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Sous la direction de

Gilles CAMPAGNOLO
Jean-Sébastien GHARBI

Philosophie
économique
Un état des lieux

E
Collection -conomiques

Éditions Matériologiques
Sous la direction de

Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi

Philosophie économique
Un état des lieux

ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUES
Collection « E-conomiques »
materiologiques.com
Collection « E-conomiques »
dirigée par Gilles Campagnolo (CNRS)

Afin de combler la lacune béante entre une formalisation très spécialisée et sa


dénonciation problématique en sciences sociales, en particulier économiques, afin
de répondre aux interrogations nées de la crise économique, du malaise social,
de l’agitation politique, la collection « E-conomiques » ressaisit le réel à l’aune de
la pratique effective des sciences (observation, expérimentation, théorisation).
Elle présente des œuvres distinguant bons et mauvais usages de la raison pour
surmonter l’incompréhension tenace et réciproque entre acteurs de ces disciplines.
« E-conomiques » promeut dans ce but des travaux d’explicitation et de clarification
de l’économie et des sciences sociales  : sociologie, anthropologie, sciences
cognitives, neuro-économie, sciences politiques et juridiques. La tâche urgente
d’une philosophie, d’une épistémologie et d’une méthodologie dans l’entrelacement
de ces disciplines est encouragée. L’universalité de la science l’impose, l’urgence de
la crise l’exige. La collection « E-conomiques » la réalise.
Les publications de la collection « E-conomiques » fournissent aux spécialistes
et à un large public cultivé les éléments dépassionnés de débats intéressant au-
jourd’hui tant l’honnête homme que le professionnel.

Gilles Campagnolo & Jean-Sébastien Gharbi (dir.),


Philosophie économique. Un état des lieux
ISBN (papier) 978-2-37361-057-4
eISBN (PDF) 978-2-37361-058-1
ISSN 2427-4933
© Éditions Matériologiques, février 2017.
51, rue de la Fontaine au Roi, F-75011 Paris
materiologiques.com / contact@materiologiques.com
Conception graphique, maquette, PAO, corrections : Marc Silberstein.
Logo de la collection par Kaori Kasai (© Kaori Kasai).

DISTRIBUTION EBOOKS : Cairn, Numilog, etc.


DISTRIBUTION LIVRE PAPIER : Éditions Materiologiques

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou


partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français du
copyright, 6 bis, rue Gabriel-Laumain, 75010 Paris.
Philosophie économique, un état des lieux

Gilles CAMPAGNOLO et Jean-Sébastien GHARBI

Il faut aussi reconnaître qu’une surutilisa-


tion des mathématiques peut être un triste
moyen pour faire l’impasse sur des sujets qui
demeurent importants même si on ne peut
pas les mettre en équations. Les mathéma-
tiques ne sont donc pas l’unique « fondement »
de la science économique (Amartya Sen1).

L’
économie, comprise de façon très large comme l’étude et l’ana-
lyse des phénomènes économiques, implique toujours de faire
des choix. Elle implique d’abord de sélectionner les phénomènes
méritant attention. Elle requiert ensuite de choisir les outils théo-
riques pour traiter ces derniers. Elle mène enfin à réfléchir sur les
options retenues, car de tels choix ne sont jamais neutres. On sait, par
exemple, que Ricardo considérait la répartition des revenus comme
« le principal problème en économie politique2 », tandis que l’analyse
en termes d’équilibre général conduit à considérer la répartition des
revenus comme entièrement déterminée par les prix et les quantités
d’équilibre, et donc comme ne constituant pas à proprement parler
un « problème ». Aussi inévitables soient-ils, de tels choix ne sont pas
seulement méthodologiques ; ils enveloppent inséparablement tout

[1] Cette déclaration d’Amartya Sen est extraite d’une interview accordée au journal Le Monde
à la suite de la controverse en France sur la trop grande place accordée aux mathématiques
dans l’enseignement de l’économie (« La controverse française actuelle se retrouve dans de
nombreux pays », Le Monde, 31 octobre 2000). La lecture complète de l’interview montre
que Sen ne prend pas fait et cause en faveur des revendications étudiantes, mais adopte
une position nuancée, acceptant, d’une part, le fait que les mathématiques ne peuvent
pas rendre compte de tout, mais mettant, d’autre part, en avant leur pertinence et leur
force dans l’analyse économique.
[2] D. Ricardo, On the Principles of Political Economy and Taxation [1817], 1821, p. 1.
4
Philosophie économique

autant des engagements éthiques, épistémologiques et ontologiques3


– ce qui revient à dire qu’ils sont intrinsèquement philosophiques.
Or, très souvent, ces aspects ne sont pas abordés directement par les
économistes.
La philosophie économique s’intéresse précisément à ces ques-
tions dans la mesure où celles-ci obligent à discuter les théories éco-
nomiques, leurs structures, leurs sens, leurs implications et leurs
limites. La philosophie économique se définit comme la démarche
réflexive dans le champ d’interaction entre philosophie et économie.
Cette introduction aborde nombre de questions quant à ce qu’est la
philosophie économique, sa définition et sa caractérisation, et nous y
défendons des positions qui n’emporteront peut-être pas l’unanimité. La
philosophie économique est par essence un lieu et un sujet de débats.
Prenant acte de ce fait, consubstantiel à tout travail s’inscrivant dans
ce champ, nous prenons ici le parti d’ouvrir la discussion. Nos affir-
mations sont tout autant des questions que des réponses. Qui pour-
rait, d’ailleurs, prétendre définir absolument, ou même partiellement
circonscrire, la philosophie économique sans se référer, sous forme
interrogative, à la communauté des spécialistes de ce domaine et à ses
usages ? Par ailleurs, il va de soi que nous ne saurions prétendre dans
ce texte traiter de tous les sujets relatifs à la philosophie économique,
ni même à l’exhaustivité à propos des questions que nous abordons.
Nous entendons seulement contribuer à orienter le lecteur dans la
pensée, à l’instar de chacun des auteurs qui ont participé à ce volume.
Nous commençons par discuter l’articulation de la philosophie et
de l’économie (I), la dénomination du sous-champ disciplinaire auquel
renvoie l’expression « philosophie économique » (II), avant de nous
confronter aux difficultés de sa définition (III). Puis, nous fournissons
quelques éléments qui attestent l’intérêt grandissant de la commu-
nauté scientifique pour la philosophie économique au cours des der-
nières années (IV). Nous posons ensuite la question de la pertinence
de se référer à une tradition francophone de philosophie économique
(V). Enfin, nous abordons la question délicate, mais importante, de
la manière de découper et de baliser ce domaine de recherche (VI),
avant de présenter les chapitres rassemblés dans ce volume collectif,
que tous les éléments précédents visent à introduire de manière aussi
réflexive que possible (VII).

[3] Sur le concept d’« engagement ontologique », que nous utilisons ici librement, voir W.V.O.
Quine, Word and object, MIT Press, 1960.
5
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

I. L’articulation entre philosophie et économie


Une fois assignée au champ d’interaction entre philosophie et éco-
nomie, la formule « philosophie économique » reste à identifier afin
de préciser d’emblée ce qu’elle ne désigne pas, autrement dit à indi-
quer ce que la philosophie économique n’est pas et ne peut pas être.
L’expression « philosophie économique » peut ainsi facilement être
mal comprise et susciter un rejet aussi compréhensible que justifié,
si on la regarde comme : i) une mise sous tutelle ou une « annexion
épistémologique » de l’économie par la philosophie. Dans cette accep-
tion, le philosophe, tel un législateur de la science, fixerait a priori
le champ d’études de l’économiste, et limiterait ainsi à la fois ses
recherches, ses méthodes et ses conclusions ; ii) une philosophie appli-
quée à l’économie : une fois le travail proprement économique effectué,
le philosophe en tirerait, telle une conscience qui aurait jusque-là fait
défaut, un sens supposément inaccessible à l’économiste – aveugle ou
borné. L’économie serait encore subordonnée à la philosophie, cette
fois-ci a posteriori4 .
Le défaut commun à ces deux façons d’appréhender la « philosophie
économique », une « annexion » ou une « application », tient à l’extériorité
qu’elles supposent entre philosophie et économie. Dans ces deux cas,
la philosophie s’imposerait à l’économie depuis l’extérieur – au­trement
dit, elle imposerait à la démarche de l’économiste des considérations
qui ne seraient pas économiques. Pour être en mesure de donner un
sens à cette expression, il est donc essentiel que l’articulation de la
philosophie et de l’économie évite de faire de cette dernière une simple
vassale de la « science reine ».
Selon nous, l’économie dispose de méthodes et d’objets d’étude spé-
cifiques qui ne peuvent être normés de l’extérieur sans méconnaître
gravement leur objet. Une telle affirmation ne consiste pas à refu-
ser l’existence de questionnements transversaux, de problématiques
orthogonales – position difficilement tenable qui reviendrait à nier
que l’économique est une dimension de la vie humaine. Ici, et concer-
nant le rapport éventuel avec d’autres sciences, mis en avant par
certains contributeurs de cet ouvrage, nous retenons de l’économique
les dimensions qui relèvent de sa théorie, de sa méthode, de son his-

[4] Un risque inverse serait, au contraire, d’inféoder la philosophie à l’économie, sinon au plan
théorique (les concepts ne se laissant pas manipuler aisément) du moins en termes insti-
tutionnels (les forces en présence étant nettement en faveur de l’économie) : ce risque ne
serait donc pas de même nature que les deux autres. Pour autant, il est également à éviter.
6
Philosophie économique

toire conceptualisée (dans le temps de ses progrès éventuels) et de


sa « géographie notionnelle » pour ainsi dire. Elle entend seulement
insister sur la spécificité de l’analyse économique, sans pour autant
la couper de son contexte intellectuel, historique et social.
Pour exprimer la même idée de manière différente, il semble dif-
ficile de considérer que les discussions quant à ce qui peut constituer
un enrichissement de l’analyse économique, ainsi que les réponses
que l’on peut y apporter, puissent ne pas faire partie intégrante de la
démarche de l’économiste.
Loin d’interdire toute interaction entre philosophie et économie,
le refus de subordonner l’économie à la philosophie (autrement dit le
refus d’établir le philosophe en roi des sciences particulières) constitue­
en réalité un préalable nécessaire à leur association véritable. Le
refus de concevoir la relation entre l’économie et la philosophie dans
la démarche de philosophie économique comme une relation d’extério-
rité est en effet une condition nécessaire à l’existence d’une philoso-
phie économique qui évite d’instrumentaliser l’une au profit de l’autre
– et de minimiser, voire d’omettre, les perspectives de la discipline
instrumentalisée.
Ce même refus conduit à définir la philosophie économique comme
le travail conceptuel que l’économiste lui-même doit accomplir dans sa
pratique, à affirmer le besoin et même la nécessité que le philosophe
se fasse économiste ou que l’économiste se fasse philosophe, de sorte
que le travail d’analyse économique (qu’il s’agisse de son propre travail
ou de la discussion de celui d’autres personnes) soit dans le même
mouvement philosophique.

II. Le choix des mots : comment appeler


l’interaction entre philosophie et économie ?
La littérature use d’un certain nombre de formulations pour dési-
gner le champ d’interaction entre philosophie et économie. Il est per-
tinent de revenir sur les principales, et les plus souvent rencontrées,
à savoir : « économie et philosophie », « philosophie de l’économie »,
« méthodologie économique », « épistémologie économique », « écono-
mie philosophique » et, bien entendu, « philosophie économique ». Dans
cette section, nous débattons de chacune de ces formules en présentant
les raisons qui nous conduisent à préférer la dernière.
Il pourrait paraître étrange d’aborder la question de la dénomina-
tion d’un champ théorique avant d’en avoir fourni une définition et
ainsi avant d’en avoir précisé le contenu. Au contraire : l’effort lexico-
7
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

logique aide à déterminer la caractérisation, voire à s’approcher d’une


définition. Nous tentons donc de montrer que cette discussion tient
pour l’essentiel à la manière d’articuler philosophie et économie et
qu’elle s’avère par conséquent un préalable aux questions de définition
de ce champ de recherche.
Économie et philosophie. Cette dénomination est une transpo-
sition de l’anglais « economics and philosophy » et elle fait évidemment
écho au titre d’une revue majeure dans le domaine. L’importance
éditoriale de cette expression ne suffit toutefois pas à résoudre notre
problème de dénomination. La conjonction « et » peut en effet être
comprise de deux façons fort différentes.
La première, extrêmement large, engloberait tout ce qui tombe
soit dans le champ de l’économie, soit dans le champ de la philosophie
(en termes d’ensembles, c’est la forme « A , B », où A et B désigne-
raient respectivement la philosophie et l’économie). Cette première
compréhension de « philosophie et économie » constituerait une façon
très inadéquate de désigner la pratique du champ d’interaction entre
philosophie et économie. À ce compte, en effet, il n’y aurait aucune
raison d’en exclure l’Esthétique de Hegel5…
La seconde façon de comprendre ce « et » correspondrait au sens que
lui donne la logique des prédicats lorsque l’on écrit « A & B » (ou en
termes d’ensembles : « A + B »). On renverrait de la sorte seulement
à l’intersection du domaine de la philosophie avec celui de l’écono-
mie. Si elle semble plus à même de désigner la pratique des travaux
articulant philosophie et économie, cette seconde compréhension de
l’expression « économie et philosophie » conduirait à ce que la philo-
sophie puisse apparaître comme un espace thématique, plutôt que
comme une activité.
Surgit encore, au travers de cette seconde acception, la question de
la frontière du domaine. Le même raisonnement qui faisait écarter
l’Esthétique de Hegel du champ conduira à affirmer, par exemple, que
les travaux de philosophie politique ne tombent pas tous dans le champ
de l’« économie et philosophie », ce qui nécessite d’admettre qu’il faut
évaluer au cas par cas ce qui relève ou pas de ce domaine de recherche.

[5] G.W.F. Hegel, Esthétique, tr. fr., 2 vol., Livre de Poche, 1997. On trouve bien entendu chez
Hegel des éléments proprement du ressort de la philosophie économique dans son œuvre
(par exemple, les § 189-208 de ses Principes de la philosophie du droit, tr. fr. PUF, 3e éd.
2013, p. 357-374).
8
Philosophie économique

En outre, des esprits tatillons pourraient demander si le fait de


mentionner l’économie avant la philosophie dans ce cas n’est pas déjà
la marque d’un privilège accordé à l’économie, réduisant à un rôle
seulement instrumental la philosophie – tandis que l’ordre inverse
« philosophie et économie », qui à notre connaissance n’apparaît pas
dans la littérature, créerait seulement le souci exactement inverse.
Philosophie de l’économie6. Là encore, l’expression est lar­gement
utilisée dans la littérature anglo-saxonne (sous la forme « philosophy of
economics » donc). Les travaux rassemblés sous l’intitulé « philosophie
de l’économie » relèvent pour l’essentiel de la philosophie des sciences7,
présentant la philosophie de l’économie comme une spécification de
la philosophie des sciences sociales. L’une des implications que porte
cette appellation est de concevoir l’économie à titre de simple objet
d’étude, parfois comme un objet d’étude a posteriori. De là à dire que
la « philosophie de l’économie » présuppose l’extériorité de la philoso-
phie à l’économie, ce que nous avons pensé devoir présenter comme un
risque à éviter dans la section précédente, il y a un pas qui, certes,
n’est pas franchi de manière explicite et revendiquée par la plupart
des auteurs qui rangent leurs travaux sous cette appellation.
Le débat a été nourri sur la place de cette appellation. Ainsi, après
avoir noté que l’expression « philosophie de l’économie » décrit très bien
certains travaux des philosophes intéressés par l’économie et des éco-
nomistes intéressés par la philosophie, Erik Angner8 défend l’idée que
cette expression a aussi des défauts. Elle suggère, d’une part, que les
travaux en question sont toujours « de seconde main (derivative) » au
sens où ils porteraient sur les travaux déjà effectués par les écono-
mistes et, d’autre part, que la plus grande partie de ce travail est effec-
tué par des philosophes et en adoptant la perspective de la philosophie.

[6] De manière surprenante, le livre de S.-C. Kolm intitulé Philosophie de l’économie (Seuil,
1986) utilise presque exclusivement la formule « philosophie économique » dans le corps
de l’ouvrage (voir notamment le titre de son introduction : « La philosophie économique :
un acte de naissance », p. 7). On aurait donc tort de compter Kolm parmi les défenseurs
de l’expression « philosophie de l’économie ».
[7] Voir D. Ross & H. Kincaid, « Introduction : The New Philosophy of Economics », in D. Ross
& H. Kincaid (eds.), The Oxford Handbook in Philosophy of Economics, Oxford University
Press, 2009, p. 3-32.
[8] E. Angner, « In Defense of “Philosophical Economics” », #PhilosophicalEcon Blog, 18 août
2015. Ce billet de blogue discute du sens des expressions « philosophy of economics » et
« philosophie économique » (en français dans le texte) avant de conclure que la formule
« économie philosophique [philosophical economics] » lui semble mieux rendre compte des
travaux – nous y revenons plus bas.
9
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

Argumentant contre le fait d’utiliser l’expression « philosophie de


l’économie » pour désigner l’ensemble des travaux se situant à l’inter-
section de la philosophie et de l’économie, Cyril Hédoin9 note qu’une
partie non négligeable des travaux de ce champ ne relève pas de la
philosophie des sciences. Par exemple, la célèbre controverse « Égalité
de quoi ? » initiée par l’article éponyme de Sen10 , dont l’impact fut
profond sur les théories économiques de la justice, ne relève pas de la
philosophie des sciences – à l’exception notable de la question géné-
rique et plus ancienne de savoir si l’économie peut être rigoureuse sur
le plan scientifique tout en étant normative.
Méthodologie économique. Une fois encore, cette formule
est une transposition de l’anglais (« economic methodology »), qui
se rencontre presque aussi souvent que « philosophy of economics »
dans la littérature de langue anglaise. Toutefois, la transposition en
français est assez déroutante. En effet, le terme « méthodologie » est
classiquement utilisé dans les débats scientifiques en français pour
désigner la méthode (littéralement, la démarche adoptée). En écono-
mie, le terme « méthodologie » peut renvoyer, si on lui donne son sens
le plus restreint, à la seule façon dont les paramètres d’un modèle ont
été calibrés (ce sens paraît d’ailleurs assez largement dominant dans
l’usage) ou, si on lui donne le sens le plus large possible, aux aspects
épistémologiques qui fondent le travail de recherche en question. Dans
les deux cas, nombre d’aspects paraissent inadéquats à la pratique
effectuée au sein du champ disciplinaire visé ici.
Dans son sens le plus restreint et le plus fréquent, on peut légiti-
mement se demander ce qui relève directement de la philosophie éco-
nomique dans le fait d’expliquer, par exemple, qu’un paramètre a été
fixé à 0,5 parce qu’il s’agit de la moyenne des valeurs de cette variable
sur un échantillon ou parce que c’est la valeur qui donne le meilleur
taux de corrélation dans un travail économétrique. Dans son sens le

[9] C. Hédoin, « “Philosophy of Economics” or “Philosophical Economics” », Bargaining Game,


19 août 2015. Ce billet de blogue défend l’idée que les travaux à l’intersection de la philoso-
phie et de l’économie sont susceptibles d’appartenir à quatre catégories non mutuellement
exclusives : l’analyse économique de questions philosophiques, la méthodologie économique
(economic methodology), l’ontologie de l’économie et les investigations philosophiques sur
des sujets économiques. Il conclut en exprimant sa préférence pour la formule « économie
et philosophie (economics and philosophy) » pour désigner l’ensemble des travaux tombant
dans ces catégories.
[10] A.  Sen, « Equality of what ? », in S.M. Mc Murrin (ed.), The Tanner Lectures on Human Values, vol. 1,
University of Utah Press, 1980, p. 195-220.
10
Philosophie économique

plus large, on voit en revanche très bien en quoi cela peut relever de
la philosophie économique, mais l’usage du terme « méthodologie » en
lieu et place d’« épistémologie » ne peut laisser d’interroger11.
Cette étrangeté tient au fait que les termes « épistémologie » (en
français) et « epistemology » (en anglais) ne désignent pas les mêmes
choses. Le terme « épistémologie » renvoie à la philosophie des sciences
et désigne ainsi « l’étude critique des principes, des hypothèses et des
résultats des diverses sciences, destinée à déterminer leur origine
logique (non psychologique), leur valeur et leur portée objective12 ».
Le terme « epistemology » renvoie quant à lui à la théorie de la
connaissance13 qui se concentre par exemple sur des questions comme
« Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes de la connais-
sance ? » ou « Quelles sont les sources de la connaissance ? ». Il fallait
donc trouver un autre vocable en anglais pour désigner la philosophie
des sciences à proprement parler et le terme « methodology » a en partie
rempli ce rôle14 .
Pour conclure quant à la « méthodologie », il paraît alors qu’une
fois explicitée la raison de l’étrangeté de l’expression « méthodologie
économique » pour désigner le champ d’interaction entre philosophie
et économie, elle rencontre exactement les mêmes limites et les mêmes
difficultés que « philosophy of economics ».
Épistémologie économique. Les remarques que nous venons
de faire sur la différence de sens entre les termes « épistémologie » et
« epistemology » suffisent à comprendre que l’expression « épistémologie
économique » n’est pas une traduction de l’anglais. Dans la mesure où
elle renvoie exactement au même domaine de recherche que la « phi-

[11] On trouve un exemple notable d’usage de l’expression « méthodologie économique » en fran-


çais et pour désigner ce que l’on appellerait plus usuellement « épistémologie » avec l’ouvrage
important de G.-G. Granger, Méthodologie économique, PUF, 1955. Toutefois, si l’on tient
compte du fait que Granger fut l’un des principaux artisans de l’introduction de la philoso-
phie analytique (de tradition anglophone) en France, le choix de transposer cette expression
semble moins surprenant. Le cas de l’ouvrage plus récent de C. Mouchot, (Méthodologie
économique, Seuil, 2003 [1996]) peut sans doute être pris comme un signe de la grande
influence de la littérature de langue anglaise sur les débats contemporains en français.
[12] A. Lalande (dir.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, entrée « Épistémo-
logie », PUF, 2002 [1926], p. 293.
[13] M.  Steup, « Epistemology », in E.N. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy
(Spring 2014 Edition), 2014.
[14] On peut aussi penser au titre du célèbre essai de M. Friedman, « The Methodology of
Positive Economics », in M. Friedman, Essays in Positive Economics, University of Chicago
Press, 1953, p. 3-43.
11
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

losophy of economics » et que la « methodology of economics », lorsque


cette formule est utilisée pour désigner l’ensemble du champ d’interac-
tion entre philosophie et économie, elle tombe sous le coup des mêmes
critiques. En particulier, celle d’exclure certains travaux reconnus
comme relevant de cette interaction puisqu’en français, l’épistémologie
n’épuise pas la philosophie.
D’autres traditions opérèrent, jouant un rôle d’influence ou de
contrepoint par rapport à l’expression française dans la répartition
sémantique des domaines d’étude : le lexique français se posa (et s’op-
posa) ainsi longtemps aux termes allemands qui qualifiaient à dif-
férents titres la discipline économique au sein des « sciences de l’es-
prit » (Geisteswissenschaften). Les concepts de Sozialwissenschaften
(« sciences sociales ») et de Staatswissenschaften (« sciences politiques »
ou plus précisément « sciences de l’État ») se confondaient ou se recou-
paient (alors même qu’État et société civile se distinguaient) dans un
champ qu’il appartenait à l’Erkenntnislehre d’éclairer quant à la théorie
de la connaissance. Ni « épistémologie » en français, ni « epistemology »,
ni même « social epistemology » ne traduisent exactement la nature de
cette tradition15. Autour de 1900, lorsque l’épistémologie se constitua
comme telle, les agencements scientifiques varièrent donc en fonction
des nuances apportées par le trio anglais/français/allemand, le traite-
ment de l’objet de l’enquête en théorie de la connaissance portant, dans
la veine allemande, sur le cadre « des sciences sociales en général et de
la science économique en particulier », conformément à l’expression du
titre même de l’ouvrage-clef du conflit des méthodes (ou Methodenstreit),
le volume de 1883 de Carl Menger16. La reprise de l’évolution des dis-
putes académiques du conflit des méthodes dans la formation de l’épis-

[15] « Erkenntnislehre » se traduit précisément par « théorie de la connaissance ». La locution


nominale rendant le terme composé allemand peut se remplacer par le terme plus technique
« gnoséologie » (qui facilite la composition de l’adjectif pour rendre erkenntnistheoretische :
gnoséologique). L’usage courant du terme allemand se distingue de l’usage savant ; il s’y
trouve moins l’idée d’un savoir que d’une « reconnaissance » (comme lorsque l’on reconnaît
quelque chose à un trait qui suscite un souvenir). Le sens scientifique fut illustré par la
revue Erkenntnis. La discipline préfigura initialement une épistémologie qui apparaît à
peine plus tardivement dans la recherche sur les méthodes, dans les débats de philosophes
« de profession » et d’économistes comme Carl Menger et Gustav Schmoller. Si le sens revêt
une signification un peu différente du français « épistémologie », c’est qu’en anglais « epis-
temology » a évolué sous l’effet de la philosophie analytique et/ou vers une épistémologie
sociale. Ces nuances laissent leur marque dans la postérité et dans le lexique.
[16] C. Menger, Untersuchungen über die Methode der Socialwissenschaften und der politischen
Ökonomie insbesondere, tr. fr. Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en
économie politique en particulier, Éditions de l’EHESS, 2011 [1883].
12
Philosophie économique

témologie économique peut à cet égard apparaître, dans sa partie consa-


crée spécifiquement à la science économique, comme partie d’une forme
anticipée du projet plus large d’une « philosophie économique ».
Il est important de mentionner que, dès lors qu’on n’entend pas ras-
sembler la totalité des travaux du champ d’interaction entre philosophie
et économie sous cette appellation d’« épistémologie économique », et sitôt
qu’on la comprend comme renvoyant à un sous-ensemble de ce domaine
de recherche, l’usage de cette appellation est tout à fait légitime17.
Économie philosophique. Cette expression est la traduction de
l’expression anglophone « philosophical economics ». Sa place dans la
littérature nous paraît rester assez marginale.
Dans leur Traité de philosophie économique, Alain Leroux et Alain
Marciano18 appellent de leurs vœux une « économie philosophique »
qu’ils présentent non comme renvoyant à un sous-champ thématique,
mais comme faisant référence à l’utilisation d’un certain type d’ou-
tils conceptuels – de manière analogue à la façon dont l’« économie
mathématique » fait usage des mathématiques pour développer
ses analyses dans tous les sous-champs thématiques relevant de
l’économie. Il s’agirait donc pour les économistes de maîtriser un voca-
bulaire neuf et une conceptualisation nouvelle, comme ils l’ont fait
des mathématiques19. Leroux et Marciano considèrent toutefois que
l’existence d’une telle « économie philosophique » relève actuellement
de l’utopie tant « la culture philosophique de l’économiste est souvent
réduite à sa plus simple expression20 ».
Le principal argument avancé par Angner pour défendre l’idée
que l’expression « économie philosophique » serait le meilleur candidat
pour désigner le domaine d’interaction entre philosophie et économie
est qu’elle ne donne pas (contrairement à « philosophy of economics »)
l’impression qu’il s’agit toujours de travaux « de seconde main (deriva-
tive) » – raison pour laquelle il juge cette formule « plus adéquate sur
le plan descriptif 21 ». Par ailleurs, il note le fait que cette formulation

[17] Il en va, par exemple, ainsi lorsque Granger signe le premier chapitre d’une massive
encyclopédie économique (2 volumes pour près de 2 200 pages en tout) en l’intitulant
« Épistémologie économique », in X. Greffe, J. Mairesse & J.-L. Reiffers (dir.), Encyclopédie
économique, Economica, vol. 1, 1990, p. 7-24.
[18] A. Leroux & A. Marciano (dir.), Traité de philosophie économique, De Boeck, 1999.
[19] Voir notamment R. Weintraub, How Economics became a Mathematical Science, Duke
University Press, 2002.
[20] Leroux & Marciano (dir.), Traité de philosophie économique, op. cit., p. 8.
[21] Angner, « In Defense of “Philosophical Economics” », op. cit.
13
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

n’exclut pas par définition une partie des travaux reconnus comme
appartenant à ce champ de recherche.
En dépit des arguments précédents, l’expression « économie philoso-
phique » présente, selon nous, le défaut majeur de donner l’impression
que le champ d’interaction entre philosophie et économie puisse n’être
qu’un sous-champ thématique de l’économie, comme le sont l’économie
publique ou l’économie industrielle. Alors même que la philosophie
est et se doit d’être activité (au sens fort du mouvement de l’esprit
qui ne cesse d’interroger et de s’interroger). Il serait donc maladroit
de laisser penser que la focalisation sur un objet ou un type d’objets
spécifiques puisse suffire à faire que l’économie soit « philosophique ».
Philosophie économique. La dernière tournure que nous recen-
sons, et qui a notre préférence, offre l’avantage d’exister dans la lit-
térature de langue française22 aussi bien que dans celle de langue
anglaise23 – bien qu’elle soit nettement moins fréquente dans cette der-
nière. De plus, elle n’est pas susceptible d’entraver la communication
avec d’autres traditions, entre autres avec la tradition germanique.
Selon nous, parler de « philosophie économique » présente l’avantage
d’éviter toute (hypo)thèse sur une extériorité de la philosophie et de
l’économie. D’un côté, l’économie n’y est pas un objet pour la philoso-
phie, mais encore elle fait intrinsèquement partie du mouvement de
questionnement et de réflexion ; d’un autre côté, cette philosophie étant
de part en part « économique », elle n’intervient pas à titre secondaire,
ou dans un second temps, par rapport à ses objets. Ajoutons que cette
expression ne donne à nos yeux aucune préséance à la philosophie, ici
tout entière « économique », écartant l’idée qu’il s’agirait d’un champ de
recherche incombant prioritairement ou principalement au philosophe.
Angner24 affirme que le fait d’utiliser « économique » comme qua-
lificatif donne l’impression que, par « philosophie économique », on
désigne un type de philosophie particulier, comme dans les expres-
sions « philosophie analytique » ou « philosophie continentale ». Selon
lui, l’expression « philosophie économique » pourrait laisser penser
qu’une telle démarche est uniquement le fait de philosophes et qu’elle
tombe entièrement dans le champ de la philosophie, alors que de
nombreux travaux relevant de l’interaction entre philosophie et éco-

[22] P. Mardellat, « Qu’est-ce que la philosophie économique ? », in P. Mardellat (dir.),


Philosophie économique, numéro spécial des Cahiers d’économie politique, 65, 2013, p. 7-35.
[23] J. Robinson, Economic Philosophy, Penguin, 1962.
[24] Angner, « In Defense of “Philosophical Economics” », op. cit.
14
Philosophie économique

nomie sont le fait d’économistes qui ne conçoivent pas leurs recherches


comme purement philosophiques.
Nous nous opposons formellement à réserver à l’une des deux
familles, économistes ou philosophes, le champ de la « philosophie
économique ». C’est l’activité d’une communauté constituée des uns et
des autres qui met le mieux en évidence que la crainte de la subordi-
nation d’une discipline à l’autre a peu lieu d’être, en particulier dans la
tradition française dont nous discutons ici le lexique. Comme l’annexe
« Éléments pour servir à une histoire de la philosophie économique
francophone » le montre, cette tradition y a fourni au contraire un lieu
d’expression tout à fait adéquat. Et de fait, on y a utilisé la formulation
que nous retenons à notre tour comme la plus adéquate.
Pour autant, et bien que nous marquions donc clairement notre
préférence pour la dernière des expressions présentées dans la dis-
cussion de cette section, on voit qu’aucune d’entre elles ne s’impose
d’elle-même et qu’il est possible de trouver des arguments contre cha-
cune. Toutes apparaissent ainsi inadéquates en quelque manière à
rendre compte exhaustivement du champ de recherche extrêmement
riche qu’elles entendent désigner. Pour clore cette discussion, il nous
semble pouvoir simplement en revenir au fait que les mots du lexique,
et les éléments de langage en général, prennent sens seulement par
leur usage au sein d’une communauté. S’il est évident que l’on peut
préférer l’une des formules aux autres, l’essentiel demeure moins de
déterminer quelle expression décrit le mieux la pratique d’un auteur
ou d’une communauté, que d’identifier la parenté (qui ne va pas tou-
jours de soi) entre les approches se revendiquant de l’une ou l’autre.

III. À propos de la définition de la philosophie économique


Proposer une définition de la philosophie économique, quand les
définitions de la philosophie25 aussi bien que de l’économie26 sont elles-
mêmes sujets de débats et de controverses, relève évidemment de la
gageure. Le défi est d’autant plus grand qu’une définition consiste
moins à décrire qu’à délimiter, et donc par construction à enfermer

[25] La question de la définition de la philosophie est une question éminemment philoso-


phique et cela explique qu’au-delà de la référence étymologique convenue à l’« amour de
la sagesse », on ne trouve pas une, mais des définitions de la philosophie. Il y a autant de
définitions de la philosophie que de manières de faire de la philosophie.
[26] À ce sujet, on pourra, entre autres, se référer à R.E. Backhouse & S.G. Medema,
« Retrospectives : On the Definition of Economics », Journal of Economic Perspectives,
23(1), 2009, p. 221-234.
15
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

l’objet de l’étude dans des bornes – qui sont toujours discutables.


Caractériser la philosophie économique, c’est-à-dire décrire les
éléments permettant de la reconnaître, semble alors constituer une
alternative à la fois plus modeste et plus aisée à réaliser.
La philosophie économique doit éviter deux écueils opposés. Le pre-
mier est que la philosophie économique ne doit pas devenir « une sorte
de “trou noir” épistémologique27 » qui finirait, de proche en proche,
par absorber toutes les sciences humaines et sociales, ou même toute
l’économie (ou toute la philosophie). L’interdisciplinarité constitutive
de la philosophie économique rend extrêmement tentant de considérer
que tout ce qui se trouve au voisinage de ce champ de recherche en
fait, en quelque façon, déjà partie. Mais l’intrication des questions
relevant des sciences humaines et sociales, d’une part, et la plura-
lité des approches disciplinaires centrées sur l’homme (anthropolo-
gie, psychologie, sociologie, économie, etc.), d’autre part, pourraient
rapidement faire perdre toute spécificité à l’idée même de philosophie
économique. Déterminer, c’est constater des divergences, manifester
des contrastes, opposer des notions. Définir, c’est exclure, bref « nier »28.
L’ouverture de la philosophie économique ne doit pas être absolue sous
peine de s’autodissoudre.
L’autre écueil, par symétrie, est à l’évidence celui de fermer ce
champ. D’une part, il doit être extrêmement vaste afin de pouvoir
aborder les thématiques des économistes considérées dans toute leur
diversité (macro- et micro-économie, finance, économie publique, poli-
tique économique, etc.). Il serait en effet à la fois réducteur et théo-
riquement dommageable de restreindre la philosophie économique à
la seule étude des fondements, par exemple, de l’économie publique.
D’autre part, il est essentiel que ce champ de recherche ait la
capacité théorique de suivre les évolutions à venir de l’économie.
Contrairement à ce qui est parfois avancé, pour le lui reprocher, la
discipline académique qu’est l’économie a en effet beaucoup évolué au
cours des cinquante dernières années. On peut penser, entre autres,
à l’introduction des asymétries d’information, qui a conduit à la « nou-
velle microéconomie » et à la reconnaissance de la théorie des jeux 29.

[27] Pour reprendre ici une mise en garde souvent formulée par Claude Gamel.
[28] Ce que la philosophie a exprimé par « omnis determinatio est negatio », et inversement, met-
tant au premier plan une homologie de la négation et de la détermination des caractères.
[29] La théorie des jeux fait aujourd’hui indiscutablement partie de l’économie. Tout économiste
a entendu parler des travaux fondateurs que sont : J. von Neumann, « A Model of General
Equilibrium », Review of Economic Studies, 13, p. 1-9, 1946 [1938] ; O. Morgenstern &
16
Philosophie économique

L’introduction d’une dimension véritablement expérimentale en éco-


nomie (que ce soit en économie expérimentale, précisément, ou en
neuro-économie) a porté l’intérêt grandissant pour l’économie compor-
tementale (cette « behavioral economics » se différenciant alors d’un
« béhaviorisme » plus ancien). Par ailleurs, les changements introduits
par le traitement informatique des bases de données ont révolutionné
les méthodes économétriques, la modélisation et la simulation. À partir
de l’après-guerre, l’extension de l’usage des simulations Monte-Carlo
a conduit, de proche en proche, à la simulation contemporaine dans
les sciences sociales et en économie en particulier. Pour cette raison,
la « philosophie de l’informatique » concerne également la philosophie
économique 30 . Bien qu’il soit impossible de prédire l’évolution de la
discipline, il importe d’adopter une caractérisation de la philosophie
économique qui lui permette de s’y adapter.
Dans cette section, nous défendons par conséquent l’idée que la phi-
losophie économique doit, un peu paradoxalement, se définir comme
« ouverte » – sous peine de réduire, et peut-être de totalement manquer,
son objet. Pour soutenir cette position, nous abordons, dans un pre-
mier temps, les relations de la philosophie économique avec la théorie
économique (1), dans un deuxième temps la question du pluralisme
en philosophie économique (2), enfin la relation entre philosophie éco-
nomique et histoire de la pensée économique (3).
III.1. Philosophie économique et théorie économique
En vue de définir, ou au moins de caractériser, la philosophie écono-
mique, interroger sa relation à la théorie économique est la première
étape : la philosophie économique serait-elle seulement un intitulé
prétentieux pour parler de théorie économique31 ? Si, au contraire, et

J. von Neumann, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton University Press,
1953 [1944] et J. Nash, « Non-cooperative games », Annals of Mathematics, 54, 1951, p. 286-
295. On peut d’ailleurs ajouter à cela que John Nash, Reinhard Selten et John Harsanyi
en 1994, puis Robert Auman et Thomas Schelling en 2005 ont reçu le Prix de la Banque
de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, souvent appelé par raccourci « Prix Nobel d’écono-
mie », pour leurs travaux en théorie des jeux. Toutefois, c’est incontestablement la prise
en compte des asymétries d’informations, notamment à la suite du célèbre article de G.
Akerlof (« The Market for “Lemons” : Quality Uncertainty and the Market Mechanism »,
Quarterly Journal of Economics, 84(3), 1970, p. 488-500) qui a conduit les économistes à
s’intéresser massivement aux questions d’interactions stratégiques.
[30] Voir notamment F. Varenne, Du modèle à la simulation informatique, Vrin, 2007.
[31] Patrick Mardellat commence son article « Qu’est-ce que la philosophie économique ? » (op.
cit.) en posant cette même question.
17
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

comme on peut s’y attendre, la philosophie économique se distingue


radicalement de la théorie économique, quelles sont leurs relations ?
Notons que les théoriciens de l’économie ne pratiquent pas tous une
analyse philosophique de leur propre activité, tant s’en faut. Ils n’ont
d’ailleurs pas nécessairement à le faire dans le cadre de leur activité
théoricienne – comme on ne demande pas à un physicien de la matière
de se prononcer en expert sur les méthodes de mesure statistique
qu’il emploie pourtant usuellement. L’histoire comme l’épistémologie
s’éloignent souvent des préoccupations des théoriciens de l’économie.
Et faire grief à ces derniers du fait qu’ils ne s’emploient pas toujours
à étudier eux-mêmes ces aspects serait indu. En revanche, le rejet
systématique des enquêtes relevant de la méthodologie ou de l’histoire
à propos des théories économiques serait, quant à lui, inacceptable
et il les démarquerait absolument de ce qui se passe dans les autres
communautés scientifiques, tout comme de ce qui a eu lieu dans le
passé de leur propre discipline.
Or, tout travail d’analyse économique repose sur des choix, nous
l’avons relevé dès les premières lignes de cette introduction. Et ils
ont tous des implications qui influent non seulement sur les réponses
apportées aux questions posées dans la pratique scientifique, mais
encore sur ces questions mêmes – car la possibilité de les formuler en
dépend. C’est ce que nous avons appelé, d’un terme qui mérite sans
doute d’être développé, des engagements éthiques, épistémologiques
et ontologiques. Le propos est de discuter la prétention à la neutralité
de la théorie, c’est-à-dire de rappeler que tout cadre théorique impose
une perspective qui est à la fois éclairante sur certains points et limi-
tante sur d’autres, ne permettant pas de prendre en compte toutes les
perspectives en même temps.
Par exemple, l’approche de Marx, en fondant toute valeur éco-
nomique sur le travail, amène à présenter la plus-value comme un
« détournement » par le capitaliste de ce qui revient en droit au tra-
vailleur32. Après le tournant marginaliste, l’approche néoclassique,
qui fonde la micro-économie contemporaine, a considéré la valeur d’un
bien comme le résultat de l’offre et de la demande (conduisant à un

[32] La littérature explicite sur le sujet abonda : elle ne fut d’ailleurs pas nécessairement
marxiste, mais l’influence du point de vue « réformiste » (sous diverses appellations his-
toriques) s’y fit sentir avec un grand succès à partir du milieu du XIXe siècle jusqu’à
aujourd’hui. Dans cette gigantesque littérature, il n’est pas de titre plus explicite que celui
de l’ouvrage historiciste d’A. Menger, Das Recht auf den vollen Arbeitsertrag in geschichtli-
cher Darstellung, tr. fr. Le Droit au produit intégral du travail, Giard et Brière, 1900 [1886].
18
Philosophie économique

ajustement en termes de prix et de quantités)33. Une question naïve,


mais bien naturelle, consiste à demander laquelle des deux approches
« a raison ». Répondre à cette question est ardu et la raison en est que
la réponse n’a rien de factuel. Elle suppose de refuser certains (au
moins) des présupposés de l’une ou de l’autre théorie34. Les conceptions
concurrentes de la valeur mises en jeu impliquent des engagements
philosophiques différents, et même incompatibles. Accepter ou refuser
la théorie marxienne de la valeur-travail, c’est notamment déjà avoir
fait des choix en termes éthiques (les fruits du travail appartiennent-ils
en droit au travailleur ?), épistémologiques (peut-on avoir une connais-
sance scientifique de la valeur ?) et ontologiques (la valeur existe-t-elle
indépendamment des choix subjectifs des individus ?).
Toute théorie, dès lors qu’elle entend rendre compte d’une dimen-
sion du monde humain (et par conséquent toute théorie économique),
fait corps avec une vision du monde. Mettre en évidence la vision du
monde associée à une théorie, autrement dit ses présupposés, situés
le plus souvent dans son point aveugle, est l’un des rôles de la philo-
sophie économique. Ce point, discuté par Max Weber à propos de la
gigantomachie des valeurs implicites aux options de la vie sociale et
de la théorie économique, n’exclut pas pour autant de déterminer la
science comme « neutre en valeur » (wertfrei). Au contraire, le même
auteur affirme que ces considérations impliquent moins de rejeter la
neutralité de la théorie que de déterminer précisément le domaine de
cette dernière, ce sur quoi elle a prise, ce en quoi elle permet tel ou
tel type de questionnement. Bref il s’agit de définir la théorie car s’il
n’appartient point à l’économiste de prendre parti, il importe que le
philosophe éclaire les partis nécessairement pris.
Alors que la théorie économique se focalise sur les conclusions que
la mise en relation de ses concepts permet d’atteindre (prenant les
concepts comme des outils, et non comme des sujets de réflexion), la
philosophie économique s’intéresse, quant à elle, aux concepts eux-
mêmes, à la façon dont ils s’articulent les uns avec les autres et à leurs
corollaires non explicités. Il n’est certes pas nécessaire que ce travail

[33] Nous simplifions beaucoup les positions de Marx et des néoclassiques sur un sujet à la
fois important et complexe. Une présentation détaillée risquerait de nous faire perdre de
vue l’objectif présent de mettre en évidence que tout positionnement théorique implique
des engagements – cet aspect ne tient en aucune façon à nos présentations forcément
lapidaires et, pour cette raison, discutables.
[34] Dans la mesure où l’on peut également défendre qu’elles ont toutes les deux tort, à des
titres distincts.
19
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

d’analyse philosophique soit fait par une autre personne que celle qui
utilise une théorie ou même qui la met en place. Il n’est même pas néces-
saire que cette démarche soit effectuée dans un second temps – comme
si la théorie devait être établie d’abord et passée au crible de l’analyse
philosophique ensuite. Toujours est-il que la philosophie économique
soumet l’analyse économique et ses concepts à une autre forme d’ana-
lyse – c’est cette altérité qui fait parfois considérer, à tort, que ce second
niveau d’analyse ne fait sens que dans un second temps. Parce qu’elle
se donne la théorie économique (les théories économiques, devrait-on
dire), comme objet, la philosophie économique connaît d’emblée la même
extension que le champ disciplinaire entier de l’économie : tout ce qui
entre dans le champ de l’économie peut être un sujet d’analyse pour la
philosophie économique. La philosophie économique se loge ainsi au
cœur des théories économiques, sans pour autant s’identifier à elles.
La question se pose alors de savoir si la description que nous venons
de donner de la philosophie économique n’implique pas de nier aux
théories économiques toute forme de scientificité. Bref, le relativisme
se déduit-il de notre position ? Si l’économie, en tant qu’elle s’énonce
sous forme de théories, est traversée de part en part de valeurs (parfois
non explicitées), en quoi peut-elle se présenter comme une discipline
scientifique, et non comme un simple discours parmi tant d’autres ?
Une explicitation de ces valeurs en jeu, une axiologie telle qu’avait
donc pu en débattre Max Weber, s’impose pour écarter la tentation
d’un usage inconsidérément critique de la philosophie économique
(qui consisterait à dénoncer l’économie comme une imposture). Au
contraire, prendre en considération la théorie économique tout entière
au regard des valeurs sous-jacentes, bref répondre à l’exigence d’une
philosophie économique critique au sens d’un départ entre les usages
de la raison, montre combien nous tenons la théorie pour fondamen-
tale. La référence à Weber le rappelait ci-dessus. Enfin, si la nature
même de la philosophie conduit à une suspension du jugement, au
nom de la rigueur de la pensée, elle s’oppose à toutes les formes de
relativisme, du « psychologisme » au « culturalisme ».
L’idée inverse, à savoir que l’économie puisse être strictement
positive, c’est-à-dire qu’on puisse la purifier de tout jugement de
valeur (subjectif, et par principe discutable) conviendrait-elle mieux
à notre caractérisation ? Une telle position a été avancée par Milton
Friedman35. Pour être plus précis, Friedman distingue entre économie

[35] Friedman, « The Methodology of Positive Economics », op. cit.


20
Philosophie économique

« positive » (qui traite de « ce qui est », autrement dit des « faits ») et une
économie « normative » (qui traite de « ce qui doit être », au­trement dit
des « valeurs »)36 . Une fois la théorie « positive » distinguée de l’axiolo-
gie, Friedman enjoint aux économistes d’abandonner toute utilisation
des jugements de valeur et ainsi de faire de l’économie une science.
La validité d’une théorie doit, dans une telle optique, être testée
empiriquement au regard de ses prévisions (se réalisent-elles ou pas ?).
Parce qu’elle affirme que la seule économie ayant le statut de science
est l’économie « positive », cette position a été nommée « positivisme37 ».
Sans entrer dans un débat qui excéderait largement le cadre de
cette introduction38 , notons ici simplement que, pour accepter la posi-
tion de Friedman, il faut, entre autres, accepter que les faits sont des
données brutes et objectives (totalement indépendantes de l’obser-
vation qui les collecte). Contre cette idée, Bachelard a, au contraire,
défendu que dans les sciences « rien n’est donné, tout est construit39 »,
les faits comme le reste. Autrement dit, il n’y a pas de données brutes,
dans la mesure où le savant construit non seulement les hypothèses
au moyen desquelles il questionne le monde, mais aussi les situations
expérimentales, les procédures de vérification et de validation des
résultats, lesquelles supposent l’utilisation d’instruments de mesure
qui ne sont à leur tour que des « théories matérialisées40 ». Bref, les
« faits » ne sont jamais des données brutes et ils découlent, au moins
en partie, de considérations théoriques.
Par ailleurs, pour accepter la position de Friedman, il faudrait
encore accepter la règle selon laquelle « seul ce qui est positif peut

[36] Comme Friedman le signale dans son texte, cette distinction a été proposée la première
fois par John Neville Keynes (Scope and Method of Political Economy, Batoche Books,
1999 [1890]). Keynes avait toutefois un objectif différent de celui de Friedman. Il proposait
en effet non pas une dichotomie, mais une tripartition entre « science positive », « science
normative » et « art » – la « science normative » étant véritablement une science et l’« art »
étant présenté comme le moyen terme entre les faits de la « science positive » et les idéaux
de la « science normative ».
[37] F. Gul & W. Pesendorfer ont récemment défendu une forme différente de positivisme,
montrant que le positivisme, même au-delà des propositions friedmaniennes, reste une
tradition vivante : « The Case for Mindless Economics », in A. Caplin & A. Schotter (eds),
The Foundations of Positive and Normative Economics. A Handbook, Oxford University
Press, 2008, p. 3-39.
[38] Pour une discussion approfondie de la position de Friedman, voir notamment U. Mäki
(dir.), The Methodology of Positive Economics : Reflections on the Milton Friedman Legacy,
Cambridge University Press, 2009.
[39] G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1967 [1934], p. 14.
[40] G. Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1969 [1934], p. 12.
21
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

être scientifique », règle qu’il serait malaisé de présenter comme un


fait brut, autrement dit comme une proposition strictement positive
n’impliquant aucun jugement de valeur. De manière paradoxale,
l’affirmation de Friedman selon laquelle seule l’économie « positive »,
axiologiquement neutre, peut être « scientifique », n’est pas elle-même
axiologiquement neutre. Elle se trouve donc aux prises avec sa propre
critique et se révèle ainsi comme une position parmi d’autres, ayant
un rapport aux valeurs, rapport qui doit à son tour être clarifié.
Certains économistes, se plaçant explicitement ou pas dans la tra-
dition méthodologique de Friedman, s’en tiennent au discours suivant :
faire foin de tout discours « méta-économique » (comme on parle de
« méta-physique ») et qualifier dans le même geste comme tel tout
raisonnement sur leur activité effective. Pour peu qu’ils se réclament
du « sérieux » dont ils semblent présumer qu’il ne réside que dans
l’exclusivisme mathématique41 et/ou expérimental, ils sont nombreux
à méjuger la démarche de philosophie économique. À les entendre,
leurs travaux ne laisseraient place ni aux « abstractions vides », ni à la
prétendue « facilité » de la discussion « philosophique », quelle que soit
la tradition dans laquelle elle prend place – les approches historiques
ou inspirées d’autres sciences sociales, d’emblée jugées menaçantes
(et vigoureusement critiquées), étant d’ailleurs disqualifiées dans le
même mouvement.
L’économie, dans la mesure où elle étudie une dimension de
l’homme en société, doit, comme toute science humaine et comme toute
science sociale, prendre acte de son lien consubstantiel aux valeurs.
Un éclairage wébérien suffit à montrer qu’une telle déclaration ne
revient pas à ouvrir la porte à l’arbitraire d’une subjectivité comprise
à tort comme idiosyncrasie. Elle consiste à noter que le découpage
des faits sur le fond de la réalité est un processus complexe impli-
quant des dimensions sociales et donc étant toujours déjà position
de valeur(s). La philosophie économique ne condamne pas l’économie
à ne pas être scientifique en affirmant que tous les choix théoriques
ont inextricablement des implications épistémologiques, ontologiques,
ainsi que des implications éthiques. Elle la condamne seulement à
prendre conscience d’elle-même, ce qui exclut qu’elle soit « scientifique »
seulement en un certain sens – qui lui était de toute façon inaccessible,
dans la mesure où refuser de voir ses propres engagements ne les fait
disparaître que de notre champ d’attention.

[41] Voir à ce propos la citation de Sen en exergue de cette introduction.


22
Philosophie économique

III.2. Philosophie économique et pluralisme


Lorsque nous affirmons que la philosophie économique soumet les
théories économiques à un travail d’analyse, nous englobons toutes
lesdites théories, loin de les confiner à un courant en particulier –
qu’il s’agisse de l’économie « welfariste », qualifiée de « mainstream »,
ou d’un quelconque ensemble de courants qualifiés d’« hétérodoxes »
(institutionnalismes divers, approches libérales, etc.). Nous indiquions
donc que la philosophie économique (en tant que sous-champ disci-
plinaire) reconnaît toute théorie économique et n’en laisse aucune en
dehors du champ de son questionnement. La philosophie économique,
parce qu’elle s’intéresse aux théories économiques dans toute leur
diversité, est et ne peut qu’être un espace de débats et de contro-
verses. Elle l’est dans la mesure où, en tant que travail de réflexion
et d’approfondissement, elle met à l’épreuve du concept les théories
économiques. Si un chercheur peut évidemment, par intérêt intellec-
tuel ou par conviction personnelle, se consacrer essentiellement à une
seule approche (et tenter de justifier cette préférence autant que faire
se peut), la philosophie économique comprise comme champ n’en pri-
vilégie aucune. Là encore, est-ce à dire que la philosophie économique
embrasse un relativisme épistémologique revenant à accepter que
toutes les théories se valent ? Non, dans la mesure où l’épreuve que
sont les débats et controverses qui constituent le champ de la philoso-
phie économique peut effectivement conduire et, pour tout dire, vise
à éliminer les arguments et les positions les moins satisfaisants (i. e.
dont le pouvoir d’explication est faible). Disons donc que la philosophie
économique ne privilégie aucune théorie au départ.
Nous avons précisé que la philosophie économique ne se réduit pas
à la dimension épistémologique, mais englobe l’éthique, l’ontologie
et, à vrai dire, tous les aspects que l’analyse révèle comme perti-
nents. Pour autant, on peut noter par exemple que la confrontation des
concepts de « paradigme » et de « communauté scientifique » avec ceux
de « matrice » et d’« école » peut donner lieu à des approches proprement
épistémologiques. La notion de « paradigme » renvoie bien é­vi­demment
aux travaux de Thomas Kuhn, en particulier dans ses ouvrages La
Structure des révolutions scientifiques et La Tension essentielle42 .
Toutefois, on pourrait aussi mobiliser la notion de « programme de

[42] T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, University of Chicago Press, 1962 ;
The Essential Tension : Selected Studies in Scientific Tradition and Change, University
of Chicago Press, 1977.
23
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

recherche » d’Imre Lakatos43 , ou encore proposer de substituer une


autre notion comme celle de « matrices44 ».
L’essentiel est que l’on prenne acte du fait que la philosophie écono-
mique est éminemment « critique ». Non pas au sens où elle s’opposerait
systématiquement et par principe à la discipline académique qu’est
l’économie – ou même à son courant dominant 45 –, mais au sens où
la philosophie kantienne est « critique », au sens où elle effectue un
départ entre un bon et un mauvais usage de la raison. Cette attitude
érige la réflexion en tribunal de raison dans le domaine économique.
Gardons-nous pour autant de trop accorder à son tour à cette analo-
gie. La critique kantienne avait en effet pour but de mettre un terme
aux combats sans fin se déroulant dans l’arène de la métaphysique46 .
De plus, elle adoptait une définition particulière de la philosophie.
La philosophie économique, si elle se donne pour but de clarifier les
usages et les échanges, et règle parfois de manière définitive une
question particulière, n’entend pas définitivement pacifier les débats
économiques auxquels elle est consubstantielle. Au contraire, elle
entend leur donner leur pleine ampleur en en révélant toute la portée.
La philosophie économique se trahirait elle-même si elle perdait de
vue la multiplicité de ses perspectives, de ses éclairages et de ses
approches méthodologiques – et ce, pour une raison dont il faut mesu-
rer la portée : elle trouve également dans ces joutes une partie de son
potentiel de mise à l’épreuve, polémiques d’hier comme d’aujourd’hui.
Quant au principe, la philosophie économique peut donc constituer,
dans une veine kantienne, une véritable analytique de la raison éco-
nomique (de la raison de l’agent économique, mais aussi de la raison
de l’économiste) dont l’objectif est de révéler les conditions de possibi-
lités et d’explorer les antinomies constitutives. Elle peut tout autant
se présenter comme une démarche de déconstruction, dans une veine
à laquelle la « French philosophy » postmoderne (Deleuze, Foucault,
Derrida, par exemple) a également donné des lettres de noblesse. Par

[43] I. Lakatos, The Methodology of Scientific Research Programmes, vol. 1 : Philosophical
Papers, Cambridge University Press, 1980.
[44] Cette expression, mentionnée par Kuhn dans un texte postérieur à son ouvrage fondateur,
est reformulée en épistémologie de l’économie dans « Les matrices de l’économie politique »
(G. Campagnolo, Critique de l’économie politique classique. Marx, Menger et l’école histo-
rique allemande, Éditions Matériologiques, 2014 [2004], p. 17-65).
[45] Ceci étant dit, la discussion critique visant à mettre en évidence les éventuelles insuffi-
sances de ce courant dominant fait partie intégrante de la philosophie économique.
[46] E. Kant, Critique de la raison pure, préface à la 2de édition, tr. fr. PUF, 1997 [1787], p. 18.
24
Philosophie économique

construction, en incluant par principe toutes les perspectives et tra-


ditions philosophiques, la philosophie économique n’interdit aucune
approche philosophique, du moment que celle-ci est réflexive.
En un mot, la philosophie économique est et doit être pluraliste,
aussi bien en termes de théories, de méthodes, de traditions mobilisées
que de thématiques abordées (lesquelles sont d’ailleurs le plus souvent
liées). Elle peut aussi bien mobiliser les outils issus de la philosophie
analytique que ceux forgés par la tradition phénoménologique ou la
philosophie politique d’Aristote, dès lors, cela va de soi, que cette utili-
sation prend un sens économique. Cette pluralité a pour conséquence
non seulement un spectre synchronique de positions en débat, mais
nécessairement également une profondeur diachronique qui impose
de positionner la philosophie économique au regard de l’histoire de
la pensée économique.
III.3. Philosophie économique et histoire de la pensée économique
Aussi bien sur le plan institutionnel que scientifique, personne ne
discute le fait que l’histoire de la philosophie est un sous-domaine de
la philosophie et pas de l’histoire (pas même de l’histoire des représen-
tations). C’est qu’on ne peut ni étudier l’histoire de la philosophie, ni
même un moment de cette histoire sans faire par là même de la phi-
losophie. Est-il possible de transposer ce raisonnement et d’affirmer
que l’histoire de la pensée économique est une partie de la philoso-
phie économique ? En d’autres termes, quelles relations l’histoire de la
pensée économique et la philosophie économique entretiennent-elles ?
L’étude de l’histoire de la pensée économique est capitale pour la
discipline académique « sciences économiques ». La suppression d’ensei-
gnements dans ce domaine est à déplorer non seulement par goût pour
la culture, mais pour fournir des repères théoriques aux étudiants :
il leur est difficile de comprendre où ils se situent, où l’enseignement
de chaque sous-champ économique les conduit sans savoir d’où tout
cela vient47. Les choix théoriques et méthodologiques du passé contri-
buent inévitablement à orienter les démarches contemporaines et il
faut savoir comment les éléments qui échapperaient, sans cela, et
par la force de l’habitude, au questionnement, en sont venus à être

[47] Sur l’importance de l’histoire de la pensée économique, on pourra notamment consulter


B. Schefold, « Les Classiques de l’économie politique », « Notes de l’éditeur de la Collection
Die “Klassiker der Nationalökonomie” pour résumer les principes d’édition », Économies
et Sociétés-Cahiers de l’ISMEA, série PE, 47(12), 2012, p. 2325-2344.
25
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

ce qu’ils sont. Dans cette optique, l’histoire de la pensée économique


peut nourrir (et nourrit très souvent) une démarche de philosophie
économique. Le matériau sur quoi celle-ci se fonde est fourni par celle-
là, tout comme celui de la philosophie générale l’est par l’histoire de
la philosophie.
Par ailleurs, l’éclairage que théories et débats du passé portent
sur le présent conduit à considérer à nouveaux frais les perspectives
actuelles et offre des alternatives. Ainsi modèles et représentations
sont soumis à un type d’épreuve différent de l’affrontement entre
théories contemporaines. Fort, le lien entre philosophie économique
et histoire de la pensée économique 48 l’est au point que prétendre
faire de la philosophie économique sans jamais se référer à l’histoire
de la pensée serait non seulement une erreur méthodologique, mais
totalement absurde – si l’on adopte la perspective de ce sous-champ
théorique compris dans sa totalité, il n’est bien entendu pas question
ici de dire que tout spécialiste de philosophie économique doit néces-
sairement faire de l’histoire de la pensée économique. Simplement, il
pourra souvent y puiser matériau, intuitions et dimension heuristique.
Toutefois, s’il importe donc de souligner que les travaux de phi-
losophie économique impliquent souvent de faire de l’histoire de la
pensée économique, ce n’est certes pas le cas de toute démarche de
philosophie économique. Inversement, tout ce qui relève de l’histoire
de la pensée économique ne devient pas immédiatement et par là-
même de la « philosophie économique ». Au-delà d’une thématique qui
fait la spécificité de chaque recherche (œuvre d’un auteur, évolution
d’un courant de pensée, période particulière ou concept variant à
travers le temps), l’activité de l’historien de la pensée économique
suppose une connaissance large des faits et des pensées de l’histoire
de l’économie. Une telle spécialisation requiert des années d’appren-
tissage durant lesquelles l’apprenti historien de la pensée assiste et
participe à des séminaires et des colloques spécialisés et maîtrise
graduellement les méthodes d’administration de la preuve acceptées
par sa communauté.
Si un « philosophe économique » doit, comme tout économiste, avoir
forgé une vision de l’histoire de la discipline économique, celle-ci sera

[48] De ce point de vue l’ouvrage de P. Grill, Enquête sur les libertés et l’égalité, t. 1 :
Origines et fondements, vol. 1 : Économie, méthodologie et philosophie politique, Éditions
Matériologiques, 2015, associe l’érudition historique, ancienne et récente, dans la disci-
pline économique à la défense d’une thèse philosophique au final extrêmement critique.
26
Philosophie économique

très souvent nettement moins poussée49. Lui doit par ailleurs acqué-
rir, selon ses thématiques de recherches, une culture épistémologique
solide et diversifiée, une connaissance subtile et approfondie des
débats en philosophie morale et politique et de l’état des connaissances
et des débats dans une autre discipline, science sociale adjacente ou
science naturelle – par exemple, dans le cas où ses recherches touchent
à des questions de politiques publiques comme la biodiversité ou la
santé publique. Certains travaux exigent la double spécialisation en
histoire de la pensée économique et en philosophie économique, mais
il n’en découle pas que les deux domaines puissent être confondus,
encore moins identifiés, ni que tout travail de spécialisation dans l’une
des deux sous-disciplines exige la maîtrise de l’autre. Simplement les
synergies seront fréquemment majeures et profitables. Nous avons la
conviction qu’en dépit d’elles, si fortes soient-elles, aucune des deux
spécialités n’est donc soluble dans l’autre.
Faisons d’ailleurs un pas de plus : la philosophie économique se
définit selon nous comme le champ d’interaction entre philosophie et
économie sur des problématiques contemporaines. Il est bien évident
que la plupart d’entre elles s’enracinent dans des débats passés et que
l’intérêt de l’historien de la pensée économique trouve aussi souvent
son origine dans des questions contemporaines. Toutefois, les travaux
de ce dernier n’exigent pas toujours de rendre explicite la motivation
de son travail ou de le situer dans les débats contemporains. Bref, si
nous pensons important de distinguer la philosophie économique de
l’histoire de la pensée économique, nous entendons seulement marquer
ainsi une différence difficile à nier, sans affirmer pour autant l’intérêt
de la première au détriment de la seconde50.
&&&

[49] Naturellement, les exceptions sont foison à un propos si général. Il n’est pas certain qu’elles
l’invalident pour autant. Ajoutons ici que, pour nombre de lecteurs, l’historien de la pen-
sée Mark Blaug initia, avec The Methodology of Economics : or, How Economics Explain,
Cambridge University Press, 1980, un processus pouvant mener à une distinction nette
entre histoire des sciences économiques et philosophie de ces sciences – qu’on pense que les
tentatives (qui allaient suivre) de distinguer reconstructions rationnelles et reconstructions
historiques clarifient le débat ou suscitent au contraire beaucoup des confusions à venir.
[50] Ce qui reviendrait d’ailleurs à renverser l’argumentaire utilisé par E.R. Weintraub,
« Methodology Doesn’t Matter, but the History of Thought Might », Scandinavian
Journal of Economics, 91, 1989, p. 477-493 ; réédité in S. Honkapohja (ed.), The State of
Macroeconomics, Basil Blackwell, 1990, p. 263-279.
27
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

Tenant compte de tout ce qui vient d’être dit à propos de la philo-


sophie économique, nous avancerons une définition que nous espérons
apte à passer entre les deux écueils de la trop grande ouverture et de
la fermeture. Celle-ci ne surprendra pas, vu que nous nous y référons
explicitement depuis le début de cette introduction à cet état des lieux :
la philosophie économique est le champ d’interaction entre philosophie
et économie. Le présent volume nous paraît illustrer ce souhait de
proposer une définition « ouverte ». Cela implique que les deux disci-
plines doivent être mobilisées avec leurs forces, de manière simple et
souple, dans tout travail de philosophie économique. Les avantages
de cette simplicité et de cette souplesse l’emportent selon nous sur les
inconvénients : l’une des disciplines peut servir de « majeure » dans un
texte donné, l’autre jouant en mode « mineur », l’inversion des rôles est
possible et il appartient à chaque auteur de s’adapter.
Pour autant, il serait faux de croire qu’on fait feu de tout bois, que
« anything goes » ; au contraire, cette définition a l’avantage de fournir
un critère – et donc de permettre d’exclure des approches dont la phi-
losophie serait absente, ou bien où l’économie ne serait qu’un prétexte,
voire un faux-semblant.
En guise de description de cette définition très ouverte, ajoutons
que la philosophie économique consiste alors en l’examen réflexif et
minutieux visant une compréhension plus profonde de ce qui a trait
à l’économique. La philosophie économique est moins un certain dis-
cours tenu sur l’économie que l’examen réflexif de l’économie et de ce
que fait l’économiste, comme de ce qu’il en fait.

IV. L’intérêt grandissant pour la philosophie économique


En 1992, Roger Backhouse et Frank Hahn eurent un échange,
devenu célèbre, dans la Royal Academy Society Newsletter quant à
savoir si l’on pouvait négliger la méthodologie (methodology) en écono-
mie. Le titre de la courte intervention provocatrice de Backhouse était
« Devrions-nous ignorer la méthodologie ? »51. Il avait naturellement la
ferme intention d’apporter une réponse négative à cette question. Hahn
répondait de manière lapidaire : « Oui52. » S’il ne faut pas surévaluer

[51] R.E. Backhouse, « Should we Ignore Methodology ? », Royal Economic Society Newsletter,
78, 1992, p. 4-5 ; réédité in R.E. Backhouse, Explorations in Economic Methodology : From
Lakatos to Empirical Philosophy of Science, Routledge, 1998, p. 157-160.
[52] F. Hahn, « Answer to Backhouse : Yes », Royal Economic Society Newsletter, 78, 1992, p. 5.
Cette réponse peut sembler surprenante lorsqu’on sait que Hahn, outre son intérêt pour
28
Philosophie économique

l’importance de cet échange, la qualité des deux protagonistes ainsi


que la simplicité radicale de la position défendue par Hahn ont sans
aucun doute contribué à relancer dans les mêmes années le débat, et
ce faisant l’intérêt pour la philosophie économique.
Mais que les critiques acerbes de la méthodologie économique
proviennent de l’extérieur de la profession ou de son sein même, et
qu’elles dépendent de points de vue qui se présentent comme neufs ou
s’appuient sur des conceptions apparemment oubliées (chaque spécia-
liste d’une époque ou d’un courant de pensée donné verra sans doute
des références se présenter ici spontanément à son esprit), l’essentiel
est d’exhumer les arguments lorsqu’ils sont pertinents et de restaurer
les édifices conceptuels déjà structurés dans lesquels ils furent émis
pour alimenter le débat. En nourrissant la philosophie de l’histoire de
la pensée, des agencements neufs surgissent, portés par des « commu­
nau­tés » scientifiques données.
En tout cas, l’intérêt pour la philosophie économique depuis le
milieu des années 1990, tout particulièrement au cours des années
précédant le présent état des lieux, est manifeste, de plus en plus clai-
rement marqué aux yeux de tous, à commencer par les départements,
d’économie comme de philosophie (dans l’ordre qu’on voudra). Cet essor
prend toutes les formes académiques possibles, à savoir la publication
d’articles dans des revues scientifiques, la publication de monographies
et d’ouvrages collectifs, la constitution de réseaux et de sociétés ras-
semblant les spécialistes de ce type de recherches et l’organisation de
colloques internationaux. Pour dresser un état des lieux, rien de mieux
ici que d’en passer en revue les éléments les plus notables.
Revues scientifiques. L’existence académique de la philosophie
économique est illustrée par des revues de premier plan : Economics &
Philosophy ; Journal of Economic Methodology ; Revue de philosophie
économique/Review of Economic Philosophy ou Politics, Philosophy
and Economics. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut ajouter des
revues plus récentes comme Erasmus Journal for Philosophy and
Economics (depuis 2008) ; Journal of Philosophical Economics (depuis
2007) et Filosofía de la Economía (depuis 2013), ainsi que d’autres

le programme de recherche de l’équilibre général qu’il décrit comme le « camp de base »


de l’analyse économique (F. Hahn, Equilibrium and Macroeconomics, Basil Blackwell,
1984, p. 10), avait quelques années plus tôt codirigé une anthologie de textes se trouvant
à l’intersection de la philosophie et de l’économie : F. Hahn & M. Hollis (eds.), Philosophy
and Economic Theory, Oxford University Press, 1979.
29
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

dont la ligne éditoriale mentionne la philosophie économique sans s’y


cantonner comme Philosophy and Public Affairs, Philosophy of Social
Sciences ; Cahiers d’économie politique/Papers in Political Economy
ou Œconomia (depuis 2011)53 .
Monographies et ouvrages collectifs. Le nombre d’ouvrages
abordant des thématiques relevant de la philosophie économique
publiés au cours des trente dernières années est tel qu’il rend évidem-
ment impossible d’en donner ne serait-ce qu’un aperçu. Si l’on s’en tient
aux ouvrages marquants qui prennent explicitement la philosophie
économique comme objet, on peut citer (en se limitant à l’anglais et au
français) : Philosophie de l’économie de Kolm (1986), The Inexact and
Separate Science of Economics de Hausman (1993), les trois volumes
du Philosophy and Methodology of Economics de Caldwell (1993), New
Directions in Economic Methodology de Backhouse, Méthodologie éco-
nomique de Mouchot (1996), Handbook of Economic Methodology de
Davis, Hands et Mäki (1998), Philosophie économique de Leroux et
Marciano (1998), Traité de philosophie économique des mêmes (1999),
Essais de philosophie économique de Berthoud (2002), les trois volumes
du Recent Developments in Economic Methodology de Davis (2006),
Economic Analysis, Moral Philosophy and Public Policy d’Hausman et
McPherson (2006), The Elgar Companion to Economics and Philosophy
de Davis, Marciano et Runde (2006), les trois premiers tomes des
Leçons de philosophie économique de Leroux et Livet (2005, 2006,
2007), The Philosophy of Economics, an Anthology de Hausman (2008),
The Foundations of Positive and Normative Economics. A Handbook
de Caplin et Schotter (2008), deux Handbooks : Oxford Handbook
in Philosophy of Economics de Kincaid et Ross (2009) et Handbook
of Philosophy of Economics de Mäki (2012), et enfin Philosophy of
Economics. A Contemporary Introduction de Reiss (2013)54.

[53] Par rapport à cette liste, il faut toutefois relever que certaines revues initialement ouvertes
à la philosophie économique ont pris le parti au cours des années 1980 d’exclure de leur ligne
éditoriale les articles relevant de ce domaine. Ainsi le sous-titre de Theory and Decision
qui était An International Journal for Philosophy and Methodology of Social Sciences
en 1979, est devenu An International Journal for Methods and Models in the Social and
Decision Sciences en 1991. On peut probablement comprendre cela comme un mouvement
de spécialisation : la création d’Economics and Philosophy en 1984 ayant donné une place
à la philosophe économique dans le paysage éditorial – place qui manquait jusque-là.
[54] Kolm, Philosophie de l’économie, op. cit. ; D. Hausman, The Inexact and Separate Science
of Economics, Cambridge University Press, 1993 ; B.J. Caldwell (ed.), The Philosophy
and Methodology of Economics, 3 vol., Edward Elgar, 1993 ; R.E. Backhouse (ed.), New
Directions in Economic Methodology, Routledge, 1994 ; Mouchot, Méthodologie économique,
30
Philosophie économique

Réseaux internationaux. L’International Network for Economic


Method (INEM) est une association créée en 1989. Depuis cette date,
elle promeut les travaux relevant de la méthodologie économique (eco-
nomic methodology), notamment en organisant des colloques et des
universités d’été. La discussion menée plus haut dans la section du
« choix des mots » explique l’enjeu attaché à la dénomination de ce
réseau historique. Le Journal of Economic Methodology est la revue
scientifique de l’INEM (lancée en 1994).
Le Réseau philosophie-économie/Philosophy-Economics Network
a été créé en 2012, à la suite d’un Colloque international Philosophie
économique organisé à l’Institut d’études politiques de Lille. Son objec-
tif principal est de collecter et de diffuser des informations concernant
les soutenances, séminaires, journées d’étude, colloques et publications
de livres et de revues touchant à la philosophie économique. Ce réseau
s’est développé très rapidement, dépassant 450 membres55 en moins
de trois ans d’existence.
Colloques internationaux. L’INEM organise régulièrement des
colloques internationaux dédiés à la méthodologie économique (econo-
mic methodology). Les dernières de ces manifestations ont eu lieu à

op. cit. ; J.B. Davis, D.W. Hands & U. Mäki (eds.), Handbook of Economic Methodology,
Edward Elgar, 1998 ; A. Leroux & A. Marciano, La Philosophie économique, PUF, 1998 ;
Leroux & Marciano (dir.), Traité de philosophie économique, op. cit. ; A. Berthoud, Essais de
philosophie économique. Platon, Aristote, Hobbes, A. Smith, Marx, Presses universitaires
du Septentrion, 2002 ; J.B. Davis (ed.), Recent Developments in Economic Methodology,
3 vol., Edward Elgar, 2006 ; D. Hausman & M.S. McPherson, Economic Analysis, Moral
Philosophy and Public Policy, 2e éd. augmentée, Cambridge University Press, 2006
[1996] ; J.B. Davis, A. Marciano & J. Runde (eds.), The Elgar Companion to Economics
and Philosophy, Edward Elgar, 2006 ; A. Leroux & P. Livet (dir.), Leçons de philoso-
phie économique, t. I : Économie politique et philosophie sociale, Economica, 2005 ; t. II :
Économie normative et philosophie morale, 2006 ; t. III : Science économique et philosophie
des sciences, 2007 ; D. Hausman (ed.), The Philosophy of Economics, an Anthology, 3e éd.,
Cambridge University Press, 2008 [1984] ; A. Caplin & A. Schotter (eds.), The Foundations
of Positive and Normative Economics. A Handbook, Oxford University Press, 2008 ; Kincaid
& Ross (eds.), The Oxford Handbook in Philosophy of Economics, op. cit. ; U. Mäki (ed.),
Handbook of Philosophy of Economics, Elsevier, 2012 ; J. Reiss, Philosophy of Economics.
A Contemporary Introduction, Routledge, 2013.
Nous omettons volontairement ici D. Ross, Philosophy of Economics, Palgrave MacMillan,
2014, dans la mesure où le titre de cet ouvrage nous paraît potentiellement trompeur pour
le lecteur. En effet, il ne traite pas de la philosophie économique en tant qu’objet, mais
présente la conception qu’en défend Don Ross, conception qui exclut d’ailleurs une partie
non négligeable des travaux aujourd’hui publiés dans les principales revues de ce champ.
Au lecteur de juger sur pièce cet ouvrage très stimulant.
[55] Ce nombre est remarquable dans la mesure où ce Réseau philosophie-économie est consti-
tué exclusivement de chercheurs.
31
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

Saint-Pétersbourg (Russie) en 2012, à Rotterdam (Pays-Bas) en 2013


et à Cape Town (Afrique du Sud) en 2015.
Par ailleurs, depuis 2012, trois colloques ont été organisés sous
l’intitulé Colloque international Philosophie économique (en 2012 à
Lille, en 2014 à Strasbourg et en 2016 à Aix-en-Provence, le quatrième
étant prévu à Lyon en 2018). L’intérêt rencontré par ces manifesta-
tions et le nombre de participants n’ont cessé d’augmenter d’édition
en édition : le colloque d’Aix-en-Provence tenu les 15 et 16 juin 2016
a ainsi rassemblé près de 200 personnes (pour 144 présentations
effectives) en provenance d’une vingtaine de pays. La présence à Aix
d’un certain nombre des revues citées plus haut et de leurs maisons
d’édition, les conférences plénières de Cristina Bicchieri, John Davis
et Daniel Hausman, et l’écho rencontré ont témoigné de l’importance
prise par l’événement. Ils ont en outre manifesté l’inscription de la
philosophie économique française, ou plutôt francophone, dans le mou-
vement grandissant dont nous avons esquissé les quelques éléments
précédents à l’échelle internationale. C’est également cette inscription
qui explique, en parallèle, la volonté ayant présidé au présent­ouvrage
face à la question qu’aborde la section suivante.

V. Y a-t-il une tradition francophone


en philosophie économique ?
Le présent volume est également l’objet d’un choix : rassembler
des textes rédigés en français (quand il aurait été aisé de demander
aux contributeurs de les rédiger en anglais). Nous soutenons qu’il est
pertinent de se référer à une tradition francophone en philosophie
économique – voici pourquoi. Un simple coup d’œil à la section pré-
cédente mettait déjà en évidence, pour qui en douterait, l’intérêt que
les auteurs francophones ont porté à la philosophie économique 56 .
Un tel constat ne suffit certes pas à lui seul à affirmer l’existence
d’une tradition spécifique en langue française, car si la philosophie
économique en langue française n’avait pas d’autre spécificité que son

[56] On pourrait allonger cette liste avec nombre de références plus anciennes. Outre Granger,
Méthodologie économique, op. cit., Leroux & Marciano (La Philosophie économique, op.
cit., p. 3-5) mentionnent notamment N. Baudeau, Première introduction à la philosophie
économique ; ou analyse des États policés, 1771 (réédité in E. Daire, dir., Physiocrates,
Guillaumin, 1846, p. 309-366) ; la série intitulée Recherches et dialogues philosophiques et
économiques créée en 1957, sous l’impulsion de Jean Lacroix, dans les Cahiers de l’Institut
de science économique appliquée ; D.  Villey, Prolégomènes à l’enseignement de la philosophie
économique, Sirey, 1959.
32
Philosophie économique

usage du français, il serait exagéré de parler d’une « tradition » théo-


rique distincte. Et partant, le choix de la langue française pourrait
sembler étrange sur le plan de la stratégie de diffusion des idées : les
chercheurs francophones lisent le plus souvent l’anglais, alors que
les chercheurs anglophones ne lisent, en général, pas le français.
Écrire en anglais serait ainsi une stratégie strictement dominante,
puisqu’elle garantirait une audience maximale. D’où une première
question : la philosophie économique de langue française peut-elle
revendiquer une spécificité suffisante pour défendre l’idée qu’elle se
distingue d’une tradition de langue anglaise ?
La question peut évidemment concerner chaque tradition nationale.
Nous nous consacrons à la tradition de philosophie économique fran-
cophone, en la distinguant avant tout de la tradition anglo-saxonne en
raison de l’importance que la langue anglaise a prise dans le domaine
scientifique durant la deuxième partie du XXe siècle57.
V.1. Des traditions distinctes en philosophie économique ?
La discussion de l’expression « philosophy of economics » a montré
que la philosophie économique de langue anglaise est issue pour
l’essentiel de la philosophie des sciences. Elle conçoit souvent sa
démarche comme une spécification de la philosophie des sciences
sociales. Pour cette raison, la philosophie économique anglo-saxonne
fut principalement, quoique non exclusivement, le fait de philosophes.
La place quasi hégémonique prise par la philosophie analytique (et,
avant elle, par la philosophie empiriste) dans le monde académique
anglophone au XXe siècle contribue à expliquer que les questions rela-
tives à la logique formelle et au langage furent privilégiées dans les
universités anglo-saxonnes (principalement au Royaume-Uni et aux
États-Unis). Cette prédominance de l’approche analytique a longtemps
conduit la philosophie de tradition anglo-saxonne à n’accorder qu’un

[57] Parmi les traditions nettement à distinguer de la tradition anglo-saxonne quant à l’origine
et à l’évolution, la tradition allemande compte sans doute plus que toute autre aux côtés de
la philosophie économique en langue française. Pour autant, la profession des économistes
allemands a subi encore plus fortement les conséquences des soubresauts du XXe siècle
et l’émigration autour de la Seconde Guerre mondiale a conduit nombre d’auteurs ger-
manophones d’origine à écrire en anglais. Voir H. Hagemann (dir.), Zur deutschspra-
chigen wirtschaftswissenschaftlichen Emigration nach 1933 [À propos de l’émigration
germanophone dans les sciences économiques après 1933], Metropolis, 1997 ; H. Hagemann
& C.D. Krohn (dir.), Biographisches Handbuch der deutschsprachigen wirtschaftswissen-
schaftlichen Emigration nach 1933 [Dictionnaire biographique de l’émigration germano-
phone dans les sciences économiques après 1933], 2 vol., K.G. Saur, 1999.
33
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

intérêt marginal, voire nul, à l’histoire des idées58 – et donc à l’histoire


des idées économiques. Par ailleurs, l’influence également quasi hégé-
monique de l’essai de Friedman59 sur la méthodologie des économistes
anglo-saxons a conduit la très grande majorité d’entre eux à écarter
cette question, en la considérant comme définitivement réglée.
La philosophie économique en langue française est pour une part
non négligeable issue des travaux d’histoire de la pensée économique
(HPE, l’acronyme en usage à l’université). L’étude de l’HPE étant
conçue comme un domaine de spécialisation dans un cursus d’écono-
mie, la majorité des chercheurs français s’intéressant à la philoso-
phie économique ont été, et sont encore aujourd’hui, des économistes
– parfois des philosophes ayant également étudié l’économie. On
peut sans doute en partie expliquer ce passage de l’HPE à la philo-
sophie économique par le fait que de nombreux économistes étaient
indistinctement des philosophes (qu’on cite notamment ici Quesnay,
Condillac, Cournot dans la tradition française, ou Adam Smith, Marx
parmi d’autres). Il faut reconnaître que les économistes citaient moins
souvent­ces derniers en tant que philosophes, tandis qu’inversement
les philosophes tendirent à oublier dans leurs enquêtes la part de
ces œuvres reconnues comme relevant de l’économie. La séparation
des concepts de « sympathie (sympathy) » et d’« égoïsme » ou « amour
de soi » (self-love) de l’agent, des notions rapportées respectivement
à Théorie des sentiments moraux60 et à Enquête sur la nature et les
causes de la richesse des nations61, fournit à ce titre une illustration
paradigmatique, jusqu’à formuler un « Adam Smith Problem » dont la
philosophie économique a pu donner la solution62.

[58] « La caricature est bien connue : le philosophe analytique ignore l’histoire et s’il lui arrive
de s’intéresser à quelque auteur du passé, il le traite comme un collègue qui viendrait
de publier dans le dernier numéro de Mind ou du Journal of Philosophy ; négligeant le
contexte propre de l’auteur en question, il tombe alors inévitablement dans l’anachronisme
le plus criant. Et sans doute cette image n’est-elle pas tout à fait fausse » (C. Panaccio,
« Philosophie analytique et histoire de la philosophie », in P. Engel, dir., Précis de philo-
sophie analytique, PUF, 2000, p. 325). Signalons tout de même que l’article de Panaccio
montre précisément à l’inverse que, d’une part, cette caricature connut des exceptions
remarquables (Bertrand Russell, Wilfrid Sellars) et, d’autre part, la tradition analytique
vit un remarquable regain d’intérêt pour l’histoire des idées depuis les années 1990.
[59] Friedman, « The Methodology of Positive Economics », op. cit.
[60] A. Smith, The Theory of Moral Sentiments, Cambridge University Press, 2002 [1759].
[61] A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, University of
Chicago Press, 1977 [1776].
[62] D’abord formulé par Gustav Oncken dans la revue Zeitschrift für Sozialwissenschaft
(« Das Adam Smith Problem », 1, 1898), le contenu du « problème » était de déterminer si
34
Philosophie économique

Le passage de l’HPE à la philosophie économique pouvait ainsi


s’opérer sans véritable rupture dans la tradition française. À quoi il
faut probablement ajouter l’intérêt que l’HPE porte à identifier compa-
rativement les raisons conceptuelles conduisant les auteurs à conclure
dans des sens différents. Contrairement à la tradition anglo-saxonne,
l’influence en France de la philosophie dite « continentale », no­tamment
de l’idéalisme allemand et de la tradition marxiste, a également fait
accorder à l’histoire des idées une place majeure dans le paysage
académique63 . La philosophie économique en France suivit ce mou-
vement. Par ailleurs, la science économique francophone a longtemps
été dominée par les approches libérale, marxiste et keynésienne – le
tournant de la discipline en direction de l’économie mathématique et
par conséquent de ce que l’on appelle aujourd’hui le « welfarisme64 »,
s’il a été à la fois rapide et remarquable dans son ampleur, ne s’est
véritablement opéré que dans les années 1980.
Il paraît donc légitime d’affirmer qu’il a effectivement existé et qu’il
demeure en France une façon particulière de considérer à la fois l’éco-
nomie et la philosophie. Par conséquent, il l’est également d’envisager
la possibilité d’un champ d’interaction entre ces deux disciplines en
contraste fort avec la tradition anglo-saxonne. Toutefois, cela ne nous

le fondement de la doctrine morale smithienne, à savoir la sympathie telle que présentée


dans la Théorie de 1759, contredit le « self-love » de la Richesse des nations de 1776 (« amour-
propre » ou « amour de soi », souvent compris – et improprement traduit – par « égoïsme »).
La question fut plusieurs fois reprise et il nous semble qu’on peut la considérer comme
réglée depuis O. Hirschman, The Passions and the Interests. Political Arguments for
Capitalism before Its Triumph, Princeton University Press, 1977, tr. fr. Les Passions
et les intérêts, PUF, 1980 ; J.-P. Dupuy, Le Sacrifice et l’envie. Le libéralisme aux prises
avec la justice sociale, Calmann-Lévy, 1992 et J. Mathiot, Adam Smith. Philosophie et
économie, PUF, 1990.
[63] On connaît la déclaration, pour tout dire assez injuste, de Hilary Putnam : « Lorsqu’un
philosophe français veut savoir si le concept de vérité, le concept de signe, ou le concept
de référence est adéquat ou non, il procède en regardant ce qu’en disent Aristote, Platon,
Nietzsche et Heidegger, et non en regardant la manière dont les mots “vérité”, “signe” et
“référence” sont utilisés. Mais cela nous en dit plus sur la philosophie française que sur
la vérité, les signes ou la référence » (Renewing Philosophy, Harvard University Press,
1995, p. 72).
[64] Sur la notion de welfarisme, voir A. Sen, « Utilitarianism and Welfarism », Journal of
Philosophy, 76/9, 1979, p. 463-489. Le welfarisme est la doctrine qui affirme qu’« en défi-
nitive, le caractère souhaitable [goodness] d’un état du monde dépend de l’ensemble des
utilités individuelles de cet état, et – pour une exigence de précision plus grande [more
demandingly] – peut être vu comme une fonction croissante de cet ensemble » (p. 464).
Pour une définition plus technique, A. Sen, « On Weights and Measures : Informational
Constraints in Social Welfare Analysis », Econometrica, 45(7), 1977, p. 1539-1572.
35
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

dit pas si ces différences ne sont pas résorbées, si l’on n’a pas assisté,
depuis lors, à une très étroite convergence – ce qui pourrait sembler
fortement réduire l’intérêt de continuer à publier en français, comme
les auteurs réunis dans ce volume ont choisi de le faire collectivement.
Si l’on se tourne vers l’histoire récente de la philosophie, de l’éco-
nomie et de la philosophie économique dans le monde anglo-saxon et
en France, on se rend compte que l’opposition n’était claire que parce
que caricaturalement simpliste ; elle ne tient plus, si tant est d’ailleurs
qu’elle ait jamais tenue. D’une part, la tradition de philosophie ana-
lytique s’est, au cours des trente dernières années, intéressée de plus
en plus à l’histoire des idées65 , et cet intérêt s’est en partie reporté
sur la philosophie économique. D’autre part, la philosophie analytique
a aujourd’hui droit de cité dans le paysage académique francophone.
Si les différences entre les « traditions » de philosophie et d’économie
francophone et anglophone sont nettement moins marquées qu’elles
l’ont été dans les années 1970 et 1980, il demeure une spécificité fran-
cophone qui tient à la grande diversité des perspectives adoptées et
à la façon dont s’y articulent HPE et philosophie économique. Par
ailleurs, il est remarquable qu’aujourd’hui, en France, la philosophie
économique est en général une spécialité d’économiste, alors qu’il s’agit
plutôt d’une spécialité de philosophe dans le monde anglo-saxon. On
accordera que si l’économiste se fait philosophe et que le philosophe
se fait économiste l’importance de cette différence peut paraître toute
relative – mais elle existe de manière notable et ne s’atténue pas au
point que cette tendance disparaisse.
La différence entre ces deux traditions justifierait sans doute déjà à
elle seule le choix d’éditer un volume en langue française. Mais, si l’on
admet qu’il existe bel et bien aujourd’hui une tradition francophone de
philosophie économique, ne pourrait-elle pas s’exprimer en anglais ?
La question est d’autant plus prégnante que, notamment en raison de
l’importance institutionnelle prise par la bibliométrie, cette tradition
francophone s’exprime aujourd’hui de moins en moins dans sa propre
langue.
V.2. La langue : une question cruciale
On pourrait croire que le choix de la langue est une question
mineure. La francophonie serait alors, pour le dire crûment, u­ni­

[65] Panaccio « Philosophie analytique et histoire de la philosophie », op. cit. Voir aussi J.-M.
Vienne (dir.), Philosophie analytique et histoire de la pensée, Vrin, 1997.
36
Philosophie économique

quement mise en avant par chauvinisme. On pourrait d’ailleurs


essayer d’appuyer cette idée en affirmant que tout ce qui peut être
dit dans une langue peut l’être dans une autre. À ce compte, la volonté
de défendre la langue française n’apparaîtrait que comme un combat
d’arrière-garde, aussi vain qu’inutile… On aurait tort !
La langue est d’une importance cruciale. La manière de dire le
monde définit notre manière de voir ce monde. Si la philosophie occi-
dentale66 est née en Grèce, c’est notamment en raison d’une parti-
cularité linguistique qui permettait de substantiver les adjectifs et
donc, en considérant une belle chose, de demander « Qu’est-ce que le
beau ?67 ». Autrement dit, on ne pense pas de la même manière dans
des langues différentes. On ne pense pas avec les mots, comme si le
langage n’était qu’un instrument, un moyen subsidiaire, mais on pense
dans les mots, on pense par les mots68 . Ce qu’on ne peut pas dire nous
échappe et l’enrichissement de notre vocabulaire, qui augmente notre
aptitude à dire le monde, accroît également notre aptitude à le saisir
et à le comprendre. De plus, en nous permettant de penser le monde,
les langues nous imposent des découpages structurants. L’opposition
sujet-objet était linguistique avant de devenir la question fondamentale
de la philosophie classique. Avec une langue viennent de nombreux
héritages touchant à la conception-même de ce qu’est le monde.
Loin de s’opposer à cette idée, la traduction d’une langue à l’autre
l’atteste : elle doit alors se comprendre comme un exercice délicat –
indispensable, mais toujours imparfait. Lorsqu’il s’agit seulement de
décrire un événement, un fait tout simple, il suffit certes d’utiliser la
description que l’on en ferait dans l’autre langue – et pourtant, jusque
dans la proposition « Il pleut », on peut, par exemple, faire porter une
nuance de tristesse dans une langue et de joie dans une autre. Dès
lors que l’on aborde des sentiments ou des concepts, de tels expédients
ne fonctionnent plus.
Or la philosophie est coutumière de ces difficultés. Sans même évo-
quer la difficulté de traduire les œuvres de Hegel ou de Heidegger69, on

[66] Nous laissons ici sciemment de côté la question de savoir s’il n’est (dans une perspec-
tive hégélienne, par exemple) de philosophie qu’occidentale. Les traditions orientales et
extrême-orientales en particulier sont suffisamment riches pour les considérer – ce qui ne
résout toutefois pas la question de savoir si elles sont « philosophiques ».
[67] Platon, Hippias majeur, tr. fr. GF-Flammarion, 2005.
[68] G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, Philosophie de l’esprit, add.
§ 462, 1817, tr. fr. Vrin, 1988, p. 560.
[69] La seule traduction d’un concept central de la dialectique hégélienne comme celui
37
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

peut à titre d’exemple noter que la traduction du concept d’Erscheinung­


dans la philosophie de Kant (généralement traduit en français par
« phénomène ») manque une partie du sens immédiatement accessible
au lecteur germanophone, puisque Erscheinung signifie aussi « appa-
rition ». Par ailleurs, le verbe erscheinen (« apparaître » donc), non
seulement existe en allemand, mais permet de construire une formule
intraduisible selon laquelle « le phénomène [Erscheinung] […] apparaît
[erscheint]70 ». Et les difficultés de traduction ne tiennent évidemment
pas ici à une spécificité de la langue allemande. En anglais, par
exemple, la traduction de tout texte d’Amartya Sen où il analyse la
distinction entre les concepts de « welfare » et de « well-being » rencontre
un obstacle à cet égard : les deux termes se traduisant par « bien-être »
sans qu’il soit aisé de les distinguer. La solution la plus simple consiste
à écrire, pour chaque occurrence, « bien-être (welfare) » ou « bien-être
(well-being) », et l’on conviendra aisément qu’elle revient en fait à ne
pas traduire ces expressions71. Pour le dire d’un mot, les concepts sont
inextricablement liés à la langue.
Remarquons en passant que les cas où l’on choisit de conserver,
même entre parenthèses, le terme dans la langue d’origine (qu’il soit
allemand, anglais ou autre) pour en fournir une explication paraphras-
tique plutôt qu’une traduction (ou une longue note dans un glossaire
final) manifestent précisément cette vérité irréductible. Le langage
mathématique, qui se veut, quant à lui, univoque par construction, et
dont l’« économie mathématique » fait usage pour développer ses ana-

d’Aufhebung­montre une histoire de complications suffisamment longue (« dépassement »,


« sursomption », « abolition » et nombre d’autres solutions ont été proposées).
La traduction française de M. Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer1927, par François Vezin
a été très largement et vertement critiquée (parue sous le titre Être et Temps, Gallimard,
1986). Les exemples de critiques sont légion – ce qui est tout à fait naturel et légitime en
l’occurrence.
[70] Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 23. Pour régler cette difficulté, Alain Renaut a
choisi de traduire par « le phénomène […] se phénoménalise » (Critique de la raison pure,
tr. fr. GF-Flammarion, 2006, p. 83) – ce qui n’est pas parfaitement satisfaisant, dans la
mesure où Kant utilise un vocabulaire qui passerait pour trivial à un lecteur germano-
phone, quand le verbe « se phénoménaliser » est un terme philosophique obscur pour un
lecteur francophone non averti. Sur la nature intraduisible exactement des concepts entre
langues, voir B. Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des
intraduisibles, Le Seuil/Le Robert, 2004.
[71] La traduction française du dernier livre de Sen (The Idea of Justice, Harvard University
Press, 2009 ; L’Idée de justice, Flammarion, 2010) est susceptible de susciter nombre d’in-
compréhensions chez le lecteur non spécialiste, faute d’avoir précisé à chaque occurrence
si l’expression « bien-être » renvoie au « welfare » ou au « well-being ».
38
Philosophie économique

lyses dans tous ses sous-champs thématiques relevant de l’économie,


est sans doute disponible, mais point celui dans lequel s’exprime la
philosophie, ni non plus les discussions épistémologiques ou métho-
dologiques, les débats éthiques ou la politique économique72.
Si les concepts sont indissociables de la langue dans laquelle ils sont
formulés, c’est qu’au-delà du sens, la langue charrie aussi la culture à
laquelle elle est liée. Le linguiste Émile Benveniste a très clairement
explicité ce lien en posant que « la culture se définit comme un ensemble
très complexe de représentations, organisées par un code de relations
et de valeurs : traditions, religion, lois, politique, éthique, art, tout cela
dont l’homme, où qu’il naisse, sera imprégné dans sa conscience la plus
profonde et qui dirigera son comportement dans toutes les formes de
son activité, qu’est-ce donc sinon un univers de symboles intégrés en
une structure spécifique et que le langage manifeste et transmet ? Par
la langue, l’homme assimile la culture, la perpétue ou la transforme.
Or comme chaque langue, chaque culture met en œuvre un appareil
spécifique de symboles en lequel s’identifie chaque société73 ».
Aussi concluons-nous qu’il est important de continuer à publier
des articles théoriques et des articles de recherche en français. L’une
de nos motivations est évidemment de ne pas exclure un public fran-
cophone, d’étudiants ou simplement de personnes intéressées, qui ne
seraient pas allés lire des textes en anglais. Mais si nous gardons cette
raison de commodité d’usage à l’esprit, notre principale motivation
pour diriger un ouvrage de philosophie économique en français est de
ne pas abandonner le champ de la philosophie économique en langue
française comme terrain de recherche. Bertram Schefold ciblait le
risque que représentait pour l’étude de l’histoire de la pensée écono-
mique le fait d’adopter l’anglais comme langue unique de la recherche
scientifique74. Il nous semble, pour des raisons se recoupant en partie,
que la philosophie économique de tradition francophone risquerait de

[72] Renvoyons ici une fois encore à la citation de Sen en exergue de ce texte.
[73] E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. 1, Gallimard, 1976 [1966], p. 29-30.
Voir aussi le tome 2 (1974), tout particulièrement le chapitre VI intitulé « Structure de la
langue et structure de la société », p. 91-102.
[74] Schefold, « Les “Classiques de l’économie politique”, “Notes de l’éditeur de la Collection
Die Klassiker der Nationalökonomie” », op. cit., p. 2335 : « Il apparaîtra clairement combien
l’histoire de la pensée économique s’appauvrirait, si elle devait se limiter aux sources en
anglais et aux traductions disponibles en anglais. Même avec un programme complet de
traductions, on ne parviendra jamais à disposer de traductions adéquates des principaux
textes français, italiens, allemands, latins et autres – celui qui veut les étudier doit aller
à l’original dans la mesure du possible. »
39
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

perdre sa spécificité si elle abandonnait la langue française pour ne


s’exprimer qu’en anglais.
Les bilans d’étape qu’apportent les contributeurs et, à titre
d’exemple, l’état des lieux dressé dans cette introduction, requièrent
par conséquent que la présentation de l’évolution de la philosophie
économique francophone en français soit valorisée.
Si la publication d’un tel état des lieux en français paraît alors
légitime, elle nous semble également heuristiquement fructueuse.
Là réside la perspective d’une francophonie ouverte, de plain-pied
sur la constitution de notre champ académique dans le monde. Le
français reste un médium international indispensable en philosophie
et en philosophie économique en particulier, et pour la raison même
que celle-ci est sans doute plus liée au monde anglophone que d’autres
domaines philosophiques : nous considérons l’existence de textes repé-
rables et de qualité en français comme un instrument de projection des
recherches concernées vers d’autres langues, qui développent parfois
elles-mêmes une démarche parallèle : pluralisme de la philosophie
économique, pluralisme de ses langues75. Les recherches à mobiliser
internationalisent donc véritablement la république des sciences et
des lettres. En ce qui concerne la philosophie économique de langue
française, les représentants de la philosophie économique réunis ici
sont issus de son histoire présente, de sa présence manifeste aux yeux
de la communauté internationale.

