture à la concurrence qui a vu naître différentes fréquences. Ensuite la création de la Haute
Autorité de Communication et de l’Audiovisuel a permit de larges prérogatives qui, selon le texte
du dahir, sont de « s’assurer du respect du pluralisme (…) de la liberté d’expression, des
institutions de l’Etat et de la dignité des individus et à proposer au gouvernement les mesures de
toute nature, notamment d’ordre juridique, à même de permettre le respect de ces principes. La
HACA veille en outre au respect, par tous les pouvoirs ou organes concernés, des lois et
règlements applicables à la communication audiovisuelle ». Le caractère généraliste de cette loi
peut laisser comprendre que l’autorité de régulation a le pouvoir de dépasser le cadre de
l’audiovisuel, ce qui peut appuyer la persistance de l’opacité dans le contenu même du droit
marocain. Les expériences sectorielles en matière de concurrence démontrent ainsi que la volonté
de modernisation devra s’accompagner d’un outil de dissuasion conséquent qui marque l’amorce
d’une culture de la responsabilité et annonce la naissance d’un pouvoir régulateur effectif qui

8
dépasse le caractère de consultation. Elles expriment en revanche que le dépassement des
prérogatives légales des autorités de régulation pourrait faire partie de l’opacité qui caractérise
les ordre juridiques et les organisations administratives les moins avancées.

§ III ) – Les résistances de l’opacité :

L’influence de la concurrence sur la transformation du droit et de l’administration au Maroc


manifeste un écart entre le discours sur l’État de droit, la réalité des relations entre l’ordre
institutionnel et l’économie concurrentiel ainsi que l’application de réformes réversibles. Il est
question d’observer l’aspect instrumental utilisé par l’action politique dans la revendication des
normes de transparence et le simple déplacement des comportements considérés « archaïques ».
Ainsi la question du « pouvoir » est au centre de la modernisation politique, administrative et
économique et agit inévitablement sur l’extension ou l’atténuation de l’opacité. Par exemple,
entre l’expérience de l’ANRT et celle de la HACA, on a connu une situation où le rattachement à
l’institution monarchique, pouvoir à la fois exécutif et d’arbitrage, était implicite, à un
rattachement consacré par la loi. Cette évolution peut être traduite par un souci de légalité qui
peut être appréhendé positivement comme une première rupture avec la nature du système
politique marocain fondé sur une forte tradition coutumière. Un autre exemple du déplacement
de l’opacité pourrait être avancé par la relation du secteur des télécommunications avec la presse
et la publicité : Face à l’hostilité des instances administratives et politiques, l’ANRT a choisi de
recourir à la presse pour faire connaître ses positions. Mais dans un contexte où 80 % des
ressources des journaux proviennent de la publicité, qui a bénéficié elle-même d’un
accroissement de 30 % entre 2000 et 2007 grâce à la compétition entre Meditel et Maroc
Telecom, l’utilisation même bien intentionnée de la presse est devenue un procédé peu
transparent. Dans le rapport entre le pouvoir judiciaire, les agences de publicité et la presse
indépendante de plus en plus florissante au Maroc, plusieurs analyses démontrent que ces médias
évoluent entre le pouvoir de poursuite du Parquet et le pouvoir financier des publicitaires. Ces
deux leviers seraient orientés pour la préservation d’un ordre public économique marqué par un
conservatisme en faveur des structures économiques historiques, ce qui serait antinomique avec
l’esprit concurrentiel qui sous tend la modernité exprimée par le discours officiel. Ainsi
l’implication des médias dans le rapport de force concurrentiel constituerait une nouvelle