VI. Une nouvelle tripartition pour un état des lieux panoramique


Rassembler des textes sous l’intitulé « philosophie économique » ne
revient pas (et ne peut pas revenir) à fournir quelque état définitif
que ce soit, serait-ce sur une question ou sur un réseau de questions.
Il s’agit de rassembler certaines des propositions se plaçant dans un
espace d’échanges et de confrontations. Le critère de la sélection est
alors double : d’une part, fournir un référentiel visant à permettre au
lecteur de s’orienter au mieux dans la pensée en cours d’élaboration,
ce qui signifie que chacun des textes de ce volume éclaire des débats

[75] Ainsi du projet en langue allemande d’un volume Handbuch der Wirtschaftsphilosophie
[Anthologie de philosophie économique] lancé en avril 2015 à la FernUniversität in Hagen,
dans la lignée de travaux collectifs comme W. Korff (dir.), Handbuch der Wirtschaftsethik
[Anthologie d’éthique économique], Gütersloher Verlagshaus, 1999. En langue polonaise,
au moment d’écrire ces lignes est sous presse M. Gorazda, Ł. Hardt & T. Kwarciński (dir.),
Metaekonomia. Zagadnienia z filosofii ekonomii [Méta-économie. Questions de philosophie
économique], Copernicus Center Press, 2016.
40
Philosophie économique

liés à un ensemble de questions ; d’autre part, que chaque chapitre


prolonge celles-ci sans jamais les clore. La philosophie économique
peut être beaucoup de choses, mais point une doctrine dogmatique,
ni la justification instrumentalisée d’un courant, serait-il dominant,
ni sa contestation systématique pour des raisons qui ne relèveraient
pas du domaine scientifique.
C’est cette philosophie économique qu’illustrent les contributions réu-
nies dans le présent volume. Elles dressent ce panorama dont le besoin
en langue française se fait sentir du fait même de la vivacité de la
tradition francophone. Notre tentative d’état des lieux vise, à ce titre et
sans pouvoir naturellement prétendre à une quelconque exhaustivité, à
fournir au lecteur, philosophe ou économiste, quelques jalons, quelques
points de repère dans la pensée de langue française dans ce domaine.
Leroux et Marciano, puis Leroux et Livet76 ont largement contribué
à installer la philosophie économique dans le paysage académique de
langue française77 en proposant, puis en explorant « trois interfaces
entre la philosophie et l’économie, [à savoir] : économie politique et phi-
losophie sociale, d’abord ; économie normative et philosophie morale,
ensuite ; science économique et philosophie des sciences, enfin 78 ».
Cette tripartition était d’ailleurs présentée comme un outil, et toujours
susceptible d’être amendée et/ou enrichie79.

[76] Leroux & Marciano, La Philosophie économique, op. cit. et Leroux & Marciano (dir.), Traité
de philosophie économique, op. cit. ; Leroux & Livet (dir.), Leçons de philosophie écono-
mique, op. cit. Un quatrième tome de leçons de philosophie économique, prenant appui sur
le travail déjà accompli pour se lancer dans l’analyse d’un sujet particulier, est paru : La
Pauvreté dans les pays riches, t. IV : Leçons de philosophie économique, Economica, 2009.
[77] À ce sujet, voir l’annexe « Éléments pour servir à une histoire récente de la philosophie
économique francophone », dans le présent volume.
[78] Leroux & Marciano, La Philosophie économique, op. cit., p. 6.
[79] Leroux & Marciano, La Philosophie économique, op. cit., p. 123 : « En définissant [la phi-
losophie économique] comme un champ de problématiques communes à l’économiste et
au philosophe, il nous restait à faire la preuve empirique de son existence. La structura-
tion de l’exposé en trois parties […] était là pour aider dans cette entreprise. Elle n’avait
cependant pas vocation à limiter la substance de la philosophie économique, seulement
à convaincre de sa consistance. D’autres problématiques partagées par l’économiste et le
philosophe sont donc susceptibles d’ouvrir encore l’horizon de la philosophie économique, si
cela se peut. » De même, Leroux & Marciano, Traité de philosophie économique, op. cit. p.  9 :
« L’inventaire [des objets relevant de la philosophie économique] est évidemment difficile.
Il n’a aucune chance d’être exhaustif et ne peut de toute façon qu’être provisoire. Dans un
petit ouvrage récent, précisément intitulé La Philosophie économique et destiné lui aussi
à démontrer la pertinence de cette approche, nous avons privilégié trois grandes articu-
lations […]. L’ambition n’était évidemment pas de constituer une tripartition précise du
contenu de la philosophie économique, tout au plus de disposer d’un référentiel commode. »
41
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

Au moment de présenter les textes rassemblés dans ce volume, la


question se pose naturellement de savoir s’il convient de reprendre la
tripartition proposée, et qui a été si utile à la philosophie économique
francophone en lui servant durant des années de référentiel. Ne doit-
on pas plutôt tenter de proposer une autre façon de baliser ce champ
théorique ?
Répondre à une telle question suppose de soumettre la tripartition
de Leroux, Marciano et Livet au test de la critique. Le premier point
qui peut surprendre un philosophe dans cette tripartition tient dans
l’expression « philosophie sociale ». Non pas que le sens en soit opaque,
mais parce qu’elle ne renvoie pas à un domaine si clairement identifié
(notamment dans les intitulés de cours universitaires) que « philoso-
phie morale ». Pourquoi dans ce cas, ne pas renvoyer à la « philosophie
politique », elle dûment enregistrée dans les libellés académiques ? Une
première raison pourrait être d’éviter la redondance « économie poli-
tique et philosophie politique », voire la contraction « économie et phi-
losophie politique ». Toutefois, il s’agit probablement plutôt de mettre
l’accent sur l’importance de la dimension sociale de l’économie et de
souligner l’importance du lien entre les individus. Le premier tome
des Leçons va dans ce sens puisqu’il se construit notamment autour de
questions comme « acteurs sociaux et agents économiques », « actions,
croyances et jugements collectifs » ou encore « les institutions ». Le
souci des répercussions sociales de l’économie et de leur accueil social
(ce qui était aussi visé par la « philosophie sociale » dans la formulation
que nous discutons) est-il suffisamment pris en compte par la philo-
sophie morale et politique ? Voilà qui devient « le » problème actuel de
l’économie, sur lequel la philosophie ne saurait rester muette, mais
remarquons que la sociologie se veut très souvent non philosophique80.
Une autre interrogation consiste dans le fait de séparer la philoso-
phie politique (ou, si l’on veut donc, « sociale ») de la philosophie morale.

[80] L’appellation d’« économie sociale » a, quant à elle, au contraire, une histoire chargée
de multiples orientations, à commencer par son utilisation chez Léon Walras (voir par
exemple, dans une littérature immense, P. Dockès, La Société n’est pas un pique-nique.
Léon Walras et l’économie sociale, Economica, 1996) ou chez Charles Gide. Il faudrait
remonter à Jean-Baptiste Say, à John Stuart Mill entre autres auteurs pour la comprendre
au sens d’économie politique, sans rien dire ici du destin d’un autre terme : « sociologie
économique » ou « socio-économie » (que les termes anglais usités soient socio-economics ou
« economic sociology »). Pour une proposition de lecture de l’histoire de l’économie sociale
depuis ses origines à nos jours (qui présente aussi de façon synthétique les débats autour de
la définition de ce champ dans l’économie contemporaine), voir D. Demoustier, L’Économie
sociale et solidaire, La Découverte, 2003.
42
Philosophie économique

Si l’idée de distinguer dans le principe ces deux champs de la philo-


sophie ne choque en rien, dès lors que l’on parle d’économie, il semble
que le moral et le politique se mêlent irrémédiablement. D’ailleurs
la distinction entre « économie politique et philosophie sociale » et
« économie normative et philosophie morale » a, entre autres, pour
effet surprenant de classer les questions de « choix social », et donc les
travaux économiques portant sur la théorie du vote, par exemple, en
dehors de la philosophie sociale et/ou politique.
La troisième interface (« science économique et philosophie des
sciences ») pourrait sembler, initialement, renvoyer à toute l’économie.
Quelle partie de l’économie ne rentrerait pas de droit dans la « science
économique » (sauf à ressaisir dans « science » la seule « théorie », ce qui
n’est manifestement pas la perspective des auteurs) ? C’est l’associa-
tion avec la « philosophie des sciences » qui fait comprendre qu’il s’agit
plutôt de traiter de la scientificité de la science économique – ce que
confirme d’ailleurs l’organisation du troisième tome des Leçons autour
de thèmes comme « normes, descriptions, explications », « lois et causa-
lité » et « statut des modèles ». La « philosophie des sciences » renvoie donc
en l’occurrence plus à l’epistemology des anglophones qu’à l’épistémologie
des francophones et doit probablement se comprendre comme désignant
seulement la méthodologie économique (economic methodology).
Pour toutes les raisons mentionnées ci-dessus, mais surtout pour
rappeler que les classifications sont et doivent impérativement rester
des outils, il nous semble possible de proposer une autre tripartition.
Il nous paraît en effet important de souligner que les catégories ne
doivent pas devenir des carcans pour la pensée et qu’il est nécessaire
de les réinterroger régulièrement à l’aune des pratiques. Trouver
à redire à une quelconque table des catégories de la philosophie
économique n’est pas difficile – nul doute que nos lecteurs trouveront
à leur tour des critiques à celle que nous avançons. Toutefois, le risque
existe qu’un découpage, à force d’usage, en vienne à se sédimenter et
devienne à la fois rigide et inévitable. Aussi notre tentative de pro-
poser une nouvelle tripartition découle-elle, en un paradoxe facile à
lever, de notre souhait de suivre l’esprit qui a présidé à l’élaboration
de la tripartition créée par Leroux et Marciano et reprise par Leroux
et Livet, en prenant le risque de proposer un cadre un peu différent
pour organiser la philosophie économique.
En tenant compte de nos remarques précédentes, nous proposons de
distinguer trois champs d’interaction entre philosophie et économie : (a)
philosophie morale et politique, et économie politique, (b) épistémologie
43
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

et méthodologie économique, (c) philosophie de l’action et théorie de la


décision. Si elle est probablement discutable, cette nouvelle tripartition
tente de pallier certains points soulignés à propos de la tripartition
antécédente. Un défaut de ce nouveau découpage, qui a naturellement
ses limitations, est de risquer de donner, faussement, l’impression de
placer tous les travaux sur l’ontologie dans la seconde catégorie trai-
tant de la philosophie des sciences, alors que l’ontologie peut aussi bien
être morale que sociale et utile à la théorie de la décision. On pourrait
encore trouver étrange que les questions relevant de la théorie du choix
social se trouvent dans la troisième catégorie et pas dans la première.
La solution à ces deux difficultés consiste simplement à accepter l’idée
que les trois catégories que nous proposons ici ne sont pas nécessaire-
ment exclusives les unes des autres, mais représentent des ensembles
thématiques ayant autant d’intersections que possible. Ce qui peut être
représenté sous la forme du diagramme de Venn suivant :

Représentation des relations entre les trois catégories de recherche thématique


de la philosophie économique que nous proposons. Il est important de noter que
ce schéma n’entend pas représenter l’importance relative des ensembles les uns
par rapport aux autres, mais seulement leurs relations d’inclusion et d’exclusion.

VII. Les contributions réunies dans cet ouvrage


Les considérations ci-dessus nous conduisent à la répartition des
quinze chapitres constituant cet ouvrage dans trois sections corres-
pondant à la tripartition proposée de la manière suivante.
La première partie, correspondant au premier champ d’interac-
tion entre philosophie et économie, est donc la philosophie morale et
politique, et l’économie politique. On y constate que si le tournant de
la discipline en direction de ce que l’on appelle aujourd’hui le « welfa-
risme », évoqué plus haut, aboutit à sa domination du champ, il dut
longtemps lutter contre l’utilitarisme. Celui-ci n’a sans doute pas dit
44
Philosophie économique

ses derniers mots, mais il a subi de plein fouet des critiques dirimantes
à partir des années 1980. Catherine Audard projette le lecteur in
medias res en fournissant une « critique de la conception utilitariste
de la personne et de l’agent économique ». Antoinette Baujard dis-
cute le destin de cette « économie du bien-être » en s’écriant, dans le
titre d’une contribution dont les connaisseurs de ses travaux auront
sans doute connaissance et qu’elle publie dans ce volume en version
intégrale : « “L’économie du bien-être est morte.” Vive l’économie du
bien-être ! ». Claude Gamel déploie sa conception d’une « économie de
l’égalitarisme libéral » : il a sciemment proposé ici la contribution-bilan
par laquelle il donne son dernier mot sur le sujet au terme et comme
résultat d’un long cheminement personnel entre les œuvres de Rawls,
Sen et Hayek. De ce parcours, le lecteur a donc l’état présent et la car-
tographie la meilleure qu’il puisse trouver tournée vers le projet d’une
reformulation du libéralisme dans une version qui attire l’attention
au moment d’enjeux politiques très discutés sur les politiques écono-
miques à concevoir pour l’avenir : la philosophie économique manifeste
sa présence dans ces débats.
La question de la propriété, préoccupation s’il en est dans les débats
économiques depuis la constitution de l’économie politique en science,
fait dresser à Jean Magnan de Bornier un panorama des positions
philosophiques sur ce sujet passionné. L’auteur met la profondeur
historique au service d’une présentation synoptique, sinon exhaus-
tive, du domaine qu’il aborde à travers trois conceptions qui y ont
dominé : le modèle hiérarchique (traditionnel, celui où Dieu interagit
avec ses créatures) ; la propriété privée conséquence de la « propriété de
soi » chez les penseurs libéraux (et chez certains de leurs adversaires)
jusqu’aux libertariens ; enfin, le fondement de la propriété dans l’uti-
lité. Si la question de la justice transparaît dans chaque contribution
de cette première partie (justice qui se trouve au centre des préoccu-
pations de cette facette de la philosophie économique), la justice dite
« intergénérationnelle » est abordée par Danièle Zwarthoed. La théorie
de la décision est impliquée par les choix qui en relèvent (et le chapitre
aurait pu, à ce titre, figurer dans la troisième partie), mais son trai-
tement donne ici la place majeure à l’économie politique, à la justice
distributive dans les transferts intergénérationnels à partir de trois
théories : le « suffisantisme » (du rapport Bruntland), le welfarisme et
le principe de juste épargne de Rawls.
La deuxième partie – et le deuxième champ d’interaction entre
philosophie et économie – concerne l’épistémologie et la méthodologie
45
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

économique. Un défaut du nouveau découpage que nous proposons


(qui a naturellement ses limitations) est de risquer de donner, faus-
sement, l’impression de devoir placer tous les travaux sur l’ontologie
dans la seconde catégorie traitant de la philosophie des sciences, alors
que l’ontologie peut aussi bien être morale que sociale, et utile à la
théorie de la décision. Comme pour le dernier chapitre de la première
partie (Zwarthoed), il convient de raisonner en termes de majeure et
de mineure pour déterminer un positionnement qui reste, na­tu­rel­
lement et nécessairement, relatif (puisque concernant un référentiel
par rapport auquel on définit une position). Il est exact que l’ontolo-
gie ne saurait être cantonnée au champ où nous l’inscrivons, mais
il serait erroné de croire que nous la réduisons. Ricardo Crespo lui
donne de la profondeur historique en montrant comment ramener la
question ontologique aux prémisses aristotéliciennes pour mieux la
replacer dans les courants l’économie contemporaine. Pierre Livet en
donne un sobre exposé dont le contenu, plus proche de la philosophie
analytique, fournit surtout l’état des lieux de rigueur dans ce volume.
Ces deux approches correspondent d’ailleurs à la situation actuelle où
coexistent au sein de la communauté des philosophes, tout particuliè-
rement en langue française, ces deux voies d’approche des questions
philosophiques : le lecteur est ainsi mis au fait des directions de la
recherche, ce qui est précisément le but fixé à cet ouvrage.
L’épistémologie des sciences économiques se comprend par ailleurs
en rapport à celle des autres sciences. Une réflexion globale impliquée
par ces interactions croisées quant à la « méthode scientifique » et les
modes de raisonnement qu’elle implique plus généralement est en
premier lieu fournie par Bernard Walliser : il s’agit ici encore d’une
contribution-bilan au sens, cette fois, où elle apporte au présent état
des lieux, consacré à la seule philosophie économique, un panorama
plus large et ouvert aux développements des autres sciences. La clas-
sification fournie par l’auteur a vocation à servir plus largement le
propos épistémologique et nous le remercions d’autant plus de l’avoir
donnée dans cette contribution pour le champ où elle s’applique
également en premier lieu. Deux thématiques épistémologiques en
plein essor sont alors présentées au lecteur dans cet état des lieux
présents. D’une part, la thématique évolutionnaire, qui est devenue,
le plus souvent à travers la comparaison entre biologie et économie,
une des interfaces favorites des épistémologues. L’approche d’Yves
Meinard concernant les rapports entre biologie (les formes de la vie)
et économie (la vie matérielle des hommes) est toutefois différente :
46
Philosophie économique

c’est « la biodiversité comme thème de philosophie économique » dont


l’auteur montre l’importance, issue de la littérature en économie de
l’environnement81. D’autre part, une science aussi récente que deve-
nue de la plus grande importance, dont l’interaction avec l’économie
implique de poser des questions précises d’épistémologie les reliant,
est la « science computationnelle ». La philosophie attachée à discuter
les « modèles et simulations à base d’agents dans les sciences écono-
miques et sociales » est présentée par Denis Phan et Frank Varenne
depuis son exploration conceptuelle jusqu’à la variété des manières
d’expérimenter. Les influences réciproques avec les sciences sociales,
et l’économie tout particulièrement, orientent le développement dans
les deux domaines de l’évolution et de la computation, fournissant ici
un triptyque qui illustre cette facette du second champ d’interaction
présenté dans ce volume.
La troisième partie, correspondant au troisième champ d’interac-
tion entre philosophie et économie, est la philosophie de l’action et la
théorie de la décision. L’une des sciences adjacentes et/ou adjuvantes
de l’économie (et qui aurait pu figurer dans la section précédente d’épis-
témologie presque autant que dans cette section) est la psychologie.
Dans la présentation que donne Mikaël Cozic du rôle qu’elle joue « dans
la théorie néoclassique du consommateur », la note majeure issue du
traitement exhaustif qu’il fournit (et qui explique sa longueur notable
par rapport aux autres contributions) rapproche son texte de la théo-
rie de la décision. Cette inscription du « rôle de la psychologie » est
particulièrement conséquente pour la partition que nous proposons
si on la considère à son tour comme pendant du chapitre de Maurice
Lagueux concernant les « agents économiques et la rationalité ». À tra-
vers cette autre contribution-bilan issue d’une longue réflexion, l’éco-
nomiste-philosophe canadien illustre, d’une part, les travaux produits
à Montréal par le groupe de recherche en langue française, et montre
pourquoi, d’autre part, il est impératif de prêter une attention par-
ticulière au moins au minimum de rationalité requise par la théorie
chez les agents économiques. Les critiques qui ne sauraient pas faire
le départ entre un bon et un mauvais usage de la raison tomberaient
simplement à faux dans les reproches qu’elles élèveraient à tort.

[81] Notons que le numéro thématique de la Revue de philosophie économique de l’année 2015
était consacré à la « justice environnementale », illustrant dans le débat contemporain le
rôle-clef que joue désormais la notion dans les échanges entre scientifiques, philosophes,
décideurs politiques et citoyens.
47
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux

Par ailleurs, une théorie devenue centrale (après la Seconde Guerre


mondiale) parmi les outils mobilisés par les économistes en philoso-
phie de l’action et en théorie de la décision est la théorie des jeux. Le
questionnement que porte la philosophie économique s’y applique tout
autant, comme le montre, sur le cas des institutions, Cyril Hédoin,
avec son chapitre « Théorie des jeux et analyse économique des institu-
tions ». Entre l’institutionnalisme, vu comme un courant à part entière
de l’analyse économique, et la théorie des jeux, un des principaux
instruments mobilisés par les économistes pour en rendre compte,
l’auteur distingue deux approches génériques : une approche « évolu-
tionniste » et une approche « épistémique » ; il s’agit moins de trancher
entre elles que de pointer leurs complémentarités essentielles, ajoute-
t-il. Or, parmi les concepts permettant d’appréhender la nature et la
valeur de tels débats autour des institutions, mais encore et surtout
de tous les agents, celui de « norme » est essentiel : Emmanuel Picavet
présente les normes de la philosophie économique telles qu’elles sont
produites, défendues et mises en œuvre dans les domaines traver-
sés par les problématiques économiques. L’articulation entre une
compréhension des actions que les normes encadrent et l’analyse des
institutions se présente comme un cas de réflexion sur les normes
qui manifeste leur fécondité. Si l’on cherche alors un domaine où
philosophie de l’action et théorie de la décision se rencontrent en pra-
tique, sur fond d’institutions et dans la pratique de normes, celui de
la finance s’impose (institutions bancaires, monétaires, financières –
normes successives « Bâle » ou encore « Solvability »). Christian Walter
présente avec un grand souci de pédagogie les enjeux philosophiques
qui en participent en en dévoilant les arcanes très explicitement. Il
discute la « philosophie de la finance » sur l’exemple de l’efficacité infor-
mationnelle des marchés financiers, proposant un travail sémantique
et philosophique de rectification et de restitution des notions mises
en jeu.
Entre les chapitres, et au-delà de ce que nous, en tant que coordi-
nateurs du volume, envisagions à travers toutes ces propositions de
contributions, se manifestent des échos implicites prouvant que l’état
des lieux de la philosophie économique est encore plus riche et plus
fourni que nous l’imaginions – et que ce que nous évoquons dans cette
introduction. Il appartient par conséquent au lecteur de les relever,
comparer, signaler : les contributions retenues ici se répondent en un
concert dont l’harmonie dépasse ce que nous nous figurions en enta-
mant le travail de coordination.
48
Philosophie économique

Une raison de cette consistance dans la diversité des contributions


réunies est sans doute, et tout simplement, le fait que le domaine s’y
prête tout à fait désormais, tendant à montrer que l’intuition était
juste qu’un état des lieux en philosophie économique de langue fran-
çaise s’imposait maintenant – comme une nouvelle pierre blanche sur
un chemin tracé dans ce champ disciplinaire par des pères spirituels
et que nous parcourons avec nos pairs. 2016 fut par ailleurs l’année
du 3e Colloque international de philosophie économique qui montre
que ce chemin est non seulement devenu reconnaissable, mais qu’il
est effectivement reconnu à part entière au sein des communautés
de philosophes et d’économistes, d’une part, de la communauté de
langue française aussi bien qu’au-delà d’elle, d’autre part. Ce qui se
fait en français a vocation à se conjuguer à ce qui se fait dans d’autres
langues­, en premier lieu la langue anglaise. C’est la conviction qui
nous anime. Si le lecteur trouve à son tour dans la lecture de ce volume
et dans cet état des lieux présent les moyens de s’en convaincre, alors
chacun des auteurs réunis dans une confiance commune pour l’entre-
prise réalisée y verra ses efforts récompensés – ce que les coordina-
teurs souhaitent tant pour les uns que pour les autres.
Partie I

Philosophie morale et
politique, et économie
politique
Une critique de la conception utilitariste
de la personne et de l’agent économique1

Catherine AUDARD

L
a période de l’après-guerre a été caractérisée par une conception
du développement économique ainsi que du Welfare State2 domi-
née par l’utilitarisme. Celui-ci a le mérite de traiter la personne
humaine, destinataire du Welfare State, de manière suffisamment
simplifiée afin de définir clairement les fins de la « bonne » société. Il
la voit comme un être abstrait, dépourvu de dimension temporelle,
un simple support de « tendances et d’inclinations données, quelles
qu’elles soient, pour ensuite chercher le meilleur moyen de les satis-
faire3 ». Le but du développement économique, ou son telos en termes
normatifs, consiste à satisfaire le mieux possible les besoins du plus
grand nombre, à maximiser l’utilité générale ou moyenne, en traitant
la personne humaine comme un consommateur, simple réceptacle
ou « container » de satisfactions, sans cependant prendre en compte
ni son potentiel de développement, ni ses choix libres et distincts de
ses besoins. La difficulté majeure est qu’un tel programme est diffi-
cilement compatible avec l’idéal d’autonomie individuelle qui est au
cœur des démocraties libérales contemporaines. Ce programme peut
avoir des conséquences « illibérales », qu’il s’agisse du despotisme doux

[1] Cet article se fonde sur le chapitre III de mon livre à paraître, Rawls et les crises de la
démocratie, Grasset, 2017.
[2] Nous préférons parler ici du Welfare State plutôt que de l’État-providence puisque nous
nous situons dans le cadre du débat entre utilitarisme et Rawls, pas dans le cadre français
de l’après-guerre. Le Welfare State capitaliste (WSC par la suite) pour Rawls, est une
nécessité du capitalisme qui a besoin de maintenir un marché de consommateurs grâce à
une politique de revenus et de transferts sociaux ex post. Il obéit à une logique utilitariste
différente et vise le plus haut niveau de bien-être (welfare) moyen ou général au nom de la
rationalité et de l’efficacité économiques, la lutte contre la pauvreté et les inégalités injustes
étant justifiée en raison de leurs désutilités, mais certaines inégalités étant justifiées si
elles sont « efficaces », comme dans le principe de différence de Rawls.
[3] J. Rawls, Théorie de la justice [1971, 1999], Le Seuil, 1987, § 6, p. 57.
52
Philosophie économique

de la technocratie à la Bentham ou de la tyrannie des majorités ou


encore des excès de l’individualisme et de l’intérêt personnel, quand
aucun principe de justice ne vient les limiter et les contrôler. Tel a
été le sens de la critique de l’utilitarisme inspirée de Rawls que nous
présenterons.
Nous analyserons pour commencer la vision utilitariste de la per-
sonne et de l’agent économique (section I) et nous montrerons comment­
elle peut être transformée grâce à la critique rawlsienne (section II)
qui conduit à une « dénaturalisation » de cette vision où le dé­ve­lop­
pement de soi autonome, pas seulement la survie et la satisfaction des
besoins de base, devient le telos de la croissance économique dans la
« bonne » société (section III). Ceci peut inspirer un changement de
paradigme4 en direction d’une nouvelle conception du Welfare State
(section IV), celle de la « démocratie de propriétaires » (Property-
owning democracy)5.

I. Rawls et la conception utilitariste


de la personne et de l’agent économique
En 1950, ayant achevé sa thèse de doctorat en philosophie morale
à l’Université de Princeton6 , John Rawls commence à enseigner, mais

[4] Bien entendu, Rawls est loin d’être le seul à avoir tenté cette transformation et Amartya Sen
est certainement le penseur qui a le plus insisté sur la place de la liberté et de l’autonomie
politiques dans la conception de la personne et ses « capabilités » (capabilities), c’est-à-dire
de sa capacité à transformer les ressources disponibles en utilités et satisfactions. Je men-
tionnerai Sen rapidement parmi les entreprises de dénaturalisation de l’agent économique,
mais ce débat demanderait un autre texte.
[5] Une « démocratie de propriétaires » (POD par la suite), inspirée des travaux de l’écono-
miste James Meade, au contraire, vise à disperser la propriété privée du capital ex ante
de manière la plus large possible grâce à la fiscalité, et pas seulement à augmenter les
revenus les plus faibles. Elle redistribue ex ante le capital disponible afin de permettre la
plus grande autonomie et le plus large contrôle par chacun de sa vie.
[6] « A Study in the Grounds of Ethical Knowledge : Considered with Reference to Judgments
on the Moral Worth of Character » : thèse de doctorat (PhD dissertation), Princeton, 1948-
1949, sous la direction de Walter Stace (1886-1967) qui fut professeur à Princeton de 1932
à 1955 et l’auteur de livres sur Hegel, le mysticisme et le relativisme moral. Rawls cite son
livre The Concept of Morals (1937) dans TJ, § 22, p. 223, note 4. Mais c’est le wittgenstei-
nien Norman Malcolm qui a eu le plus d’influence sur lui à Princeton en l’incitant, dit-il,
à « réfléchir à ce qu’il fait » (voir T. Pogge, John Rawls : His Life and Theory of Justice,
Oxford University Press, 2007, chap. 1). Le premier article de Rawls date de 1946, « A Brief
Inquiry into the Nature and Function of Ethical Theory » dont D. Reidy fait une analyse
dans J. Mandle et D. Reidy (eds), The Blackwell Companion to Rawls, Oxford University
Press, 2014, p. 12-18. Le premier article que Rawls publie en 1951, « Outline of a Decision
Procedure in Ethics », est extrait de sa thèse de doctorat.
53
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

aussi à s’intéresser à l’économie du bien-être (welfare economics). Il


suit alors le séminaire de l’économiste W.J. Baumol, une figure domi-
nante de la « nouvelle » économie du bien-être. Il lit également Paul
Samuelson (Foundations), Walras (Éléments d’économie pure), Von
Neumann et Morgenstern sur la théorie des jeux et Frank Knight (The
Ethics of Competition)7. C’est à cette occasion que Rawls commence­à
envisager la rénovation de la culture publique démocratique à partir
d’un examen critique des idées principales de l’utilitarisme. Voilà l’ins-
piration maîtresse qui allait guider Rawls pendant toutes ces années
jusqu’à la publication de A Theory of Justice en 1971. Ces premiers
contacts avec les problèmes épistémologiques, philosophiques et poli-
tiques que posent les théorèmes de l’économie du bien-être vont amener
Rawls à contribuer de manière déterminante à la critique du principe
de Pareto comme à celle de la théorie du choix social et à proposer
une alternative à la théorie utilitariste jusque-là dominante. Il pré-
sente cette nouvelle méthode d’évaluation normative des institutions
politiques et économiques d’une société donnée comme la théorie de
la justice entendue comme équité (justice as fairness).
Pourquoi Rawls a-t-il été attiré par l’économie du bien-être avec
son arrière-plan naturaliste et hédoniste, au point qu’il reconnaisse
avoir été utilitariste jusqu’en 1957 ? Il y a de nombreuses explications
à ce changement d’orientation et à cet intérêt pour l’utilitarisme, mais
une clé se trouve sans doute dans les motifs intellectuels qu’il donne
lui-même pour l’abandon de ses croyances religieuses. Une morale
uniquement religieuse échoue à rendre compte de l’injustice 8 , alors
qu’une morale fondée sur la raison et l’analyse rigoureuse de nos
« idées les plus fondamentales au sujet de la justice » a plus de chances
de nous faire progresser. Mais la rationalité à elle seule est également
impuissante9.

[7] Sur cette période de la vie de Rawls, voir son interview de 1991 dans The Harvard Review
of Philosophy, printemps 1991, vol. 1, n° 1, p. 38-47 (trad. fr., Justice et critique, Éditions
de l’EHESS, 2014, p. 59-61).
[8] « Lorsque Lincoln interprète la guerre de Sécession comme un châtiment divin pour le péché
de l’esclavage […], l’action de Dieu est perçue comme juste. L’Holocauste ne peut être
interprété de cette façon et toutes les tentatives en ce sens que j’ai lues sont abominables
et néfastes. Interpréter l’histoire comme la volonté de Dieu suppose que cette volonté
s’accorde avec ce que nous savons des idées les plus fondamentales au sujet de la justice.
Qu’est-ce que la justice la plus fondamentale pourrait être d’autre ? » (J. Rawls, Le Péché
et la foi [2009], Hermann, 2010, p. 340 ; nous soulignons).
[9] Parmi de nombreux exemples de l’appel aux limites de la raison chez Rawls, citons son
analyse des « difficultés de la raison » (burdens of reason) qui jouent un rôle essentiel dans
54
Philosophie économique

On peut donc comprendre le projet rawlsien comme un question-


nement à la fois de la nature et des limites de la raison humaine et
de la possibilité de la justice. C’est ce qui explique une ambiguïté
centrale, mais créatrice, de son œuvre, la tension permanente entre
un humanisme éthique et un rationalisme prudentiel. La grandeur de
sa pensée vient de son effort pour unir deux aspects de la justice dif-
ficilement compatibles : la prise en compte des intérêts de chacun et
le respect de la personne de chacun10.
I.1. Le principe d’utilité : une conception publique de la justice ?
En 1950, l’utilitarisme est la doctrine normative la plus importante
dans le monde anglophone11. En particulier, elle domine la branche de
l’économie à laquelle Rawls commence à s’intéresser, l’économie norma-
tive (welfare economics). Celle-ci propose au législateur et à l’adminis-
tration, des évaluations et des recommandations qui ont pour critères
l’efficacité dans le fonctionnement de l’économie et dans la répartition
des ressources selon le principe d’optimalité de Pareto ainsi que l’amé-
lioration du bien-être (welfare) des agents concernés. Une économie
performante doit améliorer le sort de tous, voilà l’espoir keynésien de
l’après-guerre. L’économie du bien-être reprend les notions de base

la conception « raisonnable » de la justice (J. Rawls, Justice et démocratie [1979-1988], Le


Seuil, 1993, p. 326-329). Par la suite, il parlera des « difficultés du jugement » (burdens of
judgment). « La plupart de nos jugements les plus importants sont émis dans des conditions
telles que l’on ne peut s’attendre que des personnes consciencieuses, ayant le plein usage
de leur raison, même après des discussions libres, arrivent toutes à la même conclusion.
[…] Tenir compte de ces difficultés du jugement est de la plus haute importance pour une
conception démocratique de la tolérance » (J. Rawls, Libéralisme politique [1993], PUF,
1995, II § 2, p. 87).
[10] La critique de Michael Sandel qui décrit Rawls comme un « déontologue à visage humien »
est très éclairante, comme celle de Brian Barry qui voit chez lui deux théories de la justice
en concurrence, l’une prudentielle et inspirée de Hume, l’autre éthique et inspirée de Kant.
Voir M. Sandel, Libéralisme et les limites de la justice [1982], Le Seuil, 1999 et B. Barry,
Theories of Justice, Harvester Wheatsheaf, 1989, p. 146-152.
[11] Le regain d’intérêt philosophique pour l’utilitarisme date de l’article de 1936 de l’écono-
miste R. Harrod, « Utilititarianism Revised », Mind, vol. 45, n° 178, 1936, p. 137-156. La
formation universitaire de Rawls, tant en économie qu’en philosophie, a donc été placée
sous le signe de l’utilitarisme. Il reconnaît lui-même à quel point l’ontologie sociale de John
Stuart Mill (1806-1873) a été importante pour lui (voir, par exemple, J. Rawls, La justice
comme équité. Une reformulation [2001], § 33.5, p. 166-167). Mais c’est Henry Sidgwick
(1838-1900) qui est sa référence majeure. Divisé, comme Rawls, entre son kantisme et
l’utilitarisme, celui-ci a développé une méthode d’analyse et de justification des jugements
normatifs dont s’inspire Rawls. Par contre, Rawls ne mentionne que très brièvement
Bentham (1748-1832) avec lequel il est en total désaccord sur la question des droits de
l’homme.
55
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

de l’utilitarisme et les applique à l’économie de marché. L’éthique


utilitariste joue donc un rôle crucial dans la culture publique d’une
démocratie puisqu’elle formule de manière claire et rationnelle les
fins que devrait poursuivre une société juste et sur lesquelles toute
personne sensée et raisonnable pourrait tomber d’accord. Elle fournit
à Rawls le modèle de ce qu’il appelle une « conception publique de la
justice12 » sans laquelle le consensus démocratique reste fragile et
instable. Une société est « bonne » ou « juste » si elle tend à maximiser
le bien-être ou « l’utilité » de chacune des personnes concernées, « le
plus grand bonheur pour le plus grand nombre, chacun comptant de
manière égale », comme le recommande le principe de Bentham13 .
[Pour l’utilitarisme,] l’idée principale est qu’une société est bien ordonnée et,
par là même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière
à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l’ensemble des indi-
vidus qui en font partie14 .

Sur ce point, il semble qu’il ne puisse qu’y avoir unanimité. La


société juste et « bien ordonnée » vise le bonheur de tous ses membres,
une société « mauvaise » ou « injuste » fait, au contraire, leur malheur.
Mais derrière cette thèse apparemment simple se dissimulent des
débats d’une grande complexité dans lesquels Rawls allait jouer, dès
la publication de ses premiers articles, un rôle important. La critique
de Rawls est d’autant plus forte qu’elle saisit exactement ce qui fait
la valeur du raisonnement utilitariste.
Les raisons du succès de l’utilitarisme, pour Rawls, tiennent avant
tout à sa structure conceptuelle, et c’est un modèle qu’il devait tenter
de suivre tout au long de sa réflexion sur la justice. C’est une doctrine
qui a été, en effet, capable de fournir un critère impartial, à la fois
rationnel et empirique, susceptible d’être unanimement accepté, pour
évaluer les états sociaux et politiques et les décisions politiques et éco-
nomiques, un critère qui ne doit rien ni aux traditions morales et reli-
gieuses ni aux jugements moraux subjectifs des dirigeants politiques
ou de l’opinion publique majoritaire qu’ils représentent. L’utilitarisme
fournit une « morale » politique, laïque et rationnelle, qui, sur le modèle
du kantisme adopté par la Troisième République en France, a pu
faire l’objet d’un vaste consensus dans le monde anglophone, depuis

[12] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 1, p. 31 et § 39, p. 279-280.
[13] J. Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation [1789], Vrin, 2011,
chap. I et II.
[14] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 5, p. 49.
56
Philosophie économique

les premières réformes inspirées par les « radicaux » anglais, disciples


de Bentham, comme le Reform Act de 1832 qui pose les bases du suf-
frage universel, jusqu’aux économistes welfaristes du New Deal et du
Welfare State de l’après-guerre. Ce que Rawls admire surtout dans
l’utilitarisme, c’est qu’il ait été capable de fournir un guide reconnu
pour l’évaluation et la décision politiques, une conception publique de
la justice.
En tant que philosophie morale15 , l’utilitarisme possède quatre
dimensions essentielles : c’est une morale démocratique et égalita-
riste puisque son critère d’évaluation, l’utilité, y est défini par les
aspirations et les choix des individus eux-mêmes, chacun comptant
également.
C’est une morale téléologique16 qui définit le Bien en fonction d’ob-
jectifs et de fins observables, le telos. Elle dérive ensuite le juste du
bien au sens où la société juste est celle qui maximise le bien pour
chacun, c’est-à-dire le solde net des plaisirs par rapport aux peines :
La clarté et la simplicité des théories téléologiques classiques, dit Rawls,
dérivent largement du fait qu’elles divisent nos jugements moraux en deux
classes, l’une étant caractérisée séparément, tandis que l’autre lui est ensuite
rattachée par un principe de maximisation17.

Mais surtout, l’utilitarisme mesure la valeur d’une action ou d’une


décision par ses conséquences observables, non par les caractéris-
tiques de l’agent, ses intentions, ses vertus ou ses bonnes dispositions.
En se concentrant sur l’action et ses conséquences, il suppose donc
une conception morale de la personne plus objective que celle de la
morale traditionnelle, en particulier de la responsabilité et de la jus-
tice pénale.
Enfin, c’est un universalisme hédoniste, tout être humain cherchant
à fuir la souffrance et à maximiser le plaisir. Ce sont donc les consé-

[15] Les remarques qui suivent sont nécessairement trop rapides. Nous renvoyons le lecteur
à A. Sen et B. Williams (eds.), Utilitarianism and Beyond, Cambridge University Press,
1982, Introduction, ainsi qu’à J.J. Smart et B. Williams, L’Utilitarisme : pour ou contre ?
[1993], Labor et Fides, 1997, et à R. Ogien et C. Tappolet, Les Concepts de l’éthique,
Hermann, 2008. Voir aussi C. Arnsperger et P. Van Parijs, Éthique économique et sociale,
La Découverte, 2000, chap. 1 sur l’utilitarisme, et C. Audard, Anthologie de l’utilitarisme,
PUF, 1999, Introduction.
[16] Au contraire, pour une morale déontologique, « le concept du juste (right) est antérieur
au concept du bien (good) », « les désirs et les aspirations sont limités dès le début par les
principes de la justice qui définissent les bornes que nos systèmes de fins doivent respecter »
(Théorie de la justice, op. cit., § 6, p. 57).
[17] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 5, p. 51.
57
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

quences de l’action mesurables en ces termes qui servent de critère


universel d’évaluation du choix social et politique.
I.2. Les avantages de la morale conséquentialiste
L’utilitarisme pose qu’une action doit être jugée bonne ou mauvaise
en fonction de ses conséquences pour tous ceux concernés. Il ne s’inté-
resse pas aux jugements de valeur plus ou moins arbitraires des juges
ou même des agents qui peuvent se faire des illusions sur leurs propres
motivations. Il rejette donc la pertinence d’évaluations fondées sur des
croyances morales et religieuses, sur des habitudes non soumises à
la critique, souvent irrationnelles et déraisonnables. La perspective
radicale de Bentham sur la justice pénale est un bon exemple d’une
définition de la justice à partir de l’utilité sociale. En demandant, à la
suite de Beccaria, qu’on suive comme principe d’évaluation des peines
leurs conséquences pour l’utilité sociale, et non le désir de vengeance,
Bentham a transformé la conception du calcul de la peine. Celle-ci
cesse d’être un châtiment pour devenir un moyen de prophylaxie au
service du bien-être collectif. La réforme du droit pénal proposée par
Bentham a encore aujourd’hui des accents révolutionnaires en cher-
chant à séparer ce qui est vraiment utile à l’ordre social de ce qui est
l’expression du désir de vengeance et de l’irrationnel18 .
Sur ce point, l’utilitarisme s’oppose au kantisme puisqu’il ne fait
pas intervenir dans l’évaluation morale des spéculations quant aux
intentions de l’agent, sa volonté, « bonne » ou « mauvaise » indépen-
damment des conséquences de ses actes, et cherche plutôt à cerner
ce qui est observable : les effets de l’action. Il se situe donc du côté de
ce qu’il est convenu d’appeler, depuis Max Weber, une « morale de la
responsabilité » qui peut choquer les partisans d’une « morale de la
conviction ». Comme l’écrit Mill, la doctrine de Kant elle-même ne peut
avoir de sens que si elle est interprétée comme conséquentialiste et
si l’on tient compte, non seulement de la volonté, « bonne » ou « mau-
vaise », de l’agent, mais aussi des conséquences de son action pour le
bonheur général :
Cet auteur remarquable, dont le système de pensée restera longtemps l’un des
événements marquants de l’histoire de la spéculation philosophique, pose…
un principe premier universel qui s’énonce de la manière suivante : « Agis de
telle sorte que la maxime de ton action puisse être adoptée comme une loi par

[18] Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, op. cit. Voir aussi B.
Guillarme, Penser la peine, Paris, PUF, 2003, p. 22-30.
58
Philosophie économique

tous les êtres rationnels. » Mais quand il commence à déduire de ce précepte


l’un quelconque des devoirs réels de la moralité, il échoue, de manière presque
grotesque, à montrer qu’il puisse exister la moindre contradiction ou impos-
sibilité logique (pour ne pas dire physique) à ce que tous les êtres rationnels
adoptent des règles de conduite les plus outrageusement immorales. Tout ce
qu’il montre, c’est que les conséquences de leur adoption universelle seraient
telles que nul ne choisirait de les encourir19.

À la suite de Mill20 , Rawls se range du côté de l’utilitarisme pour


reconnaître que « toute doctrine éthique digne de considération tient
compte des conséquences dans son évaluation de ce qui est juste. Celle
qui ne le ferait pas serait tout simplement absurde, irrationnelle21 ».
L’utilitarisme est donc essentiellement une doctrine centrée sur
l’action et non sur l’agent. Les ennemis de l’utilitarisme n’ont pas
manqué de souligner que, puisque l’utilitarisme ne s’intéresse ni à la
vertu ou à la conscience individuelle ni aux interdits moraux collectifs,
mais seulement aux actions et à leurs conséquences, il s’agit d’une doc-
trine amorale qui ne respecte aucun principe et qui peut, par exemple,
autoriser aussi bien le mensonge que le non-respect d’une promesse
et même la torture ou le meurtre22 si cela entraîne des conséquences
meilleures pour tous ceux concernés. La raison de cette approche
est que l’action et ses conséquences sont observables empiriquement
alors que les intentions, la « bonne » volonté ou le caractère de l’agent
sont des mystères indéchiffrables et ne peuvent être la base d’une
évaluation objective.

[19] J.S. Mill, Utilitarisme [1863], PUF, 1998, p. 26 et p. 12.


[20] « Il est essentiel pour l’idée de philosophie morale que la moralité se réfère à quelque fin,
qu’elle ne soit pas laissée sous la domination de sentiments vagues ou d’une conviction
intérieure inexplicable – qu’elle soit soumise à la raison et au calcul. […] Que la moralité
de nos actions dépende des conséquences qu’elles produisent est la doctrine commune aux
personnes raisonnables de toutes les écoles. Que le bien ou le mal attaché à ces consé-
quences se mesure exclusivement à travers la peine ou le plaisir qu’elles procurent est le
seul point de doctrine qui appartienne en propre à l’école utilitariste » (J.S. Mill, Essai sur
Bentham [1838], PUF, 1998, p. 236).
[21] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 6, p. 56.
[22] On connaît le texte célèbre d’Helvétius, annonciateur de la Révolution française et de la
Terreur : « Lorsqu’un vaisseau est surpris par de longs calmes et que la famine a, d’une voix
impérieuse, commandé de tirer au sort la victime infortunée qui doit servir de pâture à ses
compagnons, on l’égorge sans remords : ce vaisseau est l’emblème de chaque nation ; tout
devient légitime et même vertueux pour le salut public » (De l’esprit [1758], Discours II,
chap. VI, p. 83-84, in Audard, Anthologie de l’utilitarisme, op. cit., vol. I, p. 149).
59
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

I.3. Deux présupposés philosophiques


L’utilitarisme repose donc sur deux présupposés philosophiques
qui appellent la discussion.
Premièrement, il repose sur une observation empirique que tout
être humain fuit la souffrance et recherche le plaisir et en conclut que
le bien de l’individu comme de la société doit être la maximisation du
plaisir (hédonisme). Ainsi Bentham écrit :
La nature a placé l’humanité sous l’empire de deux maîtres, la peine et le plai-
sir. C’est à eux seuls qu’appartient de nous indiquer ce que nous devons faire
comme de déterminer ce que nous ferons. D’un côté, le critère du bien et du
mal, de l’autre, la chaîne des effets et des causes qui sont attachés à leur trône.
Ils nous gouvernent dans tous nos actes, dans toutes nos paroles, dans toutes
nos pensées… Le principe d’utilité reconnaît cette sujétion et la prend pour
fondement de ce système dont l’objet est de construire l’édifice de la félicité au
moyen de la raison et du droit 23 .

Pour Bentham 24 , donc, le plaisir étant à la fois un fait d’obser-


vation et un impératif moral, cela veut dire qu’on peut dériver une
norme générale d’un fait d’observation, contrairement à la remarque
de Hume que d’un « is » on ne peut pas dériver un « ought25 ». Si les
êtres humains cherchent universellement le plaisir, cela conduit-il à
soutenir que le plaisir est un bien ? Cette dérivation n’est-elle pas tout
à fait discutable26 ?
Deuxièmement, l’utilitarisme suppose qu’un même critère, la maxi-
misation du bien-être, s’applique à la fois à l’individu et à la société.
Dans le calcul de l’utilité moyenne ou générale, les satisfactions indi-
viduelles sont donc traitées de manière purement quantitative, comme
interchangeables. La souffrance des uns peut être compensée par la
satisfaction plus grande des autres. Pour Rawls, cette thèse est inac-
ceptable et montre que l’utilitarisme n’est pas un individualisme au

[23] J. Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, I, 1, in Audard,


Anthologie de l’utilitarisme, op. cit., vol. I, p. 201.
[24] Il vaut la peine de noter que Bentham est conscient de la distinction conceptuelle entre le
principe d’utilité (normatif) et le principe du plus grand bonheur (psychologique). Mais c’est
Henry Sidgwick qui devait clarifier l’épistémologie morale de l’utilitarisme en distinguant
entre hédonisme psychologique comme source de l’action, et hédonisme éthique comme
principe d’évaluation. Voir Audard, Anthologie de l’utilitarisme, op. cit., vol. II, p. 159-233.
[25] D. Hume, Traité de la nature humaine [1740] III, I, I, Garnier-Flammarion, 1993, p. 65.
[26] Il existe une importante littérature sur le sophisme naturaliste et le rapport entre faits et
principes dans l’utilitarisme de Bentham, mais aussi de Mill. Voir H. Sidgwick, Methods of
Ethics, Macmillan, 1874, livre I, chap. IV et livre III, chap. XIII, et G.E. Moore, Principia
Ethica [1903], PUF, 1998, p. 58-62.
60
Philosophie économique

sens du libéralisme politique, soucieux de l’intégrité et du caractère


distinct des personnes. À cela, l’utilitarisme répond en mettant en
lumière un autre fait, l’existence d’un sentiment naturel de sympathie
que nous pouvons éprouver à l’égard de la souffrance comme du plaisir
des agents. « La tendance naturelle des hommes à la sympathie, écrit
Rawls, convenablement généralisée, fournit la perspective à partir de
laquelle ils peuvent arriver à un accord sur une conception commune
de la justice27. »
Si l’utilité individuelle et l’intérêt personnel (self-love) sont souvent
en conflit avec l’intérêt général, ils peuvent cependant, grâce à la sym-
pathie, être progressivement réconciliés avec le bien public. Une telle
conciliation n’est évidemment jamais garantie, d’où l’importance des
lois, de la socialisation et de l’éducation morale. Mais elle est possible
malgré les conflits d’intérêts. Un élément essentiel de l’argumenta-
tion utilitariste est alors l’idée d’un « spectateur impartial et doué de
sympathie » dont les jugements pourraient nous guider quant au bien
public, idée développée par Adam Smith dans sa Théorie des senti-
ments moraux de 1759. Le calcul de l’utilité générale à partir des uti-
lités individuelles est opéré par un spectateur imaginaire, rationnel,
impartial et doué de sympathie, capable de comprendre chaque point
de vue et de les additionner, sans en adopter pour autant aucun. Le
double avantage de cette hypothèse est de rendre plausible la conver-
gence des intérêts particuliers sans avoir recours à une loi naturelle
peu vraisemblable et sans faire intervenir une mystérieuse faculté
universelle, la raison, dont on sait que, pour Hume comme pour Smith,
elle est peu fiable pour lancer l’action, étant l’esclave des passions.
Ce raisonnement, comme le note John Rawls, devait devenir, à
partir d’Adam Smith jusqu’à Henry Sidgwick et John Harsanyi 28 ,
la pierre angulaire de l’utilitarisme pour démontrer la possibilité de
l’objectivité du jugement moral et de la composition des intérêts par-
ticuliers. Or une critique s’avère ici possible que Rawls allait explorer.

II. La critique rawlsienne


L’appel à la sympathie pour évaluer l’intérêt général à partir des
utilités individuelles ignore ce qui constitue le principe de base des

[27] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 30, p. 216.


[28] J. Harsanyi, « Morality and the Theory of Rational Behaviour », in A. Sen et B. Williams
(eds.), Utilitarianism and Beyond, op. cit., et trad. fr. in Audard, Anthologie de l’utilita-
risme, op. cit., vol. III, p. 42-65.
61
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

démocraties libérales contemporaines : la protection de l’individu, de


ses droits et libertés de base et de son caractère distinct. Traiter
l’agent comme un être autonome veut dire reconnaître sa capacité
à choisir lui-même ce qui possède une valeur intrinsèque pour lui,
ses fins et ses intérêts les plus importants. Au contraire, traiter ses
choix comme interchangeables et équivalents à ceux de n’importe qui
d’autre en autorise le sacrifice si le bien-être général peut ainsi être
augmenté. La diminution de la satisfaction des uns est compensée par
l’augmentation de celle des autres dans le calcul de l’utilité moyenne
ou générale, « les gains des uns compensent les pertes des autres » et
« la pluralité des personnes n’est pas prise vraiment au sérieux par
l’utilitarisme29 ». La pauvreté de cette conception vient de ce que les
individus n’ont rien qui puisse les distinguer les uns des autres ou,
même, les mettre en conflit puisqu’ils sont animés par la même moti-
vation hédoniste et rationnelle, maximiser leur satisfaction. Rawls
allait donc s’employer à mettre en évidence ce qui fonde le caractère
distinct des personnes et, en conséquence, la nécessité de recourir à
des principes de justice pour arbitrer entre leurs désirs antagonistes,
ce dont l’identification par la sympathie prétend se passer.
II.1. Le caractère distinct des personnes
C’est ici que Rawls introduit une distinction très éclairante,
empruntée à la théorie des types, entre les intérêts de premier ordre
que nous avons pour telle ou telle fin et qui nous distinguent les uns
des autres en tant qu’individus, et les intérêts d’ordre plus élevé que
nous avons pour les intérêts de premier ordre et que nous partagerions
avec les autres individus concernés.
Prenons un exemple30 . Luc a un intérêt de premier ordre pour la
musique classique et il aime jouer du piano. C’est ce qui fait de lui un
individu distinct. Mathieu, lui, préfère jouer du jazz et de la trompette.
Ils ont cependant tous les deux en commun un même intérêt d’ordre
plus élevé qui est de jouer le plus souvent possible. La question de la
répartition équitable du temps de jeu est bien une question de justice
distributive puisque les préférences des deux musiciens ne peuvent
pas être additionnées sans se détruire : Luc ne peut pas jouer du piano
quand Mathieu pratique sa trompette. Il leur faut trouver un principe
de justice qui, d’un point de vue moral, interdise que Mathieu joue

[29] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 6, p. 53.


[30] Cet exemple classique est cité par Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 224, note 10.
62
Philosophie économique

chaque fois qu’il en a envie en même temps que Luc dont il étouffe le
son de toute façon. Cela prouve clairement que la conception utilita-
riste et téléologique de l’agent moral est déficiente. En le définissant
uniquement par ses préférences, comme un simple support anonyme
de l’utilité, elle échoue à imposer une limite justifiée à ses intérêts.
Comme dit Rawls, l’utilitarisme n’est pas vraiment un individualisme
puisqu’il ne reconnaît pas le caractère distinct des personnes qu’il pose
comme interchangeables du point de vue de leur satisfaction. Dans le
cadre utilitariste, le déplaisir de Luc est compensé par le plaisir plus
grand de Mathieu.
II.2. La confusion entre coordination et coopération
Ce qui manque dans l’analyse utilitariste de l’agent, c’est la dis-
tinction entre coopération et coordination. La coopération se fait à
partir des conflits entre intérêts de premier ordre divergents et de la
nécessité de les arbitrer ; elle n’est pas une simple coordination entre
préférences interchangeables. Il manque ici l’idée de réciprocité et donc
l’interaction sociale entre les agents, l’évaluation des conséquences de
leurs choix les uns pour les autres. L’utilitarisme, dit Rawls, ignore
un élément central dans la coopération : le principe de réciprocité.
L’idée de la société conçue comme un système social organisé de manière à pro-
duire le plus grand bien (good) possible après une addition prenant en compte
tous ses membres […] exprime un principe maximisateur et agrégatif de justice
politique […] et rend compte seulement indirectement des idées d’égalité et de
réciprocité31.

Au contraire, pour que le problème d’une coopération équitable se


pose et « qu’il y ait un problème de justice, il faut qu’au moins deux
personnes veuillent faire quelque chose de différent de ce que tous les
autres veulent faire » (TJ § 30, p. 219). Rawls le rappelle explicitement
au début de Théorie de la justice : « Bien qu’une société soit une tenta-
tive de coopération en vue de l’avantage mutuel, elle se caractérise à
la fois par un conflit d’intérêts et par une identité d’intérêts32. »
Cette hypothèse n’entre pas dans le calcul utilitariste qui conçoit la
coopération comme une simple coordination entre préférences données
d’avance avec un objectif identique pour tous, posé comme extérieur
et indépendant : la maximisation de la satisfaction.

[31] Rawls, La Justice comme équité. Une reformulation, op. cit., § 27, p. 137.
[32] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 1, p. 30.
63
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

Mais les membres d’une société démocratique moderne ne peuvent


pas simplement être décrits comme des agents rationnels isolés les
uns des autres et dont les préférences seraient toutes motivées par
la maximisation de leur utilité individuelle. Ils sont également des
citoyens doués d’un sens de la justice, d’un sens des conséquences de
leurs actions sur les autres, capables de respecter le devoir de civilité,
même s’ils ne le font pas toujours, comme dans le cas du vote. Rawls
partage la conception du vote de Rousseau comme étant une affaire
non pas de préférences privées, mais de souci pour l’intérêt public :
Les gens en votant peuvent exprimer leurs préférences et leurs intérêts, pour ne
pas mentionner leurs dégoûts et leurs haines […]. Ils peuvent voter selon ce que
leurs convictions leur conseillent comme juste […]. Pourtant, les deux attitudes
sont semblables en ce qu’elles ne reconnaissent pas le devoir de civilité… qui
propose une manière de considérer le vote qui rappelle le Contrat social de J.-J.
Rousseau qui considérait que voter exprimait idéalement notre opinion sur la
solution disponible qui favorise le plus le bien commun33 .

Telle est la conséquence la plus importante de l’expérience de plus


de deux siècles d’institutions démocratiques que, soit l’utilitarisme
ignore, soit qu’il banalise, en réduisant la « civilité », à une fonction
d’utilité sociale, juxtaposée aux fonctions d’utilité individuelle.
Or, en prenant les préférences et les désirs de chacun comme don-
nés sans les juger, en demandant de les satisfaire sans se préoccu-
per de leurs conséquences sur le reste de la société, l’utilitarisme n’a
aucun moyen d’exclure du calcul du bien-être général des préférences
injustes.
Si des hommes prennent un certain plaisir à établir des discriminations entre
eux, à imposer aux autres une diminution de liberté afin d’accroître le senti-
ment de leur propre valeur, il faut alors accorder à la satisfaction de ces désirs
un poids qui soit en rapport avec leur intensité34 .

Traiter l’individu comme un simple producteur de satisfactions


motivé par la seule maximisation de son bien-être a donc de graves
conséquences. Cela conduit à privilégier les préférences individuelles,
leur intensité, dans l’évaluation du bien-être général, même si ces
préférences sont dangereuses ou injustes. Il s’agit d’une difficulté
bien connue des critiques de l’utilitarisme 35 . Aucun principe moral

[33] Rawls, Libéralisme politique, § 2, p. 267.


[34] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 6, p. 56.
[35] Le philosophe d’Oxford Richard Hare a tenté de répondre à cette objection classique en
montrant que la rationalité implique la moralité et qu’un nazi parfaitement rationnel
64
Philosophie économique

ne venant, d’emblée, limiter les désirs qui peuvent être destructeurs


et injustes, l’utilitarisme n’offre aucune protection contre la tyrannie
de majorités injustes que dénonçaient déjà Tocqueville et Mill36 .
II.3. La capacité à hiérarchiser les préférences :
anticipation et liberté de choix
Un aspect moins bien connu de la critique de Rawls nous semble
encore mieux éclairer les aspects illibéraux de la conception utilita-
riste de la personne. Un trait distinctif de la rationalité de l’agent pour
Rawls37 est que ses préférences se manifestent non pas de manière
isolée, mais organisées en un « plan de vie » plus ou moins cohérent. La
vision behaviouriste ou préférentialiste de l’utilitarisme38 , au contraire,
ignore la capacité de la personne à structurer et à hiérarchiser ses
préférences.
Luc et Matthieu ne sont pas seulement caractérisés par leurs pré-
férences incompatibles, mais par la hiérarchie qu’ils peuvent établir
entre elles. Il ne s’agit pas seulement de l’intensité de leurs préfé-
rences, Luc pouvant concéder du temps de jeu à Matthieu s’il est
moins passionné par le piano que Matthieu par la trompette, mais
de la hiérarchie des autres composantes de l’identité morale de la
personne ainsi que de leur projection dans le long terme. Un être
rationnel cherche à maximiser sa satisfaction, et, pour cela, il classe

serait amené à modifier ses préférences s’il employait correctement la pensée critique. Il
conclurait alors que ses préférences ne peuvent avoir la valeur de prescriptions morales
universelles. La maximisation des préférences ne conduirait donc pas nécessairement au
règne de préférences majoritaires amorales et destructrices. Voir R. Hare, Moral Thinking,
Oxford University Press, 1981, p. 170-181, et Freedom and Reason, Oxford University
Press, 1963, chap. 9 sur le nazi fanatique. Voir aussi V. Descombes, « Philosophie du
jugement politique », in La Pensée politique, PUF, 1994, vol. 2, p. 138-152, et H. Putnam,
Raison, vérité et histoire, Éditions de Minuit, 1984, p. 188-191 et 234-239.
[36] J.S. Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif [1861], Hermann, 2014, chap.
VIII, et A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1840], Gallimard, 1992, vol. II.
[37] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 60.
[38] La version préférentialiste de l’utilitarisme pose que le bien-être ne peut être défini
par les états de conscience ressentis par les agents qui sont a priori impénétrables pour
l’observateur et incomparables entre eux. La comparaison interpersonnelle de bien-être
est impossible sur cette base, comme l’a montré le théorème d’impossibilité d’Arrow (1950).
Le bien-être peut seulement être mesuré, à la manière du béhaviorisme, par des compor-
tements observables : les préférences réellement exprimées par des choix et des décisions
des individus, préférences qui ne sont, bien entendu, pas nécessairement des sources
réelles de plaisir pour eux. L’utilitarisme contemporain, à la différence de Bentham et de
Mill, définit l’utilité de manière purement formelle et ordinale sans référence au plaisir
ressenti, par le seul classement des préférences.
65
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

et hiérarchise ses intérêts sur le long terme de manière à obtenir le


meilleur résultat. « Le bien d’une personne est déterminé par ce qui
est, pour elle, le projet de vie à long terme le plus rationnel, à condi-
tion de se placer dans des circonstances suffisamment favorables39. »
Cette capacité est constitutive de ce qui fait de nous un agent
proprement humain, une personne ayant une identité morale, pas
simplement une chose : « L’être humain peut être considéré comme un
être dont la vie se déroule selon un plan […] un individu exprime ce
qu’il est en décrivant ses objectifs, ce qu’il a l’intention de faire dans
sa vie40. »
Deux conséquences de cette critique de l’utilitarisme sont cruciales
ici et la définissent clairement comme une « dénaturalisation » de l’agent
économique, ce que nous allons développer à présent. Premièrement,
en définissant la rationalité non seulement comme la capacité à opti-
miser les moyens, mais aussi à poser des fins et à les hiérarchiser,
Rawls se rapproche de Kant et de sa conception de la personne comme
fin en soi, pas seulement comme moyen. Deuxièmement, en faisant
une place à l’horizon temporel, à la projection dans le long terme et à
l’anticipation, Rawls nourrit son effort de « dénaturalisation » de l’agent
économique en se rapprochant de Mill et de sa conception de l’indivi-
dualité comme développement de soi (self-development) qui caractérise
le nouveau libéralisme du XXe siècle. Ces deux conséquences montrent
que le défaut principal de l’utilitarisme est son incapacité à inscrire
dans sa conception du bien-être la liberté de l’individu de choisir ses
fins et d’en nourrir son « plan de vie41 ».

III. Vers une dénaturalisation de la conception


de l’agent comme être en développement

III.1. Rawls et la conception kantienne de la personne


La critique que fait Rawls de l’utilitarisme le rapproche donc natu-
rellement de la conception kantienne de la personne. Mais comment
convaincre de la priorité des droits fondamentaux et des libertés sur
le bien-être sans courir le risque de faire preuve, ou du moins d’être

[39] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 15, p. 123.


[40] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 63, p. 449.
[41] Cette position est celle défendue par Amartya Sen, en particulier dans The Idea of Justice,
op. cit. Montrer toute la pertinence de son approche requiert un autre exposé, nous l’avons
déjà dit.
66
Philosophie économique

accusé de moralisme ? Comment montrer l’erreur de l’argument uti-


litariste en faveur de la priorité du bien-être sans perdre tous les
bénéfices d’une éthique rationnelle, surtout dans le contexte de l’après-
guerre, de la reconstruction de nations et d’économies en ruines dont
l’objectif est avant tout la prospérité et la croissance économique ?
Au sujet de l’argument utilitariste, Kant formule clairement sa
position intransigeante quand il écrit :
La proposition […] Fiat justitia, pereat mundus […] ne veut rien dire d’autre que
ceci : il ne faut pas que les maximes politiques procèdent du bien-être et du bon-
heur […], mais du pur concept de devoir (du devoir dont le principe est donné
a priori par la raison pure), quelles que soient les conséquences physiques qui
puissent, par ailleurs, en résulter42.

La stratégie de Rawls va donc être différente et son interprétation


kantienne repose sur sa conception de la rationalité de l’agent, pas
sur l’affirmation de droits absolus a priori43 . La défense de la liberté
repose sur son rôle dans la constitution de préférences rationnelles et
valables. Mais ce n’est pas un rôle instrumental qui réduirait la liberté
à une marchandise44 . C’est un rôle constitutif car un degré objectif
de liberté, de droits et de protections effectives, est nécessaire pour
choisir, classer et hiérarchiser de manière rationnelle les satisfactions
à envisager. Ignorer cette condition objective de liberté conduit aux
dilemmes bien connus des comparaisons interpersonnelles de bien-
être. Au contraire, si l’on définit le bien en termes de « plans de vie »,
pas de satisfactions instantanées, et si l’on distingue, comme nous
l’avons vu, entre fins de premier ordre et intérêts d’ordre plus élevé, on
peut établir des comparaisons interpersonnelles, non de satisfactions,
mais de moyens de promouvoir la satisfaction que chacun recherche
à sa manière. Ce qui est alors comparé, ce ne sont pas les états de
conscience subjectifs des personnes, mais « ce dont elles ont toutes
normalement besoin, du moins le pense-t-on, pour réaliser leurs pro-
jets45 », dont la liberté au premier chef.

[42] E. Kant, Vers la paix perpétuelle [1795], Flammarion, 1991, p. 120-121.


[43] L’interprétation kantienne de la théorie de la justice comme équité se trouve dans Rawls,
Théorie de la justice, op. cit.,§ 40.
[44] C’est là le sens de la critique de Rawls par Sen qui l’accuse de fétichisme des biens et de
traiter la liberté comme une marchandise. Je ne pense pas que cela soit correct. La liberté
est un bien premier constitutif de la valeur des choix, pas un simple instrument.
[45] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 15, p. 125.
67
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

C’est à partir de cette approche de la rationalité et du rôle constitu-


tif qu’y joue la liberté que le rapprochement avec Kant peut s’opérer.
La personne humaine étant capable de poser des fins rationnelles et
de leur donner une valeur doit alors être traitée comme une fin en soi,
pas seulement comme un moyen. La capacité de poser librement ses
fins est constitutive de la personne morale parce qu’elle témoigne de
sa double condition, à la fois être de la nature, soumis aux conditions
spatio-temporelles, et sujet nouménal, capable de poser des fins comme
bonnes et désirables. Si nous reprenons l’argument transcendantal de
Kant, c’est cette capacité qui nous différencie des choses inertes et qui
impose le respect. Elle nous inscrit, à la fois, comme être empirique,
dans le temps, la durée, et comme personne ou sujet nouménal, hors
du temps. La philosophe américaine Christine Korsgaard explique
ainsi que, pour comprendre comment l’humanité en vient à être une
fin en soi et l’individu une personne morale, il nous faut considérer
comment, de manière générale, les choses deviennent des fins.
Ce qui est en question, chez Kant, c’est ce qui fait d’une fin une « bonne » chose
[goodness] – que l’objet ordinaire d’une inclination devienne une « bonne »
chose. La source peut en être tracée dans la capacité de choisir des fins de
manière rationnelle. Ainsi, lorsque Kant dit que la nature rationnelle ou l’hu-
manité sont des fins en elles-mêmes, il se réfère à la capacité de choix rationnel
et, en particulier, à la capacité de poser une fin (de faire de quelque chose une
fin en lui conférant la propriété d’être une « bonne chose ») et de la poursuivre
par des moyens rationnels […]. Que des fins choisies rationnellement puissent
être des « bonnes » choses est une question qui relève de la raison pratique, pas
de l’ontologie46 .

S’il n’y a pas de choses « bonnes » en soi, sinon comme résultat de


l’acte de choisir et de poser des fins comme bonnes, c’est donc notre
capacité à conférer une valeur à des choses qui fait de nous des per-
sonnes morales, des « fins en soi » comme dit Kant, pas seulement des
êtres naturels, saisis par des descriptions objectives.
L’individu empirique en tant que phenomenon est soumis aux
conditions de l’espace et du temps : il est constamment en train de
changer. Mais, étant capable de structurer et de hiérarchiser ses
préférences dans le temps, il peut leur donner une valeur comme
fin de son action et de son « plan de vie ». Il n’est pas un être instan-
tané, contrairement à l’hypothèse utilitariste, mais s’approprie ses

[46] C. Korsgaard, Creating the Kingdom of Ends, Cambridge University Press, 1996, p. 124
et p. 261.
68
Philosophie économique

préférences et ses choix et leur donne une valeur en anticipant leurs


conséquences et en changeant librement ses options. Il peut donc
être décrit comme un noumenon, une entité mentale. Kant ne veut
pas dire que nous avons une nature double, ce qui serait un non-sens
métaphysique condamné à la contradiction. Il veut seulement dire que
l’agent rationnel ne peut être correctement décrit que sous ce double
point de vue. Il est à la fois défini par ses préférences ou intérêts de
premier ordre et par un intérêt d’ordre plus élevé à les réaliser qui
suppose la capacité de synthétiser et de structurer ce qu’il vit dans
l’expérience spatio-temporelle.
Lorsque Kant écrit, dans la Critique de la Raison pure, que « le “Je
pense” doit nécessairement pouvoir accompagner toutes mes représen-
tations », il met seulement en évidence un truisme que, « si tel n’était
pas le cas, quelque chose serait représenté en moi qui ne pourrait
aucunement être pensé47 ». Il ne s’agit pas d’un argument ontologique
puisqu’il n’existe aucune possibilité de connaître le « Je pense », mais
d’un argument épistémologique, de la condition de toute connaissance,
de « l’aperception originaire ou conscience de soi qui, en produisant
la représentation : je pense, laquelle doit pouvoir accompagner toutes
les autres et est une et identique dans toute conscience, ne peut être
accompagnée d’aucune autre48 ». Rawls comme Kant mettent l’accent
sur ce qui est essentiel pour que des préférences soient proprement
humaines, sur la capacité à synthétiser les diverses expériences tem-
porelles en un tout doué de sens et intelligible, « mon » expérience. À
la différence de la conception de l’agent comme réceptacle passif de
désirs, Rawls comme Kant conçoit l’être humain comme actif dans la
constitution de lui-même et de ses fins.
III.2. Rawls et l’individualité comme développement de soi (Mill)
Toutefois, à la différence de Kant, et en suivant au contraire Mill,
Rawls propose également une conception empirique de la personne
comme un être en développement qu’il oppose à l’utilitarisme et à sa
description des préférences comme données. L’individualité est faite
non seulement de données observables instantanées, mais elle possède
un potentiel de développement auquel contribuent ou non les décisions,
les choix et les ajustements de chacun tout au long de sa vie. C’est
la raison pour laquelle il faut traiter la liberté comme constitutive

[47] E. Kant, Critique de la raison pure [1781, 1787], Aubier, 1997, p. 198 (AK III 108).
[48] Ibid., p. 199 AK III109.
69
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

du bien-être de la personne, non pas comme un simple instrument,


puisqu’elle conditionne ce que Mill appelle notre « expérience du vivre »
(experiment in living).
Il vaut la peine de rappeler brièvement la contribution de John
Stuart Mill à la redéfinition du libéralisme et de la nature de l’indi-
vidualité. Suivant Wilhelm von Humboldt, Mill conçoit l’individua-
lité humaine comme essentiellement progressive et dynamique et la
société idéale comme tolérante et respectueuse de cette individualité,
idéal qui est fermement situé au cœur de la pensée libérale contempo-
raine et représente l’un des meilleurs arguments en sa faveur.
Si l’on considérait le libre développement de l’individualité comme l’un des
principes essentiels du bien-être […] comme un élément et une condition
nécessaires, il n’y aurait pas de danger que la liberté fût sous-estimée, et il
n’y aurait aucune difficulté à tracer la frontière entre elle et le contrôle social.
Mais, malheureusement les modes de pensée habituels ne reconnaissent que
rarement une valeur intrinsèque ou un mérite spécifique à la spontanéité
individuelle49.

Il ajoute le passage suivant de Humboldt tout aussi révélateur :


La fin de l’homme, non pas telle que la suggèrent de vagues et furtifs désirs,
mais telle que la prescrivent les décrets éternels ou immuables de la raison, est
le développement le plus large et le plus harmonieux de toutes ses facultés en
un tout complet et cohérent […], l’objet vers lequel doit tendre constamment
tout être humain, et en particulier ceux qui ont l’ambition d’influencer leurs
semblables est l’individualité de la puissance et du développement. Il y a pour
cela deux conditions à remplir : « la liberté et la variété des situations »50.

C’est dans le chapitre 7 d’une Théorie de la justice que Rawls est


le plus proche de Mill et que le lien entre rationalité et développe-
ment de soi est approfondi. « Nous devons, dit-il, considérer notre
vie comme un tout, comme les activités d’un sujet rationnel étalées
dans le temps […]. Il n’y a pas pour ainsi dire une fonction d’utilité
séparée pour chaque période51. » De cette analyse empirique, Rawls
tire des conséquences normatives. Le principe de responsabilité vis-
à-vis de soi-même et de son développement est également un principe
de justice :
Considéré de cette façon, le principe de responsabilité vis-à-vis de soi-même
ressemble à un principe du juste : les demandes du moi à différents moments,

[49] J.S. Mill, De la liberté [1859], Gallimard, 1990, p. 147.


[50] Ibid., p. 148, c’est nous qui soulignons.
[51] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 64, p. 461.
70
Philosophie économique

doivent être ajustées de façon à ce que ce moi, à chaque instant, assume le pro-
jet qui a été et qui est suivi52.

En conséquence, la justice distributive dans une société démocra-


tique doit prendre en considération les décisions comme les projets et
les plans que la personne a pu développer elle-même tout au long de
sa vie, et non pas seulement une liste de besoins et de préférences
définis de manière intemporelle. C’est seulement si nous considérons
la personne comme un être en développement et non pas comme déter-
minée par des intérêts donnés qu’il faudrait satisfaire à un moment
particulier, que nous comprenons pourquoi la liberté est constitutive
du bien-être de l’individu. Ce changement dans la conception de l’agent
et de la personne a nécessairement des conséquences sur le paradigme
qui sous-tend le Welfare State contemporain, conséquences que nous
allons à présent analyser.

IV. Quelques conséquences pour le Welfare State


Que devient la conception du Welfare State si l’on comprend son
bénéficiaire à la lumière de la conception de la personne comme déve-
loppement de soi et comme autonome ?
IV.1. La critique du Welfare State
Rawls a été souvent compris comme le défenseur du Welfare State
capitaliste. Mais c’est une erreur. En réalité, il se livre à une critique
sévère des insuffisances du Welfare State capitaliste et de la justice
sociale conçue comme assistance.
Dans sa préface à la traduction française du Théorie de la justice,
il écrit :
Ce que je ferais différemment aujourd’hui serait de distinguer plus nettement
entre l’idée d’une démocratie de propriétaires (POD) introduite au chapitre 5 et
celle de l’État-providence (Welfare State Capitalism, WSC par la suite). En effet,
ces idées sont complètement différentes mais, comme dans les deux cas, on
peut avoir une propriété privée des capacités productives, nous pouvons faire
l’erreur de les confondre. Une différence majeure est que les institutions de
POD et de son système de marchés concurrentiels tentent de disperser la pro-
priété de la richesse et du capital pour éviter qu’une petite partie de la société
ne contrôle l’économie et indirectement, la vie politique elle-même. Une démo-
cratie de ce type y parvient non pas en redistribuant une part du revenu à ceux
qui en ont moins, et cela à la fin de chaque période, mais plutôt en garantissant
une large dispersion de la propriété des atouts productifs et du capital humain

[52] Ibid.,§ 64, p. 463.


71
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

dès le début de chaque période, tout cela étant accompagné par l’égalité des
libertés de base et la juste égalité des chances. L’idée n’est pas simplement d’as-
sister ceux qui sont perdants en raison d’accidents ou de malchance (bien qu’il
faille le faire), mais plutôt de mettre tous les citoyens en position de gérer leurs
propres affaires et de participer à la coopération sociale sur un pied de respect
mutuel dans des conditions d’égalité53 .

Il est intéressant que Rawls apporte ces précisions car, à première


lecture, A Theory of Justice a pu sembler être un manifeste de la
social-démocratie et de l’État-providence capitaliste.
Quelles sont ses objections à l’encontre du Welfare State capitaliste ?
Il s’en explique longuement dans son dernier livre où il distingue
entre cinq types idéaux de systèmes sociaux : « le capitalisme du lais-
ser-faire, le capitalisme du Welfare State, le socialisme d’État avec
économie dirigée, la démocratie de propriétaires (POD) et finalement
le socialisme libéral (démocratique) 54 ». Le Welfare State capitaliste
opère un transfert des revenus vers les plus pauvres, ce qui garantit
à ces derniers certes un niveau de vie minimum ainsi qu’un marché
de consommateurs pour la production économique, mais, inspiré par
l’utilitarisme et sa conception de la personne, il ne reconnaît pas de
principe de réciprocité pour réguler les inégalités économiques. En
d’autres termes, garantir un revenu social minimum et compenser la
malchance ne promeut pas le développement de soi sur une base de
réciprocité constitutive de la citoyenneté. Mais les autres principes
de justice ne sont pas mieux respectés. Pour l’égalité des chances,
« s’il s’en préoccupe, il n’organise pas les politiques nécessaires pour
la réaliser55 ».
Il est utile, ici, d’introduire la distinction faite par Rawls dans
la Théorie de la justice entre redistribution ex post et redistribution
ex ante ou pré-distribution. Ajoutons qu’une telle distinction n’est
évidemment pas rigide. La critique est que les transferts ex post ne
permettent pas la réalisation du potentiel individuel et ne changent
pas l’arbitraire de la naissance car ils ne s’attaquent pas à la source
des inégalités qui est l’inégale dotation initiale en capital, économique,
social et culturel. Quant à la valeur équitable des libertés politiques,
elle est menacée par la répartition inégale de la propriété du capital
encore plus que par les inégalités de revenus puisque le Welfare State

[53] Ibid., p. 13, c’est nous qui soulignons.


[54] Rawls, La Justice comme équité. Une reformulation, § 41, p. 188.
[55] Ibid., § 41, p. 190.
72
Philosophie économique

capitaliste « autorise des inégalités très importantes en matière de


propriété réelle (celle des moyens de production et des ressources
naturelles) si bien que le contrôle de l’économie et de l’essentiel de la
vie politique reste entre les mains de quelques-uns56 ».
On voit que la critique de l’utilitarisme et du Welfare State par
Rawls fournit des arguments très forts pour un changement de para-
digme qui mette la réciprocité et la citoyenneté démocratique au cœur
de la conception de la justice au lieu de la confondre avec l’assistance
et la Providence qui confortent en définitive les rapports sociaux
hiérarchiques et inégaux et ne visent pas à les changer. Sa critique
découle de la critique de l’utilitarisme que nous avons présentée. À
cela il faut ajouter que le calcul économique en vue de l’efficacité doit
impliquer tous les citoyens dans le processus de justification pour
être démocratique, ce qui s’oppose à la technocratie utilitariste et à
son rôle dans le WSC : « Il s’agit là d’un engagement équitable conclu
entre les citoyens conçus comme libres et égaux57. »
IV.2. La démocratie de propriétaires : Rawls et Meade
Le nouveau paradigme que Rawls oppose au WSC remet en son
coeur les valeurs du libéralisme : l’autonomie et la capacité de décider
de son propre destin qui s’opposent au welfarisme et à la « prétendue
conception économique de la démocratie58 » qui est une idéologie de
technocrates et d’experts, ne prenant pas en compte les différences
entre les personnes et ayant comme référence l’individu-consomma-
teur, pas l’individu-citoyen. C’est pourquoi Rawls demande de rempla-
cer la maximisation du bien-être par la satisfaction ou un niveau suffi-
sant et « garantissable » de bien-être59. À la distribution de prestations
ex post qui peuvent rendre dépendants, Rawls veut ajouter la redistri-
bution ex ante du capital et l’accès à la propriété qui garantissent, au
contraire, l’indépendance et le développement de soi. L’idée principale
de Rawls est que le pouvoir économique détermine en grande partie le
pouvoir politique et que la concentration de la propriété du capital et
de la richesse est incompatible avec les principes de justice. Elle repré-
sente une menace pour la démocratie, pour les libertés politiques, pour
l’égalité des chances comme pour l’efficacité économique. Seule une

[56] Ibid.
[57] Ibid., p. 173.
[58] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 75, p. 532.
[59] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., § 28, p. 140.
73
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

redistribution ex ante, et pas seulement ex post, permettra de lutter


efficacement contre les inégalités, pas seulement contre la pauvreté.
Rawls a indiqué quelques pistes dès A Theory of Justice (§ 42) et
surtout dans La Justice comme équité (§ 41-42 et 48-52) pour dépas-
ser le WSC dans cette direction et, depuis quelques années, ses idées
ont été reprises par beaucoup d’auteurs soucieux de comprendre et
de mettre en pratique une vision qui pourrait répondre aussi bien
aux insuffisances de l’État-providence qu’à celles du libéralisme
face à la montée d’inégalités injustifiables et dangereuses pour les
démocraties60.
Rawls s’est inspiré de l’économiste britannique James Meade61 qui,
suivant Keynes, recommande d’agir sur la demande de manière indi-
recte, en élevant le niveau de vie par des transferts de revenus et de
capital plutôt que, comme les socialistes, par une intervention directe
de l’État sur les marchés et l’imposition d’un salaire minimum, de
nationalisations, d’un contrôle des changes, etc. Il est en faveur d’un
Welfare State qui agisse indirectement sur l’économie pour plus d’effi-
cacité. Il défend ainsi l’idée d’une allocation universelle (Basic Income)
ou « dividende social » qui serait versé à chaque citoyen sans condi-
tion de revenus. Dans « Outline of an Economic Policy for a Labour
Government » (1935) et dans d’autres écrits, il y voit un ingrédient
central d’une économie à la fois efficace et juste. Il s’agit d’un revenu
minimum garanti plus généreux et moins créateur de dépendance
que les programmes du Welfare State capitaliste. En complément, il
est nécessaire de contrebalancer le pouvoir des entreprises par une
organisation des travailleurs ayant pour but d’améliorer les salaires
et les conditions de travail et d’assurer le plein-emploi et des services

[60] Nous suivrons ici l’excellent volume Property-Owning Democracy : Rawls and Beyond que
M. O’Neill et T. Williamson ont consacré à la question (Blackwell, 2014).
[61] James Meade (1907-1995), prix Nobel d’économie en 1948, que Rawls cite, a formulé de
la manière suivante les principes de la POD, la démocratie de propriétaires. Il propose
quatre stratégies pour créer une communauté de citoyens libres et égaux qui ne soit pas
soumise à la domination politique et économique d’une minorité de possédants : transferts
de revenus, plein emploi, services sociaux universels et redistribution de la propriété. Il
fournit ainsi le modèle d’une société juste qui est une réponse aussi bien au socialisme et à
la propriété collective des moyens de production qu’au néolibéralisme et au règne des lois
du marché. Voir J.E. Meade, Efficiency, Equality and Property-Owning Democracy, G. Allen
and Unwin, 1964. L’intérêt pour les travaux de Meade n’a cessé de croître. Voir R. Krouse
et M. McPherson, « Capitalism, Property-owning Democracy and the Welfare State », in
A. Gutmann (eds.), Democracy and the Welfare State, Princeton University Press, 1989 et
A. Atkinson, « James Meade’s Vision », National Institute Economic Review, n° 157, 1996,
p. 90-96. Voir aussi T. Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013, chap. 14 et 15.
74
Philosophie économique

sociaux universels. C’est le Trade Union State. Il recommande de


mettre en concurrence le secteur public et le secteur privé et de déve-
lopper la démocratie et la cogestion dans l’entreprise dans le contexte
d’une économie mixte. C’est l’idéal d’une Workplace Democracy. C’est
seulement une fois ces conditions réalisées qu’il sera possible de pro-
céder à une large redistribution de la propriété privée grâce à une
dotation initiale en capital financée par une taxation très progressive
du capital ainsi que des successions et des donations. En revanche,
l’impôt sur le revenu devrait être limité aux revenus les plus élevés. 
L’argument qu’utilise Meade comme tous les libéraux sociaux est
que la richesse est un produit social. Il n’y a pas de mérite individuel
à obtenir un niveau élevé de revenu ou à posséder un capital impor-
tant car la contribution de la collectivité à ces résultats est beau-
coup plus importante que celle de l’individu concerné, comme Rawls
va s’employer à le montrer. C’est cette illusion qu’il faut démasquer,
l’impôt étant une juste reconnaissance du rôle de la collectivité dans
la création de la richesse individuelle.
À la différence du WSC, la démocratie de propriétaires, la POD
demande des niveaux très élevés de taxation des très hauts revenus
et des grosses fortunes. Son objectif n’est pas seulement l’assistance,
mais une société plus juste où l’accès à la propriété du capital et au
pouvoir politique qu’elle implique avec tous ses avantages ne serait pas
réservée à une minorité. À la différence du socialisme, la démocratie
de propriétaires accepte la propriété privée et vise non seulement la
lutte contre la pauvreté, mais le développement de soi de l’être humain
pour le rendre capable de jouer pleinement son rôle de citoyen et pour
encourager les vertus politiques démocratiques. À la différence du
marxisme62, la POD fournit une protection adéquate des libertés dites
positives.
Mais, une autre solution que celle de Meade l’a emporté, celle de
William Beveridge qui proposait, en 1942, l’établissement d’un revenu
minimum garanti complété par un programme plus large d’allocations
familiales et d’assurance sociale, reléguant les propositions de type
démocratie de propriétaires aux oubliettes du débat politique63 . C’est

[62] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., § 52.


[63] Cette idée réapparaît dans la deuxième moitié du XXe siècle, mais sous une forme bien dif-
férente, détachée des autres mesures sociales que proposait Meade. La démocratie de pro-
priétaires POD va être annexée par les gouvernements de droite, comme une mesure phare
d’accès à la propriété grâce à la revente à bas prix des logements sociaux. L’objectif est alors
de diminuer la dépendance à l’égard de l’État grâce à la redistribution de la propriété qui
75
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique

cette vision qui est devenue classique dans l’après-guerre et qu’une


critique de l’utilitarisme pourrait contribuer à transformer.
Transformer l’économie du bien-être pour y rétablir la priorité de
la liberté et de l’autonomie est donc une entreprise de première impor-
tance pour l’évolution des démocraties contemporaines. Au-delà des
enjeux théoriques, éthiques et philosophiques, les conséquences poli-
tiques d’une telle transformation pour la justification du Welfare State
face à ses ennemis paraissent également dignes de considération.

rendra les citoyens plus indépendants. Margaret Thatcher en 1979 a ainsi cherché à créer
une société de propriétaires et, de même, Vaclav Claus en 1992 en République tchèque.
On rappellera également que, dans son ouvrage célèbre, Capitalism and Freedom (1962),
Milton Friedman proposait une radicale simplification du WSC en introduisant un impôt
négatif sur le revenu (« negative income tax »). Voir O’Neill et Williamson, Property-Owining
Democracy, op. cit., p. 46-48.
« L’économie du bien-être est morte. »
Vive l’économie du bien-être !

Antoinette BAUJARD

L’
économie du bien-être est une théorie économique au ser-
vice de l’évaluation des situations sociales et de la décision
publique. Son étude porte sur les moyens et les critères qui
permettent de juger et de comparer la qualité des situations sociales.
Son approche est essentiellement téléologique en ce qu’elle évalue
les conséquences des actions individuelles et des décisions publiques
sur les états sociaux. En outre, cette téléologie est essentiellement
welfariste puisque les conséquences dépendent le plus souvent des
préférences individuelles des membres de la société. Ses ambitions
d’évaluation et de prescription nécessitent à la fois de prendre en
compte les relations entre phénomènes ainsi que les normes que l’on
souhaite voir respecter.
Cette définition ne rencontrerait toutefois pas l’assentiment des
tenants des différents courants de l’économie du bien-être. Plusieurs
d’entre eux excluent en effet certains éléments de la définition, tels que
le rapport aux jugements de valeur ou le lien avec l’action publique.
Les options que ces derniers retiennent ne sont pas dénuées de consé-
quences : selon une thèse déjà ancienne, des auteurs rivalisent de
pessimisme à l’égard du sort de l’économie du bien-être. Pour John
R. Hicks, « le positivisme économique peut facilement devenir une
excuse pour éluder les problèmes réels, ce qui contribue consi­dé­ra­
blement à l’euthanasie de notre science1 ». Selon John Chipman et John
Moore, « si l’on considère son principal objectif, qui est de permettre
aux économistes de réaliser des prescriptions de bien-être sans avoir
à faire de jugements de valeur, ni en particulier de comparaisons
interpersonnelles d’utilité, la nouvelle économie du bien-être doit être

[1] J.R. Hicks, « The foundations of welfare economics », Economic Journal 49, 1939, p. 697.
78
Philosophie économique

considérée comme un échec2 ». Ezra Mishan3 considère qu’elle s’est


engouffrée dans une impasse. André Lacroix regarde également son
avenir avec pessimisme : « Son rejet ne pourrait être que définitif, l’éco-
nomie du bien-être aurait vécu4 . » Pour Daniel Hausman et Michael
MacPherson, « le projet de l’économie du bien-être n’a même toujours
pas vu le jour »5. Philippe Mongin conclut à la mort de l’économie du
bien-être : « L’économie du bien-être est morte, ou plus exactement,
elle s’est désintégrée progressivement6 . »
Or, si l’on admet que l’économie du bien-être constitue un fondement
des politiques publiques, la thèse de la mort de l’économie du bien-être
suscite d’abord de la surprise et de la déconvenue. Il s’impose dès lors
de comprendre les causes qui ont pu conduire l’économie du bien-être
dans une telle impasse, obérant ainsi sa capacité à participer à la déci-
sion publique. L’étude de ces explications devrait permettre ensuite de
poser les jalons d’une économie normative utile à la décision publique.
Pour cela, l’évolution historique de l’économie du bien-être doit
être retracée. Quoique les découpages en époques successives soient
toujours artificiels, il s’en dégage une meilleure compréhension de la
dynamique étudiée. Quatre étapes7 sont à distinguer dans l’évolution
de l’économie du bien-être :
1. L’héritage utilitariste pèse lourdement sur l’économie du bien-
être, dans laquelle le bien-être social est alors étudié à partir
de l’évaluation des utilités individuelles. La problématique des
comparaisons interpersonnelles dont l’analyse est amorcée par
les utilitaristes reste ouverte en économie du bien-être.

[2] J.S. Chipman & J.C. Moore, « The new welfare economics, 1939-1974 », International
Economic Review 3, 1978, p. 548
[3] E.J. Mishan, Economic efficiency and social welfare. Selected essays on fundamental aspects
of the economic theory of social welfare, G. Allen and Unwin, 1981.
[4] Voir A. Lacroix, L’Économie du bien-être ou l’improbable réunification des analyses éthiques
et économiques, thèse de philosophie, Université du Québec, Montréal, 1994.
[5] D.M. Hausman & M.S. MacPherson, Economic analysis and moral philosophy, Cambridge
University Press, 1996, p. 96.
[6] P. Mongin, « Is there progress in normative economics ? », in S. Boehm et al. (eds), Is there
progress in economics ?, Edward Elgar, 2002, p. 165. Voir également P. Mongin, « Is there
progress in normative economics ? », Economics and Philosophy, 22, 2006.
[7] Ce découpage historique en périodes successives se retrouve par exemple chez R. Cooter et
P. Rappoport, « Were the ordinalists wrong about welfare economics », Journal of Economic
Literature 2, 1984 ; C. d’Aspremont, « Rawls et les économistes », in J. Ladrière & P. van
Parijs (dir.), Fondements d’une théorie de la justice. Essais critiques sur la philosophie
politique de John Rawls, Éditions de l’institut supérieur de philosophie, 1984, p. 86.
79
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

2. La « première économie du bien-être », dont on trouve les fonde-


ments chez Alfred Marshall, est bien représentée par Arthur
Cecil Pigou8. Ces travaux visent à étudier les conditions de bien-
être du marché en termes d’optimalité parétienne.
3. La « nouvelle économie du bien-être », représentée par Abram
Bergson et Oskar Lange9, établit une séparation claire entre
l’étude des conditions d’optimalité des situations sociales et
l’étude du fonctionnement du marché. Ces conditions norma-
tives se résument au seul critère de Pareto, à l’exclusion de toute
question redistributive ; étant jugées hors du domaine d’action
de la science économique, les comparaisons interpersonnelles
d’utilité doivent en effet être évitées. Parallèlement émerge une
interprétation particulière des utilités, fondée sur le choix.
4. Kenneth Arrow10 sonne le glas du choix social en établissant l’im-
possibilité de construire une fonction de choix social sur la base
des préférences individuelles sans recourir aux comparaisons
interpersonnelles. Une séparation nette entre deux disciplines
en a découlé. D’un côté, l’économie normative – constituée par
la théorie du choix social et du vote, les théories de l’équité et de
la justice – est née du désir de dépasser l’impossibilité d’Arrow,
en travaillant dans son cadre d’étude ou en le modifiant. Elle
s’intéresse à la cohérence des valeurs et aux moyens théoriques
de les respecter. D’un autre côté, l’économie du bien-être contem-
poraine (que l’on appellera par la suite « économie publique »
pour éviter toute confusion) – représentée par les économistes
publics et de l’agence ainsi que les partisans de l’analyse coût-
bénéfice en général – s’inscrit dans le sillage direct de la seconde
économie du bien-être. Elle étudie les conditions qui permettent
d’atteindre un optimum économique.
Selon une lecture standard, l’évolution de l’économie du bien-être
serait expliquée par les modifications du statut des comparaisons
interpersonnelles d’utilité. Suivant en cela les suggestions d’André

[8] A. Marshall, The principles of economics, Vol. 1, MacMillan, 1890 ; A.C. Pigou, The eco-
nomics of welfare, MacMillan, 1920.
[9] A. Bergson, « A reformulation of certain aspects of welfare economics », Quarterly Journal
of Economics 52, 1938 ; O. Lange, « The foundations of welfare economics », Econometrica
10, 1942.
[10] K.J. Arrow, Social Choice and Individual Values, John Wiley & Sons, 1951.
80
Philosophie économique

Lacroix et de Philippe Mongin11, nous soutenons que les choix épis-


témologiques en économie constituent une meilleure variable expli-
cative de l’évolution de l’économie du bien-être. Cette lecture permet
d’expliquer l’évolution du statut des comparaisons interpersonnelles
d’utilité, mais aussi de faire apparaître les conséquences des options
épistémologiques qui ont orienté la recherche en économie. Il devient
ainsi manifeste que l’économie se révèle, du fait de la redéfinition de
son domaine de recherche et de sa méthode, incompatible avec l’ambi-
tion d’une économie politique. Ainsi, cette démarche extensive permet
de traiter l’articulation entre l’économie théorique et la participation
politique et d’étudier l’évolution du sens de « l’utilité ». Nous souhai-
tons en tirer, au moyen d’une démarche partiellement rétrospective
et essentiellement intensive12, des propositions permettant de rendre
leur actualité aux ambitions des premières économies du bien-être.
Rétrospective car nous verrons en quoi certaines branches de l’écono-
mie normative contemporaine réalisent d’ores et déjà ce projet. Cette
présentation replace ces dernières dans une filiation lointaine qui
leur donnent rétrospectivement un sens. Intensive car il nous semble
que cette réflexion aboutit à l’élaboration d’un vaste projet, qu’il s’agit
d’explorer et de construire : une économie normative qui participe à
l’action publique, fidèle à l’ambition de l’économie du bien-être dont
elle est une héritière.
Ainsi, en gardant en mémoire ce panorama historique13 , nous
expliquons l’évolution de l’économie du bien-être par les trois étapes
suivantes. En premier lieu, nous présentons le débat relatif aux
compa­rai­sons interpersonnelles (section I). Cette première section
fera apparaître que l’évolution de l’économie du bien-être n’est pas tant
expliquée par le statut des comparaisons que par la compréhension
du concept d’utilité lui-même. Or, le sens de l’utilité varie selon les
choix épistémologiques opérés en économie. Ceux-ci ont en effet un

[11] Lacroix, L’Économie du bien-être…, op. cit. ; P. Mongin, « La méthodologie économique
au XXe siècle. Les controverses en théorie de l’entreprise et la théorie des préférences
révélées », in A. Béraud & G. Facarello (dir.), Nouvelle histoire de la pensée économique,
vol. 3, La Découverte, 2000, chap. 36.
[12] Sur la présentation des démarches rétrospective, extensive et intensive en histoire de la
pensée économique, voir A. Lapidus, « Introduction à une histoire de la pensée économique
qui ne verra jamais le jour », Revue Économique 47(4), 1996.
[13] La présentation du matériau historiographique de cette longue période pourrait s’avérer
trop importante et fastidieuse pour le format du présent texte. Aussi tentons-nous de
limiter la présentation des contributions à de brefs rappels pour ne nous concentrer que
sur les problématiques que, à notre sens, les évolutions historiques font naître.
81
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

impact considérable sur les méthodes de l’économie du bien-être (sec-


tion II) et vont jusqu’à priver l’économie du bien-être du rôle d’aide à
la décision. Enfin, armé de cette lecture épistémologique, il deviendra
possible d’étudier la mesure dans laquelle cet échec est dépassable.
Cette exploration nous amènera à reconsidérer, en économie du bien-
être, l’articulation entre les domaines positif et normatif (section III).

I. Sur les comparaisons interpersonnelles d’utilité


Une première explication de l’évolution de l’économie du bien-être
est à rechercher dans le statut des comparaisons interpersonnelles14 .
Un « va-et-vient » entre l’affirmation de l’impossibilité et de la nécessité
des comparaisons interpersonnelles semble refléter fidèlement la dyna-
mique des économies du bien-être de Marshall à nos jours. Les étapes
de cette longue controverse sur les comparaisons interpersonnelles
d’utilité seront retracées en prenant soin de dégager à chaque fois les
interprétations des utilités sous-jacentes aux différentes positions. Il
apparaîtra que l’évolution des économies du bien-être s’explique bien
mieux au regard du concept d’utilité que des seules comparaisons
interpersonnelles retenues.
Cette controverse est marquée par un mouvement de balancier :
de la possibilité à l’impossibilité, de l’impossibilité à la possibilité des
comparaisons. Le premier mouvement décrit le passage de l’écono-
mie du bien-être de Marshall et de Pigou, dont les recommandations
reposent sur les comparaisons interpersonnelles, à la nouvelle écono-
mie du bien-être, qui les interdit (section I.1). Le second mouvement
traduit, à l’inverse, le passage de l’impossibilité des comparaisons
interpersonnelles et de l’étude de ses conséquences, à la prise de
conscience de leur nécessité pour affronter les problèmes spécifiques
à l’économie du bien-être (section I.2).
I.1. Du recours aux comparaisons à leur remise en cause
Pour prévoir et évaluer les effets des décisions publiques sur le bien-
être des individus concernés, il est nécessaire de calculer le bien-être

[14] Ce débat est notamment illustré par les échanges entre Robbins et Harrod. L. Robbins,
An essay on the nature and significance of Economic Science, 3e éd., Macmillan, 1932 ;
L. Robbins, « Interpersonal comparisons of utility », Economic Journal 48, 1938 ; R.F.
Harrod, « Scope and method of economics », Economic Journal 48, 1938 ; voir également
P.J. Hammond, « Interpersonal comparisons of utility : Why and how they are and should
be made », in J. Elster & J.E. Roemer (eds.), Interpersonal comparisons of well-being,
Cambridge University Press, 1991, chap. 7.
82
Philosophie économique

de chacun et d’arbitrer entre les gains en bien-être des uns et les pertes
en bien-être des autres. C’est ce que réalise la première économie du
bien-être par l’hypothèse de mesurabilité cardinale des fonctions d’uti-
lité individuelle et par le recours aux comparaisons interpersonnelles.
Or, les hypothèses sur les propriétés et sur le sens des utilités déter-
minent le réalisme ainsi que (partiellement) la conception normative
de ces comparaisons (I.1.1). Aussi, pour certaines interprétations des
utilités chères à la nouvelle économie du bien-être, les comparaisons
ne sont pas souhaitables et doivent donc être rejetées hors du domaine
de l’économie scientifique (I.1.2).
I.1.1. Des comparaisons objectives mais normatives
Jusqu’à la nouvelle économie du bien-être, les comparaisons
interpersonnelles étaient considérées comme fondamentales pour
construire une économie du bien-être utile et adaptée à l’action
publique. Knut Wicksell précisa même que « les discussions parle-
mentaires sur les questions fiscales n’auraient pas de sens s’il était
impossible de comparer les utilités de personnes différentes15 ». Mais
leur nécessité ne signifie pas qu’elles s’imposent sans difficultés. Car
l’hypothèse de comparabilité interpersonnelle n’a de sens que moyen-
nant certaines interprétations des utilités individuelles et implique,
selon les propriétés des fonctions d’utilité, l’engagement d’un jugement
normatif. Le surplus du consommateur illustre une mesure d’utilité
individuelle qui autorise à la fois les comparaisons interpersonnelles
et intrapersonnelles.
La présentation des définitions des comparaisons interperson-
nelles et intrapersonnelles et les contraintes imposées par leur mesure
constituent­un préalable nécessaire. Les comparaisons intraperson-
nelles consistent en la comparaison, par un individu, de sa situation
à différents moments ou à différents niveaux d’utilité. On parle dans
ce cas de cardinalisme : la mesure d’utilité est cardinale si elle permet
de rendre compte de l’intensité des utilités. En revanche, elle est ordi-
nale si l’intensité des utilités n’est pas prise en compte. Dans ce cas,
seules les informations sur les ordres sont importantes. Les compa-
raisons interpersonnelles consistent, en revanche, en la comparaison
des utilités entre différentes personnes. On réalise de telles compa-
raisons lorsque l’on dit, par exemple, qu’un individu pauvre bénéficie

[15] Sur Wicksell, voir J.A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique. L’âge de la science, vol.
3, George Allen & Unwin Ltd, 1954, p. 415.
83
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

plus d’un transfert monétaire qu’un riche. La possibilité de réaliser


des comparaisons intrapersonnelles et interpersonnelles conduit à
imposer une structure particulière sur l’espace des utilités, reflétée
par des conditions d’invariance des fonctions d’utilités16 . En effet, si
l’on considère que les comparaisons de niveaux ont un sens, c’est que
l’on admet que le niveau de l’utilité indiqué par la valeur prise par la
fonction dans une situation donnée peut avoir un sens en soi et qu’il
existe une échelle universelle de bonheur. Dans ce cas, la fonction
d’utilité est unique et distincte pour chaque individu. On peut encore
estimer que ce sont plutôt les différences d’utilité qui ont un sens en
elles-mêmes. Il n’existe pas de bornes fixes du malheur maximal ou
du bonheur maximal, mais les écarts de bonheur entre différentes
situations sont valables pour chacun (dans le cas des comparaisons
intrapersonnelles) ou pour tous (dans le cas des comparaisons inter-
personnelles). En d’autres termes, il n’existe pas de bornes données,
mais l’échelle, les unités ont un sens unique pour chacun ou pour
tous. La fonction d’utilité est alors unique à la définition des bornes
près. L’échelle peut également être modifiée17. Dès lors, la fonction
d’utilité est unique à une transformation affine croissante près. Les
rapports d’utilité peuvent ou non avoir un sens. Si tel est le cas, n’im-
porte quelle transformation affine de constante nulle de la fonction
d’utilité est valable pour les calculs d’utilité sociale. À l’inverse, si les
comparaisons ne sont pas possibles, on peut utiliser n’importe quelle
fonction croissante des utilités individuelles. Ainsi, la possibilité de
comparaisons et le type de comparaisons autorisées sur les utilités
imposent une structure particulière sur les utilités individuelles, et
exigent une capacité d’interpréter le sens des bornes, des différences
ou des rapports d’utilité.
La façon dont sont réalisées les comparaisons d’utilité révèle une
conception normative. Les économistes de la première économie du

[16] Pour une présentation détaillée des conditions d’invariance sur les fonctions d’utilité et
leur signification en termes de propriétés des comparaisons inter ou intrapersonnelles, on
renvoie le lecteur aux ouvrages suivants : A.K. Sen, « Social choice theory », in K.J. Arrow
& M.D. Intriligator (eds.), Handbook of mathematical economics, Vol. 3, Elsevier Science
Publishers, 1986, p. 1113 ; M. Fleurbaey, Théories économiques de la justice, Economica,
1996, p. 65.
[17] Dans le cas des poids par exemple, qui se mesurent en kilogrammes ou en livres, ou des
températures qui se mesurent en degrés Celsius ou Farenheit, l’échelle de mesure et le
choix des bornes relèvent d’une convention, mais une fois acceptée cette convention, les
écarts ont un sens.
84
Philosophie économique

bien-être n’hésitaient d’ailleurs pas à assumer leur position égalita-


riste18 . En effet, si les comparaisons d’utilités se font par un calcul de
somme, alors le calcul est utilitariste. Si les comparaisons se font par
la prise en compte de l’ordre des utilités en ne considérant que l’utilité
la plus faible, le calcul est égalitariste. Au surplus, une conception
plus fine peut être exprimée à travers les hypothèses sur les utilités
marginales et sur l’hétérogénéité des membres de la société. Aussi, le
calcul utilitariste peut exprimer une conception égalitariste particu-
lière. Si les fonctions d’utilité individuelle sont identiques pour tous,
l’aversion pour l’inégalité des revenus ou des biens est alors prise en
compte par la décroissance de l’utilité marginale individuelle19. Si
les fonctions d’utilité – concaves – différaient selon les individus, on
aboutirait en revanche à un critère d’égalité des utilités, ce qui diverge
du critère d’égalité des revenus. À l’inverse, si les utilités marginales
sont constantes et les utilités identiques pour tous, il est socialement
indifférent, du point de vue du critère utilitariste de somme, de trans-
férer des ressources vers des plus pauvres ou des plus riches. Et si les
fonctions d’utilité sont hétérogènes, il est socialement plus avantageux
de privilégier les transferts en direction des plus gros producteurs
d’utilité – directe ou indirecte – qui peuvent être les plus riches.
Ainsi, la possibilité de comparaisons interpersonnelles d’utilité, dont
l’interprétation normative dépend manifestement des hypothèses sur
les utilités marginales, reflète une position éthique20 , les normes de
la société et des postulats anthropologiques sur l’(in-)égale capacité
des individus à tirer satisfaction des biens.
Outre qu’elles n’ont de sens que relativement à une conception nor-
mative, les comparaisons d’utilités ont plus ou moins de sens selon
que les utilités sont objectives ou subjectives. En effet, si les utilités
étaient des éléments objectifs et mesurables, par exemple sur l’échelle
des nombres entiers ou des nombres réels, les comparaisons seraient
intuitivement faciles à concevoir, à interpréter et à réaliser. L’utilité
est objective quand elle s’interprète comme une valorisation d’état du
monde car elle peut alors être observée par tous de la même manière21.

[18] Voir Pigou, The economics of welfare, op. cit., chap. 8, et le principe des transferts régres-
sifs de Pigou-Dalton.
[19] Voir par exemple J.C. Harsanyi, « Non-linear social welfare functions : Do welfare econ-
omists have a special exemption from bayesian rationality ? » Theory and Decision 6 (3),
1975, p. 74.
[20] Robbins, « Interpersonal comparisons of utility », op. cit., p. 200.
[21] Nous considérons la distinction entre interprétation comme état du monde et comme état
85
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

Si l’utilité se mesure par le temps passé à sourire dans une journée


ou par la quantité de calories consommées par semaine ou d’autres
éléments objectifs du même type, alors les comparaisons des situations
des uns et des autres se font aisément et la somme de telles utilités a
un sens. En revanche, si les utilités sont subjectives ou interprétées
comme les états mentaux des individus de la société, leur mesure et
leur comparaison seront plus délicates. Il faut alors en concevoir une
mesure indirecte, en s’inspirant notamment des recherches menées
par les courants fonctionnalistes22 ou béhavioristes23 . Mais la pos-
sibilité de trouver une mesure ne garantit pas pour autant que les
comparaisons interpersonnelles auront un sens. Ainsi, les comparai-
sons inter- et intrapersonnelles sont plus aisées à concevoir pour des
utilités objectives que subjectives24 .
La réalisation de comparaisons d’utilités est bien illustrée par la
construction du surplus. La notion de surplus – ou de rente –, dont la
paternité est attribuée à Jules Dupuit25 , a été popularisée par Alfred
Marshall pour évaluer l’intensité du bonheur de chaque individu et
des membres de la société. La notion de surplus du consommateur
repose donc sur une évaluation cardinale des utilités individuelles.

mental comme identique à celle entre interprétation objective et subjective de l’utilité.


Cette option repose sur l’idée, qui sera retenue par la suite, selon laquelle un état mental
– au sens commun – mesurable et observable de l’extérieur revient à un état du monde,
et un état du monde – au sens commun – interprétable différemment par différentes
personnes ou différents moments revient à un état mental. Pour une discussion plus
approfondie de la définition du subjectivisme en théorie économique, voir T.W. Hutchison,
The uses and abuses of economics. Contentious essays on history and method, Routledge,
1994, p. 189-211.
[22] Voir la présentation de l’école fonctionnaliste par M. Davies in A.C. Grayling (ed.),
Philosophy. A guide through the subject, Oxford University Press, 1995, p. 262-266.
[23] Voir la présentation du béhaviorisme par M. Davies in A.C. Grayling (ed.), Philosophy. A
guide through the subject, op. cit., p. 257-259. Très succinctement, précisons que le béha-
viorisme se distingue du fonctionnalisme en ce que dernier néglige la relation causale entre
les états mentaux. Nous reviendrons sur le courant béhavioriste ci-dessous.
[24] Un argument semblable constitue l’essence de la controverse entre Cooter et Rappoport
d’un côté et Hennipman de l’autre. R. Cooter & P. Rappoport, « Were the ordinalists wrong
about welfare economics », Journal of Economic Literature 22(2), 1984 ; P. Rappoport, « Reply
to Professor Hennipman », Journal of Economic Literature 26(1), 1988 ; P. Hennipman, « A
new look at the ordinalist revolution : Comments on Cooter and Rappoport », Journal of
Economic Literature 26(1), 1988.
[25] Voir Schumpeter, Histoire de l’analyse économique. L’âge de la science, op. cit., p.  126 : « Il
redécouvrit le surplus ou rente des consommateurs de Dupuit » ; ou encore R. Martinoia,
La Théorie de l’utilité d’Alfred Marshall. Au risque du plus grand bien-être pour le plus
grand nombre, thèse de doctorat de sciences économiques, Université Paris 1-Panthéon-
Sorbonne, 1999, p. 300, 302 sq.
86
Philosophie économique

Dans la construction du surplus, l’utilité est objectivée par une mesure


monétaire26 qui permet de mesurer son intensité et de faciliter les
comparaisons intrapersonnelles. Ensuite, en admettant que la plu­
part des situations étudiées par l’économie politique affectent dans
des proportions à peu près égales les différentes classes de la société,
Marshall peut asseoir la construction du surplus social sur l’utilité
d’un homme moyen 27, ce qui permet de gommer le problème de l’hété-
rogénéité des agents, et donc des comparaisons interpersonnelles. Le
surplus social de Marshall est ainsi mesurable objectivement, ce qui
permet de donner un sens opérationnel aux comparaisons interper-
sonnelles qui s’avèrent nécessaires, mais par là, lui donne également
une portée normative, essentiellement utilitariste28 .
Sens opérationnel et interprétation normative des comparaisons
interpersonnelles sont tous deux nécessaires pour conduire des poli-
tiques économiques et sociales à partir des énoncés produits par l’éco-
nomie du bien-être. Dans les deux cas, les comparaisons d’utilité ne
sont acceptables que pour des interprétations particulières des utilités
individuelles ; la portée normative des utilités et leur mode d’objecti-
vation ne sont pas sans lien.
I.1.2. Compensation sans comparaison entre utilités subjectives
La réalisation des comparaisons d’utilités ou le seul fait d’en envi-
sager la possibilité s’accompagne d’une interprétation et de concep-
tions normatives particulières associées aux utilités et d’hypothèses
sur l’hétérogénéité des agents. Ces postulats, liés à des conceptions de

[26] « L’excédent du prix qu’[un individu] consentirait à payer plutôt que de se priver de l’objet
sur celui qu’il paie effectivement est la mesure économique de ce surplus de satisfaction ;
et, pour des raisons qui apparaîtront par la suite, peut être appelé surplus des consomma-
teurs » (Marshall, The principles of economics, op. cit., p. 124). Précisons qu’il s’agit là d’une
citation de la 9e édition. Dans le texte original de 1890, Marshall parle non du « surplus
du consommateur » mais de la « rente du consommateur ».
[27] Pour une présentation détaillée de l’« homme moyen » ou « normal » et les considérations
sur l’« homme médian », voir Martinoia, La Théorie de l’utilité d’Alfred Marshall…, op.
cit., p. 322 sq.
[28] Schumpeter juge en effet que la contribution marshallienne est simplement utilitariste :
« C’est tout simplement du benthamisme ressuscité, ou plutôt dans l’armure d’une tech-
nique meilleure. Cela implique une conception quantitative de l’utilité, de la satisfaction
ou du bien-être, avec l’idée supplémentaire que l’on peut comparer les satisfactions de
personnes différentes. En particulier, c’est l’idée qu’on peut les additionner pour obtenir
le bien-être général de la société : l’idée de la “comparabilité interpersonnelle de l’utilité” »
(J.A. Schumpeter, Histoire de l’analyse écononomique. L’âge de la science [1954], vol. 3.
Gallimard, 1983, p. 415).
87
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

philosophie sociale et morale les exposent à d’importantes critiques.


Dès lors, à une économie du bien-être fondée sur les comparaisons se
substitue alors peu à peu une science sociale neutre, liée à la théorie
ordinale de la demande, qui s’affirme pour cette raison comme la
nouvelle économie du bien-être.
Les prescriptions que permettent les modèles de la première éco-
nomie du bien-être reposent sur la cardinalité des préférences et sur
la possibilité des comparaisons interpersonnelles d’utilité. Mais ces
dernières ne tardèrent pas à faire l’objet de fortes critiques, qui condui-
sirent les économistes spécialistes du bien-être à s’abstenir d’y recou-
rir. Lionel Robbins observe, dès son célèbre essai de 1932, que les effets
des mesures politiques peuvent relever d’une démonstration scienti-
fique mais que les postulats sur les comparaisons interpersonnelles,
et en particulier sur la décroissance de l’utilité marginale individuelle,
sont eux, subjectifs29. Il remarque qu’aucun moyen, que ce soit par
introspection ou par observation, ne permet de comparer l’intensité
des satisfactions de deux personnes différentes. Toutes les hypothèses
concernant l’égale ou inégale capacité des individus à transformer
les biens en utilités, bien qu’utiles à la décision publique, reposent
inexorablement sur des jugements de valeur ou des conventions mais
en aucun cas sur des faits observables. Il devient par conséquent
nécessaire de séparer les éléments positifs des éléments normatifs30.
L’étude des premiers relève de la science – et donc notamment à la
science économique – alors que les seconds en sont exclus. En somme,
si la science économique est une science, les analyses économiques ne
peuvent pas reposer sur des comparaisons interpersonnelles.
D’autres critiques ont également considérablement affaibli la popu-
larité des comparaisons interpersonnelles en économie du bien-être.

[29] « Ils sont en fait complètement injustifiés pour n’importe quelle doctrine de l’économie
scientifique. […] La proposition que nous étudions pose la grande question métaphysique
de la comparaison scientifique des expériences d’individus différents. [Une comparaison
interpersonnelle] est une comparaison qui n’est ni nécessaire en théorie de l’équilibre,
ni impliquée par les hypothèses de cette théorie. C’est une comparaison qui sort i­né­
vi­ta­blement du domaine de toute science positive. Dire que la préférence de A est plus
importante que celle de B dans l’ordre d’importance est très différent que d’affirmer que
A préfère n à m dans un ordre différent. Cela implique un élément de valorisation conven-
tionnel. Aussi est-ce essentiellement normatif. Et cela n’a pas sa place en science pure »
(Robbins, An essay on the nature and significance of Economic Science, op. cit., p. 130 sq.).
[30] Ici, conformément à la distinction de Hume, les éléments positifs correspondent à ce
qui est – donc à la description et éventuellement à la prévision des faits –, alors que les
éléments normatifs relèvent de ce qui doit être – donc sont liés à des jugements de valeur.
88
Philosophie économique

Les comparaisons n’ont de sens opérationnel que si les différences,


les rapports, ou les niveaux d’utilité sont dotés d’un sens en eux-
mêmes, et s’ils sont observables et mesurables. Or une telle exigence
ne sera satisfaite que pour certaines interprétations des utilités. Si
l’utilité est une simple représentation numérique du comportement
de demande du consommateur31, il est difficile de concevoir la signifi-
cation des différences d’utilité, et plus encore des différences d’utilité
entre deux personnes. Dans l’utilitarisme de John Harsanyi32, la fonc-
tion utilitariste de bien-être social est dérivée d’une axiomatisation
de type von Neumman et Morgenstern. Cette dernière, adaptée au
comportement individuel dans le risque, est ici appliquée à la décision
rationnelle d’un observateur impartial choisissant entre des loteries
décrivant la situation de chaque membre de la société. Or, l’utilité
espérée à la von Neumman et Morgenstern suppose a priori des uti-
lités cardinales. Harsanyi justifie le recours aux comparaisons d’uti-
lités qui en résultent par deux méthodes positives qui garantissent,
selon lui, l’absence de jugements normatifs ou subjectifs. L’utilité des
individus peut être mesurée grâce à deux indicateurs : leurs choix et
l’expression (orale ou autre) de la satisfaction (ou insatisfaction) qu’ils
retirent de chaque situation. Harsanyi propose alors deux méthodes
d’inférence des utilités et de prise en compte de l’hétérogénéité des
agents : d’une part l’application d’un principe de différenciation injus-
tifiée et d’autre part l’identification des causes psycho-sociales des
différences de comportement. Mais ces deux méthodes se révèlent
particulièrement exigeantes en information, à tel point qu’il est dou-
teux qu’elles soient réalisables à l’échelle nationale et qu’elles puissent
contribuer à la conception d’une politique économique. Enfin, écartées
par souci de neutralité axiologique des énoncés scientifiques, le rejet
des compa­rai­sons interpersonnelles galvanise, paradoxalement, même
les moralisateurs.
Les conséquences politiques de ces comparaisons interpersonnelles
éveillent en effet l’appréhension : selon des cas d’école bien connus,
ces comparaisons peuvent conduire à louer l’organisation de toute la
société autour de la forme du panoptique, à justifier de fortes restric-
tions des libertés, l’institution de l’esclavage et à affirmer l’inutilité,

[31] Nous reviendrons sur cette interprétation essentielle dans la prochaine section.
[32] J.C. Harsanyi, « Cardinal utility in welfare economics and in the theory of risk-taking »,
Journal of Political Economy, 61 (5), 1953 ; « Cardinal welfare, individual ethics, and
interpersonal comparisons of utility », Journal of Political Economy, 63(4), 1955.
89
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

voire l’indésirabilité du débat démocratique puisque le calcul d’utilité


social peut s’y substituer avantageusement. Ainsi, outre les critiques
dirimantes portant sur leur scientificité, leur opérationalité, leur
significativité, les comparaisons interpersonnelles font, en bloc, l’objet
d’une réprobation morale qui conduit les concepteurs d’une nouvelle
économie du bien-être à les écarter.
Les comparaisons interpersonnelles nécessaires aux conclusions
de la première économie du bien-être firent l’objet de vives critiques,
tant sur le plan scientifique et opérationnel, que sur le plan moral.
Paul Samuelson résume les conséquences du rejet des comparaisons
et d’une restriction aux théories scientifiques de la demande :
Bien qu’au sens propre, il n’existe qu’une seule économie du bien-être qui
comprend­ tout et qui aboutit à sa formulation la plus complète dans les écrits
de Bergson, il est possible de distinguer entre la nouvelle économie du bien-
être, qui concerne schématiquement les contenus des sections sur la produc-
tion et l’échange, et qui ne fait aucune hypothèse concernant les comparaisons
interpersonnelles d’utilité et la vieille économie du bien-être qui s’appuie sur
de telles hypothèses33 .

Si l’on rejette les comparaisons, deux éléments indépendants de


toute implication normative doivent alors se substituer aux mesures
cardinales et comparables des utilités afin de reconstituer l’outil
d’évaluation de l’économie du bien-être : une interprétation positive
de l’utilité individuelle, fournie par la nouvelle théorie de la demande
et un critère aussi neutre que possible d’agrégation de ces utilités
individuelles, fourni par le critère de Pareto. Roy G.D. Allen et John
Hicks34 reconstruisent la théorie de la demande à partir de la prise
en compte des taux marginaux de substitution entre les biens et des
élasticités de la demande par rapport aux prix et au revenu. Les
fonctions d’utilité permettent de rendre compte de la complexité des
effets de revenus et des effets de substitution entre les biens, bien
qu’elles n’offrent qu’une interprétation ordinale liée au comportement
du consommateur. Ainsi, l’utilité est dès lors construite et interprétée
sur des bases strictement ordinales. En se limitant aux théories de la
demande et de l’échange, on se prémunit de la nécessité de recourir
aux comparaisons interpersonnelles. Il n’est pas seulement nécessaire

[33] P. Samuelson, Foundations of Economic Analysis, Harvard University Press, 1947, p. 249
sq.
[34] J. Hicks & R.G.D. Allen, « A Reconsideration of the theory of value », Economica, N. S 1,
1934.
90
Philosophie économique

d’abandonner la cardinalité des utilités, mais aussi les comparaisons


interpersonnelles d’utilité bien qu’elles semblent indispensables pour
réaliser un diagnostic social.
Ainsi, entre une science muette pour l’action publique et une
éthique dépourvue de scientificité, l’économie du bien-être se trouve
face à un dilemme redoutable. Robbins suggère toutefois une attitude
minimale consistant à rechercher quels seraient les moyens optimaux
et cohérents pour atteindre quelle fin35, ce qui permet au moins d’éviter
toute politique incohérente. Un ou des critères objectifs d’adaptation
aux fins s’avèrent alors nécessaires, tels que le critère de Pareto36 : si
les individus sont unanimes pour classer une paire d’options, ce clas-
sement est reflété dans la préférence sociale. Ce critère est particuliè-
rement fécond car il peut être traduit comme une condition d’efficacité :
un état est efficace au sens de Pareto s’il est impossible d’améliorer
la situation de tous les individus dans la société sans détériorer la
situation d’au moins l’un d’eux37. Les informations utilisées pour appli-
quer ce critère se limitent à des comparaisons individuelles entre des
couples d’options, donc à des utilités strictement ordinales. Ce seul
critère ne permet toutefois pas de trancher entre les états efficaces,
ni de départager les situations de conflits d’intérêts. Pour parvenir
à un classement plus complet des situations sociales, la tentation est
donc forte de s’en tenir à des situations qui ne seraient que potentiel-
lement meilleures au sens de Pareto. C’est là le principe des critères
de compensation selon lesquels des transferts potentiels permettent
de rendre les situations comparables par le critère de Pareto38 . Grâce
à ces transferts potentiels, les situations sont ordonnées par le seul

[35] Voir Robbins, An essay on the nature and significance of Economic Science, op. cit., p. 1334.
[36] On devrait à ce sujet non seulement citer les travaux de V. Pareto mais aussi ceux de
d’E. Barone. Voir Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 214-217 ou
Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, op. cit., p. 416.
[37] Pour une présentation formelle et l’analyse des formes fortes ou faibles des critères de
Pareto, voir A.K. Sen, Collective Choice and Social Welfare, Holden-Day Inc., 1970, section
2.2 ; Fleurbaey, Théories économiques de la justice, op. cit., p. 33 sq.
[38] Soient les états sociaux x,y,z. Selon le critère de Kaldor, x est préféré à y, si, à partir de
x, il est possible d’obtenir l’état z par des transferts, et tel que la situation potentielle z
est meilleure que y au sens de Pareto. Selon le critère de Hicks, x est préférable à y si à
partir de y il n’est pas possible, par des transferts, d’atteindre un état z qui serait préféré
au sens de Pareto à x. Selon le critère de Scitovsky, x est préférable à y si les deux critères
de Kaldor et de Hicks sont satisfaits. Voir N. Kaldor, « Welfare propositions of economics
and interpersonal comparisons of utility », Economic Journal 49, 1939 ; Hicks, « The foun-
dations of welfare economics », op. cit. ; T. de Scitovsky, « A note on welfare propositions
in economics », Review of Economic Studies 9, 1941.
91
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

critère de Pareto39, donc par des considérations strictement ordinales.


Ces critères de compensation font partie des outils fondamentaux
de l’analyse coût-bénéfice, à laquelle il est souvent fait recours dans
l’analyse de l’opportunité des décisions publiques.
I.2. De l’impossibilité du choix social au retour des
comparaisons
À la suite du développement de la nouvelle économie du bien-être
qui interdisait toute comparaison interpersonnelle, et dans la lignée
de la théorie du vote, Arrow publia un résultat qui contribua à rompre
de façon drastique avec l’héritage méthodologique et les ambitions de
l’économie du bien-être40. Le théorème d’Arrow enseigne en effet que
l’interdiction des comparaisons interpersonnelles conduit à l’impos-
sibilité de fonder une décision sociale rationnelle sur les préférences
individuelles (1.2.1). L’analyse de ce résultat conduit à envisager la
réintroduction des comparaisons interpersonnelles dans l’analyse du
bien-être (1.2.2).
I.2.1. Le théorème d’Arrow
L’économie du bien-être s’attachait à déduire des préférences indivi-
duelles le choix de la meilleure décision collective, tout en s’interdisant
de faire reposer le résultat sur des comparaisons interpersonnelles
jugées normativement trop engagées, et donc hors du champ de l’éco-
nomie scientifique. Arrow établit que cette ambition n’est pas même
possible.
Arrow, dès 195141, étudie la mesure dans laquelle il est possible
de déduire une relation de préférence sociale rationnelle à partir de
préférences individuelles ordinales. Il pose quatre conditions. La
condition de domaine universel de définition des préférences indivi-
duelles assure la souveraineté des individus sur leurs préférences. La
condition de Pareto garantit que l’on ne se satisfait pas d’une option
qui serait dominée au sens de Pareto par une autre ; si tout le monde
préfère une option à une autre, alors la société préfère cette option

[39] Ceci explique le glissement sémantique de ces critères de compensation qui sont souvent
désignés par le terme : « les critères parétiens ».
[40] La rupture est notamment soulignée par le refus de Bergson ou de Little de considérer
le résultat d’Arrow comme pertinent pour l’économie du bien-être. Pour l’argumentation
invoquée contre le lien entre la nouvelle économie du bien-être et le théorème d’Arrow,
voir Mongin, « Is there progress in normative economics ? », op. cit., p. 152-156 ; Mongin,
« Is there progress in normative economics ? », op. cit.
[41] Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
92
Philosophie économique

à l’autre. La condition d’indépendance par rapport aux alternatives


non pertinentes (désormais notée IIA) exige que l’ordre entre deux
alternatives ne dépend que de cet ordre entre ces alternatives et pas
des autres. Enfin, il pose une condition d’absence de dictateur. Le
théorème d’Arrow42 établit qu’il n’existe pas de fonction d’utilité col-
lective qui vérifie ces quatre conditions simultanément. Ce résultat
sonne le glas du choix social. Il n’est en effet plus possible de déduire
des relations individuelles de préférence une relation de préférence
collective. Outre qu’elle a posé les jalons d’une méthode qui sera dès
lors utilisée en économie normative comme nous le développerons ci-
dessous, cette funeste conclusion a donné naissance à une littérature
abondante qui s’efforce de dépasser ce résultat pessimiste.
Les conditions d’Arrow peuvent en effet être chacune remise en
question43 , mais nous limitons pour notre part notre analyse à la
condition d’indépendance des alternatives non pertinentes, dont la
remise en cause est liée à notre problématique. Les méthodes d’analyse
de D. Saari permettent de comprendre en quoi la structure d’informa-
tion des préférences arroviennes qui résultent de l’axiome d’indépen-
dance est en grande partie responsable de son résultat d’impossibilité.
Cette condition IIA impose en effet de ne retenir que des informations
binaires, c’est-à-dire des comparaisons d’options prises deux à deux.
Par là même, elle conduit à ignorer l’hypothèse de rationalité des
préférences individuelles44 .
Si par exemple45 , on observe : xPiyPizPiv, les seules informations
qui paraissent pertinentes pour le cadre d’étude arrovien, sont : xPiy,

[42] K. Arrow, Social Choice and Individual Values [1953], 2e éd., Yale University Press, 1963.
[43] Pour des travaux sur les remises en cause des conditions d’Arrow, on renvoie le lecteur
aux articles et revues suivants. Sur les conditions de dictateur et transitivité, voir A.K.
Sen, « Quasi-transitivity, rational choice and collective decisions », Review of Economic
Studies 36(3), 1969 ; M. Salles, « Sur l’impossibilité des fonctions de décision collective »,
Revue d’Économie Politique, 1976 ; G. Bordes & M. Salles, « Sur l’impossibilité des fonc-
tions de décision collective : Un commentaire et un résultat », Revue d’Économie Politique
88(3), 1978. Sur les restrictions de domaine, voir W. Gaertner, Domains conditions in
social choice theory, Cambridge University Press, 2001. Sur la condition de Pareto, voir R.
Wilson, « Social choice theory without the Pareto Principle », Journal of Economic Theory 5
(3), 1972. Sur le droit de veto, voir A. Mas-Collel & H. Sonnenschein, « General possibility
theorems for group decisions », Review of Economic Studies 39(2), 1972. Sur les hypothèses
sur les préférences, voir M. Salles, « Fuzzy utility », in S. Barbera, P.J. Hammond & C. Seidl
(eds.), Handbook of utility theory, Kluwer, 1998.
[44] D.G. Saari, « Connecting and resolving Sen’s and Arrow’s theorems », Social Choice and
Welfare 15(2), 1998.
[45] Pour tout i, Ri désigne la relation de préférence de l’individu i entre des situations sociales.
93
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

yPiz et zPiv, ainsi que xPiz, xPiv et yPiv. Le fait que l’on ait observé
que vraisemblablement, l’individu i préfère bien plus x à v que x à y
n’entre pas en ligne de compte. Par la condition IIA, le classement
social entre les éléments x,y,z est déterminé en plusieurs étapes. Dans
un premier temps, on considère les relations de préférence indivi-
duelle entre x et y, puis celles entre y et z, et enfin, celles entre z et x.
Comme, par la condition de domaine non restreint, on tient compte de
tous les profils de préférences possibles, on considère tous les classe-
ments possibles entre chaque ensemble de deux options. Ainsi, pour
les options x,y,z, les classements suivants sont tous possibles : xRiy
ou yRix, yRiz ou zRiy et xRiz ou zRix. Les préférences individuelles
ainsi décrites peuvent donc être atransitives. Comme rien ne s’oppose
à la prise en compte de préférences individuelles atransitives dans le
cadre arrovien, l’atransitivité des préférences sociales devient mé­ca­ni­
quement un risque plausible. Il n’y a dès lors pas lieu de s’étonner de
ce qu’un choix social irrationnel puisse être déduit de ces préférences
individuelles. En interdisant la prise en compte de l’intensité des
préférences individuelles, Arrow ne considère que des utilités ordi-
nales, conformément au cadre de la nouvelle économie du bien-être. La
condition d’indépendance aux alternatives non pertinentes restreint
considérablement les informations sur les utilités individuelles, ce qui
est déterminant dans l’explication de l’impossibilité.
Le résultat précédent peut être relié à l’interprétation suivante :
c’est en respectant l’objectif affiché par la nouvelle économie du bien-
être, l’interdiction des comparaisons intra et interpersonnelles – qu’Ar-
row considère du reste comme dénuées de sens46 – qu’il aboutit à l’im-

Ainsi, écrire : xRiy se lit : « l’individu i préfère au moins autant l’option x à l’option y », ou
encore, « selon l’individu i, x est au moins une aussi bonne option que y ». Cette relation
de préférence individuelle Ri est un préordre complet, c’est-à-dire qu’elle satisfait les
propriétés de réflexivité, de transitivité et de complétude. La relation Ri est réflexive si
et seulement si : xRix. La relation Ri est transitive si et seulement si : [xRiy et yRiz] xRiz.
La relation Ri est complète si et seulement si : xRiy ou yRix. La préférence individuelle
Ri est définie par : xPiy [xRiy et non(yRix)]. Elle est asymétrique pour : xPiy non(yPix), qui
correspond à la préférence individuelle stricte. Elle est symétrique si : xIiy xRiy et yRix. La
partie asymétrique de la préférence individuelle s’interprète donc comme une indifférence.
On note respectivement Pi et Ii les parties asymétriques et symétriques de Ri.
[46] « On adoptera ici le point de vue suivant : la comparaison interpersonnelle des utilités n’a
pas de sens et, à vrai dire, les comparaisons de bien-être sont indépendantes des problèmes
de mesure de l’utilité individuelle » (Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
Traduction française par le groupe Tradecom : Choix collectif et préférences individuelles,
Calmann-Levy, 1974, p. 31).
94
Philosophie économique

possibilité du choix social47. Amartya K. Sen considère que le problème


du choix social est alors dépassable en enrichissant les informations
contenues dans l’utilité48 , c’est-à-dire en autorisant les comparaisons
interpersonnelles d’utilité, ou bien en utilisant des informations qui
se distinguent des utilités, c’est-à-dire en réalisant des évaluations
« post-welfaristes » des situations sociales49.
Ainsi, le résultat négatif d’Arrow s’explique par la pauvreté infor-
mationnelle des préférences individuelles, qui peut être dépassé en
réintroduisant la possibilité de comparer les utilités (ou bien en recou-
rant à des informations différentes des seules utilités).
I.2.2. La nécessité des comparaisons interpersonnelles
Rappelons que les comparaisons interpersonnelles ont été rejetées
pour deux raisons. D’une part, elles reposent nécessairement sur une
conception normative, ce qui est incompatible avec la neutralité axiolo-
gique d’une économie scientifique. D’autre part, elles n’ont pas de sens
opératoire compte tenu de l’interprétation des utilités développée par
la science économique. Dépasser le théorème d’Arrow en restaurant
la possibilité des comparaisons interpersonnelles nécessite donc de
surmonter ces deux écueils.
À partir de la théorie d’Harsanyi, Thomas Scanlon50 soutient que
le problème des comparaisons interpersonnelles n’est pas tant opéra-

[47] Arrow présente d’ailleurs son résultat également sous la forme suivante : « Si nous écar-
tons la possibilité de comparaison interpersonnelle des utilités, les seules méthodes de
passage des préférences individuelles aux préférences collectives qui soient satisfaisantes
et définies pour un très grand nombre d’ensembles d’ordres individuels, sont soit imposées,
soit dictatoriales » (ibid., p. 115).
[48] A.K. Sen, « Personal utilities and Public Judgements : Or what’s wrong with welfare
economics ? », Economic Journal 89(355), 1979.
[49] Une évaluation est « welfariste » si elle repose exclusivement sur des informations sur
des utilités individuelles ; elle est post-welfariste si elle prend en compte des informations
d’autre nature. Sur les deux voies possibles, la possibilité de comparaison interpersonnelle
et le post-welfarisme, voir également A.K. Sen, « The Impossibility of a Paretian liberal »,
Journal of Political Economy 78(1), 1970 ; Collective Choice and Social Welfare, op. cit. ; Sen,
« Personal utilities and Public Judgements : Or what’s wrong with welfare e­co­no­mics ? »,
op. cit. ; « Well-being, Agency and freedom : The Dewey Lectures 1984 », The Journal of
Philosophy 72(4), 1985 ; « Welfare, preference and freedom », Journal of Econometrics 50
(3), 1991 ; « The possibility of social choice », American Economic Review 89(3), 1999. Nous
recommandons également ces synthèses : P. K. Pattanaik, « Some non-welfaristic issues in
welfare economics », in B. Dutta (ed.), Welfare Economics, Oxford University Press, 1994 ;
R. Sugden, « Welfare, resources and capabilities : A review of “inequality reexamined” by
Amartya Sen », Journal of Economic Literature 31, 1993.
[50] T.M. Scanlon, « The moral basis of interpersonal comparisons », in J. Elster & J. Roemer
(eds.), Interpersonal comparisons of well-being, Cambridge University Press, 1991, chap. 1.
95
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

toire que philosophique. En effet, les utilités individuelles devraient


respecter trois conditions. Par la condition de neutralité, le classement
social est neutre aux caractéristiques hors-utilité51, ce qui traduit une
confiance dans la capacité des individus à déterminer seuls ce qui est
bon pour eux ; on valorise ainsi un principe fondamental d’autonomie
des préférences. La condition d’étendue permet de distinguer parmi
les intérêts individuels ceux qui sont pertinents à la constitution d’une
théorie de la justice, par exemple les préférences éthiques dans le cas
de la théorie d’Harsanyi. Enfin, par la condition de malléabilité, on
cherche à ne tenir compte que des vraies préférences, c’est-à-dire des
préférences individuelles informées52. Selon Scanlon, les comparai-
sons interpersonnelles sont réalisables par un individu référent – ou
l’observateur qui le choisit. Les circonstances des différents individus
sont alors jugées par la préférence de cet individu référent. Mais on ne
respecte plus, dans ce cas, les préférences de chacun, donc le critère
de neutralité, pour ne se concentrer que sur les préférences d’un seul
individu.
Allan Gibbard53 établit par ailleurs l’incompatibilité entre le cri-
tère de malléabilité, ou définition des vraies préférences, et le critère
d’autonomie des préférences en soulignant le paternalisme inhérent à
la modification des préférences individuelles par cet observateur. La
difficulté est donc avant tout philosophique puisqu’il faut trouver une
façon d’envisager les comparaisons qui n’engendrent aucune incompa-
tibilité entre les trois conditions. Scanlon conclut qu’il est nécessaire
de trouver des critères de préférence sociale relativement consensuels ;
et cela devient possible en se concentrant moins sur les préférences
que sur les biens que tout individu raisonnable souhaite. La réintro-
duction des comparaisons interpersonnelles, si elle est nécessaire, ne
vient pas sans mal, car elle doit s’accompagner d’une requalification
normative des comparaisons interpersonnelles54 et des informations

[51] On parle dans ce cas de « welfarisme ».


[52] Une préférence individuelle est informée si l’individu pouvait exprimer sa préférence
alors qu’il est pleinement informé de tout ce qui se rattache à l’objet choisi et aux objets
non choisis, et à ce qui est mieux pour lui.
[53] A. Gibbard, « Interpersonal comparisons : Preference, good, and the intrinsic reward of
life », in J. Elster & A. Hylland, Foundations of Social Choice Theory, Cambridge University
Press, 1986, chap. 6.
[54] Sur la réintroduction des comparaisons interpersonnelles en économie normative, voir M.
Fleurbaey, « Choix social : Une difficulté et de multiples possibilités », Revue Économique
51(5), 2000.
96
Philosophie économique

élémentaires pertinentes, c’est-à-dire de l’utilité. La boucle est donc


bouclée : si les comparaisons interpersonnelles positives ont ef­fec­ti­
vement peu de sens, les comparaisons normatives peuvent en avoir
un. En outre, elles s’imposent dans toute évaluation qui concerne
plusieurs individus hétérogènes. La question de la possibilité des com-
paraisons interpersonnelles se déplace vers la question de la personne
ou de l’institution qui a la responsabilité ou la légitimité d’émettre les
jugements de valeur sur les utilités et leurs comparaisons55.
La question de la possibilité opératoire des mesures se pose avec une
acuité nouvelle, mais elle est désormais moins contrainte par le res-
pect des méthodes scientifiques que par la cohérence normative et par
la possibilité pour l’observateur de les réaliser. Pour Peter Hammond56
notamment, les comparaisons interpersonnelles ne peuvent pas être
elles-mêmes positives, elles reposent sur les jugements de valeur de
l’observateur éthique, dont on peut espérer qu’ils seront influencés par
l’observation de la psychologie et de l’intérêt des membres de la société.
Il précise qu’elles n’ont probablement de sens opérationnel que pour
des « conceptions concrètes »57 du bien-être, mesurables par l’observa-
teur, compréhensibles et vérifiables par tous. La réponse à l’objection
du sens opératoire des comparaisons passe donc nécessairement par
une étape d’objectivation de l’utilité.
Le mouvement s’est donc inversé : pour devenir scientifique, l’éco-
nomie du bien-être a abandonné les comparaisons interpersonnelles ;
mais pour redevenir capable d’agir ou de légitimer un discours nor-
matif, elle a dû réintroduire ces comparaisons interpersonnelles. En
étudiant la valse du statut des comparaisons interpersonnelles, il est
apparu que leur pertinence (pour notre problématique du moins, liée
à la participation de l’économie du bien-être à la décision publique)
dépend grandement du sens opératoire de l’utilité et de son interpréta-
tion normative. L’une et l’autre sont ensemble nécessaires pour garan-
tir la fécondité d’une économie du bien-être. La problématique s’est
donc déplacée des comparaisons d’utilité à l’utilité elle-même, dont il
faut étudier les propriétés, la portée normative et le sens opératoire.
C’est donc plutôt les raisons qui expliquent cette évolution du concept

[55] Voir en particulier P. Mongin, « Normes et jugements de valeur en économie normative »,


Information sur les sciences sociales/Social Science Information 38, 1999.
[56] Hammond, « Interpersonal comparisons of utility…  », op. cit., p. 236 sq.
[57] Hammond utilise le terme « concret », mais on peut parler de conceptions objectives du
bien-être.
97
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

d’utilité qui nous permettra de comprendre l’évolution des économies


du bien-être. Les options épistémologiques de l’économie se révéleront
à cet égard déterminantes.

II. L’économie scientifique et l’économie du bien-être


Les choix épistémologiques retenus en économie façonnent la défi-
nition et les contours de la discipline, sa méthode et les critères de
qualité du travail scientifique. Bien que ces choix ne soient pas propres
à l’économie du bien-être mais concernent toute la discipline écono-
mique, ils déterminent unilatéralement le statut, les méthodes et les
ambitions de l’économie du bien-être. Nous souhaitons amorcer dans
cette section une étude systématique de la façon dont l’épistémologie
économique a affecté les caractéristiques de l’économie du bien-être.
Cette présentation soulignera la nécessité d’une autonomisation de
la réflexion épistémologique en économie du bien-être.
Deux temps doivent être distingués, celui de l’ambition scientifique,
où est affirmé le désir de construire une science sociale qui respecte
les critères de scientificité (section II.1), et celui de la science écono-
mique où ces ambitions semblent atteintes (section II.2).
II.1. L’ambition scientifique
Le tome 3 de l’histoire de l’analyse économique de Joseph
Schumpeter58 qui concerne les années 1870 à 1914 s’intitule : L’Âge
de la science. La scientificité de l’économie – ou sa prétention à être
scientifique – s’affirme en effet à partir de la révolution marginaliste.
L’ambition devient alors de construire une science sociale, qui serait
une science au même titre que les sciences naturelles. Cette volonté
a eu un impact non négligeable sur l’interprétation des utilités éco-
nomiques ainsi que sur le statut de l’économie normative. Ces deux
points – d’une part le lien entre méthode scientifique et interprétation
de l’utilité (II.1.1) et d’autre part le statut de l’économie en sciences
sociales et de l’économie normative en économie (II.1.2) – sont expri-
més le plus clairement par Vilfredo Pareto, qui marque ainsi une
transition entre la première et la seconde économie du bien-être.
II.1.1. La genèse d’une science sociale
La science économique reprend les méthodes scientifiques des
autres sciences, en fondant tout critère de vérité dans l’expérience

[58] Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, op. cit.


98
Philosophie économique

et l’observation. Ainsi, l’utilité ne se rencontre que dans l’expérience.


Comme ces méthodes écartent toute question métaphysique consistant
à donner un sens substantiel aux choses et phénomènes, l’utilité n’a
d’autre interprétation que la représentation de l’expérience observée.
Dans le Traité de sociologie générale59, Pareto affirme nettement
son ambition de construire une science sociale qui soit scientifique au
même titre que les autres sciences. Il définit la science qu’il souhaite
imiter comme « un mélange de données expérimentales et de déduc-
tions logiques de celles-ci60 ». En utilisant des méthodes comparables
à celles des autres sciences, la sociologie et l’économie peuvent ainsi
ne pas demeurer les disciplines dogmatiques qu’elles ont été jusque-
là, espère Pareto. Ces méthodes consistent à ne prendre pour seuls
guides fiables et critère de vérité que l’expérience et l’observation. Nier
l’intérêt de la preuve expérimentale revient selon Pareto à épouser des
dogmes religieux ou spirituels fondés en métaphysique ; ces derniers,
qui ne peuvent être soumis à l’expérience sont donc écartés de fait
du champ des sciences. Partir de l’expérience et s’y limiter stricte-
ment signifie certes que la théorie ne peut jamais tout expliquer, mais
qu’elle explique des parties élémentaires des phénomènes, qui sont des
constantes universelles. Or, Pareto s’intéresse justement à l’étude de
ces lois qui établissent des liens constants entre différents faits sociaux.
En raison du recours à cette méthode expérimentale, l’attention
est portée sur la réalisation du phénomène et jamais sur son origine.
En excluant ainsi toute interprétation métaphysique ou toute analyse
des causes, Pareto confère en définitive une interprétation béhavioriste
à l’utilité. Il lui semble en effet essentiel de combattre une idée cou-
rante en économie ou en sociologie selon laquelle on ne peut acquérir
la connaissance d’un phénomène qu’en recherchant « son origine ».
Pour rendre compte des actions humaines en économie, il faut donc
exclure de l’analyse les origines de ces actions : intentions ou moti-
vations, que celles-ci soient égoïstes ou morales. Chercher l’origine
de l’action revient à se poser une question métaphysique, non pas
une question scientifique. Or, aucune question métaphysique ne doit
venir entraver la méthode expérimentale. Aussi ne faut-il pas cher-
cher dans le terme d’utilité ou d’ophélimité61 un autre sens que celui

[59] V. Pareto, Traité de sociologie générale, Payot, 1917.


[60] Ibid., § 20.
[61] L’ophélimité désigne l’utilité économique pour Pareto. Nous reviendrons sur la distinc-
tion entre utilité et ophélimité ci-dessous. Nous privilégierons par la suite l’expression
99
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

de la représentation de l’action elle-même. L’économiste italien, dans


une lettre écrite à l’attention d’Adrien Naville le 11 janvier 1897 en
réponse aux critiques de ce dernier à sa formulation de l’ophélimité
dans les Principes d’économie politique pure, résume la façon dont il
perçoit le lien entre choix et préférences :
Supposons un homme, et examinons les actes futurs auxquels il pourra se
livrer pour se procurer la jouissance des boissons alcooliques et la jouissance
des poulets rôtis. Vous avez parfaitement raison de dire qu’il ne faut pas consi-
dérer seulement le désir que cet homme peut avoir des boissons alcooliques,
ou des poulets. On doit considérer un groupe composé de toutes les forces qui
poussent cet homme à faire usage des boissons alcooliques, et un autre groupe
semblable pour les poulets.
Cet homme a le désir de boire, il est retenu par la considération que cela
peut lui faire du mal à la santé, par la parole qu’il a donnée à une société
de tempérance, etc. La résultante de tout cela sera une certaine force qui le
pousse à accomplir des actes pour se procurer des boissons alcooliques. C’est
u­ni­quement cette force que nous considérons en économie pure. C’est de cette
force qu’il est parlé sous le nom de désir ou besoin au § 5. J’aurais probablement
mieux fait de mettre une note pour l’expliquer ; mais combien de critiques,
aussi, cela m’aurait procurées !
Nous laissons à la psychologie étudier les différentes forces dont se compose
le groupe en question et de voir comment ces forces déterminent la volonté, et
comment la volonté détermine les actes62.

Ainsi, l’économiste observe un fait, qui est le choix d’un individu. Il


ne cherche en aucun cas à expliciter les causes de ce choix. Il est certes
possible que ce choix soit la résultante de tergiversations entre de
nombreuses intentions et contraintes éventuellement contradictoires,
ou encore entre différentes forces qui le poussent ou le retiennent63 .
Ce groupe de causes est résumé dans la poursuite d’un accroissement
d’utilité économique et se manifeste par le choix de l’individu. La
seule chose que le scientifique économiste peut observer comme étant
un fait, c’est le choix lui-même. C’est donc la seule information qu’il
retiendra et l’utilité deviendra dès lors la représentation numérique
du choix. Le terme « utilité » lui-même est donc aisément substituable.

« utilité économique » pour désigner l’ophélimité parétienne, plus proche des usages des
autres auteurs.
[62] Lettre reproduite dans l’édition française du Cours d’économie politique [1896], G. H
Bousquet & G. Busino (dir.), Librairie Droz, 1964, en note du § 5 des Principes d’économie
politique pure.
[63] Pareto recourt effectivement à l’analogie mécanique (Pareto, Traité de sociologie générale,
op. cit., § 120-122).
100
Philosophie économique

Pour Pareto, l’utilité économique n’est autre qu’une représentation du


comportement.
Le désir de construire une économie scientifique exige de se confor-
mer à la méthode scientifique des sciences naturelles, donc en ne
considérant comme acceptable que les savoirs issus de l’observation
et de l’expérience. Cette méthode a des conséquences sur le contenu
même de l’économie : l’utilité prend une interprétation strictement
béhavioriste. Or, cela écarte de fait les problématiques d’économie
normative.
II.1.2. Une science de la sphère matérielle pure et neutre
Les méthodes scientifiques conduisent à évincer toute question
normative, et notamment les questions du fondement et du sens de
la valeur en économie, qui revêtaient tant d’importance chez les clas-
siques. L’utilité se trouve ainsi privée de sa valeur morale. Le pro-
gramme de construction d’une science économique n’a donc pas un
impact sur la seule méthode, mais aussi sur la légitimité des discours
normatifs en science économique.
Les contours et l’objet de la discipline économique se recomposent
à proportion des ambitions scientifiques de ses auteurs. Et cela a
une importance considérable sur le rôle de prescription de l’économie.
Puisque les preuves scientifiques reposent sur l’observation, l’expé-
rience et l’introspection, l’objet de l’économie se restreint né­ces­sai­
rement aux faits observables. Or, seuls les faits matériels sont à la
fois observables et mesurables. Dès lors, l’économie se définit comme
la science sociale inféodée à la sphère matérielle. Pour ne prendre que
deux exemples, on trouve ce type de raisonnement chez Marshall ou
chez Pigou. Marshall reconnaît qu’il ne peut produire des énoncés que
s’ils concernent des désirs mesurables. Les désirs qui ne s’expriment
pas par un consentement à payer et un paiement effectif ne sont pas
observables et sont donc ignorés.
Contraint par le domaine de son objet de mesure, l’économiste ne
peut donc tenir compte que de certains mobiles d’action : ceux qui
se révèlent par des transactions monétaires64 . L’objet de l’économie
est donc restreint par ses capacités de mesure et non pas par une
conception particulière de la nature humaine ou par une définition

[64] « Ce n’est donc pas le manque de volonté mais le manque de capacité qui empêche les
économistes de tenir compte de l’action exercée par [d’autres] mobiles » (Marshall, The
principles of economics, Vol. 1, op. cit., p. 24).
101
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

substantielle extérieure de l’économie. De même, Pigou reconnaît que


l’identification de l’ensemble des causes qui affectent les variations de
bien-être constituerait une « tâche parfaitement impraticable ». Plutôt
que de poursuivre une chimère, il suggère comme Marshall de se
limiter à certaines causes, en privilégiant celles pour lesquelles les
méthodes scientifiques peuvent le mieux être utilisées. La monnaie lui
semble alors s’imposer comme l’instrument de mesure le plus adapté65.
Cette possibilité de mesure monétaire trace la frontière entre écono-
mie et les autres disciplines. Comme l’économie ne peut s’intéresser
qu’à une partie de l’ensemble la sphère sociale et sa capacité à pres-
crire ne va plus de soi. En effet, les évolutions du bien-être global, qui
dépendent d’une pluralité de causes, et celles du bien-être économique
peuvent ne pas aller dans le même sens. Mais les auteurs de la pre-
mière économie du bien-être prétendent que bien-être économique et
bien-être global vont de façon probable dans la même direction. Ce
n’est qu’à la condition d’admettre ce postulat que les conclusions de la
science économique peuvent être appliquées aux décisions publiques.
Sans ce postulat en revanche, la restriction du domaine de l’éco-
nomie a une conséquence drastiquement différente. En effet, Pareto
introduit une distinction entre « utilité » et « ophélimité » dès le Manuel
d’économie politique en 1905, qui constituent les objets d’étude, respec-
tivement, de la sociologie et de l’économie66. L’utilité est une propriété
de la relation entre les êtres humains en général et les objets ; elle
est une propriété objective et interpersonnellement comparable. En
revanche, l’ophélimité – ou l’utilité économique – est une propriété
subjective des objets, dans leur relation avec un individu particu-
lier, indépendamment de tout jugement normatif. Aussi semble-t-il
absurde, pour Pareto, de procéder à des comparaisons interperson-
nelles d’ophélimité. Étudier l’ophélimité et non l’utilité permet à l’éco-
nomiste scientifique d’écarter la prise en compte de la complexité du
lien social, puisque cette question est exclue du domaine de recherche
de l’économie. L’économie est l’étude de la maximisation des ophélimi-
tés individuelles, ce qui ne constitue qu’une étape intermédiaire. Dans
un second temps, les autres sciences sociales (droit, religion, morale,

[65] Voir Pigou, The economics of welfare, op. cit., p. 11.


[66] Toutefois, la distinction ophélimité-utilité eut peu de succès auprès des économistes.
Selon Pareto lui-même, « il est difficile dans bien des cas, de se rendre compte si les écono-
mistes veulent parler de l’utilité subjective (l’ophélimité), ou de l’utilité objective. Quand
ils portent leur attention sur ce sujet, ils les distinguent, mais bientôt ils les confondent »
(Pareto, Cours d’économie politique, op. cit.,§ 82).
102
Philosophie économique

sociologie, etc.) pondèrent ce premier résultat en prenant en compte


de nombreux autres facteurs pour maximiser, cette fois, l’utilité de
la société67.
Rien ne permet de dire, dans un raisonnement strictement écono-
mique, ce qui est bien et mal : on ne sait que ce qui est. Une utilité
économique parétienne ne saurait donc être interprétée ou permettre
de prendre la moindre position éthique ou même de décrire le bien-être
tout entier des individus. Les sciences sociales sont donc caractérisées
par un partage séquentiel des tâches. L’économie se concentre sur la
première étape, théorique et confinée à la seule sphère matérielle.
Ainsi définie, l’économie se restreint à l’économie pure et néglige de
fait son rôle prescripteur et en général toute implication dans les
décisions politiques. La sociologie a la responsabilité de la seconde
étape. En étendant son objet d’étude à l’ensemble de la sphère sociale,
elle peut formuler des évaluations, des jugements et des prescriptions
à l’attention des décideurs publics. Si l’on ne pose pas l’hypothèse
selon laquelle la sphère économique se comporte approximativement
comme l’ensemble de la sphère sociale, l’interprétation de l’utilité de
l’économie scientifique, et en particulier sa restriction aux événements
mesurables par observation des transactions monétaires, ont pour
conséquence la perte par les économistes de leurs prérogatives de
prescription des politiques économiques et sociales.
Une autre conséquence remarquable de l’affirmation de l’objet maté-
riel et de la méthode scientifique de l’économie est la mise au ban
de l’éthique. Pareto souhaite écarter toute intrusion de l’éthique en
économie, car l’éthique n’est pas une science et son objet est distinct
de celui de l’économie. Il n’existe ni définition essentialiste des règles
éthiques, ni observation ou expérimentation possible du fait éthique,
aussi l’économie doit-elle se débarrasser des vestiges utilitaristes –
et donc de ses ambitions normatives – qui lui ont donné naissance.
L’objectif des économistes n’est donc plus d’incorporer ou de dépasser
les raisonnements utilitaristes, comme l’ont fait les premiers margi-
nalistes, mais au contraire de s’en éloigner le plus possible, en évitant

[67] C’est là un présage de la position de Samuelson. La nouvelle économie du bien-être ne


constitue pas un guide réel pour l’action, mais il est nécessaire d’ajouter ensuite des
compa­rai­sons interpersonnelles, des positions éthiques pour trancher entre les différentes
situations optimales. Il précise même qu’une économie du bien-être qui ne serait pas suivie
de cette seconde étape serait inutile (Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op.
cit., p. 249 sq.).
103
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

toute prise de position anthropologique ou normative68 . En d’autres


termes, l’éthique n’étant pas scientifique, l’économie scientifique ne
peut pas être normative.
Cette indépendance de l’économie vis-à-vis de l’éthique est particu-
lièrement saillante lorsque Pareto accepte parmi les préférences accep-
tables toutes les préférences qu’ont effectivement les agents, y compris
les préférences immorales, sadiques ou sadomasochistes. Les énoncés
reposant sur les préférences individuelles peuvent donc présenter ces
différents caractères. Ceux-ci se bornent à décrire les comportements
individuels et, conformément au principe de Hume, il n’est pas possible
de déduire de ces propositions positives des propositions normatives
du type « il faut » ou « il ne faut pas ». L’éthique est donc rejetée hors
du champ de l’économie scientifique.
Scientifique, pas toujours réaliste et de plus en plus abstraite,
déductive en ce qu’elle est fondée sur des postulats, l’économie devient
peu à peu une économie pure, déconnectée de l’action publique et déli-
bérément étrangère à tout engagement éthique. Reste à trouver un
fondement scientifique solide et définitif à la théorie du comportement
individuel et un statut scientifique à (ce qu’il reste de) l’économie du
bien-être.
II.2. Béhaviorisme ou flexibilité interprétationnelle
des préférences
À partir des années 1940, un groupe d’économistes s’est donné
l’objectif de donner des bases opérationnelles et inductives à la
construction de la théorie de la demande et par voie de conséquence
à toute la théorie économique. Des travaux béhavioristes en écono-
mie correspondent à une première vague épistémologique, empreinte
de positivisme logique, qui a pour effet, soit d’éviter le recours à la
notion d’utilité, soit de déterminer l’interprétation des utilités et la

[68] Notons que ce souci grandissant d’exclure le rôle et le langage éthique des nouvelles
constructions de la théorie économique se trouvait déjà – bien qu’alors moins explicite –
chez les auteurs de la première économie du bien-être. C’est notamment le cas de Marshall,
pourtant utilitariste convaincu et affirmé. En effet, à partir de la troisième édition des
Principes, Marshall réduit le vocabulaire hédoniste, remarque R. Martinoia : il supprime
l’usage du mot « peine », et remplace « plaisir » par « satisfaction » ou encore « bénéfice », il
substitue à l’expression « rente du consommateur » celle de « surplus du consommateur ».
Marshall s’inspire de l’utilitarisme pour construire la théorie de la demande et la théorie
du surplus, mais en l’expurgeant du vocabulaire hédoniste, il peut alors prétendre à une
neutralité au moins apparente vis-à-vis de ces conceptions morales et politiques. Voir
Martinoia, La Théorie de l’utilité d’Alfred Marshall…, op. cit., p. 140 sq.
104
Philosophie économique

possibilité des comparaisons interpersonnelles (2.2.1). Intimement


liée aux problématiques d’économie normative, « l’axiomatisation » au
sens de la théorie du choix social, méthode essentiellement déductive,
constitue une seconde vague épistémologique qui repose cette fois sur
une interprétation flexible des préférences (2.2.2).
II.2.1. Du béhaviorisme au béhaviorisme latent
des préférences standards
L’utilité « échappe à l’observation » et pour cette raison « demeure
suspecte, malgré tous les efforts de Pareto, puis de Hicks et Allen,
pour en clarifier le rôle69 ». Or, la théorie des préférences révélées, qui
repose sur une interprétation behavioriste des préférences, permet
de retrouver les propriétés de la théorie du consommateur (existence
d’une fonction de demande, trois conditions de Slutsky) sans avoir
besoin de recourir à la notion d’utilité. Dès lors, toute la théorie éco-
nomique bénéficie de ce gage de testabilité et d’induction potentielle
sous réserve d’une interprétation strictement behavioriste des utilités.
La théorie économique, et en particulier les théories de la demande
et de l’échange, reposent sur la maximisation de fonctions d’utilité, qui
permettent de prévoir les comportements des individus. Hélas, nul n’a
jamais, au détour d’un chemin, rencontré les fonctions d’utilités des
autres, ni même la sienne70. Ce défaut d’observabilité en entraîne un
encore plus grave aux yeux de certains économistes : le défaut de testa-
bilité. L’ouvrage de Hutchison en 193871 marque un virage important
dans les choix méthodologiques en économie. Comme Samuelson, il
prônait l’application du positivisme logique en économie, qui nécessi-
tait de pouvoir tester les hypothèses des théories72. Cela exigeait de
trouver une méthode d’observation des utilités. Or, l’utilité pour les
économistes de la nouvelle économie du bien-être désigne l’état mental
de l’individu, fondement de son comportement de demande. Les états
mentaux ne s’offrent pas à l’observation ni à la mesure comme les

[69] P. Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie de la demande », Revue


Économique 51(5), 2000, p. 44.
[70] E. Picavet, Choix rationnel et vie publique, PUF, 1996, p. 141.
[71] T.W. Hutchison, The Significance and Basic Postulates of Economic Theory, A.M. Kelley,
1938.
[72] Nous ne reviendrons pas ici sur la controverse entre Friedman ou Machlup et Hutchison sur
la testabilité des hypothèses ou des résultats de la théorie. M. Friedman, The me­tho­do­lo­gy
of positive economics, The University of Chicago Press, 1953 ; F. Machlup, « The Problem
of Verification in Economics », Southern Economic Journal 22, 1955 ; T.W. Hutchison,
« Professor Machlup on verification in economics », Southern Economic Journal 22, 1956.
105
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

phénomènes physiques. Comme les courants behavioristes proposent


des méthodes d’observation et une conception particulière des états
mentaux, il est tentant en économie de s’inspirer de leurs analyses.
Selon eux, les phénomènes mentaux peuvent être appréhendés par
la seule observation des comportements. En psychologie, le terme de
behaviorisme désigne le programme de recherche qui tend à s’éloi-
gner de la tradition d’introspection en redéfinissant la tâche de la
psychologie comme l’explication et la prédiction du comportement.
Expliquer le comportement revient à faire une analyse fonctionnelle,
c’est-à-dire à préciser les variables indépendantes, les stimuli, ainsi
que le comportement qui constitue la réponse. Le lien entre stimuli et
réponse est une fonction. Ainsi, un béhaviorisme économique permet-
trait de faire reposer les conclusions des théories sur des hypothèses
observables et testables.
La théorie des préférences révélées73 élaborée par Samuelson74 et
complétée par Hendrik S. Houthakker75 réalise le projet behavioriste
en économie : l’observation des circonstances environnementales ou
stimuli – c’est-à-dire des conditions du choix – et des réponses – c’est-
à-dire des choix individuels – permet et suffit à encoder la fonction –
c’est-à-dire les préférences individuelles. Comme l’on considère que le
comportement des individus constitue l’élément de base, les hypothèses
de rationalité individuelle concernent ce comportement de choix. Le
choix doit respecter une condition de cohérence interne, qui se traduit
par le fait que si un individu a choisi l’option x quand il pouvait choisir
x ou y dans un cas particulier, alors il ne choisira pas y quand il pour-
rait aussi choisir x dans d’autres situations. En d’autres termes, les
informations sur les préférences des individus entre deux options ne
peuvent pas être contradictoires, quelles que soient les circonstances
du choix. Les conditions de cohérence permettent donc d’étendre l’uti-
lisation d’une observation particulière à l’inférence des choix dans
d’autres situations. Cette condition de cohérence des choix, suggérée

[73] Pour une présentation plus systématique de l’analyse, de la méthodologie et de la portée


de la théorie des préférences révélées, voir Mongin, « La méthodologie économique au
XXe siècle. Les controverses en théorie de l’entreprise et la théorie des préférences révé-
lées », op. cit. ; « Les préférences révélées et la formation de la théorie de la demande »,
op. cit.
[74] P.A. Samuelson, « Complementarity: an essay on the 40th anniversary of the Hicks-Allen
revolution in demand theory », Journal of Economic Literature 12(4), 1974, p. 1255-1289.
[75] H.S. Houthakker, « Revealed preference and the utility function », Economica, N.S. 17,
1950.
106
Philosophie économique

pour la première fois par Samuelson76 sous le nom de l’axiome faible


des préférences révélées sera formalisée plus tard sous sa version
ensembliste par Arrow77 et par Richter78. Dès lors, on peut représenter
le choix du consommateur par le biais d’une relation de préférence
révélée. On dira que cette relation de préférence rationalise le choix.
On peut montrer, en outre, que cette préférence rationnelle est la
seule relation de préférence qui rationalise cette structure de choix.
Et Samuelson de conclure que « toute la théorie du comportement
du consommateur peut désormais reposer sur des fondements opé-
rationnellement significatifs en termes de préférences révélées79 ». Il
n’est donc plus nécessaire de faire allusion à l’utilité pour établir des
énoncés significatifs dans la théorie du consommateur, qui ne reposent
désormais que sur des objets observables et testables.
L’objectif de Samuelson n’était cependant pas d’exclure l’utilité des
raisonnements économiques80. Dans une approche plus standard de
la théorie économique, les raisonnements sont en effet formulés, non
pas à partir des choix, mais des préférences (ou des utilités, ce qui
est équivalent). Il s’agit là aussi de se prémunir contre toute inter-
prétation métaphysique ou normative de l’utilité. Houthakker81 éta-
blit que, sous la condition d’un axiome fort des préférences révélées,
l’observation des choix permet de construire une fonction d’utilité
ordinale, dont on peut dériver les fonctions de demande. Ainsi, la
théorie des préférences révélées permet non seulement de travailler
avec des préférences significatives, mais également avec des fonctions
d’utilité. L’ouvrage de Chipman, Hurwicz, Richter et Sonnenschein82
achève d’établir l’équivalence entre les trois notions : la demande, les

[76] P.A. Samuelson, « A note on the pure theory of consumer’s behaviour », Economica, N. S
5, 1938.
[77] K.J. Arrow, « Rational choice functions and orderings », Economica 26(102), 1959.
[78] M.K. Richter, « Revealed preference theory », Econometrica 34(3), 1966 ; « Rational choice »,
in J. Chipman et al. (dir.), Preferences, utility and demand, Harcourt Brace Janovich Inc.,
1971.
[79] Traduction de « The whole theory of consumer’s behaviour can thus be based upon oper-
ationnally meaningful foundations in terms of revealed preference » (P.A. Samuelson,
« Consumption Theory in Terms of Revealed Preference », Economica, N.S. 15, 1948, p. 251).
[80] « Cela n’exclut pas l’introduction de l’utilité […] ni ne dément les résultats atteints par
l’utilisation de raisonnements qui ont recours à la notion d’utilité » (Samuelson, « A note
on the pure theory of consumer’s behaviour », op. cit., p. 62).
[81] H.S. Houthakker, « Revealed preference and the utility function », Economica, N.S. 17,
1950.
[82] Chipman et al. (dir.), Preferences, utility and demand, op. cit.
107
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

préférences révélées et l’utilité, sous condition d’axiome fort. Comme


le raisonnement part, cette fois, non du comportement mais des préfé-
rences, on impose des conditions de rationalité sur les préférences, en
l’occurrence les conditions de réflexivité, de symétrie et de transitivité.
On montre alors qu’une préférence rationnelle engendre un compor­
tement de choix cohérent, et réciproquement. Ce résultat d’équivalence
entre la cohérence des choix et la rationalité des préférences permet de
conclure au behaviorisme latent des préférences standards. Dès lors,
on sait que le choix peut être représenté par une fonction d’utilité,
sous toutes les formes auxquelles la théorie économique a recours.
Déterminer qui, entre l’utilité ou le choix, est le principe premier
est une question indécidable, telle que celle concernant la primauté
de la poule ou de l’œuf. L’équivalence entre rationalité des préférences
et cohérence des choix a pour conséquence que le gage scientifique
apporté par la construction des préférences révélées rejaillit sur les
constructions d’économie théorique utilisant l’approche standard des
préférences. Cette position de l’équivalence parfaite se répercute
sur l’interprétation des utilités. En effet, La théorie des préférences
révélées permet d’écarter toutes les interprétations métaphysiques et
normatives, vestiges de l’héritage utilitariste de l’économie, pour ne
retenir que l’interprétation behavioriste. Dans ce cadre donc, l’utilité
incarne la représentation numérique ordinale et subjective du choix
individuel. Outre que les comparaisons interpersonnelles d’utilités
ainsi définies n’ont aucun sens et qu’elles doivent être évitées, l’usage
de ces utilités behavioristes en économie du bien-être reviendrait à
considérer que les comportements individuels observés constituent par
ailleurs la norme juste de comportement, que l’« être » peut devenir
un « devoir être ». Samuelson se défend bien de commettre une telle
confusion : « À mon sens, rien de ce qui a été dit sur le comportement
du consommateur n’affecte en aucune façon ni même n’effleure le pro-
blème de l’économie du bien-être, sauf en ce sens que la confusion de la
théorie traditionnelle sur des sujets distincts est devenue apparente83. »
En d’autres termes, l’utilité et l’interprétation de l’utilité perti-
nentes pour l’économie normative sont sans doute différentes de ces
préférences behavioristes adaptées à la théorie de la demande et
de l’échange. Toutefois, une part importante de l’économie publique
actuelle fonde ses prescriptions sur une telle interprétation des utilités.

[83] Samuelson, « A note on the pure theory of consumer’s behaviour », op. cit., p. 71.
108
Philosophie économique

Influencé par le positivisme logique, Samuelson entreprend de


reconstruire les fondements de la théorie du comportement du consom-
mateur sur des bases testables. Par la théorie des préférences révé-
lées, l’utilité est soumise à une interprétation béhavioriste, qui n’est
pas nécessairement compatible avec les besoins de l’économie norma-
tive. Une méthode, et donc une interprétation distincte des utilités,
semblent s’imposer pour l’économie normative.
II.2.2. L’autonomisation des préférences standards
Si les uns estiment que le comportement précède l’utilité, d’autres
pensent au contraire trouver dans les préférences le principe expli-
catif du choix84 ; l’interprétation de l’utilité s’enrichit – mais elle n’en
devient pas pour autant plus explicite. Plus précisément, en économie
normative, Arrow85 amorce un mouvement d’autonomisation des pré-
férences par rapport à l’interprétation unique behavioriste. En effet,
le cadre d’étude arrovien laissa un héritage méthodologique détermi-
nant pour les recherches ultérieures menées en économie normative,
ouvrant bien plus largement les possibilités d’interprétation de l’uti-
lité. Ce cadre d’étude se caractérise par deux éléments marquants :
l’axiomatique et la flexibilité interprétationnelle des préférences ou
du domaine de définition de ces préférences. Le rôle prescripteur de
l’économie normative s’en trouve nécessairement affecté.
Le cadre d’étude arrovien a déterminé la méthode utilisée par la
suite dans la théorie du choix social, méthode couramment appelée
« axiomatique ». Le modèle d’équilibre général d’Arrow et Debreu a
certainement été la première axiomatique économique. En revanche,
celle du résultat négatif d’Arrow est bien différente. Rappelons en
effet qu’Arrow ne prononce pas le mot « axiomatique » en 1951 et qu’il
préfère recourir aux termes « conditions » ou « propriétés » qu’à celui
d’« axiomes ». Le terme « axiome » est alors réservé à la définition de la
transitivité et de la réflexivité, propriétés plus fondamentales.
Toutefois, si le style d’analyse développé à la suite du théorème
de l’impossibilité du choix social, et qui constitue dès lors la spécifi-
cité méthodologique de la théorie du choix social, est qualifié d’« axio-
matique » par leurs auteurs, Mongin86 préfère employer le terme de
« méthode de caractérisation ». L’axiomatique est définie par « la mise

[84] J.R. Hicks, A revision of demand theory, The Clarendon Press, 1956, p. 17 sq.
[85] Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
[86] Les définitions et les arguments utilisés dans ce paragraphe sont tirés de l’article cité de
P. Mongin, « L’axiomatisation et les théories économiques », Revue Économique 54(1), 2003.
109
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

en forme déductive d’une théorie préalable, les propositions de cette


théorie tombant soit du côté des propositions premières (les axiomes),
soit des propositions dérivées (les théorèmes) 87 ». Par opposition, la
méthode de caractérisation des économistes comprend, elle, deux
phases essentielles et néglige la condition d’une théorie préalable.
Dans une première phase, les conditions, qui prennent plus souvent
le nom d’« axiomes », sont formulées à un haut niveau d’abstraction.
Ensuite, l’étude des conséquences qui découlent du système formé par
ces conditions permet de tirer deux types de conclusions. Dans un cas,
on obtient un ensemble vide, ce qui revient à la démonstration d’un
théorème d’impossibilité. Ce type de résultat mérite d’être souligné
puisque les conditions ensembles pouvaient paraître souhaitables mais
ce résultat montre qu’elles sont incompatibles entre elles. Par contre, il
ne permet en aucun cas de prescrire une action par préférence à une
autre, mais seulement de souligner l’incompatibilité de principes géné-
raux. Dans l’autre cas, il est possible de caractériser un ensemble de
règles qui vérifient les conditions posées. Cela correspond à une solu-
tion. L’utilisation de cette solution pour la prescription des politiques
publiques dépend de l’interprétation et de l’opérationalité des éléments
qui composent l’axiomatique. Or, si l’axiomatique de l’économie nor-
mative permet, par sa construction, d’établir des résultats, appelés
« théorèmes » sur la base des « axiomes » proposés par les auteurs, ce
résultat n’est valable que pour lui-même, indépendamment des autres
résultats de la théorie du choix social. Il n’y a pas de prétention uni-
ficatrice de la théorie économique dans son ensemble.
C’est pourquoi Mongin précise que ce type de système formel cor-
respond à une « axiomatique théorématique », par opposition à une
« axiomatisation définitionnelle » qui par sa valeur organisatrice uni-
fierait les structures introduites avec celles qui préexistent ou qui
seront créées par la suite. L’axiomatique de l’équilibre général serait
plutôt définitionnelle, de même que, par l’usage qui en est fait, l’axio-
matique de von Neumann et Morgenstern. Reposant sur une axioma-
tique thérorématique et non pas définitionnelle, la théorie du choix
social est un savoir morcelé qui n’est doté ni d’un système formel, ni
d’un filtre de compréhension unifiants. Par voie de conséquence, les
questions du sens, de l’interprétation et, par là, de l’utilisation des
savoirs de la théorie du choix social se posent avec acuité.

[87] Ibid., p. 3.


110
Philosophie économique

En ce qui concerne le sens des termes employés dans les construc-


tions abstraites d’économie normative, le cadre d’étude arrovien offre
explicitement une grande flexibilité interprétationnelle des éléments à
classer, de l’ensemble X lui-même, des préférences, des principes et des
solutions. À chaque élément sont associées différentes interprétations
possibles. De la flexibilité surgit une grande richesse interprétative,
mais aussi l’impossibilité d’établir un lien clair et stable entre syntaxe­
et sémantique. La syntaxe est « l’analyse des signes pris en eux-mêmes,
abstraction faite de ce qu’ils veulent dire ou représentent88 ». Le terme
sémantique désigne « l’analyse des signes vus dans leurs rapports
aux significations et à la vérité 89 ». Or, l’axiomatisation comprend a
priori une syntaxe, une sémantique et une relation entre les deux. La
richesse cette méthode tient justement à la distinction entre syntaxe
et sémantique et, à partir de là, du va-et-vient entre les deux, sou-
ligne Mongin. Aussi une théorie formelle en économie comprend-elle
une relation à la sémantique en reposant en amont sur une théorie
informelle ou semi-formelle déjà développée qui donnera du sens à la
construction formelle. Mais afin d’autoriser la pluralité sémantique,
la méthode utilisée en économie normative met tout particulièrement
l’accent sur la syntaxe. Les propositions ne reposent donc plus tant
sur des théories que sur des intuitions non fondées en théorie, et de
ce fait peu éclairantes ou opérationnelles90.
À cela s’ajoute son incapacité à émettre des jugements susceptibles
d’aider la décision publique. La théorie du choix social étudie en effet
les différentes méthodes abstraites permettant d’évaluer les états
sociaux91. En se cantonnant ainsi à une discussion stric­tement syn-
taxique, les recherches en choix social peuvent difficilement nourrir
l’ambition d’une action concrète et directe sur les politiques écono-
miques et sociales92. La théorie du choix social peut également contri-

[88] Ibid., p. 13.


[89] Ibid.
[90] Sen appuie cette thèse : « Le choix social est une discipline analytique qui fait un usage
considérable des méthodes axiomatiques. Beaucoup de ses forces et de ses faiblesses sont
précisément liées à l’utilisation des méthodes analytiques, ainsi de la force qu’elle tire de
la souplesse interprétationnelle et de la faiblesse qui découle de sa tendance à négliger les
questions substantielles » (A.K. Sen, « Individual Preference as the basis of social choice »,
in K. Arrow et al., dir., Social Choice re-examined, Vol.1, Macmillan, 1997, p. 15).
[91] Voir la définition dans Mongin, « Is there progress in normative economics ? », op. cit.,
p. 147.
[92] Une exception remarquable concerne les procédures de vote pour lesquelles la transposi-
tion de la construction formelle vers ses applications s’avère possible, rapide et fructueuse.
111
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

buer à alimenter les débats publics par un éclairage sur la compa­ti­


bi­li­té des valeurs. Elles peuvent en revanche plus difficilement être
mobilisées pour discuter l’opportunité de telle ou telle politique écono-
mique et sociale. Sur l’évaluation concrète de l’effet d’une mesure ou
sur l’élaboration des mesures réelles de politiques économiques justes,
la théorie du choix social est muette. Elle abandonne donc son rôle de
prescripteur politique en choisissant sa méthode.
Les décideurs publics doivent donc se tourner vers l’économie
publique, développée depuis les travaux d’Arrow de façon complè­
tement indépendante de la théorie du choix social, sur les bases de
la nouvelle économie du bien-être. L’économie publique discute de
l’optimalité de marché et des mesures politiques correctives par les
méthodes scientifiques présentées plus haut. Elle dispose à cette fin
d’outils opérationnels, notamment les calculs du surplus des consom-
mateurs pour évaluer les utilités individuelles par l’observation des
comportements. L’interprétation des utilités, dans ce cas, n’est pas
l’objet d’un débat, car le recours au surplus ou bien aux préférences
révélées conduit mécaniquement à adopter une interprétation behavio-
riste de l’utilité. Le divorce entre théorie du choix social et économie
publique93 est complet : méthodologique, thématique et sociologique.
On ne peut que regretter cette situation : les économistes publics pré-
tendent adosser leurs propositions sur des évaluations positives du
bien-être social alors que les théoriciens du choix social pourraient
utilement contribuer à l’élaboration d’évaluations justes.
Le théorème d’Arrow a eu un rôle déterminant dans la constitu-
tion du patrimoine méthodologique de la théorie du choix social. La
méthode axiomatique permet de mener un raisonnement rigoureux
sur les valeurs, elle souffre cependant d’un manque d’opérationalité.
Comment l’économie normative peut-elle redevenir prescriptive, ou
du moins, offrir un appui à l’économie publique ?

III. Une épistémologie autonome


pour l’économie du bien-être
Que reste-t-il de l’économie du bien-être ? Quels fondements théo-
riques peuvent encore guider l’action publique ? Le divorce entre la

[93] Ce divorce est constaté dans Mongin, « Is there progress in normative economics ? », op.
cit. Cette analyse fait écho à la distinction entre « économie du bien-être positive » et « éco-
nomie du bien-être normative » opérée par E.J. Mishan, « The implications of alternative
foundations for welfare economics », De economist 132(1), 1984.
112
Philosophie économique

théorie du choix social et l’économie publique met l’accent sur la diver-


sité et l’apparente incompatibilité des objectifs épistémologiques que
la science économique s’est imposés. Une mise en cohérence de ces
objectifs par une épistémologie propre à l’économie normative s’impose
aujourd’hui avec force.
L’épistémologie de l’économie (ou celle de la théorie du choix social)
ne permet pas de répondre aux besoins de scientificité propre à une
économie qui, à la fois, se pense normative et prétend éclairer la déci-
sion publique (section III.1). Les développements récents de l’économie
normative recèlent les prémices d’une épistémologie autonome. Il nous
appartiendra d’en faire apparaître les lignes de force et d’en suggérer
les développements possibles (section III.2).
III.1. Opérationnalité et neutralité
La théorie du choix social a développé une étude axiomatique
rigoureuse, qui permet d’étudier les compatibilités entre les valeurs.
En ce sens, elle a ouvert la voie à une étude scientifique, de forme
strictement déductive, fondée sur des postulats clairement énoncés
mais permettant une interprétation flexible. La perte de son caractère
opérationnel a résulté de cette option épistémologique. L’économie
publique, quant à elle, s’est consacrée à la prise en compte de l’objet
positif, ce qui l’autorise à formuler des prescriptions concrètes. En se
réclamant volontiers d’une neutralité axiologique, elle a abandonné
tout effort d’explicitation normative de ses présupposés. Les deux
pôles semblent donc chacun s’être spécialisé dans un objectif épisté-
mologique, sans qu’aucun d’entre eux ne parvienne à traiter ces deux
objectifs simultanément. Cette sous-section vise à envisager la mesure
dans laquelle il est possible, dans chacun des cas, de réintégrer et de
traiter l’objectif laissé de côté.
Ainsi, une discussion de la neutralité axiologique de l’économie
publique permet de conclure à la nécessité d’une prise en compte
(transparente) des critères normatifs (III.1.1). Par ailleurs, l’introduc-
tion d’une interprétation opérationaliste des préférences individuelles
dans le cadre de la théorie du choix social permet d’en étudier le
caractère opérationnel (III.1.2).
III.1.1. Une vaine ambition de la neutralité
La nouvelle économie du bien-être et l’économie publique sont cou-
ramment qualifiées de neutres. Cette qualification s’explique par deux
raisons. Tout d’abord, l’actuelle économie du bien-être hérite de l’his-
toire de la théorie économique de la seconde moitié du XXe siècle, qui
113
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

garantit la scientificité des énoncés qu’elle produit : étant scientifique,


elle est donc axiologiquement neutre. Ensuite et surtout, elle reçoit
l’influence de la position développée par Milton Friedman94. Selon cette
position, les discussions qui suscitent le plus de désaccords dépendent
plus des prévisions des conséquences économiques des actions que des
objectifs poursuivis95. Dès lors, les recherches doivent s’orienter vers
les relations entre les phénomènes et les compor­te­ments, telles que les
contraintes d’incitation et de participation et non vers les objectifs nor-
matifs. Du fait de ces caractéristiques, cette économie peut prétendre
émettre des énoncés sur le réel et en déduire des prescriptions. Pour
interroger le statut de la normativité de ces énoncés, nous reprenons
quelques outils couramment utilisés dans l’analyse coût-bénéfice : le
surplus économique et les critères de compensation.
Étudions tout d’abord le surplus des consommateurs, dont l’usage
est courant dans l’analyse coût-bénéfice96. La construction des calculs
de surplus suppose vérifiées un certain nombre d’hypothèses97. En
premier lieu, la loi de la décroissance de l’utilité marginale doit être
vérifiée. Il faut pour cela supposer que le caractère et les goûts pour
les biens des individus ne changent pas avec la consommation de ces
biens, il n’y a donc, en particulier, aucun apprentissage des goûts, ni
modification des comportements liés à des investissements en temps
et en effort pour tirer parti des biens acquis. En second lieu, l’étude
ne porte que sur les objets dont les individus font une expérience

[94] Friedman, The methodology of positive economics, op. cit.


[95] « J’ose formuler le jugement selon lequel, en ce moment dans le monde occidental, et
particulièrement aux États-Unis, les différences portant sur les politiques économiques
entre citoyens désintéressés proviennent essentiellement de prédictions divergentes sur
les conséquences économiques des actions – différences qui peuvent en principe être éli-
minées par le progrès de l’économie positive – plutôt que des différences fondamentales
relatives aux valeurs de bases, différences à propos desquelles les hommes ne peuvent
finalement que se battre. […] Si ce jugement est valide, cela signifie que le consensus sur
la politique économique “correcte” dépend bien moins des progrès en économie normative
elle-même que de progrès en économie positive qui conduisent à des conclusions qui sont
et méritent d’être largement acceptées. Cela signifie également que la raison essentielle
pour distinguer nettement l’économie positive de l’économie normative réside précisément
dans cette capacité à faire en sorte qu’il y ait ainsi un accord à propos des mesures poli-
tiques » (ibid., p. 212 sq.).
[96] Voir les manuels : R.W. Boadway & N. Bruce, Welfare Economics, Blackwell, 1984 ;
J.-J. Laffont, Cours de théorie microéconomique, vol. 1 : Fondements de l’économie publique,
Economica, 1984.
[97] Les arguments ci-dessous sont tirés de la thèse de Rozen Martinoia à laquelle on renvoie
le lecteur pour de plus amples développements (Martinoia, La Théorie de l’utilité d’Alfred
Marshall, Au risque du plus grand bien-être pour le plus grand nombre, op. cit.).
114
Philosophie économique

réelle. Cela conduit à ne tenir compte que du bien-être lié à l’action et


à nier l’importance des contraintes qui peuvent conduire à l’absence
d’action ou le rôle des contraintes sur lesquelles on ne peut pas agir et
qui affectent pourtant le bien-être. En outre, l’hypothèse d’additivité
séparable de l’utilité entre les biens, bien que reconnue irréaliste par
Marshall lui-même, s’appliquerait si tous les biens étaient parfaite-
ment substituables et si les individus pouvaient finalement consacrer
leur richesse à un seul bien. En d’autres termes, les valeurs de chacun
des biens pour les individus sont homogénéisables au regard de la
valeur d’un seul bien, par exemple le bien monnaie. Enfin, pour calcu-
ler un surplus social dépendant de différentes personnes et différents
marchés, il est nécessaire que l’utilité marginale de la monnaie (non
des biens) soit constante et unique98 . Combinée avec la substituabi-
lité parfaite de tous les biens, cette hypothèse a pour conséquence de
rejeter toute politique égalitariste.
Conscient de cet effet, Marshall suggère de restreindre l’utilisa-
tion des calculs de surplus aux petites variations de consommation.
Si ces restrictions étaient suivies, il faudrait donc exclure le surplus
des outils de décision portant sur la construction d’infrastructures
publiques importantes qui modifieraient notablement les habitudes, les
niveaux de consommation des individus et la répartition des richesses
dans la population. En somme, on ne devrait pas décider de construire
un pont en considération des calculs de surplus. Pourtant, une fois ces
hypothèses acceptées – bien qu’elles ne soient pas vérifiées –, l’outil
semble opérationnel et son usage est tentant, ce qui explique son
usage en économie publique, par exemple en économie des transports.
Les critères de compensation devraient permettre de comparer les
situations sociales sans recourir à des comparaisons interpersonnelles
d’utilité. Des jugements sur les situations sociales peuvent donc être
émis sans avoir à exprimer le moindre jugement normatif. Toutefois,
cette prétention à la neutralité axiologique peut être mise en doute.
Pour Ezra J. Mishan99, les critères de compensation n’évaluent pas
les effets redistributifs des modifications réalisées. Toutefois, s’ils

[98] Ibid., p. 348.


[99] Voir à ce sujet la controverse entre Mishan et Hennipman : Mishan, « The implications
of alternative foundations for welfare economics », op. cit. ; « Welfare criteria : Concluding
comments », De Economist 132(2), 1984 ; P. Hennipman, « Welfare economics in an impasse ?
Some observations in Mishan’s vision », De Economist 130(4), 1982 ; « Normative or positive :
Mishan’s half way house », De Economist 132(1), 1984 ; « The nature of welfare economics :
A final note », De Economist 132(2), 1984.
115
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

devaient être testés ou appliqués, les effets redistributifs auraient


lieu, et cela comme si leur réalisation était considérée comme légitime
et juste100. Ainsi, s’ils sont réalisés, ils sont par là-même considérés
comme justes. Il n’existe donc pas, selon Mishan d’économie du bien-
être qui puisse, en vertu des principes de compensation, se prétendre
positive et objective, car celle-ci suppose toujours, au moins dans
la phase de concrétisation des politiques, des jugements de valeur.
L’économie publique est dès lors critiquable pour le manque de trans-
parence de ses engagements normatifs101.
Quand bien même on négligerait l’absence de neutralité en cas de
test, une objection théorique peut encore être opposée à la neutralité
des critères de compensation. William Baumol102 considère en effet
que le raisonnement sur lequel reposent les critères de compensa-
tion comporte en fait des comparaisons interpersonnelles puisque les
compensations, les gains et les pertes de bien-être sont exprimés en
unités monétaires. La valeur sociale d’une unité de monnaie est alors
considérée comme étant la même que l’on soit riche ou pauvre. De plus,
les jugements d’amélioration des situations par le critère de compen-
sation ne sont intuitivement acceptables que moyennant une éthique
utilitariste. Cette intuition de l’engagement éthique des critères de
compensation fut confirmée formellement par des travaux récents.
Walter Bossert103 suggère d’ajouter un critère de cohérence aux cri-
tères de compensation afin d’éviter que ces derniers n’engendrent des
cycles104 . Il établit alors que l’application cohérente de ces critères
suppose l’existence d’une fonction de bien-être social et, par là même,

[100] « Proposer un test d’efficience économique revient en fait à le recommander. Et le recom-


mander, ou au moins justifier sa recommandation, implique des jugements de valeur qui
devraient être explicites » (Mishan, « The implications of alternative foundations for welfare
economics », op. cit., p. 96).
[101] C’est là également la conclusion de Chipman et Moore : « On ne peut pas faire de recom-
mandations de mesures de politique à moins que ce ne soit sur le fondement de jugements
de valeur. […] La nouvelle économie du bien-être a réussi à remplacer le voile utilitariste
par un voile encore plus épais et plus terrifiant qui lui est propre » (Chipman & Moore,
« The new welfare economics, 1939-1974 », op. cit., p. 581).
[102] W. Baumol, « Community indifference », Review of Economic Studies 14(1), 1946-1947.
[103] W. Bossert, « The Kaldor compensation test and rational choice », Journal of Public
Economics 59(2), 1995.
[104] On montre en effet facilement qu’il existe des cas pour lesquels les critères de Hicks et
de Kaldor acceptent que x soit préféré à y et que simultanément y soit préféré à x, ce qui
semble incohérent ; le critère de Scitovsky conduit également à des cycles à trois états. Sur
l’incohérence des critères ou sur leur incompatibilité avec le principe de Pareto, voir par
exemple S. Kuznets, « On the valuation of social income – Reflections on Professor Hicks’
116
Philosophie économique

l’expression d’une conception normative particulière. Il en conclut que


l’usage de fonctions de bien-être social est à recommander en économie
du bien-être ainsi que dans l’analyse coût-bénéfice.
Ces recherches font écho à la critique plus générale de Robbins à
l’encontre du critère dit « Pareto-faible »105. En effet, retenir le critère
de Pareto revient à exprimer une évaluation à la fois welfariste et
individualiste106 . Il en résulte que seules les informations sur les uti-
lités individuelles sont prises en compte et que les individus ont toute
autonomie pour déterminer ce qui est bon pour eux. En revanche, les
possibles effets externes illégitimes des améliorations du bien-être
individuel de certains (et variant selon la structure d’interaction) sont
négligés. Le théorème de l’impossibilité du parétien libéral de Sen107
illustre les éventuels effets pervers de ce jugement. Ainsi, la légitimité
du critère de Pareto dépend largement de l’interprétation, de la repré-
sentation formelle et de la légitimité des utilités individuelles elles-
mêmes108. La question de la légitimité des choix normatifs qui résidait
dans ce critère se déplace vers la légitimité des utilités individuelles
retenues, dont l’ambiguïté de l’interprétation est à la fois bénéfique
pour la théorie scientifique et nuisible, voire fatale à la prescription.
Plus encore qu’un défaut de neutralité, on peut reprocher à l’éco-
nomie publique un engagement aveugle dans une conception toujours
welfariste et souvent utilitariste de la justice sociale, engagement
d’autant plus problématique qu’il manque de transparence109. Il
devient donc indispensable de mener un travail d’identification et de
discussion des objectifs normatifs mobilisés dans les modèles d’éco-
nomie publique. Mais ceci ne va pas de soi car il faut encore que ces
« objectifs normatifs », et en particulier la notion d’utilité, aient un
sens opérationnel.

article », Economica, N.S. 15, 1948 ; Chipman & Moore, « The new welfare economics, 1939-
1974 », op. cit. ; Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
[105] L. Robbins, « Economics and political economy », American Economic Review 71,
Supplement, 1981, p. 1-10.
[106] Voir à ce sujet Fleurbaey, Théories économiques de la justice, op. cit., p. 48 sq.
[107] Sen, Collective Choice and Social Welfare, op. cit.
[108] Sur ce sujet, voir notamment E. Picavet, « De l’efficacité à la normativité », Revue
Économique 50(4), 1999.
[109] On comprend ici le terme « transparence » comme l’explicitation et la publicité des concep-
tions normatives véhiculées par les outils de l’économie du bien-être.
117
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

III.1.2. L’échec de l’opérationnalisme


L’investigation se déplace maintenant pour considérer la possibi-
lité de recourir aux propositions de l’économie théorique normative
afin d’aider à l’évaluation ou à la décision publique. Les constructions
théoriques présentent une élégance intellectuelle sur le plan de la
discussion philosophique et une sophistication formelle remarquables.
Il faut cependant admettre qu’elles font parfois référence en dernier
ressort aux utilités informées – dont le moins que l’on puisse dire est
que leur signification opératoire ne s’impose pas d’emblée au décideur
public –, et qu’elles sont le plus souvent muettes sur l’interprétation
opérationnelle des éléments étudiés. Même si ce n’est pas là leur
ambition, il faut souligner que cela rend problématique l’utilisation
concrète de ces propositions. Si l’on admet que ces utilités ont un sens
opérationnel, il faut présenter comment elles peuvent être interprétées
par un décideur public. Une définition opérationnaliste des utilités
permet d’étudier le caractère fiable et opérationnel des résultats que
l’on peut ainsi obtenir.
Le décideur public peut s’appuyer, pour encoder les fonctions d’uti-
lités des individus, sur l’observation des comportements. Il peut alors
interpréter les utilités au moyen de la théorie des préférences révé-
lées110 , en répondant ainsi aux objectifs de scientificité exprimés par
la nouvelle économie du bien-être. Une définition opérationnaliste des
utilités111 revient cette fois à proposer une interprétation stricte de l’ob-
jet mesuré par l’outil de mesure. Comme les utilités se mesurent et se
définissent par la façon dont elles sont observées, elles dépendent non
seulement de l’observation des comportements mais aussi des circons-
tances des choix observés et de la capacité du décideur à recueillir ces
informations pertinentes. Il s’agit alors d’étudier si l’opérationnalisme
des prémisses garantit l’opérationnalité du résultat des raisonnements
menés en économie normative.
Cette question peut être illustrée par un modèle simple. Un déci-
deur doit choisir entre des options ou des ensembles d’options. Il (ou
elle) cherche à maximiser le bien-être public généré par la décision

[110] L’usage des préférences révélées comme information élémentaire de l’évaluation publique
est relativement courant ; voir par exemple M. Boiteux, « Transports : Choix des investis-
sements et coût des nuisances », Rapport du Commissariat général du plan, 2001, p. 40
sq., p. 78 sq., p. 178 sq.
[111] Sur l’opérationnalisme, voir C.G. Hempel, « A logical appraisal of operationism », Scientific
Monthly 79, 1954.
118
Philosophie économique

publique. Pour atteindre cet objectif, il doit, d’une part, disposer


d’une règle d’agrégation et, d’autre part, identifier les relations de
préférence individuelle. Indépendamment du problème d’agrégation,
l’accent est placé ici sur la seule identification des relations de pré-
férence. Mais l’information disponible pour identifier quelle option
ou quel ensemble d’options contribuent le plus au bien-être public
est limitée de deux manières. Premièrement, les préférences sont
inférées à partir du principe de préférences révélées. Elles sont donc
interprétées comme des représentations des comportements de choix
individuel qui ne sont pertinentes que dans le cadre du contexte
effectif des choix réalisés. Deuxièmement, de telles observations
concernent des données agrégées de comportement. Ainsi, le décideur
peut observer les compor­te­ments de choix agrégés de la population
dans différentes situations et en inférer leur relation de préférence
entre les options sur ces ensembles d’opportunités. Il ne peut pas en
revanche disposer d’informations concernant les relations de préfé-
rences des individus entre les options sur l’ensemble universel des
alternatives. Nous cherchons désormais à étudier les conséquences
de telles limites à l’information : la dépendance du choix au contexte,
l’accès aux seules données agrégées. Sous ces hypothèses, des infor-
mations sur les relations de préférences entre différents contextes
de choix sont disponibles mais il peut être pertinent pour la décision
publique d’identifier les relations de préférences sur des ensembles
de choix plus larges ou distincts. Dans la théorie des préférences
révélées, une hypothèse d’indépendance112 permet de conserver la
même relation de préférence entre les options lorsque l’ensemble
d’opportunité change. Mais cette condition d’indépendance, qui n’est
pas toujours facile à justifier au niveau individuel113, est, pour des
raisons évidentes, encore plus difficile à défendre dans le cas de don-
nées agrégées. Ainsi, il convient de travailler dans des conditions de
choix particulières et sans recourir à l’hypothèse d’indépendance.
Nous étudions la perte d’information induite par l’absence de cette
hypothèse en développant et adaptant au problème traité l’argument
sur les paradoxes de composition soutenu par Donald G. Saari et

[112] On parle dans ce cas de l’axiome faible des préférences révélées.