9
méthode de déplacer l’opacité et appellerait en principe à l’intervention du nouveau régulateur de
la communication, dont la marge de manoeuvre subirait les mêmes difficultés d’un champ
politique désamorcé. Un dernier exemple peut illustrer la tâche difficile d’introduire les normes
concurrentielles dans un environnement économique et administratif conservateur : L’entreprise
espagnole Medi Télecom, qui a obtenu la seconde licence GSM, a relevé plusieurs aspects de
concurrence déloyale de la part de Maroc Télécom notamment dans l’abus de position dominante
sur les infrastructures de relais. La transparence n’a donc pas fait l’objet d’un choix ferme
considérant que l’Etat n’en détient pas la culture administrative et la volonté politique
nécessaires. Les questions relevant de la nature du pouvoir politique et de l’action administrative
sont donc centrales dans la mise en œuvre d’un ordre concurrentiel au Maroc, dès lors que l’on
situe notre raisonnement dans une perspective de modernisation qui s’efforce d’explorer les voies
d’une articulation entre deux registres de légitimité. Par exemple, l’Agence de Régulation des
Télécommunications ne tire sa légitimité que de sa dépendance à l’égard du pouvoir exécutif. Par
conséquent, le problème de la légitimité d’action de l’Agence ne se pose qu’au regard de la
pratique administrative et de l’évolution du contexte politique. Elle peut disposer dans les faits de
bien plus d’autonomie et de marges d’action que la loi ne l’y autorise, empruntant ce mécanisme
au statut des Autorités Administratives Indépendantes françaises qui ne figure pas explicitement
dans le droit marocain, comme son action peut être réduite à du « consulting ». Ainsi la nature de
cette légitimité apporte une nouvelle illustration de la tradition de découplage de l’autorité avec
la responsabilité, dont le système institutionnel marocain est coutumier. Par conséquent, dans la
configuration actuelle, le dilemme concernant les rapports entre un organisme de régulation et
l’autorité gouvernementale semblent moins liés au statut de l’organisme qu’à la nature des
pratiques administratives et des mœurs politiques. En effet, rien n’indique qu’un statut équivalent
à celui des Autorités Administratives Indépendantes8 suffise à faire évoluer les pratiques. Le
gouvernement a soutenu dans ce sens qu’il n’est pas nécessaire « d’importer » les Autorités
Administratives Indépendantes dans le droit marocain pour répondre à l’autonomie des organes
de régulation. En rappelant qu’en vertu de la constitution marocaine le « gouvernement est
chargé d’exécuter et d’appliquer la loi. Le législateur ne peut pas décider de confisquer les
compétences constitutionnelles du gouvernement et de les conférer à une autre autorité. Ils

8
Voir A. Rabiah : « Régulation et régulateurs ; concept et usages» in «Etat, Régulation et Autorités Administratives
Indépendantes », Acte du colloque international 2003, Amicale des Ingénieurs des Ponts et Chaussées du Maroc.

10
seraient donc incompétents pour créer une agence dotée des pouvoirs précédemment décrits », il
ne fait aucune référence aux décisions du conseil constitutionnel français qui n’a pas établi
l’incompatibilité entre les deux légitimités notamment par le fait de prévoir certaines conditions.
Contrairement à ces justifications qui veulent maintenir en l’état le rapport entre l’ordre
institutionnel et le marché, le contrôle de la Cour d’Appel de Paris, les pouvoirs attribués au
Ministère des Finances ainsi que les engagements européens de la France en matière de
concurrence, présentent les autorités de régulation comme une évolution positive de l’action de
l’Etat plutôt qu’une perte de souveraineté. Toutefois, la présence de cette catégorie juridique
d’autorités administratives permet d’opérer une disjonction entre l’Etat « personne morale » dont
elles font partie et l’Etat « pouvoir politique » auquel elles ne sont pas hiérarchiquement
subordonnées. Cette séparation permettrait d’imposer le principe d’indépendance et d’envisager
l’extension de la notion d’ « Etat arbitre » ainsi que le poids des instances arbitrales9 en général,
dont les fonctions ne peuvent pas être assumées uniquement par la juridiction administrative. Il
est certain qu’en matière de régulation l’ « Etat de droit » apporte une garantie à la préservation
de l’impartialité ; mais compte tenu du rapport entretenu avec la norme, cette notion reste
volontairement abstraite pour pacifier le débat sur l’impartialité de l’Etat. Reposant sur des
principes généraux, elle ne traduit que rarement ces derniers en règles d’organisation et de
fonctionnement que réclame la concurrence. Plus que des principes de droit, c’est un effort de
formalisation qu’il conviendrait d’envisager comme antidote à l’opacité, à travers des règles de
procédures qui accompagnent l’ordre concurrentiel et traduisent en même temps l’équilibre voulu
par la loi. Cette préoccupation est encore absente au Maroc mais permettrait d’accélérer sinon
d’entamer le processus de modernisation administrative par le droit de la concurrence, dans le
respect de l’équilibre qui veut établir un dosage habile entre modernité et tradition.

Conclusions :

Quelle que soit la place reconnue à l’institution étatique dans le marché, l’incorporation du droit
de la concurrence dans l’ordonnancement juridique pour imposer un ordre public à la fois de
direction et de protection, suggère une réflexion profonde sur la modernisation administrative.
Cette réflexion permettra de donner une visibilité et essayer de doter d’un processus de

9
J. Chevalier : « Réflexions sur l’institution des Autorités Administratives Indépendantes », S .J 1986, G.I. Doctrine
n°3254.