[113] Voir A.K. Sen, « Internal consistency of choice », Econometrica 61(3), 1993 ; N. Baigent &
W. Gaertner, « Never choose the uniquely largest : A characterization », Economic Theory
8 (2), 1996 ; W. Gaertner & Y. Xu, « Rationality and external preference », Rationality and
Society 11(2), 1999 ; W. Gaertner & Y. Xu, « On the structure of choice under different
external references », Economic Theory, 14, 1999.
119
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

Katri Sieberg114 pour l’analyse des paradoxes de vote ou des décisions


en ingénierie115 . Les résultats possibles sont reflétés par l’exemple
suivant :
Sous les hypothèses énoncées plus haut, si nous observons que 56 %
des personnes de la population utilisent leur voiture quand elles
peuvent prendre le bus, et que 52 % de la population prend un
taxi alors qu’ils peuvent utiliser le métro, alors il est seulement
possible d’affirmer qu’il y a, non pas 29 %, mais 12,5 % de chances
pour qu’une majorité de personnes « préfèrent » en effet plus le
transport public – c’est-à-dire dans ce cas à la fois le bus et le
métro – que le transport privé – c’est-à-dire le taxi et la voiture.
À partir des données observées, nous pouvons être sûrs que 8 % de la
population « préfère » effectivement les modes de transport privés aux
modes de transport publics. Si 54 % des gens « préfèrent » la voiture
au bus et 48 % le taxi à la voiture, nous avons 88,46 % de chances
pour que voiture et taxi soient préférés à leur alternative par moins de
2 % de la population. On est sûr que la majorité de la population ne
préfère pas la voiture et le taxi, et il y a = 1,9 % de chances pour que
moins que 47 % de la population préfère à la fois la voiture et le taxi.
Ainsi, si l’on prend en compte les conséquences du mode d’obser-
vation des données, l’information effectivement recueillie se révèle
être très faible.
Une définition opérationnaliste de l’utilité exige d’intégrer dans
le modèle et l’analyse des résultats tous les paramètres affectant le
mode opératoire de recueil des données. Or, dans un exemple simple
où la description des contraintes du mode opératoire vise à rappeler
celles que rencontrerait un décideur en situation, on apprend que les
informations recueillies souffrent d’une pauvreté préjudiciable à la
qualité des décisions prises, et ce, quelles que soient la sophistication
formelle et l’adaptation normative de la fonction de bien-être utilisée
pour conduire à ces décisions. Les objectifs d’opérationnalité et de

[114] D.G. Saari & K.K. Sieberg, « The sum of the parts violates the whole », American Political
Science Review 95(2), 2001.
[115] Dans notre cadre, les domaines d’application des résultats nécessaires sont plus larges
que dans celui du vote, ce qui nécessite un certain nombre de résultats complémentaires.
Nous ne présentons pas ici les démonstrations des formules utilisées ni le modèle théorique
pour privilégier l’analyse d’un exemple significatif. Pour l’ensemble de ces discussions,
notations, et démonstrations, voir A. Baujard, « L’estimation des préférences individuelles
en vue de la décision publique. Problèmes, paradoxes, enjeux », Économie & Prévision 4-5,
2006, p. 175-176.
120
Philosophie économique

neutralité axiologique doivent donc être révisés et remplacés par une


normativité transparente et par un souci aigu du mode opératoire
d’inférence des utilités. Aussi, pour une économie du bien-être à la
fois normative et active, les questions de l’articulation entre économie
positive et normative, d’une part, économie appliquée et théorique,
d’autre part, se posent à ce stade avec une particulière acuité.
III.2. Activité et normativité de l’économie du bien-être
L’économie s’est construite en érigeant autour d’elle des frontières
d’ordre strictement méthodologique. Ceci a eu des conséquences
non négligeables sur le rôle pratique de l’économie du bien-être, ce
qu’illustre­nettement la distinction opérée par Robbins116 entre l’éco-
nomie pure et l’économie politique. La distinction entre économie nor-
mative et positive et les méthodes de chacune d’entre elles ne permet
pas de passer au stade de la prescription. Une économie scientifique,
éthique et jouant un rôle dans la décision publique n’est donc conce-
vable qu’au prix d’un renouveau épistémologique propre à l’économie
normative. Une articulation particulière entre positif et normatif en
économie du bien-être, plutôt qu’une distinction est proposée (3.2.1).
Un glissement s’avérera alors nécessaire, pour passer de cette arti-
culation binaire à une articulation ternaire, incluant le rapport au
réel (3.2.2).
III.2.1. De la distinction à l’articulation entre positif et normatif
Plutôt que de parler de jugements de valeur en économie nor-
mative et de description des faits en économie positive, il est plus
souvent­fait appel à la distinction proposée par Hume entre l’être et le
devoir être117. Dès lors, le débat entre économie positive et normative
se confond avec celui qui oppose l’économie théorique à l’économie
prescriptive. Ce débat n’est pourtant pas clos : plutôt que de retenir
une stricte distinction, nous suggérons d’opter pour une articulation

[116] Robbins, « Economics and political economy », op. cit.


[117] Pour des présentations plus systématiques des positions entre positif et normatif en
économie, en particulier sur la « guillotine de Hume », l’argument de neutralité de Weber
et des positions alternatives, voir Mongin, « Normes et jugements de valeur en écono-
mie normative », op. cit. ; « Value Judgments and Neutrality in Economics. A Perspective
from Today », Cahier n° 2001-018, Laboratoire d’économétrie, École polytechnique,
décembre  2001 ; « Value Judgments and Value Neutrality in Economics », Economica 72,
2006 ; « Robbins and the Separation of Economics and Ethics », Cowles Foundation, 2008 ;
A. Baujard, « Value judgments and economics expertise », Working paper du GATE, Lyon
Saint-Étienne, 2013-14, 2013.
121
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

entre positif et normatif qui repose sur une définition particulière de


la normativité.
La paternité de la distinction entre économie normative et positive
est attribuée à John Neville Keynes118 . À supposer acquise la distinc-
tion, encore faut-il se demander où se trouve la ligne de démarcation
entre l’une et l’autre. Selon le principe posé par Hume, on ne peut
déduire une proposition normative de prémisses positives. Toute pro-
position normative comprend donc au moins des prémisses normatives.
Ce principe se traduit couramment par ce qui est devenu un adage :
« No ought from is », c’est-à-dire : on ne peut déduire de « devoir être »
à partir d’un « être ». Mongin119 dénombre quatre thèses relatives à la
neutralité axiologique de l’économie. Elles peuvent être mises en rap-
port avec des interprétations particulières du principe humien du « no
bridge », et donc à l’articulation entre économie positive et normative.
1. Comme il existe deux domaines d’étude bien distincts, l’un posi-
tif, l’autre normatif, l’économie positive s’intéresse aux faits alors
que l’économie normative fait dépendre des énoncés normatifs de
faits et de postulats normatifs. Or, comme les économistes scien-
tifiques ne devraient pas traiter d’hypothèses normatives qui
ne sont pas scientifiques, leur discours se cantonne au domaine
positif. Il n’existe donc pas d’économie normative car il ne peut
exister de science économique que positive. Cela correspond à
la position initiale de Robbins120.
2. Selon une seconde démarche, toute l’étude économique est posi-
tive. Il existe une économie appelée « normative », mais elle dif-
fère de l’autre par ses objets d’étude, et non par sa méthode.
Selon le principe posé par Hume, l’articulation entre économie
positive et normative dépend de l’acceptation ou du refus des
prémisses et des propositions normatives, définies ici comme les
fondements d’une prescription. Les économistes normatifs s’inté-
ressent aux valeurs mais, d’une part, leur méthode – l’analyse
logique – garantit au raisonnement une neutralité axiologique
et, d’autre part, ils ne s’engagent dans aucune entreprise de
prescription. Pour cela, il suffit que les hypothèses normatives
à la base du raisonnement déductif ne soient pas assumées par
l’économiste lui-même mais par un « client », tierce personne

[118] J.N. Keynes, Scope and method of Political Economy [1891], MacMillan, 1917.
[119] P. Mongin, « Value judgments and value neutrality in economics », op. cit.
[120] Robbins, An essay on the nature and significance of Economic, op. cit.
122
Philosophie économique

qui commande la prescription et y engage sa responsabilité121.


L’économiste se cantonne à l’étude positive des relations logiques
entre jugements de valeur et entre jugements et faits. Il est
neutre car il raisonne en tant qu’économiste ; il ne le serait pas
s’il raisonnait en tant que citoyen. Cela correspond à la position
défendue par Max Weber122, mais sans doute également à la ver-
sion révisée de 1938 de la position de Robbins123 et, à partir de
là, celle de la seconde économie du bien-être et de son héritière,
l’économie publique. Plus récemment, et certainement repré-
sentatif d’un grand nombre de chercheurs en théorie du choix
social, Marc Fleurbaey124 affirme également que « le domaine
des théories économiques de la justice appartient à l’économie
positive » et souligne que l’économie normative est dépourvue
de visée prescriptive.
3. En s’éloignant un peu plus de la neutralité de l’économie, Mongin
considère un troisième courant, représenté par l’ouvrage d’Ar-
row125 , qui est une version faible de la non-neutralité126 : l’éco-
nomie positive et l’économie normative diffèrent d’un point de
vue méthodologique.
4. Dans une version extrême de la non-neutralité, le seul fait de
théoriser est une évaluation, donc le discours économique est
par définition un discours porteur de valeurs. Cela correspond
aux conceptions hétérodoxes.
En s’appuyant sur des raisonnements de logique déontique et de
philosophie analytique et moyennant une analyse attentive des inter-
prétations du principe de Hume en économie, Mongin finit par rejeter
toutes les thèses, excepté la troisième, la version faible de la non-neu-
tralité. Il existe donc une spécificité méthodologique de l’économie
normative par rapport à l’économie positive.

[121] Sur la notion de « client », voir I.M.D. Little, « Social Choice and Individual Values »,
Journal of Political Economy 60(5), 1952 ; A. Bergson, « On the concept of social welfare »,
Quarterly Journal of Economics 68(2), 1954.
[122] M. Weber, The methodology of the social sciences, A. Schilz ed., The Free Press, 1949.
[123] Il reconnaît alors que l’économiste peut émettre des jugements conditionnels aux normes,
bien que ces normes sortent du champ de l’économie.
[124] Fleurbaey, Théories économiques de la justice, op. cit., p. 2 sq.
[125] Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
[126] Pour une autre défense de la non-neutralité faible, voir Baujard, « Value judgments and
economics expertise », op. cit.
123
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

La thèse de la non-neutralité faible défend la spécificité métho-


dologique de l’économie normative par rapport à l’économie positive.
Ceci est bien représenté par les travaux axiomatiques en théorie du
choix social, dont la méthodologie ne ressemble en rien à celle de l’éco-
nomie positive. Cette thèse de la spécificité ne serait complètement
achevée que si la méthodologie de l’économie normative était complè-
tement indépendante de celle de l’économie positive. Comme cette
thèse est fondée sur une interprétation particulière du principe de
Hume, « No ought from is », il suffirait pour cela que le raisonnement
inverse puisse également être soutenu : « No is from ought127 ». Mais
ce ju­gement est, lui, aisément critiquable. Car prescrire nécessite
d’émettre des jugements de valeur cohérents, de concevoir une façon
de les appliquer à des circonstances contingentes, et de disposer d’une
connaissance des relations de causes à effets entre les phénomènes
affectés par la prescription. Prescrire nécessite donc au moins de
connaître et de prévoir. C’est donc une démarche non seulement nor-
mative, mais aussi positive, puisqu’il faut identifier et analyser les
faits. La distinction entre économie positive et normative n’a pas ici
beaucoup de sens, il vaudrait bien mieux parler d’articulation entre
économie positive et économie normative.
Il est dès lors difficile de faire l’économie d’une définition de la
normativité. La difficulté se situe plutôt dans le choix d’une défini-
tion propre à l’économie du domaine positif et du domaine normatif.
Or, il est remarquable que l’acception du terme « normativité » évolue
selon la thèse retenue vis-à-vis de la neutralité. Il est parfois fait
référence à la prescription, c’est-à-dire au « devoir être » par opposition
à l’« être ». Il désigne parfois au contraire le lien à des jugements de
valeur. L’ambivalence de la définition du terme conduit sans doute
à considérer que la formulation d’un jugement de valeur a né­ces­sai­
rement pour conséquence une prescription ou même une obligation ;
en d’autres termes, ce qui est évalué comme meilleur devrait néces-
sairement être appliqué. Dans le cas d’une distinction entre les deux
sens, la proposition normative peut être une évaluation. Dans le cas
d’une confusion, en revanche, la prescription semble être l’objectif
essentiel, la substance d’une économie normative.
Ainsi, une articulation (plutôt qu’une stricte distinction) entre
positif et normatif s’avère nécessaire pour traiter des problématiques

[127] Voir à ce sujet Mongin, « Value judgments and value neutrality in economics », op. cit.,
2006, p. 274-275.
124
Philosophie économique

de l’économie normative. Mais plus encore qu’une prise en compte


des résultats théoriques des économies dites positives et normatives,
l’économie du bien-être doit, pour évaluer ou prescrire, se situer par
rapport au réel.
III.2.2. De la prescription à l’évaluation,
l’art de l’économie normative
À une distinction entre positif et normatif succède une articula-
tion ternaire, entre économie positive, économie normative et prise en
compte des faits contingents. Ces trois éléments construisent ensemble
une définition de l’opérationnalité propre à l’économie du bien-être.
Ce rapport aux faits est nécessaire pour exprimer la normativité d’un
jugement. Selon la définition du terme « normativité », l’attitude de
précaution face à la normativité ou au rôle prescripteur de l’économie
se justifie moins lorsque le rapport au réel peut s’exprimer par des
évaluations.
L’opération de prescription est particulièrement périlleuse.
L’économie normative, et notamment la théorie du choix social satisfait
à la première exigence énoncée plus haut – la cohérence des valeurs –,
mais les deux autres – mise en application des jugements de valeurs
et prévisions des conséquences des décisions – semblent échapper au
domaine de compétence d’une théorie normative dont la méthode est
strictement déductive. D’où une précaution extrême adoptée par les
économistes normatifs, qui renoncent à intervenir pour se cantonner
à la participation au débat public sur les valeurs. Conscients de ce
qu’ils ne sauraient prendre en compte la complexité des phénomènes
réels, les théoriciens affichent une saine frilosité en renonçant de façon
générale à participer aux décisions publiques.
L’économie positive – plutôt hypothético-déductive –, ne sait é­ga­
lement pas prévoir de façon certaine les phénomènes dont elle ne
connaît les mécanismes que dans des conditions de laboratoire. Les
modèles strictement positifs aident à comprendre les liens de causalité
et les poids relatifs des différents phénomènes mais pas nécessaire-
ment à prévoir concrètement et encore moins avec certitude. Les éco-
nomistes positifs aident à la prévision mais – quand bien même ils dis-
poseraient des raisonnements normatifs sur les jugements de valeur
à mettre en œuvre –, ils sont également réticents (ou le devraient) à
en déduire des prescriptions. Pour prescrire, il faut être capable de
prévoir, ou au moins de n’avoir pas écarté d’emblée certains facteurs
importants. La certitude de la prévision ne s’en trouve pas renfor-
125
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

cée, mais la confiance qui lui est accordée s’accroît. Cela implique de
disposer d’une théorie réaliste128 et non d’une théorie déductive dont
l’objet est restreint. L’approche des problèmes réels est nécessairement
multidisciplinaire, qui s’inspirent des statistiques et de l’histoire, de
la sociologie et de la psychologie129. Ainsi, les économistes normatifs
savent raisonner sur les valeurs et les économistes positifs sur les
faits. Les deux aspects sont pourtant nécessaires à la prescription,
mais il semble vain de plaider pour des prescriptions fiables, qui
nécessitent une démarche à la fois multidisciplinaire et un ancrage
démocratique. Faut-il en déduire l’échec de l’économie normative qui
ne répond pas à ses ambitions substantielles ? La réponse est négative
si l’on distingue entre les différentes définitions de la normativité. Si
cette dernière est définie par un lien avec les jugements de valeur,
alors les propositions normatives peuvent être non seulement des pres-
criptions ou des obligations, mais aussi des évaluations.
L’évaluation est définie par trois éléments, enseigne Mongin130. Tout
d’abord, elle est comparative, c’est-à-dire qu’elle fait référence à un
idéal ou bien à un ordre. Cela correspond en effet au travail réalisé par
l’économie normative actuelle, et en particulier à la théorie du choix
social, qui permet d’ordonner des situations abstraites, plus ou moins
caractérisées. Ensuite, l’évaluation est subjective, c’est-à-dire qu’elle
est propre à la personne qui réalise ou commande l’évaluation. Dans
le cas des évaluations des situations économiques et sociales justes,
elles sont normatives. Enfin, l’évaluation repose sur des faits. Elle
entretient donc un lien avec le domaine positif, en ce qu’elle permet
de formuler un jugement – ici normatif – sur une situation particu-
lière. La normativité d’un énoncé évaluatif ne s’exprime que si ces
trois éléments sont réunis, c’est-à-dire par l’articulation entre positif,
normatif et réel131. L’attitude de précaution est moins de mise dans le
cas de l’évaluation car elle n’est qu’un élément de la décision, qui, s’il
est nécessaire, n’est pas suffisant.

[128] On retrouve chez Keynes (Scope and Method of Political Economy, op. cit.) une présenta-
tion éclairante de la distinction entre la méthode inductive et le réalisme des économistes
historicistes allemands d’une part et d’autre part la méthode déductive et l’abstraction
du courant anglo-saxon.
[129] Sur le rôle de la multidisciplinarité pour l’économie politique, L. Robbins, « The economist
in the twentieth century », Economica 16(62), 1949.
[130] Mongin, « Value judgments and value neutrality in economics », op. cit., p. 10.
[131] Pour une lecture de la thèse de J.N. Keynes sur les trois activités de l’économiste, voir
Mongin, « Normes et jugements de valeur en économie normative », op. cit., p. 524-527.
126
Philosophie économique

La responsabilité de l’analyse de la situation, des jugements de


valeur et donc des conséquences de la décision incombe donc au déci-
deur qui, lui, dispose d’évaluations fournies par d’autres analyses
(éventuellement d’autres disciplines) et non pas directement à l’éva-
luateur, dont l’analyse est nécessairement partielle. La transparence
des postulats normatifs et positifs associés à chaque proposition éva-
luative assure au (x) décideur(s) politique(s) une connaissance, une
compréhension plus fine de la situation. La connaissance théorique ne
lui suffirait pas car elle n’est pas appliquée aux faits contingents qui
l’intéressent. Elle ne peut contribuer à la formulation de ses propres
jugements de valeur. Le débat public, de même, s’enrichit des discus-
sions sur la compatibilité des valeurs, mais ne peut aboutir à la mise
en œuvre des conceptions justes que si la théorie a été conçue de telle
manière à être capable de prendre en compte les circonstances contin-
gentes de chaque cas particulier. Ainsi, l’évaluation aide la décision
mais ne se confond pas avec la décision. L’économie du bien-être peut
donc avoir un rôle concret dans la décision sans être pour autant
prescriptive. Pour cela, il lui incombe la responsabilité de fournir un
outil théorique d’analyse et d’identification des jugements de valeur
puis un outil d’évaluation des situations concrètes à l’aide de ce filtre.
La démarche des théories de la mesure des inégalités et de la
pauvreté132 semble répondre rétrospectivement à cet objectif. Ces
théories sont fondamentalement évaluatives puisqu’elles comprennent
tout à la fois une discussion et une mise en cohérence des jugements
de valeur – permis par la caractérisation des mesures à partir de
critères normatifs –, le choix possible et transparent de critères de
jugements des inégalités, l’application possible de ces mesures à l’aide
de statistiques disponibles133 . Elles contribuent par ce biais à l’action
publique. Si ces théories constituent une illustration de la démarche
évaluative de l’économie, il ne faut pas se réjouir trop vite tant elles
demeurent encore isolées. Par ailleurs, Sen, affirmant que l’économie
est une science morale134 trace sans doute le chemin d’une généralisa-
tion de cette démarche en économie normative. Sa participation aux

[132] Pour une présentation des mesures de la pauvreté, voir C. Seidl, « Poverty measurement :
A survey », in D. Bös et al (eds.), Welfare and efficiency in public economics, Springer-
Verlag, 1998.
[133] Voir par exemple A. Atkinson & A. Brandolini, « Promise and pitfalls in the use of
secondary data-sets : Income inequality in OECD countries as a case study », Journal of
Economic Literature 34, 2001.
[134] Voir A.K. Sen, L’Économie est une science morale, La Découverte, 1999.
127
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !

organismes internationaux en offre une illustration. Cette ambition


présente une urgence que François Maniquet a bien décrite :
Les liens entre l’économie publique et l’étude de l’équité son actuellement
presque inexistants. […] Nous voudrions souligner à nouveau les possibilités
qu’offrirait un rapprochement entre économie publique et théorie de l’équité.
Nous disposons aujourd’hui des outils nécessaires pour reconsidérer le rôle éco-
nomique de l’État à la lumière de ce qui peut être considéré comme équitable
dans tel ou tel contexte. N’est-ce pas là une tâche urgente à entreprendre ?135

À la quatrième étape des économies du bien-être devrait succéder


une cinquième, désignée de façon générale par l’expression « écono-
mie normative », essentiellement évaluative et, par là, prudemment
participative.
Cette économie normative se trouve dotée d’un réalisme qui faisait
jusqu’ici largement défaut. L’articulation ternaire – positif, normatif
et liens avec la réalité – constitue le fondement d’une méthodologie
propre à une économie du bien-être évaluative.

IV. Conclusion
L’économie du bien-être est ici comprise comme la théorie écono-
mique qui analyse la qualité des situations sociales au service de la
décision publique. L’objectif de ce texte était de comprendre l’évolution
de l’économie du bien-être136 , et en particulier d’éclairer la thèse de la
mort de l’économie du bien-être137. La première partie était consacrée
à la présentation de la thèse standard relative à l’évolution de l’éco-
nomie du bien-être. Nous avons souligné que la dynamique à l’œuvre
était bien plus celle du concept d’utilité que celle du seul statut des
comparaisons interpersonnelles138. La seconde partie a permis d’expli-

[135] F. Maniquet, « L’équité en environnement économique », Revue économique 50(4), 1999,


p. 805, p. 807.
[136] Pour approfondir : Mongin, « Is there progress in normative economics », op. cit. ;
A. Baujard, « Histoire de l’économie normative : Économie du bien-être, théorie du choix
social et théories économiques de la justice », in A. Lapidus & A. Khudokurmov (dir.),
History of Economic Thought - State of Research (en russe), Infra, à paraître ; A. Baujard,
« De l’économie du bien-être à la théorie de l’équité », Cahiers français, La pensée écono-
mique contemporaine, 363, 2011 ; « Welfare Economics », in G. Faccarello & H.D. Kurz (eds.),
Handbook of the History of Economic Analysis, Vol. 3, Edward Elgar Publishing Limited,
2015 ; « A retrospective history of the new theories of justice », Mimeo GATE L-SE, 2015.
[137] Pour approfondir : M. Fleurbaey & P. Mongin, « The new of the death of welfare economics
is greatly exagerated », Social Choice and Welfare 25, 2005.
[138] Pour approfondir : A. Baujard, « A utility reading for the history of welfare economics »,
Mimeo GATE L-SE, 2014.
128
Philosophie économique

quer l’évolution du concept d’utilité à travers une lecture épistémolo-


gique139. Enfin, nous nous sommes efforcée dans une dernière partie
de dépasser le constat d’impasse de l’économie du bien-être en tirant
les enseignements des expériences du passé.
Deux méthodes ont été proposées pour se sortir de l’impasse for-
malisée par les travaux d’Arrow : l’introduction des comparaisons
interpersonnelles, d’une part, et, d’autre part, le recours à des infor-
mations hors-utilité. Au vu de la problématique retenue, ces deux
solutions n’en forment en réalité qu’une seule. La reconstruction du
concept d’utilité à partir de l’opérationnalité ternaire proposée dans
la dernière partie de ce chapitre, nécessite tout à la fois un enrichis-
sement de la structure d’information des utilités individuelles, une
capacité d’objectivation de l’utilité – ce qui l’éloigne sans doute des
acceptions courantes de l’utilité, liées à la théorie de la demande –,
une transparence sur l’engagement normatif de la mesure de l’utilité
individuelle et de la notion de bien-être social, ainsi que sur les pos-
tulats portant sur le traitement de l’hétérogénéité des agents et des
effets de l’interaction sociale.
La mort de l’économie du bien-être est annoncée le plus souvent en
référence à l’abandon du rôle de prescription de la production scien-
tifique de l’économie normative. Elle a pourtant trouvé les façons de
se sortir élégamment des vestiges scientistes de l’économie théorique
de l’entre-deux-guerres dont la conséquence la plus radicale était une
coupure avec toute participation à la décision publique. Après avoir su
retrouver son engagement normatif (à travers notamment les théories
de l’équité ou utilitaristes), des courants strictement et délibérément
évaluatifs peuvent aujourd’hui prétendre à une participation active
à la décision publique : « L’économie du bien-être est morte. Vive l’éco-
nomie du bien-être ! »140

[139] Pour approfondir : A. Baujard, « Economic science vs. welfare economics. An epistemo-
logical reading of the history of welfare economics », Mimeo GATE L-SE, 2015.
Remerciements. Ce texte est issu d’un travail de longue haleine qui a été présenté
dans une version antérieure lors de l’Université d’été en histoire de la pensée et métho-
dologie économique organisée par le Bureau d’économie théorique et appliquée (Beta)
et l’Association Charles Gide pour l’histoire de la pensée économique à l’Université
de Strasbourg en septembre 2003. Je remercie les participants pour leurs remarques
constructives ; je reste bien entendu entièrement responsable des éventuelles erreurs,
omissions ou imperfections qui demeurent dans cette version.
Économie de l’égalitarisme libéral
Réflexions pour mieux concilier
libéralismes politique et économique

Claude GAMEL

I. Actualité d’un vieux débat


Qu’il soit ou non fin connaisseur de la philosophie libérale et de
son histoire multiséculaire, le lecteur peut légitimement être intrigué
aussi bien par l’objet du présent texte (son titre) que par son enjeu (son
sous-titre) : le premier ne prendra tout son sens qu’après lecture de
notre argumentation – du moins nous l’espérons –, mais le second peut
susciter d’emblée une objection : la question de la conciliation, voire de
la compatibilité entre libéralisme politique et libéralisme économique
n’a-t-elle pas maintes fois été abordée et, semble-t-il, résolue ? À titre
d’illustrations parmi les plus connues et les plus récentes, on citera
la thèse de « la fin de l’Histoire » de Fukuyama et l’exemple de l’ordo-
libéralisme allemand. Dans le premier cas, est proclamée en 1988 la
« victoire éclatante du libéralisme politique et économique ». Même si
cette victoire s’est d’abord produite dans le domaine des idées et des
consciences et est encore incomplète dans le domaine réel, « il existe de
puissantes raisons, affirme Fukuyama1, qui font penser que c’est cet
idéal qui gouvernera le monde à longue échéance ». Dans le second cas,
depuis près de soixante-dix ans, la réussite de l’Allemagne, à la fois
exemple de démocratie constitutionnelle et de prospérité économique,
n’est-elle pas imputée, au moins en partie, aux thèses ordolibérales
d’Eucken et de Röpke 2 , imposant, non seulement aux institutions
publiques mais aussi aux acteurs privés de l’économie, le respect de

[1] F. Fukuyama, « La fin de l’histoire ? », Commentaire 47, 1989, p. 458.


[2] Pour une comparaison entre les libéralismes français et allemand au XXe siècle, cf. F. Bilger,
« La pensée néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand », in P. Commun (dir.),
L’Ordolibéralisme allemand. Aux sources de l’économie sociale de marché, CIRAC/CICC,
Université de Cergy-Pontoise, 2003, p. 17-30.
130
Philosophie économique

règles strictes de fonctionnement (indépendance de la banque centrale,


droit de la concurrence) ?
On remarquera toutefois que la « prophétie » de Fukuyama ne
s’est pas complètement vérifiée et s’est heurtée depuis à la déception
des peuples, notamment à l’est de l’Europe où l’économie de marché
a certes remplacé l’économie planifiée, mais sans susciter de réelle
adhésion et en provoquant même des réflexes nationalistes. De même
le modèle allemand, en dépit de sa transposition partielle dans les
règles de fonctionnement de l’Union européenne, n’a pas suscité une
adhésion suffisante pour pouvoir éviter la crise institutionnelle de
2005 : le projet de « constitution », confirmant l’orientation ordo-libérale
de la construction européenne, pour le moins n’a pas été compris, ce
qui explique en grande partie son rejet par les peuples français et
néerlandais consultés par référendum.
Autrement dit, de notre point de vue, le thème central de la conci-
liation et même de la compatibilité entre les volets politique et écono-
mique de la pensée libérale reste plus que jamais d’actualité et pose
la question de la cohérence d’ensemble du libéralisme, que l’on pour-
rait formuler en ces termes : pourquoi le libéralisme, longtemps perçu
comme une philosophie émancipatrice de l’individu face à l’arbitraire
du pouvoir politique, est-il souvent considéré aujourd’hui comme­une
philosophie de la soumission au despotisme des marchés ? La ques-
tion est particulièrement sensible en France, terre où « la liberté des
Modernes »3 , tant politique (avec Constant et Tocqueville, par exemple)
qu’économique (avec notamment Say et Bastiat), trouve pourtant une
partie de ses racines. À noter cependant que l’idée selon laquelle la
souveraineté de l’individu se prolonge naturellement du champ poli-
tique (droits de l’homme et élections libres) vers le champ économique
(économie de marché et liberté des contrats) ne va pas de soi, même
dans un pays comme les États-Unis d’Amérique : le mot liberal y signi-
fie au contraire une plus grande intervention de l’État dans le domaine
économique et social, ce qui explique l’émergence du terme libertarian
pour désigner à l’inverse le principe de non-ingérence absolue de l’État
dans la vie des individus.

[3] La « liberté des Modernes », identifiée au développement de la vie privée et de l’é­pa­nouis­


sement personnel, s’oppose à la « liberté des Anciens », conçue comme participation active
à la vie de la Cité. Sur cette distinction, cf. notamment C. Audard, Qu’est-ce que le libé-
ralisme ? Éthique, politique, société, Gallimard, chap. II « La liberté des Modernes », 2009,
p. 99-177.
131
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

I.1. Une question de cohérence :


« néolibéralisme » versus « égalitarisme libéral »
Est-ce à dire qu’il faut reprendre la question que nous nous posons
– le degré de compatibilité entre libéralisme politique et libéralisme
économique – en recherchant les voies d’une synthèse entre libéra-
lisme et socialisme, comme cela a pu être tenté au début du XXe  siècle ?
À cet égard, l’opposition doctrinale entre Keynes4 et Hayek5 illustre
bien les deux pistes possibles :
• Si l’on suit l’option keynésienne de l’époque, un « nouveau » libé-
ralisme est possible, prenant acte de l’incapacité des marchés à
réaliser par eux-mêmes la meilleure allocation des ressources.
La Théorie générale justifie alors les interventions de l’État dans
l’économie au nom de la lutte contre le chômage, de l’insuffisance
de la demande effective et de la résorption de la sous-consom-
mation ; quelques années plus tard, le rapport Beveridge conso-
lidera les politiques keynésiennes conjoncturelles, en jetant les
bases du Welfare State, soutien structurel de la demande globale
et vecteur de nouveaux droits économiques et sociaux.
• Si l’on adopte la position hayékienne dans Prix et production, il
convient au contraire de rester fidèle au libéralisme « classique » :
les interventions des banques centrales génèrent des excès de
crédit et faussent les prix relatifs sur les marchés, ce qui retarde
et aggrave les crises d’ajustement. Mieux vaut prendre acte que
les marchés constituent le versant économique d’un « ordre spon-
tané », soutiendra ultérieurement Hayek6 , et laisser les prix jouer
leur rôle de « signaux » d’information permettant aux différents
acteurs de prendre au mieux leurs décisions, en s’appuyant sur
les seuls droits civils et politiques garantis par l’État.
Avec le recul qui est le nôtre aujourd’hui, le bilan est, de notre
point de vue, assez facile à faire : pendant au moins les trente pre-
mières années d’après-guerre, l’option keynésienne l’a indubitablement
emporté, période pendant laquelle reconstruction et essor de l’État-
providence sont allés de pair, apparemment sans grandes difficultés.

[4] J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de la monnaie et de l’intérêt [1936], Payot, 1942.
[5] F. Hayek, Prix et production [1931], Calmann-Lévy, 1975, rééd. coll. Agora, 1985.
[6] Cf. F. Hayek, « Scientism and the Study of Society, Part I », Economica 9(34), 1942, p. 267-
291 ; « Part II », Economica 10(37), 1943, p. 34-63 ; « Part III », Economica 11(41), 1944,
p. 27-39. Sur la formulation du concept d’ordre spontané par Hayek dès le début des années
1940, cf. P. Nemo, La Société de droit selon F.A. Hayek, PUF, 1988, p. 392.
132
Philosophie économique

Mais ce ne fut, semble-t-il, qu’une parenthèse finalement de courte


durée, lorsque l’exigence de compétitivité imposée par la mondia-
lisation des échanges s’est accrue, suscitant de multiples « crises »
des économies « développées » (de leurs finances publiques, comme de
leur régime de protection sociale), face à la vive concurrence de pays
« moins développés », en plein essor.
Sur la longue période, le diagnostic hayékien paraît donc s’être
imposé et a ouvert la voie au début des années 1980, à ce qu’il est
convenu d’appeler le « néolibéralisme »7 qui a en fait beaucoup à voir
avec le libéralisme « classique » du XIXe siècle (« laisser-faire, laisser-
passer »). Le néolibéralisme hayékien atteint sa forme la plus achevée
dans Droit, législation et liberté, où les considérations économiques,
juridiques et historiques sont combinées avec les premiers apports
des sciences de la cognition et de la complexité, ce qui fournit de fait
un nouveau souffle à la pensée libérale classique8 .
En d’autres termes, la question de la conciliation entre libéralisme
politique et libéralisme économique aurait été tranchée par une sorte
d’« actualisation » séduisante des sources de la pensée libérale, sans
que nulle autre perspective innovante n’ait vu entre-temps le jour.
Ce serait faire, à notre avis, peu de cas de l’effervescence intel-
lectuelle dont le libéralisme a été l’objet depuis les années 1970. En
effet, à côté de Droit, législation et liberté de Friedrich Hayek (1973,
1976, 1979), une autre œuvre majeure a été publiée au cours de cette

[7] Le « néolibéralisme » de l’école autrichienne (Hayek, Mises) est parfois distingué de « l’ultra-
libéralisme » de l’école de Chicago (Friedman). C’est le cas notamment d’Audard (Qu’est-ce
que le libéralisme ?, op. cit., p. 339), mais nous ne la suivons pas sur ce terrain : l’école de
Chicago semble moins relever d’une pensée « ultralibérale » que d’une pensée « néolibérale »
qui, à l’inverse des travaux de Hayek, serait pour l’essentiel réduite au champ économique.
En revanche, le « libertarisme » d’un auteur comme Nozick relèverait selon nous d’une pen-
sée « ultralibérale », en mettant plus en avant le respect de la propriété (de soi-même et de
ses biens) que la défense de la liberté individuelle elle-même. Cf. R. Nozick, Anarchie, État
et utopie [1974], PUF, 1988, rééd. coll. Quadrige, 2008. Pour une présentation comparée
de Hayek et de Nozick, cf. C. Gamel, Économie de la justice sociale. Repères éthiques du
capitalisme, Éditions Cujas, 1992, chap. 4 et 5.
[8] Ce nouveau souffle repose sur une véritable dialectique hayékienne : entre « l’ordre spon-
tané » de la société, dont l’évolution échappe pour l’essentiel à la maîtrise de l’homme, et
les « organisations sociales » (types entreprises, associations ou collectivités publiques),
dont le pilotage demeure seul à sa portée, le processus de sélection et d’application par
le juge des « règles abstraites de juste conduite » peut seul permettre de surmonter la
contradiction. Cf. F.A. Hayek, Droit, législation et liberté, tome 1 : Règles et ordres [1973],
tome 2 : Le Mirage de la justice sociale [1976], tome 3 : L’Ordre politique d’un peuple libre
[1979], PUF, 1980, 1982, 1983, rééd. coll. Quadrige, 1995.
133
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

décade, à savoir Théorie de la justice de John Rawls (1971)9, dont la


cohérence et l’ambition offrent selon nous une autre piste possible pour
traiter la question que nous nous posons. À partir de leur discipline de
référence (économie pour le premier cité, philosophie pour le second)
et par une synthèse transdisciplinaire réussie, les deux auteurs pro-
posent chacun une nouvelle articulation du libéralisme politique et
du libéralisme économique.
Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’analyser, au-delà de leur
différence d’approche méthodologique (« contractualisme » versus
« évolutionnisme »), les deux auteurs débouchent sur deux conceptions
de la justice en société, certes distinctes mais plus proches que l’on
imagine10 :
• Pour Hayek, la liberté (au sens d’absence de coercition) est
la valeur éthique première, protégée par des « règles de juste
conduite » et assurant des chances accrues de réussite de cha-
cun ; il n’accepte de s’en écarter, au profit d’une conception mini-
maliste de la liberté positive, qu’en cas d’extrême dénuement
(par l’octroi d’un revenu minimum garanti).
• À l’inverse, Rawls met en avant l’idée d’égalité, qui doit struc-
turer les libertés comme les chances offertes à chacun, mais
n’accepte de s’en départir que si un tel écart profite à tous (selon
le fameux « principe de différence »), sous la forme d’un revenu
minimum le plus élevé possible.
Toutefois il n’est pas possible de pousser plus loin le rapprochement
et il nous incombe, à ce stade, de choisir entre la piste « néolibérale »
de Hayek et celle de Rawls que nous appellerons la piste de « l’égali-
tarisme libéral ». Pourquoi alors préférer la seconde à la première ?
Deux séries d’arguments nous semblent décisives :
• Tout d’abord, en dehors de l’octroi (hors marché) d’un revenu
minimum à tous ceux qui ne peuvent y trouver les moyens de
vivre, Hayek rejette par principe tout « constructivisme » en
matière de justice à l’échelle de la société et suggère la vision

[9] J. Rawls, Théorie de la justice [1971], Éditions du Seuil, 1987.


[10] Cf. C. Gamel, « Hayek et Rawls sur la justice sociale : les différences sont-elles plus « ver-
bales que substantielles » ? », Cahiers d’économie politique 54, 2008, p. 85-120. Même si
Hayek rejette l’expression de « justice sociale », il s’intéresse bien à la justice au niveau
d’ensemble de la société, comme le souligne le sous-titre de Droit, législation et liberté, le
plus souvent ignoré : Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’éco-
nomie politique.
134
Philosophie économique

pragmatique mais fataliste de « l’ordre social spontané ». Même


s’il s’agit là d’une conception très cohérente de la société libé-
rale, Hayek reconnaissait lui-même qu’il décrivait ainsi une
perspective difficilement concevable et a fortiori supportable
pour la plupart des individus, du fait, en particulier, de l’ascèse
qu’imposerait la discipline rigoureuse des seules règles de juste
conduite11.
• C’est pourquoi, de notre point de vue, la réponse adéquate doit
certes soutenir la comparaison avec la pensée hayékienne (par
la cohérence des volets politique et économique du projet libéral),
mais doit proposer une approche plus acceptable du libéralisme.
C’est tout l’intérêt de fonder les institutions sociales libérales
sur l’idée l’égalité, tout en fournissant aussi un canevas suffi-
samment précis et cohérent sur la manière de décliner cette idée
aux différents niveaux où elle est susceptible d’être appliquée.
Les spécialistes de l’œuvre de Rawls ont évidemment reconnu les
fameux principes de justice, auxquels nous référerons dans la suite de
ce texte (« principe d’égales libertés » et second principe de la justice,
lui-même décomposé en un volet « juste égalité des chances » et un
volet « principe de différence »12).

[11] Alors que ces règles sont censées s’appliquer de manière impartiale aux membres ano-
nymes et inconnus de la « Grande Société » hayékienne, de nos jours les individus sont
toujours habitués à vivre et à travailler au sein de grandes organisations (firmes ou admi-
nistrations). Ils restent de ce fait attachés à la morale désuète de la « société tribale », où
la connaissance de tous les faits particuliers et le partage des mêmes objectifs par les
personnes membres de la « tribu » permettaient sans doute de réaliser une conception plus
ambitieuse et plus concrète de la justice que celle de la « Grande Société » fondée sur les
règles de juste conduite (cf. Hayek, Droit, législation et liberté, tome 2 : Le Mirage de la
justice sociale, op. cit., p. 173-175).
[12] Selon le dernier énoncé proposé par Rawls, le principe d’« égales libertés » est ainsi défini :
« chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat
de libertés de base égales, qui soit compatible avec le même système de libertés pour
tous » ; le « second principe de la justice », quant à lui ne porte pas de nom particulier :
« Les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent
d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions
de [juste égalité des chances] ; ensuite elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux
membres les plus défavorisés de la société (principe de différence) » (J. Rawls, La Justice
comme équité. Une reformulation de « Théorie de la justice » [2001], La Découverte, 2008,
p. 69-70). Nous préférons, quant à nous, continuer à traduire fair equality of opportunity
par « juste égalité des chances » (plutôt que par « égalité équitable des chances »), comme
cela était déjà le cas en 1987 dans la traduction en français par Audard de la version
initiale de Théorie de la justice.
135
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

I.2. Égalitarisme libéral : de la philosophie à l’économie


À ce stade, il nous faut néanmoins répondre à une objection de prin-
cipe, sorte de « question préalable » que notre lecteur peut légitimement
formuler : en quoi la théorie rawlsienne de la justice offre-t-elle des
garanties suffisantes de cohérence, du point de vue de la philosophie
libérale ? Si Rawls revendique à l’évidence son libéralisme politique13 ,
où trouver des preuves de son libéralisme économique ? N’a-t-il pas
au contraire soutenu dès 1987 et maintenu par la suite (2001) que
ses principes de justice pouvaient relever soit d’une « démocratie de
propriétaires », soit d’un « régime socialiste libéral14 » ? Sur ce point, la
réponse de Rawls est néanmoins sans ambiguïté : l’objectif est d’éviter
dans les deux cas la concentration du capital entre les mains d’une
minorité et de parvenir à disperser ainsi le pouvoir économique entre
les citoyens, comme la démocratie libérale cherche à le faire dans la
sphère politique, en accordant à chacun une parcelle de pouvoir par le
suffrage universel ; or, dans le cas du « régime socialiste libéral », les
entreprises, dirigées par les salariés ou leurs représentants, relèvent
de pratiques autogestionnaires (type rachat de l’entreprise par ses
salariés) tout à fait compatibles avec le libéralisme économique ; en par-
ticulier ces entreprises autogérées poursuivent leurs activités « dans le
cadre d’un système de marchés libres et [en pratique concurrentiels]15 ».
Par ailleurs, la « démocratie de propriétaires » s’oppose aussi au
« capitalisme de l’État-providence » qui, tout en étant sensible à l’éga-
lité des chances et à la garantie d’un minimum social, « autorise des
inégalités très importantes en matière de propriété réelle (celle des

[13] Cf. notamment l’ouvrage Libéralisme politique, où Rawls développe l’idée du « consensus
par recoupement » pour combiner sa théorie de la justice avec l’existence dans les sociétés
démocratiques de multiples doctrines religieuses, philosophiques ou morales (J. Rawls,
Libéralisme politique [1993], PUF, 1995).
[14] Cf. Rawls Théorie de la justice, op. cit., p. 14 et La Justice comme équité, op. cit., p.187-
194. À noter que la référence à la « démocratie de propriétaires » et au « régime socialiste
libéral » n’apparaît que dans la « préface à l’édition française » de Théorie de la justice (1987)
et non dans l’édition originelle en anglais (1971).
[15] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 191 (la traduction de l’anglais « workably
competitive » par « en pratique concurrentiels » – au lieu de « compétitifs » – nous paraît
plus précise). Le « régime socialiste libéral » n’a donc rien à voir « le socialisme d’État avec
économie dirigée supervisée par un régime à parti unique » (Rawls, La Justice comme
équité, op. cit., p. 191), qui est évidemment le symétrique inversé du libéralisme politique
et économique. Tout au plus peut-on ici reprocher à Rawls une maladresse de vocabulaire,
à savoir l’emploi du même mot « socialiste » pour désigner des conceptions de la société
aussi opposées.
136
Philosophie économique

moyens de production et des ressources naturelles), si bien que le


contrôle de l’économie et de l’essentiel de la vie politique reste entre
quelques mains16 ». Au total, c’est bien l’idée de dispersion la plus large
possible du pouvoir qui illustre le mieux la grande cohérence des deux
volets politique et économique du libéralisme rawlsien.
La « question préalable » étant ainsi surmontée, notre lecteur pour-
rait encore éprouver un scepticisme dubitatif plus ou moins profond,
quant à la fécondité de la démarche que nous esquissons, à savoir la
définition d’une « économie » de l’égalitarisme libéral à partir de la phi-
losophie de Rawls : en effet, les principes rawlsiens de justice restent
par nature abstraits et de portée générale, notamment le second prin-
cipe orienté vers le champ économique et social, manifestement trop
imprécis pour inspirer directement des politiques publiques. Il faut
convenir en effet que Rawls ne s’est guère risqué à proposer de pistes
très concrètes, que ce soit pour traduire la « juste égalité des chances »
dans le domaine de l’éducation ou « le principe de différence » dans
celui de la redistribution des revenus.
Ceci dit, il reste tout à fait possible de passer de la philosophie
rawlsienne à une économie qui en serait le prolongement et cette
conviction, que nous voudrions ici mieux étayer, comporte deux volets :
• D’une part l’apport de Rawls à l’économie de l’égalitarisme
libéral réside moins dans le contenu des principes de justice
que dans la hiérarchie de ces principes, laquelle offre à l’action
publique une vision stratégique à notre avis inégalée et un ordre
de priorité dans les multiples politiques à concevoir et à mettre
en œuvre (y compris dans leur dimension budgétaire).
• D’autre part, l’économie de l’égalitarisme libéral suppose qu’à
chaque niveau de la hiérarchie des principes de justice (« égales
libertés », puis « juste égalité des chances » et enfin « principe de
différence »), la réflexion de Rawls soit précisée, interprétée ou
reformulée par des travaux d’économistes qui se situent, plus
ou moins explicitement, dans le sillon ouvert par le philosophe.
Cette économie de l’égalitarisme libéral a déjà été l’objet de notre
part d’un premier « essai » reposant sur « une combinaison sélective »
des travaux de Rawls, Sen et Kolm17 ; le caractère « sélectif » signifiant

[16] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 190.


[17] Cf. C. Gamel, « Essai sur l’économie de “l’égalitarisme libéral”. Une combinaison sélective
des travaux de Rawls, Sen et Kolm », Revue d’économie politique 125(3), 2015, p. 347-392.
Les références principales de cette combinaison sont Rawls, Théorie de la justice, op. cit.
137
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

que les objections purement méthodologiques des deux économistes à


l’égard de la démarche rawlsienne de « la justice comme équité » ont
été mises de côté, d’une part, et que, d’autre part, seule une partie
des travaux de Sen et de Kolm ont été exploitée. L’approche senienne
par les « capacités » – au sens « potentialités » – des individus semble
ainsi offrir une conception plus ambitieuse de la « juste égalité des
chances », tandis que les « transferts ELIE » de Kolm fondés sur les
capacités « ressources » des individus suggèrent une application précise
du « principe de différence ».
La suite du présent texte tente non seulement de tirer quelques
enseignements de ce premier essai exploratoire, mais vise surtout à
élargir la perspective. L’économie de l’égalitarisme libéral, loin d’être
figée dans un « modèle » unique, peut en effet se décliner au moins en
deux variantes. Plus précisément, selon le niveau de la hiérarchie
rawlsienne que l’on cherche ainsi à approfondir, on trouve des ana-
lyses qui semblent à peu près balisées ou un débat de fond qui reste
très ouvert, sans parler de questions importantes encore à résoudre.
Dès lors notre réflexion sur l’économie de l’égalitarisme libéral
compor­te­ra trois parties : nous commencerons par les analyses à
peu près balisées relevant des deux premières priorités rawlsiennes
d’« égales libertés » et de « juste égalité des chances » (2). Nous présen-
terons ensuite le débat de fond sur le rôle du travail comme facteur
d’intégration sociale, au troisième niveau de la hiérarchie rawlsienne
– le « principe de différence » – (3). En conclusion, nous reviendrons
sur les défis encore à relever pour mieux concilier les volets politique
et économique du libéralisme par la voie que nous explorons (4).

II. Les premières priorités à peu près balisées


Configuration plutôt favorable à l’exposé de notre démarche, ce sont
les niveaux supérieurs dans la hiérarchie rawlsienne des principes de
justice qui devraient pouvoir faire l’objet d’un relatif consensus. En
introduisant une symétrie élémentaire entre les citoyens du point de
vue des libertés, le principe d’« égales libertés » a certes une vocation
juridique et politique, mais cette symétrie comporte aussi une dimen-
sion économique essentielle, qui consacre ce que nous appellerons la
primauté de « l’égale liberté d’accès à l’emploi » (II.1).

et La Justice comme équité, op. cit. ; A.K. Sen, L’Idée de justice [2009], Flammarion, 2010
et S.-C. Kolm, Macrojustice. The Political Economy of Fairness, Cambridge University
Press, 2005.
138
Philosophie économique

Par ailleurs, au second niveau de cette hiérarchie, la « juste égalité


des chances » conforte selon Rawls cette symétrie, en réduisant les
seules inégalités d’origine sociale entre les individus de sorte qu’à
talents égaux, ils aient les mêmes chances de réussite. Sous l’angle
économique, la complexité de la dynamique sociale auquel ce second
principe est censé s’appliquer, oblige toutefois à le préciser et à l’amen-
der et il peut ainsi devenir l’égalisation des « capacités-potentialités »
des individus (II.2). Ce faisant, deux axes prioritaires de politiques
publiques conformes à l’égalitarisme libéral se trouvent ainsi précisés.
II.1. La primauté de « l’égale liberté d’accès à l’emploi »
Du point de vue de la philosophie libérale, considérer « l’égale
liberté d’accès à l’emploi » comme une norme de premier plan pose un
problème de fond, à la charnière du champ politique et du domaine éco-
nomique. En effet, dans une démocratie libérale, c’est la constitution
qui garantit l’application des droits fondamentaux dans le domaine
politique. Par exemple, la liberté d’expression et de réunion, le res-
pect de l’intégrité physique et psychologique ou la protection à l’égard
de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraires18 sont autant de
principes de niveau constitutionnel, classiques dans les démocraties
modernes égalitaires les plus anciennes, mais qui ne vont pas de soi
dans les sociétés traditionnelles hiérarchisées.
Dans la terminologie de Rawls, qui est ici notre auteur de référence,
ce genre de garanties relève de « dispositions constitutionnelles essen-
tielles » qu’il est toutefois malaisé d’étendre, au-delà du politique et
du juridique, vers l’économique et le social. La raison, à première vue
contingente, est en réalité fondamentale : il est certainement plus com-
pliqué d’établir et de mesurer dans quelle mesure un principe applicable
dans le champ économique et social est en pratique plus ou moins satis-
fait, que de vérifier si des droits politiques fondamentaux sont respectés :
La question de savoir si un tel principe est ou non satisfait exige une pleine
compréhension de la manière dont fonctionne l’économie, écrit Rawls19, et il
est très difficile d’y répondre avec exactitude, même s’il peut être souvent clair
que ce principe n’est pas satisfait.

En conséquence, la hiérarchie des principes de justice se traduit au


plan juridique par la consécration au niveau constitutionnel du principe

[18] Nous reprenons ici quelques-unes de ces libertés de base, auxquelles Rawls (Théorie de
la justice, op. cit., p. 92) applique son premier principe de la justice.
[19] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 221.
139
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

d’égales libertés, les deux volets du second principe de la justice, plus


délicats à appliquer, étant renvoyés à « l’étape législative, au cours de
laquelle les lois sont promulguées en conformité avec la constitution20 ».
Une ambiguïté subsiste toutefois, que reconnaît Rawls, du fait que
ce second principe (« juste égalité des chances » et « principe de diffé-
rence ») peut relever de « dispositions constitutionnelles essentielles »,
à travers des énoncés comme « la liberté de circulation et le libre choix
de l’occupation » ou l’idée d’un « minimum social couvrant les besoins
fondamentaux de tous les citoyens ». Toutefois, précise-t-il21 :
Si l’existence d’un principe d’égalité des chances relève d’une question consti-
tutionnelle essentielle […], la juste égalité des chances [cf. supra note 12]
requiert plus que cela et n’est pas comptée parmi les questions constitution-
nelles essentielles. De la même manière, si un minimum social qui couvre les
besoins de base des citoyens relève également d’une question constitutionnelle
essentielle […], le principe de différence exige davantage et n’est pas considéré
de cette façon.

Rawls fait alors la concession formelle suivante : si un énoncé rele-


vant du second principe de la justice (type « égalité des chances ») fait
l’objet d’un « accord suffisant », « il peut être accepté comme l’une des
aspirations politiques de la société dans un préambule sans force
légale (comme c’est le cas pour la constitution des États-Unis)22 ».
En d’autres termes, si le principe d’égales libertés est in­té­g ra­
lement consacré au niveau constitutionnel, c’est qu’il est beaucoup
plus facile d’en vérifier l’application et le respect à travers les dispo-
sitions retranscrites dans la constitution, que de mettre en œuvre le
second principe, dont seuls les objectifs à atteindre ont une certaine
valeur constitutionnelle.
Ce faisant, Rawls aborde ainsi la question de la reconnaissance
de « droits économiques et sociaux », au-delà des « droits civils et poli-

[20] Ibid., p. 76.


[21] Ibid., p. 75-76.
[22] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 221. Une disposition analogue existe en France,
puisque le préambule de la Constitution de la Ve République, reprenant notamment celui
de la constitution de 1946, intègre des « principes politiques, économiques et sociaux »
considérés comme « particulièrement nécessaires à notre temps » (par exemple, « chacun
a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son
travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances »).
On notera toutefois qu’à la différence de la Cour suprême américaine, le Conseil consti-
tutionnel français a inclus ces principes dans le « bloc de constitutionnalité » sur lequel il
fonde ses décisions ; est ainsi reconnue à ces principes une force légale, ce qui n’est pas le
cas pour la Cour suprême.
140
Philosophie économique

tiques », débat particulièrement animé dans la seconde moitié du


XXe siècle entre auteurs libéraux. Par exemple, Hayek considère que
ces droits de seconde génération sont un facteur « illusoire » de muta-
tion des sociétés, car ils ouvrent des « créances » pour les individus
sans préciser sur qui porte en contrepartie la charge de les satisfaire ;
à l’inverse, Sen considère qu’ils constituent une source « plausible »
d’évolution car ils assignent à la société autant de « droits-objectifs »
qu’elle doit s’efforcer d’atteindre et qui doivent autant que possible être
inscrits dans la loi 23 . Entre ces deux positions antagonistes, Rawls
adopte manifestement un point de vue intermédiaire, refusant d’ériger
ces droits économiques et sociaux en « dispositions constitutionnelles
essentielles », mais acceptant de renvoyer leur éventuelle application
« à l’étape législative ».
Il nous reste à situer dans l’ensemble du dispositif qui vient d’être
présenté la place de ce que nous appelons « l’égale liberté d’accès à
l’emploi ». Cette liberté égale relève-t-elle d’une « liberté de base » rele-
vant de dispositions constitutionnelles essentielles ou s’agit-il, par
son objet économique et social, d’un simple objectif à atteindre que
ne peuvent consacrer les textes fondamentaux d’une société libérale ?
Quoique Rawls ne nous fournisse pas de réponse précise, plusieurs
arguments nous semblent militer en faveur de la première option,
celle de la « primauté » de cette liberté :
• Même si l’égale liberté d’accès à l’emploi ne figure pas dans la
liste des libertés de base que Rawls avait initialement dressée24 ,
celui-ci a reconnu ultérieurement qu’on pouvait la constituer de
manière « historique » : il nous faut « passer en revue des régimes
démocratiques variés et mettre au point une liste de droits et
libertés qui semblent fondamentaux et qui sont solidement pro-
tégés dans ce qui apparaît historiquement comme les meilleurs
régimes25 ». De ce point de vue, le maintien dans la durée d’une
démocratie libérale est sans doute incompatible avec l’exclusion
durable de l’emploi d’une partie de ses citoyens, dès lors qu’ils
veulent travailler aux conditions courantes du marché.

[23] Pour une analyse comparée plus détaillée des positions de Hayek et de Sen sur les droits
économiques et sociaux, cf. C. Gamel, « Justice sociale : Sen contre Hayek face à Rawls. Le
contractualisme libéral a contrario consolidé », communication au deuxième colloque inter-
national « Philosophie économique », BETA, Université de Strasbourg, 9-10 octobre 2014.
[24] Cf. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 92.
[25] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 72.
141
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

• A contrario, l’égale liberté d’accès à l’emploi garantit à chacun


des conditions équivalentes d’accès à l’emploi et relève d’une
« liberté-processus » comparable aux droits civils et politiques
de première génération ; elle est donc susceptible d’être assurée
dans une démocratie libérale, ce qui ne serait pas le cas s’il
s’agissait d’une « liberté-résultat », dont l’objet serait purement
et simplement de garantir en toutes circonstances un emploi à
chacun.
• Si l’égale liberté d’accès à l’emploi peut ainsi relever du principe
d’égales libertés, il doit encore, conformément à l’exigence formu-
lée par Rawls, surmonter l’objection technique de la vérification
de son application et de sa mesure. Or, à cet égard, dans les
pays développés, les statistiques de chômage de longue durée
et de durée effective de chômage, désagrégées selon différentes
variables (âge, sexe, région, catégorie socio-professionnelle, etc.)
permettent de repérer aisément les franges de la population
active durablement exclues du marché du travail.
Après avoir ainsi repéré que l’égale liberté d’accès à l’emploi peut
relever d’une conception politiquement libérale de la société, on notera
pour finir qu’elle correspond à l’orientation économiquement libérale
que Rawls a lui-même esquissée. Par exemple, dans Théorie de la
justice, on trouve notamment l’idée, qui n’a pas été remise en cause
par la suite, que les principes de justice s’appliquent à une société où
« le Département chargé de la stabilisation […] s’efforce de parvenir
au plein-emploi, en ce sens que ceux qui cherchent du travail peuvent
en trouver et que la liberté de choix de l’emploi et les finances du pays
soient soutenues par une forte demande effective26 ».
Autrement dit, dans le domaine économique et social, le principe
d’égales libertés semble ériger comme priorité la lutte contre le chô-
mage involontaire durable, afin d’assurer à chacun l’égale liberté
d’accès à l’emploi27. Bien que Rawls ne s’étende pas sur les modalités
pour y parvenir, il fait néanmoins part de son scepticisme, pour des
raisons d’efficacité, à l’égard de toute intervention directe « sur la
détermination des revenus en fixant un salaire minimum et par des

[26] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 316. Nos italiques.


[27] L’égale liberté d’accès à l’emploi reste compatible avec le chômage frictionnel de quelques
jours ou de quelques semaines (le temps de passer d’un emploi à un autre) ou avec l’inactivité
volontaire, dont l’origine n’est pas due à l’absence d’opportunités d’emploi (cf. infra III.1).
142
Philosophie économique

moyens du même genre28 ». Dans le même passage on remarquera à


nouveau sa confiance dans « la concurrence du marché, correctement
contrôlée, [qui] garantit le libre choix de l’emploi ». On peut donc en
déduire que la lutte contre le chômage involontaire durable passe-
rait par la réduction des rigidités excessives du marché du travail
qui freinent la création d’emplois et par la dispersion du risque de
chômage de manière aussi uniforme que possible sur toute la popu-
lation active.
De nos jours et selon les pays, d’autres formes de rigidités seraient
sans doute à mettre en cause ; en France, par exemple, la part élevée
des cotisations sociales dans le coût du travail impliquerait la réduc-
tion de cette part et la recherche d’autres assiettes de financement
de la protection sociale. Par ailleurs la flexibilité accrue du marché
du travail devrait aussi éviter de concentrer le risque de chômage
sur les seuls travailleurs outsiders du marché secondaire (au statut
peu protecteur) et d’en exonérer le plus souvent les salariés insiders
du marché primaire29. Une homogénéisation des contrats de travail,
voire la création d’un contrat de travail unique, seraient ainsi à l’ordre
du jour30.
Toutefois, une égale liberté d’accès à l’emploi peut aussi justifier
un autre volet des politiques publiques, moins macroéconomique et
plus microsociale : l’approche individualisée d’une meilleure sécurisa-
tion des parcours professionnels, parce qu’elle offre aux chômeurs des
moyens prioritaires de formation et de retour plus rapide à l’emploi,
serait aussi tout à fait conforme à l’activation du principe d’égales

[28] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 317. Ce scepticisme à l’égard d’une intervention
directe sur le marché par la fixation d’un salaire minimum est en outre cohérent avec sa
préférence pour un mécanisme hors marché de soutien aux bas revenus, type impôt négatif
(cf. infra III.1 note 76, et IV.1), lequel garantit qu’un « minimum correct » a pu être atteint
dans la satisfaction des besoins.
[29] Nous faisons ici allusion à deux analyses classiques en économie du travail, le modèle insi-
ders-outsiders (A Lindbeck & D. Snower, The Insider-Outsider Theory of Employment and
Unemployment, MIT Press, 1989) et la théorie duale du marché du travail (P. Doeringer &
M. Piore, Internal Labor Markets and Manpower Analysis, Heath Lexington Books, 1971) ;
elles examinent toutes deux des processus de segmentation, voire de discrimination, que
l’on peut observer sur le marché du travail et contre lesquels des politiques de l’emploi
inspirées par le principe d’égales libertés devraient prioritairement lutter.
[30] Plus généralement, sur le plan juridique, un niveau équivalent de protection des sala-
riés pourrait passer par une simplification de la législation sur le travail, faisant plus
confiance au contrat qu’à la loi. Pour une réflexion en ce sens, cf. J. Barthélémy & G. Cette,
Refondation du droit social : concilier protection des travailleurs et efficacité économique,
rapport n° 88, Conseil d’analyse économique, 2010.
143
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

libertés sur le marché du travail, sous la seule réserve que « la liberté
de choix de l’emploi » soit préservée31.
La primauté de l’égale liberté d’accès à l’emploi, au sommet de la
hiérarchie rawlsienne des principes de justice, constituerait ainsi la
première étape de ce que pourrait être l’économie de l’égalitarisme
libéral. Les politiques publiques de flexibilité du marché du travail
qu’elle pourrait inspirer seraient ainsi orientées tout autant vers la
réduction du risque de chômage que vers sa dispersion aussi large que
possible sur toute la population active, rendant ainsi ce risque bien
plus supportable pour chacun. Il existe à notre avis, au second niveau
de la hiérarchie des principes de justice, un autre axe de politiques
publiques qui semble à peu près balisé, et qui consisterait à égaliser
ce que nous appellerons les « capacités-potentialités » des individus.
II.2. L’égalisation des « capacités-potentialités »
L’économie de l’égalitarisme libéral prend ici appui sur le second
principe de la justice de Rawls et plus précisément sur son volet « juste
égalité des chances ». Rappelons en effet qu’il existe une répartition
des tâches avec le « principe de différence » qui en constitue l’autre
volet : la juste égalité des chances s’attache à traiter de l’origine sociale
des inégalités, c’est-à-dire à corriger l’impact du milieu social de nais-
sance, tandis que le principe de différence concerne l’origine naturelle
de ces inégalités et vise à faire bénéficier chacun, à commencer par
les moins productifs, d’une partie des revenus que les talents des plus
doués ont pu générer. Aux yeux de Rawls, les individus n’étant res-
ponsables ni du milieu social qui les a vus naître, ni des talents que
la « loterie naturelle32 » leur a accordés, il convient de lutter si­mul­ta­
nément contre ces deux dimensions de « l’arbitraire moral » pour parve-
nir à « l’égalité démocratique » : n’en traiter qu’une seule en négligeant
l’autre n’aboutirait qu’à des états instables de la société33 .

[31] Qu’il s’agisse de la création d’un contrat de travail unique ou d’une meilleure sécurisation
des parcours professionnels, ces deux réformes étaient déjà suggérées dans le rapport
Cahuc-Kramarz (P. Cahuc & F. Kramarz, De la précarité à la mobilité : vers une Sécurité
sociale professionnelle, La Documentation française, 2005). Ce rapport constitue, de notre
point de vue, un bon exemple d’analyses et de propositions susceptibles, dans le cas de la
France, de contribuer à un meilleur respect du principe d’égale liberté d’accès à l’emploi.
[32] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 104.
[33] Il s’agit respectivement de « l’égalité libérale », où seule la « juste égalité des chances »
est visée (« Que le meilleur gagne »), et de « l’aristocratie naturelle », où seul le principe
de différence est appliqué (« Noblesse oblige »). La combinaison des deux volets du second
144
Philosophie économique

Comment, dans ces conditions, passe-t-on alors de la « juste égalité


des chances » à ce que nous appelons « l’égalisation des capacités-poten-
tialités » ? Le principe est le suivant : il s’agit d’exploiter l’approche par
les capacités de Sen, de telle manière que cette notion, par ailleurs
ambitieuse, reste supportable et même compatible avec la hiérarchie
rawlsienne des principes de justice, seule à même selon nous de suggérer
un ordre de priorité dans les politiques publiques à mettre en œuvre. À
partir de la notion rawlsienne de biens premiers et de la critique qu’en
fait Sen, notre cheminement comportera en tout cinq étapes.
1° Les biens premiers sont des biens (au sens très large du terme)
que, selon Rawls, tout individu cherche à détenir et dont il dresse une
liste exhaustive34 : droits et libertés fondamentales, liberté d’orienta-
tion vers diverses positions sociales, pouvoirs attachés aux fonctions
sociales, revenu et richesse, bases sociales du respect de soi-même.
Les droits et libertés de base relèvent du principe d’égales libertés,
la liberté d’orientation de la juste égalité des chances, les trois autres
biens premiers relevant du principe de différence.
Concernant tous ces biens premiers, Rawls considère que les ins-
titutions sociales ne sont astreintes qu’à une obligation de moyens
(les fournir aux individus en quantité suffisante et en conformité
avec les principes de justice qui les régissent). En revanche, ces ins-
titutions ne sont en aucun cas soumises à une obligation de résultat :
les individus restent les seuls responsables de l’usage qu’ils font de
ces biens premiers, grâce auxquels ils ont pu librement choisir la vie
qu’ils mènent même si, finalement, celle-ci ne correspond pas toujours
à leurs attentes initiales. En effet, dans la vision rawlsienne de la
justice, les individus ne peuvent être considérés comme des « porteurs
passifs de leurs propres désirs35 » et ils doivent assumer la responsa-
bilité des objectifs qu’ils se sont assignés.
2° Face à cette théorie rawlsienne de l’égalité d’accès aux biens
premiers, Sen développe une critique fondamentale en trois points :

principe de la justice déboucherait sur l’état stable et moralement cohérent de « l’égalité


démocratique » (cf. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 12, p. 96-106).
[34] Nous reprenons ici la définition des biens premiers dans sa formulation de 1982 (J. Rawls,
« Social Unity and Primary Goods », in AK. Sen. & B. Williams (eds.), Utilitarianism and
beyond, Maison des Sciences de l’Homme et Cambridge University Press, 1982, p. 162).
Moyennant quelques ajustements secondaires, c’est à cette formulation que se réfère
ultérieurement Rawls dans son analyse des critiques faites par Sen à leur égard (Rawls.
Libéralisme politique, op. cit., p. 221, note 2).
[35] Rawls, « Social Unity and Primary Goods », op. cit., p. 169.
145
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

• Même si les individus ont accès aux mêmes biens premiers, en


réalité ils n’ont pas tous les mêmes aptitudes à convertir les
biens premiers qu’ils détiennent en modes de vie accessibles
grâce à ces biens. L’objet de la justice sociale, c’est l’usage fait
par l’individu des biens premiers, plus que les biens eux-mêmes
et, dans cet usage, la responsabilité de l’individu n’est pas for-
cément en cause.
• Pour que cette responsabilité puisse s’exercer correctement et
être éventuellement incriminée, encore faut-il que les individus
aient eu le choix réel du mode de vie qui est le leur. Dès lors,
pour Sen, l’espace pertinent pour juger de chaque cas particu-
lier est bien celui de l’ensemble des modes de vie accessibles à
l’individu et non pas le seul mode de vie effectivement observé.
C’est cet ensemble de modes de vie accessibles que Sen appelle
capability (« capacité »), chaque mode de vie accessible selon cette
capacité étant lui-même constitué de particules élémentaires,
les functionings (« fonctionnements »)36 .
• Sur cette base, le point d’ancrage de la justice sociale chez Sen
se trouve donc dans l’amélioration opiniâtre de la capacité de
chacun, c’est-à-dire dans l’extension de l’éventail des modes de
vie auquel il peut avoir accès. Il ne faudrait pas cependant en
conclure que la norme sociale à viser serait l’égalité des capa-
cités. Dans ses écrits les plus récents, Sen considère en effet
qu’une telle égalité relève d’un idéal qui reste hors de portée ;
elle n’est donc à ses yeux ni suffisante, ni même nécessaire à la
poursuite de l’objectif plus pragmatique qu’il préfère se fixer, en
l’occurrence l’identification et la résorption des seules « injustices
réparables37 ».
Dans l’analyse de Sen, la liberté de choisir réellement son mode de
vie acquiert ainsi un statut privilégié, peut-être encore plus protecteur
que chez Rawls, puisque l’étendue de la liberté y est prise en compte,
au-delà de la seule garantie des moyens de la liberté. On comprend
dès lors que cette approche par les capacités ait beaucoup intéressé

[36] Pour une présentation plus détaillée de la notion de la notion de capacité à partir de
la critique par Sen des biens premiers, cf. C. Gamel, « Que faire de “l’approche par les
capacités” ? Pour une lecture “rawlsienne” de l’apport de Sen », postface du numéro spécial
consacré à Sen, Formation Emploi (revue du Céreq) 98, 2007, p. 141-150.
[37] « L’identification d’injustices réparables n’est pas seulement l’aiguillon qui nous incite à
penser en termes de justice ou d’injustice, c’est aussi le cœur de la théorie de la justice –
telle est du moins la thèse de ce livre » (Sen, L’Idée de justice, op. cit., p. 12).
146
Philosophie économique

tous les spécialistes de sciences sociales et les tentatives d’application


de ce concept ont concerné de nombreux domaines (santé, éducation,
droits de l’homme, cultures et mentalités, etc.).
3° Pour ce qui est de l’économie de l’égalitarisme libéral, cette
approche par les capacités est à ce point primordiale que l’on pourrait
a priori envisager son intégration totale à notre réflexion : il s’agirait
de substituer systématiquement les capacités individuelles aux biens
premiers, tout en conservant l’ordre rawlsien dans lequel traiter ces
capacités : en conformité avec la hiérarchie des principes de justice,
il faudrait donc commencer par celles qui relèveraient du principe
d’égales libertés, puis continuer par les capacités relevant successi-
vement de la juste égalité des chances et du principe de différence.
Toutefois, cette intégration totale nous semble impossible, car
les visions rawlsienne et senienne de la justice ont progressivement
divergé avec le temps, en raison d’un profond conflit de méthodes
(« transcendantalisme » versus « comparatisme »), souligné en détail
par Sen38 . Comme notre économie de l’égalitarisme libéral repose sur
l’architecture rawlsienne des principes de justice, persister dans la
voie d’une intégration totale de la notion senienne de capacité revien-
drait à faire comme si ce conflit de méthodes n’existait pas.
L’abandon de l’intégration totale nous semble d’autant plus pré-
férable que la voie d’une intégration partielle nous semble in fine
plus cohérente39 : puisque la capacité désigne l’éventail des modes de
vie entre lesquels l’individu devrait être libre de choisir, cette notion
semble particulièrement concerner le bien premier « liberté d’orienta-
tion vers diverses positions sociales » (cf. supra 1°). En conséquence,
seul ce bien premier serait remplacé par la notion de capacité-poten-
tialité, substitution qui ne conduirait à réexaminer, au second niveau
de la hiérarchie de Rawls, que l’idée de « juste égalité des chances ».

[38] Pour une présentation synthétique de la théorie senienne de la justice sociale et de la


démarche « comparatiste » dont elle est issue, cf. C. Gamel, « Justice sociale : Hayek et Sen
face à Rawls. Une proximité méthodologique inattendue », Cahiers d’économie politique
65, 2013, p. 7-9. Par ailleurs, le « conflit de méthodes » avec Rawls n’a été souligné par Sen
qu’assez récemment (A.K. Sen, « What do we want from a theory of justice ? », The Journal
of Philosophy 103(5), 2006, p. 215-238 et L’Idée de justice, op. cit.). Auparavant, l’exploi-
tation de l’approche par les capacités à chacun des niveaux de la hiérarchie « rawlsienne »
des principes de justice semblait tout à fait envisageable ; pour une tentative en ce sens,
cf. Gamel, « Que faire de “l’approche par les capacités” ?… », op. cit.
[39] Pour une analyse complète de la tentation de l’intégration totale des capacités et de notre
préférence pour une intégration partielle, cf. Gamel, « Essai sur l’économie de “l’égalita-
risme libéral”. Une combinaison sélective des travaux de Rawls, Sen et Kolm », op. cit.
147
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

Comme, dans sa version rawlsienne, ce concept reste critiquable pour


sa relative imprécision, on conçoit aisément qu’une réflexion hybride
en termes de « juste égalité » des « capacités » permettrait d’abord d’en
approfondir le contenu philosophique et ensuite de mieux en cerner
les modalités d’application.
4° En ce qui concerne le contenu, le passage à la juste égalité des
capacités implique de prendre en compte tous les facteurs suscep-
tibles de limiter l’éventail des modes de vie dignes d’être vécus, entre
lesquels l’individu doit pouvoir choisir. Or, dans la logique senienne
des capacités, il peut s’agir bien entendu d’inégalités sociales, mais
aussi d’inaptitudes naturelles. Par exemple, l’exploitation réussie
de ressources éducatives susceptibles d’enrichir la « capacité » d’un
enfant doit tenir compte autant du milieu socio-culturel plus ou moins
favorable dans lequel il grandit (revenu des parents, environnement
familial, etc.) que de ses propres facultés plus ou moins élevées (intel-
lectuelles, psychologiques ou physiques).
Par ce biais, on conçoit qu’au plan philosophique, la « répartition des
tâches » proposée par Rawls entre les deux volets du second principe
de la justice (cf. supra II.2, premier alinéa) devient en pratique très
difficile à appliquer. Si l’objectif rawlsien de « l’égalité démocratique »
reste en ligne de mire, la méthode pour y parvenir est peu exploitable :
pour traduire la « liberté d’orientation vers diverses positions sociales »,
faire le partage entre le « social » et le « naturel », voire entre « l’acquis »
et « l’inné » se heurte à des difficultés pratiques insurmontables. En
particulier, les deux éléments se trouvent intimement mêlés à l’inté-
rieur de la cellule familiale, dans tout ce que les parents transmettent
aux enfants, qu’il s’agisse de « valeurs » matérielles (actifs mobiliers
et immobiliers), immatérielles (culture et connaissances) ou même
morales (conception du bien et sens de la justice).
Rawls lui-même a bien conscience que la famille, en tant qu’institu-
tion sociale, perturbe la division des tâches qu’il veut mettre en place :
Il semble que, même lorsqu’on respecte la juste égalité des chances (telle que
je l’ai définie), la famille conduise à l’inégalité des chances entre les individus.
Doit-on alors abolir la famille ? Si on la prend en elle-même et qu’on lui donne
une certaine primauté, l’idée d’égalité des chances tend vers cette direction40.

Évidemment, le philosophe écarte aussitôt cette perspective en


notant que les inégalités d’origine sociale, que la famille contribue

[40] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 550.


148
Philosophie économique

à entretenir, sont plus supportables dès lors que le principe de dif-


férence entre parallèlement en action et garantit que les inégalités
irréductibles (naturelles ou sociales) qui subsistent sont organisées
à l’avantage de tous41.
Ultérieurement, Rawls défendra de manière beaucoup plus explicite
le rôle de « la famille en tant qu’institution de base42 », en notant en
particulier que « l’un de ses rôles essentiels est d’instituer la production
et la reproduction ordonnée de la société et de sa culture d’une géné-
ration à la suivante43 ». Si tel est bien le cas, alors l’enchevêtrement
complexe de « valeurs » que transmet la famille fournit un argument
tout à fait décisif pour traiter simultanément les facteurs sociaux et
naturels d’inégalités et passer d’une approche en termes rawlsiens de
« chances » à une approche senienne de « capacités ».
5° Lorsqu’on passe maintenant du plan philosophique au plan
économique, l’introduction de la notion de capacité – au seul second
niveau de la hiérarchie rawlsienne des principes de justice – assigne
déjà une grande ambition aux politiques publiques relevant de l’éga-
litarisme libéral. Cette ambition est telle qu’il convient, par souci de
réalisme, de parler d’un objectif d’égalisation des capacités plutôt que
de viser la « juste égalité des capacités ».
Si l’on conserve l’éducation comme champ privilégié d’investigation,
la notion rawlsienne de « juste égalité des chances » avait introduit un
premier approfondissement ; en effet, il s’agissait d’aller au-delà de la
simple égalité formelle des chances, « définie par les carrières ouvertes
aux talents44 », où l’on se contenterait de vérifier qu’il n’existe aucun
obstacle juridique ou politique (organisation des métiers en corpora-
tions, par exemple) qui pourrait faire obstacle à la mobilité sociale.
En conséquence la juste égalité des chances est déjà bien plus exi-
geante, puisqu’il s’agit de lever les contraintes économiques entravant
en pratique la fréquentation de l’école par des mesures compensatoires
(scolarité gratuite ou chèque éducation, par exemple), mais on a vu
que, selon la logique des capacités de Sen, cela ne peut absolument

[41] « Nous sommes plus enclins à insister sur notre bonne fortune maintenant que ces diffé-
rences fonctionnent à notre avantage qu’à nous attrister en pensant à la meilleure situation
que nous aurions pu avoir si nous avions eu une chance égale à celle des autres, si toutes
les barrières sociales [et uniquement elles] avaient été supprimées » (Rawls, Théorie de
la justice, op. cit., p. 550).
[42] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., section 50, p. 222-229.
[43] Ibid., p. 222.
[44] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 97.
149
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

pas suffire et qu’un nouvel approfondissement est nécessaire : c’est


désormais l’enrichissement effectif de la capacité de chaque individu
qu’il convient de viser.
Par exemple, il faudrait vérifier, de manière aussi individualisée
que possible, que chaque enfant est non seulement capable, mais a
d’abord envie de convertir le capital humain mis à sa disposition en
choix informé d’orientation : en particulier, pas de « plafond de verre »
dans les milieux mal informés, c’est-à-dire pas d’autocensure en ce
qui concerne une orientation scolaire et professionnelle ambitieuse,
que l’individu serait tout à fait capable d’entreprendre et pour lequel
un financement serait même disponible, mais dont le détournent des
pesanteurs sociales ou des freins purement psychologiques. Tout cela
pourrait même justifier que soit retenu, à titre temporaire, le prin-
cipe de discrimination positive (quotas ou filières d’accès privilégiés
pour catégories défavorisées), bien qu’une application aussi radicale
de l’approche par les capacités semble a priori peu fidèle au fondement
individualiste de l’égalitarisme libéral.
À ce point de notre réflexion, l’approche par les capacités atteint
en effet sa limite, car elle ne fournit en elle-même aucune indication
quant au choix des moyens à utiliser : il s’agit certes d’analyser ce
qu’une personne parvient à réaliser, mais aussi ce qu’elle est vraiment­
en mesure de faire, qu’elle décide ou non de le faire, ce qui est beau-
coup plus difficile à repérer : dans la plupart des cas, cela passe par
un travail minutieux d’enquête. Or, après avoir ainsi défini la base
informationnelle à constituer pour évaluer l’éventail des possibles et
juger de la capacité de chacun, Sen reste fidèle au pragmatisme de sa
démarche « comparatiste » et reconnaît que « [son approche] ne propose
pas elle-même de recette particulière sur la façon d’utiliser cette infor-
mation. Des usages différents peuvent apparaître selon la nature des
questions posées (s’il s’agit par exemple de politiques qui concernent
respectivement la pauvreté, le handicap ou la liberté culturelle) et,
plus concrètement, selon la disponibilité des données et des informa-
tions utilisables45 ».
Au total, le renouvellement de la « juste égalité des chances » par
« l’approche par les capacités » ouvre sans nul doute de nouvelles pers-
pectives pour mieux assurer la « liberté d’orientation vers diverses
positions sociales » mais, le plus souvent, seule une certaine « égalisa-

[45] Sen, L’Idée de justice, op. cit., p. 285.


150
Philosophie économique

tion des capacités-potentialités » des individus pourra être atteinte. En


effet, les politiques publiques inspirées à ce niveau par l’égalitarisme
libéral devront sans doute se contenter du renforcement aussi poussé
que possible des capacités de chacun – sans parvenir à les égaliser. En
outre, menées à une échelle trop large, de telles politiques pourraient
engendrer des coûts budgétaires importants ; la recherche de « l’éga-
lité des capacités » ne pourra donc éviter une sélection des mesures à
appliquer et des publics prioritairement concernés.
En conformité avec son ancrage rawlsien, cette double sélection,
centrée uniquement sur l’approfondissement en termes de capacités de
la « juste égalité des chances », différencierait ainsi notre approche des
recherches les plus fréquentes en sciences sociales, restées fidèles au
pragmatisme de la démarche « comparative » de Sen : menées dans de
multiples domaines et selon des modalités diverses, ces applications
foisonnantes de la notion de capacité ne sont évaluées qu’au cas par
cas et sans réel souci de cohérence d’ensemble ou de soutenabilité
budgétaire.
Ainsi, « l’égalisation des capacités-potentialités » constitue-t-elle,
après la « primauté de la liberté d’accès à l’emploi », la seconde prio-
rité à peu près balisée de notre économie de l’égalitarisme libéral. À
l’inverse, au troisième niveau de la hiérarchie rawlsienne que nous
abordons maintenant, le « principe de différence » reste l’objet d’un
débat fondamental quant à l’interprétation économique libérale qu’il
conviendrait de lui donner.

III. Le débat sur l’économie du « principe de différence »


Le principe de différence est une pièce essentielle, mais paradoxale
de l’égalitarisme libéral rawlsien, puisqu’il peut justifier (jusqu’à un
certain point) des inégalités : les talents naturels n’étant pas unifor-
mément répartis entre les individus, comment faire en sorte que les
mieux dotés en la matière aient intérêt et soient incités à les exploiter,
tout en évitant qu’ils en soient les seuls à en bénéficier, c’est-à-dire
en permettant aux plus mal dotés de profiter aussi des retombées de
leur exploitation ? La réponse est connue : les plus talentueux doivent
être récompensés pour leurs efforts par une position socio-économique
avantageuse46 , mais les inégalités qui en résultent ne sont acceptables

[46] « Il est possible de produire davantage, en modulant salaires et appointements. En effet,
sur la longue durée, les rétributions plus importantes aux plus favorisés servent, entre
autres choses, à couvrir les coûts de la formation et de l’éducation, à signaler les positions
151
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

que pour autant qu’elles engendrent simultanément une amélioration


du sort des moins bien lotis47. Ainsi les différences de talents naturels
sont-elles traitées comme un bien collectif dont chacun doit pouvoir
titrer avantage, sous forme de transferts redistributifs.
En conséquence, la question des incitations qui fonde le principe
de différence représente une ligne de fracture décisive entre auteurs
libéraux qui jugent ces incitations indispensables et ceux qui, non
libéraux, les rejettent comme inutiles. Ainsi Cohen, représentant
éminent du marxisme analytique, a-t-il consacré à l’« argument des
incitations » et au « principe de différence » deux des premiers chapitres
d’un ouvrage entièrement dédié à la critique de la théorie rawlsienne48.
Pour notre propos ici, l’économie du principe de différence consiste
donc à aller plus loin que ce qu’a pu soutenir Rawls en son temps,
quant à la traduction de ce principe en matière de politique écono-
mique et sociale. Avec le recul qui est le nôtre aujourd’hui, il semble
bien que l’égalitarisme libéral puisse hésiter entre deux voies très
différentes qui reflètent un choix stratégique, selon le rôle réservé au
travail comme facteur d’intégration des individus à la société :
• Si l’on considère, avec Rawls, que les principes de justice per-
mettent de définir la structure de base de la société dans laquelle

de responsabilité et à encourager les personnes à les occuper, ainsi qu’à servir d’incitations »
(Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 95).
[47] À l’inverse, les inégalités qui n’auraient pas pour effet d’améliorer le sort des plus défavo-
risés ne sont donc pas acceptables. En d’autres termes, les inégalités ne sont plus justifiées,
lorsque les incitations économiques à produire deviennent inefficaces ; seule exception à
cette remarque, le passage de la version maximin à la version leximin du principe de dif-
férence : à situation des plus démunis inchangée, le principe de différence peut tolérer une
dose supplémentaire d’inégalités si elle se traduit par l’amélioration de la condition de la
catégorie sociale classée juste au-dessus, et ainsi de suite jusqu’à la catégorie la plus élevée.
[48] Cf. G.A. Cohen, Rescuing Justice and Equality, Harvard University Press, 2008, chap.
1 et 4, p. 27-86 et 151-180. Plus précisément, sur le plan philosophique, le principe de
différence découle de la conception rawlsienne d’individus « mutuellement désintéressés »
(Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 179 et La Justice comme équité, op. cit., p. 123),
mais contraints à l’impartialité sous le voile d’ignorance, ce qui les amène à prendre en
considération le sort d’autrui dans leurs délibérations sur les principes de justice. Cette
logique de « réciprocité », qui unit de bout en bout les divers stades de la pensée rawl-
sienne, ne doit pas être confondue avec un idéal de fraternité qui animerait d’emblée les
individus et devrait, par exemple, amener les plus talentueux d’entre eux à produire plus
sans l’aiguillon d’une quelconque incitation, comme l’affirme G.A. Cohen. Contre Rawls,
ce dernier soutient en effet que la justice n’est pas uniquement affaire d’institutions justes
auxquelles les individus accepteraient de se soumettre, mais suppose aussi une « éthique
de justice » (ethos of justice) guidant tous leurs comportements personnels à l’intérieur de
ce cadre institutionnel (cf. Cohen, Rescuing Justice and Equality, op. cit., p. 16).
152
Philosophie économique

les individus coopèrent pour leur avantage mutuel et qu’à cet


effet « tous les citoyens doivent prendre part au travail coopératif
de la société49 », alors les transferts ELIE de Kolm50 fournissent
une traduction économique possible du principe de différence, en
imposant forfaitairement les « capacités-ressources » de chacun
et en redistribuant entre citoyens coopératifs le produit de cette
imposition (III.1).
• Mais on peut aussi considérer dans une optique conforme à une
version plus radicale de l’égalitarisme libéral, que le principe de
différence, en combinant incitations à produire et redistribution,
n’a pas pour autant à exclure du bénéfice de la redistribution
les individus « non coopératifs » qui ne souhaitent pas ou peu
travailler, dès lors qu’un tel choix est reconnu comme relevant
de la plus élémentaire des libertés. En ce cas, le principe de
différence pourrait justifier, selon Van Parijs51, une allocation
universelle inconditionnelle qui serait le meilleur moyen d’éga-
liser la « liberté réelle » de chacun (III.2).
III.1.Redistribution forfaitaire
du produit des « capacités-ressources »…
Pour Kolm, la question de la justice sociale en économie de marché
doit être essentiellement traitée sous l’angle de la « macrojustice »,
en combinant la liberté des individus avec la fiscalité et la redistri-
bution des revenus, ce qui implique un canevas cohérent et précis
que Kolm appelle les « transferts ELIE 52 » (« Equal-Labour Income
Equalization ») 53 . C’est à l’occasion de commentaires riches sur le

[49] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 244.


[50] Cf. principalement Kolm Macrojustice. The Political Economy of Fairness, op. cit., 2005.
[51] Cf. principalement P. Van Parijs, Real Freedom for All – What (if anything) can justify
capitalism ?, Oxford University Press, 1995.
[52] Pour un exposé succinct de ce canevas, cf. C. Gamel & M. Lubrano, « Why should we
debate the theory of macrojustice ? », in C. Gamel & M. Lubrano (eds.), On Kolm’s Theory
of Macrojustice – A Pluridisciplinary Forum of Exchange, Springer Verlag, 2011, chap.
1, p. 1-32 ou Gamel, « Essai sur l’économie de “l’égalitarisme libéral”. Une combinaison
sélective des travaux de Rawls, Sen et Kolm », op. cit., p. 385-390 ; toutefois, dans le cadre
de la présente réflexion, l’évocation des travaux de Kolm ne dépend pas tant d’une pré-
sentation liminaire des transferts ELIE que de l’exposé d’un débat de fond dans lequel
s’insère la théorie de la macrojustice.
[53] Les transferts ELIE visent en effet « l’égalisation des revenus issus d’un travail égal »,
en fonction d’un « paramètre d’égalisation » k qui sera ultérieurement évoqué (cf. infra 1°,
avant-dernier alinéa).
153
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

sens et la portée de sa théorie que Kolm54 avance lui-même l’idée qui


nous intéresse ici : les transferts ELIE pourraient constituer la « solu-
tion définitive de Rawls » (Rawls’s final solution), telle que celui-ci la
recherchait à travers l’énoncé de son principe de différence55 . Dans
cette perspective, deux points nous semblent particulièrement impor-
tants : d’une part, l’apport de Kolm doit être resitué dans un débat
ancien entre Rawls et Musgrave concernant l’incidence de la fiscalité
sur l’arbitrage revenu-loisir des plus productifs ; d’autre part, Kolm
perfectionne la réponse à la question complexe de la redistribution des
revenus d’activité, dans un sens tout à fait conforme à la conception
du travail de Rawls.
1° Pour ce qui est du premier point, peu de temps après la publi-
cation en 1971 de Théorie de la justice, Musgrave 56 considère avec
précision le principe de différence (qu’il appelle maximin), comme
vecteur d’incitations à l’égard des individus dotés des talents naturels
les plus élevés. De son point de vue, il s’agit d’améliorer cette solution
de second rang57 sur le plan de l’équité tant verticale qu’horizontale.
En ce qui concerne l’équité verticale, Musgrave souligne qu’un pré-
lèvement classique sur le revenu pousserait sans doute ces individus
à réduire leur activité et à accroître leur temps de loisir (effet de
substitution négatif à l’égard du travail, puisque le manque à gagner
pour chaque heure de « loisir », non travaillée, est réduit par le prélè-

[54] S.-C. Kolm, « Economic Macrojustice : Fair Optimum Income Distribution, Taxation and
Transfers » in C. Gamel & M. Lubrano (eds.) On Kolm’s Theory of Macrojustice…, op. cit.,
2011, chap. 3, p. 103.
[55] De ce fait, nous n’évoquons pas le « changement de paradigme » impliqué par la théorie de
la macrojustice (cf. E. Schokkaert, « Critical Notice : Macrojustice as a research program »,
Economics and Philosophy 25(1), 2009, p. 69-84) : en taxant une estimation des capacités
productives personnelles des individus, au lieu du revenu gagné avec ces capacités, Kolm
remet en cause la théorie de la fiscalité optimale (cf. J. Mirrlees, « An exploration in the
theory of optimal income taxation », Review of Economic Studies 38(114), 1971, p. 175-
208), théorie selon laquelle ces capacités productives ne sont pas mesurables et donc
imposables ; sur ce point, cf. notamment Gamel & Lubrano, « Why should we debate the
theory of macrojustice ? », op. cit., p. 15-18).
[56] Cf. R. Musgrave, « Maximin, uncertainty, and the leisure trade-off », Quaterly Journal of
Economics 88 (4). 1974, p. 625-632.
[57] La solution de premier rang serait à ses yeux la solution idéale (utilitariste), qui consis-
terait à assurer le bien-être maximum pour chacun par une redistribution parfaitement
égalitaire (sous l’hypothèse de fonctions d’utilité identiques pour tous les individus) ; mais
en ce cas, reconnaît Musgrave (« Maximin, uncertainty, and the leisure trade-off », op. cit.,
p. 629), « une redistribution excessive pourrait réduire le niveau de revenu global disponible
à cet effet », faute pour les plus talentueux d’incitations suffisantes à produire.
154
Philosophie économique

vement fiscal)58 . Pour éviter la pratique d’une « substitution défensive


du loisir » en réaction à une charge fiscale jugée excessive par les plus
talentueux, il suggère donc que le financement des aides aux moins
talentueux « se fasse non par un impôt sur le revenu mais de manière
forfaitaire, de sorte qu’il n’y ait pas d’effet de substitution59 ».
Du point de vue de l’équité horizontale, il s’inquiète, non sans
humour, de la situation « des reclus, des saints et des universitaires
(non consultants) » dont le revenu est faible et la préférence pour le
loisir forte ; un système de taxation forfaitaire les obligerait à exploiter
davantage leurs capacités productives, en travaillant plus pour finan-
cer leur contribution à la redistribution, et Musgrave de se deman-
der « si cela n’interférerait pas indûment avec la liberté60 ». Sur ce
point, dès lors que les libertés fondamentales (définies par le premier
principe de la justice) ne sont pas en cause, la réponse immédiate de
Rawls dans la même revue semble plutôt rassurante : « Influencer
par la fiscalité l’arbitrage revenu-loisir, pour ainsi dire, n’est pas une
interférence avec la liberté tant que cela n’empiète pas sur les liber-
tés fondamentales, même si leur prise en compte plus complète est
nécessaire pour décider quand cela se produit61. »
Bien plus, Rawls semble valider toute l’analyse économique théorique
de Musgrave, en considérant qu’« il peut y avoir de bonnes raisons pour
inclure le loisir parmi les biens premiers62 ». La position ainsi adoptée
par Rawls en 1974 se révélera en fait fondamentale, car il ne cessera
par la suite de revendiquer cet élargissement au loisir de la liste ini-
tiale de ces biens premiers. Comme on le verra plus loin (cf. infra III.2),
l’enjeu dépasse largement le simple fait d’ajouter à cette liste, en plus du
revenu et de la richesse, un troisième bien de nature socio-économique.
L’apport de Kolm se trouve dans l’exact prolongement de Musgrave,
qu’il précise et approfondit : d’une part, il situe d’emblée sa réflexion

[58] Par ailleurs, l’effet de revenu joue certes en sens inverse si le temps de loisir est un « bien
normal » (sa consommation diminue et l’offre de travail augmente), mais, hypothèse la plus
fréquemment retenue, l’effet de substitution est censé l’emporter dans toute l’analyse sur
l’effet de revenu (Musgrave, ibid., note 8, p. 629).
[59] Ibid., p. 630. L’incidence du prélèvement forfaitaire ne passe alors que par le seul « effet
de revenu » ; si le temps de loisir est un « bien normal », l’effet revenu se traduit par une
baisse du temps de loisir, qui accompagne la baisse du revenu net (après impôt forfaitaire).
[60] Ibid., p. 632.
[61] J. Rawls, « Reply to Alexander and Musgrave », Quaterly Journal of Economics 88(4),
1974, p. 654.
[62] Ibid.
155
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

dans le cadre de l’arbitrage revenu-loisir esquissé par Musgrave,


d’autre part, les transferts ELIE sont des transferts forfaitaires
comme l’avait envisagé Musgrave, mais Kolm en revendique plus
explicitement les bonnes propriétés incitatives.
La théorie de la macrojustice laisse en effet de côté les politiques
fiscales traditionnelles, qui taxent les comportements des individus
(travailler, épargner ou consommer) à travers les effets attendus de ces
comportements (les revenus du travail ou de l’épargne, les dépenses de
consommation). Elle s’appuie au contraire sur une variable inélastique
– leurs capacités personnelles à gagner un revenu en tra­vaillant – que
nous appellerons leurs « capacités-ressources ». Il s’agit non pas d’une
variable de flux, mais d’une variable de stock63 , de ce fait insensible
(au moins à court terme) aux comportements des individus, ce qui évite
les effets désincitatifs comme la « substitution défensive du loisir64 ».
En ce qui concerne les individus très productifs préférant le loisir au
travail, la crainte de Musgrave sur la remise en cause de leur liberté
est aussi partagée par Kolm, qui exclut ce qu’il appelle les « excen-
triques productifs » du champ de la macrojustice65 ; mais la raison

[63] Les capacités productives personnelles sont pour Kolm des « ressources naturelles » de
l’individu, que les investissements éducatifs (famille, école) permettent d’augmenter. La
valorisation de ce stock de capacités-ressources se fait aux conditions du marché et corres-
pond au flux de revenu (salarial ou non salarial) wi que l’individu peut en tirer, lorsqu’il
travaille à temps complet. L’imposition forfaitaire des capacités productives consiste à
prélever une fraction k de ce revenu à temps complet wi, quelle que soit l’intensité avec
laquelle l’individu i les exploite (en travaillant à temps complet, à temps partiel ou pas du
tout). k représente aussi le nombre de jours de travail qu’il faut effectuer pour s’acquitter
du prélèvement forfaitaire (par exemple, avec k égal à 40 %, il faut travailler au moins
deux jours, si une semaine de travail à temps complet en comporte cinq). En contrepartie,
chacun a droit à une fraction k de la valeur moyenne w de tous les prélèvements forfai-
taires. Le transfert net d’un individu est donc Ti = k( w − wi ). Ce transfert est positif si
l’individu, bénéficiaire net des transferts ELIE, a de faibles capacités-ressources ( wi < w)
et il est négatif si l’individu, contributeur net, a de fortes capacités-ressources ( wi > w).
Par construction, le financement des transferts ELIE est équilibré.
[64] Dans le cadre, classique en microéconomie, de l’arbitrage revenu-loisir, l’absence d’effets
de substitution se traduit graphiquement par la simple translation des droites de budget
(après transferts). Pour une illustration, cf. « la géométrie de base des transferts ELIE »
(Gamel, « Essai sur l’économie de “l’égalitarisme libéral” », op. cit., p. 387).
[65] Il s’agit d’individus très productifs, potentiels contributeurs nets au financement des
transferts ELIE, mais dont le temps de travail est insuffisant pour s’acquitter du forfait
fiscal kwi (calculé sur la base d’une activité à temps complet). Plus généralement, le système
des transferts ELIE ne concerne que des individus travaillant suffisamment pour pouvoir
s’acquitter du prélèvement forfaitaire auquel ils sont soumis. Comme on le verra plus loin
(cf. infra 2°), la situation de ceux qui volontairement s’écartent trop de la norme d’un tra-
vail à temps complet est un cas particulier qui ne relève pas de la macrojustice de Kolm.
156
Philosophie économique

avancée est moins l’atrophie de la liberté des personnes concernées,


que l’illégitimité de taxer un revenu qui serait seulement potentiel :
Si, en effet, les gens comprennent généralement que l’on taxe le travail des per-
sonnes très rémunérées pour aider celles qui ont moins de chance sur ce plan,
ils ne comprennent pas que l’on taxe du loisir de ces productifs à la valeur de
ce qu’il produirait s’il était utilisé pour travailler, parce que ces personnes ne
bénéficient pas de cette productivité potentielle66 .

Et Kolm ajoutera plus tard : « Ce point de vue courant doit être
respecté en démocratie67. »
Au total, l’interférence éventuelle de la fiscalité forfaitaire avec la
liberté semble mieux prise en compte par Kolm que par Rawls, qui
semble ne pas la redouter. C’est sans doute pourquoi Kolm a pu écrire
que les transferts ELIE constituent « la solution complète de Rawls (la
solution qu’il aurait dû proposer pour le problème de la redistribution
tel qu’il l’a formulé en 1974, pour peu que les points faibles en soient
corrigés)68 ». La convergence est manifeste, tant sur le thème de la
répartition inégale des talents naturels, dont le principe de différence
a pour vocation de répartir les fruits entre tous, que sur la nécessité,
pour y parvenir, de maintenir l’incitation à produire des plus talen-
tueux par des « inégalités acceptables lorsqu’elles sont efficaces69 ».
Par ailleurs, l’inconvénient du principe de différence, c’est qu’il
constitue a priori une exception à la référence à l’égalité chez Rawls
et qu’il ne se traduit pas par une proposition très précise. L’avantage
des transferts ELIE de Kolm, c’est qu’il semble relever ce double défi :
• D’une part, le coefficient de redistribution de Kolm (k) s’appelle
le « paramètre d’égalisation » et permet de définir le pourcentage
de revenus issus des capacités-ressources de chacun, dont les
individus ont accepté le prélèvement pour être redistribué de
manière égalitaire. De bout en bout, la référence à l’égalité reste
bien présente chez Kolm.
• D’autre part, en passant du principe de différence de Rawls aux
transferts ELIE de Kolm, on dispose d’un schéma redistributif
très complet qui permet de concilier incitation à produire et

[66] S.-C. Kolm, « Macrojustice : distribution, impôts et transferts optimaux », Revue d’économie
politique 117(1), 2007, p. 79.
[67] Kolm, « Economic Macrojustice : Fair Optimum Income Distribution, Taxation and
Transfers », op. cit., p. 116.
[68] Ibid., p. 103.
[69] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 279.
157
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

redistribution, schéma qui renforce et crédibilise la perspective


de l’égalitarisme libéral dans lequel s’inscrivent indubitablement
les deux auteurs.
Dès lors, il serait même possible de reconstruire ce qui se passe
sous le voile d’ignorance rawlsien, lorsque les individus sont censés
se mettre d’accord à l’unanimité sur un mécanisme de redistribution,
par lequel chacun pourrait disposer des mêmes quantités de biens
premiers, en l’occurrence du même revenu mais aussi du même temps
de loisir. Cette configuration correspond, dans le cadre kolmien de
la macrojustice, à la situation où tous les individus décideraient de
travailler exactement à hauteur du « paramètre d’égalisation » k. Bien
entendu, une fois levé le voile d’ignorance et connues leurs capacités
productives comme leurs préférences en matière de loisir, les indi-
vidus conservent la liberté d’exploiter plus intensément ces capaci-
tés en travaillant au-delà de k ; compte tenu du caractère forfaitaire
des transferts ELIE, ils bénéficient alors d’une exonération fiscale
complète­pour les revenus supplémentaires perçus.
2° Si les transferts ELIE de Kolm peuvent ainsi se présenter
comme une traduction explicite du principe de différence de Rawls, il
existe aussi, de manière plus implicite, un second point de convergence
entre les deux auteurs concernant, dans le prolongement du premier,
le rôle du travail comme facteur d’intégration de l’individu à la société.
Dès 1988, dans un des textes où il rappelle que le temps de loisir
peut si nécessaire être ajouté dans l’indice des biens premiers, Rawls
ajoute le commentaire suivant :
Une durée de 24 heures, déduction faite d’une journée type de travail, pour-
rait être comptée dans l’indice comme temps libre. Les gens qui ne veulent
pas travailler auraient une journée standard de loisir supplémentaire supposée
équivalente à l’index des biens premiers des moins avantagés. Ainsi ceux qui
font du surf toute la journée à Malibu devraient trouver une façon de subvenir
à leurs besoins et ne pourraient bénéficier de fonds publics70.

Par cette phrase, Rawls juge nécessaire d’exclure du bénéfice de la


redistribution (induite par le principe de différence) « les gens qui ne
veulent pas travailler » (those who are unwilling to work) pour ne le
réserver qu’à ceux qui ne le peuvent pas, c’est-à-dire aux « chômeurs
involontaires ». Pour bien indiquer qu’il exclut ainsi les inactifs volon-
taires qui ne font aucun effort pour s’intégrer à la société par leur

[70] J. Rawls, « The Priority of Right and Ideas of the Good », Philosophy and Public Affairs,
17(4), 1988, p. 257.
158
Philosophie économique

travail, Rawls précisera, dans la version définitive du texte, parue


en 1993, qu’il s’agit de « ceux qui ne désireraient pas travailler dans
des conditions où il y a assez de travail (je suppose que les fonctions
et les emplois ne sont pas rares ou rationnés)71».
Finalement, Rawls soulignera l’importance de l’introduction du
temps de loisir dans l’indice des biens premiers, en y consacrant la
section 53 (« Brefs commentaires sur le temps de loisir ») de son der-
nier ouvrage publié72. Confirmant que les plus défavorisés ne sont
pas « ceux qui vivent des prestations sociales et qui surfent toute
la journée au large de Malibu73 », Rawls écrit que « nous pouvons
inclure le temps consacré au loisir dans l’indice si cette possibilité
s’avère praticable et constitue la meilleure façon d’exprimer l’idée
que tous les citoyens doivent prendre part au travail coopératif de
la société74 » (all citizens are to do their part in society’s coopérative
work). Et Rawls de préciser à nouveau : « Bien entendu, si le temps
consacré au loisir est inclus dans l’indice, la société doit s’assurer
que des possibilités de travail [productif] sont généralement dispo-
nibles75. » Ce rappel semble confirmer que la liberté d’accès à l’emploi,
et donc la lutte contre le chômage involontaire, relèvent bien de la
prééminence dans la hiérarchie rawlsienne du « principe d’égales
libertés » (cf. supra II.1).
Sur la question essentielle de l’intégration par le travail, Kolm
reprend explicitement la position de Rawls : pour l’un comme pour
l’autre, le point sensible n’est pas celui des chômeurs involontaires :
si l’économie n’offre pas d’emplois à des gens qui voudraient travailler
aux conditions courantes du marché mais ne le peuvent pas, le prin-
cipe de différence joue à plein en leur faveur76 et il en est de même

[71] Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 224.


[72] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 243-244.
[73] Ibid., p. 243.
[74] Ibid., p. 244.
[75] Ibid., p. 243-244. Nous préférons traduire l’expression originelle fruitful work par « travail
productif » (et donc rémunéré) plutôt que par l’expression ambiguë « travail enrichissant »
retenue dans l’ouvrage en français ; car la question n’est pas celle de la qualité du travail
(plus ou moins intéressant) mais bien celle du volume de travail disponible pour tous ceux
qui veulent travailler aux conditions en vigueur sur le marché.
[76] Dans un tel contexte, Rawls n’est pas allé plus loin que ce qu’il suggérait dès 1971 : « Le
gouvernement garantit un minimum social soit sous la forme d’allocations familiales et
d’assurances maladie et de chômage, soit, plus systématiquement, par des dispositifs de
supplément de revenu échelonné (ce qu’on appelle impôt négatif sur le revenu) » (Rawls,
Théorie de la justice, op. cit., p. 316). Le système d’impôt négatif, inspiré d’une idée de
159
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

pour les transferts ELIE : selon Kolm, un chômeur involontaire peut


avoir des capacités productives significatives, mais si l’économie est
incapable de lui fournir un emploi correspondant à ces capacités, alors
tout se passe comme si celles-ci étaient nulles et le transfert ELIE
est en ce cas maximal. Tout autre est à ses yeux la situation des indi-
vidus qui volontairement travaillent très peu ou pas du tout : ces cas
restent en dehors du champ de la macrojustice et donc du système des
transferts ELIE. Sur ce point, Kolm reprend explicitement la position
de Rawls, en allant jusqu’à le citer :
Les gens qui choisissent de travailler très peu s’abstiennent de participer au
système de coopération productive de la société et de division du travail, dont
il s’agit de partager le produit. Comme l’écrit Rawls (1982), dont la compréhen-
sion de l’éthique sociale est une fois de plus éclairante, ces individus ne sont pas
des « membres de la société coopérant pleinement, engagés dans la coopération
sociale pour une vie entière, pour un avantage mutuel, et sujets, pour cette
raison, à la règle de la distribution globale »77.

En résumé, la convergence entre Rawls et Kolm semble complète :


au-delà de l’interprétation précise du principe de différence que sug-
gère la théorie de la macrojustice, les deux auteurs partagent la même
conception d’intégration par le travail, qui les conduit à laisser, en
marge de la redistribution, ceux qui volontairement vivent en marge
de la société en choisissant de ne pas travailler78 .

Friedman (M. Friedman, Capitalisme et liberté [1962], Robert Laffont, 1971) prévoit une
allocation dégressive au fur et à mesure que les revenus du travail augmentent, mais
cette allocation est par construction maximale pour tous ceux qui ne peuvent travailler.
Au-delà des chômeurs involontaires sont aussi concernés tous ceux (handicapés mentaux
ou physiques, par exemple) qui ne peuvent trouver sur le marché du travail de quoi sub-
venir à leurs besoins. L’allocation est certes dégressive, mais diminue moins que le revenu
gagné par l’individu qui accepterait un emploi faiblement rémunéré, ce qui maintient en
permanence une incitation monétaire à travailler.
[77] Kolm, « Macrojustice : distribution, impôts et transferts optimaux », op. cit., p. 79. Cf.
également Kolm, « Economic Macrojustice : Fair Optimum Income Distribution, Taxation
and Transfers », op. cit., p. 116.
[78] Toutefois subsiste une divergence importante entre Rawls et Kolm, sur la question de l’in-
terprétation du principe de différence en termes de transferts forfaitaires. Contrairement
à l’affirmation de Kolm, les transferts ELIE ne sont donc pas en tout point fidèles à la pen-
sée de Rawls. Néanmoins l’économie des transferts ELIE peut selon nous être considérée
comme une interprétation rigoureuse du principe de différence ; sur ce point, cf. Gamel,
« Essai sur l’économie de “l’égalitarisme libéral”… », op. cit., p. 375-380.
Le passage du « principe de différence » à la redistribution forfaitaire du produit des « capa-
cités-ressources », d’une part, et, d’autre part, le passage de la « juste égalité des chances » à
l’égalisation des « capacités-potentialités » (cf. supra II.2) ne sont pas non plus sans consé-
quence : leur effet combiné remet en cause la « division des tâches » entre les deux volets
160
Philosophie économique

C’est cette dernière idée que Van Parijs remet complètement en


cause, en considérant que l’intégration à la société ne passe pas for-
cément par un travail économiquement productif et rémunéré. Si le
fait de ne pas offrir son travail sur le marché est reconnu comme
une liberté essentielle de chaque individu, alors l’égalitarisme libéral
débouche sur une traduction alternative du principe de différence,
où, de manière plus radicale, la « liberté réelle » de chacun doit être
égalisée par l’octroi d’une allocation universelle.
III.2. …ou égalisation de la « liberté réelle » de chacun ?
Si Rawls en est venu à affirmer, de manière aussi claire, le rôle
fondamental du travail comme facteur d’intégration sociale, c’est sans
doute le résultat de la contradiction apportée sur cette question par
Van Parijs, dans un texte de 1991 au titre explicite : « Pourquoi les
surfeurs devraient être nourris : arguments libéraux pour un revenu de
base inconditionnel »79. Van Parijs y défend l’idée qu’une théorie libérale
de la justice doit s’astreindre à traiter tous les individus de la même
manière et n’introduire aucune discrimination entre les manières de
vivre acceptables (conceptions of good life) qu’ils pourraient choisir et,
à ses yeux, seule une allocation universelle (basic income) respecte ce
caractère inconditionnel ; elle serait versée à chacun indépendamment
de son état civil ou de sa situation professionnelle, de sa performance
au travail ou même de sa disponibilité pour travailler. En fournissant à
chaque personne des moyens pour réaliser (au moins en partie) son pro-
jet de vie, l’allocation universelle vise donc à donner à l’idée de liberté
un contenu « réel », au-delà de ses aspects « processuels » ou « formels ».
Selon Van Parijs, l’allocation universelle (en abrégé AU) aurait
pu être une interprétation fidèle du principe de différence, si Rawls,
par sa manière d’inclure in fine le loisir parmi les biens premiers (cf.
supra III.1), n’avait pas introduit une discrimination, inacceptable à
ses yeux, entre ceux qui ne travaillent pas, selon qu’ils ne peuvent pas
travailler ou qu’ils ne le veulent pas80.

du second principe de la justice de Rawls. En effet, lorsqu’on passe ainsi de la philosophie


à l’économie de l’égalitarisme libéral, le clivage pertinent ne correspond plus à l’opposi-
tion « social/naturel » dans l’origine des inégalités, mais à la dichotomie « potentialités/
ressources » contenue dans le terme polysémique de « capacités ». Pour une présentation
complète de l’argumentation, cf. Gamel, « Essai sur l’économie de “l’égalitarisme libéral”… »,
op. cit., p. 382-384.
[79] P. Van Parijs, « Why Surfers Should Be Fed : The Liberal Case for an Unconditional Basic
Income », Philosophy and Public Affairs 20(2), 1991, p. 101-131.
[80] Van Parijs sera donc conduit à fonder autrement le principe de l’allocation universelle
161
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

En effet, dans la formulation originelle du principe de différence, il


s’agit selon Rawls de rendre aussi élevé que possible, d’abord pour les
individus les moins bien lotis, le volume des biens premiers sociaux
qui sont régis par ce principe : revenu et richesse, pouvoirs attachés
aux positions dans la société, bases sociales du respect de soi-même81.
« Tant qu’aucun index précis de ces avantages socio-économiques n’est
proposé, en toute rigueur rien ne peut être déduit. Mais, souligne Van
Parijs, un rapide examen de la liste de [ces] catégories d’avantages
socio-économiques établit sans doute une présomption en faveur de
l’AU82. » Cette présomption n’existerait pas si le principe de différence
visait uniquement à rendre aussi élevé que possible uniquement le
revenu, car, dans cette éventualité, il est fort probable que tel ou tel
système de transferts conditionnels serait le plus souvent mieux à
même d’accroître au maximum les revenus les plus faibles.
Or, parmi les biens premiers relevant du principe de différence, Van
Parijs remarque d’abord que figure non seulement le flux de revenu,
mais aussi le stock de richesse qui est de nature inconditionnelle,
puisque n’exigeant aucune contrepartie en termes de services à rendre
(en travail ou en capital) 83 . D’où une première justification en faveur
d’une allocation également inconditionnelle.
Par ailleurs, le principe de différence doit prendre en compte les
pouvoirs et prérogatives divers attachés aux positions sociales. Or, là
encore, comme traduction de ce principe, l’AU semble présenter un
avantage sans équivalent : son caractère inconditionnel (et donc per-
manent) confère aux individus les plus faiblement dotés en la matière
un pouvoir accru de négociation dans leurs relations avec de potentiels
employeurs ou avec l’État. En tout cas, la possibilité de disposer de

et construira à cet effet sa théorie du « libertarisme réel ». Esquissée dans son texte de
1991, cette théorie est complètement développée dans un ouvrage publié quatre ans plus
tard (Van Parijs, Real Freedom for All…, op. cit.), ouvrage austère mais comportant en
couverture l’image splendide d’un surfer dans le rouleau d’une vague. Nous ne reprenons
ici de cette théorie que quelques éléments indispensables à notre propre analyse.
[81] Les autres biens premiers sociaux (droit et libertés fondamentales, liberté d’orientation
vers diverses positions sociales) relevant du principe d’égales libertés ou de la juste égalité
des chances (cf. supra II.2. 1°).
[82] Van Parijs, « Why Surfers Should Be Fed… », op. cit., p. 104.
[83] On peut aussi remarquer que, dans les mécanismes de redistribution en vigueur dans
les pays développés, le montant des transferts sociaux, sauf rares exceptions, ne dépend
pas de la richesse des individus. En sens inverse, les dispositifs de bouclier fiscal viennent
parfois plafonner, en pourcentage du revenu courant, le montant des impôts à verser en
y incluant la fiscalité sur le stock de patrimoine.
162
Philosophie économique

plus grands pouvoirs et prérogatives est bien mieux assurée de cette


manière que par un transfert fonction de la disponibilité à travailler
du bénéficiaire ou de l’examen de ses moyens de subsistance.
Enfin, concernant les bases sociales du respect de soi-même, il
est évident que l’AU, dont les modalités d’attribution n’éliminent pas
des personnes qui se comporteraient de manière « inadéquate » (en ne
voulant pas travailler) et impliquent par ailleurs moins de contrôles
administratifs à l’égard de ses bénéficiaires84 , est moins enclin à les
stigmatiser, voire à les humilier ou à saper leur dignité.
En conséquence, affirme Van Parijs, ce que je considère comme la version rawl-
sienne de la position du libertarisme réel, et en particulier son principe de
différence, semblent recommander […] que soit introduite une AU incondition-
nelle, redistribuant la richesse, attribuant du pouvoir et préservant le respect
de soi-même. Cela devrait se faire à travers l’instauration d’une AU fixée au
niveau soutenable le plus élevé possible, car le principe de différence est un
critère maximin et le niveau de l’AU détermine le panier d’avantages socio-
économiques des plus désavantagés, de ceux qui n’ont rien d’autre que cette
allocation85.

Pour que cette justification par le principe de différence de l’al-


location universelle soit complète et plausible, encore faut-il vérifier
qu’à côté du volet maximin le principe de différence comporte un volet
incitation à produire, en direction cette fois des plus avantagés en
termes de talents naturels. En d’autres termes, la « soutenabilité » d’une
allocation la plus élevée possible suppose que soit résolue la question
cruciale de son financement, dont dépend toute l’économie du principe
de différence, lorsque celle-ci prend cette direction non rawlsienne.
Conséquence directe de la remarque précédente, le mode de finan-
cement de l’AU retenu par Van Parijs dépend dans un premier temps
de sa théorie du « libertarisme réel », variante radicale de la philoso-
phie libertarienne86 . Un point important de débats, voire de conflits
entre libertariens, concerne en effet les conditions d’appropriation de
biens (terres, ressources naturelles, etc.) que personne à l’origine ne

[84] Seul subsiste comme condition restrictive d’attribution un critère minimal de résidence
ou de nationalité. Par ailleurs, l’inconditionnalité fait disparaître le ciblage sur les seuls
titulaires de bas revenus, à la différence de l’« impôt négatif » tel qu’évoqué par Rawls (cf.
supra note 76), dont la perception resterait soumise à condition de revenus.
[85] Van Parijs, « Why Surfers Should Be Fed… », op. cit., p. 105.
[86] La clef de voûte du libertarisme est le rôle dévolu à la propriété privée dans la protection
de la liberté : le système des droits de propriété protège la propriété de chacun sur son
propre corps (la propriété de soi-même) et sur des biens légitimement acquis auprès de
personnes qui les ont, quant à elles, légitimement donnés ou vendus.
163
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

détient. L’hétérodoxie des libertariens est telle que leurs divers repré-
sentants occuperaient un spectre très large dans l’éventail des valeurs
politiques87 et la position de Van Parijs peut être localisée à l’extrême
gauche de ce spectre : il exploite la notion de « ressources externes »
définies par Dworkin88 pour désigner toutes les ressources dont peut
disposer un individu en dehors de ses talents et aptitudes personnels.
Puis il soutient que ce sont ces ressources externes qui doivent faire
l’objet d’une redistribution égalitaire, sous la forme de l’AU la plus
élevée possible. Ces ressources externes englobent non seulement les
ressources naturelles mais incluent aussi les biens de toute sorte (y
compris usines et technologies), auxquels les individus ont pu avoir
accès et qui déterminent leur capacité à poursuivre leur idéal de vie.
Van Parijs consacre alors tout un chapitre89 aux modalités de redis-
tribution égalitaire de ces ressources externes, mais, comme souvent
dans l’histoire de la pensée économique, la question du financement,
qui est sous-jacente à cette redistribution, est un test redoutable : les
projets théoriquement les plus séduisants peuvent perdre tout ou par-
tie de leur crédibilité, soit que leur mise en place se révèle impossible,
soit que certains obstacles aient été mal évalués. Dans le cas de l’AU,
la question du financement est encore très débattue et il n’est pas
possible d’en exposer ici tous les aspects. À titre d’illustrations, deux
points nous semblent à retenir90 :
1° En dépit de la rigueur analytique dont il fait preuve, les modali-
tés de financement avancées par Van Parijs ne sont pas in fine convain-
cantes. Conscient qu’une taxation trop forte des ressources externes
au moment de leur transmission (dons ou legs) serait complètement

[87] Entre l’affirmation pure et simple du droit de propriété du premier occupant (cf.
M. Rothbard, The Ethics of Liberty, Humanities Press, 1982), la nécessité de respecter
une clause suspensive (cf. Nozick, Anarchie, État et utopie, op. cit.), qui interdit seulement
de s’approprier un bien si la situation d’autrui s’en trouve dégradée, et la reconnaissance
d’un droit égal de chacun sur des biens qui ne sont initialement la propriété de personne
(cf. H. Steiner, An Essay on Rights, Basil Blackwell, 1994), on mesure l’ampleur des diver-
gences possibles, quant à la façon de considérer les droits des descendants actuels des
premiers « possédants ».
[88] R. Dworkin, « What is Equality ? Part 2 : Equality of Resources », Philosophy and Public
Affairs 10(3), 1988, p. 307.
[89] Van Parijs, Real Freedom for All, op. cit., chap. IV, p. 89-132.
[90] Nous n’évoquons ici que quelques points critiques ; pour une analyse détaillée de la straté-
gie de financement de Van Parijs, cf. C. Gamel, « Comment financer l’allocation universelle ?
La stratégie de Van Parijs (1995) en question », Recherches économiques de Louvain 70
(3), 2004, p. 287-315.
164
Philosophie économique

contre-incitative, il constate d’abord que le produit de la taxation des


dons et legs est à peine de l’ordre de 0,25 % du PNB dans les démo-
craties libérales développées et il en conclut qu’un taux de taxation
réduit aboutirait à des montants de l’AU allant du « pathétiquement
bas au franchement négligeable91 ». C’est pourquoi Van Parijs consi-
dère ensuite que la richesse des individus ne se réduit à leurs patri-
moines (ou « ressources externes ») et à leurs aptitudes (ou « ressources
internes ») ; leur richesse incorpore en effet un « troisième type d’actif »
(les « rentes d’emploi »), lorsque, dans les sociétés caractérisées par un
chômage involontaire massif, ils parviennent néanmoins à travailler.
La taxation des rentes d’emploi prend donc pour acquis et irréver-
sible la flexibilité insuffisante du marché du travail, ce qui n’est mani-
festement pas compatible avec l’économie de l’égalitarisme libéral que
nous explorons ici, et en particulier avec l’égale liberté d’accès à l’emploi
qui en constitue le premier volet (cf. supra II.1). Par la suite, dans sa
recherche d’un financement soutenable de l’AU, Van Parijs finit par
justifier une taxation des revenus salariés et non-salariés qui ressemble
à la fiscalité des pays développés, à la seule différence que cette taxa-
tion serait « optimisée » : la pression fiscale très forte resterait dans
son esprit « soutenable », puisqu’un prélèvement excessif pousserait le
contribuable à réduire, voire à renoncer à son activité et à se contenter
d’une AU qui serait en ce cas maximale, ce qui revient en fait à consi-
dérer que le problème de l’incitation à produire serait résolu (l’AU a
atteint son niveau maximal), avant même de se poser (aucune incitation
supplémentaire à produire n’est donc nécessaire pour y parvenir).
Au total, le financement de l’AU selon Van Parijs permet de remettre
en cause les politiques classiques de lutte contre le chômage – par-
tage du travail (par réduction du temps de travail censée accroître
l’embauche), subventions à l’employeur (pour le maintien et la création
d’emplois) ou subventions à l’employé (pour l’indemnisation du chô-
mage). En effet, toutes ces mesures aboutissent à discriminer entre
des conceptions différentes de la « bonne manière de vivre », au profit
exclusif des individus qui ont un « goût dispendieux » pour l’emploi
et les gains monétaires et au détriment de ceux qui, renonçant à ces
ressources rares, ne seraient pas pour autant indemnisés, sous pré-
texte qu’ils apprécient cette ressource non monétaire qu’est le temps
libre. Par opposition à ces politiques classiques, l’instauration d’une

[91] Van Parijs, Real Freedom for All, op. cit., p. 102.
165
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

AU présenterait l’avantage de ne privilégier aucune conception parti-


culière de la bonne manière de vivre, mais la question essentielle de
son financement soutenable n’est pas pour autant résolue et justifie le
second point que nous voudrions ici aborder, à savoir les principales
pistes alternatives à la stratégie de Van Parijs.
2° En complément du « gisement » d’économies de gestion que son
caractère inconditionnel mettrait à jour (procédures simplifiées), l’AU
devrait aussi bénéficier des financements actuellement dédiés à la plu-
part des autres transferts sociaux ciblés (allocations familiales, indem-
nités de chômage, minimum vieillesse, etc.), auxquels elle se substitue-
rait. Pour compléter ces premières sources de financement également
envisagées par Van Parijs, le principe d’un taux d’imposition propor-
tionnel (à taux unique) sur le revenu serait alors une piste à privilégier,
car il existe de solides arguments pour substituer un tel système à la
progressivité de la fiscalité sur le revenu (taux marginaux croissants),
non seulement du point de vue de l’efficacité (et de l’incitation à pro-
duire) mais aussi (et surtout) du point de vue de l’équité fiscale92. C’est
du moins tout le sens de la proposition avancée dès 1995 par Atkinson93,
proposition dont on peut extraire trois remarques importantes :
• La combinaison de l’AU avec un impôt à taux progressif serait à
première vue possible, mais, fait alors observer Atkinson, « le taux
d’imposition initial pour financer une allocation universelle d’un
montant adéquat est probablement très proche du taux actuel-
lement le plus élevé en Grande-Bretagne (40 % en 1989), si bien
que l’ampleur de la progressivité serait en pratique limitée94 ».
• L’instauration d’un taux uniforme aussi élevé pourrait res-
treindre la liberté de la majeure partie des contribuables (bien
au-delà des plus aisés d’entre eux). En particulier, Atkinson note
que des taux marginaux élevés « piègent » les individus dans
une certaine tranche de revenus, avec très peu de chances d’en

[92] Un financement de l’AU par la TVA serait également envisageable, à condition que soient
mis en place des taux différenciés (taux plus élevés sur les biens surtout achetés par les
plus aisés), pour éviter la dégressivité de cette taxe par rapport au revenu. En d’autres
termes, imposition indirecte par une TVA à taux différenciés et imposition directe du
revenu à taux unique sont en ce cas foncièrement équivalentes du point de vue de l’équité
fiscale, définie par la stabilité des taux de prélèvement sur le revenu. Pour de plus amples
détails, cf. Gamel, « Comment financer l’allocation universelle ?… », op. cit., p. 304-307.
[93] A.B. Atkinson, Public Economics in Action – The Basic Income/Flat Tax Proposal, Oxford
University Press, 1995.
[94] Ibid., p. 2.
166
Philosophie économique

sortir par leurs propres efforts95. La remarque est d’autant plus


pertinente que l’AU a par ailleurs pour but d’assurer à chacun
une « réelle liberté ».
• Pour répondre à cette objection, on doit remarquer que les
taux d’imposition les plus élevés (souvent proches de 100 %)
concernent en fait les catégories sociales les plus défavorisées,
percevant à ce titre des allocations « différentielles » à condition
de revenus, ce qui engendre des « trappes à inactivité » (ou « à
pauvreté ») 96 . « La proposition d’AU avec impôt à taux unique,
conclut Atkinson, contribue à la suppression de la trappe à pau-
vreté et de ce fait les possibilités pour les familles à bas revenus
d’améliorer leur situation par leurs propres efforts s’en trouve-
raient sensiblement accrues97. »
En d’autres termes, en soumettant tous les contribuables poten-
tiels au même taux d’imposition sur le revenu, une telle réforme ne
ferait que rendre conforme au principe de différence de Rawls la pos-
sibilité pour chacun d’améliorer sa situation à sa propre initiative, à
commen­cer par les plus pauvres pour qui les opportunités d’améliora-
tion seraient maximales. Cependant, quelles que soient les modalités
exactes de cette réforme, le recours à l’impôt sur le revenu à taux
unique comme mode de financement réaliste et viable à long terme
conduit à un résultat inattendu : une AU ainsi financée aurait pra-
tiquement la même incidence économique que les systèmes d’impôt
négatif sur le revenu, à savoir la suppression des trappes à inactivité
par le maintien d’une incitation significative à travailler98 . Autrement
dit, l’adjonction de cette modalité de financement fait perdre à l’AU sa
neutralité de principe originelle entre travail et non travail.

[95] Ibid., p. 16.


[96] Une allocation est dite « différentielle », si chaque euro de revenu gagné par l’individu
réduit d’autant le montant de l’allocation qu’il perçoit. Le « taux marginal d’imposition »
(par baisse de l’allocation) est dans un tel cas de 100 %, niveau confiscatoire qui engendre
le phénomène des « trappes à inactivité » (le revenu net de l’individu n’augmente pas s’il
se met à travailler). Par exemple, le revenu minimum proposé par Hayek (cf. supra I.1)
est une allocation différentielle. À l’inverse, l’impôt négatif se caractérise par un taux
marginal d’imposition inférieur à 100 %, ce qui rend l’allocation « dégressive », mais non
plus « différentielle » (cf. supra note 76).
[97] Atkinson, Public Economics in Action, op. cit., p. 17.
[98] Pour une présentation complète de ce résultat, cf. C. Gamel, « Comment financer l’alloca-
tion universelle ?… », op. cit., p. 307-309. Van Parijs avait lui-même reconnu une certaine
convergence de résultat entre impôt négatif et AU (cf. P. Van Parijs, Real Freedom for
All, op. cit., p. 57).
167
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

Or, si l’on se souvient que l’impôt négatif sur le revenu était aussi
une des suggestions que Rawls avait lui-même formulées (cf. III.1, note
76), on peut se demander si l’économie du principe de différence, loin
de susciter un débat de fond sur l’intégration sociale par le travail,
ne débouche pas en fait sur une proposition tout à fait consensuelle.
C’est l’une des questions qu’il nous faut maintenant examiner en
conclusion de notre réflexion. Même si la traduction pratique du prin-
cipe de différence soulevait en fait moins de difficultés que prévu,
notre économie de l’égalitarisme libéral aurait encore devant elle
d’autres défis à relever.

IV. Conclusion : autres défis encore à relever


Selon la définition que nous en avons donnée, l’égalitarisme libé-
ral est d’abord un système philosophique inspiré de la théorie rawl-
sienne de la justice. Notre réflexion a alors tenté d’en tirer, au-delà
des aspects politiques, des prolongements économiques, de façon à
proposer une conception du libéralisme, tout aussi cohérente que la
pensée hayékienne, mais susceptible d’être mieux acceptée et donc
plus aisément appliquée. Quel bilan provisoire tirer d’une démarche
manifestement très, voire trop ambitieuse ?
En passant de la philosophie à l’économie de l’égalitarisme libéral,
une meilleure conciliation des volets politique et économique du libé-
ralisme semble certes en bonne voie, mais force est de reconnaître que
nous restons au milieu du gué : pour être pleinement convaincante,
notre tentative devrait encore franchir le fossé qui sépare l’économie
de l’égalitarisme libéral de ses applications concrètes en termes de
politiques économiques et sociales, adaptées « ici et maintenant » à
des environnements sociétaux forcément différents d’un continent à
l’autre, voire d’un pays à l’autre
Le défi de la mise en œuvre relève à l’évidence d’études spécifiques à
chaque cas et n’a donc pas sa place ici ; tout au plus peut-on esquisser en
conclusion quelques remarques générales sur la manière de l’aborder et
sur les obstacles à surmonter (IV.2). Mais, avant même de les dévelop-
per, encore faudrait-il pouvoir conclure le débat de fond sur l’économie
du principe de différence que nous avons laissé en suspens (IV.1).
IV.1. L’économie du principe de différence : suite et fin ?
Selon notre présentation, le principe de différence, en passant de
la philosophie à l’économie, peut être transposé en transferts ELIE
au sens de Kolm ou justifier une allocation universelle selon l’inter-
168
Philosophie économique

prétation de Van Parijs (cf. III.1 et III.2). Sur le plan théorique, un


compromis peut toutefois être esquissé, s’appuyant sur une certaine
complémentarité des deux propositions, à condition de laisser provi-
soirement de côté le débat sous-jacent sur l’intégration sociale par
le travail, question qui les oppose et que nous avons précédemment
mise en exergue.
Si l’on juge que ces propositions restent l’une et l’autre trop auda-
cieuses pour être rapidement comprises, admises et appliquées, alors
l’impôt négatif comme crédit d’impôt inconditionnel, tel que l’avait
initialement suggéré Friedman, peut constituer une solution pratique
alternative. Or, en ce cas, l’impôt négatif se révèle plus proche de la
pensée radicale de Van Parijs que de l’interprétation plus restrictive
que Rawls avait manifestement à l’esprit, en y faisant brièvement
allusion. Reprenons successivement ces deux perspectives.
1° En ce qui concerne d’abord le compromis théorique entre trans-
ferts ELIE et AU, on pourrait partir du constat suivant : pour Van
Parijs, l’allocation universelle tire sa légitimité du souci d’organiser
le partage égalitaire des « ressources externes » des individus, tandis
que pour Kolm, les transferts ELIE ont pour objectif l’égalisation
du produit de leurs « ressources internes », autre expression possible
pour désigner leurs capacités productives personnelles à travailler.
Les deux notions se révèlent en fait complémentaires et relèvent d’une
seule et même problématique philosophique : chacune traite du pro-
blème de la justice distributive que pose la répartition de dotations
« données » à l’individu, externes pour Van Parijs (ressources non
humaines « héritées » des générations antérieures), internes pour Kolm
(capacités productives humaines « reçues » de la famille ou de l’école).
Par ailleurs, compte tenu du financement incertain de l’AU, pour
lequel la seule taxation des dons et legs ne peut absolument pas
suffire, il est concevable de lui chercher une solution budgétaire de
complément­ : pourquoi alors ne pas appliquer aux dotations externes
qui fondent le projet de Van Parijs, un traitement fiscal inspiré de
celui réservé par Kolm aux seules dotations internes ? Si l’on suit cette
piste, des « transferts TECIE » (« Totally Exploited Capital Income
Equalization ») viendraient, en sus des « transferts ELIE », parachever
la redistribution forfaitaire des produits de toutes les capacités-res-
sources des individus (internes et externes)99.

[99] En complément des transferts ELIE financés sur les capacités productives à travailler
(ou ressources internes), il s’agirait de mettre en place une autre taxation forfaitaire
169
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

Le tableau 1 ci-dessous synthétise l’ensemble de la démarche,


qui approfondit l’expression « l’avantage de chacun » employée dès
1971 par Rawls et qui ne se réduit pas, sous sa plume, à un simple

« L’avantage de
Redistribution forfaitaire du produit des
chacun »
« capacités-ressources internes »

Principe de
Transferts ELIE
différence
(Kolm) :
Redistribution (Rawls) :
richesse non
forfaitaire du énoncé
humaine négligée
produit des philosophique
« capacités-
ressources Allocation
Transferts ELIE
externes » universelle
(ressources internes)
(Van Parijs) : et
financement transferts TECIE
insuffisant (ressources externes)

principe d’efficacité (au sens de Pareto)100 : les inégalités peuvent en


effet exister et même croître tant qu’elles profitent à tous et d’abord

concernant le capital (ou ressources externes) : une fraction k des revenus engendrés par le
capital, s’il était complètement exploité, alimenterait des transferts TECIE. Ces transferts
sont eux aussi forfaitaires, dans la mesure où ils ne tiennent pas compte des revenus effec-
tivement engendrés, variables selon l’exploitation plus ou moins complète qui est faite de
ces ressources externes. En d’autres termes, de même que des « excentriques productifs »
pourraient avoir du mal à s’acquitter de leur contribution aux transferts ELIE et seraient
incités à travailler plus, de même des « rentiers non exploitants » pourraient être poussés
à valoriser plus intensément leur capital, lorsqu’ils en laissent en « jachère » une fraction
trop importante. Pour l’examen détaillé d’une telle proposition, cf. C. Gamel, « Basic income
and ELIE transfers : Argument for compatibility despite divergence », in Gamel & Lubrano
(eds.), On Kolm’s Theory of Macrojustice, op. cit. p. 145-185. Par ailleurs, les transferts
TECIE, annuels, auraient un rendement fiscal bien plus élevé que la taxation forfaitaire
des dons et legs, prélevée uniquement lors de la transmission du capital (à un taux for­
cément bien inférieur à 100 %). Or cette taxation est la seule source de financement de
l’AU suggérée par Van Parijs qui soit, à notre avis, réellement conforme à sa philosophie
du libertarisme réel (cf. supra III.2).
[100] Sur ce point, cf. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 97.
170
Philosophie économique

aux plus défavorisés, ce que résume, du point de vue philosophique,


le « principe de différence » (case en haut et à gauche). À partir de cet
énoncé philosophique, la théorie économique du principe de différence
peut alors prendre les deux voies que nous avons présentées :
• La redistribution forfaitaire du produit des « capacités-res-
sources internes » des individus débouche sur les transferts
ELIE, traduction par Kolm de la volonté de Rawls d’assurer la
gestion collective, à l’avantage de chacun, du produit des talents
naturels individuels (case en haut et à droite du tableau). Mais
cette piste néglige la gestion collective du stock de richesses non
humaines détenues par les individus, alors qu’une telle gestion
pourrait sans doute renforcer la « démocratie de propriétaires »
recherchée par Rawls101.
• La redistribution forfaitaire du produit des « capacités-res-
sources externes » interprète le principe de différence selon le
« libertarisme réel » de Van Parijs et constitue, par la taxation
des dons et legs, le financement de référence de l’allocation uni-
verselle (case en bas et à gauche). Même s’il restait conforme
au principe de différence102, ce financement serait notoirement
insuffisant, d’autant plus que Van Parijs n’évoque les ressources
internes, différentes d’un individu à l’autre, que pour justifier
un montant d’AU accru pour les individus les moins bien dotés
(en situation de handicap, par exemple).
Dès lors, en combinant les deux types de redistribution forfaitaire
(suivant la flèche en pointillé du tableau), plus précisément en appli-
quant aux ressources externes un mécanisme de taxation forfaitaire
(les transferts TECIE) inspiré des transferts ELIE s’appliquant aux
seules ressources internes, un compromis théorique semble bien exis-
ter (case en bas et à droite).

[101] De son côté, Rawls distingue le « principe d’épargne juste » (entre les générations) du
principe de différence (au sein des générations). La justice intergénérationnelle commande
certes de prévenir des accumulations de richesse excessives sur la longue durée, mais ce
risque semble minime pour Rawls au sein d’une même génération : la dispersion du pouvoir
politique et économique au sein de la « démocratie de propriétaires » devrait à ses yeux suffire
à limiter les écarts de richesse au niveau compatible avec le principe de différence. Dès lors,
le patrimoine non humain ne doit être imposé qu’au moment de sa transmission, à la charge
des bénéficiaires des dons et legs. Cf. J. Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 218-220.
[102] En toute rigueur, selon la distinction établie par Rawls (cf. note 101), la taxation des
dons et legs de Van Parijs relève surtout du « principe d’épargne juste » et non du « principe
de différence ».
171
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

Toutefois, cette combinaison de transferts ELIE et TECIE n’est pas


vraiment conforme au caractère universel de l’allocation de Van Parijs,
car les « excentriques productifs » ou « chômeurs volontaires », s’ils sont
par ailleurs « surdotés » en richesse non humaine, ne bénéficient certes
pas des transferts ELIE (cf. supra III.1), mais pas non plus de trans-
ferts TECIE, au financement desquels ils doivent contribuer en raison
de cette surdotation. Cette combinaison n’est pas non plus conforme
à l’intégration par le travail privilégié par Rawls et Kolm : s’ils sont
à l’inverse « sous-dotés » en richesse non humaine, les « excentriques
productifs » comme les « chômeurs volontaires » bénéficieront quand
même d’un transfert TECIE dont ils seront bénéficiaires nets, alors
qu’ils persistent à ne pas vouloir travailler103 . On le voit à travers
ces exemples, l’économie du principe de différence ne peut donc pas
complètement échapper au débat de fond sur l’intégration sociale par
le travail, que nous avons précédemment exposé104 .
2° Tel est beaucoup moins le cas, lorsqu’à un niveau plus appliqué,
on suit la piste de l‘impôt négatif sur le revenu, mais le débat de fond
sur l’intégration par le travail est masqué par le choix, apparemment
technique, qu’il convient de faire entre plusieurs variantes en fait
distinctes de ce mécanisme. Cette seconde perspective part du constat
suivant que nous avons déjà brièvement évoqué (cf. III.2, dernières
lignes) : lorsque l’AU est combinée avec un impôt proportionnel sur
tous les autres revenus destiné à le financer, la répartition du revenu
qui en résulte pourrait être également obtenue par une combinaison

[103] Pour de plus amples développements sur la portée de la combinaison des transferts
ELIE et TECIE, cf. C. Gamel, « Basic income and ELIE transfers… », op. cit., p. 178-183.
[104] Sous un angle plus pragmatique, l’importance de ce débat semble toutefois à relativiser,
lorsqu’on s’intéresse à l’impact que pourrait avoir l’instauration d’une AU sur les compor­te­
ments : en particulier, les individus seraient-ils tentés par l’oisiveté en raison du caractère
inconditionnel de ce transfert ? Pour une première réponse à cette question, cf. C. Gamel,
D. Balsan & J. Vero, « L’incidence de l’allocation universelle sur la propension à travail-
ler. Enjeux théoriques et résultats micro-économétriques », Économies et Sociétés, série
« Socio-économie du travail », 8, 2005, p 1411-1441. En substance, les réponses en 2000
d’un panel de jeunes adultes peu qualifiés récemment insérés dans l’emploi montraient
que la perception d’une allocation mensuelle d’environ 300 euros n’aurait, semble-t-il, pas
provoqué un retrait massif de l’activité. L’insertion par le travail représentait, du moins
à cette époque, plus que la simple perception d’un revenu et la déconnexion entre travail
et revenu propre à l’AU n’incitait apparemment pas à « expérimenter » d’autres modes
d’insertion sociale. De tels résultats ne reflétaient certes que des intentions de compor-
tement (et non des comportements effectivement observés) ; mais ils traduisaient quand
même une forte emprise du travail sur les mentalités, emprise dont l’évolution éventuelle
au cours du temps mériterait d’être régulièrement étudiée.
172
Philosophie économique

d’impôts négatif et positif. Subsiste alors au plan macroéconomique


une seule divergence :
• AU et impôt proportionnel sur le revenu sont seulement superpo-
sés sur l’ensemble de la distribution des revenus, ce qui implique
que chacun perçoit l’AU mais contribue à son financement en
proportion de ses facultés contributives (sauf évidemment ceux
qui n’ont pas d’autre revenu que l’AU),
• Impôt négatif (allocation reçue) et impôt positif (contribution
versée) sur le revenu sont juxtaposés sur deux zones de la répar-
tition macroéconomique des revenus : en dessous d’un certain
seuil de revenu, se trouvent les individus qui perçoivent l’impôt
négatif (sans contribuer à son financement) et au-dessus de ce
seuil sont regroupés les contribuables qui paient l’impôt positif
(sans percevoir l’impôt négatif).
On comprend immédiatement qu’en dépit de la convergence macro-
économique dont nous sommes partis, ces deux techniques de redis-
tribution restent fondamentalement très différentes :
• Dans le premier cas, perception ex ante de l’AU par tous les
individus corrigée le cas échéant par un prélèvement fiscal ulté-
rieur, ou, dans le second cas, versement ex post de l’impôt négatif
uniquement pour ceux qui peuvent en bénéficier, une fois traitée
au préalable la déclaration de revenus permettant d’en calculer
le montant exact.
• Dès lors, l’impôt négatif ainsi conçu n’a pas du tout les mêmes
caractéristiques d’inconditionnalité que l’AU : d’une part, l’étude
préalable de la déclaration de revenus peut pousser certains
bénéficiaires de l’impôt négatif à renoncer à leurs droits par
refus de voir officiellement reconnue leur situation de pauvreté
(effet de « stigmatisation ») ; d’autre part, elle peut permettre à
l’administration d’exclure du bénéfice de l’impôt négatif les indi-
vidus jugés responsables de leur situation, du fait notamment
de leur refus de travailler aux conditions courantes du marché.
Or c’est bien la technique de l’impôt négatif ainsi conçue qui inté-
resse Rawls dès 1971 (cf. supra III.1, note 76). Même si l’effet de
stigmatisation risque de saper un bien premier pourtant essentiel à
ses yeux – « les bases sociales du respect de soi-même » –, Rawls ne
semble percevoir dans cette technique fiscale qu’une interprétation
du principe de différence préservant les incitations à produire néces-
saires et permettant aussi d’exclure de la redistribution, du fait de
173
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

leur manque de volonté à travailler, les « surfers de Malibu » et tous


les individus jugés socialement peu « coopératifs ».
À ce stade, une dernière remarque s’impose cependant : l’interpré-
tation de la technique fiscale de l’impôt négatif que nous venons de
présenter est certes la plus courante, mais elle ne semble pas pour
autant fidèle à la version que Friedman en avait proposée, en quelques
pages, à la fin de son ouvrage Capitalisme et liberté (1962). Le principe
de base est bien celui que nous avons développé, celui d’une allocation
dégressive et non différentielle, conçue, à la différence de l’AU, pour
inciter à travailler :
Si, comme toute autre mesure destinée à soulager la pauvreté, [le système d’im-
pôt négatif] réduit les motifs que pourraient avoir ceux que l’on aide de s’ai-
der eux-mêmes, il ne les élimine pas entièrement comme le ferait un système
consistant à compléter les revenus jusqu’à ce qu’ils atteignent un certain mini-
mum. Toujours, un dollar de plus gagné signifie plus d’argent à dépenser105.

Mais, en matière fiscale, les modalités techniques ont une grande


importance : sous la plume de Friedman, il n’est jamais question de
déclaration de revenu préalable à l’octroi de l’impôt négatif, mais bien
d’« exemption » d’impôt à payer, lorsque le revenu imposable tombe en
dessous d’un certain seuil. En dessous de ce seuil est perçu un mon-
tant d’impôt négatif de niveau variable pour maintenir l’incitation à
travailler, mais maximal en tout état de cause, lorsque l’individu ne
dispose d’aucun revenu, car l’objectif est bien de soulager l’effet de
la pauvreté (le manque de revenu), sans rentrer dans le détail des
origines de celle-ci.
En d’autres termes, ce montant d’impôt négatif maximal peut être
considéré comme un « crédit d’impôt universel » : les contribuables les
plus aisés le perçoivent aussi, sous la forme d’une réduction de l’impôt
positif qu’ils ont à payer, de même que ceux dont le revenu imposable
est en dessous du seuil d’exemption (de l’impôt positif) mais au-dessus
du niveau du crédit d’impôt, ces derniers en bénéficiant sous la forme
d’un impôt négatif réduit106 .

[105] Friedman, Capitalisme et liberté, op. cit., p. 298.


[106] Le montant de l’impôt négatif (à percevoir) ou de l’impôt positif (à acquitter) d’un indi-
vidu i (Ii) est fourni par la relation algébrique : Ii = G – t.Ybi, où G est le crédit d’impôt
garanti à chacun, t le taux d’imposition proportionnel (et constant) auquel est soumis
le revenu brut imposable Ybi de l’individu i. Le revenu net Yni (après impôt) est donc la
somme du revenu brut Ybi et de l’impôt Ii, soit Yni = Ybi + G – t.Ybi ou, après simplification :
Yni = G + (1 – t). Ybi. Par construction, le revenu net de tout individu est donc au moins égal
174
Philosophie économique

Dans cette interprétation sans doute plus fidèle au concept de


Friedman, la technique de l’impôt négatif ne discrimine pas entre
bénéficiaires de l’impôt négatif et permet à chacun de compter sur
ce crédit d’impôt : aucune démarche particulière pour le percevoir,
absence d’effet de stigmatisation, garantie de disposer d’une réserve
minimale de liquidités en cas d’absence de tout autre revenu, réduc-
tion de l’incertitude du lendemain et de ce fait prise de risque plus
facile, autant de propriétés reconnues à l’AU que l’impôt négatif ver-
sion « crédit d’impôt » reprend à son compte. Une différence majeure
subsiste toutefois : la neutralité de principe de l’AU entre travail et
non travail, initialement recherchée par Van Parijs, est, quant à elle,
définitivement perdue du fait de l’incitation à travailler qui caractérise
aussi cette version. L’impôt négatif version crédit d’impôt semble ainsi
fidèle à l’idée de base de Friedman, tout en restant bien plus proche,
par ses propriétés, de la notion d’allocation universelle au sens de van
Parijs que de l’interprétation restrictive de l’impôt négatif que Rawls
avait manifestement en tête.
Ainsi l’économie du principe du principe de différence semble-t-elle
offrir par le « crédit d’impôt universel » une modalité assez simple d’ap-
plication107, ce qui n’était pas le cas du compromis purement théorique
entre transferts ELIE et AU que nous avions précédemment examiné.
Quoi qu’il en soit, il existe encore d’autres obstacles à surmonter, pour
que, au-delà du seul principe de différence, ce soit toute l’économie de
l’égalitarisme libéral qui puisse être transposée, ici et maintenant, en
mesure concrètes de politiques économiques et sociales.
IV.2. L’économie de l’égalitarisme libéral, ici et maintenant
Au terme de la présente étude, nous voudrions en effet changer
d’optique et soumettre ce que nous avons appelé l’économie de l’éga-
litarisme libéral au test redoutable de son éventuelle mise en œuvre
dans les sociétés contemporaines. Évaluer la possibilité de passer du
monde des idées à celui de l’action est dans notre cas d’autant plus

à G et augmente constamment en proportion (1- t) du revenu Ybi qu’il parvient à gagner.


L’incitation à travailler est constante d’un bout à l’autre de l’échelle des revenus.
[107] À titre d’illustration, de Basquiat et Koenig développent dans le contexte français une
application précise et chiffrée de la technique de l’impôt négatif, dans sa version crédit
d’impôt universel. Ce crédit d’impôt est présenté sous le nom de « Liber », car les deux
auteurs le considèrent comme la source d’« un revenu de liberté pour tous », de ce fait
comparable à l’allocation universelle. Cf. M. de Basquiat & G. Koenig, LIBER, un revenu
de liberté pour tous. Une proposition d’impôt négatif en France, Éditions de l’Onde, 2014.
175
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

indispensable que, dans une telle perspective, le glissement de la


philosophie à l’économie se voulait une sorte d’étape intermédiaire,
nécessaire mais évidemment insuffisante.
Pour ce faire, nous nous référerons surtout à la pensée d’Aron,
philosophe et sociologue libéral, bien connu pour son scepticisme à
l’égard des grands systèmes de pensée et son souci premier de « par-
tir de ce qui est », afin d’étudier comment l’améliorer. Une seconde
raison, plus fortuite, nous pousse à étudier le point de vue aronien :
son dernier cours au Collège de France le 4 avril 1978, récemment
publié108 , portait précisément sur les questions de liberté et d’égalité, à
partir desquelles Aron médite sur le devenir des démocraties libérales.
Commençons par ce second point, avant de revenir sur le premier.
1° Dans quelle mesure l’économie de l’égalitarisme libéral pourrait-
elle être compatible avec la pensée d’Aron sur la liberté et l’égalité ? La
question n’est pas des plus faciles à aborder, dans la mesure où l’inté-
ressé ne s’est pas, semble-t-il, exprimé sur la philosophie de Rawls,
ni a fortiori sur les autres auteurs (Sen, Kolm, Van Parijs), dont nous
avons exploité les idées pour en préciser le prolongement économique.
Toutefois, quelques remarques d’Aron peuvent nous donner des
points de repère :
• D’une part, il constate que « plus nous sommes amenés à définir
la liberté par la capacité ou le pouvoir de faire, plus l’inéga-
lité nous paraît inacceptable109 » ; d’où la tendance qu’il observe
déjà à son époque à confondre totalement liberté et égalité110 .
« Mais, poursuit Aron, si on retient le sens strict et rigoureux
de la liberté – la liberté comme droit égal –, alors l’égalité des
droits ne peut pas se traduire, dans une société inégalitaire, par
l’égalité des puissances111. »

[108] Cf. R. Aron, Liberté et égalité. Cours au Collège de France (introduction de P. Manent),
éditions de l’EHESS, 2013.
[109] Ibid., p. 50.
[110] Et Aron d’illustrer son propos par un ouvrage publié en 1976 Liberté, libertés. Réflexion
pour une charte des libertés animé par Robert Badinter : « Les auteurs constatent que ceux
qui ont plus de ressources, plus de moyens, ceux qui sont en haut de la hiérarchie sociale,
sont plus libres que les autres. Si on définit la liberté par la puissance, cette proposition
est évidente » (Aron, Liberté et égalité, op. cit., p. 50-51).
[111] Ibid., p. 50-51. Et Aron d’ajouter : « On peut donner à tous l’accès aux universités ; on ne
peut pas faire que tous accèdent aux mêmes universités, en tout cas à la même réussite
universitaire. » Cet exemple nous paraît illustrer notre distinction entre « capacités-poten-
tialités » susceptible d’être (au moins en partie) égalisées et « capacités-ressources », impos-
sibles à égaliser, dont seul le produit peut être l’objet d’une redistribution (forfaitaire). Par
176
Philosophie économique

• D’autre part, il s’interroge sur « la crise morale des démocraties


libérales » et Aron précise :
En effet, tout régime doit se définir d’abord par une légitimité, ensuite par un
idéal. Quant à la légitimité, je pense que nos démocraties ont à peu près réussi.
[…] Mais ce qu’on ne sait plus aujourd’hui dans nos démocraties, c’est où se
situe la vertu. Or les théories de la démocratie et les théories du libéralisme
incluaient toujours quelque chose comme la définition du citoyen vertueux ou
de la manière de vivre qui serait conforme à l’idéal de la société libre112.

À bien des égards, l’économie de l’égalitarisme libéral pourrait


offrir un point d’équilibre entre les observations précédentes : face à
la tendance, confirmée de nos jours, à confondre complètement liberté
et égalité, l’économie de l’égalitarisme libéral prend au sérieux, et
pousse aussi loin que possible, la convergence souhaitée entre liberté
et égalité : complète au premier niveau (égale liberté d’accès à l’emploi),
partielle au deuxième (égalisation des capacités-potentialités), cette
convergence atteint sa limite et prend une tournure plus sophistiquée
au troisième niveau, où il s’agit d’aménager, à « l’avantage de chacun »,
les différences irréductibles de « puissance » entre individus. Par ail-
leurs, face à la « crise morale des démocraties libérales » observée par
Aron, l’égalitarisme libéral rawlsien semble fournir une partie de la
solution, en phase avec le jugement de valeur dominant sur la liberté
et l’égalité, et l’économie de cette philosophie s’efforce de rendre per-
ceptible « l’idéal de la société libre » auquel les citoyens pourraient ainsi
plus aisément adhérer, par exemple si un « crédit d’impôt universel »
était mis en place.
2° Avec la remarque précédente, nous abordons déjà la question
redoutable du « passage à l’acte », c’est-à-dire des modalités d’appli-
cation, dans la société telle qu’elle est, des principales dispositions
économiques relevant de l’égalitarisme libéral. Dans cette ultime pers-
pective, la posture aronienne permet, nous semble-t-il, de discerner
une note d’espoir mais aussi un facteur de perplexité.
La note d’espoir réside dans la possibilité, pour la philosophie de
l’égalitarisme libéral et l’économie qui tente de la préciser, de mieux
concilier les volets politique et économique du libéralisme, tout en

ailleurs, ce qu’on a appelé la « démocratisation quantitative » de l’enseignement supérieur


ne différencie pas vraiment ces deux types de capacités, ce qui peut réduire la « signali-
sation » par les diplômes des seuls individus à potentiel élevé. Pour une illustration de ce
phénomène, cf. C. Gamel « Le diplôme, un “signal” en voie de dépréciation ? Le modèle de
Spence réexaminé », Revue d’économie politique 110(1), 2000, p. 53-84.
[112] Aron, Liberté et égalité…, op. cit., p. 56-57.
177
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

fournissant à ce dernier une conception d’ensemble acceptable par les


peuples d’aujourd’hui. Dans cette perspective, nous avons déjà souli-
gné (cf. supra I.1) que l’égalitarisme libéral rawlsien devait soutenir
la comparaison, du point de vue de la cohérence de la réflexion, avec
la référence en la matière que constitue à nos yeux le néolibéralisme
hayékien. Or Aron semble partager ce point de vue, puisqu’il a pris le
temps de décortiquer la pensée de Hayek sur l’ordre social spontané et
« c’est dans le contraste avec le libéralisme de Hayek que le libéralisme
d’Aron vient le plus clairement au jour113 ».
En effet, du point de vue aronien, c’est la négligence du facteur
politique qui est en cause :
La philosophie de Hayek suppose acquis, par définition, les résultats que les
philosophes du passé considéraient comme les objets primaires de l’action poli-
tique. Pour laisser à chacun une sphère privée de décision et de choix, encore
faut-il que tous ou la plupart veuillent vivre ensemble et reconnaissent un
même système d’idées pour vrai, une même formule de légitimité pour valable.
Avant que la société puisse être libre, il faut qu’elle soit114 .

Admettons que, par sa cohérence, l’égalitarisme libéral soutienne


bien, comment nous avons essayé de le montrer, la comparaison avec le
néolibéralisme hayékien ; en ce cas, du point de vue politique au sens
d’Aron, le premier pourrait, nous semble-t-il, prendre l’ascendant sur
le second, en fournissant au libéralisme une hiérarchie d’idées et de
propositions, qui seraient plus susceptibles de convenir aux hommes
d’aujourd’hui (cf. supra 1°) que l’ascèse des règles de juste conduite
hayékiennes, certes très cohérentes mais aussi très abstraites et sans
doute trop rigoureuses (cf. supra I.1, note 11).
Toutefois, la politique au sens d’Aron ne se cantonne pas, loin de
là, à faciliter l’émergence d’un système d’idées reconnues « par tous
ou la plupart », tant est grande à ses yeux la place que tiennent les
relations et la politique internationales dans le devenir des sociétés
humaines, question à laquelle il a consacré, comme on le sait, une

[113] P. Manent « Introduction : la politique comme science et comme souci », in Aron, Liberté
et égalité…, op. cit., p. 14. Et Manent complète son propos : « C’est dans un essai [1961]
d’ailleurs plutôt admiratif, sur l’œuvre la plus synthétique de Hayek, The Constitution of
Liberty, qu’Aron dégage le plus clairement le propre de son libéralisme politique, ou plutôt
de sa politique libérale » (ibid., p. 13). Référence de l’essai de 1961 évoqué par Manent :
R. Aron, « La définition libérale de la liberté », 1961, in R. Aron, Les Sociétés modernes,
PUF, 2006, p. 627-646.
[114] Aron, « La définition libérale de la liberté », op. cit., p. 642, cité par Manent « Introduction :
la politique comme science et comme souci », op. cit., p. 16.
178
Philosophie économique

large partie de son œuvre. Or, sous cet angle, il faut bien reconnaître
que la conversion de l’égalitarisme libéral en politiques économiques et
sociales au sein de chaque État se heurte, en l’état actuel des choses,
à de multiples difficultés, source de grande perplexité.
La question ne se réduit pas en effet aux obstacles « internes » que
rencontrent classiquement les États dans la mise en œuvre de poli-
tiques d’inspiration libérale. Les mécanismes du marché et le principe
de concurrence, comme les mesures administratives de simplifica-
tion ou de rationalisation, remettent en cause des rentes de situation
acquises souvent depuis longtemps, dont la disparition brutale est
souvent mal comprise et mal supportée par les individus et catégories
sociales concernés, lesquels tentent le plus souvent de s’organiser en
groupes de pression plus ou moins efficaces pour les préserver. Même
si de telles politiques visent « l’égale liberté d’accès à l’emploi », « l’éga-
lisation des capacités-potentialités » ou la mise en place d’un « crédit
d’impôt universel », les questions de travail et de formation sont si
sensibles que ces politiques doivent être forcément accompagnées de
mesures transitoires d’accompagnement ou d’étalement permettant
aux individus et aux groupes concernés de mieux les accepter. En
d’autres termes, l’économie de l’égalitarisme libéral précise certes le
point de la ligne d’horizon à atteindre, mais il revient in fine à « l’art
de l’économie politique » – selon l’expression de J.N. Keynes115 – de
jouer son rôle ; or, face à la complexité du réel, les difficultés sont
déjà nombreuses à l’intérieur de chaque État, quant au choix de la
méthode et à la définition des moyens nécessaires pour progresser
vers le point visé.
Pourtant, c’est bien au niveau international que, à la suite d’Aron,
nous situerions la plus grande source de perplexité que pourrait ins-
pirer l’économie de l’égalitarisme libéral. À l’époque de la « mondia-
lisation » des échanges de biens et de services, comme de la mobilité
des hommes et des capitaux, on pourrait penser que le contexte n’a
jamais été aussi favorable à la mise en place de politiques économiques
et sociales d’inspiration libérale. Pourtant un seul exemple suffira
à tempérer cette impression : la mise en place d’un crédit d’impôt

[115] J.N. Keynes, The Scope and Method of Political Economy [1890], Batoche Books, 1999,
p. 29. À propos de « l’économie politique », J.N. Keynes établit en effet une distinction ter-
naire entre « science positive », « science normative ou régulatrice » et « art », cette troisième
fonction consistant à formuler explicitement des « conseils pratiques de gouvernance »
(maxims for practical guidance).
179
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral

« universel » pourrait certes contribuer à rationaliser et à simplifier


les politiques de soutien aux bas revenus, mais une telle mesure, si
elle était réservée aux seuls nationaux du pays, « limiterait l’universa-
lité » à une partie de la population. Plus conforme à la philosophie de
l’égalitarisme libéral serait un critère de résidence, sans discrimina-
tion au sein de la population d’un État entre nationaux et étrangers,
mais il faut alors prendre en compte le risque d’accentuer les flux
d’immigration, ce qui nécessite des politiques d’intégration adéquates.
D’autres exemples pourraient être évoqués, comme les problèmes de
concurrence fiscale entre États pratiquant des fiscalités sur le travail
ou le capital très différentes, ce qui rend l’application du principe
de différence d’autant plus compliquée (fuite des capitaux, exode des
cerveaux, délocalisation des entreprises).
En d’autres termes, l’économie de l’égalitarisme libéral ne peut
aller plus vite que l’acceptation et la diffusion de la philosophie dont
elle essaie de faciliter l’application. Dans le cas européen, l’échelon de
mise en œuvre le plus adéquat serait sans doute, si ce n’est l’Union
européenne tout entière, du moins les États de la zone Euro, qui
pourraient y trouver de nouvelles sources (sociales) d’intégration et
de solidarité, au-delà du partage de la même monnaie. En dehors du
cas européen, somme toute très singulier, les évolutions sont encore
plus difficiles à concevoir à l’échelle internationale, même s’il est sans
doute nécessaire de les préparer.
C’était, nous semble-t-il, tout le sens de la réflexion de Rawls dans
son ouvrage publié en 1999 The Law of Peoples (Le Droit des peuples) :
le respect de certains principes de justice à l’échelle internationale
devrait à ses yeux permettre l’édification d’un ordre pacifique et stable,
au moins entre « sociétés libérales bien ordonnées ». Or, pour étayer
sa démonstration, Rawls exploite en particulier la notion de « paix de
satisfaction » qu’il trouve dans le traité d’Aron Paix et guerre entre
les nations (1962) et il essaie de montrer que des sociétés libérales
pourraient coexister, car elles seraient « satisfaites » au sens d’Aron116 :
« Elles ne veulent pas s’étendre, elles ne désirent pas imposer leurs
institutions (ou religions) et, surtout, elles n’ont pas la dangereuse

[116] Cf. en particulier J. Rawls, The Law of Peoples, Harvard University Press, 1999, p. 44
et R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 2004, p. 167-168. Pour de plus
amples détails, cf. B. Brice, « L’usage de l’histoire dans la théorie normative des relations
internationales : Raymond Aron et John Rawls sur la “paix de satisfaction” », communi-
cation au congrès CoSPof (Lausanne, 2015), disponible sur le site academia. edu, 2015.
180
Philosophie économique

passion de dominer117. » Le fond de la thèse de Rawls serait ainsi la


transposition au niveau des peuples des « bases sociales du respect de
soi-même », bien premier fondamental défini pour les individus dans
Théorie de la justice ; il deviendrait ici le fondement de la coexistence
pacifique entre des peuples qui auraient reçu des autres « le respect
et la reconnaissance de leur égalité ».
Notre perplexité, on l’aura compris, est alimentée par l’état des
relations internationales qui semble bien plus corroborer le scepticisme
aronien que « l’utopie réaliste » rawlsienne. Même si Rawls semble ici
suivre les pas de Fukuyama pour qui l’idéal du libéralisme politique et
économique « gouvernera le monde à longue échéance » (cf. supra I), les
rapports internationaux restent imprégnés par des questions d’« hon-
neur » et d’« orgueil de régner » au sens d’Aron. Ces puissants affects
humains peuvent toujours alimenter des guerres, en dépit des inter-
dépendances économiques accrues ou de l’équilibre, à ce jour préservé,
de la terreur nucléaire.
Ainsi l’économie de l’égalitarisme libéral dépend-elle de la diffusion
de la philosophie du même nom qu’elle cherche à faciliter. Or cette
forme pondérée de libéralisme devrait non seulement progresser dans
la conscience des peuples, mais aussi, et peut-être surtout, dans les
relations qu’ils entretiennent entre eux. « Vaste programme », pourrait-
on dire en utilisant une fameuse expression de de Gaulle, autre expert
(et acteur) des relations internationales, dont Aron fut proche, tout en
restant à son égard très critique. Mais ceci est une autre histoire…

[117] Brice, « L’usage de l’histoire dans la théorie normative des relations internationales… »,
op. cit., p. 1.
Philosophie économique de la propriété
Jean MAGNAN de BORNIER

L
e philosophe s’intéresse volontiers à la propriété à travers la
dualité de l’être et de l’avoir1. Souvent il fait appel à l’intime
pour appréhender la relation de propriété ; l’économiste qui se
penche sur cette question cherche de son côté une approche sociale
du phénomène, que permettent en particulier la philosophie morale
et la théorie de la justice. Grâce à la première, on s’interroge sur le
rôle de la propriété dans les systèmes politiques et économiques, sur
ses modalités (par exemple propriété privée ou publique), sur son
efficacité ; par la théorie de la justice, ce sont les conséquences sur
les vies individuelles qui sont appréhendées. Mais la réflexion sur la
propriété peut aussi, on le verra, invoquer d’autres formes de raison-
nement philosophique.
Envisagée de manière assez marginale par les philosophes de
l’Antiquité à la Renaissance, la réflexion sur la propriété s’est déve-
loppée à partir de Thomas d’Aquin dans les écrits des théologiens et
plus précisément des scolastiques, donnant lieu au développement
d’une philosophie du droit plutôt que d’une philosophie économique,
même si les scolastiques ont sans l’ombre d’un doute utilisé finement
le raisonnement économique dans leurs élaborations. Il est d’ailleurs
difficile de tracer les limites, concernant la propriété, entre philoso-
phie du droit et philosophie économique, tant la pensée fait appel à
ces deux sources.
Essayons cependant de définir ce que nous entendons par « philoso-
phie économique de la propriété ». Il s’agira dans ce texte de l’analyse
de l’institution de la propriété dans ses dimensions philosophiques,
faisant un usage important de concepts économiques, tels qu’utilité,
bien-être, distribution, productivité, capital. Cette définition trop géné-

[1] E. Fromm, Avoir ou être ?, Robert Laffont, 1978 ; F. Dagognet, Philosophie de la propriété,
l’avoir, PUF, 1992.
182
Philosophie économique

rale ne nous satisfait certes pas totalement, mais elle traduit une
difficulté réelle de la délimitation précise des frontières entre champs
voisins, ici essentiellement entre notre thème et celui de la philosophie
du droit, voire de la philosophie pure.
Les grandes questions dont s’occupe notre discipline peuvent s’énu-
mérer rapidement : l’origine de la propriété, sa justification, éthique,
politique ou économique, et l’articulation entre ces deux premières
questions, enfin les formes de la propriété : privée, publique ou
commune­ ; matérielle ou intellectuelle. Nous tenterons d’aborder ces
différents thèmes dans ce chapitre.
Nous considérons ici la propriété comme institution, comme éma-
nation des sociétés humaines qui la pratiquent. Elle se distingue,
classiquement, de la possession qui désigne un simple état de fait dans
lequel une chose est sous le pouvoir exclusif d’un être. La propriété
est elle aussi un pouvoir exclusif qu’un être a sur une chose, mais ce
pouvoir bénéficie d’une reconnaissance officielle et générale, ainsi que
d’un mécanisme de protection fourni et approuvé par l’ensemble de
la société. Si l’on peut concevoir la possession dans une société anar-
chique voire un groupe animal, la propriété ne se présente que dans
le cadre d’un ordre social humain. La décomposition classique du droit
de propriété en trois composants séparables usus, abusus et fructus
permet d’envisager des modalités complexes partageant ce droit ; ce
n’est pourtant pas le seul mode de découpage, les peuples africains
en ont par exemple inventé de différents.
La question de l’origine, largement développée par les théoriciens
de la propriété, repose sur la réticence assez générale qu’ils éprouvent
à admettre cette institution comme un simple artefact juridique. On
croit sentir qu’il y a derrière cette construction, qu’on rencontre de
manière quasiment universelle, des raisons profondes, elles-mêmes
universelles, qu’il s’agit de découvrir ; cette énigme, si on la perce, nous
livrera certains des secrets les plus utiles de la vie sociale, qu’elle nous
amène à une position de validation ou de condamnation.
L’origine de la propriété de l’homme sur les choses est principa-
lement rattachée à trois causes possibles, qu’on étudiera suc­ces­si­
vement, avant d’aborder quelques approches alternatives : ce sont la
théorie « duale », la propriété de soi et l’utilité. Nous avons choisi par
commodité de discuter, comme l’ont fait la majorité des auteurs, les
justifications de la propriété dans le même élan que ses causes, tant
les arguments s’entremêlent. La dernière section abordera le problème
spécifique de la propriété intellectuelle.
183
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

La littérature concernant la propriété est très étendue. Le texte que


nous proposons ne prétend pas en faire un compte rendu exhaustif, et
certains courants dans cet océan nous attirent plus que d’autres. Le
lecteur constatera donc sans doute que des auteurs et des écoles sont
négligés dans ce chapitre ; nous espérons qu’il nous pardonnera ces
insuffisances dues en grande partie à nos préférences personnelles.

I. La propriété duale dans un monde hiérarchique


D’Aristote à John Locke, la vision dominante de la propriété est
issue d’une conception hiérarchisée de l’ordre du monde, dans laquelle
l’homme occupe la place d’une créature face à son Créateur.
I.1. Thomas d’Aquin
C’est en particulier la vision que défend Thomas d’Aquin, en réac-
tion à certaines positions de pères de l’Église comme Saint Basile et
saint Ambroise, qui penchent plutôt pour une condamnation de la
propriété privée.
Précisons cette approche « duale » de la propriété : Dieu y était consi-
déré, en tant que créateur, comme seul propriétaire de sa création,
mais l’avait, selon les Écritures, donnée « aux fils de l’homme » 2. Il
découlait de cette vision une forme particulière de la propriété dans
laquelle les hommes sont en quelque sorte des gérants temporaires ou
des usufruitiers de la création, ce qui suggère l’existence de devoirs
en regard des droits d’usage.
Thomas d’Aquin propose sur ces bases une théologie assez complète
de la propriété 3 , dont l’intérêt intellectuel ne doit pas faire oublier
qu’elle joue aussi un rôle politique, à une époque d’expansion des ordres
mendiants dans l’église romaine, expansion qui pourrait contrarier les
positions de l’ordre dominicain auquel appartient Thomas. S’opposant
ainsi à diverses condamnations anciennes par des pères de l’Église
concernant la possession des biens extérieurs, il affirme (suivant en
cela Aristote), que l’homme en a naturellement la possession, « non
quant à leur nature, mais quant à leur usage4 ».
Cette possession que Dieu concède à l’homme en général est indéfi-
nie, n’est pas attribuée individuellement ; c’est une propriété commune.

[2] Psaumes, ps. 115.


[3] T. d’Aquin, La Somme théologique de Saint Thomas [1266-1273], E. Belin, 1856, vol. 13,
II, Question 66.
[4] Ibid., p. 363
184
Philosophie économique

Thomas s’intéresse ensuite à la possibilité pour l’homme de posséder


des biens « en propre », de manière privative. Ici, pour répondre à ceux
qui s’y opposent (les mêmes que précédemment), il introduit deux
considérations concernant d’un côté la gestion des biens, de l’autre
leur consommation ou usage.
D’un côté, pour ce qui concerne le pouvoir de gestion (acheter et
vendre des biens), Thomas considère comme naturel que la propriété
privée règne, parce qu’elle permet une meilleure gestion, et cela à trois
titres : l’homme est plus soigneux de ce qu’il a en propre que de ce qui
est commun ; les biens sont mieux gérés quand chacun s’occupe des
intérêts propres de sa famille ; enfin, la paix règne plus facilement
quand chacun « est satisfait de ce qu’il a5 ».
Mais dès lors qu’il s’agit de l’usage (consommation), « l’homme ne
doit pas posséder les choses extérieures, comme si elles lui étaient
propres, mais comme étant communes, afin de les donner plus fa­ci­
lement pour venir en aide à ceux qui sont dans la nécessité »6. Thomas
va d’ailleurs jusqu’à reconnaître que la personne dans « l’extrême
nécessité » peut s’emparer du bien d’autrui sans que cela constitue
un vol ou un larcin. La propriété commune est donc bien le régime
qui s’impose en cas de conflit7.
La construction de Thomas d’Aquin est donc très élaborée,
puisqu’elle distingue trois niveaux dans la propriété attribuée à
l’homme usufruitier : les biens terrestres sont dévolus à l’homme en
commun, en ce qui concerne leur usage ; certains biens peuvent être
possédés privativement, pour leur gestion, sans trop de restrictions ;
l’usage de ces derniers, qui peut être exercé privativement, doit cepen-
dant revenir à la communauté si nécessaire.
À la hiérarchie créateur-créature se surajoute donc logiquement
une hiérarchie des formes de propriété qui place la communauté au
sommet et la propriété privée comme un régime accessoire dont la
seule justification est d’ordre pratique et qui devra s’effacer dès que
nécessaire au profit de la communauté.
Une des caractéristiques de cette approche duale de la propriété
est qu’elle fournit, d’un même élan, l’explication originelle de la pro-
priété (sous ses formes diverses), et sa justification (théologique ou

[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 372. Ce principe est constant jusqu’à nos jours où, en 1981, dans l’Encyclique Laborem
exercens, Jean-Paul Ier réaffirme ce principe et le nomme « Destination universelle des biens ».
185
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

simplement morale). Thomas et ses successeurs, à travers cette subtile


construction, intègrent la propriété avec ses modes à l’ordre divin et
lui confèrent par là-même sa légitimité.
Les caractères essentiels de cette vision ne manquèrent pas de
persister assez longtemps dans la pensée occidentale, même dégagée
de la prédominance de la théologie, tout en subissant des érosions et
en connaissant des ajouts.
Ainsi l’école de Salamanque (Francisco de Vitoria, Luis de Molina,
Francisco Suarez) reprend le point de vue de Thomas d’Aquin tout
en développant l’usage de nombreux concepts avancés de l’appareil
analytique du raisonnement économique. La valeur, le coût de pro-
duction, le juste prix, sont ainsi, on le sait, des préoccupations de
l’école. Concernant la propriété, elle affirme en particulier que si la
propriété des biens est légitime, la propriété de ses fruits en découle
logiquement et en justice, sous condition d’un bénéfice pour l’ensemble
de la communauté : proposition qu’on ne trouvait pas chez Thomas,
mais qui s’accorde bien à sa logique.
I.2. Le droit naturel
Les théoriciens du droit naturel, particulièrement Hugo Grotius
(1583-1645) et Samuel Pufendorf (1632-1694) construisirent au
XVIIe siècle une argumentation de l’origine de la propriété qui se
dégage, quoiqu’incomplètement, de l’emprise d’une vision théologique.
Le modèle de l’homme usufruitier des biens de la nature se main-
tient intact chez Grotius (comme plus tard encore chez Locke), qui
rappelle ce qui suit :
Dieu, immédiatement après la création du monde, donna au genre humain en
général un droit sur toutes les choses de la Terre […] Tout était alors commun,
ainsi que parle Justin, et chacun en jouissait par indivis, comme s’il n’y eût qu’un
seul patrimoine. En vertu de cela chacun pouvait prendre ce qu’il voulait pour
s’en servir, et même pour consumer ce qui était de nature à l’être 8 .

Comment alors imaginer les origines concrètes, retraçant un évé-


nement historique inobservable, de la privatisation d’une partie de
cette communauté initiale. Comment et pourquoi des hommes ont-ils
inventé la propriété privée ?
Quant au pourquoi, c’est, selon Grotius, conformément à ce qui suit :
Les hommes ne se contentant plus, pour leur nourriture, de ce que la terre
produit d’elle-même ; n’étant plus d’humeur de demeurer dans des cavernes,

[8] H. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix [1625], tome 1, Pierre de Coup, 1724, p. 223.
186
Philosophie économique

d’aller tout nus, ou couverts seulement d’écorces d’arbres ou de peaux de bêtes ;


voulurent vivre d’une manière plus commode et plus agréable ; car il fallut pour
cela du travail et de l’industrie, que l’un employait à une chose, l’autre à une
autre9.

Le raisonnement devient, on le constate, réellement économique,


puisqu’il s’agit de produire, et de produire de manière efficace. Mais
les « manques d’équité et d’amitié » sont responsables de l’impossibilité
qu’il y a à opérer cette production dans le cadre de la communauté
des biens.
Le « comment », décrivant un processus de privatisation, passe par
une nécessaire convention. Mais celle-ci peut prendre deux formes, elle
peut être « expresse, comme lorsqu’on partageait des choses qui étaient
auparavant en commun ; ou tacite, comme quand on s’en emparait »10.
On peut être surpris de l’identification entre le fait de s’emparer d’un
bien et une convention tacite, mais Grotius explique qu’à partir du
moment où les hommes sont d’accord pour renoncer à la commu-
nauté, ils sont censés accepter que chacun s’empare d’une partie des
biens jusque-là communs. Grotius conserve un modèle hiérarchique
des modes de la propriété, mais cette hiérarchie est essentiellement
d’ordre historique : le commun est premier, la privatisation des biens
est ultérieure. On trouve cependant encore, chez lui, cette idée que
la propriété privée ne peut pas constituer un obstacle à la survie
des plus démunis. Ici, c’est la loi naturelle qui s’impose : dans la loi
naturelle figure au premier plan le droit pour chacun de préserver sa
vie, et c’est au nom de ce droit que la propriété privée devra céder et
que la commu­nau­té reprendra sa place prééminente quand ce sera
nécessaire.
Écrivant quelque temps après Grotius, Pufendorf apporte une vision
plus moderne, plus détachée (à l’égard de la propriété) des influences
de la tradition biblique. S’il adhère en apparence au modèle de l’homme
usufruitier, il s’oppose nettement à hiérarchiser les modes de la pro-
priété, car « Dieu n’a prescrit expressément aucune manière univer-
selle de posséder les biens, à laquelle tous les hommes soient tenus
de se conformer, et qui ait rendu les choses ou propres ou communes­.
[…] Ce sont les hommes eux-mêmes, qui ont réglé cela, selon que le
repos ou l’avantage de la société le demandait. […] Tout ce que fait la

[9] Ibid., p. 225.


[10] Ibid. p. 227.
187
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

Loi Naturelle, c’est de nous conseiller d’introduire l’établissement de


la propriété, lorsque l’avantage de la société humaine le demande11 ».
Et cet établissement ne peut résulter chez cet auteur que d’une
convention là encore expresse ou tacite, avant laquelle c’est la commu­
nau­té des biens qui règne. Mais Pufendorf se refuse à assimiler comme
le faisait Grotius l’appropriation unilatérale (loi du premier occupant)
à une convention tacite ; bien au contraire, il les distingue et considère
que seule une convention pourrait donner de la force à la position de
premier occupant.
Quant aux conditions qui mènent à la propriété privée, elles tiennent
en particulier au fait que certains biens sont produits par l’homme,
et dans ce cas « il n’est pas convenable, que ceux, qui n’avaient rien
contribué à la production ou à l’amélioration de ces sortes de choses,
y eussent le même droit que celui qui par sa peine et son industrie les
avait fait naître12 ». L’appropriation des fruits du travail, déjà théo-
risée par la scolastique, devient un thème majeur de la théorie de la
propriété privée.
Pour les biens non produits, au premier chef la terre, la logique
proposée par Pufendorf, dans le cadre d’un faible peuplement, où la
terre est encore abondante, est celle d’une appropriation par occupa-
tion qui sera validée par des conventions. Convention expresse, alors
le mécanisme est direct ; ou convention tacite, le mécanisme serait
alors celui de la réciprocité, chaque propriétaire acceptant les droits
des autres dans la mesure où le sien propre est accepté par les autres
dans les mêmes conditions.
Pufendorf insiste, de manière intéressante, sur les deux types de
communs, qu’il qualifie de « négatif » et « positif » : le « commun néga-
tif » est originel, il se présente dans l’état de nature où tout est à tous
parce qu’aucune décision humaine n’a attribué les biens. Le « commun
positif » s’établit quand une convention en décide, et la communauté
positive qui en résulte n’attribue pas le bien à l’humanité entière,
é­v i­demment, mais à un groupe agissant comme un propriétaire
individuel.
Pufendorf et Grotius, qui tous deux élaborent une philosophie poli-
tique, s’intéressent à la propriété des territoires par leurs princes (que

[11] S. von Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens ou Système général des principes les
plus importans de la morale, de la jurisprudence, et de la politique [1672], tome 1, Henri
Schelte, 1706, p. 448.
[12] Ibid., p. 452.
188
Philosophie économique

nous appellerions le « domaine éminent ») tout autant qu’à la propriété


privée. Les liens entre cette propriété des États et les biens communs
ne sont pas toujours clairs, mais essentiellement la propriété du prince
y apparaît comme privative. Une des forces de cette relative identifica-
tion entre la propriété du prince et celle du citoyen est qu’elle amène à
étudier les difficultés de la privatisation. Le cas exemplaire est ici celui
des mers, étudié longuement par ces deux auteurs. Pufendorf, qui y
consacre plus de place, n’exclut pas totalement l’appropriation de par-
ties des océans, mais la difficulté fondamentale, celle consistant à faire
respecter la propriété et à en empêcher les violations, reste majeure.
I.3. Jean-Jacques Rousseau
Les réflexions de Rousseau sur la propriété, dont les contradictions
au moins apparentes sont souvent soulignées, s’inscrivent dans une
réelle dualité entre le commun et le propre, mais sans donner au
divin le même rôle central. Dans cet état de nature où tout est en
communauté, c’est alors un principe d’égalité entre les hommes (plus
que la référence au divin) qui joue le rôle de point d’ancrage et permet
d’affirmer la suprématie de la communauté. Dans cet état de nature
où règne la communauté, la première appropriation lui semble être
un coup de force insupportable, quoiqu’inéluctable :
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva
des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile.
Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eut point
épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant­un fossé,
eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes per-
dus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne.
Mais il y a grande apparence, qu’alors les choses en étaient déjà venues au point
de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépen-
dant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne
se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain. Il fallut faire bien des progrès,
acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter
d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature13.

Dans Du Contrat social, Rousseau se montre moins pessimiste


et considère l’établissement du droit de propriété privée comme une
nécessité absolue, que le contrat social devra garantir14 .

[13] J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
[1755], Flammarion, 2012.
[14] M. Xifaras, « La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau », Les
Études philosophiques 66, no 3, 2003, p. 331‑370, étudie et propose de résoudre la tension
entre ces deux positions.
189
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

Le fait le plus marquant des écrits de Rousseau dans ce domaine


est peut-être bien qu’il pose la propriété privée comme facteur d’iné-
galité ; un monde de petits propriétaires égaux ne lui semble pas pos-
sible, parce que la propriété même policée à travers le contrat social,
découle nécessairement d’une spoliation initiale. Cette liaison pro-
priété – inégalité, après Rousseau, devait faire les beaux jours des
débats du XIXe siècle.
Mais bientôt en 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen allait proclamer la propriété comme un « droit naturel et
imprescriptible » de l’Homme, à côté de la liberté, de la sûreté et de la
résistance à l’oppression, consacrant une version laïque et ab­solue de
la propriété privée, qui a été préparée par divers philosophes du siècle,
et devait être poursuivie par d’autres. Dans cette nouvelle représen-
tation, le concept de commun a totalement disparu.
Est-il nécessaire de proposer des remarques critiques sur cette
approche hiérarchique ? Le sens qu’elle avait se perd très largement
dans un monde où la religion voit son pouvoir temporel s’étioler, et
l’abandon dont elle fait l’objet à l’aube des Lumières en est le signe.
L’idéologie d’une organisation hiérarchique du monde semble
aujourd’hui lointaine ; pour autant, les préoccupations pressantes
de notre époque pourraient bien nous ramener à une conception de
l’homme usufruitier, qui ne proviendrait pas d’un quelconque rap-
port à la divinité cette fois, mais aurait comme point d’ancrage des
valeurs humaines universelles comme la préservation de la planète,
de la biodiversité, les intérêts des générations futures. La dégrada-
tion de la faune et de la flore de la planète montre les limites de
l’attitude des hommes propriétaires, qui se révèlent de médiocres
gestionnaires de leur domaine commun. Certains biens comme l’eau,
les ressources épuisables ou la qualité de l’air et du sol, sont en effet
des biens communs­ : soit qu’ils soient techniquement inappropriables,
comme l’air ou les océans, soit que leur appropriation produise de tels
effets négatifs (effets « externes » ou externalités) qu’il deviendrait
problématique de maintenir pour eux un régime de propriété privée,
ce cas étant potentiellement, par exemple, celui de la qualité de l’eau
ou des terres cultivables.
Ces biens communs doivent-ils être proclamés publics, doivent-ils
être pris en charge par les États ou peuvent-ils être laissés à l’initia-
tive privée qui, s’agissant de communs, seront souvent des groupes
de type associatif ? S’il est vrai que les États se préoccupent de ces
difficultés, leur capacité à les résoudre peut laisser sceptique, mal-
190
Philosophie économique

gré les traités qui sont périodiquement signés. La privatisation n’est


pas toujours possible, certains biens étant communs par nature : en
effet des obstacles techniques s’opposent à l’appropriabilité de certains
biens, comme dit plus haut : l’air ambiant ne peut pas être privé car,
d’une part, il n’existe pas de technologie le permettant, et, d’autre part,
certains biens possèdent à des degrés divers les caractères de non-
rivalité et « non-excluabilité ». La non-rivalité signifie que la consom-
mation d’un bien par un agent ne diminue pas la quantité disponible
pour les autres (par exemple, les émissions radiodiffusées peuvent être
captées par tout un chacun sans que cela diminue la quantité ou la
qualité du signal pour les autres). La non-excluabilité signifie qu’on
ne peut pas empêcher ceux qui ne veulent pas payer pour le bien de
le consommer (les services de la défense nationale sont dans ce cas,
tous ceux qui sont présents sur le territoire sont protégés sans discri-
mination entre ceux qui payent ou ceux qui ne payent pas ce service).
Dans le cas de ressources présentant ces caractères, une gestion
non centralisée est-elle possible ? Elinor Ostrom15 a étudié avec son
équipe16 ces questions et observé que la gestion « polycentrique » des
biens communs peut amener loin des prédictions naïves du type « tra-
gédie des communs » où chaque acteur puise dans la ressource sans
considérer autre chose que son coût privé. Le droit de propriété chez
Ostrom n’est plus conçu comme monolithique, ou décomposé en usus,
abusus et fructus, mais comme un ensemble (bundle) de cinq droits
élémentaires à signification prioritairement économique : l’accès, le
prélèvement, la gestion, l’exclusion (droit de décider qui dispose des
autres droits), l’aliénation (qui peut vendre les autres droits) ; les
combi­nai­sons multiples de ces droits permettent d’adapter les modes
de gouvernance à chaque situation. Au cours d’expériences de labora-
toire autant que d’observations directes, Ostrom a pu constater que
la coopération dans la gestion multicentrique des communs est plus
é­tendue que les hypothèses de comportement égoïste le prédisent, et
que les agents sont capables de comportements coopératifs, et d’investir
dans la punition des « free-riders » (qui profitent d’un système sans en
partager les coûts), assurant ainsi des résultats souvent satisfaisants.

[15] E. Ostrom, Governing the commons : the evolution of institutions for collective action, The
Political economy of institutions and decisions, Cambridge University Press, 1990.
[16] E. Ostrom, R. Gardner & J. Walker, Rules, games, and common-pool resources, University
of Michigan Press, 1994.
191
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

Une condition pour un fonctionnement acceptable des communs est


le développement d’un niveau adapté de confiance entre les agents17.

II. La propriété de soi


II.1. Locke et le second Traité
Le second des Two Treatises of Government18 de John Locke
comporte­ un chapitre célèbre consacré à la propriété (chapitre V).
On peut voir ce texte comme le dernier acte de la théorie duale de la
propriété. Mais c’est essentiellement son acte de décès.
Dès l’introduction du Traité, Locke donne à la propriété une place
centrale, puisque sa préservation n’est rien moins que la tâche centrale
d’un gouvernement :
J’entends donc par pouvoir politique le droit de faire des lois, sanctionnées ou
par la peine de mort ou, a fortiori, par des peines moins graves, afin de régle-
menter et de protéger la propriété ; d’employer la force publique afin de les faire
exécuter et de défendre l’État contre les attaques venues de l’étranger : tout cela
en vue, seulement, du bien public19.

Une théorie complète du droit de propriété est proposée dans ce cha-


pitre V. Son contenu tant philosophique qu’économique est novateur
et devait marquer une nouvelle ère dans les analyses de la propriété ;
même si on la rattache à la vision dualiste, cette théorie en marque
la dernière étape, puisqu’elle en détruit l’essentiel alors même qu’elle
y fait allégeance.
Cette allégeance, manifeste dans le premier des deux traités, appa-
raît rapidement dans les deux premiers paragraphes du chapitre V
du second traité ; elle est plutôt légère, puisque la raison naturelle y
précède la référence aux écritures :
Soit que nous considérions la raison naturelle, qui nous dit que les hommes
ont droit de se conserver, et conséquemment de manger et de boire, et de faire
d’autres choses de cette sorte, selon que la nature les fournit de biens pour leur
subsistance ; soit que nous consultions la révélation, qui nous apprend ce que
Dieu a accordé en ce monde à Adam, à Noé, et à ses fils ; il est toujours évident,
que Dieu, dont David dit, qu’il a donné la terre aux fils des hommes, a donné
en commun la terre au genre humain […] Je tâcherai de montrer comment les
hommes peuvent posséder en propre diverses portions de ce que Dieu leur a

[17] E. Ostrom & J. Walker (eds.), Trust and reciprocity : interdisciplinary lessons from ex­pe­
ri­men­tal research, Russell Sage Foundation, 2003.
[18] J. Locke, Traité du gouvernement civil [1725], trad. fr. D. Mazel (1795) à partir de la 5e
éd., Flammarion, 1999.
[19] Ibid., p. 16.
192
Philosophie économique

donné en commun, et peuvent en jouir sans aucun accord formel fait entre tous
ceux qui y ont naturellement le même droit 20.

Si Locke admet que la terre appartient aux hommes en commun,


il restreint vite l’importance de ce mode, parce qu’il considère l’appro-
priation comme une nécessité vitale :
Le fruit ou gibier qui nourrit un Sauvage des Indes, qui ne reconnaît point de
bornes, qui possède les biens de la terre en commun, lui appartient en propre,
et il en est si bien le propriétaire, qu’aucun autre n’y peut avoir de droit, à moins
que ce fruit ou ce gibier ne soit absolument nécessaire pour la conservation de
sa vie21.

Modifiant, du tout au tout, les termes de Thomas d’Aquin, il fait


de l’usage le principe même de l’appropriation privée ; dès lors qu’un
bien de la nature est destiné à la consommation de quelqu’un, une pri-
vatisation en est réalisée, parce qu’il serait impossible de consommer
des biens communs. Cette position originale fait reposer le passage
du commun au privé sur une forme particulière du droit du premier
occupant (qui s’empare du bien), mais sans aucune convention expresse
ou tacite pour le valider.
On note aussi dans cette phrase la dernière proposition « à moins
que… » : ici, Locke est fidèle à la vision duale, et il allait répéter cette
condition en disant la nécessité, lorsque l’homme s’approprie un bien,
qu’il « reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses
communes22 ».
Mais le fondement réel de l’appropriation provient d’une autre consi-
dération. C’est la propriété de soi ou « property in his own person »,
comme le formule Locke. Affirmer la propriété de soi est considérable
pour deux raisons. D’une part, il s’agit d’une proposition totalement
nouvelle. Sous une apparence assez anodine, parce que cela semble
aller de soi, il s’agit bien d’une déclaration d’indépendance de l’indi-
vidu qui, dans un texte où la révérence envers le divin est pourtant
ostentatoire, ne manque pas de frapper23. Et d’autre part, parce qu’elle

[20] Ibid., p. 31.


[21] Ibid., p. 32.
[22] Ibid. Ajoutons que Robert Nozick (nous renvoyons le lecteur à la version française de
Nozick, Anarchie, État et utopie, PUF, 1988) nomme cette condition « proviso lockéen »,
avant d’en donner sa propre version, sans tenir compte des nombreux auteurs que Locke
ne fait que reprendre ici.
[23] La notion de propriété de soi allait devenir par la suite une des sept conditions définissant,
selon Crawford Macpherson, l’« individualisme possessif » : cf. C.B. Macpherson, La Théorie
politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Gallimard, 2004.
193
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

pose un problème ontologique rarement souligné mais bien réel : la


propriété est une structure relationnelle qui suppose, au moins impli-
citement, la distinction entre le propriétaire et la chose possédée.
La propriété de soi fragilise cette distinction et fait de la relation de
propriété, au choix : une relation susceptible de réflexivité, qui sem-
blerait paradoxale, et mériterait en tout état de cause d’être précisée ;
une relation classique entre deux éléments distincts que contiendrait
l’homme, comme l’âme et le corps ; l’âme serait alors « propriétaire »
du corps. Mais l’immatérialité de l’âme (qui en ferait quelque chose de
différent du corps) a été discutée par Locke lui-même, qui considère
que rien ne justifie cette hypothèse24 .
Si la vision de l’homme que présente Locke dans son Essai sur
l’entendement humain est clairement celle d’une conscience réflexive,
nous ne croyons pas qu’elle permette d’éclairer totalement ce concept
de propriété de soi. Ne nions pas pour autant que cette formule est
intuitivement parlante, n’oublions pas non plus que, puisque l’escla-
vage a existé et, selon toute vraisemblance, existe encore, puisque des
hommes peuvent se considérer propriétaires d’autres hommes, cela a
un sens pour celui qui n’est pas esclave de dire qu’il est propriétaire de
lui-même. Mais les ambiguïtés fondamentales sur ce concept ne dispa-
raissent pas du fait que certaines formules ont un pouvoir d’évocation.
À la suite de cette première proposition, la théorie de la propriété
de Locke se déploie au fil de diverses extensions significatives : au
travail, aux produits du travail et in fine aux instruments nécessaires
à la production : c’est immédiatement après avoir posé la propriété de
soi que Locke l’étend en effet au « travail de son corps et [à] l’ouvrage
de ses mains25 ».
L’appropriation du travail est bien sûr importante par sa portée
politique et sociale, mais est une conséquence immédiate de la pro-
priété de soi, car la « peine et l’industrie » sont des parties de soi.
Concernant les fruits du travail, Locke insiste sur le fait que l’acte
créateur de tirer par son travail quelque chose « hors de l’état commun
où elles étaient, les a fixées et [me] les a appropriées26 ». Un argument
d’ordre pratique vient appuyer le bien-fondé de cette appropriation
par le travail, qui renvoie aux discussions fournies par Grotius et

[24] J. Locke, Essai sur l’entendement humain [1690], trad. M. Haumesser, Ellipses, 2004,
livre IV.
[25] Locke, Traité du gouvernement civil, op. cit., p. 32.
[26] Ibid.
194
Philosophie économique

Pufendorf à propos du consentement nécessaire des autres partici-


pants à la communauté : tous deux considéraient ce consentement,
exprès ou tacite, comme nécessaire ; au contraire, Locke voit dans
le consentement une condition impraticable, puisque l’exiger de tous
demanderait trop de temps et risquerait de mettre en danger la vie
de celui, par exemple, qui ramasse des glands sous un chêne pour se
nourrir. Locke répond ensuite à une autre objection qu’il anticipe : si
chacun peut s’approprier librement les biens communs, alors, pour-
rait-on dire, il n’y aura pas de limite à cette appropriation et les biens
communs vont disparaître. Mais la raison naturelle bornera les capa-
cités d’appropriation, l’homme n’ayant aucun intérêt à accumuler des
biens qu’il ne pourrait pas utiliser. Les capacités de consommation
bornent les capacités d’appropriation.
Vient ensuite la terre, le premier, historiquement, des instruments
de production. Est manifeste, écrit Locke, le fait suivant :
On en peut acquérir la propriété en la même manière que nous avons vu qu’on
pouvait acquérir la propriété de certains fruits. Autant d’arpents de terre qu’un
homme peut labourer, semer, cultiver, et dont il peut consommer les fruits pour
son entretien, autant lui en appartient-il en propre. Par son travail, il rend ce
bien-là son bien particulier, et le distingue de ce qui est commun à tous […].
Le créateur et la raison lui ordonnent de labourer la terre, de la semer, d’y plan-
ter des arbres et d’autres choses, de la cultiver, pour l’avantage, la conservation
et les commodités de la vie, et lui apprennent que cette portion de la terre, dont
il prend soin, devient, par son travail, son héritage particulier. Tellement que
celui qui, conformément à cela, a labouré, semé, cultivé un certain nombre
d’arpents de terre, a véritablement acquis, par ce moyen, un droit de propriété
sur ses arpents de terre, auxquels nul autre ne peut rien prétendre, et qu’il ne
peut lui ôter sans injustice27.