11
juridisation propre les discours marocains sur la « réforme ». Celle-ci étant liée aux normes de
bonne gouvernance, de transparence, d’indépendance, de démocratie et d’Etat de droit, ne peut se
passer de la construction d’un dispositif juridique de la concurrence et de la régulation sectorielle
qui permettra l’introduction d’une culture et d’une pratique de la compétition économique. Cette
démarche peut se présenter comme la déclinaison de la version positive de l’Etat « stratège » et
recentré qui s’inscrit dans une logique partenariale, en déléguant la gestion sectorielle à des
agences de régulation et le bon fonctionnement de la concurrence à des autorités indépendantes à
caractère à la fois administratif et judiciaire. En s’inscrivant dans un schéma de déconcentration
fonctionnelle, le recours aux agences pourrait devenir le vecteur d’une modernisation
administrative de l’Etat marocain, notamment par la consécration des notions de transparence et
d’impartialité, et la rationalisation de l’administration de façon générale. D’une part, une
approche verticale permettra de munir le droit économique marocain d’une expertise de
régulation orientée vers chacun des secteurs d’importance, notamment les télécommunications,
l’audiovisuel ou les valeurs mobilières ; et d’autres part imposer graduellement une approche
horizontale par la création d’un système de régulation générale de la concurrence, en dotant le
Conseil de la Concurrence de pouvoirs conséquents en harmonie avec les pouvoirs judiciaires et
exécutifs. L’organisation administrative qui est basée sur le système des Agences est empruntée
du système américain. Le Maroc a déjà entrepris cette expérience par les Agences de
développement régional, notamment les provinces du sud, la région orientale et nord, les
Agences régionales d’investissement, les Agences de solidarité et les Agences de régulation que
nous avons présentées lors de cette démonstration. Ces Agences peuvent concentrer différents
pouvoirs aux niveau locaux, régionaux ou nationaux, notamment ceux des préfectures et des
municipalités, pour exécuter un « projet » selon un partenariat public privé, un agenda
d’investissement ou une mission définie aux différentes échelles de la prise de décision. A titre
d’exemple, l’Agence du Bouregreg, restructurée en Société d’Aménagement du Bouregreg (
SABR – Aménagement ), concentre différentes délégations de pouvoirs, notamment des
préfectures et des municipalités concernées par l’aménagement du territoire qui englobe
l’embouchure du Fleuve Bouregreg limitrophe de la Capitale Marocaine Rabat et d’autres
communes. Cet aménagement est financé, sur plusieurs phases, par des fonds Emiratis et français
sur la base d’un appel à la concurrence préalable. Ainsi la crainte d’une dépossession de l’Etat
s’en trouverait largement atténuée dès lors qu’une telle évolution signifierait davantage un

12
redéploiement efficient qu’un recul du champs d’intervention de l’administration. Par
conséquent, l’évolution de l’administration par rapport à la notion de « projet », consacrant la
culture du résultat et de la responsabilité, pourrait constituer une solution aux politiques de
modernisation voulues par les différents gouvernements qui ont succédés à l’avènement de
l’alternance. Les objectifs d’efficacité et de transparence, qui guident le recours à des autorités de
régulation indépendantes, peut préfigurer la conjugaison de la légitimité représentative du
politique et la légitimité technocratique de l’administration, en atténuant l’opacité qui caractérise
le fonctionnement institutionnel plutôt que de la déplacer, en allégeant le poids des structures
étatiques et en imposant une mise à niveau de l’action administrative. Toutefois, le Maroc est
riche en enseignements quant à l’évolution vers une culture juridique rationnelle qui prétend le
mettre dans le chemin d’une modernité en phase avec l’impératif concurrentiel. Cette évolution
fut marquée par les textes formant le droit marocain de la concurrence, qui se confronte à des
obstacles liés aux mécanismes traditionnels de gouvernance. Cette réalité conforte la thèse de la
difficile transposition d’un droit de la concurrence issu d’un processus économique historicisé
sur un environnement économique en développement. Le substrat rationnel légal qui sous-tend le
droit de la concurrence finira-t-il par canaliser les structures traditionnelles ? Des indicateurs
assurent que la concurrence amènera à l’évolution institutionnelle et culturelle qui permettra la
modernisation administrative du Maroc. Ces indicateurs sont–ils suffisants ?

Omar Mahmoud BENDJELLOUN


Docteur en Droit et Financement du Développement, Université de Nice Sophia-Antipolis –
Institut du Droit de la Paix et du Développement
Doctorant à l’Institut des Etudes Politiques d’Aix en Provence

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