Cette possibilité d’appropriation ne s’applique pas partout, en parti-


culier pas dans un pays comme l’Angleterre où des conventions de par-
tage des terres ont été prises. Le raisonnement lockéen ne s’applique
donc pas au mouvement des enclosures qui se déroule dans la période
où il écrit. Les commons que ce mouvement privatise petit à petit, ont
été faits tels par des conventions et ne sont pas ces biens communs
originaires, ceux de l’état de nature28 .
L’appropriation initiale de la terre est bornée assez strictement,
à la fois d’un point de vue pratique et d’un point de vue moral, par

[27] Ibid., p. 34.


[28] M. Renault, L’Amérique de John Locke : l’expansion coloniale de la philosophie européenne
(Ed. Multitudes, 2014) détaille la signification de cet état de nature.
195
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

la capacité du propriétaire à la travailler. Cela implique que cette


appropriation ne peut pas nuire aux autres hommes, parce qu’il en
restera toujours assez pour les autres, et de bonne qualité. Dans le
cas où cette proportionnalité serait violée, la propriété de la terre
serait remise en cause : « Ce fonds, quoique fermé d’une clôture et
de certaines bornes, doit être regardé comme une terre en friche et
déserte, et peut devenir l’héritage d’un autre29. »
L’approche de Locke à propos de cet état de nature ne se veut pas
une pure fiction mais entend retracer une vraie histoire humaine.
La référence à Caïn et Abel se double très vite d’exemples pris dans
l’Amérique contemporaine, où le gouvernement n’est pas établi, ni les
terres partagées. La comparaison avec l’Amérique permet d’affirmer
plus fortement l’importance du travail :
Un arpent de terre, qui porte ici trente boisseaux de blé, et un autre dans
l’Amérique­, qui, avec la même culture, serait capable de porter la même chose,
sont, sans doute, d’une même qualité, et ont dans le fond la même valeur.
Cependant, le profit qu’on reçoit de l’un, en l’espace d’une année, vaut 5 livres,
et ce qu’on reçoit de l’autre, ne vaut peut-être pas un sol. Si tout le profit qu’un
Indien en retire était bien pesé, par rapport à la manière dont les choses sont
prisées et se vendent parmi nous, je puis dire véritablement qu’il y aurait la
différence d’un centième. C’est donc le travail qui donne à une terre sa plus
grande valeur…30

Deux concepts centraux de l’économie entrent ainsi en scène : la


productivité du travail, d’une part, et la valeur, d’autre part. La théo-
rie de la propriété des biens tirée de la propriété de soi prend une
force supplémentaire de ses conséquences favorables – une meilleure
productivité et une plus grande valeur – à tel point que Locke semble
par instants se reposer sur cette seule raison. Mais la question de
l’appropriation de la valeur elle-même, qui allait devenir un enjeu
essentiel sous la plume des auteurs socialistes, n’est pas esquissée.
Une productivité accrue du travail introduira à terme une modifi-
cation du régime de la propriété, faisant sortir l’homme de l’état de
nature.
C’est la rareté croissante des terres ou, si l’on préfère, la croissance
démographique, qui va commander cette sortie, car quand il n’y eut
plus de terres communes, « les sociétés ne laissèrent pas de distinguer
leurs territoires par des bornes qu’elles plantèrent, et de faire des lois

[29] Locke, Traité du gouvernement civil, op. cit., p. 37.


[30] Ibid., p. 38.
196
Philosophie économique

pour régler les propriétés de chaque membre de la société : et ainsi


par accord et par convention fut établie la propriété, que le travail et
l’industrie avaient déjà commencé d’établir31 ».
Dans ce nouvel ordre où la propriété repose sur une base légale,
Locke voit apparaître un nouvel instrument économique, la monnaie ;
elle permettra l’accumulation, ce que les biens normalement objets
de propriété dans l’état de nature interdisaient par leur caractère
périssable, car la monnaie est « une chose durable, que l’on peut gar-
der longtemps, sans craindre qu’elle se gâte et se pourrisse ; qui a
été établie par le consentement mutuel des hommes ; et que l’on peut
échanger pour d’autres choses nécessaires et utiles à la vie, mais qui
se corrompent en peu de temps32 ».
Dans ce monde nouveau, rien ne limite plus l’accumulation et donc
la richesse. Ce qui était impossible et immoral, à savoir posséder plus
qu’on n’en a objectivement besoin, devient possible et acquiert une
légitimité légale « par le consentement mutuel et unanime »33 , pour le
moins quand la monnaie est instaurée.
Dans cette nouvelle théorie de la propriété, Locke abandonne de
facto la structure duale qui donnait, à travers la dévolution divine, la
position supérieure à la communauté des biens et faisait du « propre »
un régime accessoire. Le point réel de départ de toute propriété et le
fondement de sa légitimité sont la propriété de soi. La propriété est
maintenant centrée sur l’individu, même si ses conséquences sociales
sont évidemment prises en compte. Locke ouvre la voie à tous ceux qui
allaient vouloir élaborer sur cette question, y compris de la manière
la plus critique.
II.2. Les successeurs optimistes de Locke
Prolongeant la logique lockéenne de la propriété des fruits du tra-
vail, Jean-Baptiste Say développe une théorie de l’entrepreneur qui
donne une place centrale à ceux qui en dirigent l’organisation de la
production et qui sont appelés industrieux. Leurs revenus sont le pro-
duit de leur travail (au sens de Locke), quoique chez Say l’activité de
l’entrepreneur est distinguée du travail proprement dit et considérée
comme un facteur de production autonome. En tant qu’organisateurs
de la production, ils reçoivent « le profit de l’industrie », qui n’est pas

[31] Ibid., p. 39.


[32] Ibid., p. 40.
[33] Ibid.
197
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

l’intérêt du capital mais un revenu autonome, et d’ailleurs soumis au


risque34. Les revenus des entrepreneurs (même très élevés) acquièrent
ainsi une légitimité qui est puisée assez directement dans les fonde-
ments de la propriété développés à partir de la propriété de soi.
Un autre prolongement consiste à mettre en évidence les vertus
incitatives de la propriété. On les trouve en particulier dans l’ouvrage
qu’Adolphe Thiers consacre à la propriété35 , où la théorie de la pro-
priété est développée à partir de l’axiome de la propriété de soi. Des
conséquences favorables en découlent, comme le fait que la propriété
implique le don, et particulièrement le don aux enfants, c’est-à-dire
l’héritage.
Or, « l’héritage est un stimulant infini ». Cette institution qu’est
l’héritage soulève des objections assez profondes, dans le cadre de
la théorie lockéenne, puisqu’elle permet à des personnes d’acquérir
la propriété sans travail, et dans cette mesure était combattue, par
exemple, par les saint-simoniens. Elle peut aboutir, on le sait, à fabri-
quer des paresseux à qui manquerait le stimulant du besoin. Mais
Thiers objecte à cela que « si on abolit l’héritage par crainte de la
paresse des enfants, on aura créé un paresseux de plus par abolition
de l’incitation ». Hume avait déjà proposé cet argument de manière
succincte, en soulignant qu’il est destiné à « rendre les hommes plus
travailleurs et plus économes36 ».
Notons enfin que Thiers plonge l’analyse de la propriété dans une
certaine vision des mécanismes du marché. En effet, il voit le marché
comme un régulateur ultime des possessions, et décrit le fonc­tion­
nement de cette régulation. D’une part, différents producteurs ne sont
pas tous aussi efficaces, du fait de dotations et de talents inégaux, ce
qui pourra bien engendrer d’insupportables inégalités. Mais le marché
a un pouvoir d’homogénéisation des conditions, parce qu’il est capable
d’offrir aux plus riches des biens plus luxueux et donc plus coûteux, ce
qui égaliserait dans une certaine mesure les fortunes. D’autre part,
le marché a aussi la capacité de régler la question des propriétés mal
acquises, par exemple par spoliation : « Cinquante ans d’échanges sous

[34] J.-B. Say, Traité d’économie politique, 6e éd., Calmann-Lévy, 1826. Voir aussi P. Steiner,
« La théorie de l’entrepreneur chez Jean-Baptiste Say et la tradition Cantillon-Knight »,
L’Actualité économique, décembre 1997, p. 611-627.
[35] A. Thiers, De la propriété, Paulin, Lheureux et Cie, 1848. Des auteurs contemporains
comme Bastiat ou Laboulaye proposent des analyses voisines.
[36] D. Hume, Traité de la nature humaine [1740], trad. A. Leroy, vol. II Aubier, 1946.
198
Philosophie économique

une législation sage […] donneront une propriété épurée et légitimée »,


parce que les biens seront passés, grâce aux procédures de marché,
dans les mains qui sont les plus capables de les utiliser au profit de
tous.
Bien au-delà de ces deux noms, les successeurs optimistes de
Locke, dans sa théorie de la propriété, sont nombreux, et l’image de
la propriété de soi qu’on retrouve par exemple, pour ce qui concerne
le XXe siècle, à la base de la construction de Robert Nozick37, reste
vivace. Mais le thème de la propriété de soi peut donner lieu à varia-
tions, selon la manière dont se définit le « soi », question éminemment
philosophique. La plus ou moins grande étendue de ce qu’on entend par
le soi importe évidemment : mes talents particuliers sont-ils dans ma
« propriété de moi », et ceux que j’ai acquis au sein de ma famille, ou à
l’école, y figurent-ils ? La démarcation, chez les tenants de la propriété
de soi, entre libertariens de droite (Nozick) et libertariens de gauche
(Gerald Cohen, Peter Vallentyne) tient à cette délicate définition38 .
II.3. Les successeurs critiques de Locke
À cette vision optimiste et largement apologétique de la propriété,
les mouvements socialistes, utopiques ou scientifiques, ne manquèrent
pas d’opposer des arguments de poids. Proudhon, qui a toute sa vie
réfléchi sur la propriété, attire l’attention avec la proposition selon
laquelle « la propriété c’est le vol »39. L’apparente provocation masque
la profondeur de l’analyse.
Dans sa critique de la propriété, Proudhon fait en effet apparaître
les faiblesses des approches dominantes, qu’il classe en argument
juridique (droit naturel et droit positif), argument économique et
ar­gument psychologique (contrat social). Attardons-nous es­sen­tiel­
lement sur la deuxième de ces catégories.
Ce sont les différentes extensions que Locke propose de la propriété
de soi qui sont là visées : propriété des fruits du travail, puis des ins-
truments de travail (dont prioritairement la terre).

[37] Nozick, Anarchie, Etat et utopie, op. cit.


[38] Voir par exemple J.-S. Gharbi & C. Sambuc, « Propriété de soi et justice sociale chez
les libertariens », Cahiers d’économie politique/Papers in Political Economy, 62, 2012,
p. 187-222.
[39] J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Ou Recherches sur le principe du droit et du
Gouvernement : premier mémoire [1840], Rivière, 1926, p. 131.
199
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

II.3.1 Propriété des fruits


Sur le premier point, le caractère le plus souvent collectif de la
production est souligné de diverses manières. C’est ce qui est repris
dans l’exemple bien connu de l’érection de l’obélisque sur la place de
la Concorde à Paris : « Deux cents grenadiers ont en quelques heures
dressé l’obélisque de Louqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul
homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ?40 »
Ce caractère collectif de la production rend impossible l’attribution
à chacun d’un produit individualisé. À qui peut donc appartenir le
surplus de produit que permet l’association des forces, s’il n’est pas
fruit d’un travail individualisable ? Lorsque le patron se l’approprie, il
jouit d’une aubaine et commet un abus. Une considération du même
type concerne les talents ou savoirs différenciés, et mène au même
constat :
De même que la création de tout instrument de production est le résultat d’une
force collective, de même aussi le talent et la science dans un homme sont le
produit de l’intelligence universelle et d’une science générale lentement accu-
mulée par une multitude de maîtres et moyennant le secours d’une multitude
d’industries inférieures. Quand le médecin a payé ses professeurs, ses livres,
ses diplômes et soldé toutes ses dépenses, il n’a pas plus payé son talent que
le capitaliste n’a payé son domaine et son château en salariant ses ouvriers.
L’homme de talent a contribué à produire en lui-même un instrument utile :
il en est donc co-possesseur ; il n’en est pas le propriétaire. Il y a tout à la fois
en lui un travailleur libre et un capital social accumulé : comme travailleur il
est préposé à l’usage d’un instrument, à la direction d’une machine, qui est sa
propre capacité : comme capital, il ne s’appartient pas, il ne s’exploite pas lui-
même, mais les autres41.

On pourrait objecter à Proudhon qu’il ignorait les théories du


marché du travail, contemporaines et à venir, déterminant les lois
de la répartition du produit entre salaires et profit ; mais aucune de
ces théories ne répond en fait à la question proudhonienne. La théo-
rie du salaire à la productivité marginale du travail, en particulier,
a pour fil directeur le fonctionnement du marché du travail, et non
la recherche de la contribution individualisée de chaque unité de
travail, recherche qui resterait vaine dans ce cadre sauf quand les
fonctions de production sont à facteurs additifs, ce qui n’est pas et
de loin le cas général.

[40] Ibid..
[41] Ibid., p. 236.
200
Philosophie économique

II.3.2 Propriété des instruments


Sur le deuxième point, l’extension de la propriété de soi à celle du
capital productif, Proudhon décèle aussi un coup de force intellectuel
dans la position de Locke :
Je ne comprends pas que la propriété des produits emporte celle de la matière.
Le pêcheur, qui, sur la même côte, sait prendre plus de poisson que ses confrères,
devient-il, par cette habileté, propriétaire des parages où il pêche ? L’adresse
d’un chasseur fût-elle jamais regardée comme un titre de propriété sur le gibier
d’un canton ? La parité est parfaite ; le cultivateur diligent trouve dans une
récolte abondante et de meilleure qualité la récompense de son industrie ; s’il a
fait sur le sol des améliorations, il a droit à une préférence comme possesseur ;
jamais, en aucune façon, il ne peut être admis à présenter son habileté de culti-
vateur comme un titre à la propriété du sol qu’il cultive42.

D’ailleurs, si le travail permettait l’appropriation des fonds, celle-ci


devrait s’éteindre dès que le travail cesse ; or le propriétaire qui s’ar-
rête de travailler reste propriétaire, ce qui indique que cette propriété
est de facto une usurpation. Proudhon pousse d’ailleurs cette logique
à ses conclusions pour démontrer son absurdité : pourquoi, demande-
t-il, le paysan qui cultive la terre d’un propriétaire n’en devient-il pas
propriétaire à son tour ? Il a entretenu la terre et pourquoi n’a-t-il pas
des droits identiques à ceux de celui qui l’a défrichée ?
La question de la propriété des instruments de production reçoit,
évidemment, une réponse plus radicale chez Marx, qui en fait l’ins-
trument, dans le système capitaliste, de l’aliénation. La répartition de
la plus-value constitue là aussi le nœud du problème, mais Marx, on
le sait, ne raisonne pas sur des individus, il raisonne sur des classes
sociales et la propriété privée des moyens de production est appréhen-
dée en tant que phénomène collectif.
Cependant s’il ne fait aucun doute que Marx dérive une partie de
son économie de Locke, la théorie de l’aliénation ne semble pas par-
tir de l’idée de propriété de soi, que Marx ne mentionne pas, à notre
connaissance.
La relation entre production et propriété des instruments de pro-
duction donna lieu à une nouvelle critique quand Veblen proposa l’idée
que le capitalisme change de nature quand le propriétaire du capital,
loin d’être un entrepreneur, se transforme en rentier : c’est le thème

[42] Ibid., p. 240.


201
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

de l’« absentee ownership43 », de la séparation de la propriété et du


contrôle, que devaient développer plus tard Berle et Means44 . Selon
cette thèse, qui a influencé l’école managériale, la propriété du capital
perd toute légitimité quand le propriétaire en délègue la gérance à
un salarié45.

III. L’utilité
Le raisonnement dualiste, tout comme celui de la propriété de soi,
font référence à la nécessité pratique de la propriété privée (Thomas
d’Aquin) ou de la possession (Locke), mais ces références étaient
subordonnées à un principe plus général. L’approche en termes d’uti-
lité, utilitariste ou welfariste, se libère de tout autre principe que la
commodité elle-même. Hume est le premier, sans doute, à oser cette
émancipation.
Dans le Traité de la nature humaine46 , David Hume s’interroge sur
l’« origine de la justice et de la propriété ». L’homme, que la nature a
pourvu de « faibles moyens » mais « écrasé [par] une quantité infinie
de besoins et de nécessités47 », doit suppléer à ces déficiences, et c’est
grâce à la vie en société que cela est possible, à travers trois méca-
nismes proprement sociaux en effet : « L’union des forces accroît notre
pouvoir ; la division des tâches accroît notre capacité ; l’aide mutuelle
fait que nous sommes moins exposés au sort et aux accidents48 . »
Comment se forme cette société, au-delà de la petite société fami-
liale, alors que l’homme est soumis à des passions diverses, dont
l’égoïsme (que Hume ne voit pas comme absolu mais tempéré par de
nombreuses tendances altruistes), qui aboutit souvent à une « oppo-
sition des passions » ? Or la jouissance des « biens acquis par notre
travail et notre bonne fortune » est menacée en raison du fait suivant :
[Ces biens] sont exposés à la violence d’autrui et peuvent se transférer sans
souffrir de perte ni d’altération ; et, en même temps, il n’y en a pas une quan-
tité suffisante pour répondre aux désirs et aux nécessités de chacun. Donc, de

[43] T. Veblen, Absentee ownership : business enterprise in recent times : the case of America
[1923], Transaction Publishers, 1997.
[44] A.A. Berle & G.C. Means, The modern corporation and private property [1932], Transaction
Publishers, 1991.
[45] J. Magnan de Bornier, « Propriété et contrôle dans la grande entreprise. Une relecture de
Berle et Means », Revue économique 38, no 6, 1987, P. 1171‑190.
[46] Hume, Traité de la nature humaine, op. cit.
[47] Ibid., p. 601.
[48] Ibid., p. 602.
202
Philosophie économique

même que la consolidation de ces biens est le principal avantage de la société,


de même l’instabilité de leur possession, jointe à leur rareté, en est le principal
obstacle49.

C’est l’artifice, et non la nature, qui doit permettre de surmonter cet


obstacle. Selon Hume, les hommes prendront conscience des avantages
de la vie en société, et du fait que les troubles qu’elle connaît pro-
viennent de disputes sur les biens matériels, ils chercheront un remède
à ces troubles dans « une convention conclue par tous les membres
de la société pour conférer de la stabilité à la possession des biens
extérieurs et laisser chacun jouir en paix de ce qu’il peut acquérir par
chance ou par industrie50 ».
Cette convention résulte, selon Hume, d’un sens général de l’intérêt
commun, un sens partagé par tous et qui engage à respecter certaines
règles relevant de l’intérêt réciproque ; un sens assis de plus sur un
socle de common knowledge :
J’observe qu’il sera de mon intérêt de laisser autrui en possession de ses biens,
pourvu qu’autrui agisse de la même manière à mon égard. Autrui a conscience
qu’il a un intérêt analogue à régler sa conduite. […] C’est là ce qu’on peut appe-
ler avec assez de propriété une convention ou un accord entre les hommes, sans
que s’interpose une promesse ; car les actions de chacun d’eux se rapportent à
celles des autres et on les accomplit en supposant qu’autrui doit, en contrepar-
tie, en accomplir d’autres51.

Cette convention ne sera pas le résultat d’un contrat formel ou d’une


promesse, mais elle « naît graduellement et […] acquiert de la force par
une lente progression et par la répétition de l’expérience des inconvé-
nients qu’il y a à la transgresser52 ». Ce mécanisme qu’on nommerait
aujourd’hui évolution culturelle est rapproché par Hume de l’évolution
du langage ou de l’établissement de l’or et de l’argent en tant que mon-
naies. C’est à la suite de cette évolution lente et spontanée que naissent
les idées de justice, puis de propriété (formelle), de droit et d’obligation.
Hume insiste bien sur cet ordre qui fait du sens de la justice un pré-
alable à la propriété et à l’obligation, ces dernières étant des notions
incompréhensibles pour celui qui n’a pas déjà celle de justice.
Hume se démarque clairement de toute approche en termes d’un
état de nature et s’amuse un peu de cette idée d’une heureuse race

[49] Ibid., p. 605.


[50] Ibid., p. 606.
[51] Ibid., p. 607.
[52] Ibid., p. 608.
203
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

de mortels d’où la distinction de tien et du mien était bannie ; cette


hypothèse de pure fiction lui est cependant utile car elle amène à pré-
ciser les caractères particuliers du monde qui rendent indispensables
la justice et la propriété :
La justice naît de conventions humaines ; et […] celles-ci ont pour but de remé-
dier à des inconvénients issus du concours de certaines qualités de l’esprit
humain et de la situation des objets extérieurs. Les qualités de l’esprit sont
l’égoïsme et la générosité restreinte : la situation des objets extérieurs est la faci-
lité de les échanger jointe à leur rareté en comparaison des besoins et des désirs
des hommes53 .

Cette caractérisation devait être reprise plus tard dans l’Enquête


sur les principes de la morale54 , où Hume entreprend de démontrer
pourquoi l’utilité publique est la seule origine de la justice. Il propose à
cet effet quatre fictions, dont chacune viole l’une des conditions ci-des-
sus : un pays de cocagne sans aucune rareté, une société d’altruistes,
un état de dénuement complet où la majorité serait condamnée à
mourir de faim, et enfin un monde d’égoïstes absolus, « de coupe-jar-
rets ». Dans aucun de ces mondes, plaide-t-il, la justice et la propriété
ne pourraient émerger. Mais dans le monde réel, l’utilité commande
qu’elles se mettent en place.
Répétons-le, les théories de la propriété proposées avant Hume
avaient toutes un contenu utilitariste55 , suivant en cela Aristote ou
Thomas d’Aquin dans leur justification de l’appropriation privative des
biens ; mais ce n’était qu’un élément accessoire de ces approches. Avec
Hume, à travers une argumentation économique riche qui considère
en particulier la rareté et la division du travail, l’utilitarisme devient
le support essentiel de la théorie de la propriété.
On peut énumérer nombre de théoriciens de la propriété qui ont
marché dans les traces du « bon David », et le livre de Thiers déjà cité
est, par exemple, largement (pas uniquement, on l’a vu) inspiré de
cette veine. Au XXe siècle, c’est la « théorie des droits de propriété »
(theory of property rights), née aux États-Unis dans les années 1960,
qui est le représentant le plus notable de ce courant.

[53] Ibid, p. 612.


[54] D. Hume, Enquête sur les principes de la morale [1751], trad. P. Baranger & P. Saltel,
GF Flammarion, 1991.
[55] Nous avons signalé ailleurs qu’il est pratiquement impossible de proposer une théorie
de la propriété libre de toute considération d’utilité : J. Magnan de Bornier, « Efficacité ou
éthique : les fondements de la propriété chez les Autrichiens », Journal des économistes et
des études humaines, 1993.
204
Philosophie économique

Avec pour objet initial la question des externalités, l’article que


Ronald Coase consacre au problème du coût social56 est considéré
comme l’acte de naissance de cette école. Celle-ci étudie, outre les
externalités, les formes de propriété dans la firme productrice (pri-
vée, publique, coopérative)57, l’évolution des institutions58 ou encore
l’influence de la théorie économique sur les décisions de justice en
matière de responsabilité civile.
Dans le texte fondateur de Coase est discutée la nécessité d’une
politique publique envers les externalités, selon l’approche dite « pigo-
vienne » (du nom de l’économiste de Cambridge Arthur Cecil Pigou)
d’une correction par un système de taxes (dans le cas d’externalité
négative) ou de subvention (dans le cas d’externalité positive). Dans
ce qui sera finalement nommé le « théorème de Coase », on démontre
que, si le bien sur lequel porte l’externalité fait l’objet d’un droit de
propriété reconnu par les tribunaux, alors la négociation entre les
deux agents, émetteur et récepteur de l’externalité, assure le fonc-
tionnement optimal de l’économie, en ce sens que la quantité optimale
d’externalité sera émise. La propriété permet en somme l’interna-
lisation du coût social, ou encore l’égalisation du coût privé avec le
coût social. Le théorème montre en outre, de manière éclatante, que
l’attribution de ce droit de propriété à l’un ou à l’autre des protago-
nistes est sans conséquence quant à la réalisation de l’optimum : si une
rivière est polluée par une firme industrielle, mais qu’elle appartient
privativement soit à l’industriel, soit au riverain qui est victime de la
pollution, la négociation entre ces parties permettra que soit réalisé
le bon niveau de pollution.
Ce résultat important attire l’attention sur deux propositions fon-
damentales : d’un côté, il faut pour un bon fonctionnement d’une éco-
nomie de marché que tous les biens rares soient soumis à des droits
de propriété, qu’ils aient un propriétaire ; et ensuite, que l’attribution
du droit à un agent économique ou à un autre est indifférente au

[56] R. Coase, « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics 1, 1960, P. 1‑44.
[57] A.A. Alchian, « Some economics of property rights », Il Politico XXX(4), 1965, p. 816-829;
A. Alchian & H. Demsetz, « Production, Information Costs, and Economic Organization »,
American Economic Review 62, 1972, p. 777-795 ; E. Furubotn & S. Pejovich, « Property
Rights and Economic Theory : A Survey of Recent Literature », Journal of Economic
Literature 10, 1972, p. 1137-1162. L’article célèbre de G. Hardin, « The Tragedy of the
Commons » (Science 162, 1968, p. 1243-1248) va dans le même sens.
[58] D.C. North & R.P. Thomas, L’Essor du monde occidental : une nouvelle histoire économique,
Flammarion, 1980.
205
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

regard de l’efficacité économique (bien sûr, elle est importante pour


les agents concernés). C’est là un cas classique mais frappant du fait
qu’en économie les questions de justice et les questions d’efficacité sont
fréquemment indépendantes l’une de l’autre.
La théorie des droits de propriété a pour conséquence directe l’idée
que l’économie de marché fonctionne correctement à condition qu’il
y ait des marchés pour tous les biens. Une telle proposition, si inno-
cente en apparence, porte cependant très loin en suggérant que tout
problème économique, toute situation de rareté, peut être résolue en
instituant des droits de propriété. Mais cela comporte nécessairement
des limites : en particulier, les sociétés policées considèrent que l’escla-
vage n’est pas acceptable. Tout ne peut pas être l’objet de droits de pro-
priété, et il importe de décider quels biens sont appropriables et quels
biens ne le sont pas. Le sang et les organes humains le seront-ils ?
Un marché des orphelins pour l’adoption, des jeunes filles à marier,
pourrait-il être organisé ?
La science économique n’a pas la capacité de répondre à ces dif-
ficiles questions, mais la théorie des droits de propriété a pu, dans
certains esprits, entretenir le doute.
Une autre limite de la théorie, soulignée par la « nouvelle école
des droits de propriété » ou théorie dite « des contrats incomplets »,
concerne la seconde des propositions ci-dessus : l’attribution des droits
n’est pas toujours neutre vis-à-vis de l’efficacité économique, en par-
ticulier dans la création d’entreprises communes59.

IV. Quelques approches alternatives des fondements


Résumons brièvement les contributions de quelques auteurs inté-
ressants qui voient à la propriété des fondements ne s’inscrivant pas
dans les trois lignées déjà examinées.
Antoine Destutt de Tracy, l’un des deux animateurs centraux,
avec Georges Cabanis, de l’école « idéologiste » ou « Idéologie », propose
une théorie de la propriété spécifique qui s’intègre à une approche
générale des institutions. Ces dernières, les « lois positives », dérivent
nécessairement des lois naturelles à travers un mécanisme qu’on peut
appeler un « principe de dépendance ». « Les lois positives doivent être
conséquentes aux lois de notre nature. Voilà l’esprit des lois. Les lois

[59] S.J. Grossman & O.D. Hart, « The Costs and Benefits of Ownership : A Theory of Vertical
and Lateral Integration », Journal of Political Economy 94(4), 1986.
206
Philosophie économique

ne sont pas, comme le dit Montesquieu, les rapports nécessaires qui


dérivent de la nature des choses60 » et plus loin : « Les lois de la nature
existent antérieurement et supérieurement aux nôtres ; que le juste
fondamental est ce qui leur est conforme, et que l’injuste radical est
ce qui leur résiste61. »
Cette position générale s’applique à la propriété à propos de laquelle
Destutt exerce son ironie à l’encontre de Rousseau :
On a instruit solennellement le procès de la propriété, et apporté des raisons
pour et contre, comme s’il dépendait de nous qu’il y eût ou qu’il n’y eût pas de
propriété dans ce monde ; mais c’est là méconnaître tout à fait notre nature. Il
semble, à entendre certains philosophes et certains législateurs, qu’à un instant
précis, on a imaginé, spontanément et sans cause, de dire tien et mien, et que
l’on aurait même pu et même dû s’en dispenser. Mais le tien et mien n’ont jamais
été inventés ; ils ont été reconnus le jour où on a pu dire toi et moi62 .

Dans l’idéologie de Destutt de Tracy, toute connaissance provient


des sensations de l’individu isolé : c’est là que gît ce qui est nommé
essentiel. Ainsi l’idée de propriété dans le sens essentiel est-elle
atteinte par une chaîne de raisonnements commençant par le « je
suis », se continuant par « il existe des choses qui ne sont pas moi », puis
par un « j’existe face au monde » : c’est la personnalité ou conscience de
soi ; cette étape mène inévitablement à la faculté de vouloir, qui « n’est
qu’un mode de la faculté de sentir63 ».
C’est de cet ensemble de remarques fondamentales sur la nature
humaine (très succinctement résumées ici, puisque le Traité de la
Volonté est précédé de trois autres volumes qui entendent poser ces
prémisses de manière définitive) que l’idée de propriété surgit :
L’idée de propriété et de propriété exclusive naît donc nécessairement, dans
l’être sensible, par cela seul qu’il est susceptible de passion et d’action, et elle y
naît parce que la nature l’a doué d’une propriété inévitable et inaliénable, celle
de son individu64 .

Cette propriété ne ressemble-t-elle pas, n’est-elle pas même iden-


tique, à la propriété de soi avancée par Locke ? Les termes n’étant pas

[60] A. Destutt de Tracy, Commentaire sur « L’esprit des lois » de Montesquieu, Delaunay
Mongié aîné, 1819, p. 1.
[61] Ibid., p. 6.
[62] A. Destutt de Tracy, Éléments d’idéologie. Traité de la volonté et de ses effets [1815],
Fayard, 1994. p. 18.
[63] Ibid., p. 12.
[64] Ibid., p. 16-17.
207
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

tout à fait les mêmes, on ne peut avoir de certitude sur cette question,
mais plusieurs remarques s’imposent. D’une part, comme on l’a dit,
Destutt propose sa propre vision de la conscience qui n’est pas celle
de Locke, et si le principe de la propriété de soi découle d’un modèle
de l’être humain, alors deux modèles différents de l’homme donneront
deux versions différentes de la propriété de soi. En second lieu, à la
différence de Locke (ou plus clairement que lui), Destutt reconnaît la
nécessaire dualité de la relation de propriété en distinguant d’un côté
l’être sensible, le propriétaire, et de l’autre l’individu ou la « chose »
possédée. Dernière différence notable, Destutt démontre l’institution
de la propriété, à partir de cette propriété naturelle, par le jeu du
principe de dépendance, et sans faire appel aux différentes exten-
sions qu’opère Locke de la propriété de soi (travail, fruits du travail,
instruments de production).
Cette théorie de la propriété envisage donc l’origine comme une
question totalement anhistorique, même si les institutions qui en
résultent sont reconnues comme ancrées historiquement. Et, d’autre
part, on n’y trouve pas de justification morale, et encore moins reli-
gieuse. Certes, l’institution de la propriété est juste, dans le sens bien
particulier que Destutt donne au mot justice, celui d’une correspon-
dance entre l’institution artificielle et la nature des choses. Mais il
ne s’agit pas, ou seulement accessoirement, d’une justice entre les
hommes.
La piste anthropologique constitue alors une autre approche des
origines de la propriété, à côté de celle des relations entre le niveau du
divin et celui de l’humanité et de celle, amorcée par Locke et poursui-
vie par les auteurs qu’on vient de citer, d’une caractéristique propre de
l’homme comme la « propriété de soi » (Locke) ou la position moyenne
entre l’égoïsme et l’altruisme (Hume). Dans une vision anthropolo-
gique des institutions, c’est dans les modes de vie et les rites primitifs
que l’on recherchera l’explication d’un phénomène contemporain ; ces
rites sont tributaires à la fois des conditions de vie particulières sup-
posées et de l’idéologie hypothétique des anciennes peuplades.
Cette piste semble avoir été beaucoup moins foulée dans le cadre
de la propriété qu’elle l’a été pour comprendre l’échange, avec en par-
ticulier la théorie du don et du contre-don65 (qui elle-même présuppose
la propriété). Chez les quelques auteurs qui ont cependant cherché à

[65] M. Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques
[1923-1924], PUF, 2012.
208
Philosophie économique

élaborer une anthropologie de la propriété, le trait le plus évident est


que les discours sur la propriété sont aussi généralement des discours
sur la famille ou, plus largement, sur les structures sociales bâties
autour de la famille, comme en témoigne le titre de l’ouvrage classique
de Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de
l’État66 . Cette association de la propriété et de la famille se retrouve
encore au XXe siècle, en particulier quand Lévi-Strauss élabore le
concept de « système à maison » pour rendre compte des modalités de
transmission des biens dans certaines sociétés indiennes.
Le texte d’Engels entend proposer une version matérialiste de la
création des institutions majeures que comporte la société. Il s’appuie
sur quelques travaux, rares encore à son époque, d’archéologie et d’eth-
nologie ainsi que sur les textes antiques relatifs aux Grecs, aux Latins
et aux Germains.
La propriété familiale, ou plutôt « gentilice », dans le cadre d’une
famille large et non encore conjugale, apparaît, dans sa vision, comme
un stade historiquement intermédiaire entre la communauté et la
privatisation proprement dite et marque le passage progressif du
matriarcat au patriarcat. Le stade ultime de cette évolution est pour
Engels la famille monogamique et conjugale limitée à deux généra-
tions (parents et enfants), qui affirme le statut de seul propriétaire
de l’homme, propriétaire des biens et des êtres, en particulier de la
femme. La propriété est ainsi étendue aux êtres humains dans ce
type de famille, comme dans l’esclavage. Dans les sources dont il dis-
pose, Engels reconnaît cette évolution, avec néanmoins des exceptions,
aussi bien chez les anciennes tribus germaniques ou celtes que dans
la cité grecque et à Rome, ou encore chez les Iroquois décrits par ses
contemporains.
Au stade de la propriété gentilice, terres et habitations sont pro-
priété commune, alors que les instruments de travail sont propriété
privée de ceux qui les ont fabriqués et les utilisent. Ces caractères de
la propriété sont dictés par les conditions matérielles de production,
et en particulier par la division du travail de ce stade « barbare » où
l’homme avait la responsabilité de la guerre et de la chasse, la femme
celle des tâches domestiques. La privatisation du bétail et l’invention
de l’esclavage sont situées dans un même mouvement d’expansion de
la production, qui étendra le domaine de spécialisation de l’homme à

[66] F. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État [1884], Tribord, 2012.
209
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

la culture et à l’élevage, c’est-à-dire à la production hors foyer. Ainsi


la propriété gentilice devient conjugale puis, avec les troupeaux et les
esclaves, propre au seul chef de famille :
Gagner la subsistance avait toujours été l’affaire de l’homme ; c’est lui qui
produisait les moyens nécessaires à cet effet et qui en avait la propriété. Les
troupeaux constituaient les nouveaux moyens de gain ; ç’avait été l’ouvrage de
l’homme que de les apprivoiser d’abord, de les garder ensuite. Aussi le bétail
lui appartenait-il, tout comme les marchandises et les esclaves troqués contre
du bétail. Tout le bénéfice que procurait maintenant la production revenait à
l’homme ; la femme en profitait, elle aussi, mais elle n’avait point de part à la
propriété67.

C’est la division du travail encore plus poussée, jointe à l’invention


de la monnaie, qui mène finalement, sous la plume d’Engels, aux iné-
galités sociales qui culminent de son point de vue marxiste dans la
grande division entre capitalistes et prolétaires. Cette position n’est
pas très éloignée de celle de Locke que certains associent volontiers
aux positions marxistes ; mais elle tire des mêmes constats des conclu-
sions évidemment plus pessimistes.
Citons, pour terminer ce panorama des recherches sur les origines,
le texte que Thorstein Veblen consacrait à ce thème68 , à la fin du
XIXe siècle.
Veblen s’y montre insatisfait de la liaison principalement posée
par Locke entre le travail individuel et la propriété ; acceptée par
les libéraux comme par les socialistes pour des raisons divergentes,
elle passe à côté, selon Veblen, du caractère le plus souvent collectif
de la création (ici Veblen suit en fait Proudhon). En sociologue et
en ethnologue, il s’intéresse à la mentalité primitive pour laquelle,
selon lui, l’individualité est différente de celle de l’homme moderne :
elle est « englobante », la personne et les objets courants ne sont pas
distingués, et participent ensemble à l’individualité. Elle repose sur
une sorte de pot commun qui ne relève ni de la propriété privée ni de
la communauté, car aucune notion de propriété ne s’y rattache. Les
communs en tant que propriété ne peuvent d’ailleurs avoir été conçus,
selon Veblen, qu’après l’idée de propriété individuelle.
L’invention de la propriété dans les sociétés primitives est alors
le produit d’une contrainte externe (mais cette proposition n’est pas
développée). Elle est aussi le produit de la spécialisation, et appa-

[67] Ibid., p. 77.


[68] T. Veblen, « The Beginning of Ownership », American Journal of Sociology 99, 1898.
210
Philosophie économique

raît de manière brutale, par accaparement prédateur. Pour que les


produits du pillage donnent lieu à propriété, il faut qu’il s’agisse de
biens durables, car les biens de subsistance ne donnent pas lieu à
l’appropriation primitive, ils ne deviendront objet de propriété qu’avec
le développement du commerce.
Une fois cela posé, reste à faire la liste des biens durables qui
peuvent donner lieu à pillage et être appropriés privativement par le
pillard, c’est-à-dire donner lieu à une forme de relation qui serait dif-
férente de l’inclusion pure et simple dans l’individualité. Pour Veblen,
une seule espèce de « bien » primitif répond à ces caractères : les
femmes. Une femme captive ne peut pas, parce qu’elle est pleinement
reconnue en tant qu’individualité extérieure à celle du pillard, faire
partie de son individualité englobante, et pour qu’elle soit réservée
à sa consommation privée, il a fallu inventer le concept de propriété
privée : la propriété commence donc par celle des « captives-épouses ».
Le pillard qui s’approprie des femmes de cette manière n’agit pas,
comme le firent les Romains s’emparant des Sabines, afin de fonder
des familles, mais pour satisfaire ses penchants pour « l’honneur et
la vanité ».
Peu à peu la relation de propriété s’étendit à d’autres personnes
que les captives, puis à des biens de consommation que ces humains
asservis avaient produits, au titre de propriété secondaire. Veblen peut
en conclure : « L’appropriation et l’accumulation de biens de consom-
mation pouvait difficilement résulter directement du communisme
primitif de la tribu, mais découle facilement et sans obstacles de la
propriété des personnes69. »
Cette vision des premiers pas de la propriété privée, qui aurait sans
doute mérité un appareil démonstratif plus étendu tout autant qu’une
discussion académique qui ne semble pas avoir existé, ne peut pas être
rejetée d’un simple revers de main ; elle propose une piste crédible,
surtout si l’on se rappelle que notre vie quotidienne est (reste ?) imbi-
bée de relations avec des personnes que notre langage et parfois nos
pensées considèrent sous l’angle d’une quasi-propriété. En rejetant le
communisme des origines et en redéfinissant les contours de l’indi-
vidu « primitif », elle pourrait ouvrir de nouvelles voies d’exploration
au profit d’une ethnologie renouvelée de la propriété.

[69] Ibid.
211
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

V. La propriété intellectuelle
La propriété intellectuelle suscite des débats parfois enflammés,
qui imposent de s’interroger sur sa spécificité. Les biens immatériels
peuvent-ils être considérés de la même manière que les productions
matérielles, auquel cas la discussion concernant leur appropriation
devrait être identique à celle qui concerne les biens matériels, ou doit-
on reconnaître une nature particulière de ces biens et des relations de
propriété les concernant ? La variété des modes de la propriété intel-
lectuelle (les droits d’auteur, brevets, droits d’obtention végétale sur
les semences notamment) témoigne sans doute qu’on leur reconnaît
dans les faits une certaine particularité.
Les biens immatériels sont parfois de purs faits de la nature comme
le code ADN d’une plante ou d’un virus, ou bien ils peuvent être des
créations humaines, comme une symphonie de Mozart. On conçoit
assez bien pourquoi dans le premier cas ces biens devraient rester
communs, et pourquoi ils pourraient donner lieu à droit de propriété
dans le second.
Ce schéma général amène deux remarques. La première concerne
la part du donné (création de la nature) et du construit (création de
l’homme) dans les biens immatériels. Pour les idées neuves, c’est-à-
dire non encore connues, la question de savoir si elles préexistent à
leur première perception ou à leur première expression est largement
ouverte. Un théorème de mathématiques existe-t-il avant d’être décou-
vert et formulé ? Une mélodie nouvelle est-elle inventée ou perçue par
son compositeur ? Ces deux « créateurs » ne sont-ils en fin de compte
que des scribes de la nature, ou de vrais inventeurs de quelque chose
qui ne préexistait pas ? Cette question philosophique a bien sûr une
longue histoire mais reste irrésolue. De manière générale, les « idées
pures » comme les théorèmes ne sont pas concernées par la propriété
intellectuelle, qui admet que nul ne peut les revendiquer.
La seconde remarque se rapporte au travail que la mise à jour de
l’idée pure a pu exiger. Ainsi la mise en évidence de la séquence ADN
d’une espèce vivante implique un travail de recherche dont les fruits
peuvent être revendiqués par le chercheur, exactement comme les
glands cueillis dans l’état de nature de Locke, qui sont créés par la
nature, deviennent propriété de celui qui les cueille parce que cette
action est reconnue comme travail. Il s’agira par la suite de décider
quel droit peut être conféré par ce travail. Son titulaire pourra-t-il
interdire aux autres de connaître les résultats de sa recherche, ou sim-
212
Philosophie économique

plement les empêcher de les utiliser à leur profit ? C’est u­suel­lement la


seconde solution qui est choisie (droits d’auteur, brevet), avec des droits
de propriété intellectuelle qui ouvrent l’accès des tiers au contenu mais
leur interdisent par un mécanisme de protection temporaire d’utiliser
les biens protégés dans des activités économiques.
Les idées, artistiques ou scientifiques, sont parfois considérées
comme des biens publics ; elles ont bien en effet la propriété de non-
rivalité déjà évoquée : l’utilisation du bien par un agent n’empêche
pas les autres de l’utiliser aussi, puisque l’information constituant
le bien ne disparaît pas du fait de sa consultation. Mais le second
caractère des biens publics, à savoir la non-excluabilité, peut être
justement modulée par des procédés techniques simples comme le
secret ou le cryptage, ou grâce à la mise en place de droits exclu-
sifs reconnus par la loi. Dans ce cas de biens non-rivaux mais avec
la possibilité d’exclure les non-propriétaires de leur jouissance, on
parle de « biens à péage » (toll goods). La question de la légitimité de
l’appropriation se pose, d’un point de vue d’efficacité économique,
parce que l’accès à ces biens a un coût marginal nul tant pour le
créateur que pour l’utilisateur, comme l’a fait remarquer Arrow dès
196270. Cette opinion amènerait fa­ci­lement à prohiber la propriété
intellectuelle pour les inventions technologiques ; Demsetz propose
une vision exactement contraire en 1969 en insistant non plus sur
le coût du partage de l’information, mais sur l’incitation à innover71.
En effet, un bon système économique doit fournir des incitations à
la recherche. La propriété intellectuelle est de ce point de vue un
stimulant à la création de nouvelles œuvres d’art, à inventer de
nouveaux produits, entre autres effets souhaitables.
Ce débat se prolonge dans la direction de la nécessité de l’efficacité
de ces incitations.
Nécessité, car d’autres systèmes d’incitation72 peuvent rendre l’acti-
vité de recherche profitable, par exemple les pouvoirs publics ou des
institutions privées peuvent organiser des concours pour récompenser

[70] K.J. Arrow, « Economic Welfare and the Allocation of Resources for Invention », in R.R.
Nelson (ed.), The Rate and Direction of Inventive Activity : Economic and Social Factor,
Princeton University Press, 1962, p. 609-626.
[71] H. Demsetz, « Information and Efficiency : Another Viewpoint », Journal of Law and
Economics 12(1), 1969, p. 1-22.
[72] Voir Conseil d’analyse économique, Propriété intellectuelle, La Documentation Française,
2003.
213
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété

telle ou telle découverte : déjà Saint-Simon73 imaginait de financer


l’innovation par des souscriptions ouvertes au public74 .
Mais c’est plutôt l’efficacité de la propriété intellectuelle pour sti-
muler l’innovation qui suscite des doutes ; nombre d’études ont cherché
à tester cette efficacité dans des domaines variés et ont abouti à des
constats contrastés75 . La thèse principale de Boldrin et Levine76 est
que les firmes cherchent la protection par la propriété intellectuelle
pour fermer l’accès à leur marché et assurer des rentes de mono-
pole ; la mise en place de ces droits au cours de l’histoire révèle selon
eux que ce sont les découvreurs d’innovations déjà réalisées qui ont
manœuvré pour demander cette mise en place dans le but de protéger
leurs marchés et donc d’exclure les concurrents potentiels et, au bout
du compte, ralentir les innovations potentielles provenant de rivaux.
Dans le domaine des droits d’auteur, Lawrence Lessig 77 insiste lui
aussi sur les actions de lobbying qui mènent à instituer ou à renforcer
ces droits (dans leur durée essentiellement). À côté des questions de
fermeture des marchés, se pose encore celle de l’orientation morale
des recherches que le brevet encourage, et ici le cas du médicament
est important. En effet, on observe que la structure d’incitation du
brevet pousse l’industrie pharmaceutique à investir ses efforts très
majoritairement en direction des maladies des pays les plus riches, ce
qui n’est pas évidemment sans soulever des questions morales.
Dans le domaine de la propriété intellectuelle, le moral et l’écono-
mique s’enchevêtrent souvent, se disputent parfois, et en définitive
se complètent.
Ainsi la question de la brevetabilité du logiciel, qui agite le monde
de l’informatique depuis les années 1980, a comme protagonistes,
du côté des opposants à la brevetabilité, deux écoles, celle de la Free
Software Foundation et celle de l’Open Source. L’Open Source, dont

[73] H. de Saint-Simon, « Lettres de deux philanthropes », in J. Grange et al. (dir.), Œuvres
complètes, PUF, 2012, p. 150-190.
[74] Donnons l’exemple de l’Institut Clay qui a institué le « prix du millénaire » pour résoudre
un ensemble de défis mathématiques réputés insurmontables, chaque solution étant récom-
pensée d’un million de dollars américains. À ce jour nous croyons savoir qu’un seul de
ces problèmes a été résolu, par un mathématicien (qui a d’ailleurs refusé la dotation en
question), le Russe Grigory Perelman qui a démontré la conjecture de Poincaré.
[75] E. Mackaay & S. Rousseau, Analyse économique du droit, Dalloz, 2008, chap. 3.
[76] M. Boldrin & D.K. Levine, Against intellectual monopoly, Cambridge University Press,
2008.
[77] L. Lessig, Free culture : how big media uses technology and the law to lock down culture
and control creativity, Penguin Press, 2004.
214
Philosophie économique

l’animateur principal est Eric Raymond, se soucie en premier lieu


d’efficacité et vante le modèle de la création logicielle coopérative par
des groupes de hackers (ou « bricoleurs informatiques ») bénévoles78 ,
comparé à la production de code par un programmeur isolé dans son
bureau d’une firme de logiciels « propriétaires ». Richard Stallman,
fondateur de la Free Software Foundation, s’oppose quant à lui au logi-
ciel propriétaire parce qu’il le considère comme hautement immoral.

VI. Conclusion
S’il semble largement accepté dans le XXIe siècle débutant que
l’institution de la propriété privée a sa place dans la vie économique,
elle n’en pose pas moins des difficultés sérieuses à deux égards.
D’une part, il est nécessaire de définir quels sont les biens qui
doivent, pour des raisons éthiques ou autres, être considérés comme
non-appropriables : en sont autant d’exemples délicats les cas des par-
ties du corps humain comme les organes, le sang, les cellules-souches,
les codes génétiques, les ressources naturelles comme les semences, les
théories scientifiques mêmes. Toutes ces ressources marquées par la
rareté sont éligibles à ce titre au statut économique de marchandise ;
mais elles ont aussi une position éthique particulière (et aussi, dans
certains cas, des propriétés matérielles spécifiques) et ont de ce fait
un statut qui mérite d’être précisé en tenant compte de ces aspects
divers et de leurs conséquences variées, économiques ou autres.
En second lieu, la reconnaissance du fait que certains biens, pour
des raisons techniques ou philosophiques, sont amenés à relever de
manière permanente de la communauté, doit nous amener à mieux
comprendre et à améliorer les modes de gestion des biens communs.
Cette amélioration désirable impliquera sans conteste des doses crois-
santes de comportement coopératif et une focalisation croissante sur
les mécanismes de la confiance ; nous croyons que l’économie politique,
dans sa dimension conceptuelle comme dans sa pratique, devra contri-
buer à ces objectifs.

[78] E.S. Raymond, « La cathédrale et le bazar », cathedrale-bazar, 1998, linux-france.org/


article/these/cathedrale-bazar/cathedrale-bazar_monoblock.html.
La justice intergénérationnelle

Danielle ZWARTHOED

Q u’est-ce que la justice intergénérationnelle ? Dans ce chapitre,


le terme « justice » désigne la « justice distributive ». Une « théo-
rie de la justice entre générations » est une théorie normative
visant à déterminer comment les avantages et les coûts devraient être
distribués entre différents individus, appartenant à différentes géné-
rations, dans un monde où les ressources sont modérément rares. La
« redistribution » vers les générations futures prend la forme d’épargne
ou d’investissement.
On distingue la justice distributive de la justice rectificative. La jus-
tice distributive peut être conçue en première approximation comme
la justice entre deux générations, tandis que la justice rectificative
concerne généralement deux groupes à travers deux générations (ou
plus). Des rectifications, matérielles ou symboliques, peuvent être
exigées au nom de préjudices causés par les générations passées (la
traite transatlantique, le génocide arménien ou les émissions de gaz
à effet de serre de la révolution industrielle, par exemple). Là où la
justice distributive requiert des transferts afin d’éviter qu’un agent
ne se retrouve désavantagé (quels que soient les actions, ou les méca-
nismes à l’origine de cette situation), la justice rectificative requiert
des transferts afin de réparer une action injuste, et ce quelle que
soit la situation économique et sociale des intéressés (victimes ou
titulaires d’obligations). Si les descendants des victimes d’injustices
passées comptent aussi parmi les plus désavantagés, les demandes de
la justice distributive et de la justice rectificative coïncident. Mais la
justification des transferts reste différente. Des approches combinant
la dimension distributive et la dimension rectificative sont possibles :
par exemple, les transferts peuvent être justifiés en faisant appel à
une injustice historique, mais leur montant peut être calculé sur la
216
Philosophie économique

base de considérations distributives1. Ce chapitre ne discute que la


dimension distributive de la justice intergénérationnelle.
Une autre distinction importante concerne le terme « génération ».
Ce terme désigne soit des cohortes de naissance, soit des groupes (ou
classes) d’âge. Une cohorte de naissances correspond à l’ensemble des
individus nés au cours d’une même période, par exemple l’année 1929.
Un groupe d’âge désigne l’ensemble des personnes du même âge, par
exemple 30 ans. En 1959, le groupe d’âge « 30 ans » désignait les per-
sonnes nées en 1929, mais en 1979 il désignait celles nées en 1949. Ce
chapitre ne discute que la justice entre cohortes2. Et il ne discute que
les obligations des générations présentes envers les générations futures,
laissant ici de côté les obligations à l’égard des générations passées3.
La justice intergénérationnelle se distingue de la justice intra-
générationnelle (la justice au sein d’une génération) de plusieurs
manières. Tout d’abord, nous ignorons les circonstances, besoins, capa-
cités, valeurs et préférences des personnes futures. La définition des
obligations envers les générations futures devra tenir compte de ces
incertitudes4 . Ensuite, le temps ne s’écoule que dans une direction :
les bénéfices et les coûts ne « voyagent » que vers le futur, et il ne peut
donc y avoir d’« échanges » à proprement parler entre les générations,
du moins entre les générations qui ne se chevauchent pas. De plus, les
actions d’une génération ont un impact significatif sur les conditions
de vie, les valeurs et les préférences, et même l’identité et l’existence

[1] Cf. A. Gosseries, « Historical Emissions and Free-Riding », Ethical Perspectives 11(1),
2004, p. 36-60. Sur la justice intergénérationnelle comprise comme réparation d’injus-
tices passées, on consultera également L. Meyer, « Intergenerational Justice », in Stanford
Encyclopedia of Philosophy, 2008, sect. 5. http://plato.stanford.edu/entries/justice-interge-
nerational (consulté le 29 février 2016).
[2] Sur la justice entre groupes d’âge, on consultera, par exemple, N. Daniels, Am I my parents’
keeper ? : an essay on justice between the young and the old, Oxford University Press, 1988 ;
D. McKerlie, « Equality Between Age-Groups », Philosophy and Public Affairs 21(3), 1992,
p. 275-295 ; A. Gosseries, « What Makes Age Discrimination Special ? A Philosophical Look
at the ECJ Case Law », Netherlands Journal of Legal Philosophy 43(1), 2014, p. 59‑80.
[3] Par exemple A. Gosseries, « A-t-on des obligations envers les morts ? », Revue philoso-
phique De Louvain 101(1), 2003, p. 80-104 ; K. Lippert-Rasmussen, Luck Egalitarianism,
Bloomsbury Publishing, 2015, p. 156‑161.
[4] Pour une présentation des différents principes susceptibles de guider les décisions publiques
en situation d’incertitude, cf. IPCC, « Climate Change 2014 : Mitigation of Climate Change.
Working Group III Contribution to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental
Panel on Climate Change », Geneva, IPCC, 2014, p. 168-176. Pour une reformulation et
une défense du principe de précaution, cf. S. Gardiner, « A Core Precautionary Principle »,
Journal of Political Philosophy 14(1), 2006, p. 33-60.
217
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

de ses successeurs. Il y a donc une asymétrie de pouvoir importante


entre les générations.
L’objet de ce chapitre est donc la justice intergénérationnelle
comprise­comme justice distributive entre cohortes. La première partie
expose trois défis à la possibilité même de parler d’obligations de jus-
tice intergénérationnelle. La deuxième partie discute la justification et
la définition des obligations de justice envers les générations futures.
La troisième partie aborde brièvement la question de la mise en œuvre
de la justice intergénérationnelle en contexte non idéal.

I. La justice entre générations fait-elle sens ?


Fait-il sens de parler d’obligations à l’égard des personnes futures ?
Trois défis, le défi de la non-existence, le défi de la non-identité et les
problèmes posés par l’éthique des populations, jettent le doute.
I.1. Le problème de la non-existence
Le défi de la non-existence5 remet en cause l’idée selon laquelle les
personnes futures pourraient avoir des droits (moraux et/ou légaux)6 .
Le raisonnement est le suivant :
(1) Toute obligation doit être corrélée à un droit de la personne à
l’égard de qui cette obligation est due.
(2) De (1), il suit que les personnes du présent ne peuvent avoir des
obligations à l’égard des personnes futures que si les personnes
futures ont des droits.
(3) Seules les personnes qui existent peuvent avoir des droits7.
(4) Les personnes futures n’existent pas.
(5) De (3) et (4), il suit que les personnes futures n’ont pas de droits
aujourd’hui.

[5] Pour des formulations du défi de la non-existence, cf. R. Macklin, « Can future genera-
tions correctly be said to have rights ? », in J. Sterba (ed.), Morality in Practice, Belmont,
Wadsworth, 1984 ; R. De George, « Do we owe the future anything ? », in Sterba (ed.),
Morality in Practice, op. cit. ; J. McMahan, « Review : Problems of Population Theory.
Reviewed Work : Obligations to Future Generations by R.I. Sikora and Brian Barry », Ethics
92(1), 1981, p. 125‑126 ; W. Beckerman & J. Pasek, Justice, Posterity, and the Environment,
Oxford University Press, 2001, p. 19‑20 ; O. Herstein, « The Identity and (Legal) Rights of
Future Generations », George Washington Law Review 77, 2009, p. 1180‑1182.
[6] Je n’aborde pas ici la question de savoir si la fonction des droits des personnes futures est
de protéger la capacité de choix du détenteur des droits (« will » conception of rights) ou de
protéger ses intérêts (« interest » conception of rights).
[7] Il ne peut y avoir de « droits flottant dans les airs ». Cf. A. Gosseries, « On Future Generations’
Future Rights », Journal of Political Philosophy 16(4), 2008, p. 450.
218
Philosophie économique

(6) De (2) et (5), il suit que les personnes du présent n’ont pas
d’obligations à l’égard des personnes futures.
Comment éviter cette conclusion ? Examinons deux solutions pos-
sibles : la Solution de l’Existence des Personnes futures et la Solution
des Droits futurs des Personnes futures.
La Solution de l’Existence des Personnes Futures consiste à remettre
en cause (3). L’argumentation en faveur de (3) peut être formulée
ainsi8 : ce qui n’existe pas ne peut pas avoir des propriétés réelles,
par exemple la propriété d’avoir des droits. Or, les personnes futures
n’existent pas. Donc elles ne peuvent avoir la propriété d’avoir des
droits. Mais les personnes futures, bien qu’inexistantes aujourd’hui,
peuvent être considérées comme des personnes potentielles. Leur
« potentialité » est assez développée, la probabilité que des personnes
humaines existeront dans le futur étant très forte9. (3) pourrait donc
être reformulée ainsi :
(3’) Seules les personnes qui existent, ou qui existeront, peuvent
avoir des droits.
S’il est vrai que des personnes existeront dans le futur, alors,
d’après cette reformulation, leurs droits existent déjà10.
La Solution des Droits futurs des Personnes futures concède (1)-(5),
tout en niant la conclusion (6)11. Supposons que, juste avant d’avaler

[8] Cette formulation s’inspire de R. Elliot, Robert, « The Rights of Future People », Journal of
Applied Philosophy 6(2), 1989, p. 161.
[9] Cf. J. Feinberg, « The Rights of Animals and Unborn Generations », in W. Blackstone (ed.),
Philosophy and Environmental Crisis, Athens, University of Georgia Press, 1974, p. 65.
Comme Feinberg le souligne lui-même, cette stratégie soulève la difficulté suivante : à
partir de quand le caractère potentiel d’une personne est-il suffisamment « avancé » pour
que l’on puisse lui attribuer des droits ? Feinberg suggère deux critères : (i) l’importance
des causes déjà existantes de l’existence de cette personne ; (ii) le degré de déviation du
cours normal des évènements qui serait requis pour empêcher la venue au monde de cette
personne (ibid., p. 67‑68). La potentialité des personnes futures satisfait le critère (ii) : si le
genre humain décidait de cesser de procréer, ce serait sans doute une déviation importante
du cours normal des évènements.
[10] Cf. également Elliot, « The Rights of Future People », op. cit., p. 161‑162. Pour une cri-
tique de l’attribution de droits présents aux personnes futures, cf. Gosseries, « On Future
Generations’ Future Rights », op. cit., p. 454.
[11] Gosseries, « On Future Generations’ Future Rights », op. cit., p. 453‑457 ; L. Meyer, « Past
and Future : The Case for a Threshold Notion of Harm », in L. Meyer et al. (eds.), Rights,
Culture and the Law : Themes from the Legal and Political Philosophy of Joseph Raz,
Oxford University Press, 2003, p. 144‑145. La position de Feinberg, développée dans le
paragraphe précédent, peut aussi être interprétée ainsi. Cf. Elliot, « The Rights of Future
People », op. cit., p. 160.
219
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

un grand verre d’arsenic, un terroriste dissimule une bombe à retar-


dement dans une crèche12. Il programme la minuterie pour déclencher
la bombe dans trois ans. À l’exception du personnel de la crèche, les
victimes potentielles de la bombe ne sont pas encore nées, ni même
conçues. Le terroriste possède cependant dès aujourd’hui la capacité
de leur nuire. Admettons (contrairement à la stratégie de réponse du
paragraphe précédent) que les jeunes victimes, étant encore inexis-
tantes, n’ont pas de droits au moment où je dépose la bombe13 . Il
serait néanmoins étrange d’affirmer que, au moment où la bombe se
déclenche, les droits des bébés ne sont pas violés parce que le poseur
de bombe est décédé depuis trois ans, et qu’ils l’auraient été si ce
dernier était encore en vie. Ce qui importe ici, c’est que le poseur de
bombe, comme les habitants actuels de la Terre, a dès à présent la
capacité de nuire aux intérêts des personnes futures. Autrement dit,
même si l’on admet que les droits doivent être contemporains à leurs
détenteurs, cela n’implique pas d’admettre que les obligations corré-
lées à ces droits doivent aussi être contemporaines à ces droits14 . Il
faudrait donc préciser (5) :
(5’) Les personnes futures n’ont pas de droit aujourd’hui, mais
elles auront des droits dès qu’elles existeront, et nous avons la
capacité de violer ces droits dès à présent.
Par conséquent, il fait sens d’évoquer le respect des droits futurs
des personnes futures comme justification des obligations présentes
des personnes actuelles.
I.2. Le problème de la non-identité
La non-existence des personnes futures n’est pas le seul obstacle à
la justice intergénérationnelle. Leur identité dépend de nos actions pré-
sentes. Nous allons voir que cela représente un obstacle supplémentaire
à la possibilité de parler d’obligations envers les personnes futures. Le
problème de la non-identité peut être présenté ainsi15. Imaginons deux

[12] Pour un exemple similaire, cf. Elliot, « The Rights of Future People », op. cit., p. 162.
[13] Pour une défense de la thèse selon laquelle la capacité de nuire aujourd’hui à une per-
sonne future suffit à légitimer l’attribution de droits dès à présent à cette personne, cf.
E. Partridge, « On the Rights of Future People », in D. Scherer (ed.), Upstream/Downstream.
Issues in Environmental Ethics, Temple University Press, 1990, p. 54‑55.
[14] Gosseries, « On Future Generations’ Future Rights », op. cit., p. 455.
[15] Notons que ce problème, lié à celui des « vies préjudiciables », concerne aussi la bioé-
thique et le droit. Sur la portée du problème de la non-identité, cf. Gosseries, « On Future
Generations’ Future Rights », op. cit., p. 459‑460.
220
Philosophie économique

générations successives, G1 et G2. Avant même que les membres de G2


ne soient conçus, G1 doit choisir entre deux politiques, l’une menant à
l’épuisement des ressources, et l’autre à leur préservation. L’on sait que
la politique d’épuisement nuirait à la qualité de vie des êtres humains.
Et cependant, G1 n’a, semble-t-il, pas d’obligation de choisir la politique
de conservation pour la raison suivante :
(1) Si un individu particulier n’avait pas été conçu au moment où
il a été conçu, c’est un fait qu’il n’existerait pas16 (chaque combi-
naison d’un spermatozoïde particulier avec un ovule particulier
produit un enfant différent génétiquement)
(2) Les choix politiques de G1 affectent les détails de la vie des
membres de G1, y compris le moment auxquels ils prennent
place, et donc le moment de la conception des membres de G2.
(3) De (1) et (2), il suit que le choix de la politique d’épuisement ou de
conservation affectera l’identité génétique des membres de G217.
(4) Si G1 n’avait pas choisi l’épuisement, alors, de (3), il suit que
l’identité génétique des membres de G2 aurait été différente.
(5) De (4), il suit qu’il est impossible de comparer la manière dont
l’épuisement affecte les membres de G2 avec la manière dont
la conservation les affecte. En effet, ceux qui sont nés du fait
de l’épuisement n’auraient pas existé dans le monde où les res-
sources auraient été conservées.
(6) Une action (ou une omission) ne peut à proprement parler causer
de dommage à un individu que si l’on peut comparer la situation
de cet individu une fois le dommage causé avec sa situation si
le dommage n’avait pas eu lieu.
(7) La vie des membres de G2 vaut la peine d’être vécue. (G1 n’a
pas causé de dommage à G2 en les faisant exister)
(8) De (5), (6) et (7), il suit que la politique d’épuisement ne peut à
proprement parler avoir causé de dommage à G2.
De nombreuses solutions ont été envisagées18 . Je me limiterai ici à
en présenter quatre : la Solution Impersonnelle, la Solution du Seuil,
la Solution du Rattrapage et la Solution de l’Acceptation.

[16] Cf. D. Parfit, Reasons and persons, Clarendon Press, 1984, p. 351‑355.
[17] Si les choix de G1 avaient été différents, les membres de G2, ou certains d’entre eux,
auraient été conçus à un instant différent. Comme le moment de la conception affecte
l’identité génétique de l’individu conçu, leur identité génétique aurait été différente
[18] Pour en savoir davantage sur le problème de la non-identité, cf. ces deux excellentes réfé-
rences : M.  Roberts, « The Nonidentity Problem », in E. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia
221
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

Le problème de la non-identité se pose pour toutes les théories


morales selon lesquelles la valeur morale d’une action (ou d’une omis-
sion) dépend de la manière dont elle affecte les intérêts d’individus
particuliers (ce qu’on appelle les conceptions basées sur l’affectation
des personnes, ou person-affecting views). La Solution Impersonnelle,
suggérée par Parfit lui-même (bien qu’il ne la labellise pas ainsi),
consiste à renoncer aux conceptions basées sur le fait que les per-
sonnes en particulier soient affectées et à opter pour une théorie
morale impersonnelle. Une théorie impersonnelle n’évalue pas le choix
entre l’épuisement et la conservation en fonction de la manière dont
ces politiques affectent les personnes futures. Il faut plutôt se demander
si la conservation est préférable en tant que telle, quels que soient ses
effets sur les personnes futures.
Renoncer aux conceptions basées sur l’affectation des personnes
implique des changements majeurs de notre manière de concevoir
la moralité des actions. Les autres solutions au problème de la non-
identité ne sont pas aussi radicales. La Solution du Seuil propose de
remplacer la conception comparative du dommage telle qu’énoncée par
la proposition (6) par une conception du dommage basée sur l’idée de
seuil19, que l’on peut énoncer ainsi :
(6’) Une action (ou une omission) ne peut à proprement parler cau-
ser de dommage à un individu que si cette action (ou omission)
cause le fait que la situation de cet individu se trouve en dessous
d’un seuil spécifié indépendamment.
Cette conception, combinée20 avec la conception comparative du
dommage (6), éviterait peut-être le problème de la non-identité. On
pourrait dire que la politique d’épuisement causerait des dommages

of Philosophy, 2015. http://plato.stanford.edu/entries/nonidentity-problem ; D. Boonin, The


Non-Identity Problem and the Ethics of Future People, Oxford University Press, 2014.
[19] L. Meyer, « Past and Future : The Case for a Threshold Notion of Harm », op. cit. ;
« Intergenerational Justice rar », op. cit. ; L. Meyer & D. Roser, « Enough for the Future »,
in A. Gosseries & L. Meyer (eds.), Intergenerational Justice, Oxford University Press,
2009. Pour une position similaire, cf. S. Caney, « Cosmopolitan Justice, Rights, and Global
Climate Change », Canadian Journal of Law and Jurisprudence 19(2), 2006, p. 266‑268. ;
E. Rivera-Lopez, « Individual procreative responsibility and the non-identity problem »,
Pacific Philosophical Quarterly 90(3), 2009, p. 336‑363.
[20] Selon cette conception « combinée », une action cause un dommage à un individu donné
si et seulement si, soit elle cause le fait que la situation de cet individu tombe en dessous
d’un seuil de qualité de vie, soit elle cause le fait que la situation de cet individu est moins
bonne que si cette action n’avait pas eu lieu. La conception comparative demeure donc
pertinente pour les cas où le problème de la non-identité ne se pose pas. Cf. Meyer, « Past
222
Philosophie économique

aux personnes futures, parce cette politique les ferait tomber en-
dessous d’un seuil de qualité de vie (qu’il reste à définir). Que les
personnes futures puissent être mieux loties en l’absence de cette
politique ne serait pas pertinent pour déterminer si elles sont victimes
d’un dommage ou non21.
La Solution du Rattrapage conserve la conception comparative du
dommage (6) et fait appel à l’idée de rattrapage des obligations des
membres d’une génération sur leur vie complète22. Une fois que les
membres de G2 sont conçus, il se peut que G1 ait encore la capacité
d’agir de sorte à assurer à G2 le niveau de vie auquel G2 a droit. Au
lieu de comparer la situation actuelle de G2 avec la situation de G2 si
la politique d’épuisement n’avait pas été choisie, (a) la situation de G2
résultant de la politique d’épuisement sans rattrapage des dommages
avec (b) la situation de G2 résultant de l’épuisement avec rattrapage
des dommages. Certes, cela suppose que les générations précédentes
soient capables, une fois les descendants conçus, d’effectuer ce rat-
trapage d’obligations. Ce qui signifie que G1 doit rattraper les effets
de ses actions (ou omissions) sur la qualité de vie de G2, mais aussi
maintenir la capacité de G2 de maintenir la qualité de vie de G3 (et
ainsi de suite).
La Solution de l’Acceptation nous demande d’accepter la conclu-
sion (8)23 . Encore faut-il montrer que (8) est intuitivement plausible.
Pour ce faire, Boonin fait une analogie entre donner naissance et
sauver une vie24 . Voici un exemple, pertinent pour la justice intergé-
nérationnelle, qui illustre cette stratégie. Supposons qu’un groupe de
scientifiques a mis au point une technologie permettant de détourner
les météorites de leur trajectoire. Une météorite, justement, s’annonce.
Notre groupe de scientifiques peut agir sur la trajectoire et la vitesse
de la chute de la météorite de seulement deux manières. La première
méthode conduira à l’extermination de la population d’Ecoland, un pays

and Future : The Case for a Threshold Notion of Harm », op. cit., p. 152‑158 ; Meyer &
Roser, « Enough for the Future », op. cit., p. 232.
[21] Pour une critique des stratégies de réponse au problème de la non-identité basées sur un
changement de conception du dommage, cf. Boonin, The Non-Identity Problem and the
Ethics of Future People, op. cit., p. 52‑102.
[22] Cette stratégie est défendue par Gosseries, « On Future Generations’ Future Rights »,
op. cit., p. 462‑464.
[23] C’est ce que suggère T. Schwartz, « Obligations to Posterity », in R. Sikora & B. Barry
(eds.), Obligations to Future Generations, White Horse Press, 1978, p. 33.
[24] Boonin, The Non-Identity Problem and the Ethics of Future People, op. cit., p. 189‑236.
223
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

qui a adopté une politique de conservation des ressources. La seconde


méthode conduira à l’extermination de la population de Wasteland, un
pays qui a adopté une politique d’épuisement des ressources. Ecoland
et Wasteland ont exactement le même nombre d’habitants, et l’une ou
l’autre décision ne changera absolument rien aux intérêts des habi-
tants des autres pays, ni à la manière dont ils conduiraient leurs
propres politiques de préservation des ressources. Il semble difficile
de soutenir que le choix de maintenir en vie les Ecolandais est préfé-
rable au choix de maintenir en vie les Wastelandais. Intuitivement,
nous aurions tendance à penser que les scientifiques devraient être
é­ga­lement horrifiés à l’idée d’exterminer l’un ou l’autre pays. Or, le
problème de la non-identité se pose parce que nous avons aussi l’intui-
tion qu’il est moralement préférable de faire exister une génération
dans un monde où les ressources ont été conservées que de faire
exister une autre génération dans un monde où les ressources ont
été épuisées. Si tant est que l’on accepte, avec Boonin, que maintenir
en vie est moralement équivalent à faire vivre, alors nous devrions
être moralement indifférents entre la conservation et l‘épuisement
des ressources. Si la Solution de l’Acceptation est correcte, la justice
entre générations devra se limiter à déterminer les obligations entre
générations qui se chevauchent.
I.3. La conclusion répugnante
Dans le contexte intergénérationnel, non seulement l’identité, mais
aussi le nombre de personnes futures, est susceptible de dépendre des
décisions de la génération présente. Les individus peuvent choisir
d’avoir plus ou moins d’enfants. Les États peuvent adopter, ou non,
des politiques natalistes. Une théorie complète de la justice intergéné-
rationnelle doit intégrer un principe éthique déterminant la popula-
tion qu’il est souhaitable d’atteindre ou de maintenir dans un monde
de ressources limitées. Or, si un tel choix tient compte des intérêts
des personnes futures, nous nous trouvons face à des questions trou-
blantes, puisque l’existence même de ces intérêts dépendra de la taille
de la population que nous aurons choisie. Du point de vue d’une per-
sonne future possible, la comparaison entre un monde dans lequel
elle existe et un monde dans lequel elle n’existe pas semble dénuée
de sens25 , du moins si la vie de cette personne vaut la peine d’être

[25] Par exemple, Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 486‑490 ; Meyer, « Intergenerational
Justice », op. cit.
224
Philosophie économique

vécue26 . Imaginons le trente milliardième être humain, né en 2150.


La population est si importante que cet humain n’a accès qu’à une
part très réduite des ressources, qui lui permet tout juste de mener
une vie qui vaut la peine d’être vécue. Cette situation peut sembler
déplorable. Mais, du point de vue du trente milliardième humain, elle
est la meilleure possible, car il n’aurait pas vécu autrement.
Un principe déterminant la taille de la population idéale devrait
permettre d’arbitrer entre taille de la population et qualité de vie
moyenne des individus. Mais les tentatives de déterminer un tel
principe qui soit cohérent avec nos intuitions morales ont mené à
des conclusions dites « répugnantes » ou absurdes27. Supposons deux
politiques démographiques possibles, l’une menant à la population A,
une petite population d’individus ayant une qualité de vie très élevée,
et l’autre à Z, une grande population dont la vie vaut tout juste la
peine d’être vécue.
Comment choisir entre ces deux options ? Toutes choses égales par
ailleurs, il semble bon de créer une population heureuse. Si la taille
de la population échappait au contrôle des êtres humains, cette consi-
dération impliquerait que les individus et/ou les institutions devraient
faire en sorte de rendre les individus existants le plus heureux pos-
sible. Mais la taille de la population n’échappe pas à notre contrôle.
Pour rendre la société la plus heureuse possible, peut-être est-il bon
alors de créer des personnes heureuses. Cette considération mène au
principe suivant (une version généralisée de l’utilitarisme total28) :
Principe total : le meilleur état du monde est celui, où, toutes
choses égales par ailleurs, la quantité de bien-être est la plus
grande29.

[26] En revanche, il peut être plausible d’affirmer que la non-existence est préférable à une
vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue, une vie de souffrances intolérables – il y a donc
asymétrie. Cf. M. Roberts, « An Asymmetry in the Ethics of Procreation », Philosophy
Compass 6(11), 2011, p. 765-776 ; Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 391 ; McMahan,
« Review : Problems of Population Theory. Reviewed Work : Obligations to Future
Generations by R.I. Sikora and Brian Barry », op. cit. ; J. Narveson, « Moral Problems of
Population », The Monist 57(1), 1973, p. 62-86.
[27] Pour en savoir davantage, on consultera Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 381‑442 ;
G. Arrhenius et al., « The Repugnant Conclusion », in E. Zalta (ed.), Edward, The Stanford
Encyclopedia of Philosophy, 2014. http://plato.stanford.edu/entries/repugnant-conclusion
(consultée le 26 mars 2016).
[28] Par exemple H. Sidgwick, The method of ethics, Macmillan and Co., 1907, p. 418.
[29] Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 387.
225
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

Le principe total est plus général que l’utilitarisme car il ne s’engage


pas en faveur d’une conception particulière du bien-être. Il implique
que Z est préférable à A. Plus il y aurait d’êtres humains (dont la
vie vaut au moins tout juste la peine d’être vécue), mieux ce serait.
L’implication normative est que nous avons l’obligation de « créer »
autant d’êtres humains qu’il est possible de maintenir à un niveau
de vie qui vaut tout juste la peine d’être vécue. C’est la « conclusion
répugnante30 ».
L’alternative serait de favoriser la qualité de vie moyenne des
membres de la société. C’est la thèse de l’utilitarisme moyen31, que
l’on peut exprimer sous une forme non-utilitariste :
Principe moyen : le meilleur état du monde est celui où, toutes
choses égales par ailleurs, le bien-être individuel moyen est le plus
élevé32.
Ce principe ne semble guère plus satisfaisant. Imaginons avec
Parfit33 deux futurs possibles de la France : dans l’un des futurs, la
France devient le pays où la qualité de vie est la plus élevée ; la qua-
lité de vie des autres pays est raisonnablement élevée, mais beaucoup
moins que celle de la France. Dans le second futur, une épidémie
indolore a mis fin à l’existence de tous les êtres humains de la pla-
nète, sauf les Français. La qualité de vie moyenne des Français s’en
trouve légèrement affectée (ils ne profitent pas des importations ou
des apports culturels de l’étranger), mais reste bien plus élevée que
celle des autres pays dans le premier futur possible. Le principe moyen
implique que le second futur de la France est préférable au premier,
ce qui semble encore une fois aller contre nos intuitions morales.
Comment éviter ces difficultés34 ? Examinons brièvement trois solu-
tions possibles : la Solution du Seuil de Qualité de Vie, la Solution du
Principe Moyen, et la Solution de la Conclusion pas si Répugnante
Après Tout. La Solution du Seuil de Qualité de Vie consiste à déter-
miner un seuil plus élevé que le seuil d’une vie qui vaut tout juste la
peine d’être vécue. En deçà de ce nouveau seuil, il n’est pas souhai-

[30] Ibid., p. 388.


[31] Par exemple, J. Harsanyi, Essays on Ethics, Social Behaviour, and Scientific Explanation,
Springer Science & Business Media, 2012.
[32] Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 386.
[33] Ibid., p. 406.
[34] Pour une discussion approfondie des solutions possibles, on consultera Arrhenius, Ryberg
et Tännsjö, « The Repugnant Conclusion », op. cit.
226
Philosophie économique

table que les personnes futures se retrouvent 35 . Mais il est difficile


de déterminer le juste seuil : un seuil trop élevé est élitiste (l’adopter
implique qu’il ne faut pas faire naître une personne dont la qualité
de vie se trouve en dessous de ce seuil), et un seuil trop bas génère à
nouveau la conclusion répugnante36 .
La Solution du Principe Moyen avance l’hypothèse empirique sui-
vante : le maintien d’une qualité de vie moyenne élevée à travers les
générations exigera probablement une population d’une taille mini-
malement raisonnable. En réponse à l’objection des futurs possibles
de la France, cette solution spécule que, en réalité, il est impossible
que la qualité de vie des Français ne soit que légèrement affectée par
la disparition des autres populations.
La Solution de la Conclusion pas si Répugnante Après Tout
accepte la conclusion répugnante et suggère de réviser nos intuitions
à ce sujet37. En quel sens, après tout, cette conclusion est-elle répu-
gnante ? Peut-être avons-nous une peur injustifiée des grands nombres
(comment­auraient réagi les Babyloniens s’ils avaient su que la Terre
serait un jour peuplée de 7 milliards d’habitants ?). Peut-être sommes-
nous (seulement et à tort) incapables d’imaginer vivre une vie digne
d’être vécue avec beaucoup moins de ressources.
Mais la conclusion répugnante n’est pas seulement répugnante au
sens où l’image d’une planète extrêmement peuplée nous répugne. Ce
qui nous répugne, c’est aussi l’idée de sacrifier le bien-être des per-
sonnes, prises individuellement, au nom de la production maximale
de bien-être total. Le principe total conçoit les individus comme des
contenants de bien-être s’ajoutant les uns aux autres, et non comme
des êtres humains dont il faudrait améliorer la condition. Cet objectif
est étranger à nos intuitions morales.
Si la non-existence, la non-identité et la conclusion répugnante sont
des difficultés sérieuses, des solutions, que les philosophes tentent

[35] Sur cette solution, cf. G. Kavka, « The Paradox of Future Individuals », Philosophy
and Public Affairs 11(2), 1982, p. 93-112 ; Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 404,
p. 411-418 ; C. Blackorby et al., « Critical-Level Utilitarianism and the Population-Ethics
Dilemma », Economics and Philosophy 13(2), 1997, p. 197‑230 ; J. Broome, Weighing Lives,
Oxford University Press, 2004.
[36] Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 411‑418, p. 427‑428 ; Arrhenius, Ryberg & Tännsjö,
« The Repugnant Conclusion », op. cit., sect. 2.1.
[37] Par exemple, T. Tännsjö, « Why We Ought to Accept the Repugnant Conclusion », Utilitas
14(3), 2002, p. 339 ; M. Huemer, « In Defence of Repugnance », Mind 117(468), 2008,
p. 899-933.
227
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

de clarifier et de renforcer, semblent envisageables. Ces problèmes


ne doivent donc pas être vus comme une condamnation définitive de
la justice intergénérationnelle, mais comme un signe de la nécessité
d’élaborer un langage clair, cohérent, et transparent quant à ses pré-
supposés, pour parler de ces obligations.

II. Quelles obligations avons-nous à


l’égard des générations futures ?
Supposons qu’il y ait un sens à parler de nos obligations à l’égard
des générations futures. Supposons également que la population soit
donnée. Encore faut-il identifier les principes de juste distribution
entre générations, ou entre individus appartenant à des générations
différentes. Cette partie discute trois familles de théories qui dominent
le débat contemporain : le suffisantisme des besoins de base ou des
capabilités ; le welfarisme ; le contractualisme libéral égalitaire38 de
Rawls39.
Quelques précisions terminologiques préliminaires s’imposent.
Un principe de justice (intergénérationnel ou non) se caractérise
no­tamment par le critère et la métrique de distribution qu’il préconise.
Le critère répond à la question : comment distribuer ? Doit-on distri-
buer également les avantages (critère égalitariste) ? Doit-on s’assurer
que chacun ait assez (critère suffisantiste) ? Doit-on maximiser les
avantages agrégés ? Doit-on maximiser les avantages de l’individu
ou du groupe qui a le moins (maximin) ? La métrique répond à la
question : que doit-on distribuer ? Besoins, ressources, capabilités,
opportunités de bien-être, utilité, satisfaction des préférences, sont des
métriques. Critères et métriques peuvent être combinés de différentes
manières. Par exemple, une théorie de la justice pourrait exiger la

[38] Dans ce texte, l’expression « libéral égalitaire » correspond à la traduction de l’expression


anglaise liberal egalitarian. L’expression « libéral égalitaire » est donc ici équivalente aux
autres traductions françaises de liberal egalitarian, telles que « libéral égalitariste » et
« égalitariste libéral ».
[39] Il existe bien sûr d’autres théories de la justice entre générations, que je n’ai pas l’espace
de traiter ici : le libertarisme, le marxisme, l’égalitarisme de la fortune. Sur le liberta-
risme appliqué à la justice intergénérationnelle, on consultera, par exemple, H. Steiner
& P. Vallentyne, « Libertarian Theories of Intergenerational Justice », in A. Gosseries &
L. Meyer (eds.), Intergenerational Justice, Oxford University Press, 2009, p. 50‑76. Sur le
marxisme, cf. C. Bertram, « Exploitation and Intergenerational Justice », in Gosseries &
Meyer (eds.), Intergenerational Justice, op. cit., p. 147‑166. Sur l’égalitarisme de la fortune
(luck egalitarianism), cf. Lippert-Rasmussen, Luck Egalitarianism, op. cit., p. 156‑161.
228
Philosophie économique

maximisation des opportunités de bien-être, ou encore la satisfaction


suffisante des préférences.
II.1. Le suffisantisme intergénérationnel
Une théorie suffisantiste, qu’elle s’applique à la justice entre
contemporains40 ou à la justice entre générations, se définit par deux
thèses principales, une thèse positive et une thèse négative41 :
Thèse positive du suffisantisme : le plus important, du point
de vue de la justice, est que chaque individu ait accès à assez
d’avantages.
Thèse négative du suffisantisme : une fois que chacun a assez,
la manière dont les avantages restants sont distribués n’est pas
importante du point de vue de la justice.
Ces deux thèses appellent quelques remarques. Tout d’abord, être
suffisantisme ne nous engage a priori à rien quant à la métrique
retenue ; cela étant, le suffisantisme a des affinités évidentes avec la
métrique du besoin. Ensuite, les suffisantistes peuvent se focaliser
sur la thèse positive et défendre une version moins radicale de la
thèse négative, selon laquelle la manière dont les avantages restants
sont distribués est une question importante d’un point de vue moral,
mais pas aussi importante42. Enfin, il est possible d’être suffisantiste
seulement en matière de justice intergénérationnelle43 , et de faire appel
à d’autres principes pour la justice entre contemporains44 .
Le suffisantisme semble lié à la Solution du Seuil au problème de la
non-identité. Cependant, le seuil suffisantiste ne correspond pas néces-
sairement au seuil sur lequel se base la conception non comparative du
dommage. Une interprétation non suffisantiste du seuil de dommage
reste possible45 : par exemple, un égalitariste intergénérationnel pour-
rait dire que, quelle que soit leur identité, nous causerions un dommage
aux personnes futures si elles avaient accès à une part d’avantages

[40] Cf. H. Frankfurt, On Inequality, Princeton University Press, 2015.


[41] P. Casal, « Why Sufficiency Is Not Enough », Ethics 117(2), 2007, p. 296‑326.
[42] Cf. L. Shields, « The Prospects for Sufficientarianism », Utilitas 24(1), 2012, p. 101-117.
[43] Ou seulement en matière de justice globale. Sur la similarité des deux démarches, cf.
A. Gosseries, « Nations, Generations and Climate Justice », Global Policy 5(1), 2014,
p. 96‑102.
[44] Cf. Meyer, « Intergenerational Justice », op. cit. ; A. Gosseries, « Qu’est-ce que le suffisan-
tisme ? », Philosophiques 38(2), 2011, p. 465-491.
[45] Meyer, « Intergenerational Justice », op. cit., sect. 4.1 et 4.2 ; Meyer & Roser, « Enough for
the Future », op. cit., p. 233‑235.
229
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

plus petite que celle des membres de la génération présente. Mais que
faire si, justement, la génération précédente n’a quasiment rien laissé ?
Pour cette raison, une interprétation suffisantiste du seuil de dom-
mage semble préférable46 . Le suffisantisme présente l’intérêt de ne pas
prendre comme point de référence ce que les générations précédentes
ont laissé, mais un seuil défini de manière indépendante47. Il serait
dommage qu’une théorie évite le problème de la dépendance de l’iden-
tité des personnes futures aux décisions des générations précédentes
pour tomber dans le problème de la dépendance de la définition de la
juste part aux décisions des générations précédentes48 .
La théorie suffisantiste de la justice entre générations la plus
connue est sans doute le suffisantisme de Brundtland. L’éthique inter-
générationnelle qui sous-tend le « développement durable » (sustainable
development) prôné par le rapport Brundtland est condensée dans le
principe suivant : « [Répondre] aux besoins du présent sans compro-
mettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs49. »
Le rapport distingue les « besoins essentiels » des « aspirations ». Les
besoins essentiels incluent notamment le besoin de s’alimenter, de
se loger, de se vêtir, de travailler, l’accès à l’énergie, l’eau potable,
l’hygiène publique, aux soins médicaux. L’équipe de Brundtland en dit
assez peu sur la nature des « aspirations ». Ces ambiguïtés autorisent
au moins trois interprétations du principe d’équité entre générations
du rapport Brundtland :
Interprétation minimale : chaque génération devrait répondre
aux besoins essentiels du présent sans compromettre la capacité
des générations futures de répondre aux leurs. Une fois les besoins

[46] Meyer & Roser, « Enough for the Future », op. cit., p. 233‑243.
[47] En ce sens, le suffisantisme est une théorie non cléronomique. Cf. Gosseries, « Qu’est-ce que
le suffisantisme ? », op. cit. ; Meyer & Roser, « Enough for the Future », op. cit., p. 233‑234.
[48] Pour d’autres arguments en faveur du suffisantisme intergénérationnel, on consultera E.
Page, « Justice Between Generations : Investigating a Sufficientarian Approach », Journal
of Global Ethics 3(1), 2007, p. 3‑20 ; Meyer & Roser, « Enough for the Future », op. cit. ;
Gosseries, « Qu’est-ce que le suffisantisme ? », op. cit.
[49] G. Brundtland et al., Notre Avenir à Tous, rapport de la Commission mondiale sur l’en-
vironnement et le développement, Les Éditions du Fleuve (traduction française de Our
Common Future), 1987, chap. 2. Daly défend également un suffisantisme intergénération-
nel des besoins : cf. H. Daly, Beyond Growth : The Economics of Sustainable Development,
Beacon Press, 1996. Sur les enjeux philosophiques du suffisantisme de Brundtland et de
Daly, on consultera également A. Gosseries, « Intergenerational Justice, Sufficiency, and
Health », in C. Fourie & A. Rid (eds.), What is Enough ? Sufficiency, Justice and Health,
Oxford University Press, à paraître.
230
Philosophie économique

essentiels satisfaits, la réalisation des aspirations de chaque généra-


tion n’importe pas du point de vue de la justice intergénérationnelle.
Interprétation maximale : chaque génération devrait répondre
aux besoins essentiels et aux aspirations du présent sans compro-
mettre la capacité des générations futures de répondre à leurs
besoins et aspirations.
Interprétation multiniveaux 50 : chaque génération devrait
répondre en priorité aux besoins essentiels du présent sans compro­
mettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs.
Une fois cet objectif réalisé, chaque génération devrait viser à réa-
liser les aspirations du présent sans compromettre la capacité des
générations futures de réaliser les leurs.
L’interprétation minimale n’est peut-être pas assez exigeante. En
pratique, elle implique que, dès lors que les actions de la génération pré-
sente ne menacent la capacité des générations à venir de satisfaire ses
besoins de base (d’assurer la survie de ses membres), nos obligations
envers elles sont satisfaites. Une situation dans laquelle la génération
présente léguerait à la génération suivante seulement le capital et les
ressources nécessaires pour assurer son alimentation, son logement
et sa santé, et consommerait tout le reste, serait considérée comme
juste du point de vue de l’interprétation minimale. La génération pré-
sente n’aurait pas l’obligation d’investir dans l’éducation (au-delà de
ce qui est nécessaire pour assurer les besoins de base), de construire
des institutions démocratiques (à moins que celles-ci ne constituent
la seule structure institutionnelle capable de garantir la satisfaction
des besoins de base pour tous), de préserver l’en­v i­ron­nement et la
biodiversité (au-delà de ce qui est nécessaire pour l’alimentation et la
santé humaine) ou encore le patrimoine culturel. De plus, la généra-
tion présente n’aurait pas le droit de faire ces investissements « non
nécessaires » si les besoins de certains de ces membres n’étaient pas
satisfaits. Par exemple, une génération qui investirait certaines de ses
ressources dans la préservation du patrimoine culturel plutôt que dans
des dispositifs permettant l’accès à l’eau potable pour tous violerait les
obligations définies par l’interprétation minimale.
Pour identifier les demandes de l’interprétation maximale, il nous
faut définir ce qu’est une « aspiration ». L’on pourrait, à partir d’une

[50] Sur le suffisantisme multiniveaux, on consultera Casal, « Why Sufficiency Is Not Enough »,
op. cit., p. 317.
231
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

suggestion d’Amartya Sen, remplacer la combinaison des besoins


et aspirations de Brundtland par les capabilités51. La métrique des
capabilités intègre deux notions, celle de fonctionnement et celle de
capabilité52. Un « fonctionnement » est un état ou une activité d’un être
vivant, décrit par un verbe : se nourrir, dormir, être en bonne santé,
être éduqué, se déplacer à vélo, jouer, voter, fumer des cigarettes,
peuvent être des fonctionnements. Une capabilité est un fonc­tion­
nement potentiel, ou une combinaison de fonctionnements potentiels,
que l’agent peut choisir, ou non, de réaliser53. Nussbaum, notamment,
a proposé une liste complète des capabilités auxquelles chaque être
humain devrait avoir accès54 . Y figurent les capabilités suivantes :
1. Vie. Être capable de vivre jusqu’à la fin d’une vie humaine de
longueur normale ; ne pas mourir prématurément, ou avant que
sa vie soit si appauvrie qu’elle ne vaille plus la peine d’être vécue.
2. Santé du corps. Être capable d’avoir une bonne santé, santé
reproductive y compris ; être adéquatement alimenté ; avoir un
logement adéquat.
3. Intégrité du corps. Être capable de se déplacer librement d’un
endroit à l’autre ; être à l’abri d’agressions violentes, agres-
sions sexuelles et violence domestique y compris ; avoir des
opportunités de satisfaction sexuelle et de choix en matière de
reproduction.
4. Sens, imagination et pensée. Être capable d’utiliser ses sens,
d’imaginer, de penser, et de raisonner – et de faire tout cela
d’une manière « véritablement humaine », d’une manière infor-
mée et cultivée par une éducation adéquate incluant l’alphabéti-

[51] A. Sen, « The Ends and Means of Sustainability », Journal of Human Development and
Capabilities 14(1), 2013, p. 6‑20. À noter également que la conception du développement
durable défendue par Sen n’est pas suffisantiste. Cf. Gosseries, « Intergenerational Justice,
Sufficiency, and Health », op. cit.
[52] Pour une introduction aux concepts de capabilité et de fonctionnement, à leur justification
et à leur opérationnalisation, on consultera par exemple A. Sen, Commodities and ca­pa­
bi­li­ties, North-Holland, 1985 ; M. Nussbaum, Nature, Function, and Capability : Aristotle
on Political Distribution, World Institute for Development Economics, 1987 ; I. Robeyns,
« The Capability Approach », in Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, op. cit.
[53] Dans les travaux de Sen, le terme « capabilité » désigne aussi les « ensembles capabilité »,
c’est-à-dire l’ensemble d’opportunités de fonctionnements d’une personne. Cf. I. Robeyns,
« The Capability Approach : a theoretical survey », Journal of Human Development 6(1),
2005, p. 100.
[54] M. Nussbaum, Creating Capabilities, Harvard University Press, 2011, p. 33-34. La liste
qui suit est en substance une traduction en français de la liste proposée par Nussbaum.
232
Philosophie économique

sation et une formation de base en mathématiques et en science,


sans se limiter à cela. Être capable d’utiliser son imagination
et sa pensée en relation avec l’expérimentation et la production
d’œuvres et d’évènements de son choix, qu’ils soient religieux, lit-
téraires, musicaux, etc. Être capable d’utiliser son propre esprit
des différentes manières protégées par la liberté d’expression eu
égard à la parole politique et artistique, et la liberté de pratique
religieuse. Être capable d’avoir des expériences plaisantes et
d’éviter la douleur non bénéfique.
5. Émotions. Être capable d’avoir des attachements aux personnes
et aux choses en dehors de soi-même ; d’aimer ceux qui nous
aiment et se soucient de nous, d’être peiné par leur absence ; en
général, d’aimer, d’être peiné, d’expérimenter le désir, la grati-
tude, et la colère justifiée. Que le développement émotionnel ne
soit pas entravé par la peur et l’anxiété.
6. Raison pratique. Être capable de former une conception du bien
et de s’engager dans une réflexion critique sur ses propres plans
de vie.
7. Affiliation. (A) Être capable de vivre avec et pour les autres, de
reconnaître et de se soucier des autres êtres humains, de s’enga-
ger dans diverses formes d’interactions sociales ; être capable
d’imaginer la situation d’un autre. (B) Avoir les bases sociales
du respect de soi et de la non-humiliation ; être capable d’être
traité comme un être digne dont la valeur est égale à celle des
autres.
8. Autres espèces. Être capable de vivre en se préoccupant de, et en
relation avec, les animaux, les plantes et l’environnement naturel.
9. Jeu. Être capable de rire, de jouer, d’apprécier les activités
récréatives.
10. Contrôle de son propre environnement. (A) Politique. Être
capable de participer effectivement aux choix politiques qui
gouvernent sa propre existence, avoir le droit de participer à la
politique, protection des libertés d’expression et d’association.
(B) Matériel. Être capable de détenir des biens (des terrains
comme des biens meubles) et d’avoir des droits de propriété au
même titre que les autres ; être protégé des perquisitions et sai-
sies injustifiées. Au travail, être capable de travailler comme
un être humain, d’exercer sa raison pratique et d’entrer dans
des relations riches de reconnaissance mutuelle avec les autres
travailleurs.
233
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

Contrairement à l’approche minimale, l’approche maximale ne


fait pas de distinction entre ce qui relève du besoin et ce qui relève
des aspirations. Par conséquent, des actions garantissant l’accès à
l’eau potable (requises pour garantir la capabilité « santé du corps »,
no­tamment), par exemple, n’ont pas forcément priorité sur des actions
de préservation de la biodiversité (requises pour garantir la capabilité
« autres espèces ») ou du patrimoine culturel (possiblement requises
pour garantir les capabilités « sens, imagination et pensée »). Mais que
faire si les ressources auxquelles les différentes générations ont accès,
ou peuvent produire, ne suffisent pas à réaliser de manière adéquate
les conditions garantissant les capabilités de chaque génération ? On
pourrait stipuler que certaines capabilités ont priorité sur d’autres,
ce qui revient à l’approche multiniveaux (ci-dessous). Or, Nussbaum
refuse de procéder à des arbitrages entre capabilités55 . Une seconde
solution consisterait à faire en sorte de maximiser le nombre d’indi-
vidus qui atteint le seuil de capabilités, quitte à renoncer à garantir
le seuil de capabilité des autres. Mais ces arbitrages entre individus
semblent bien plus répugnants que les arbitrages entre capabilités.
L’interprétation multiniveaux permet de prioriser la satisfaction
des besoins de base tout en reconnaissant l’importance des aspira-
tions, et est donc l’interprétation la plus plausible moralement parlant
du suffisantisme de Brundtland. Il s’agit en fait d’une reformulation
des deux thèses du suffisantisme. L’interprétation multiniveaux recon-
naît que ce qui est prioritaire est que les besoins de chaque individu,
quelle que soit sa génération, soient satisfaits. Mais ce qui se produit
une fois ces besoins satisfaits n’est pas indifférent du point de vue de
la justice. Contrairement à l’interprétation maximale, l’interprétation
multiniveaux stipulerait que chaque génération doit garantir à cha-
cun, êtres humains présents et futurs, l’accès à l’eau potable avant
d’entreprendre de préserver le patrimoine culturel et la biodiversité.
Mais, contrairement à l’interprétation minimale, une fois les besoins
de base satisfaits, l’interprétation multiniveaux stipulerait que chaque
génération a l’obligation de garantir à ses membres et à ses descen-
dants la réalisation de ses aspirations, par exemple en préservant le
patrimoine culturel et la biodiversité56 .

[55] Ibid., p. 36‑37.


[56] Si l’on lève le postulat selon lequel la population est donnée, les trois interprétations
du suffisantisme de Brundtland pourraient mener à des conclusions fort différentes
en matière d’éthique des populations. Si l’on suppose que la liberté de procréer n’est
234
Philosophie économique

II.2. Welfarisme et justice entre générations


Les théories welfaristes évaluent un état social exclusivement sur
la base du welfare (du bien-être) de tous les individus dans cet état
social ; la valeur d’un état social est fonction du niveau de bien-être des
individus dans cet état57. Comme le souligne Sen, le welfarisme est une
contrainte informationnelle : aucune autre information, à l’exception
du niveau de bien-être des individus, ne devrait être prise en compte
dans l’évaluation. Des valeurs autres que le bien-être (la liberté, par
exemple), ou des caractéristiques d’un état social qui n’affectent pas le
bien-être de ses membres (l’existence d’une certaine biodiversité dans
des zones inaccessibles aux êtres humains, par exemple) ne sont pas
pertinentes pour l’évaluation welfariste.
Le bien-être individuel est mesuré en termes d’utilités, qui repré-
sentent généralement la satisfaction des préférences ou l’intensité du
plaisir ressenti. L’utilitarisme est une espèce du genre welfarisme, qui
stipule que la valeur d’un état social dépend de la valeur de la somme
des utilités (mesures du bien-être) agrégées de l’ensemble des individus
de cet état du monde. Il existe d’autres espèces de théories welfariste, le
maximin welfariste ou l’égalitarisme welfariste, par exemple. Le maxi-
min welfariste stipule que la valeur d’un état social dépend du bien-être
de l’individu le moins bien loti dans cet état du monde. L’égalitarisme
welfariste stipule que la valeur d’un état du monde dépend du degré
d’égalité des niveaux de bien-être individuels dans ce monde.
Les welfaristes stipulent également que les états du monde
devraient être évalués comme s’ils étaient évalués d’un point de vue
imaginaire, celui d’un décideur social impartial. Notons que ce n’est
pas parce que le décideur social est impartial que la conception du
bien-être sur laquelle il s’appuie pour prendre ses décisions doit être
une conception objective. Il est tout à fait possible pour un décideur

pas un besoin, mais une aspiration, alors l’interprétation minimale pourrait préconiser
une réduction drastique de la population afin de garantir la satisfaction des besoins de
base de la génération suivante, et ce en dépit des préférences et valeurs des personnes
qui souhaitent avoir des enfants. En revanche, l’interprétation maximale inclurait la
liberté de procréer au sein de ce qui devrait être garanti pour chaque génération. Elle
ne pourrait soutenir que la satisfaction des besoins nutritionnels, par exemple, a priorité
sur la liberté de procréer. L’interprétation multiniveaux, quant à elle, garantirait une
liberté de procréer de manière conditionnelle. Ce ne serait qu’une fois que la société est
capable de garantir les besoins de chaque génération que les êtres humains pourraient
exercer cette liberté.
[57] A. Sen, « Utilitarianism and Welfarism », Journal of Philosophy 76(9), 1979, p. 463-489.
235
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

impartial de prendre comme base d’information de son évaluation le


bien-être subjectif des membres de la société.
II.2.1. Utilitarisme et épargne intergénérationnelle
Dans un article paru en 1928, Ramsey développe une théorie uti-
litariste de l’épargne intergénérationnelle58 . Supposons, avec Ramsey,
que (i) la population est constante, (ii) sa capacité à être satisfaite par
la consommation d’une quantité donnée de ressources est constante,
(iii) son aversion pour le travail est constante, (iv) les utilités de dif-
férents individus appartenant à différentes générations peuvent être
mesurées, additionnées et comparées, (v) aucune amélioration inat-
tendue de la production ne se produit (« inattendue » signifie ici autre
que celle résultant de l’accumulation de la richesse par les générations
antérieures), (vi) aucune catastrophe inattendue ne se produit, (vii)
toutes les générations se conformeront au taux d’épargne adopté par la
génération actuelle. La question se pose de savoir, selon l’utilitarisme,
quel devrait être le taux d’épargne de la société ?
Si l’on suppose que le capital est productif (c’est-à-dire que, s’il est
investi au lieu d’être consommé, il permet une plus grande consom-
mation dans le futur59), et qu’un accroissement de la consommation
entraîne une élévation du bien-être (mesuré en termes d’utilité), alors
la maximisation de l’utilité collective à travers les générations requiert
la croissance du capital. Mais Ramsey pense que la croissance de l’uti-
lité n’est pas infinie ; ou, plus exactement, il pense que la croissance de
l’utilité que l’on peut obtenir par des moyens économiques n’est pas infi-
nie60. À un moment donné, l’utilité collective atteindra le niveau d’uti-
lité le plus élevé que l’on puisse obtenir, un point labellisé « Félicité »
(Bliss). Une société utilitariste devrait viser à atteindre ce point de
Félicité. Mais le choix d’un taux d’épargne donné détermine la manière
dont chaque génération devra répartir ses activités de consommation
et d’investissement. L’épargne exige des générations qui précèdent le

[58] F.P. Ramsey, « A Mathematical Theory of Saving », The Economic Journal 38(152), 1928,
p. 543.
[59] Supposons que Babette hérite d’une somme de 50 000 € à l’âge de 18 ans. Elle peut soit
s’acheter une très belle voiture, soit s’offrir des études en droit. Le premier choix consiste
à consommer son capital, le second à l’investir dans sa formation. Le premier choix n’ac-
croîtra pas ses opportunités de consommation dans le futur. Le second est susceptible
d’accroître ses opportunités de consommation dans le futur puisque, si tout se passe comme
elle l’a prévu (Babette obtient un diplôme et un emploi correspondant à ses qualifications),
le revenu de Babette sera plus élevé que si elle n’avait pas entrepris d’études.
[60] Ramsey, « A Mathematical Theory of Saving », op. cit., p. 544‑545.
236
Philosophie économique

moment où le point de Félicité sera atteint de travailler davantage et


de consommer moins, ce qui diminue leur utilité. Comment arbitrer
entre l’utilité des générations pré-Félicité et celle des générations post-
Félicité ? Ramsey adopte la règle suivante : dans chaque période, la
perte marginale d’utilité résultant de l’épargne devrait toujours être
égale à la différence entre la Félicité et le niveau d’utilité actuel61.
Le taux d’épargne requis par cette règle, selon Ramsey, serait ex­trê­
mement élevé. L’utilitarisme exige un sacrifice intuitivement excessif
pour les générations futures.
La littérature sur le taux d’épargne optimal a mis en évidence les
problèmes suivants62. Si, à l’instar de Ramsey, l’on considère que le
nombre de générations est défini, alors l’utilitarisme reporte la plupart
des avantages de la consommation sur les dernières générations, ce
qui semble injuste. Si l’on considère que le nombre de générations est
indéfini, l’épargne est indéfinie aussi. Comment alors est-il possible
d’éviter les conséquences sacrificielles de l’utilitarisme ? Koopmans
propose d’introduire un taux social d’actualisation63 , afin de sauver
la cohérence de l’utilitarisme avec nos intuitions. Comment une telle
manœuvre peut-elle être justifiée ?
II.2.2. Les enjeux éthiques du taux d’actualisation
La tendance à accorder plus de valeur au présent est modélisée
à l’aide du taux d’actualisation. Un taux positif revient à attribuer
moins de valeur à une unité de bien-être située dans le futur qu’à
une unité de bien-être située dans le présent. Par exemple, on pour-
rait imaginer que la valeur d’une unité de bien-être décroît de 5 %
par an. Le « décideur social » appliquerait le taux d’actualisation aux
décisions sociales, ce qui reviendrait à donner moins de poids à la
valeur du bien-être des personnes futures qu’à la valeur du bien-être
des personnes présentes dans le calcul du bien-être social64 . Le taux
d’actualisation est une question centrale pour nombre de débats en

[61] Ibid., p. 547. Cf. aussi M. Fleurbaey & P. Michel, « Quelques réflexions sur la croissance
optimale », Revue économique 50(4), 1999, p. 717.
[62] T.C. Koopmans, « On the concept of optimal economic growth », The econometric approach
to development planning. Pontificiae Academiae Scientiarum Scripta Varia, no. 28, 1965,
p. 225‑287. ; Fleurbaey & Michel, « Quelques réflexions sur la croissance optimale », op. cit.
[63] Koopmans, « On the concept of optimal economic growth », op. cit., p. 254.
[64] Si le taux d’actualisation est principalement utilisé par les welfaristes, il n’est pas propre
à cette famille de théories de la justice entre générations. Un welfariste pourrait refuser
de l’utiliser. Et on peut concevoir une version du contractualisme libéral égalitaire reven-
diquant une préférence pour le présent. Cédric Rio défend une proposition en ce sens :
237
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

éthique intergénérationnelle, tels que le débat sur la pondération des


dommages et des bénéfices des actions et politiques responsables du
changement climatique. Comment, en effet, pondérer des dommages et
des bénéfices qui se produiront à différents moments dans le temps65 ?
Les évaluations welfaristes doivent-elles accorder le même poids à une
unité de dommage qui se produira dans cinq cents ans qu’à une unité
de dommage qui se produira dans une semaine ?
L’usage du taux d’actualisation dans une théorie de la justice est-il
justifié66 ? Un premier usage, acceptable, et en vigueur en économie,
consiste à assigner un taux d’actualisation à des unités de biens et ser-
vices pouvant être échangés sur le marché. On peut par exemple assigner
un taux d’actualisation à des biens évalués en termes monétaires, pour
tenir compte de l’inflation. Le taux d’actualisation peut aussi représen-
ter les coûts d’opportunité d’investissement des ressources épargnées
pour le futur : si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle la productivité
du capital augmente avec le développement technologique, alors plus
les ressources sont investies tard, moins le rendement est grand67.
Un second usage du taux d’actualisation consiste à modéliser la pré-
férence des individus pour le présent en faisant l’hypothèse qu’un indi-
vidu rationnel assignerait un taux d’actualisation aux unités de son
propre bien-être. Cet usage soulève deux questions. La première est de
savoir si un tel comportement est véritablement rationnel. Autrement
dit, le fait que les êtres humains ont tendance à préférer les bénéfices
du présent à ceux du futur n’implique pas que ces compor­te­ments sont
rationnels. La seconde question est de savoir si des institutions justes

« Préférer le présent pour mieux concilier justice sociale au sein et entre les générations »,
Revue de philosophie économique 16(1), 2015, p. 41‑68.
[65] Cf. J. Broome, Counting the cost of global warming, White Horse Press, 1992, p. 22.
[66] Pour une discussion détaillée des différentes justifications éthiques du taux social d’ac-
tualisation, on consultera T. Cowen & D. Parfit, « Against the social discount rate », in P.
Laslett & J. Fishkin (ed.), Justice between age groups and generations, Yale University
Press, 1992, p. 144‑161 ; Broome, Counting the cost of global warming, op. cit., p. 52‑112.
[67] Néanmoins, Cowen et Parfit critiquent cette justification, en soulignant notamment que
la productivité marginale du capital n’est pas exogène aux décisions relatives à la dis-
tribution des ressources entre génération. Si la société adopte un taux d’actualisation,
celui-ci va affecter les taux d’intérêt, ce qui aura un effet sur la productivité du capital.
Ils proposent donc de modéliser ces coûts d’opportunité d’une manière temporellement
neutre, sans utiliser le taux social d’actualisation. Cf. T. Cowen & D. Parfit, « Against the
social discount rate », in P. Laslett & J. Fishkin (eds.), Justice between age groups and
generations, Yale University Press, 1992, p. 151‑154. Pour une réponse à cette critique,
cf. J. Broome, « Discounting the Future », Philosophy & Public Affairs 23(2), 1994, p. 140-
141 et p. 145-146.
238
Philosophie économique

peuvent légitimement décourager la propension des êtres humains à


investir davantage de ressources dans le présent que dans le futur.
Cet usage du taux d’actualisation soulève des questions majeures,
mais indirectement liées à la justice intergénérationnelle.
Un troisième usage, social et non pas individuel, consiste à stipu-
ler que la société (ou le « décideur social ») devrait assigner un taux
d’actualisation aux unités de bien-être de différentes personnes, situées
à différentes périodes. Cet usage soulève une question cruciale pour
la justice intergénérationnelle : l’attribution d’une valeur moindre au
bien-être d’un individu par le simple fait qu’il est « localisé » dans le
futur est-elle justifiée ? Un argument possible fait appel aux rela-
tions spéciales. Partant du principe que nous devrions nous soucier
davantage du bien-être de celles et ceux avec qui nous entretenons
des relations spéciales, nos contemporains et descendants proches,
nous devrions adopter un taux d’actualisation, qui représenterait les
comportements d’une société qui souscrirait à une telle règle. Mais
on peut se demander dans quelle mesure l’inclusion des relations spé-
ciales dans une théorie morale est justifiée, notamment lorsque les
conséquences des actions d’un agent A sur un agent B avec lequel A n’a
pas de relation spéciale sont particulièrement graves68 . En outre, les
principes moraux qui régissent les comportements des individus par-
ticuliers ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui régissent
les actions des institutions publiques. Si la partialité des premiers
semble acceptable, la partialité des secondes est répréhensible – ce
qui justifie la condamnation morale du népotisme.
L’application d’un taux d’actualisation justifié exclusivement par
le fait qu’une personne est « localisée » dans une période temporelle
particulière semble donc difficile à défendre sur le plan éthique. Le
décideur social devrait être impartial, et considérer de manière égale
tous les intérêts des individus, présents et futurs.
II.2.3. Le problème de la formation des préférences futures
Une discussion complète du welfarisme devrait également exa-
miner la manière dont il appréhende l’épargne intergénérationnelle
lorsque certaines hypothèses simplificatrices sont levées. Dans cette
section, je discute les enjeux éthiques du retrait de l’hypothèse selon
laquelle la capacité de satisfaction est constante.

[68] Cowen & Parfit, « Against the social discount rate », op. cit., p. 149‑150.
239
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

Les préférences sont malléables. Les actions des générations pré-


sentes ont un impact sur le type de préférences que les générations
futures vont développer, et ce en deux sens. En un premier sens, les per-
sonnes futures adapteront leurs préférences à ce que leurs prédécesseurs
leur ont légué. Ramsey pensait que les améliorations de la production
et les nouvelles inventions créeraient des attentes plus élevées69. Si cela
est vrai, le welfarisme exige que chaque génération lègue à la suivante
davantage de ressources que ce qu’elle a consommé, afin d’assurer aux
générations suivantes les moyens de satisfaire leurs préférences dispen-
dieuses70. Mais la tendance inverse pourrait également se vérifier : dans
un monde où les ressources sont épuisées et l’environnement dégradé,
puisque les préférences humaines sont adaptables, les personnes futures
ajusteront leurs attentes vers le bas71. Ainsi, Barry écrit :
Peut-être les gens dans le futur pourraient-ils apprendre à trouver de la satis-
faction dans des paysages totalement artificiels, en marchant sur le gazon syn-
thétique parmi les arbres en plastique, tandis que les oiseaux électroniques
chantent au-dessus de leur tête. Mais on ne peut s’empêcher de penser que
quelque chose d’horrible serait arrivé aux êtres humains si la vraie herbe, les
vrais arbres et les vrais oiseaux ne leur manquaient pas72.

Ce qui inquiète Barry, c’est que les théories welfaristes ne peuvent


rendre compte du caractère problématique de l’adaptation des préfé-
rences à un monde où la qualité de vie semble intuitivement mauvaise.
En un second sens, les générations actuelles influencent les préfé-
rences de la génération à venir par l’éducation73. Ce qui signifie qu’une
théorie welfariste de la justice entre générations devrait non seu­

[69] Ramsey, « A Mathematical Theory of Saving », op. cit., p. 549. Une thèse similaire est
défendue par John K. Galbraith. Selon lui, la production économique crée les préférences
(ou du moins certaines d’entre elles) qu’elle cherche à satisfaire. Cf. J. Galbraith, The
Affluent Society, Mariner Books, 1998, chap. XI, « The Dependence Effect » ; A. Dutt, « The
Dependence Effect, Consumption and Happiness : Galbraith Revisited », Review of Political
Economy 20(4), 2008, p. 527‑550.
[70] K. Lippert-Rasmussen, « Equality of What ? and Intergenerational Justice », Ethical per-
spectives 19(3), 2012, p. 504‑509.
[71] B. Barry, « Sustainability and Intergenerational Justice », Theoria 44(89), 1997, p. 50‑52 ;
A. Gosseries, « What Do We Owe the Next Generation(s) », Loyola of Los Angeles Law
Review 35, 2001, p. 341 ; E. Page, « Intergenerational justice of what : Welfare, resources
or capabilities ? », Environmental Politics 16(3), 2007, p. 455.
[72] Barry, « Sustainability and Intergenerational Justice », op. cit., p. 50. Je traduis.
[73] Gosseries, « What Do We Owe the Next Generation(s) », op. cit., p. 340‑341 ; Page,
« Intergenerational justice of what », op. cit., p. 455 ; K. Bykvist, « Preference Formation
and Intergenerational Justice », in Intergenerational Justice, op. cit., p. 301‑322 ; Lippert-
Rasmussen, « Equality of What ? », op. cit., p. 509‑512.
240
Philosophie économique

lement énoncer les obligations de la génération actuelle en matière de


transferts intergénérationnels, mais également en matière de forma-
tion des préférences. Toutes choses égales par ailleurs, la génération
actuelle a le choix entre former (ou laisser se former) des préférences
dispendieuses, et se sacrifier en épargnant les ressources requises
pour satisfaire ces préférences, ou former des préférences chiches (ou
frugales), et ne léguer qu’une petite quantité de ressources pour satis-
faire ces préférences.
Pour illustrer cette difficulté, imaginons un dilemme du frugaliste.
Un père altruiste, soucieux de respecter et de satisfaire les préfé-
rences futures de sa fille, doit choisir entre deux écoles. La première
école est une école privée, fréquentée par des enfants dont les parents
appartiennent aux classes sociales les plus aisées. Le père sait que, si
sa fille fréquente cette école, elle développera au contact de ses cama-
rades de classe des préférences dispendieuses, qu’il lui sera difficile de
changer par la suite. La jeune fille éprouvera le besoin de s’habiller
de vêtements coûteux, de posséder une grande maison avec une pis-
cine, de fréquenter une université d’élite, etc. Le père sait aussi qu’il
devra donc consacrer davantage de ressources à la satisfaction des
préférences de son enfant. Il devra travailler davantage, ou réduire
sa propre consommation. La seconde école est une école publique,
fréquentée par des enfants des classes moyennes et populaires. Les
préférences de consommation que la jeune fille développera au contact
de ses pairs seront moins dispendieuses : vêtements de seconde main,
appartement en banlieue et une éducation technique lui suffiront. Le
père disposera donc de davantage de temps de loisir et de ressources
pour sa propre consommation. Quelle école le père devrait-il choisir ? Il
pourrait se dire que son choix doit respecter les préférences de l’adulte
que sa fille deviendra. Mais, en y réfléchissant, il se rend compte que,
quelle que soit l’éducation qu’elle reçoit, sa fille développera une préfé-
rence pour l’éducation qu’elle a reçue (cette éducation constituera son
identité, ses valeurs et ses préférences). Un welfarisme basé sur les
préférences ne permet donc pas de trancher la question. Le tableau 1
résume le dilemme du père. On suppose que 9 unités de « ressources »
sont disponibles, et que les « ressources » désignent une combinaison
de biens matériels et de temps de loisir.
Dans certains cas, le dilemme du frugaliste pourrait être résolu
en en remplaçant la métrique de satisfaction des préférences par une
métrique qui intègre l’intensité des désirs dans l’évaluation. Au lieu
de « satisfaction des préférences », on parlera de « pro-attitudes » et de
241
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

École privée École publique

Père Fille devenue adulte Père Fille devenue adulte

Ressources Préférence Ressources Préférence Ressources Préférence Ressources Préférence


Préfère Préfère
Préfère ce école Préfère ce école
3 que sa fille 6 privée 6 que sa fille 3 publique
préfère à école préfère à école
publique privée
Tableau 1. Le dilemme du frugaliste

« con-attitudes »74 . Une pro-attitude vis-à-vis de x est l’attitude d’un


agent positivement disposé à l’égard de x. Ses actions, émotions, éva-
luations, le poussent à favoriser x. Une con-attitude vis-à-vis de x est
l’attitude d’un agent négativement disposé à l’égard de x. Ses actions,
émotions, évaluations, le poussent à fuir x. (L’agent peut également
avoir une attitude neutre à l’égard de x.) En intégrant la mesure de
l’intensité des désirs, c’est-à-dire la valence des attitudes de l’agent
(qui peut donc être positive, nulle ou négative), cette conception du
bien-être fournirait au père davantage d’information sur les états
mentaux futurs de sa fille, et lui permettrait donc de décider dans
un plus grand nombre de cas. Si, par exemple, les préférences créées
par l’école privée étaient plus intenses que celles créées par l’école
publique, le père devrait choisir la première plutôt que la seconde
(néanmoins, on peut se demander dans quelle mesure la création de
préférences intenses est en soi désirable).
Cette solution ne réglerait pas les cas où l’intensité des préférences
futures de la jeune fille serait équivalente dans les deux situations.
D’aucuns pourraient avoir l’intuition que le père devrait préférer l’op-
tion où il fait preuve de plus de générosité (l’option « école privée »).
Mais le fait est que, si la fille fréquente la seconde école, elle n’aura
tout simplement pas besoin des ressources auxquelles la première
école lui donne accès. Certes, il est préférable pour l’individu d’avoir
accès à plus de ressources afin d’augmenter ses chances de satisfaire
les préférences qu’il a déjà. Mais cela n’implique pas qu’il est préférable
pour l’individu d’avoir une préférence dont les coûts de satisfaction sont
plus élevés que d’avoir une préférence dont les coûts de satisfaction
sont moins élevés. En fait, étant donné la rareté des ressources, les

[74] Je reprends ici la proposition et la terminologie de Bykvist (« Preference Formation and


Intergenerational Justice », op. cit., p. 309‑313).
242
Philosophie économique

incertitudes du marché du travail et la pression croissante de l’activité


économique sur l’environnement, le père pourrait avoir d’excellentes
raisons prudentielles de développer des préférences frugales chez sa
fille75 . Une fois l’incertitude introduite dans les facteurs pertinents
pour la décision, il semble qu’un père altruiste devrait plutôt se déci-
der pour l’école publique.
On peut formuler deux objections à cette solution au dilemme du
frugaliste. L’objection de l’autonomie est la suivante : inculquer des
préférences frugales viole l’autonomie des personnes. La réponse à
cette objection consiste à rappeler qu’il n’est pas nécessaire de procéder
à un lavage de cerveau pour développer des préférences frugales. Des
approches pédagogiques compatibles avec le développement de l’auto-
nomie sont tout à fait envisageables76 . Remarquons (c’est important
pour la suite) qu’une caractéristique des préférences développées de
manière autonome est que l’agent peut les réviser par la suite.
Une seconde objection à la solution défendue ici est l’objection de
l’équité. Lippert-Rasmussen suggère que, si tant est que le welfarisme
autorise, encourage et peut-être exige la formation de préférences fru-
gales, la génération actuelle serait autorisée à consommer une grande
quantité de ressources. Une telle situation ne semble guère équitable.
Mais, si les préférences frugales sont développées de manière auto-
nome, les welfaristes ne sont pas tenus d’accepter la conclusion de
Lippert-Rasmussen. En effet, l’épargne intergénérationnelle devrait
assurer non seulement les coûts de satisfaction, mais aussi les coûts
de révision des préférences. Si le développement des préférences fru-
gales s’accompagne du développement de la capacité de réviser ses
préférences, l’épargne intergénérationnelle devrait, dans une certaine
mesure, donner aux générations futures l’opportunité de satisfaire non
seulement les préférences frugales qui leur ont été inculquées, mais
également les préférences moins frugales qu’elles pourraient choisir
de développer par la suite77.

[75] T. Otterholt, « “The Taste Approach”. Governance beyond Libertarian paternalism », Revue
de philosophie économique 11(1), 2010, p. 57‑80 ; Lippert-Rasmussen, « Equality of What ? »,
op. cit., p. 509‑512 ; D. Zwarthoed, « Cheap Preferences and Intergenerational Justice »,
Revue de philosophie économique 16(1), 2015, p. 69‑101.
[76] D. Zwarthoed, « Creating frugal citizens : The liberal egalitarian case for teaching fru­ga­
li­ty  », Theory and Research in Education 13(3), 2015, p. 298‑303. En fait, dans nos sociétés,
c’est davantage les techniques utilisées pour développer des préférences dispendieuses que
l’on peut légitimement soupçonner de ne pas respecter l’autonomie des agents (pensons
au neuromarketing, par exemple).
[77] Zwarthoed, « Cheap Preferences and Intergenerational Justice », op. cit., p. 95‑98.
243
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

En conclusion, la malléabilité des préférences ne constitue pas,


par elle-même, une raison décisive d’abandonner le welfarisme
intergénérationnel.
II.3. Rawls et la justice intergénérationnelle
Le welfarisme évalue les états du monde d’un point de vue extérieur
et impartial. Le contractualisme78 de Rawls, en revanche, fait appel à
l’idée d’un accord entre des agents rationnels dans une situation initiale
hypothétique (état de nature ou position originelle), visant à justifier
des normes morales et/ou politiques, et à en déterminer le contenu.
Cette section est subdivisée en deux sous-sections, l’une portant
sur la justification du principe de juste épargne, le principe de justice
intergénérationnelle adopté par Rawls, l’autre sur son interprétation.
II.3.1. Position originelle et générations futures
Qu’est-ce qu’une société juste ? Afin de répondre à cette question,
Rawls fait l’expérience de pensée d’une position originelle, à par-
tir de laquelle les principes de justice, c’est-à-dire les principes qui

[78] Rawls est contractualiste et non pas contractarien. On distingue en effet, généralement,
ces deux types de théories du contrat social. Le contractarianisme interprète le contrat
social de manière hobbesienne. Les parties du contrat sont rationnelles au sens prudentiel
du terme. La coopération permet la production d’un surplus, et de ce fait augmente la
capacité de chacun à réaliser ses désirs. Chacun a donc intérêt à ce qu’elle se maintienne.
Or, si les règles qui régissent le partage des produits de la coopération sont insatisfaisantes
pour certains, ceux-ci risquent de se retirer. La stabilité de la coopération exige donc des
règles satisfaisantes pour tous, et la justice consiste en l’ensemble de ces règles.
Pour les contractualistes, les partenaires sont rationnels au sens moral du terme. Ils se
considèrent comme libres et égaux, se devant un respect mutuel, et s’engagent donc à
justifier publiquement les termes du contrat qu’ils proposent. L’objet de l’accord n’est donc
pas tant de maintenir la stabilité de la coopération que de déterminer à quelles conditions
celle-ci serait équitable.
Le contractarianisme (et non pas le contractualisme) fait face à des difficultés spécifiques
dans le contexte intergénérationnel, telles que le problème de la « bombe à retardement »,
c’est-à-dire des actions (ou des omissions) dont les effets négatifs n’affecteront que les
générations futures lointaines (pensons à la gestion des déchets nucléaires). Les contrac-
tariens ne peuvent expliquer pourquoi les générations présentes ne devraient pas poser ce
type de bombe. En outre, nous venons de voir que les préférences des jeunes générations
sont elles-mêmes formées par les générations anciennes. Or, une situation de négociation
dans laquelle l’une des parties a la capacité d’influencer les préférences de l’autre (et
donc les intérêts mêmes que l’autre va défendre) ne peut garantir un résultat équitable
pour toutes les parties. Sur le contractarianisme intergénérationnel, cf. G. Arrhenius,
« Mutual Advantage Contractarianism and Future Generations », Theoria 65(1), 1999,
p. 25-35 ; S. Gardiner, « A Contract on Future Generations ? », in Gosseries & Meyer (eds.),
Intergenerational Justice, op. cit., p. 78‑81. ; J. Heath, « The Structure of Intergenerational
Cooperation », Philosophy and Public Affairs 41(1), 2013, p. 31-66.
244
Philosophie économique

régissent les institutions et la manière dont elles affectent la distri-


bution d’avantages au sein d’une société juste, seraient choisis. La
position originelle vise à modéliser ce que nous regardons comme les
conditions équitables d’un tel accord sur les principes de justice, accord
entre des personnes hypothétiques, artificielles, qui se considèrent
comme libres et égales, et qui représentant les intérêts des personnes
réelles placées dans les circonstances de la justice79. L’objectif n’est
pas d’expliquer pourquoi un tel accord se produirait, ou non, dans les
sociétés réelles, mais de justifier les principes s’appliquant à la coopé-
ration en montrant qu’ils seraient choisis dans la position originelle.
Les partenaires de la position originelle sont rationnels, mutuel-
lement désintéressés et raisonnables (ils sont disposés à faire des
concessions pour que les termes de l’accord soient équitables). Afin
de garantir leur impartialité, ils sont placés derrière un voile d’igno-
rance, qui dissimule certaines informations. Les partenaires ignorent
les caractéristiques particulières, avantageuses ou désavantageuses,
de leur situation : leur position économique et sociale à la naissance,
leurs talents, leurs préférences, leurs dispositions psychologiques,
leur genre, leur couleur de peau, leur religion, etc. En revanche, les
partenaires savent qu’ils se trouvent dans les circonstances de la jus-
tice : rareté modérée des ressources, coopération entre participants et
conflit d’intérêts. Ils connaissent également les faits généraux carac-
térisant les sociétés et la psychologie humaines.
Une assemblée de toutes les générations ?
Comment introduire les générations futures dans la position ori-
ginelle80 ? Premièrement, l’on pourrait imaginer que toutes les per-
sonnes actuelles, ou possibles, de toutes les époques, soient convo-
quées dans la position originelle. Rawls rejette cette option pour
la raison suivante : la position originelle doit être conçue de sorte
que chacun de nous puisse adopter la perspective d’une personne
qui s’y trouverait. Ainsi seulement peut-elle servir de guide à nos

[79] J. Rawls, Justice as fairness : a restatement, Harvard University Press, 2001, p. 80.
[80] Une difficulté est que les partenaires de la position originelle savent que l’existence de
certains membres de la société dépend des principes de justice qu’ils choisiront. Mais cette
difficulté peut être contournée en rappelant que les partenaires de la position originelle
ne sont pas eux-mêmes des individus réels identifiés par leur ADN, mais des personnes
représentatives des intérêts des individus occupant certaines positions – la position éco-
nomique la plus désavantagée, par exemple. Cf. J. Rawls, A Theory of Justice, Oxford
University Press, 1999, p. 56. Les partenaires ne jouent donc pas leur propre existence
en choisissant les principes de justice.
245
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

intuitions morales81. Or, une assemblée de toutes les générations est,


selon Rawls, difficile à concevoir. Rawls préconise donc d’imaginer
que les partenaires de la position originelle appartiennent tous à la
même génération. Ce qu’ils ignorent, c’est la génération à laquelle
ils appartiennent ; ils savent qu’ils entrent tous au même moment de
l’Histoire dans la position originelle, mais ils ignorent à quel moment
(present time of entry).
Une assemblée de chef(fe)s de famille ?
L’absence des autres générations dans la position originelle
contraint les rawlsiens à renoncer à la possibilité d’un accord contrai-
gnant entre différentes générations 82. En effet, la génération de la
position originelle ignore si les autres générations ont suivi, ou vont
suivre, la même politique d’épargne intergénérationnelle qu’elle83. Pour
quelle raison alors respecter un principe de juste épargne ? La pre-
mière solution à ce problème, envisagée par Rawls (dans la Théorie de
la Justice), est d’inclure dans le raisonnement conduisant au principe
de juste épargne une hypothèse sur les motivations des partenaires
de la position originelle. Les partenaires seraient en fait des chefs
(ou des cheffes) de famille qui désirent assurer le bien-être de leurs
descendants proches, enfants et petits-enfants84. Ce désir les inciterait
à adopter le principe de juste épargne.
Cette proposition a fait l’objet de vives critiques, notamment
de la part de Brian Barry et de Jane English 85 . Barry et English
remarquent que l’introduction de cette hypothèse motivationnelle dans
la position originelle n’est pas cohérente avec les propres exigences
méthodologiques de Rawls, qui refuse notamment de stipuler que les
partenaires de la position originelle ont une attitude bienveillante86 .

[81] Ibid., p. 120.


[82] B. Barry, « Justice Between Generations », in Law, Morality and Society. Essays in Honor of
H.L.A. Hart, Clarendon Press, 1977, p. 251‑252. Pour cette raison, Barry, comme J. English
(« Justice Between Generations », Philosophical Studies 31(2), 1977, p. 99‑100), pensent que
l’assemblée de toutes les générations est une meilleure version de la position originelle.
[83] Il s’agit d’une variante intergénérationnelle du dilemme du prisonnier : cf. Barry, « Justice
Between Generations », op. cit., p. 251‑252 ; D. Attas, « A Transgenerational Difference
Principle », in Intergenerational Justice, op. cit., p. 189‑192.
[84] Pour une variante de cette solution, cf. D. Hubin, « Justice and Future Generations »,
Philosophy and Public Affairs 6(1), 1976, p. 70-83.
[85] Barry, « Justice Between Generations », op. cit. ; B.  Barry, Theories of Justice, University
of California Press, 1989, p. 192‑203 ; English, « Justice Between Generations », op. cit.
[86] English, « Justice Between Generations », op. cit., p. 93.
246
Philosophie économique

Et l’altruisme intergénérationnel dans la position originelle mène à


des conclusions problématiques pour la justice au sein de la famille87.
Les partenaires pourraient exiger que la division du travail domes-
tique soit organisée de manière à maximiser le bien-être des enfants.
Or, s’il s’avérait que la division genrée du travail, où la femme assume
l’essentiel des tâches domestiques et de soin des enfants, corresponde
à cet objectif, les exigences de justice à l’égard des jeunes générations
entreraient en conflit avec l’accès équitable des femmes aux opportu-
nités sociales et économiques.
Retour à la théorie idéale
La solution finalement retenue par Rawls est de stipuler que les
autres générations ont effectivement agi, ou vont agir, en conformité
avec le principe de juste épargne adopté par la génération de la posi-
tion originelle. Ce qui est cohérent avec sa méthodologie, consistant à
concevoir une théorie idéale de la justice88 . Une théorie idéale est une
théorie élaborée en présumant que chacun a un sens de la justice et
est disposé à se conformer aux principes choisis derrière le voile d’igno-
rance. Certes, les défenseurs de cette méthodologie savent qu’il n’en
sera pas ainsi dans la réalité. Mais ils souhaitent que la conception
des principes de justice, principe de juste épargne y compris, ne soit
pas affectée par la possibilité d’une violation des obligations. Ensuite
seulement, font-ils les ajustements nécessaires dans un monde non-
idéal. La génération de la position originelle devrait donc présumer
que toutes les autres générations se conformeront au principe de juste
épargne qu’elle choisira89.
II.3.2. Le principe de juste épargne
La version de Rawls
Contrairement à l’utilitarisme, la théorie de la justice de Rawls
n’exige pas des sacrifices tels auxquels nous pourrions difficilement
nous tenir sur le long terme90. Ignorant à quelle génération ils appar-
tiennent, et postulant que les autres générations respecteront leurs
obligations de justice, les partenaires de la position originelle choi-

[87] Ibid., p. 94‑95.


[88] Rawls, Justice as fairness, op. cit., p. 13.
[89] Pour une critique de cette méthode, cf. Attas, « A Transgenerational Difference Principle »,
op. cit., p. 201‑205.
[90] Rawls, Justice as fairness, op. cit., p. 153‑154.
247
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

siraient un principe équitable de distribution du capital et de l’effort


entre les générations. Certaines générations seront plus pauvres que
d’autres. Le principe de juste épargne ne prescrit donc pas le même
taux d’épargne pour chaque génération. Il distingue en fait deux
phases. Lors de la « phase d’accumulation », la société ne dispose pas
encore des moyens matériels d’établir et de maintenir des institutions
justes. Le principe de juste épargne exige donc que chaque génération
accumule des richesses jusqu’à ce que ces institutions puissent être
établies et maintenues91. Le taux d’épargne est fonction de la capacité
de chaque génération à contribuer. Une fois cet objectif atteint, la
société est en « phase de croisière ». La justice n’exige plus l’accumula-
tion. Si les générations de la phase de croisière souhaitent continuer
à accumuler pour leurs propres descendants, elles ont la permission
de le faire, mais c’est surérogatoire92.
Mais que doivent accumuler ou épargner les générations ? Rawls
évoque cinq types de biens : (i) les gains de la culture et de la civili-
sation ; (ii) les institutions justes ; (iii) le capital réel, c’est-à-dire les
investissements nets dans les moyens de production ; (iv) les inves-
tissements nets dans l’éducation et l’apprentissage93 ; (v) les écosys-
tèmes, qui contribuent à la survie et au bien-être des êtres humains94.
Chaque génération devra faire des arbitrages entre ces différents
biens. Comment choisir entre les écosystèmes et la croissance des
investissements dans les moyens de production, par exemple ? On
peut supposer que l’objectif d’établissement et de maintien des ins-
titutions justes devra guider les arbitrages entre différents biens.
Le problème de la pondération de ces différents biens pourra donc
être par­tiel­lement résolu en déterminant la contribution probable de
chaque panier de biens possible à cet objectif. « Partiellement résolu »,
car deux difficultés subsistent : (i) que faire lorsqu’il y a incertitude
quant à cette contribution ? (ii) le choix entre différents paniers équi-
valents du point de vue de leur contribution au maintien d’institutions
justes peut faire l’objet de désaccords importants.

[91] Le principe de juste épargne postule donc que, au moins jusqu’à un certain point, l’accumu-
lation de capitaux est nécessaire à l’édification d’institutions justes. Pour une discussion de
ce postulat, cf. Gosseries, « What Do We Owe the Next Generation(s) », op. cit., p. 320‑323.
[92] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 255 ; Justice as fairness, op. cit., p. 159‑160.
[93] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 252.
[94] J. Rawls, Political Liberalism, Columbia University Press, 1993, p. 245.
248
Philosophie économique

Le leximin intergénérationnel
Il existe une tension entre les obligations d’une société à l’égard
de ses membres les plus démunis et celles à l’égard de ses descen-
dants. Comment Rawls pense-t-il l’articulation entre principe de juste
épargne et principe de différence ? D’après les textes, il semble que
le principe de juste épargne se situerait ainsi dans la hiérarchie des
principes rawlsiens95 :
1) Premier principe (principe de liberté) : chaque personne
a le même droit indéfectible à un ensemble pleinement adéquat
de libertés de base égales, lequel ensemble est compatible avec
le même ensemble de libertés pour tous ;
2) Second principe (les inégalités justes) :
A) Principe de juste égalité des chances : les inégalités
sociales et économiques doivent être attachées à des offices
et positions ouverts à tous dans des conditions de juste (fair)
égalité des chances ;
B) Principe de juste épargne :
Phase d’accumulation : chaque génération doit épargner
jusqu’à ce que la société possède assez de capitaux et de
biens pour établir et maintenir des institutions justes ;
le taux d’épargne est fonction de la capacité de chaque
génération à contribuer ;
Phase de croisière : chaque génération doit préserver ce
qui est nécessaire au maintien des institutions justes.
L’épargne supplémentaire est permissible, mais pas
obligatoire.
C) Principe de différence : les inégalités sociales et écono-
miques doivent être au plus grand bénéfice des membres les
plus désavantagés de la société.
Comment justifier la priorité du principe de juste épargne sur le
principe de différence ? Dans la phase d’accumulation, la priorité de
l’épargne juste sur le principe de différence peut se justifier par la
priorité du principe de liberté, que l’épargne permet de garantir 96 .

[95] Ibid., p. 258 ; R. Paden, « Rawls’s Just Savings Principle and the Sense of Justice », Social
Theory and Practice 23(1), 1997, p. 35.; F. Gaspart & A. Gosseries, « Are generational
savings unjust ? », Politics, Philosophy & Economics 6(2), 2007, p. 196‑197.
[96] Gaspart & Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 197‑201 ; Gosseries,
« Nations, Generations and Climate Justice », op. cit., p. 98.
249
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

En effet, sans ressources suffisantes pour maintenir des institutions


justes, les libertés fondamentales ne peuvent être garanties.
Dans la phase de croisière, Rawls lui-même adopte une approche
suffisantiste, selon laquelle, une fois cette phase atteinte, l’épargne et
la désépargne intergénérationnelles sont autorisées, tant que l’on ne
tombe pas au-dessous du seuil de ressources nécessaires pour main-
tenir les institutions justes dans le futur. Mais pourquoi autoriser
l’épargne ? La priorité du principe de juste épargne sur le principe de
différence autoriserait une société à diminuer la part des plus désavan-
tagés pour préserver davantage de ressources pour ses descendants.
Cela peut sembler problématique. Gaspart et Gosseries soutiennent
donc que, dans la phase de croisière, les rawlsiens devraient plutôt
adopter un principe d’équivalence : ni l’épargne, ni la désépargne ne
seraient autorisées97. Permettre l’épargne intergénérationnelle peut
représenter un coût d’opportunité pour les plus désavantagés d’au-
jourd’hui98 . Et permettre la désépargne, c’est risquer de retomber en
dessous du seuil de ressources requis pour maintenir des institutions
justes99.
Cette interdiction de l’épargne pourrait entrer en conflit avec
la liberté de chacun de léguer sa part à ses enfants (au lieu de la
consommer)100. Certes, les États sont capables de prédire combien, en
moyenne, les parents sont prêts à léguer à leurs enfants, et peuvent
donc couper l’épargne et les investissements publics correspondant au
montant prévu de l’épargne privé101. Mais cette solution est insatisfai-
sante, pour deux raisons : d’une part, à revenu égal, certains parents
tendent à se sacrifier davantage que d’autres pour leurs enfants. Or,
une coupe dans les dépenses publiques affecterait de la même manière

[97] Gaspart & Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 203‑204 ; Gosseries,
« Nations, Generations and Climate Justice », op. cit., p. 99.
[98] Remarquons que l’on pourrait répondre qu’il se peut que l’épargne intergénérationnelle
dans la phase de croisière ne représente pas un coût d’opportunité réel pour les plus défa-
vorisés, parce que les citoyens les mieux lotis ne seraient pas disposés à transférer aux
plus démunis la somme qu’ils seraient prêts à épargner pour la génération suivante. Par
exemple, ils feraient pression pour payer moins de taxes redistributives, et utiliseraient ces
économies d’impôt pour subventionner un organisme de protection de l’environnement. Ce
point a été mis en évidence par English, « Justice Between Generations », op. cit., p. 101.
[99] Gaspart et Gosseries discutent également des exceptions à ce principe général. « Are
generational savings unjust ? », op. cit., p. 207‑209.
[100] Notons qu’il s’agit d’un problème différent de celui des effets de l’héritage sur la juste
distribution au sein d’une génération.
[101] Gaspart & Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 205.
250
Philosophie économique

tous les enfants, que leurs parents soient généreux ou non. D’autre
part, l’épargne privée ne finance pas nécessairement le même type
de biens que les dépenses publiques, ou pas aussi efficacement, ne
serait-ce que parce qu’il est plus difficile pour les acteurs privés de
se coordonner.
Faut-il alors prohiber l’épargne intergénérationnelle privée ? Quelle
est l’importance normative de la liberté des parents de léguer un
héritage matériel à leurs enfants ? Dans certains cas, la transmission
intergénérationnelle de biens privés – une maison de famille, par
exemple – contribue au maintien de relations familiales réussies, et de
telles relations contribuent de manière significative au bien-être des
parents et des enfants102. Mais ce raisonnement ne justifierait que la
transmission de biens familiaux chargés de certaines significations,
et non pas toutes les formes d’héritage103 . La justice intergénération-
nelle rawlsienne bien comprise pourrait donc exiger de très fortes
restrictions de l’héritage privé (à l’exception, peut-être, des héritages
chargés de significations familiales importantes).
On peut se demander si, dans la phase de croisière, les rawlsiens ont
encore besoin d’un principe de juste épargne. Ne pourrait-on étendre le
principe de différence à l’ensemble des individus des différentes géné-
rations de la phase de croisière ? Rawls rejette cette éventualité, car il
n’y a aucun moyen pour la génération actuelle d’améliorer la situation
des générations passées104 . Mais cette difficulté peut être surmontée
en ajoutant une clause d’accessibilité au principe de différence105. Ou
encore, une solution plus élaborée, proposée par Gaspart et Gosseries,
fait appel à une interprétation particulière du principe de différence.
La structure formelle du principe de différence est proche de celle de
la règle du maximin, une règle de choix en situation d’incertitude106 .
La règle du maximin stipule que le classement de préférence des états
sociaux devrait être déterminé par la situation de l’individu, ou du
groupe, le plus désavantagé dans chacun des états sociaux du menu.
Mais si cet individu était, par exemple, un esclave des plantations du
sud des États-Unis au XIXe siècle, le maximin serait inapplicable.

[102] H. Brighouse & A. Swift, Family Values : The Ethics of Parent-Child Relationships,
Princeton University Press, 2014.
[103] J’emprunte cette ligne d’argument à Brighouse et Swift, ibid., p. 123-140.
[104] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 254.
[105] Gaspart & Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 203.
[106] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 132‑135.
251
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

Gaspart et Gosseries proposent donc de remplacer le maximin par le


leximin, une version séquentielle du maximin107. Le leximin stipule
que, premièrement, les états sociaux devraient être classés en fonction
de la situation de l’individu le plus désavantagé ; ensuite, les états
sociaux où la situation du plus désavantagé est équivalente seraient
classés en fonction de la situation du deuxième individu le plus désa-
vantagé ; et ainsi de suite pour les troisième, quatrième, cinquième,
etc., plus désavantagés. À terme, nous arriverions à trouver un indi-
vidu désavantagé accessible, et le principe de différence exigerait de
maximiser ses perspectives, quelle que soit sa génération (de phase
de croisière).
Principe de différence et croissance à travers les générations
Cette transposition du principe de différence au contexte inter-
générationnel repose sur une interprétation « maximinienne » (ou sa
version « leximinienne ») du principe de différence. Rawls a par la suite
pris ses distances avec cette lecture du principe de différence : la règle
du maximin, écrit-il, ne conduit pas nécessairement au choix du prin-
cipe de différence dans la position originelle, et les deux ne devraient
pas être confondus108 . Schématiquement, tandis que le maximin se
concentre sur les perspectives de l’individu, ou du groupe d’individus,
le plus désavantagé, le principe de différence se concentre sur la jus-
tification des inégalités. Sur la base de cette lecture rawlsienne du
principe de différence, Attas défend un principe de différence trans-
générationnel109. Il discute l’exemple suivant (tableau 2), emprunté
à Wall110 , et auquel j’ajoute une société 3 .
SOCIÉTÉ 1 SOCIÉTÉ 2 SOCIÉTÉ 3
Mal lotis : 10 Mal lotis : 9 Mal lotis : 9
GÉNÉRATION 1 Classe moyenne : 15 Classe moyenne : 14 Classe moyenne : 14
Bien lotis : 20 Bien lotis : 18 Bien lotis : 18
Mal lotis : 10 Mal lotis : 13 Mal lotis : 9
GÉNÉRATION 2 Classe moyenne : 15 Classe moyenne : 18 Classe moyenne : 14
Bien lotis : 20 Bien lotis : 22 Bien lotis : 18
Tableau 2. Les différentes implications du maximin, du leximin,
du principe de différence et du limitisme dans un contexte intergénérationnel

[107] Sur le leximin, on consultera A. Sen, Collective choice and social welfare, Holden-Day,
1970, p. 138.
[108] Rawls, Justice as fairness, p. 43, n. 3 ; p. 94-104.
[109] Attas, « A Transgenerational Difference Principle », op. cit., p. 208‑217.
[110] Ibid., p. 211 ; S. Wall, « Just Savings and the Difference Principle », Philosophical Studies
116(1), 2003, p. 79-102.
252
Philosophie économique

On suppose que les trois sociétés sont en phase de croisière, et que


les biens premiers qui sont mesurés dans le tableau sont le revenu et
la richesse matérielle. Le maximin et le leximin intergénérationnels
favoriseraient la société 1. En revanche, selon Attas, un principe de
différence transgénérationnel devrait privilégier la société 2, pour les
raisons suivantes. Premièrement, les inégalités entre contemporains
(mesurées par la différence entre les avoirs des mieux lotis et ceux
des plus mal lotis) sont moins importantes dans la société 2. Or, Attas
affirme que l’importance que Rawls donne aux bases sociales du res-
pect de soi devrait incliner les partenaires de la position originelle
à préférer des distributions moins inégales plutôt qu’à maximiser
les perspectives des mieux lotis. En effet, l’importance des inégali-
tés diminuerait fortement le respect de soi des plus désavantagés.
Deuxièmement, Rawls lui-même affirme explicitement qu’il n’est pas
souhaitable de poursuivre la croissance économique bien au-delà de
ce qui est requis par le maintien des institutions justes111 :
[Le principe de différence] n’exige pas une croissance économique continuelle
sur plusieurs générations dans le but de maximiser indéfiniment les attentes
des plus désavantagés (évaluées en termes de revenu et de richesses). Cela
ne serait pas une conception raisonnable de la justice. Nous ne devrions pas
exclure l’idée de Mill d’une société dans un état stationnaire juste où l’accumu-
lation de capital (réel) pourrait cesser. Une société bien ordonnée est définie de
manière à inclure cette possibilité112.

Selon Attas, cette « conception du bien modérément matérialiste »113


délivre les générations qui précèdent la Génération 1 de l’obligation de
maximiser les perspectives des plus démunis de la Génération 1. Ces
deux arguments nous expliquent pourquoi les sociétés 2 et 3 seraient
préférables à la société 1. Mais qu’en est-il du choix entre les sociétés
2 et 3 ? Attas affirme que l’épargne intergénérationnelle reste per-
mise dans la phase de croisière, à condition qu’elle ne contribue pas à
l’accroissement des inégalités entre contemporains114. Autrement dit, le
choix entre la société 2 et la société 3 n’est plus une question de justice.
Je crois en revanche que la citation ci-dessus suggère que le choix
entre la société 2 et la société 3 est une question de justice. Certes,
l’épargne intergénérationnelle de la société 2 n’entraîne pas de coûts

[111] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 256‑257 ; Justice as fairness, op. cit., p. 159‑160.
[112] Rawls, Justice as fairness, op. cit., p. 63‑64. Je traduis.
[113] Attas, « A Transgenerational Difference Principle », op. cit., p. 215‑216.
[114] Ibid., p. 216.
253
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

d’opportunité pour les plus désavantagés. Mais la réticence de Rawls


à l’égard de la croissance n’est pas seulement liée à sa conception
personnelle du bien. Il écrit bel et bien qu’une croissance indéfinie ne
serait pas une conception raisonnable de la justice. Et, dans la Théorie
de la justice, il soutient qu’au-delà d’un certain point, la croissance
est néfaste ; elle distrairait les êtres humains de ce qui est vraiment
important115.
Comment un libéral égalitaire peut-il s’opposer à la croissance116
dans la phase de croisière ? Gosseries identifie quatre arguments
possibles117. Premièrement, la croissance pourrait contribuer à l’aug-
mentation des inégalités de richesse au sein d’une génération. Si ces
inégalités n’étaient pas au bénéfice des plus défavorisés, le principe
de différence exigerait une limitation de la croissance. Mais cela ne
suffit pas à justifier le choix de la société 3. Deuxièmement, les poli-
tiques de croissance ne peuvent être justifiées de manière neutre118 .
Le libéralisme politique de Rawls stipule en effet que les institutions
et les politiques publiques ne devraient pas être conçues de manière
à favoriser une conception particulière de la vie bonne119. Or, le maté-
rialisme (ici compris comme un système de valeur accordant une très
grande importance à la richesse matérielle) est une conception parti-
culière et controversée de la vie bonne. Troisièmement, un libéralisme
non-neutre ou modérément neutre pourrait souligner que la poursuite
de l’enrichissement nuit à notre capacité de mener une vie bonne,
car le matérialisme peut nuire au développement de l’autonomie120 .
Quatrièmement, la croissance de la richesse matérielle menace la
préservation des ressources naturelles et de l’en­vi­ron­nement. Or, le
capital naturel est également une composante du panier de biens que
nous devrions léguer aux générations futures.
Une dernière hypothèse susceptible d’expliquer la réticence de
Rawls à l’égard de l’enrichissement a trait aux attitudes que celui-ci

[115] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 257‑258.


[116] Pour une définition du terme « croissance » dans ce contexte, on consultera Gaspart &
Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 195.
[117] A. Gosseries, Penser la justice entre les générations : de l’affaire Perruche à la réforme
des retraites, Aubier, 2004, p. 224‑225.
[118] P.-Y. Bonin, « Neutralité libérale et croissance économique », Dialogue 36(4), 1997, p. 683.
[119] Rawls, Political Liberalism, op. cit., p. 193‑194.
[120] Cf. Zwarthoed, « Creating frugal citizens », op. cit., p 298-301 ; A. Schinkel, D. de Ruyter
& J. Steutel, « Threats to autonomy in consumer societies and their implications for edu-
cation », Theory and Research in Education 8(3), 2010, p. 269‑287.
254
Philosophie économique

encourage. La croissance favorise, et est soutenue par, la propension


à accumuler indéfiniment des richesses matérielles. Or, à terme, cette
attitude pourrait nuire au sens de la justice, à la volonté de s’en tenir
à sa juste part et à se plier aux contraintes imposées par la redis-
tribution et la juste épargne121. Ce qui signifie que, au-delà de ce qui
est nécessaire au maintien des institutions justes, seule l’« accumu-
lation » des biens autres que le revenu et la richesse matérielle serait
permissible (l’accumulation de connaissances ou la préservation de
l’environnement, par exemple).
Rawls peut-il donc être considéré comme un suffisantiste en phase
de croisière ? Pour ce qui est de l’accumulation de capitaux qui ne sont
pas susceptibles de nuire au sens de la justice, la réponse est proba-
blement positive, du moins tant que cette accumulation est compa­
tible avec le principe de différence. En revanche, pour ce qui est de
l’accumulation de capitaux susceptibles de nuire au sens de la justice,
Rawls adhère à la thèse positive du suffisantisme, mais pas à la thèse
négative : au-delà du seuil de suffisance, la distribution des richesses
entre générations importe aussi du point de vue de la justice. En effet,
ce suffisantisme faible semble s’accompagner d’un principe limitiste122 :
ce qui importe, du point de vue de la justice, est que les individus
n’aient pas accès à plus de richesses matérielles qu’un plafond défini
indépendamment.

III. Comment mettre en œuvre


la justice intergénérationnelle ?
Les conceptions de la justice intergénérationnelle telles que celle
de Rawls sont élaborées en partant du principe que chaque génération
fera les efforts exigés et transférera sa juste part à la génération sui-
vante. Mais il n’est pas certain que les générations présentes soient
motivées à remplir leurs obligations de justice à l’égard des générations
futures. Il ne suffit pas toujours de reconnaître une obligation de jus-
tice pour remplir cette dernière. Des attitudes quasi-morales, comme
la sympathie, la compassion ou l’amour, ou non-morales, comme le
souci de protéger ses intérêts et d’éviter les sanctions, sont en pratique

[121] Pour une liste des attitudes, ou vertus, qu’une société juste devrait encourager, cf. Rawls,
Political Liberalism, op. cit., p. 157.
[122] Sur le limitisme (limitarianism) intragénérationnel, cf. I. Robeyns, « Having Too Much »,
in J. Knight & M. Schwartzberg (eds.), NOMOS LVI : Wealth. Yearbook of the American
Society for Political and Legal Philosophy, New York University Press, à paraître.
255
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle

souvent nécessaires pour s’assurer du respect desdites obligations123 .


Or, le contexte intergénérationnel n’est guère favorable au dévelop-
pement de telles attitudes : les générations futures sont sans visage,
incapables de nous sanctionner ou de nous apitoyer124. Les théoriciens
de la justice intergénérationnelle doivent donc déterminer les moyens
moralement permis, soit de développer ces attitudes, soit de faire agir
les citoyens comme s’ils avaient de telles attitudes.
Le design institutionnel en vue de la réalisation de la justice inter-
générationnelle peut faire agir les citoyens comme s’ils avaient les
attitudes en question125. Les propositions existantes incluent l’octroi du
droit de vote aux enfants126 , des clauses constitutionnelles spéciales127,
ou encore l’attribution de sièges à des représentants des générations
futures dans les assemblées parlementaires128 . Pour ce qui est du
développement des attitudes, la justice intergénérationnelle justifie
l’adoption par les écoles et les universités de programmes d’éducation
environnementale129, d’éducation à la frugalité130 , ou encore d’éduca-
tion à la participation aux délibérations citoyennes131.

IV. Conclusion
Ce texte ne peut prétendre clore un débat complexe et en pleine
effervescence. Mais on peut d’ores et déjà tirer quelques conclusions.

[123] D. Birnbacher, « What motivates us to care for the (distant) future ? », in Intergenerational
Justice, op. cit.
[124] Ibid.
[125] P. Van Parijs, « The Disfranchisement of the Elderly, and Other Attempts to Secure
Intergenerational Justice », Philosophy & Public Affairs 27(4), 1998, p. 292‑333.
[126] K. Hinrichs, « Faut-il accorder le droit de vote aux enfants ? », Revue philosophique de
Louvain 105(1), 2007, p. 42‑76.
[127] A. Gosseries, « Constitutions and Future Generations », The Good Society 17(2), 2008,
p. 32‑37.
[128] A. Dobson, « Representative Democracy and the Environment », in Democracy and the
environment : Problems and prospects, 1996, p. 124 ; K. Ekeli, « Giving a Voice to Posterity
– Deliberative Democracy and Representation of Future People », Journal of Agricultural
and Environmental Ethics 18(5), 2005, p. 429‑450.
[129] D. Bell, « Creating Green Citizens ? Political Liberalism and Environmental Education »,
Journal of Philosophy of Education 38(1), 2004, p. 37-82 ; M. Ferkany & K. Whyte, « The
compatibility of liberalism and mandatory environmental education », Theory and Research
in Education 11(1), 2013, p. 5‑21.
[130] Zwarthoed, « Creating frugal citizens », op. cit.
[131] M. Ferkany & K. Whyte, « The Importance of Participatory Virtues in the Future of
Environmental Education », Journal of Agricultural and Environmental Ethics 25(3), 2011,
p. 419‑434.
256
Philosophie économique

Tout d’abord, si la non-existence, la non-identité et la conclusion


répugnante sont des difficultés sérieuses, elles ne doivent pas être
comprises­comme des objections fatales à la justice intergénération-
nelle, mais comme une manifestation de la nécessité de clarifier et
de rendre cohérent le langage que nous utilisons pour parler de nos
obligations à l’égard des personnes futures. Ensuite, le suffisantisme
de Brundtland devrait opter pour une approche multiniveaux, plus
plausible sur le plan normatif. Quant au welfarisme, la malléabilité
des préférences ne remet pas en cause son caractère plausible, si tant
est que les welfaristes acceptent que les préférences doivent être for-
mées d’une manière compatible avec un certain degré d’autonomie.
Enfin, parmi les interprétations possibles du principe rawlsien de juste
épargne, il a été suggéré que celui-ci pouvait inclure simultanément
une dimension suffisantiste et une dimension limitiste. L’idée est que
la croissance des richesses, nécessaire jusqu’à un certain point pour
établir la justice, deviendrait nocive et devrait être limitée ensuite.
De nombreuses questions restent en suspens et méritent d’être
approfondies dans le futur. Premièrement, la difficile question de la
taille idéale de la population ne semble pas, à ce jour, avoir reçu une
solution satisfaisante. Les différentes théories, suffisantisme, welfa-
risme, libéralisme égalitaire, défendraient sans doute des réponses
différentes. Il nous faut les identifier et les confronter. Deuxièmement,
les discussions de la métrique de la justice entre générations sont
peu nombreuses, et restent trop abstraites pour qu’il soit possible de
spécifier ce que, précisément, nous devrions préserver pour les géné-
rations futures, et comment arbitrer entre différents biens (la nature
et le capital humain, par exemple). Troisièmement, les théories de la
justice entre générations sont généralement des théories idéales (au
sens que Rawls donne à ce terme). Mais que peuvent-elles dire dans
un contexte non-idéal ? Si les générations précédentes n’avaient pas
respecté le principe de juste épargne, serait-il juste que la génération
actuelle s’y conforme ? Quatrièmement, des propositions de design
institutionnel et d’éducation morale et citoyenne susceptibles de mieux
disposer nos sociétés à remplir nos obligations envers le futur restent
à élaborer et à défendre.132

Rermerciements. Je remercie Peter Dietsch, Jean-Sébastien Gharbi et Axel Gosseries


pour leur relecture attentive. Ce texte doit également beaucoup aux nombreux échanges
que j’ai eus avec les membres de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale (Louvain)
et du Centre de recherche en éthique (Montréal). Je suis entièrement responsable des
erreurs qui subsistent.
Partie II

Épistémologie et
méthodologie économique
L’ontologie de l’économie selon Aristote
et la théorie économique actuelle

Ricardo F. CRESPO1

L’
intérêt pour la découverte de la pensée aristotélicienne concer-
nant les questions de théorie et de méthode en sciences éco-
nomiques n’obéit pas nécessairement à l’unique souci d’une
démarche de type archéologique 2 . On peut en effet trouver chez
Aristote de précieuses contributions potentielles à l’économie contem-
poraine. La pertinence de la pensée d’Aristote pour l’économie actuelle
peut alors être abordée selon deux angles qu’expriment les questions
suivantes :
1° Est-ce qu’Aristote est effectivement présent dans les débats en
sciences économiques aujourd’hui ? Ou encore, est-ce que les écono-
mistes fondent aujourd’hui quelques-unes de leurs réflexions sur les
enseignements d’Aristote ? La réponse requiert d’analyser l’influence
d’Aristote sur des économistes particuliers, de produire ainsi certaines
études de cas.
2° Que pourraient, à titre plus général, apprendre les économistes
d’Aristote aujourd’hui ? En quoi serait-ce de l’intérêt de leur discipline
de se pencher à nouveaux frais sur la pensée du philosophe antique
de Stagire ?
Quant à la première question, la présence d’idées issues de toute
évidence d’Aristote chez des fondateurs comme Karl Marx ou Carl
Menger, mais aussi chez des économistes, des historiens de la pen-

[1] Que le lecteur permette un mot personnel à l’auteur argentin que je suis : dans mon
parcours, j’ai étudié l’économie dans un Département de sciences économiques où les
préoccupations philosophiques étaient toujours bien présentes, et la philosophie dans un
Département d’études philosophiques avec une forte empreinte aristotélicienne : Aristote
a toujours été présent dans ma recherche en philosophie économique.
[2] L’orientation de ma propre recherche est explicitée dans R. Crespo, A Re-assessment of
Aristotle’s Economic Thought, Routledge, 2013.
260
Philosophie économique

sée ou des penseurs contemporains comme Amartya Sen et Nancy


Cartwright ne fait pas de doute. Il existe une littérature abondante
sur le sujet, sur laquelle il n’y a pas moyen de revenir en détail dans
les pages qui suivent3 .
En ce qui concerne la deuxième question, tenter de fournir une
réponse exhaustive implique d’exposer une analyse ontologique de ce
qu’est l’« économique » selon Aristote, sa notion de l’économie en tant
que science et les possibles leçons qu’il en tire quant à la relation entre
l’économie et l’épistémologie, l’éthique, et la politique. Dans ce chapitre
sont résumées des réponses à cette deuxième question, en forme de
bilan, dans l’espoir de servir tous ceux qu’intéresse la contribution
d’Aristote à l’économie actuelle4 .

I. Facettes de l’oikonomike aristotélicienne :


une ontologie de l’« action économique »
Dans ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres,
Diogène-Laërce fournit un croquis de la vie et de l’œuvre d’Aristote,
en qualifiant le philosophe de personne « moralement droite »5. Diogène
transcrit le testament d’Aristote, dans lequel celui-ci exprime ses
dernières volontés en détail, prenant les dispositions nécessaires pour
préserver sa famille et libérer ses esclaves. La préoccupation que
le penseur manifeste alors pour tous reflète son éthique, ancrée et
enracinée dans les choses matérielles de la vie. Diogène rappelle, à
propos des enseignements d’Aristote, la prudence qui y prévaut et

[3] Hormis les occurrences des termes aristotéliciens dans les œuvres même de Marx, Menger,
Sen et Cartwright, citons ici à titre d’exemple (et parmi ceux sur lesquels j’ai pu tra­
vailler pour ma part) : le rapport de Marx à Aristotle est étudié dans l’ouvrage de Meikle,
Aristotle’s Economic Thought (Oxford University Press, 1995), celui de Menger à Aristote
par Barry Smith dans : « Aristotle, Menger, Mises : an essay in the metaphysics of eco-
nomics » (in B. Caldwell, ed., Carl Menger and his legacy in economics, Duke University
Press, 1990, p. 263-88) et « Aristotelianism, apriorism, essentialism » (in P. Boettke, ed.,
The Elgar Companion to Austrian Economics, Elgar, 1994, p. 33-37), toujours sur Menger
et Aristote, les travaux de Gilles Campagnolo, notamment la réédition de Critique de l’éco-
nomie politique classique. Marx, Menger et l’École historique (Éditions Matériologiques,
2014, p. 313-355) portant bibliographie sur cette question qui a suscité une littérature
abondante ; enfin, concernant l’importance pour Sen et Cartwright de relire Aristote
aujourd’hui, je l’ai signalée et soulignée dans mon Theoretical and Practical Reason in
Economics, Springer, 2013.
[4] Les pages qui suivent reprennent mes réponses dans plusieurs articles divers rassemblés
en langue anglaise dans R. Crespo, A Re-assessment…, op. cit.
[5] Pour cette citation et les suivantes : Diogène-Laërce, Vie et doctrines de philosophes,
livre V/1, Charpentier, 1847.
261
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

selon laquelle « la vertu seule ne suffit point au bonheur ; il faut qu’il
s’y joigne les biens extérieurs et ceux du corps ». Nous, humains, ne
devrions donc pas chercher seulement la vertu, mais aussi ces biens,
toujours selon Aristote. Dans l’interprétation de sa leçon par Diogène-
Laërce, « la philosophie pratique se divise elle-même en morale et
politique, cette dernière embrassant tout ce qui a rapport au gouver-
nement des États et à l’économie ».
En ce qui concerne l’économie, Aristote utilisait le terme oikono-
mike, qui est traduit ici par « économique ». Aristote parle d’« écono-
mique » en contraposition et en connexion avec la « chrématistique ».
Aristote définit la chrématistique comme cette « sorte d’art de l’achat
qui fait naturellement partie de l’économie : c’est celui par lequel, dans
l’économie, on a en mains propres, ou on cherche à avoir sous la main,
les ressources nécessaires à la vie et qui sont utiles pour la commu-
nauté civile ou domestique » (Politique I, 8, 1256b 26-30)6. Autrement
dit, la chrématistique est une technique, qui, comme telle, sert à la fois
les deux champs de la philosophie politique, l’oikonomike et la politikè.
Trouvons-nous quelque indication dans la pensée d’Aristote sur
ce que, par ailleurs, nous nommons aujourd’hui (et dans la tradition
héritée de la pensée économique classique) « économie politique » ? La
chrématistique n’est pas nécessairement le lieu correct où regarder
pour trouver cette indication, car elle correspond en somme plutôt aux
notions de production, de commerce et de finance de nos jours, pas
à l’économie prise en tant que science de ces activités. Dans la pen-
sée aristotélicienne, les activités consacrées à ce que nous nommons
l’économie politique sont incluses dans sa politique. Incluons donc ici
sous le terme « oikonomike » à la fois l’utilisation de la richesse par
rapport au foyer domestique (la maison qu’est l’oikos) et en relation à
la communauté civile en son entier.
Il faut ajouter qu’« oikonomike » est, chez Aristote, quand il s’agit
de l’adjectif, le terme grec utilisé pour désigner tout ce qui concerne
l’utilisation de cette richesse. En fait, le mot même est un adjectif
nominal repris pour un usage propre. Quel est son sens ? Ce qui relève
de ce qui est « économique ». Quelle est sa réalité ? Il est possible de

[6] Les références à Aristote sont données selon l’usage traditionnel permettant de se réfé-
rer à différentes traductions françaises, notamment celles des traducteurs suivants :
B. Saint-Hilaire, Lagrange, 1874 ; J. Tricot (La Politique), Vrin (7 éditions jusqu’en 1995),
M. Aubonnet, Les Belles Lettres ; P. Pellegrin (Politiques), Flammarion, 1990. Les réfé-
rences à ce titre sont notées par Pol.
262
Philosophie économique

soutenir (comme je l’ai montré7) que ce terme est alors « analogique ».


Les termes analogiques présentent des significations diverses, mais
apparentées par le rapport qu’ils entretiennent : l’un de leurs sens est
le sens primaire, qui reste toujours premier ou « central », tandis que
d’autres en sont dérivés avec des significations qui lui sont rapportées
et connectées. Quelles sont ces différentes significations, voilà ce qui
doit nous guider dans la recherche de l’intérêt de la pensée d’Aristote
pour l’économie politique contemporaine.
I.1. Une action humaine
Commençons par la signification première. Il est probable que la
signification centrale de l’« économique » se trouve très naturellement
précisément dans la définition qu’Aristote lui-même en donne – bref,
qu’il faille retourner au texte même sous les couches interprétatives
séculaires. Cette hypothèse se confirme en comparant cette significa-
tion avec d’autres unités de sens qui se voient également attribuer le
nom d’« économiques ». Comme mentionné, Aristote parle d’« oikono-
mike » en rapport à la « chrematistikè » et l’oikonomike désigne alors
l’usage de la richesse, tandis que la chrematistikè consiste dans l’art
d’acquisition de cette richesse. L’usage ou l’« utilisation » est alors
du domaine d’une action proprement humaine, l’action d’utiliser la
richesse proprement dite. Dans l’Éthique à Nicomaque (Éthique à
Nicomaque I, 1, 1094a 9) 8 , Aristote précise bien que le but de l’oi-
konomike consiste à utiliser la richesse. Cependant, le but de cette
utilisation n’est pas de forger une richesse illimitée, mais seulement
celle nécessaire à « simplement vivre » sa vie (zein haplos), dans la
visée d’un état supérieur, ou « bien-vivre » (eu zein) (Politique, I, 4,
1253b 24-5).
Aristote a également considéré la chrematistiké au titre d’une
action humaine, au sens d’une technique qui devrait être subordon-

[7] R. Crespo, « The Ontology of the “Economic”: an Aristotelian Analysis », Cambridge Journal
of Economics, 30(5), 2006, p. 767-781.
[8] Pour les traductions françaises utilisées en renvoyant de manière traditionnelle aux œuvres
d’Aristote, notons pour l’Éthique à Nicomaque, celle de Gauthier et Jolif (Presses universi-
taires de Louvain, B. Nauwelaerts, 1958) et de J. Tricot (Vrin, 1959) qui a fait l’objet d’une
édition électronique : Les Échos du Maquis, echosdumaquis.com. Les références à ce titre
sont notées par EN. Concernant la Métaphysique, nous renvoyons à la traduction de J.
Tricot (Vrin, 1953), édition électronique également, echosdumaquis.com. Pour l’Éthique
à Eudème, nous avons choisi l’édition des Belles Lettres (2015) traduite par O. Bloch et
A. Léandri ; pour les Catégories, celle de Vrin, 1994, traduite par J. Tricot, et pour le De
Anima (De l’âme), celle traduite par J. Tricot, Vrin, 1995.
263
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

née à l’oikonomike, puisqu’elle traite de l’acquisition des biens dont


c’est l’oikonomike qui permet seule d’user correctement. Ce faisant,
Aristote distingue deux sortes de chrematistiké : une chrematistiké
subordonnée, limitée et naturelle ; une autre qui est, elle, pour ainsi
dire « contre-nature », en ce qu’elle n’est pas soumise à l’oikonomike,
mais vise l’accumulation sans limite (de richesses, d’argent, de for-
tune). En ce qui concerne ce second art, Aristote indique que « pour
celui-là, on pourrait vraiment croire que la richesse et la propriété
peuvent s’augmenter indéfiniment » (Pol I, 9, 1257a 1). Aristote indique
que cette attitude est « dédaignée non moins justement » (Pol I, 10,
1258b 1).
Ainsi, en complétant la définition qu’il donne, Aristote fait de l’oi-
konomike, ou action d’utiliser les choses nécessaires à la vie (et à la
bonne vie) le cadre naturel de l’action humaine. Quand Aristote parle
de « vie », il renvoie aux biens acquis pour, et dans le foyer domestique,
la « maisonnée » (oikos) ; quand il parle de « bonne vie », il renvoie à ce
qui peut s’obtenir dans le collectif civique qu’est la Cité humaine, la
polis grecque. Chez Aristote, cette deuxième conception de la vie prend
par conséquent un sens moral bien précis, à savoir une vie guidée par
la vertu par laquelle les hommes atteignent au bonheur.
Quel type d’action est donc alors l’action de type « économique » ?
Dans le recueil de leçons qui furent plus tard rassemblées sous le titre
de Métaphysique, Aristote distingue deux types d’actions humaines.
Les premières sont des actions immanentes, à savoir des actions visant
à l’action pour elle-même, comme c’est le cas des actions de voir, pen-
ser ou « simplement » vivre. Les résultats de ces actions immanentes
demeurent circonscrits à l’agent même qui les effectue. Le second
type recouvre des actions transitives et qui ont lieu « dans tous les
cas, donc, où, en dehors de l’exercice, il y a production de quelque
chose, où l’acte est dans l’objet produit » (Métaphysique, IX, 8, 1050a
30-31). Ces actions « transitives » sont des actions dont les résultats
transcendent l’agent, comme c’est le cas lorsque le résultat de l’action
s’objective dans un produit. Aristote appelle praxis l’action immanente
et poiesis l’action transitive (EN VI, 4, 1140A 1).
Certes, toutes les actions ont en partie ces deux facettes et elles
sont donc toutes mêlées, à la fois immanentes et transitives selon le
point de vue, sauf dans le cas d’actions purement et complètement
immanentes (comme dans l’action de méditer sans fournir le pro-
duit de ses idées, ou d’aimer idéalement). Ainsi, par exemple, quand
une personne travaille, deux résultats sont effectivement accomplis :
264
Philosophie économique

l’un est le résultat « objectif » qui consiste dans le produit ou le ser-


vice rendu (et il est rendu à autrui, donc effectivement transitif ) et
l’autre est le résultat « subjectif », qu’il s’agisse de capacité de forma-
tion acquise, de croissance ou d’épanouissement personnel de l’agent,
d’une part, et de l’accomplissement de la moralité en soi de son action,
d’autre part (il apparaît que formation et moralité sont bien imma-
nentes à l’action accomplie).
Pour Aristote, l’aspect immanent est le plus pertinent. La raison
est qu’il ne consiste pas à rechercher son propre bénéfice, mais une
finalité ultérieure, toute interne à l’action prise en elle-même. Aristote
dit ainsi que « nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours
désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose »
(EN I, 7, 1097a 30-31). Aussi attribue-t-il plus d’importance à l’aspect
intrinsèque ou immanent de l’action parce que c’est là l’aspect qui
vise à la réalisation de soi ou à la perfection propre à l’agent. Pour
lui, l’aspect extérieur est au contraire, tout simplement, une action
qu’il est possible de qualifier d’« instrumentale » et qui demeure, à ce
titre, secondaire.
La notion d’oikonomike consistant dans l’action d’utiliser renvoie
à la nécessité d’acquérir dans un premier temps, soit au type d’action
que la langue grecque rend dans chresasthai. Quel type d’action chre-
sasthai est-il donc, action transitive ou immanente ? L’« utilisation »
est une action transitive par définition. Cependant, l’action complète
qu’implique l’oikonomike revient à utiliser ce qui est nécessaire pour
répondre aux besoins de l’agent afin de « bien vivre » (eu-zein) : c’est
donc en considération immanente de l’utilisation possible qu’elle est
effectuée, car le bien est utilisé pour atteindre une perfection propre,
tandis que dans l’action de la seule chrematistikè, le but reste clai­
rement, et surtout exclusivement, transitif.
Un degré supplémentaire dans l’analyse conduit alors à interro-
ger la notion d’action même, qui appartient à la catégorie métaphy-
sique d’« action » telle qu’elle est définie au livre IX des Catégories de
l’Organon aristotélicien, c’est-à-dire la méthode d’Aristote. L’action
humaine est la manière (praxis) illustrant le plus parfaitement la réa-
lité humaine (Métaphysique IX, 6). Les hommes essaient d’atteindre
la perfection par leur action ; pour cette raison, l’oikonomike est une
entité typiquement humaine. Les activités antérieures nécessaires
pour agir – délibération et choix – sont des qualités de l’intelligence et
de la volonté. L’utilisation de la richesse est un type même de l’action
humaine. Comme on l’a noté, il s’y trouve, dans le même temps, un
265
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

caractère immanent et un caractère transitif. Les actions humaines


sont volontaires et intentionnelles et Aristote considérait la délibé-
ration de l’esprit (bouleúesthai) et le choix de la volonté (proairesis)
comme des actes nécessaires pour effectuer toute action. La capacité,
l’habitude et la science facilitent la réalisation de ces étapes prélimi-
naires : elles doivent apparaître à leur tour par ailleurs tandis qu’en
somme, l’action économique consiste donc pour Aristote dans l’action
d’user des choses nécessaires pour vivre et pour « bien-vivre » (en un
sens moral).
I.2. Une capacité humaine
Des capacités humaines entrent en jeu dans cette action renouvelée
d’user du nécessaire pour vivre et « bien-vivre ». Aristote écrit que
« nous voyons encore que même les potentialités les plus appréciées
sont subordonnées à la Politique : par exemple la stratégie, l’écono-
mique, la rhétorique » (EN I, 2, 1094b 1-2). L’oikonomike est elle-même
citée comme une capacité (dynamis), à savoir la compétence ou le
pouvoir de mener des activités économiques.
L’oikonomike considérée comme une « capacité » est un premier sens
dérivé d’oikonomike, qui provient de ce que la capacité en rapport à
l’oikonomike se développe en vue de l’action même d’utiliser les biens
ou les services. Or les capacités se définissent par leurs fins ou par
leurs fonctions (De Anima II, 4, 415a 16-21) ; les fins sont donc anté-
rieures aux capacités d’un point de vue ontologique. Oikonomike, en
tant qu’elle est une « capacité », est donc aussi antérieure au sens de
l’oikonomike déjà considérée (comme action) : en d’autres termes, la
capacité précède l’acte, et un même terme aristotélicien les désigne,
une distinction de ces deux sens suit la rigueur de l’exposé d’Aristote.
Enfin, la capacité qui a une certaine puissance (c’est-à-dire
« un principe de mouvement ou de changement » selon le texte de
Métaphysique, V, 12, 1019e 15) est une qualité. Pour Aristote, les capa-
cités sont naturelles (elles sont dites « physikes » dans les Catégories
VIII § 9a, § 14 et suivants). Une capacité est une habileté, une poten-
tialité, un pouvoir ou un talent que possède, dans certains cas, une
personne humaine. La nature humaine est dotée de certaines capa-
cités innées, qu’il appartient à l’être humain de développer, ainsi que
d’autres capacités, qui sont, elles, acquises au cours du développement
des premières, ou parallèlement à elles. Oikonomike est ainsi l’une
de ces capacités, probablement innée, mais dotée de nombreuses pos-
sibilités de développement.
266
Philosophie économique

I.3. Une habitude humaine


Il semble raisonnable de considérer que, si l’oikonomike désigne à
la fois l’action d’un certain type même et la capacité de réaliser cette
action, alors l’oikonomike génère également une habitude (hexis) qui
la facilite avec le temps qui passe. Si l’économie contemporaine peut
trouver intérêt aux concepts aristotéliciens, c’est à la condition de
prendre en compte le temps, d’être elle-même une étude dynamique
de l’action humaine.
Pour Aristote, les habitudes sont fondées sur des « dispositions
naturelles » et elles sont entraînées et renforcées par l’éducation adé-
quate et les règles de droit. Une même action répétée consolide l’ha-
bitude, constituant ainsi une sorte de cercle vertueux entre action,
habitudes et dispositions. Il est également raisonnable de soutenir
que l’oikonomike est une habitude qui facilite l’aspect immanent au
sein de l’action. En effet, Aristote renvoie à la gestion de la « maison »
comme à une forme d’exercice de la prudence. La conception que donne
Aristote de la prudence renforce surtout la dimension immanente de
l’action humaine (EN VI, 8 ; voir également Éthique a Eudème I, 8,
1218b 13)9.
En tant qu’elle est une sorte d’habitude, l’oikonomike prend donc
un sens dérivé supplémentaire par rapport à l’oikonomike première.
Regardée comme une sorte d’habitude, elle étaye le sens de l’oikono-
mike considérée comme action d’user des biens nécessaires à vivre et
à « bien vivre ». Il est également clair que, pour Aristote, la chrema-
tistiké demeure une technique ; or une technique est une habitude de
production (Pol. I, 9 et 20, passim, et par exemple 1257b7) de sorte
qu’en ce sens, la chrematistiké même est également une habitude
humaine, et rien d’exceptionnel à ce titre.
Comme l’action et la capacité, l’habitude constitue ontologiquement
une qualité, une forme d’« avoir » (Métaphysique V, 20). Les habitudes
sont des qualités plus durables et plus stables que les simples dispo-
sitions. Ainsi, la vertu (arêté) est à son tour une qualité qui constitue
un type d’habitude (comme le montre le livre VIII des Catégories VIII
8b34-35 sur l’hexis). Les vertus se construisent sur la disposition
naturelle mais en raison, et grâce à des actes répétés. Une habitude
est donc un comportement acquis qui, en étant réitéré régulièrement

[9] Concernant cette notion-clef, l’ouvrage de référence reste le travail de P. Aubenque, La


Prudence chez Aristote, PUF, 1963.
267
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

par une pratique suivie, tend à, et finit par devenir une tendance
presque involontaire dans l’action qu’entreprend un agent.
À ce titre, les habitudes sont fondamentales pour la vie humaine.
Les êtres humains ne peuvent pas en rester toujours au stade de la
décision, ni lui demander toujours tout, parce qu’ils en deviennent
psychologiquement souffrants ; les habitudes viennent structurer le
comportement humain dans la vie quotidienne. La personnalité se
forme par l’acquisition de ces habitudes dans la répétition des actes
qui finissent par constituer une « seconde nature » chez chaque per-
sonne. Les habitudes sont déterminées par les actions humaines et
ces actions restent certes libres ; les habitudes peuvent donc différer
de personne à personne, de sorte que les habitudes sont en effet acci-
dentelles et demeurent contingentes.
I.4. Une science humaine
Le dernier sens d’oikonomike qu’il importe de relever est sans doute
le plus proche de la signification actuelle donnée à l’économie, en tant
que nous la regardons comme une science. Au début de l’Éthique à
Nicomaque, Aristote pose la catégorisation suivante :
[La politique] dispose quelles sont parmi les sciences celles qui sont néces-
saires dans les cités, et quelles sortes de sciences chaque classe de citoyens doit
apprendre, et jusqu’à quel point l’étude en sera poussée ; Et puisque la Politique
se sert des autres sciences pratiques, et qu’en outre elle légifère sur ce qu’il faut
faire et sur ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science englobera les fins des
autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement
humain (EN I 2, 1094b 4-6).

Comme le terme oikonomike est grammaticalement avant tout un


adjectif en grec, et en tenant compte du traitement du mot « oikono-
mike » dans l’ensemble du texte des Politiques, les spécialistes
d’Aristote­ont généralement interprété ce passage comme signifiant
que l’économie est une science pratique10 . En rappelant en outre
qu’Aristote distingue entre sciences théoriques, pratiques et poïétiques
(ou sciences de la poiésis déjà mentionnée, soit les techniques de pro-

[10] Le lecteur des langues italienne ou anglaise pourra se reporter concernant ce point res-
pectivement à C. Natali, « Aristotele e l’origine della filosofia pratica », in C. Pacchiani
(dir.), Filosofia pratica e Scienza Politica, Francisci, 1980 et E. Berti, Le vie della ragione,
Il Mulino, 1992 ; F.D. Miller Jr, Nature, Justice and Rights in Aristotle’s Politics, Oxford
University Press, 1995 ; W.L. Newman, The Politics of Aristotle, Clarendon Press, 1951
et C.D.C. Reeve, « Aristotle on the Virtues of Thought », in R. Kraut (ed.), The Blackwell
Guide to Aristotle’s Nicomachean Ethics, Blackwell Publishing, 2006, p. 198-217.
268
Philosophie économique

duction), il apparaît que, chez Aristote, l’objet des sciences pratiques


recouvre l’aspect immanent des actions humaines tandis que l’objet des
sciences techniques (ou poïétiques) se confond avec l’aspect transitif
de ces mêmes actions humaines. En ce sens, la politique est la science
aristotélicienne pratique « architectonique » par excellence. Et l’action
« économique » comporte un important aspect immanent : l’oikonomike
est donc également une science pratique pour Aristote.
Ce dernier sens d’oikonomike comme science pratique est égale-
ment analogique. En effet, d’un point de vue ontologique, la connais-
sance et la science sont des habitudes qui appartiennent à une des
espèces de qualité (Catégories VIII, 8b 29-33). En tant que science
pratique, enfin, l’« économique », n’est alors, par définition, pas une
science exacte : la vérité pratique n’est pas fixe en effet, parce que la
réalité humaine est dynamique et singulière, en ce qu’elle dépend
notamment toujours du contexte. On reviendra à cette question dans
la section IV de ce chapitre.
I.5. Quelques conséquences déduites de
l’analyse ontologique de l’oikonomike chez Aristote
Une fois l’analyse de la notion d’oikonomike parvenue à ce stade,
une remarque s’impose : toutes les entités qualifiées par l’adjectif
oikonomike – qu’il s’agisse de l’action, de la capacité, de l’habitude
ou de la science – sont premièrement, sur le plan ontologique, des
accidents. Elles ne constituent pas l’essence des êtres humains, mais
elles adhèrent à eux. En ce sens, elles sont inhérentes, mais pas essen-
tielles, aux êtres humains. Par conséquent, elles ne subsistent pas à
titre isolé, et l’aspect économique d’une action fusionne nécessairement
avec d’autres aspects – qu’ils soient eux-mêmes déterminés comme
culturels, historiques, géographiques ou autrement. Dans le règne
humain, ces aspects s’influencent tous les uns les autres et aucun
aspect n’est complètement isolé des autres.
Deuxièmement, si l’économique était un accident à titre éventuel
seulement, les êtres humains seraient plongés dans un royaume de
forces totalement ingouvernables. Au lieu de cela, l’économique, telle
que la définit Aristote, bien qu’elle soit un accident, constitue une
condition nécessaire de la vie humaine : tous les hommes doivent uti-
liser des biens afin de se maintenir en vie et tous visent à, et sont
appelés à « bien-vivre ». Pour Aristote, l’homme, pris au sens générique,
est donc non seulement un « animal politique », zoon politikon (Pol. I,
2, 1253a 3-4), selon la formule consacrée, mais également un « animal
269
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

économique » zoon oikonomikon (le terme apparaissant explicitement


dans l’Éthique a Eudème VII, 10, 1242a 22-23). « Être économique »
est nécessaire à l’être humain. Par conséquent, l’économique est bien
un sujet approprié d’étude et de science.
Troisièmement, la matière accidentelle qui est l’objet de l’économie,
à titre de science pratique, implique en quelque sorte une « science
vivante », au sein de laquelle les principes sont rares par construction ;
la plupart des conclusions scientifiques y demeurent variables selon
les cas et en considération des circonstances. En termes antiques,
cette science et, par exemple, celle des étoiles fixes, la cosmologie,
sont distinctes par nature.
Compte tenu des conclusions précédentes, il y a, pour finir, é­ga­
lement maintes raisons pour lesquelles les institutions humaines
sont appelées à jouer un rôle très important dans le domaine écono-
mique. Les institutions incarnent et renforcent les habitudes, elles
contribuent­ à les rendre stables. L’analyse peut alors prendre deux
directions : d’une part, en tant que les habitudes forgent des insti-
tutions, et d’autre part, en tant que les institutions encouragent la
formation et le maintien des habitudes. En ce qui concerne la première
direction, les habitudes (surtout les « bonnes » habitudes) rendent les
actions plus prévisibles et facilitent donc la consolidation de ces mêmes
institutions. En outre, les institutions encouragent les habitudes afin
de renforcer l’effectuation de certains actes, en particulier à travers
des systèmes de récompenses et de punitions.
Selon Aristote, les principales manières de promouvoir les actions
d’un type favorable à la stabilité de la Cité sont d’agir par l’éducation
et par la loi. La première, l’éducation, est prise au sens le plus large
de paideia, qui désigne ce qui forme le caractère de la personne. La
seconde, la loi, vise également un objectif éducatif (voir EN, 9, 1179b
31 – 1180a 4). Aristote souligne qu’un ensemble de vertus concrètes
conduit les hommes à développer leur excellence naturelle. Ce pro-
cessus commence par l’éducation à ces vertus, et se poursuit par leur
consolidation au moyen des lois.
Les institutions sont pertinentes pour une raison identique et parce
qu’elles donnent la possibilité à l’économie de se développer. Comme
indiqué plus haut, les sciences pratiques (y compris l’économie) peuvent
conduire à des généralisations et des prévisions grâce à l’effet des habi-
tudes. Les institutions aident à consolider ces habitudes. Ensuite, la
prévisibilité des institutions facilite la coordination économique. La
coordination est enfin possible si les actions sont prévisibles. Aussi,
270
Philosophie économique

dans un esprit aristotélicien, peut-on conclure que la coordination


économique est plus facile à atteindre et que l’économie peut effectuer
des généralisations plus précises dans un environnement fortement
institutionnalisé. Des conséquences éthiques, politiques et épistémolo-
giques suivent de cette analyse ontologique, qu’il convient d’examiner
dans la seconde partie de ce chapitre.

II. Conséquences éthiques de l’oikonomike aristotélicienne


La partie précédente a montré qu’une des significations de « l’éco-
nomie » au sens aristotélicien est celle d’une habitude. Puisque l’action
selon Aristote (y compris par conséquent l’action « économique ») est
dirigée vers le bien (dans ce cas, le « bien-vivre »), « l’économie », regar-
dée comme une habitude, est une habitude vertueuse : il s’agit de la
prudence économique. Un ensemble de vertus adjuvantes aide égale-
ment à développer des actions économiques appropriées.
Tout d’abord, l’oikonomike exige de la tempérance. Aristote
demande : « Si l’être qui commande n’a ni sagesse ni équité, comment­
pourra-t-il bien commander ? » (Pol. I, 13, 1259b 39-40). Il a été men-
tionné qu’Aristote distingue deux sortes de « chrematistiké », l’une
subordonnée à l’oikonomike, à la fois limitée et naturelle, l’autre, ni
naturelle ni soumise à l’oikonomike. Ces deux formes de chrématis-
tique utilisent l’argent (nomisma) comme moyen. Or l’instrument est
alors souvent confondu avec la fin, en raison d’un désir (epithumías)
illimité (apeiron) ; l’agent cherche donc l’argent de manière illimitée
(Pol. I, 8, 1258e1). Le second (mauvais) type de chrématistique infecte
à son tour d’autres comportements :
Le plaisir ayant absolument besoin d’une excessive abondance, on cherche tous
les moyens qui peuvent la procurer. Quand on ne peut les trouver dans les
acquisitions naturelles, on les demande ailleurs ; et l’on applique ses facultés à
des usages que la nature ne leur destinait pas. Ainsi, faire de l’argent n’est pas
l’objet du courage, qui ne doit nous donner qu’une mâle assurance ; ce n’est pas
non plus l’objet de l’art militaire ni de la médecine, qui doivent nous donner,
l’un la victoire, l’autre la santé ; et cependant, on ne fait de toutes ces profes-
sions qu’une affaire d’argent, comme si c’était là leur but propre et que tout, en
elles, dût viser à atteindre ce but (Pol. I, 9, 1258a 6-14).

Ces expressions semblent de toutes les époques – et aussi bien


vraiment contemporaines ! Or le médicament destiné à guérir cet
appétit illimité est précisément indiqué par Aristote : la vertu, plus
précisément la vertu de tempérance. Parmi les commentateurs contem-
porains, cette interprétation d’Aristote coïncide plus avec la vision
271
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

qu’entend donner William Kern qu’avec celle de Stephen Pack11. Kern


pense en effet que la chrématistique contre-nature provient de désirs
illimités, alors que Pack juge au contraire qu’argent et chrématistique
contre-nature produisent des désirs illimités. L’argument soutenant
l’interprétation de Kern est qu’il est littéralement fondé dans le texte
d’Aristote, comme de multiples citations le montrent, dont celle-ci :
« Le désir de la vie n’ayant pas de bornes, on est directement porté à
désirer, pour le satisfaire, des moyens qui n’en ont pas davantage »
(Pol. I, 9, 1258a 1-2).
Ensuite, l’oikonomike requiert également prudence et justice.
Prenons chez Aristote l’exemple suivant, dans l’Éthique à Nicomaque
(V, 5) : Aristote y analyse l’activité de marché et conclut que le principe
régissant la demande (et donc, indirectement, les prix et les salaires)
est la chreia, terme qui désigne une nécessité ressentie de type écono-
mique. La chreia est de nature subjective et in­trin­sè­quement morale.
Elle est subjective parce que chaque personne juge de ce qui est néces-
saire à elle-même. Un autre mot grec indique la nécessité de type géné-
ral ou objectif (anankè) et Aristote l’utilise dans d’autres contextes.
Anankè désigne ce qui est strictement nécessaire au sens d’une cau-
salité quasi-physique (par exemple, le fait qu’un effet a besoin d’une
ou plusieurs causes pour être produit en tant qu’effet). Au lieu de cela,
chreia est une nécessité relative, en ce que le besoin qu’elle désigne est
lui aussi relatif, intrinsèquement lié à la sensation qu’éprouve celui qui
est en jeu et jouit précisément d’une marge de manœuvre devant cette
nécessité : ainsi, tout être humain a certes besoin de manger pour
survivre, mais il peut manger une chose ou l’autre – et ainsi de suite.
En ce qui concerne l’oikonomike, l’usage du terme chreia signifie
que la manière d’utiliser les biens pour satisfaire les besoins n’est pas
déterminée a priori, mais soumise à la volonté de chacun, en considé-
ration de la fin à atteindre. Ces développements sur les échanges éco-
nomiques appartiennent au traité d’Aristote consacré en priorité à la
vertu de justice (le livre V de l’Éthique à Nicomaque), et ils illustrent
typiquement sa forme de raisonnement pratique. Quelles vertus sont-

[11] Pour ne prendre qu’un exemple de débat contemporain sur cette notion en rapport
à la philosophie d’Aristote dans une revue de référence d’histoire de la pensée écono-
mique en langue anglaise : W.S. Kern, « Returning to the Aristotelian Paradigm : Daly and
Schumacher », History of Political Economy, 15(4) 1983, p. 501-512 que suivit un débat dans
la même revue avec S.J. Pack « Aristotle and the Problem of Insatiable Desires : a Comment
on Kern’s Interpretation of Aristotle », History of Political Economy, 17(3), 1985, p. 391-
393  et W.S. Kern, « Aristotle and the Problem of Insatiable Desires : A Reply », p. 393-394.
272
Philosophie économique

elles nécessaires dans ce processus ? Tout d’abord, la prudence ou


sagesse pratique – qui est une vertu intellectuelle et éthique, celle
par laquelle nous pouvons évaluer précisément la situation réelle et
les besoins réels en choses demandées ; c’est là une chreia « adéquate ».
Ensuite vient la justice, qui aide à agir selon la direction que la pru-
dence a indiquée. Si les relations de marché sont réglementées par la
justice, il n’y aura pas d’actes vicieux dans le commerce. Les gens qui
sont fortement engagés à pratiquer la justice ne se montrent pas oppor-
tunistes au point de renoncer à la vertu pour des actions vicieuses
(comme la tromperie).
Enfin, l’oikonomike a besoin de continence, une vertu liée à la
bravoure, ou encore à la « fortitude » (si on nous permet ici ce calque
du latin fortitudo). Selon Aristote, la raison pour laquelle nous avons
besoin de l’oikonomike est que « sans les choses de première nécessité,
les hommes ne sauraient ni vivre, ni vivre heureux » (Pol. I, 4, 1253b
25), et « c’est donc un grand bonheur que les citoyens aient une fortune
moyenne, mais suffisant à tous leurs besoins » (Pol. IV, 11, 1296e 1).
En termes modernes, les fameuses « classes moyennes » sont l’illus-
tration de cet état de stabilité. La félicité est un état résultant d’une
activité conforme à la vertu, et « il apparaît nettement qu’on doit faire
aussi entrer en ligne de compte les biens extérieurs, ainsi que nous
l’avons dit, car il est impossible, ou du moins malaisé, d’accomplir
les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire
face » (EN I, 8, 1099a 31-33).
Par conséquent, même si Aristote ne le dit pas explicitement, la
chrématistique et l’action économique devraient veiller à ce que tous
puissent avoir ce dont ils sentent le besoin, afin d’atteindre la capacité
de mener une bonne vie. C’est là un autre aspect de la vie économique
qui dépend de la continence. Un problème de l’économie est alors pré-
cisément qu’elle est par construction confrontée à de l’incertain. En
ce sens, la continence contribue à rendre les problèmes économiques
futurs plus prévisibles, et il y a plus de chances que les habitudes
engendrent un comportement stable quand elles sont moralement
bonnes (bref, quand ces habitudes sont vertueuses). Selon Aristote,
la personne « incontinente » est au contraire imprévisible, alors que
la personne continente est beaucoup plus prévisible parce qu’elle per-
sévère dans son effort vers le bien (voir EN VII, 9, 1151 b 25-27 et
1152a 26-27).
La probabilité d’obtenir une coordination efficace dans les activités
de type économique est par conséquent également plus grande entre
273
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

gens vertueux, en raison de leur caractère stable et de leur compor-


tement prévisible. La coordination est plus facile dans un groupe de
personnes avec un engagement moral et un ethos communs.
En outre, les vertus favorisent le processus économique encore par
d’autres biais. Aristote a consacré une large part de son Éthique à
Nicomaque (les livres VIII et IX) à l’amitié. Cette vertu tient lieu de
cohésion sociale et parfait la justice. En toute rigueur, la justice n’est
même plus nécessaire entre amis. La libéralité (générosité) (Livre IV,
1) aide aussi à surmonter les problèmes de déséquilibre grâce à une
action magnanime, qu’elle soit de nature collective ou individuelle.
Dans un monde toujours imparfait, les vertus contribuent à réduire
les marges d’erreur et elles agissent comme un baume sur les dou-
leurs. Elles encouragent la coordination et réduisent les problèmes
qui résultent des processus d’ajustement au cours des efforts de
coordination.
En bref, la conception aristotélicienne enseigne à mettre l’accent
toujours plus sur la promotion du développement des vertus person-
nelles que sur la construction de systèmes qu’on souhaiterait par-
faits. De même que l’action économique est foncièrement de la nature
de l’accident, de ce qui survient, le meilleur que des êtres humains
puissent faire est de la consolider à travers la pratique des vertus.
Cette leçon aristotélicienne conduit à mettre l’accent sur l’éducation
aux vertus et sur le respect de la loi. Cet aspect important entraîne
à son tour des recommandations dans la politique économique, si on
souhaite donner (ou conserver) à cette dernière un « esprit aristotéli-
cien », celui qui, à travers de multiples interprétations, a imprégné la
pensée occidentale durant la plus grande part de son histoire.

III. Conséquences d’une conception aristotélicienne


en politique et économie politique
Aristote n’était certes pas un « économiste politique » au sens de
la discipline qui ne devait exister que bien après lui, dans un monde
moderne que beaucoup, sinon tout oppose au monde de l’Antiquité – il
n’a évidemment pas élaboré de propositions concrètes pour quelque
politique économique que ce fût d’un temps qui n’était pas le sien.
Cependant, cette dernière section présente quelques-unes des leçons
ou encore des critères significatifs dont il serait éventuellement per-
tinent d’envisager l’usage dans ce domaine. Ce qui le permet, c’est
la richesse de la philosophie pratique, tant morale que politique, du
Stagirite.
274
Philosophie économique

Pour Aristote, les vertus sont toujours politiques. Elles ne


peuvent se développer et se consolider qu’au sein d’une communauté.
L’oikonomike envisagée comme vertu s’insère toujours dans un envi-
ronnement de nature politique. Dans cette perspective, la coordination
économique est mieux garantie et un certain succès des politiques
correspondantes plus assuré, d’abord, s’il y a un ensemble de valeurs
largement socialement reconnues, puis, si les actions individuelles
sont d’emblée dirigées vers ces valeurs. La prudence aide à remplir de
telles exigences et la connaissance de valeurs sociales communes est
une des tâches de la politique, qui constitue, elle, la science pratique
architectonique selon Aristote, comme rappelé plus haut.
Pour Aristote, la communauté politique (koinonia) est une commu­
nau­té d’hommes libres (Pol. III, 6, 1279a 16)12. La polis est une unité
de familles. Quel type d’entité est donc cette unité des familles ?
Ontologiquement, considérée au sens aristotélicien d’un ordre des
relations entre les actions humaines, la polis constitue une relation
ordonnée (un pros ti). L’ordre lui est donné par le fait de ce que les
actions y sont orientées vers un objectif commun, une pensée et une
intention partagées par tous. Autrement dit, le fondement de cet ordre
de relations, entre des familles à l’origine, qu’est une polis consiste en
une orientation de leurs actions selon la fin exprimée dans le passage
suivant :
Donc évidemment, la cité ne consiste pas dans la communauté du domicile, ni
dans la garantie des droits individuels, ni dans les relations de commerce et
d’échange ; ces conditions préliminaires sont bien indispensables pour que la
cité existe ; mais, même quand elles sont toutes réunies, la cité n’existe point
encore. La cité, c’est l’association du bonheur (« bien-vivre » eu zein) et de la
vertu pour les familles et pour les classes diverses d’habitants, en vue d’une exis-
tence complète qui se suffise à elle-même (autarkous) (Pol. III, IX, 1280b 29-35).

L’échange et la possibilité conséquente d’obtenir les produits néces-


saires pour une bonne vie sont des conditions d’existence mêmes de
la polis. Ainsi la fin de la polis subsume-t-elle la fin de l’oikonoi-
mike envisagée comme action. Pour Aristote, la politique comme
science pratique et comme science de la vie bonne, est en elle-même
morale et l’oikonomike est une forme d’action et une science qui lui
est subordonnée.

[12] L’expression « communauté politique » est utilisée par P. Pellegrin (Aristote, Politiques, op.
cit.), et, en anglais, par E. Barker (The Politics of Aristotle, Oxford University Press, 1958).
Je pense trouver là une bonne manière de dénoter une réalité différente de l’État moderne.
275
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

Cependant, l’oikonoimike est bien une condition d’une société unie.


On nous objectera peut-être, à partir d’une certaine interprétation
de la vie grecque antique, le rôle que joue le concept d’autarcie. Mais,
pour Aristote, l’autarcie n’est pas un concept économique en tant que
tel. Essentiellement, l’autarcie ne signifie pas ici l’indépendance éco-
nomique, mais la possibilité d’obtenir un bien de façon autosuffisante.
Or l’autosuffisance politique et personnelle a également une part de
composantes matérielles qui sont obtenues grâce à l’interaction qui a
lieu sur le marché – en premier lieu, au sens très concret du marché
qui se tient en ville. Un résultat des notions étudiées ici (résultat
qui n’est pas explicitement formulé par Aristote) est que l’interaction
de l’échange ne peut pas fonctionner en dehors de la société poli-
tique sans devenir une sorte de « chrématistique censurée ». Le bon
fonc­tion­nement du marché ne se développe pas dans un vide d’ins-
titutions, mais dans une société politique. Cette approche ressemble
à certaines positions des courants institutionnalistes de l’économie
actuelle lorsqu’ils insistent sur la nécessité de créer des liens moraux
qui puissent assurer le bon fonctionnement du marché. Sans entrer ici
dans l’analyse d’une telle position, disons seulement qu’elle suppose
également que l’on doive reconnaître dans l’économie une réalité de
type social.
Ontologiquement, le marché paraît également un fait par nature
accidentel, un ordre de relations entre acheteurs et vendeurs, simples
personnes effectuant des échanges. Son ordonnancement ou son unité
provient de la coïncidence de volontés qui veulent acheter ou vendre,
chacune pour répondre à ses propres besoins. Les prix servent à faci-
liter cette concordance nécessaire pour que l’échange puisse effecti-
vement avoir lieu : ils sont autant de signaux de l’accord réalisé qui
aident à leur tour à réaliser d’autres échanges en attirant l’attention
des acheteurs et des vendeurs potentiels qui ne sont pas encore entrés
dans l’échange.
Pour Aristote, la société et l’échange sont des réalités naturelles
au sens où ce sont des institutions qui sont exigées par la nature
humaine pour atteindre sa pleine réalisation. Comme il a été déjà
souligné, selon Aristote, l’être humain est à la fois un « animal poli-
tique » zoon politikon (par exemple, Pol I, 2, 1253a 3-4) et un « animal
économique » zoon oikonomikon (Éthique à Eudème, VII, 10, 1242a
22-23). Mais, toujours pour Aristote, le naturel dans le règne humain
n’est de nature ni « spontanée » ni « automatique ». L’union de la polis
et l’effectuation de l’échange sont des tâches qui, pour être effectuées,
276
Philosophie économique

demandent un effort, et en aucun cas, ni l’une ni l’autre ne sont d’em-


blée données. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas certaines insti-
tutions qui puissent faciliter cette exécution ou qui y travaillent sur
un mode parfois quasi-automatique : c’est précisément la tâche de la
politique et de l’économie de découvrir et de bâtir des institutions qui
favorisent de telles routines, de « bonnes habitudes » qui favorisent
à leur tour la coordination économique. En tout cas, et considérées
comme indiqué ci-dessus, ces institutions ont pour but de créer de
telles habitudes. Ces institutions consistent en somme en structures
prêtes à recevoir des activités, et qui doivent en être remplies. Cette
fin souligne l’importance qu’il y a à accorder une attention particulière
à leur efficacité dans la promotion de bonnes habitudes – en d’autres
termes, de vertus. C’est là une première leçon politique à déduire
quant à la conception aristotélicienne des rapports entre l’oikonomike
et la politikè.
Une autre leçon, plus spécifique à l’économie politique, aura à voir
avec son implication possible dans le « règne des fins ». Dans la concep-
tion aristotélicienne de l’oikonomike, les fins ne sont pas données
(comme c’est d’ailleurs le cas dans l’économie dite « standard » contem-
poraine) ; elles font toutefois partie, en tant que fins, de l’oikonomike –
aussi leur traitement ne peut-il pas être évité. Le problème qui se pose
pour ce faire est l’incommensurabilité entre les fins. Habituellement,
quand on évoque un « règne des fins », il n’existe aucune commensura-
bilité entre elles fournissant une mesure permettant une estimation
précise afin d’effectuer quelque calcul de « maximisation » que ce soit
(pour employer un vocabulaire moderne et saisir les instruments de
la théorie devenue la plus courante). Or, écoutons Aristote critiquer
la conception moniste du bien chez Platon : « Cependant l’honneur, la
prudence et le plaisir ont des définitions distinctes, et qui diffèrent
précisément sous le rapport de la bonté elle-même. Le bien n’est donc
pas quelque élément commun dépendant d’une Idée unique » (EN I, 6,
1096b 22-25, voir aussi Pol. III, 12, § 1 et suivants, 1283e). La ques-
tion de l’incommensurabilité ne trouve pas de solution uniquement
techniquement, mais également à travers la sagesse et la science
pratiques. C’est grâce à un processus de « compa­ra­bi­li­té pratique »
qu’il devient possible de prendre des décisions dans un domaine où le
calcul n’est pas applicable13 .

[13] R.F. Crespo, « “Practical Comparability” and Ends in Economics », Journal of Economic
Methodology, 14(3) 2007, p. 371-393.
277
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

La question est d’importance car, dans ce domaine, les économistes,


au lieu de se fonder sur ce qui se trouve si souvent bien illustré par
leurs seuls calculs, seraient conduits à prendre les décisions finales
sur la base de considérations d’ordre prudentiel. Les avantages de
certaines décisions en politique économique ne peuvent pas se calculer,
tout simplement parce qu’ils sont intangibles et incommensurables.
Par exemple, ce qu’on appelle parfois les « réformes de deuxième géné-
ration » apparaissent très pertinentes (ce point est reconnu), indépen-
damment toutefois d’un taux de retour sur investissement qui peut
demeurer maigre ou incertain14 .
Cette question se situe au moins en partie hors du champ seu­
lement technique. Ce dernier domaine est soumis à une analyse
« coûts-bénéfices » et, bien que certaines fins n’aient « pas de prix », pour
ainsi dire – comme la bonté, la beauté, l’amitié –, d’autres peuvent
cependant s’évaluer effectivement à travers le mécanisme des prix.
Aristote lui-même l’a pratiqué en proposant des calculs explicites dans
l’Éthique à Nicomaque :
C’est pourquoi toutes les choses faisant objet de transaction doivent être, d’une
façon quelconque, commensurables entre elles. C’est à cette fin que la monnaie
a été introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure toutes
choses et par suite l’excès et le défaut, par exemple combien de chaussures équi-
valent à une maison ou à telle quantité de nourriture (EN V, 5, 1133a 20-22).

Ici, Aristote souligne que la monnaie représente la demande


(chreia) par un prix. Cependant, une tension demeure qu’il faut expli-
citer lorsqu’il ajoute : « Si donc, en toute rigueur, il n’est pas possible de
rendre les choses par trop différentes commensurables entre elles, du
moins, pour nos besoins courants, peut-on y parvenir d’une façon suf-
fisante » (EN V, 5, 1133b 19) – et cela, afin de les échanger, et c’est la
nature même du but pratique en économie, pourrions-nous renchérir.
L’évaluation par les prix est donc certainement possible, mais lorsque

[14] L’expression de « réformes de deuxième génération » (Second Stage of Reform) fut intro-
duite par Moisés Naím dans ses articles « Paper Tigers and Minotaurs : The Politics of
Venezuela’s Economic Reforms », Washington : The Carnegie Endowment, 1993, et « Latin
America The Second Stage of Reform », Journal of Democracy, 1994, 5/4, p. 32-48. Tandis
que les « réformes de première génération » visaient à faire fonctionner les marchés plus
efficacement, les « réformes de deuxième génération » traitent de questions telles que la
transparence, la bonne gouvernance, l’éducation, la santé ou la justice. La portée de ces
« réformes de deuxième génération » est moins immédiatement perceptible et rend la
mesure de leur réalisation plus ardue (sinon impossible), tandis qu’elles sont plus com-
plexes et coûteuses que les réformes antérieures. Pour autant, elles semblent être une
condition nécessaire d’un développement poussé digne de ce nom.
278
Philosophie économique

différents produits « sans prix » sont en jeu, alors la commensurabilité


et, partant, une « co-mensuration » sont au sens strict impossibles.
Dans de tels cas, les schémas formels stricts ne sont guère utiles et
les décisions doivent être prises de manière prudentielle : le concept
aristotélicien qui nous paraît central reparaît ici.

IV. Quelques enseignements épistémologiques


à tirer en économie des leçons d’Aristote
À ce stade, il semble clair que, dans la vision aristotélicienne, l’éco-
nomie est une science pratique qui peut conduire à des généralisations
fondées sur des tendances. Ces généralisations ne peuvent pas être
exactes, parce que les tendances peuvent échouer, et ce, en raison de
la contingence et de la singularité du « règne humain » (notamment
du « règne des fins »). Il se peut qu’on doive faire face aux réactions
imprévisibles des êtres humains libres, lorsqu’ils sont mis en présence
de faits connus ou d’événements imprévisibles causant des réactions
humaines, elles-mêmes prévisibles ou pas. Il n’y a pas beaucoup plus
qu’une poignée de faits essentiels, et si seulement quelques-uns four-
nissent des quasi-certitudes, la vie effective se situe au contraire dans
le domaine de l’accidentel, c’est-à-dire du risque et de l’incertain – ce
qui arrive est très souvent imprévisible. La façon d’assurer une cer-
taine sécurité dans les actions est alors de renforcer les habitudes.
Les institutions dignes de confiance, la promotion de la stabilité éco-
nomique, sociale et politique et les vertus personnelles (qui sont à la
racine des deux premiers éléments) demeurent très pertinentes pour
toute analyse économique qui se veut « plus complète » que celle à
laquelle le modèle « standard » des sciences économiques peut donner
lieu. En conséquence des besoins humains et de la structuration du
domaine de la philosophie pratique, l’éthique et la politique demeurent
pertinentes. L’analyse économique ne peut pas se développer dans
l’isolement d’un vide social impersonnel.
Devraient alors être prises en compte toutes les caractéristiques de
la science pratique, à savoir qu’il demeure de l’imprécision dans les
faits même et a fortiori dans leur connaissance, qu’il convient de mani-
fester la proximité au réel (ou l’éloignement), l’aspect normatif et de
conserver un pluralisme méthodologique, toutes caractéristiques qui
pointent vers une science économique très différente de l’actuelle, une
science qui se revendiquerait fermement « éthique ». Cela ne signifie
pas qu’on doive jamais laisser de côté toute analyse « coûts-bénéfices »,
puisqu’elle importe au succès de toute action, lorsque la nature de la
279
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

décision le permet. Cette analyse technique doit rester, cependant,


sous l’égide de la science pratique.
Passons alors brièvement en revue les caractéristiques de la science
pratique telle qu’on pourrait l’extrapoler de l’analyse aristotélicienne
retracée dans les pages précédentes. Premièrement, Aristote tient le
propos suivant dans l’Éthique à Nicomaque :
Nous aurons suffisamment rempli notre tâche si nous donnons les éclaircisse-
ments que comporte la nature du sujet que nous traitons. C’est qu’en effet on ne
doit pas chercher la même rigueur dans toutes les discussions indifféremment,
pas plus qu’on ne l’exige dans les productions de l’art. Les choses belles et les
choses justes qui sont l’objet de la Politique, donnent lieu à de telles divergences
et à de telles incertitudes qu’on a pu croire qu’elles existaient seulement par
convention et non par nature. Une pareille incertitude se présente aussi dans le
cas des biens de la vie, en raison des dommages qui en découlent souvent : on a
vu, en effet, des gens périr par leur richesse, et d’autres périr par leur courage.
On doit donc se contenter, en traitant de pareils sujets et partant de pareils
principes, de montrer la vérité d’une façon grossière et approchée ; et quand
on parle de choses simplement constantes et qu’on part de principes également
constants, on ne peut aboutir qu’à des conclusions de même caractère. C’est
dans le même esprit, dès lors, que devront être accueillies les diverses vues que
nous émettons : car il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour
chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet : il
est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien
des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations pro­
prement dites (I, 3, 1094b 11-27).

Aristote identifie deux raisons pour « l’inexactitude » des sciences


pratiques, à savoir « la variété et la fluctuation » des actions, c’est-
à-dire, en premier lieu, le fait qu’il y a des myriades de situations
différentes possibles et que les êtres humains peuvent modifier leurs
décisions. Or l’action humaine effectivement réalisée est cependant
toujours unique. Aristote dit encore que « nous ne devons pas seu­
lement nous en tenir à des généralités, mais encore en faire l’applica-
tion aux vertus particulières. En effet, parmi les exposés traitant de
nos actions, ceux qui sont d’ordre général sont plus vides [vains], et
ceux qui s’attachent aux particularités plus vrais, car les actions ont
rapport aux faits individuels, et nos théories doivent être en accord
avec eux » (EN II, 7, 1107e 31-33, nous soulignons). Il déclare éga-
lement que « les actions font partie des choses particulières, et ces
actions particulières sont ici volontaires. Mais quelles sortes de choses
on doit choisir à la place de quelles autres, cela n’est pas aisé à établir,
car il existe de multiples diversités dans les actes particuliers » (EN
III, 1, 1110b 6-8).
280
Philosophie économique

Dans cette perspective, Aristote compare souvent la politique à la


médecine et, à cet égard, la citation suivante est éclairante :
Ainsi que nous l’avons dit en commençant, les exigences de toute discussion
dépendent de la matière que l’on traite. Or sur le terrain de l’action et de l’utile,
il n’y a rien de fixe, pas plus que dans le domaine de la santé. Et si tel est le
caractère de la discussion portant sur les règles générales de la conduite, à
plus forte raison encore la discussion qui a pour objet les différents groupes
de cas particuliers manque-t-elle également de rigueur, car elle ne tombe ni
sous aucun art, ni sous aucune prescription, et il appartient toujours à l’agent
lui-même d’examiner ce qu’il est opportun de faire, comme dans le cas de l’art
médical, ou de l’art de la navigation (EN II, 2, 1104a 4-9).

Deuxièmement, la science pratique doit donc être étroitement liée


aux affaires concrètes – comme la santé ou la maladie le sont alter-
nativement. Aristote dit encore qu’« il faut, en effet, partir des choses
connues, et une chose est dite connue en deux sens, soit pour nous,
soit d’une manière absolue. Sans doute devons-nous partir des choses
qui sont connues pour nous » (EN I, 4, 1095b 2-4). Autrement dit, nous
devons commencer par les faits évidents à nos yeux pour en découvrir
les causes.
Troisièmement, une autre caractéristique distinctive des sciences
pratiques est d’avoir une vocation pragmatique. Aristote affirme ainsi
que « puisque la Politique a pour fin, non pas la connaissance, mais
l’action » (EN I, 3, 6 1095A), il s’agit bien de transformer le réel. Il dit
encore que « le présent travail n’a pas pour but la spéculation pure
comme nos autres ouvrages (car ce n’est pas pour savoir ce qu’est la
vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c’est
afin de devenir vertueux, puisqu’autrement cette étude ne servirait
à rien) » (EN II, 2 1103b 27- 28). Dans la Métaphysique, il ajoute que
« la fin de la science théorique est la vérité, et de la science pratique
l’œuvre » (Métaphysique II, 1, 993b 21-22).
Or, il semble raisonnable de soutenir que, de nos jours, les sciences
sociales, parmi lesquelles il faut compter les sciences économiques,
sont quasi exclusivement des études théoriques de questions pratiques.
On peut donc poser cette question : quel est leur statut épistémolo-
gique ? Sans entrer dans une analyse scolastique qui serait pour-
tant ici éclairante, une réflexion de Thomas d’Aquin peut servir de
complément­ au texte d’Aristote sur ce point, lorsqu’il identifie trois
principes pour décider la question si une science est théorique ou bien
pratique, à savoir son objet, sa fin et sa méthode. Ce triple critère de
classification laisse effectivement place à des cas « mixtes » d’études
281
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle

théoriques des questions pratiques. Dans le De Veritate, Thomas


d’Aquin écrit :
Une connaissance est dite pratique par sa relation à l’œuvre, ce qui se pro-
duit de deux façons. Parfois, elle est actuellement ordonnée à une œuvre. […]
Parfois­, en revanche, la connaissance est certes ordonnable à l’acte, mais elle
n’est pas actuellement ordonnée […] ; Alors, la connaissance est pratique habi-
tuellement ou virtuellement, non actuellement (q. 3, a. 3)15.

Ce point est important parce que les sciences sociales contempo-


raines, même si elles peuvent se vouloir et essayer d’être seulement
théoriques, sont pourtant (sub)ordonnées à l’action – sous la forme des
politiques économiques en jeu. Ainsi, alors que la science particulière
peut être théorique secundum finem, ou encore qu’elle peut avoir à la
fois des aspects théoriques et pratiques, son orientation implicite vers
l’action doit cependant déterminer son cadre épistémologique.
La quatrième caractéristique à souligner parmi les éléments épis-
témiques à prendre en considération à partir de l’analyse d’Aristote
consiste dans la normativité des sciences pratiques. La notion d’im-
précision une fois consciemment assumée, la proximité au réel et
la fin pragmatique de l’action sont des caractéristiques des sciences
pratiques qui résultent de l’unicité inévitable de l’action humaine,
telle que cette dernière est conçue par Aristote. Outre ces notions,
la nature normative des sciences pratiques est donc liée à un objectif
pragmatique. L’affirmation selon laquelle « il est rationnel d’agir d’une
manière particulière » est, dans le même temps, une affirmation à la
fois positive et normative.
Enfin, il convient se référer aux instruments méthodologiques
caractéristiques des sciences pratiques. Une abondante littérature
existe sur ce sujet qui peut faire foi d’une proposition de plura-
lité méthodologique à respecter16 . Tant dans la Politique que dans
l’Éthique à Nicomaque, Aristote combinait quant à lui la déduction
axiomatique, l’inférence inductive, les arguments dialectiques, la rhé-
torique, les effets de l’imagination, des exemples et des topiques. Ces
caractéristiques des sciences pratiques fournissent des conclusions

[15] Thomas d’Aquin, De Veritate ; consulté sur le site (4/12 2015) docteurangelique.free.fr.
[16] Pour nous limiter à quelques des titres à cet égard (pour lecteurs anglophones ou hispano-
phones) : W.F.R. Hardie, Aristotle’s Ethical Theory, 2e éd., Clarendon Press, 1980, chap. III
« The Nature of the Inquiry », p. 28-45 ; J. Burnet, The Ethics of Aristotle, Methuen, 1990 ;
C.I. Massini, « Método y filosofía práctica », Persona y Derecho, 1995, 247 ; C.I. Massini,
« Ensayo de Síntesis acerca de la distinción especulativo-práctico y su estructuración meto-
dológica », Sapientia, 200, 1996.
282
Philosophie économique

souples qui laissent place à une variété assez grande de ressources,


qu’il reste toujours possible de mettre en œuvre.

V. Une brève conclusion


Ce chapitre a tenté de tirer quelques leçons profitables pour l’éco-
nomie d’aujourd’hui à partir de passages d’Aristote que d’aucuns, en
particulier parmi les économistes, jugeraient (à tort) apparemment
archaïques alors même qu’ils concernent un thème qui doit leur être
cher : l’oikonomike. Or il est possible de constater qu’en effet, des élé-
ments qui peuvent souligner le caractère intrinsèquement éthique
et politique de l’étude de l’économie peuvent être trouvés dans ces
textes et que des leçons utiles sont encore à y prendre. Ces leçons se
rapportent à l’impact de la morale et la politique sur l’économie et
elles conduiraient à souligner l’importance des vertus et des institu-
tions personnelles pour son bon fonctionnement. D’un point de vue
épistémologique, ces leçons souligneraient le caractère fondamenta-
lement inexact de l’économie, qui est sans doute le meilleur signe de
sa qualité, et la nécessité de maintenir toujours un étroit contact avec
les données du réel et les objectifs pragmatiques de l’action dans ce
réel. Toute décision sur les fins doit se prendre en référence à des cri-
tères prudentiels, et non exclusivement techniques. Cela impliquerait
d’étendre la portée de l’économie, et conduirait à des changements
majeurs par conséquent dans leur enseignement. En bref, à plus
d’un égard, porter plus d’attention à la pensée originelle d’Aristote,
aujourd’hui comme hier, aurait certainement un impact notable tant
sur la science économique que sur la pratique au sein de l’économie
réelle.
L’ontologie de l’économie
Pierre LIVET

S
i l’on entend par ontologie l’analyse des types d’entités qui sont
fondamentaux pour l’usage d’une théorie, l’économie théorique
est sans doute l’une des disciplines dont l’ontologie est la plus
manifeste. La théorie de la décision et la théorie des jeux, ou encore
la théorie de l’équilibre général, ou la théorie du choix collectif, pré-
sentent des formalismes dont les présupposés ontologiques ne néces-
sitent pas de grandes recherches en profondeur : ils sont accessibles
à partir de la surface formelle des théories, et on pourrait même se
demander si une enquête ontologique est bien nécessaire, puisqu’elle
risque de redoubler les formalismes. En revanche, quand on envisage
l’application de la théorie économique aux échanges qui ont lieu dans
une société et aux institutions économiques, les entités ontologiques de
base sont soit présupposées de manière naïve voire idéologique – par
exemple, on suppose que l’économie a une ontologie individualiste – ou
bien directement calquées sur les entités institutionnelles – entre-
prises, marchés, organisations. L’analyse ontologique pourrait être
alors plus utile, mais elle présente bien des difficultés, parce qu’on va
soupçonner derrière les spéculations ontologiques des enjeux existen-
tiels voire politiques dont elle aura du mal à se dégager.
Enfin se pose la question de savoir quels rapports entretiennent
les deux enquêtes ontologiques, celle sur les types d’entités convoqués
par la théorie, et celle sur les types d’entités invoqués par les descrip-
tions des interactions économiques dans une société. Ainsi une des
réponses à l’obstacle que représente la contamination du problème de
l’entité « individu » par l’idéologie de l’individualisme a été de distin-
guer un individualisme ontologique, supposé trop lié à l’idéologie, et
un individualisme méthodologique, supposé plus innocent parce que
ne prétendant à aucun impact existentiel ni ontologique. Mais cette
réponse n’est pas elle-même dépourvue d’ambiguïté, puisque l’ontolo-
gie, quand elle définit les types d’entités nécessaires à un discours sur
284
Philosophie économique

ce qui existe, n’a pas elle-même nécessairement d’impact existentiel.


Le discours sur ce qui existe ne fait pas exister des entités. Il a plutôt
pour fonction de ne pas multiplier les catégories d’entités sans néces-
sité et donc de réduire le nombre de types d’entités présupposés par
les discours et pratiques communes, mais aussi de s’interroger sur
les conditions de coexistence de ces entités. Il pourrait d’ailleurs être
nécessaire d’invoquer des entités qui n’existent pas au sens concret et
physique (ce que n’a pas hésité à faire Meinong) pour pouvoir rendre
compte des activités humaines et des échanges économiques.

I. Une ontologie relationnelle


Quelle ontologie requièrent la théorie de la décision, la théorie des
jeux, celle de l’équilibre général et celle du choix collectif ? Dès les
débuts du marginalisme, les échangistes sont définis par des tableaux
(Meinong) ou des listes qui ordonnent des biens (sans entrer ici dans
la différence entre le quantitatif mesurable – le cardinal – et l’ordinal).
Cela se formalise ensuite par des ordres de préférences. Ces préfé-
rences, ontologiquement, sont des relations (des relations d’ordre). Un
individu correspond donc d’abord à un certain ordre de préférence,
qui est une liste ordonnée indexée par cet individu – plusieurs indi-
vidus pouvant présenter la même liste. Cependant des préférences
permettent d’évaluer, mais pas d’agir. Il faut donc ajouter une notion
d’action, qui est représentée par une fonction qui va des états du
monde dans les conséquences de cette action, ces conséquences pou-
vant elles-mêmes varier en fonction des états possibles du monde dans
lequel se produit l’action – les chances d’occurrence de ces états pos-
sibles étant définies par des probabilités. La théorie des jeux nous
en dit un peu plus sur les interactions entre « joueurs », donc entre
deux systèmes de préférences et d’actions possibles. Chaque joueur va
considérer différentes suites d’actions dont les conséquences diffèrent
en fonction des actions d’autres joueurs accomplies en réaction à ces
actions. Chaque joueur choisira ainsi une stratégie, qui est une col-
lection de suites d’actions en réactions aux diverses actions possibles
des autres. En considérant un collectif de joueurs, les choix rationnels
des uns et des autres en fonction de leurs stratégies peuvent se combi­
ner de manière à déterminer un équilibre collectif ou « général ». On
sait qu’il existe, mais on n’a pas de processus de construction de cet
état collectif qui nous garantisse d’y parvenir dès qu’on en est un peu
éloigné. Le choix collectif, lui, est plutôt célèbre pour avoir donné lieu
à des théorèmes d’impossibilité.
285
Chapitre 7. L’ontologie de l’économie

Quels sont les types ou les catégories ontologiques fondamentales


que nécessite cette construction ? Rappelons qu’un « type », au sens
logique, n’est pas seulement une classe dans laquelle on range des
entités, mais il indique aussi quels liens il a avec d’autres types, et
comment on peut le combiner ou non avec eux. Nous avons parlé de
relations, mais en ontologie on peut distinguer plusieurs types de
relations. On oppose d’ordinaire aux relations externes, qui n’ont pas
de liens avec les propriétés intrinsèques des termes qu’elles relient,
les relations internes, qui sont nécessaires à leurs termes. Ainsi les
relations spatiales sont des relations externes. Le fait que je me trouve
à tel endroit ou à dix mètres de cet endroit ne change pas d’ordinaire
mes propriétés fondamentales (hors les cas où se trouver en tel lieu
à telle heure fait qu’une voiture m’écrasera ou non). Les relations
internes sont censées découler des propriétés intrinsèques d’au moins
l’un des termes, voire des deux. Les exemples en sont toujours discu-
tables, puisqu’ils supposent qu’on soit capable de dire quelle propriété
est intrinsèque à une entité. Ainsi un homme peut être supposé grand
en taille de manière intrinsèque alors que la relation « plus grand que »
est externe, mais il est difficile de déterminer la taille de manière non
relative. Inversement, on peut prétendre qu’il n’existe que des relations
internes, sinon on aurait du mal à comprendre comment des relations
pourraient se raccorder à leurs termes singuliers mais pas à d’autres.
Les relations d’une liste de préférence semblent bien être des
relations internes à leur porteur, puisqu’elles définissent ses choix.
Mais les relations entre les conséquences d’une action et les états
possibles du monde dans lequel elles interviennent semblent des rela-
tions externes, si l’on suppose que ces états sont indépendants de
ces actions – hypothèse que fait la théorie de la décision ; on pourra
toujours rajouter des rétroactions ensuite.
On peut aussi envisager des relations dites « constitutives ». Il s’agit
de relations qui modifient certaines propriétés de leurs termes, par
exemple la relation « être le père au sens social de X » (la relation de
paternité biologique, elle, semble tenir à des propriétés du capital
génétique du géniteur aussi bien que de celui de sa descendance, pro-
priétés qu’on pourrait supposer intrinsèques). Par parenthèse, signa-
lons dans un souci de complétude qu’on peut aussi utiliser la catégorie
ontologique de « propriété relationnelle », le père ayant la propriété
relationnelle d’être le père de son fils. Mais il y a une sorte de cercle
entre ces deux notions, puisque « être le père de son fils » suppose que
le fils soit défini comme fils de son père, et donc suppose une deuxième
286
Philosophie économique

propriété relationnelle réciproque de la première. La notion la plus


simple semble bien alors celle de relation constitutive, qui permet
en ce cas de ne pas avoir à procéder à des dédoublements. On peut
alors penser que les relations qui permettent d’énoncer la théorie de
l’équilibre général en termes de théorie des jeux tombent sous cette
catégorie des relations constitutives, puisqu’elles définissent des rôles
d’échangistes sur un marché, de demandeurs et d’offreurs, les offreurs
étant demandeurs d’autres biens, et les demandeurs offreurs, mais
selon les relations d’échanges du marché au prix d’équilibre.
En résumé, l‘économie théorique n’a pas besoin d’une ontologie qui
présupposerait des individus qui comporteraient un noyau du type
« substance » ou substrat, destiné à accueillir et supporter des pro-
priétés (essentielles ou accidentelles). Il lui suffit de disposer de fais-
ceaux de relations (donc de relations de relations) dont certaines sont
externes et les autres constitutives. Les relations externes concernent
les rapports entre les actions et les états possibles du monde. Les
relations constitutives sont de deux types : les relations d’ordre entre
les préférences, (système de relations indexées auquel on peut accoler
un nom d’individu, voire d’un collectif, par exemple une entreprise ou
organisation) et les relations qui indiquent l’interdépendance entre
les joueurs, et qui définissent alors un système d’interactions écono-
miques. L’économie théorique a donc réalisé le rêve de Poincaré, celui
d’une ontologie dont les constituants de base ne sont pas des entités
isolables, mais des relations.
Évidemment, comme notre ontologie naïve pose la priorité de subs-
tances ou substrats par rapport aux relations dont ils sont les termes,
il est difficile de ne pas se demander quels sont les termes de ces
relations. Pour la théorie des jeux, les termes des interactions sont
eux-mêmes des relations, mais dans la théorie de la décision, on peut
se demander qui agit, qui choisit. La théorie se passe pourtant de
toute enquête sur ce point, puisqu’elle prend les listes de préférences
déjà indexées, ainsi que les actions possibles.
En revanche, pour rendre compte de la diversité des états possibles
du monde, il semble nécessaire de faire une distinction entre ce qui est
possible et ce qui est le cas. On est donc amené à introduire la modalité
de possible. La sémantique des mondes possibles déplace à son tour
le problème en liant la notion de « possible » à celle de « existant dans
au moins un monde accessible à partir du monde de référence », ce qui
revient à réduire la notion de possible à une relation, celle d’accessibi-
lité – en présupposant les relations de coexistence non contradictoire
287
Chapitre 7. L’ontologie de l’économie

qui sont constitutives d’un monde possible. Finalement, on a réduit


les entités substrats à leurs relations constitutives, et les relations
extérieures (les références aux états possibles du monde) sont appuyées
sur d’autres relations entre mondes. Ces dernières relations sont-elles
externes, internes, ou constitutives ? Les mondes pourraient nous appa-
raître comme indépendants, et leurs relations modales externes. Mais
il semble préférable d’y voir là encore des relations constitutives, consti-
tutives de la modalité de tel état dans tel monde, qui n’est « nécessaire »
ou « possible » que relativement à la relation d’accessibilité à d’autres
mondes, tout comme la relation sociale de paternité est relative à un
lien socialement reconnu entre père et enfant.

II. Ontologie et formalisme


Qu’en est-il de la « réalité » de ces entités ontologiques relation-
nelles ? Dans quelle mesure peuvent-elles prétendre à une existence
concrète, ici et maintenant, ou doit-on admettre qu’elles ont un type
de réalité qui n’est pas celui du concret ? On pourrait reprendre la
distinction de Meinong entre les entités qui existent concrètement, et
celles qui « subsistent ». Les actions que nous accomplissons existent
en tant que processus physiques qui ont lieu ici et maintenant, et par-
ticipent à un état du monde effectif. Les actions que nous aurions pu
accomplir dans tel autre état du monde n’existent pas concrètement,
mais il faut bien leur donner un statut ontologique, puisque les actions
effectives dépendent de relations à ces autres actions.
Qu’en est-il des « conséquences », qui ne sont pas simplement les
états produits par une action, mais ces mêmes états en tant qu’évalués
selon un ordre de préférences ? Comme il nous faut pour les définir
passer par les préférences, nous rencontrons le problème très discuté
des préférences « révélées ». Les préférences ne sont accessibles qu’indi-
rectement, et il faut pour avoir des chances de les détecter comparer
des situations en faisant varier une seule des options, pour voir si cela
fait varier le choix de tel ou tel comportement ou action. Mais cette
prudence méthodologique présuppose tout de même un statut onto-
logique des préférences : celui de dispositions à choisir plutôt l’action
a que l’action b en fonction de ses conséquences. Une disposition se
définit comme une propriété qui ne s’actualise que dans certaines
conditions mais est cependant présente même quand elle ne se mani-
feste pas. La prudence méthodologique conduit seulement à dire qu’on
n’a pas accès à ces dispositions quand on ne peut pas observer ces
choix. Elle laisse pendante la question de savoir quelles dispositions
288
Philosophie économique

ont effectivement les agents économiques, mais elle ne peut pas se


passer de l’admission du type ontologique des dispositions.
On pourrait être tenté de rapprocher la notion de disposition de
celle de probabilité, qui joue un rôle important dans l’axiomatisation
de la théorie de la décision. Mais si cette théorie, et celle du choix
collectif ont été axiomatisées, certains de leurs axiomes peuvent avoir
l’aspect d’évidences sans que leurs implications ontologiques soient
claires. Il en est ainsi en particulier du principe de la « chose sûre ».
Si je choisis l’action A plutôt que l’action B dans les circonstances C1,
et que je la préfère toujours à B dans les circonstances C2, c’est que
mon choix ne dépend pas de la différence entre les circonstances C1
et C2. Je peux défalquer cette différence, mon choix restant stable.
Inversement, si je suis indifférent entre A et B, dans quelques circons-
tances distinctes que ce soit, alors A et B me sont bien indifférents
en eux-mêmes. Dans les termes d’un choix entre deux loteries, on
peut en conclure que si je préfère A à B, alors je préfère une loterie
qui me donne A avec une certaine probabilité et C avec la probabilité
complémentaire, à une loterie me donnant B et C avec les mêmes
probabilités respectives. Autrement dit, inclure A dans le contexte C
et inclure B dans le même contexte ne va pas changer ma préférence.
Pour que cela reste vrai, il faut que A et B n’aient pas avec le
contexte C des interactions différentes. Mais cela implique que A et
B ne soient pas dans des relations constitutives avec C. En effet les
relations constitutives modifient le statut de leurs termes et peuvent
introduire des différences. Or nous avons vu que la théorie écono-
mique se fondait sur des relations constitutives, à savoir les relations
d’ordre entre les préférences, celles qui « constituent » les préférences
et donc les propriétés d’un agent en tant qu’agent décideur, et les
relations d’interdépendance entre les joueurs, qui les « constituent »
comme membres d’un système économique défini en termes de théorie
des jeux, auxquelles il fallait ajouter les relations d’accessibilité entre
mondes possibles, qui les « constituent » comme porteurs de la modalité
du possible, dont on a besoin pour penser la notion d’états possibles
dans un même monde.
Pour l’instant, ce lien du principe de la chose sûre avec l’absence de
relations constitutives, alors même que l’économie traite de relations
constitutives, n’introduit pas d’incohérence, puisque s’il y a absence
d’interaction de A avec C et de B avec C, il n’y a pas non plus place
pour des relations constitutives, dont on peut supposer qu’elles sont
liées à des interactions.
289
Chapitre 7. L’ontologie de l’économie

La transposition de ce problème dans le cadre du choix collectif est


cependant à la source des théorèmes d’impossibilité d’une fonction
de choix collectif qui satisfasse conjointement plusieurs conditions
qui semblent indispensables pour prétendre que cette fonction rend
le choix collectif rationnel (théorème d’Arrow, et aporie du parétien
libéral de Sen). La condition qui, dans le théorème d’Arrow, est en
rapport avec ce qui précède est celle d’« indépendance par rapport
aux alternatives non pertinentes ». Alors que A est une alternative
pertinente par rapport à B, la prise en compte supplémentaire de C
pour évaluer A n’est pas une alternative pertinente. Dans le cadre du
problème du choix d’une fonction collective, qui doit décider la liste
de préférences qui peut satisfaire la collectivité, il est commode de
ne considérer les options que deux à deux, par exemple en comparant
A et B, et de supposer que l’on n’a pas à tenir compte du fait qu’un
élément C est placé plus ou moins loin dans l’ordre par rapport à A
et B. Mais cela nous rend insensible à une structure moins réduite.
Or en nous focalisant sur ces relations deux à deux, entre A et B (et
entre A et C,… et Z), puis entre B et C, etc., nous n’allons découvrir
une boucle que tar­di­vement, par exemple de A > B, et ainsi de suite,
parvenant jusqu’à Y > Z, mais découvrant ensuite que Z > A. Or cette
boucle, qui doit être éliminée comme irrationnelle quand elle survient
dans un ordre de préférences individuel, peut survenir entre deux
ordres de préférences de deux individus différents sans qu’on puisse
la juger irrationnelle individuellement. Et elle surgit aussi quand un
même individu tente de combiner respect d’une préférence unanime
et admission de tout ordre individuel de préférences.
Cela tient, semble-t-il, à ce que les choix peuvent dépendre d’une
structure contextuelle, où l’extension du contexte structurant est plus
grande que celle qui est réductible à la combinaison de relations entre
deux termes. On retrouve un problème voisin en logique, quand on
considère les règles d’introduction et d’élimination des connecteurs.
Supposons qu’on ait introduit le connecteur disjonctif « Ou » entre les
formules A et B, et qu’on dispose donc de la proposition « A Ou B ».
Quand on veut éliminer Ou (en remontant dans les chaînes d’infé-
rences, quand on cherche à savoir si ces inférences donnent bien une
preuve de la proposition) on ne peut pas être assuré d’obtenir la simple
juxtaposition de « A, B ». La disjonction « A Ou B » est en effet valide
non seulement dans le cas où A est disponible, et aussi B de son côté,
mais aussi dans ceux où on ne dispose en fait que de A, ou que de B. Si
l’un de ces deux cas est le bon, introduire en remontant le contexte B à
290
Philosophie économique

côté de A, ou réciproquement, n’est pas correct. Cela montre d’ailleurs


que l’introduction de B en disjonction avec A ne tient pas compte des
effets de contexte, puisque B peut être n’importe quelle proposition, ce
qui crée des problèmes quand on ajoute des modalités comme l’obliga-
tion, puisque A peut être obligatoire sans que « A Ou B » le soit. Pour
d’autres connecteurs, comme la conjonction dite multiplicative, « A
Fois B », prise avec le contexte « C, D » dans la proposition « A Fois B,
C, D » on aura à choisir avec quel contexte, C ou D, associer A quand
on l’aura déconnecté de B.
On pourrait dire, dans ces exemples, que A est dans une relation
constitutive avec B quand la disjonction « A Ou B » nous permet de
disposer de A d’un côté, mais aussi de B de l’autre, une fois qu’on a
déconnecté A de B en enlevant le connecteur disjonctif, et que A n’est
pas dans une relation constitutive avec B dans les deux autres cas.
Il en serait de même pour le connecteur « Fois » : les connexions de
A avec C et de B avec D seraient constitutives si, quand on élimine
le connecteur « Fois », on devrait rattacher A au contexte C et B au
contexte D, et non pas l’inverse.
Ces exemples logiques montrent bien que la sensibilité structurelle
d’un élément à un contexte, qui est au cœur de la notion de relation
constitutive, ne présente aucune irrationalité. Les incohérences rele-
vées par les théorèmes d’impossibilité de choix collectif montrent donc
seulement qu’un choix collectif implique une sensibilité à une struc-
ture qui peut avoir l’étendue et la complexité du collectif, autrement dit
que le collectif en question instaure une relation constitutive de tous
ses termes, non réductible à l’addition des relations constitutives des
termes pris deux à deux. Le problème est que si les termes en question
sont des ordres de préférence individuels, la constitution du collectif
peut impliquer d’imposer à des ordres individuels une contrainte de
cohérence avec les ordres des autres individus, bref de les rendre
dépendants du contexte de ces autres ordres. Ce n’est pas en soi une
incohérence, si on s’en tient aux ordres comme structures, mais si on
voit dans chaque ordre un individu, comme le veulent l’ontologie de
la théorie de la décision et celle du choix collectif, on est contraint de
conclure que les influences d’une structure sur une autre peuvent ame-
ner à violer la liberté des individus, cette liberté qui exige d’admettre
qu’ils peuvent ordonner leurs préférences comme ils veulent.
Il se révèle donc qu’il existe une tension entre deux ontologies de
ces théories économiques : celle qui voit dans l’ordre des préférences
le propre d’un individu – au sens d’une relation constitutive de son
291
Chapitre 7. L’ontologie de l’économie

individualité – et dans le marché le système des relations entre indi-


vidus qui résultent de leurs préférences, et celle qui voit dans les
structures qui agrègent ces ordres de préférences individuelles une
relation constitutive du collectif.
On serait tenté de croire que l’individualisme implique la première
ontologie, et que le holisme, qui soutient que l’individu est toujours
déjà un membre d’un tout collectif, implique la seconde. Mais d’après
ce que nous venons de voir, leurs types ontologiques ne sont pas dif-
férents : l’ordre de préférences qui définit l’homo economicus est un
système de relations constitutives, tout comme le collectif qui défi-
nit les rôles sociaux possibles des individus. Certes, l’individu a une
capacité de choix, mais elle consiste aussi à s’orienter plutôt selon
telle relation constitutive sociale que selon telle autre. Sans doute
l’agrégation de ces différentes orientations peut-elle faire émerger des
structures collectives différentes, mais qui doivent se manifester au
niveau collectif pour avoir des chances d’être reconnues et choisies.
Cependant, même si l’ontologie des sociétés effectives tout comme
celle de la théorie économique font appel à des relations constitu-
tives, la question demeure de savoir si les relations constitutives de
la théorie économique ont quelque ancrage dans les pratiques, et les
recherches expérimentales ont tenté de répondre à cette question.

III. Ontologie et recherches expérimentales


On peut relever dans les travaux expérimentaux (comme ceux de
Kahneman et Tversky) qui ont exploré nombre de situations où les
sujets ne suivent pas les principes de la théorie de la décision, d’autres
éléments montrant que les individus sont plus sensibles au contexte
structurel, ce qui est une condition nécessaire pour qu’ils forment
société, mais qui n’est malheureusement pas suffisante, loin de là,
pour que cette société soit collectivement optimale, voire même sim-
plement cohérente. Dans un premier temps, d’ailleurs, Kahneman et
Tversky avaient proposé, pour rendre compte de ces biais, de faire
l’hypothèse d’une étape préalable à la décision, une étape où les sujets
« éditaient » le problème qui leur était posé, en transformant l’arbre
de décision en un arbre plus simple.
Ainsi on propose un arbre avec d’abord deux branches, l’une don-
nant le gain nul, 0, à 75 % de chances, l’autre, qui a donc une proba-
bilité de 25 %, menant soit directement à un gain de 3000, soit à une
seconde ramification entre deux branches, l’une donnant 0 à 20 %,
l’autre donnant 4 000 à 80 %. Les sujets préfèrent la branche à 3000,
292
Philosophie économique

ce qui montre qu’ils ne tiennent pas compte de la première étape qui


ramène le gain espéré de 3 000 à 750. La raison peut en être que la
seconde ramification comme la branche qui donne 3 000 étant toutes
deux issues de la branche à 25 %, ces sujets défalquent l’incidence
des 25 %, qui est commun à la branche 3 000 et à la ramification
menant soit à 4 000 soit à 0. C’est la position du nœud de décision, à
la bifurcation entre cette ramification et cette branche, qui induit ce
mode d’« édition ». Ici, les sujets se montrent sensibles à la structure de
représentation du problème. Or il ne s’agit que d’une manière parmi
d’autres de diviser les branches du graphe. On aurait pu aussi utiliser
une autre manière d’« editing » : mettre tous les gains nuls ensemble
(avec une probabilité non plus de 75 %, mais de 80 % – en ajoutant le
gain nul à 25 % x 20 %) et il aurait alors fallu comparer 3 000 à 25 %
et 4 000 à 20 %, ce qui donnait sans doute la préférence à la seconde
branche.

IV. Les paramètres nécessaires sont manquants ou erronés


Quelle est alors la différence entre le raisonnement de la majo-
rité des sujets et celui d’un probabiliste ? Le second procède aussi,
éventuellement, à des recompositions de ce graphe, quand elles sim-
plifient les calculs. Mais il le fait en respectant les règles de combi-
naison des probabilités (ici, la contrainte de multiplier la probabilité
d’une branche par celle de la branche qui y mène). En fait il va pro-
céder plutôt selon le second type d’« editing », celui qui aboutit à la
coalescence des deux branches menant aux gains nuls, dans la mesure
où les procédés de coalescence respectent les règles de combinaison
probabilistes. Il n’est donc pas sensible à la structure affichée, il est
sensible aux règles qui assurent aux opérations sur les probabilités
293
Chapitre 7. L’ontologie de l’économie

une cohérence d’ensemble. Cette cohérence n’est pas visible au premier


coup d’œil, elle tient plutôt à ce qu’on a pu montrer que dévier de ces
règles produisait des incohérences.
Quel rapport ces exemples peuvent-ils avoir avec les problèmes
d’ontologie de la théorie de la décision ? Nous avons dit que cette théo-
rie nécessitait une ontologie de relations constitutives. Qu’en est-il des
décisions observées dans ces expériences ? Pouvons-nous trouver une
parenté entre leur ontologie et celle de la théorie de la décision ? Oui,
puisque la notion de relation constitutive implique qu’une relation
puisse modifier les propriétés de ses termes. Or une structure modi-
fie les propriétés de ses éléments, dans la mesure où ils remplissent
maintenant des rôles dans la structure. Dans l’exemple, le gain de
3 000 tient le rôle de branche à comparer avec la ramification entre
4 000 et 0 dans le graphe présenté au sujet, alors qu’il tient dans le
graphe obtenu par coalescence le rôle de branche à comparer avec une
branche conduisant à 4 000 (sans ramification qui mène sur une de ses
branches au gain nul). Autrement dit, les sujets, en étant sensibles à
la structure de présentation du graphe ci-dessus, tiennent compte de
relations constitutives. Le probabiliste, lui, considère que l’affichage
du graphe n’est pas la relation constitutive de référence. Pour lui les
rôles pertinents ne sont pas ceux d’être sur une branche ou sur une
ramification, ce sont ceux qui contraignent une probabilité composée
de probabilités emboîtées à décroître par rapport à ces probabilités
élémentaires dès qu’une des probabilités n’est pas égale à 1.
On sait que Kahneman et Tversky ont abandonné cette étape de
l’« editing » quand ils ont reformulé leur « prospect theory » dans les
termes de l’utilité cumulative dépendante de rang1. Elle se calcule en
commençant par assigner un rang aux différents gains (on raisonne
de manière symétrique pour les pertes). On considère ensuite des
probabilités cumulées, la probabilité de recevoir au moins le meilleur
gain n’ayant que la probabilité de ce gain alors que celle de recevoir le
second meilleur gain cumule sa probabilité et celle du gain le meilleur,
et ainsi de suite. Il faut enfin, pour définir un poids pour chaque gain,
considérer les différences entre la probabilité de recevoir au moins ce

[1] Voir D. Kahneman, A.S. Tversky, Choices, Values and Frames, Cambrige University
Press, 2000 ; M. Allais, « Le comportement de l’homme rationnel devant le risque, cri-
tique des postulats et axiomes de l’école américaine », Econometrica 21, 1953, p. 593-546 ;
E. Diecidue, P. Wakker, « On the Intuition of Rank dependent Utility », The Journal of
Risk and Uncertainty 23(3), 2001, p. 281-298.
294
Philosophie économique

gain et celle de recevoir strictement plus que ce gain. Il se peut alors


que le poids assigné pour un gain de rang médian (et qui additionne
plus de probabilités cumulées) soit inférieur ou au mieux égal à celui
assigné à un gain de rang supérieur, qui pourtant implique moins
de probabilités cumulées, ce qui fait que la fonction qui obtient ces
poids n’est plus additive, et donc ne correspond plus à une probabilité
classique, mais à une capacité de Choquet2. C’est une fonction qui a
deux contraintes, être limitée à l’intervalle 0-1, et être monotone (sa
croissance peut passer par un plateau, mais pas par une période de
décroissance) mais qui n’est pas nécessairement additive.
On peut alors obtenir des courbes de variation du poids par rap-
port aux probabilités additives, variations qui rendent compte des
observations de Kahneman et Tversky, démontrant le faible poids
des probabilités médianes par rapport à la certitude (comme l’avait
montré Allais) ainsi qu’aux probabilités très faibles, mais pour des
gains élevés. Les règles de composition de ces poids ne sont donc plus
celles des probabilités classiques. La structure, et donc ses relations
constitutives, ont changé, mais certaines propriétés structurelles sont
maintenues, comme la monotonie de la fonction. Le problème épisté-
mologique est qu’à part ces propriétés, la détermination précise de la
capacité de Choquet est commandée par les résultats des expérimenta-
tions, et donc qu’elle s’ajuste à ces résultats au lieu de les prédire – ce
qui lui donne une plus grande vertu descriptive, mais limite fortement
le souhait de certains économistes d’y voir un critère normatif de
rationalité3. Cette dépendance par rapport aux observations des choix
des sujets a elle-même ce qu’on pourrait appeler un coût ontologique.
La fonction de l’économiste et ses poids se révèlent n’être que des
facteurs seconds dans une chaîne qui renvoie à des facteurs premiers,
et nous avons vu que du point de vue cognitif, la sensibilité à certaines
structures plutôt qu’à d’autres semble bien être un de ces facteurs
premiers. Autrement dit, les relations constitutives de la théorie de la
décision restent partiellement dépendantes des relations constitutives
des structures de perception et d’inférence des sujets.

[2] I. Gilboa, D. Schmeidler, « Additive representations of non-additive measures and the


Choquet integral », Annals of Operations Research 52, 1994, p. 43-65.
[3] De plus, l’utilité cumulative dépendante de rang ne permet pas de rendre compte d’autres
réactions des sujets à différentes configurations de choix entre loteries (cf. M. Birnbaum,
« New Paradoxes of Risky Decision Making », Psychological Review 115(2), 2008,
p. 463-501).
295
Chapitre 7. L’ontologie de l’économie

Ici l’ontologie rejoint l’épistémologie : une fonction additive, assurant


que f(a + b) = f(a) + f(b), réduit une propriété composite et qu’on peut
dire relationnelle, en ce qu’elle relie des propriétés (f) de deux termes
(a et b) pris conjointement, à l’addition des propriétés de chaque terme,
pris isolément. Elle est cohérente avec l’idée que la relation main-
tient l’indépendance des termes – soit parce qu’il s’agit d’une relation
externe, qui n’a alors rien à voir avec les propriétés intrinsèques des
termes, soit parce qu’il s’agit d’une relation interne, qui ne dépend que
de ces propriétés, lesquelles restent intrinsèques. Mais une relation
constitutive confère aux termes une nouvelle propriété qui tient à
l’interdépendance des deux termes au regard de cette propriété.
Il se révèle donc que les entités de la théorie économique, dans
la mesure où il s’agit de relations constitutives, sont partiellement
au moins dépendantes des relations constitutives propres aux modes
de structuration du monde des sujets ou agents que les économistes
pensent pouvoir intégrer dans leur théorie. Ces modes de structura-
tion dépassent d’ailleurs le genre humain, puisqu’on peut appliquer
par exemple des règles bayésiennes à des apprentissages d’animaux
(les règles de Bayes définissent des probabilités conditionnelles qui
relient tel phénomène à telles conditions). Mais ils sont variés, et
l’économiste, s’il veut rendre compte des phénomènes, doit se soucier
de la variété des relations constitutives dont il tente de définir le
mécanisme.
On est assez loin, on le voit, d’une économie qui aurait pour base
ontologique l’individu – considéré à première vue comme une subs-
tance ou substrat – et ses propriétés, au nombre desquelles des pro-
priétés relationnelles. L’économie théorique a réduit l’individu à un
ensemble de relations constitutives (relations d’ordre et structure des
combinaisons entre conséquences, actions et probabilités), mais elle
reste dépendante, sinon de l’individu, du moins des relations consti-
tutives qui lui donnent ses capacités mais lui imposent aussi leurs
contraintes de fonctionnement, et qui vont de ses capacités d’action,
d’affect et de cognition, à ses modes d’interaction et ses rôles sociaux.
Comme on l’a rappelé, il ne s’agit pas ici d’un holisme massif, qui nous
ferait dépendre d’une totalité collective et de son esprit. Les relations
constitutives doivent être détaillées et testées par des expériences ou
à tout le moins par des analyses de corrélation. Mais elles obligent à
tenir compte de l’aspect « enchâssé » (« embedded ») dans un contexte
et ses influences des interactions interindividuelles. Le travail propre
d’une théorie économique consciente de ces enchâssements et de leur
296
Philosophie économique

diversité semble être de tenter de rendre compte du maximum de rela-


tions constitutives sociales, cognitives et autres avec le minimum de
relations constitutives dont les propriétés formelles soient identifiées
de manière stable et cohérente. C’est à tout le moins ce que semble
indiquer l’analyse de quelques théories fondamentales de l’économie à
partir de l’identification de leurs catégories ontologiques sous-jacentes.
Méthode scientifique et modes de raisonnement

Bernard WALLISER

L
es traités d’histoire des sciences et d’épistémologie mettent en
exergue, selon les auteurs, tel ou tel mode de raisonnement
dominant chez les savants. C’est ainsi que l’analogisme
d’Aristote est opposé à l’inductivisme de Mill ou au déductivisme
de Popper1. En pratique, la démarche scientifique utilise tous les
modes de raisonnement, mais à un stade bien précis de l’élaboration
du savoir. À l’heure actuelle, on ne dispose pas d’une catégorisation
logiquement fondée et universellement reconnue des modes usuels de
raisonnement. Mais il est possible de s’appuyer sur un inventaire de
ces modes, même s’ils ne constituent pas un ensemble globalement
exhaustif et ne sont pas deux à deux exclusifs.
La démarche scientifique peut être décomposée en une succession
conventionnelle d’étapes, chacune étant caractérisée par les objets
qu’elle manipule et les opérations qu’elle réalise. Bien entendu,
ces étapes ne se succèdent pas selon un schéma d’action purement
linéaire, mais vont se répéter selon des cycles partiels ou globaux.
Par ailleurs, chacune de ces étapes peut être traitée avec des outils
purement littéraires, mais peut aussi recourir au moins partiellement
à des méthodes formelles. Cependant, dans les deux cas, chaque étape
utilise à titre principal un type de raisonnement particulier puisé
dans la liste des modes de raisonnement usuels. Les étapes, au nombre
conventionnel de sept, sont résumées dans le tableau ci-après.
Ce chapitre vise d’abord à expliciter les opérations effectuées à
chacune des sept étapes énumérées et à justifier le mode de raisonne-
ment dominant qui lui est associé (sections I à VII). Il montre ensuite
comment­ces opérations s’enchaînent non pas linéairement, mais selon
un processus « en spirale » qui se poursuit indéfiniment (section VIII).

[1] M. Blaug, The methodology of economics, Cambridge University Press, 1990, 1994.
298
Philosophie économique

Les modes de raisonnement ainsi mobilisés sont eux-mêmes confron-


tés entre eux et dûment ordonnés (section IX). Par ailleurs, le tableau
est mis en perspective avec quelques typologies classiques des sciences
introduites dans la littérature (sections X à XII). Finalement, les
considérations générales qui précèdent sont appliquées à l’économie,
tant quant aux modes de raisonnement (section XIII) qu’aux typolo-
gies des sciences (section XIV).
Opérations élémentaires Types de raisonnement

Recueil des données observation, expérience x

comparaison,
Définition de concepts raisonnement taxonomique
catégorisation

Construction de relations corrélation, tendance raisonnement analogique

Révélation de mécanismes structure, processus abduction

Test des théories confirmation, réfutation déduction hiérarchique

Reproduction du réel monographie, récit déduction non monotone

Élaboration de fictions anticipation, simulation raisonnement contrefactuel

I. Recueil des données


Du point de vue qualitatif, le recueil des données sur les phéno-
mènes examinés puise à différentes sources d’information dont la
fiabilité doit être dûment appréciée. Il procède d’abord à des obser-
vations directes et en temps réel d’une situation donnée, qui ne sont
pas exemptes de déformations interprétatives. Il est complété par des
témoignages oraux du passé qui sont enclins à des défauts de mémoire
souvent substantiels. Plus avant, il s’appuie sur des documents écrits
ou imagés, qui sont souvent conçus pour des usages administratifs
et s’avèrent donc plus ou moins adaptés à un usage scientifique. Il
mobilise enfin toutes les traces matérielles du passé (objets, fossiles,
ruines), dont les conditions de survie sont très biaisées par rapport à
l’existant d’une époque.
Du point de vue formel, les données sont souvent obtenues par
un processus d’« expérimentation volontaire » qui s’oppose à la simple
« expérience historique ». Ce processus vise à isoler partiellement un
phénomène de son environnement et à fixer certaines de ses influences
extérieures. Il est supposé répétable dans des conditions quasi iden-
tiques, ce qui impose de neutraliser au mieux les conditions d’envi-
ronnement parasites. La plupart des grandeurs observées font l’objet
299
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

de mesures qui sont effectuées à l’aide d’instruments appropriés.


Elles sont accompagnées de marges d’erreurs qui peuvent être expli-
citées dans les cas les plus favorables. À celles-ci viennent s’ajouter
des erreurs d’échantillonnage dans le cas de mesures faites sur des
populations d’individus.
Le recueil des données n’est pas véritablement un mode de rai-
sonnement, mais une opération mentale qui fait passer du monde
physique au monde symbolique. De ce point de vue, l’étendue des
observations recueillies dépend de la formation et de l’expérience de
l’observateur. De même, la finesse des observations est fonction de la
compétence et des instruments dont dispose l’observateur. Cependant,
les divergences d’appréciation entre observateurs peuvent être réduites
par la mise en commun et la critique systématique des observations.
Il est même possible d’atteindre un consensus intersubjectif sur les
données dont on dispose sur un certain phénomène. Bien entendu,
quel que soit le phénomène, les données se renouvellent sans cesse et
nécessitent des mises à jour continuelles.
Cependant, le recueil des données est parfois analysé comme un
processus de décision plus ou moins conscient du savant. Il en est déjà
ainsi de l’opération de perception qui réalise spontanément une sélec-
tion dans la multiplicité des propriétés observables et un ajustement
des évaluations aux compétences observationnelles. Il en est de même
des témoignages et des documents qui font l’objet d’une critique sévère
et d’une sélection drastique selon leur fiabilité supposée. Sans pouvoir
obtenir une image fidèle et complète de la réalité sous-jacente, leur
adéquation virtuelle est traduite par des critères multiples quant à
l’extension et à l’exactitude des données. Elle est grandement facilitée
par la connaissance préalable que l’observateur possède de l’usage
ultérieur de ces données.

II. Définition de concepts


Du point de vue qualitatif, il s’agit d’abord de définir les entités
qui apparaissent les plus pertinentes pour décrire une situation don-
née. Ces entités sont caractérisées par le fait qu’elles conservent leur
identité propre sur une période suffisamment longue. Dans cette
perspective, elles sont dotées de propriétés supposées permanentes
à l’échelle de temps de l’analyse. En pratique, certaines propriétés
servent à définir une entité d’un type donné alors que d’autres aident
à les différencier en sous-entités. Une hiérarchie entre les proprié-
tés définitionnelles permet ainsi d’engendrer des classes emboîtées
300
Philosophie économique

d’entités. Selon que les propriétés retenues sont d’origine scientifique


ou pratique, on engendre des classifications savantes ou vulgaires qui
ont chacune leur logique propre.
Du point de vue formel, les propriétés sont repérées par des gran-
deurs que l’on cherche à évaluer sur des échelles de mesure d’exigence
croissante (nominales, ordinales, cardinales). Elles permettent de défi-
nir un degré de similarité explicite entre deux entités d’abord sur une
propriété particulière, puis par agrégation sur un ensemble de pro-
priétés. Elles conduisent enfin à classer les entités par des méthodes
dûment automatisées, relevant essentiellement de deux types. D’une
part, les classes d’entités peuvent être obtenues en définissant des
seuils de similarité de plus en plus lâches entre celles-ci. D’autre
part, elles peuvent être construites en choisissant a priori des entités
prototypiques de plus en plus fines et en affectant les autres entités
au prototype le plus proche.
Le mode de raisonnement poursuivi est le « raisonnement taxo-
nomique », qui procède en deux temps. Dans un premier temps, un
« jugement de similarité » entre deux entités (ou deux phénomènes)
sur certaines propriétés affirme simplement que « a est comparable à
b ». Bien entendu, cette similarité dépend de la granularité du degré
de similitude qui est défini à partir des propriétés. En effet, deux
entités s’avèrent toujours différentes sur une propriété donnée, mais
deviennent similaires en diminuant le seuil de similarité. De même,
deux entités similaires pour une propriété peuvent ou non le rester
en considérant des propriétés supplémentaires. Ces propriétés nou-
velles amènent à discriminer plus avant les entités ou simplement à
renforcer le caractère pertinent de leur appartenance à une même
classe.
Dans un deuxième temps, le raisonnement taxonomique est pour-
suivi par une « induction énumérative » unaire. Elle infère de l’obser-
vation de l’occurrence d’une famille de propriétés sur un nombre fini
d’entités l’attribution de cette propriété à toute entité. C’est ainsi que
de l’observation que « les corbeaux A, B, C (définis par un ensemble
de propriétés) sont noirs », elle infère que « tous les corbeaux sont
noirs ». Ce mode de raisonnement est « ampliatif » en tant qu’il étend
le domaine de validité d’une propriété au-delà de ce que permet la
stricte observation des faits. Il n’est logiquement valide que dans deux
cas : l’induction complète (les occurrences en nombre fini ont toutes
été observées) et le raisonnement par récurrence (les occurrences en
nombre infini sont traitées séquentiellement).
301
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

III. Construction de relations


Du point de vue qualitatif, les propriétés des entités s’avèrent souvent
concomitantes les unes des autres. Elles définissent des phénomènes
relationnels auxquels les entités sont soumises, de nature aussi bien
statique que dynamique. Les liaisons entre propriétés concernent les
propriétés définitionnelles des entités comme les propriétés non défini-
tionnelles. Lorsqu’elles sont appréhendées entre des entités similaires,
elles déterminent leur comportement spécifique. Lorsqu’elles sont appré-
hendées entre des entités de types différents, elles déterminent leurs
interactions mutuelles. Les liaisons mises en évidence peuvent s’avérer
plus ou moins variables selon les entités concernées et admettent même
des exceptions plus ou moins bien explicitées.
Du point de vue formel, le fait que les propriétés soient définies
sur des échelles cardinales autorise diverses opérations (moyennes,
rapports). Les relations entre grandeurs prennent alors une forme
fonctionnelle, qui se décompose en une structure formelle (concavité,
continuité) et un ensemble de paramètres. Cependant, elles peuvent
aussi bien revêtir une forme probabiliste pour exprimer les multiples
incertitudes qui les affectent. Ces dernières portent sur les valeurs
des variables, qu’il s’agisse d’erreurs de mesure ou d’échantillonnage.
Elles traduisent des erreurs de spécification sur les relations, qu’il
s’agisse de variables explicatives omises ou de relations analytiques
erronées. Elles reflètent enfin un indéterminisme intrinsèque des
entités (indéterminisme quantique, libre arbitre).
Le mode de raisonnement à l’œuvre n’est autre que le « rai­son­
nement analogique », qui se décompose lui aussi en deux temps. Dans
un premier temps, il est fondé sur un « jugement de contiguïté » qui
affirme que « a est à a’ ce que b est à b’ », où a et a’ sont des propriétés
semblables et b et b’ d’autres propriétés semblables. On affirme ainsi
que « la pomme est au pommier ce que la poire est au poirier » en
associant une entité « fruit » et une entité « arbre ». Il s’agit là encore
d’une comparaison entre entités, mais mettant en jeu deux propriétés
deux à deux semblables et reliées entre elles. La relation initialement
mise en évidence est en général assez pauvre, et ne fait qu’indiquer
la covariation de deux grandeurs, mais peut recevoir une formulation
plus précise ultérieurement.
Dans un deuxième temps, le raisonnement analogique se poursuit
par une « induction énumérative » binaire, qui porte cette fois sur les
liaisons entre propriétés. Elle exprime que si deux grandeurs sont
liées par une certaine relation, cette relation se généralise aux gran-
302
Philosophie économique

deurs homologues de toute entité de même type. Ainsi, si la pomme


s’avère être le fruit du pommier en un sens génétique, il en est de
même de la poire, mais aussi de la cerise. Le raisonnement analo-
gique est à la base du « raisonnement par cas » qui affirme que ce qui
est valable dans le cas (a, a’) et (b, b’) l’est aussi dans tous les autres
cas suffisamment analogues (c, c’). Il est exprimé par des relations
souvent formelles, de nature déterministe ou aléatoire, qui peuvent
varier de l’une à l’autre dans leurs paramètres.

IV. Révélation de mécanismes


Du point de vue qualitatif, il s’agit de révéler des structures (sta-
tiques) ou des processus (dynamiques) sous-jacents aux relations entre
les entités. Plus précisément, ces mécanismes doivent permettre de
justifier les relations dans des conditions particulières et se situent
donc à un niveau d’explication plus profond. Ils peuvent introduire
des grandeurs non directement observables, voire des entités non
directement observables, qui leur servent d’arguments théoriques
provisoires. De plus, ils mobilisent souvent un principe de causalité
entre facteurs et effets, fondé sur une asymétrie temporelle entre ces
deux éléments. Cependant, la causalité introduite s’impose plus dans
l’ordre de l’interprétation du mécanisme que dans celui de son contenu.
Du point de vue formel, les relations entre des grandeurs détermi-
nées sont réunies en un modèle. Un modèle est constitué de grandeurs
exogènes, définies hors du modèle, et de grandeurs endogènes, calcu-
lées par le modèle. Les mécanismes sous-jacents prennent la forme
de théories, fondées sur quelques principes généraux (conservation,
équilibre, moindre action). Elles sont encore exprimées sous forme de
modèles, mais sont composées de relations incomplètement spécifiées
(forme générique, paramètres libres). Elles peuvent faire intervenir
des opérateurs de calcul non standards (inégalités, maximisation), qui
compliquent la résolution du système. Elles se veulent universelles
quant à leur champ d’application et invariantes dans le temps, qu’elles
soient de nature statique ou dynamique.
Le mode de raisonnement qui permet d’expliquer un phénomène
par des hypothèses plus générales est le « raisonnement abductif ».
Il suggère qu’à partir de l’observation d’une gamme de phénomènes,
on peut construire des théories qui permettent d’en rendre compte
simultanément. C’est ainsi que la chute des corps et le mouvement
des planètes autour du Soleil résultent tous deux du principe newto-
nien de l’attraction universelle. Ce processus s’applique à des niveaux
303
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

successifs d’abstraction, les modèles concernés étant de plus en plus


idéalisés et généraux. En logique modale, le raisonnement abductif
a été dûment axiomatisé2. Généralisant l’induction, il est tout aussi
ampliatif en ce qu’il va au-delà des observations et n’est donc pas
logiquement valide.
Cependant, l’abduction est difficile à mettre en œuvre par des
méthodes formelles, car elle demande une bonne part d’intuition.
Il peut d’ailleurs exister plusieurs théories rendant compte des
mêmes phénomènes, même si le nombre de celles reconnues par les
sciences est fortement réduit. Une forme d’induction de bas niveau est
également obtenue par des méthodes statistiques à partir de données
aléatoires. Celles-ci s’appuient sur une structure théorique préalable
(ajustements économétriques) ou s’efforcent même de révéler cette
structure (analyse factorielle). Quant à la notion même de causalité,
elle reste difficile à détacher d’une simple corrélation entre grandeurs
aléatoires. Les définitions qui tentent de l’exprimer formellement tra-
duisent plus une idée de prédictibilité que de nécessité véritable.

V. Test de théories
Du point de vue qualitatif, les théories sont testées en comparant
leurs conséquences aux faits empiriques dans différentes circons-
tances. Cette validation est l’objet même du schéma hypothético-déduc-
tif de Hempel et Oppenheim3 . La combinaison d’une théorie générale
et de conditions particulières conduit à des conséquences observables.
Ce schéma permet de confirmer la théorie si les conséquences sont
conformes aux faits, ce qui ne signifie pas pour autant que la théorie
est vraie. Il permet de réfuter la théorie si les conséquences contre-
disent les faits, ce qui signifie en revanche que la théorie est fausse.
Bien entendu, une condition préalable doit être introduite pour pré-
ciser quand un fait grossièrement observé est dit coïncider avec une
conséquence observable.
Du point de vue formel, toute théorie admet des conséquences tes-
tables, exprimées sous forme de relations fonctionnelles entre des
grandeurs observables. Cependant, il est impossible d’engendrer
toutes les conséquences testables d’une théorie qui sont en nombre

[2] B. Walliser, D. Zwirn & H. Zwirn, « Abductive logics in a belief revision framework »,
Journal of Logic, Language and Information, 14(1), 2005.
[3] C.G. Hempel & P. Oppenheim, « Studies in the logic of explanation », Philosophy of Science,
15, 1948, p. 135-175.
304
Philosophie économique

infini. On ne saurait donc les confirmer de façon exhaustive alors qu’il


est aisé d’en réfuter une seule. La seule difficulté est d’apprécier dans
quelle mesure les conséquences observables sont en accord avec les
faits dans la mesure où des erreurs de mesure interviennent sur les
grandeurs mesurées. Des calculs d’erreurs sont cependant entrepris
pour savoir si un fait observable traduit par un intervalle admissible
d’une grandeur est compatible avec la conséquence calculée.
Le mode de raisonnement associé n’est autre que la « déduction
hiérarchique » qui, à l’instar du syllogisme, déduit des conséquences
particulières d’une théorie générale et de conditions particulières. La
déduction hiérarchique se présente comme l’inverse de l’abduction et
permet de redescendre de la théorie aux faits observables. Sa force est
de conserver la valeur de vérité de la théorie, qui se transmet à ses
conséquences. Toute théorie réfutée doit dès lors être modifiée, sans
avoir recours à une quelconque forme d’immunisation. Sa faiblesse
est de ne pas pouvoir, en cas de conséquence fausse, préciser quelles
sont les hypothèses fautives. Le problème de Duhem ainsi posé fait
qu’on ne peut, sur la seule base d’une théorie réfutée, savoir dans
quelle direction l’amender.
La déduction hiérarchique est aisée à mettre en œuvre de façon
formelle, par un simple calcul spécifiant progressivement relations
et grandeurs jusqu’à ce qu’une comparaison avec les observations
devienne possible. Pour une théorie se traduisant par des hypothèses
aléatoires, des méthodes de « test d’hypothèses » au regard de données
aléatoires ont également été mises au point. Une hypothèse est dite
validée si la probabilité des faits observés, conditionnellement à la
vérité de l’hypothèse, est supérieure à un certain seuil conventionnel.
Les tests statistiques cherchent en fait à arbitrer entre deux écueils :
ne pas valider une hypothèse fausse (erreur de première espèce) et ne
pas rejeter une hypothèse vraie (erreur de seconde espèce).

VI. Reproduction du réel


Du point de vue qualitatif, il est habituel de construire une mono-
graphie d’une entité (ou d’un phénomène) particulier. Cette monogra-
phie situe l’entité dans une ou plusieurs catégories en distinguant les
propriétés qu’elle partage avec d’autres et les propriétés spécifiques
qu’elle possède. Elle met en évidence sa cohérence interne en précisant
sa structure et sa fonction à partir de régularités statiques dégagées.
Parallèlement, il est usuel de construire un récit de l’histoire d’une
entité (ou de l’évolution d’un phénomène). Ce récit articule diverses
305
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

phases de développement de l’entité qui s’enchaînent selon des inva-


riants dynamiques mis en évidence. Il met en exergue sa stabilité en
précisant les tendances lourdes et les bifurcations qu’il peut connaître
dans tel ou tel contexte particulier.
Du point de vue formel, un modèle permet de reproduire le passé
d’un système sous forme d’une trajectoire suivie par ses grandeurs
essentielles. Les variables exogènes, plus ou moins nombreuses, sont
fixées à leur valeur historique. Les variables endogènes s’en déduisent
en s’appuyant sur les équations du modèle, qui traduisent des lois et
des contraintes du système. Si les lois sont déterministes, la simu-
lation du système est censée décrire séquentiellement tous les états
passés du système. Si les lois sont aléatoires, la simulation du système
traduit un trend général accompagné de fluctuations à son voisinage.
Cependant, un modèle a pour avantage (et pour inconvénient) de pou-
voir changer à volonté ses multiples hypothèses pour reproduire au
plus près la réalité.
Le mode de raisonnement qui préside à la monographie ou au récit
n’est autre qu’un « raisonnement non monotone », dûment formalisé
en logique modale. Un tel raisonnement affirme, à propos de deux
propriétés a et b, que « a entraîne normalement b », au sens où il peut
admettre des exceptions, repérées ou non. Il s’avère non monotone
au sens où il est « défaisable » dès lors que de nouveaux éléments
incontestables sont pris en compte. En pratique, tout récit est émaillé
de régularités locales et contingentes, qui correspondent à des « lois
molles » (purement contingentes) et mobilisent des « causalités par-
tielles » (purement locales). Mais contrairement au raisonnement
probabiliste qui est approximatif, le raisonnement non monotone est
strict, sauf dans les circonstances où il est faux.
Le mode de raisonnement qui préside à la simulation sur modèle
n’est autre que la « déduction » classique. Elle est fondée sur le principe
du modus ponens et apparaît comme une version forte du rai­son­
nement non monotone. Elle est effectuée à l’aide d’un calcul formel,
ce qui ne change pas profondément sa nature, mais présuppose des
grandeurs et des relations strictement formatées. Elle est néanmoins
élargie au calcul des probabilités, plus nuancé, qui se contente de
mettre en œuvre un « déterminisme probabiliste ». On parle alors de
« raisonnement probabiliste » dans la mesure où la valeur de vérité
des propositions est appréciée subjectivement par le modélisateur. En
effet, il traduit des incertitudes tant ontologiques qu’épistémiques qui
ne sont au mieux qu’explicitées verbalement (voir section III).
306
Philosophie économique

VII. Élaboration de fictions


Du point de vue qualitatif, les prévisions qui déterminent les
événements susceptibles de se produire dans des circonstances non
encore expérimentées sont de deux types. Les « rétrodictions » visent
à analyser ce qui se serait passé si tel ou tel événement passé n’avait
pas eu lieu. Elles se heurtent à la difficulté que pour admettre qu’un
événement ne s’est pas actualisé, il faut aussi neutraliser certaines
de ses causes. Les « prédictions » visent à anticiper ce qui va avoir lieu
dans certaines circonstances virtuelles. Elles se heurtent à la diffi-
culté que de nombreuses conditions extérieures doivent être postulées
a priori, certaines difficiles à estimer. Selon la liberté qu’on se donne
par rapport à la réalité, les prédictions vont de simples prolongements
de tendances à de véritables changements utopiques.
Du point de vue formel, un modèle est mécaniquement capable d’an-
ticiper ce qui se passerait si on en modifiait n’importe quel élément.
Ainsi, il est possible de modifier les variables exogènes sans toucher
aux équations supposées invariantes. Parmi ces variables, on dis-
tingue usuellement les variables de commande, décidées par un acteur
et les variables d’environnement, soumises à des facteurs incontrô-
lables. Mais il est possible de modifier également les équations elles-
mêmes, ce qui suppose que certaines entités modélisées changent de
comportement. Cependant, une hypothèse implicite classique postule
que tout modèle correctement spécifié ne change pas dans sa struc-
ture, du moins à moyen terme, ce qui conduit à des anticipations très
conservatrices.
Le mode de raisonnement qui préside aux prévisions autant qu’aux
utopies est le « raisonnement contrefactuel ». Il est de type « Si a, alors
b » où l’antécédent contrefactuel a n’est pas réalisé, mais est jugé réali-
sable. Il peut être situé dans le passé, mais diffère alors de ce qui s’est
effectivement produit ou être imaginé dans le futur, et s’avère alors
« afactuel » (plutôt que contrefactuel). Comme exemple de contrefactuel,
on peut citer l’assertion classique « Le nez de Cléopâtre eût été plus
court, la face du monde en aurait été changée ». En logique modale,
une proposition contrefactuelle est définie par une série d’axiomes
qui définissent sa valeur de vérité. Le contrefactuel type est valide
si, dans tous les mondes les plus proches du monde réel où a est vrai,
b est également vrai4 .

[4] D. Lewis, Counterfactuals, Blackwell, 1973.


307
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

Une assertion contrefactuelle qui diffère d’une implication maté-


rielle en ce que cette dernière est toujours vraie si l’antécédent est faux.
Elle est utilisée en particulier pour définir la notion de causalité et se
présente selon deux types. Un « contrefactuel indicatif » indique une
relation causale directe entre un antécédent et un conséquent. Dans
l’exemple « Si Oswald n’a pas tué Kennedy, alors quelqu’un d’autre l’a
fait », on ne fait que supposer qu’un crime présuppose un meurtrier.
Un conditionnel subjonctif indique un mécanisme plus complexe qui
n’est pas forcément causal. Dans l’exemple « Si Oswald n’avait pas tué
Kennedy, quelqu’un d’autre l’aurait fait », on postule l’existence bien
plus hypothétique d’un complot en vue de commettre le crime.

VIII. Processus dynamique d’élaboration scientifique


En pratique, les sept étapes du processus scientifique sont par­tiel­
lement ou globalement parcourues par phases successives en approfon-
dissant peu à peu leur contenu. D’une part, la démarche scientifique
doit constamment maintenir une cohérence d’ensemble entre tous ses
objets conceptuels. Cela vaut aussi bien pour les objets élaborés au sein
d’une discipline donnée que pour des objets de disciplines différentes.
D’autre part, elle doit tenir compte des innovations de tous ordres
apparues dans les techniques de recueil et de traitement des données.
Il en est ainsi des données nouvelles qui peuvent être collectées, des
langages mathématiques qui facilitent les représentations comme des
méthodes informatiques qui réalisent la simulation.
Tout d’abord, dans chaque discipline, les modèles empiriques et
théoriques obtenus par induction à partir des données doivent être
validés au regard des informations qu’ils engendrent. En particulier,
les prévisions réalisées à l’aide de ces modèles doivent être confirmées
par les réalisations correspondantes. Les modèles d’une discipline
doivent également être compatibles avec ceux d’autres disciplines sur
des champs relevant simultanément des deux, malgré la différence
des langages utilisés. C’est tout l’objet des « disciplines mixtes » qui
fleurissent aux frontières de deux disciplines distinctes. Enfin, tout
« savoir savant » peut tirer profit du « savoir vulgaire » qui lui corres-
pond au moins partiellement, même si ce dernier ne s’impose pas à lui.
Ensuite, les représentations d’un système construites lors d’une
phase donnée sont régulièrement confrontées à des informations nou-
velles. Certaines données passées peuvent être démenties par des
données analogues, mais plus récentes. Elles peuvent é­ga­lement être
complé­tées par des données différentes obtenues à partir d’instruments
308
Philosophie économique

de mesure originaux eux-mêmes inspirés de théories nouvelles. Par


ailleurs, certains modèles acceptés dans un domaine sont porteurs
d’analogies pour ceux élaborés dans un autre domaine, parfois fort
éloigné. Ces analogies peuvent rester purement formelles, au sens où
seule la structure du modèle initial est transférée, ou s’avérer plus
substantielles, au sens où l’interprétation même du modèle initial est
exportée.
Enfin, toutes les étapes du processus sont désormais parcourues
avec des outils de plus en plus formels et sophistiqués. Si la démarche
scientifique est spontanément qualitative, elle a peu à peu été enrichie
par des méthodes mathématiques. Ces méthodes peuvent simplement
compléter les méthodes qualitatives qui sont astreintes à des limites
incontournables. C’est ainsi que les calculs analytiques permettent
d’automatiser la déduction ou que les techniques statistiques per-
mettent de systématiser l’abduction. Elles peuvent également se subs-
tituer aux méthodes qualitatives en réalisant des opérations qualita-
tivement impraticables. C’est ainsi que des méthodes ordinaires ou
probabilistes permettent de dégager des structures cachées inacces-
sibles au discours courant.

IX. Classification des modes de raisonnement


L’examen du tableau synthétique montre que les modes de rai-
sonnement introduits appartiennent logiquement à deux catégories.
D’une part, les étapes 2, 3 et 4 recourent à une « induction générali-
sée ». Celle-ci vise, à partir des connaissances factuelles existantes, à
créer des connaissances nouvelles et participe ainsi du « contexte de la
découverte ». D’autre part, les phases 5, 6 et 7 recourent à une « déduc-
tion généralisée ». Celle-ci vise, à partir des connaissances théoriques
existantes, à engendrer des connaissances dérivées et participe ainsi
du « contexte de la preuve ». L’une et l’autre se décomposent en un
éventail de modes de raisonnement plus circonscrits qui s’incarnent
aussi bien dans des méthodes qualitatives que dans des méthodes
formelles, ensemblistes ou probabilistes.
L’induction généralisée prend sa forme la plus forte et la plus abou-
tie dans l’abduction qui vise à dégager une hypothèse unique H qui
rende compte de deux propriétés liées a et b attribuées à des entités
semblables i : il existe H tel que H Ʌ ai → bi. L’induction énumérative
binaire en est elle-même un affaiblissement puisqu’elle ne fait que
supposer qu’un même prédicat P(ai, bi) relie les deux propriétés et qu’il
est généralisable à toute entité. L’induction énumérative unaire en
309
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

est lui-même un cas particulier puisqu’il vaut déjà pour un prédicat


unaire P(ai) généralisable à toute entité. Le raisonnement analogique
et le raisonnement taxonomique se contentent de combiner l’induc-
tion énumérative à une observation analogique ou à une observation
comparative.
La déduction généralisée prend sa forme la plus élaborée dans le
raisonnement contrefactuel qui prévoit ce qui se passerait dans des
circonstances non réalisées, qu’elles soient empiriquement fausses ou
indéterminées. La déduction non monotone est un raisonnement qui
admet lui aussi des conséquences fausses, mais dans des cas exception-
nels ; il peut donc se ramener à de la déduction simple en explicitant
ces exceptions. Quant à la déduction classique, elle devient muette (ou
plutôt contradictoire) dès lors qu’elle doit composer avec des hypothèses
fausses ; mais elle coïncide avec un raisonnement contrefactuel simple
lorsque les hypothèses sont vraies. En dernière analyse, on peut tou-
jours se ramener à la déduction, mais en adaptant son interprétation.
Du point de vue logique, la plupart des modes de raisonnement
peuvent être représentés par un changement de croyances, classi-
quement défini dans deux contextes. La « révision » des croyances se
produit lorsqu’un message apporte une information supplémentaire
sur un système supposé invariant. La « mise à jour » des croyances
se produit lorsqu’un message annonce dans quelle direction a eu lieu
un changement du système concerné. L’abduction de b à partir de a
indique simplement que a est valide si la croyance initiale est révisée
par b. Le raisonnement non monotone indique que b résulte de a si b
est valide lorsque la croyance initiale est révisée par a. Le contrefac-
tuel « Si a, alors b » indique que b est valide si la croyance initiale est
mise à jour à partir de a.

X. Sciences idiographiques et sciences nomothétiques


Une première typologie usuelle oppose les « sciences idiographiques »
et les « sciences nomothétiques ». Elle concerne la montée en généra-
lité dans les entités qui sont concernées par les sciences, depuis la
considération d’une entité unique jusqu’à l’examen des classes les plus
générales d’entités. L’unicité postulée des entités doit être considérée
d’un point de vue structurel autant qu’historique. Ainsi, un système
ne doit pas être comparable à un système similaire dans sa structure
immédiate, ni à lui-même dans une phase antérieure de son évolution.
De fait, les seuls systèmes véritablement uniques sont les systèmes
globaux dont l’évolution est singulière dès lors qu’elle ne se répète
310
Philosophie économique

pas, à l’instar de l’univers cosmique, de la biosphère ou des sociétés


humaines.
Hors de cet extrême existe tout un continuum de situations pour
lesquelles les phénomènes jugés semblables sont plus ou moins nom-
breux. Il s’agit alors de dégager des lois de plus en plus générales
auxquelles satisfont ces phénomènes, qu’elles soient de nature synchro-
nique ou diachronique. Nombre de lois sont réellement synchroniques
(loi des gaz parfaits, lois d’organisation des organismes, loi économique
de conservation de la valeur). D’autres sont pseudo-synchroniques,
le temps étant implicite à certaines variables (loi de la chute des
corps, lois génétiques de Mendel, théorie quantitative de la monnaie).
D’autres enfin sont d’emblée diachroniques (loi de diffusion de la cha-
leur, lois de la croissance des organismes, lois du progrès technique).
Cependant, la notion de similitude entre deux systèmes demeure
relative aux critères et aux seuils utilisés. Deux atomes d’un même
é­lément chimique sont considérés comme parfaitement identiques alors
que deux entreprises d’une même économie diffèrent sur de nombreux
points. De même, deux cellules peuvent avoir des comportements très
semblables alors que deux monnaies de pays et/ou d’époques diffé-
rentes peuvent présenter des caractéristiques très différentes. C’est
le jeu des analogies qui permet de juger de l’unicité, aussi bien des
entités de base que des propriétés statiques et dynamiques qu’elles
manifestent. Ces analogies ne se révèlent pertinentes qu’après avoir
été dûment approfondies par le modélisateur pour cerner leurs limites.
En pratique, chaque discipline se déploie à la fois selon une compo-
sante idiographique et une composante nomothétique. La composante
idiographique s’occupe essentiellement de l’analyse de phénomènes
singuliers au sein d’entités spécifiques. Il s’agit de la composition et de
l’évolution de telle ou telle étoile, de la physiologie et de l’ontogenèse de
tel ou tel organisme ou de la structure et du développement de telle ou
telle firme. La composante nomothétique s’occupe des lois génériques
qui gouvernent la variété des phénomènes d’un certain type. Il s’agit
de l’évolution du système solaire sous l’influence de la gravitation, de
la différenciation des espèces terrestres sous l’influence des principes
darwiniens ou du développement d’une civilisation sous l’influence
des forces sociales.

XI. Sciences empiriques et sciences théoriques


Une seconde typologie oppose les « sciences empiriques » et les
« sciences théoriques ». Elle correspond simplement à une montée en
311
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

abstraction dans les objets conceptuels qui sont mis en œuvre, depuis
les données de base jusqu’aux théories les plus sophistiquées. En pra-
tique, les sciences empiriques sont concernées par les étapes 1, 2, 3
alors que les sciences théoriques sont concentrées sur les étapes 4,
5 et 7. L’étape 6 a un statut mixte car il est possible de prévoir le
futur à partir d’une description du passé si on se trouve dans des cir-
constances suffisamment analogues. Mais dès que les circonstances
changent de façon substantielle, un modèle théorique se doit d’être
disponible pour mesurer les effets de ce changement.
Pour les sciences empiriques, des données brutes relatives à un
phénomène sont recueillies selon trois modes. Elles sont obtenues
librement sur le terrain (expérience historique), sous contrôle partiel
du contexte (quasi-expérimentation) ou dans des conditions de labora-
toire (expérimentation). Des relations empiriques sont ensuite définies
entre les grandeurs et traduisent des invariants du système. Pour les
sciences théoriques, le point de départ est précisément formé de ces
descriptions élémentaires qui sont intégrées dans des théories que
l’on cherche à généraliser sous trois points de vue. Leur domaine de
validité est étendu à des entités nouvelles (élargissement), leur degré
de généricité est augmenté (affaiblissement), des structures explica-
tives sous-jacentes sont mises à jour (enracinement).
Comme l’étude de classes d’entités s’accompagne d’une montée en
abstraction, la distinction entre sciences idiographiques et nomothé-
tiques n’est pas très différente de celle entre sciences empiriques et
sciences théoriques. Dès lors que l’on repère des analogies de pro-
priétés ou de relations entre entités semblables d’une même classe,
une première phase théorique commence. Dès lors que l’on recherche
des principes ou des invariants théoriques communs à des classes
distinctes d’entités, une seconde phase théorique s’amorce. La dis-
tinction n’est donc plus véritablement entre unicité ou pluralité des
entités, mais entre des niveaux d’emboîtement auxquels les entités
sont considérées, qui sont corrélés avec des niveaux d’abstraction
correspondants.
En pratique, une même discipline admet toujours une branche
empirique et une branche théorique. De plus, chaque branche est
développée par des scientifiques différents qui rencontrent rapidement
des difficultés de communication. Cependant, une discipline à part
entière comme l’histoire met en exergue sa dimension essentiellement
empirique. Si elle emprunte éventuellement aux sciences sociales des
éléments théoriques, elle ne considère pas qu’elle doive construire de
312
Philosophie économique

théorie en propre. En sens inverse, une discipline a priori non auto-


nome comme la « théorie des jeux » est essentiellement théorique. Elle
élabore une construction complexe sur les interactions entre acteurs
qui repose sur une base empirique très ténue, essentiellement consa-
crée à la définition de concepts intuitifs de base.

XII. Sciences qualitatives et sciences formalisées


Une troisième typologie oppose les « sciences qualitatives » et les
« sciences formalisées ». Elle concerne les méthodes qui sont utilisées
par les disciplines, littéraires pour les unes, logico-mathématiques
pour les autres. L’utilisation des outils formels a transformé dès leur
apparition les conditions de la science sous deux aspects. D’une part,
les mathématiques fournissent un langage quasi universel qui permet
d’exprimer un grand nombre d’énoncés scientifiques. D’autre part,
elles proposent des instruments qui mettent en œuvre divers modes
de raisonnement, en particulier d’engendrer une batterie de consé-
quences à partir des hypothèses faites. Plus largement, les mathéma-
tiques fournissent un flot incessant de structures ou de théorèmes qui
s’adaptent ou non au travail scientifique.
Les sciences qualitatives sont animées d’un esprit de finesse qui
se manifeste de deux façons. D’une part, elles permettent de rendre
compte de phénomènes multidimensionnels et fortement intriqués
avec un grand sens des nuances. D’autre part, elles autorisent des
raisonnements certes linéaires, mais dont chaque étape est clairement
indiquée et isolée. Les sciences formalisées sont porteuses d’un esprit
de géométrie qui se manifeste encore de deux façons. D’une part, elles
permettent de traduire des phénomènes spécifiques avec une préci-
sion inaccessible au langage littéraire. D’autre part, elles autorisent
des calculs complexes qui conduisent à des conclusions logiquement
valides même si les étapes intermédiaires de calcul restent opaques.
L’abstraction allant de pair avec la formalisation, l’opposition entre
sciences qualitatives et formalisées n’est pas très éloignée de celle
entre sciences empiriques et théoriques. Comme les sciences empi-
riques partent des données brutes de l’expérience, le langage qui
paraît le plus adapté est le langage naturel. C’est celui qui est utilisé
par la connaissance vulgaire dont la connaissance savante prend le
relais. C’est aussi celui qui permet le mieux d’atteindre un consensus
rapide entre les observateurs. Comme les sciences théoriques néces-
sitent l’expression de structures complexes, le langage le plus adapté
est le langage formel. C’est celui qui est le plus précis pour déduire des
313
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

conséquences testables des modèles théoriques. C’est aussi celui qui


permet la communication courante la plus efficace entre scientifiques.
Là encore, chaque discipline adopte à la fois des méthodes qua-
litatives et des méthodes formalisées. Même si certaines comme la
physique sont très formalisées, elles fournissent nécessairement
des interprétations de leurs modèles en langage littéraire. Même si
d’autres comme la sociologie sont restées très qualitatives, elles sont
de plus en plus influencées par des techniques formelles d’analyse des
données. Seules les « sciences formelles » (logique, mathématiques)
sont complètement formalisées, mais elles ne sont pas à proprement
parler scientifiques car elles ne s’appuient pas sur une véritable base
empirique. En sens inverse, le discours purement littéraire reste can-
tonné à des savoirs qui parlent certes du réel comme la littérature,
mais restent en marge de la science proprement dite.

XIII. Sciences naturelles et sciences sociales


La distinction la plus courante concerne les sciences naturelles
et les sciences sociales. Elle s’appuie sur l’existence de niveaux d’em-
boîtement successifs des objets étudiés par les sciences depuis les
atomes jusqu’aux sociétés. Plus précisément, elle est fondée sur une
discontinuité entre les niveaux d’organisation, manifestée par l’émer-
gence d’un niveau autonome à partir du précédent. L’émergence des
phénomènes biologiques à partir des phénomènes physiques résulte
de l’apparition de la vie sous forme d’organismes auto-reproductifs.
L’émergence des phénomènes sociaux à partir des phénomènes biolo-
giques résulte de la conscience que les individus acquièrent de leur
environnement et du raisonnement réflexif qui en découle.
Tout d’abord, les sciences naturelles accèdent plus facilement à un
stade nomothétique. Les entités naturelles (atomes, cellules) existent
en multiples exemplaires similaires et déterminent des classes emboî-
tées nettement définies. Elles connaissent des changements très lents
et suivent des schémas de transformation très réguliers. En sens
inverse, les entités sociales (individus, firmes) sont bien plus hété-
rogènes et déterminent des classes plus floues. Elles se modifient
rapidement en fonction de facteurs très nombreux et d’apparence plus
aléatoire. Cependant, les sciences sociales n’en sont pas pour autant
cantonnées à rester idiographiques. Elles fonctionnent sur de nom-
breuses analogies, même si ces dernières ne correspondent pas à des
régularités aussi universelles et éternelles.
314
Philosophie économique

Ensuite, les sciences naturelles se prêtent plus facilement à un


traitement théorique. Elles mettent en évidence des invariants d’accès
facile, à caractère généralement déterministe. Ces invariants reflètent
des structures profondes qui semblent incontournables et immuables.
En sens inverse, les sciences sociales se contentent d’invariants qua-
litatifs qui admettent de larges marges de variation. Ces invariants
sont au mieux valables sur des régions et des époques difficiles à
circonscrire. Cependant, les sciences sociales ne sont pas condamnées
à rester empiriques. L’anthropologie met en évidence des structures
de parenté et la sociologie des rapports institutionnels robustes (lien
entre le protestantisme et aussi bien l’esprit du capitalisme que le
suicide).
Enfin, les sciences naturelles s’avèrent mieux adaptées aux
méthodes formalisées. Nombre de grandeurs physiques sont mesu-
rables sous une forme quantitative facile à objectiver. Les princi-
paux invariants sont exprimables sous forme de structures formelles
aisément manipulables. A contrario, les sciences sociales traitent de
grandeurs multidimensionnelles demeurées qualitatives ou transfor-
mées au forceps. Les invariants sont irréductibles à des structures
mathématiques standards du fait de leur subjectivité d’interpréta-
tion. Cependant, les sciences sociales peuvent mettre en œuvre des
méthodes d’analyse originales, appuyées sur des données nombreuses.
Il s’agit par exemple de techniques synchroniques d’analyse de réseaux
d’interactions ou de techniques diachroniques d’analyse de filiation
génétique.

XIV. Les modes de raisonnement en économie


L’économie utilise pleinement tous les modes de raisonnement qui
sont recensés dans la démarche scientifique. Pour ce faire, elle s’ap-
puie sur une base de données particulièrement riche et variée établie
au niveau national et international. Des données statistiques sont tra-
ditionnellement collectées de façon séquentielle sur un grand nombre
de variables quantitatives par des organes de recueil spécialisés. Des
études spécifiques, périodiques ou non, permettent de préciser cer-
tains phénomènes qualitatifs sous forme de questionnaires recueillis
auprès d’agents représentatifs. Enfin, des expériences ponctuelles en
laboratoire fournissent des observations de diverse nature dans des
configurations artificielles où agissent des acteurs volontaires.
L’économie s’appuie sur des concepts élémentaires (quantités, prix,
revenus) relatifs aux entités microéconomiques de base (agents, biens).
315
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

Elle agrège ces concepts au niveau macroéconomique (production,


investissement, épargne) dans le cadre de la Comptabilité nationale.
De plus, les organismes statistiques mettent en œuvre un rai­son­
nement taxonomique formel pour construire des nomenclatures de
biens (fonctions) et d’agents (qualifications). Par ailleurs, l’économie
s’est efforcée de construire des relations entre les grandeurs usuelles
par des techniques statistiques. Plus largement, elle recourt à une
modélisation systématique en combinant des jeux de relations. Ce
faisant, elle applique le raisonnement analogique, à partir essentiel-
lement de la mécanique classique.
L’économie a tôt développé des modèles théoriques pour mettre à
jour, par abduction, des structures sous-jacentes aux relations établies.
À cette fin, les notions de rationalité et d’équilibre inter-agents ont un
puissant pouvoir d’unification théorique. Le raisonnement analogique
intervient là encore à ce niveau, moins avec la physique qu’avec la bio-
logie qui introduit une forte dimension temporelle. En ce qui concerne
les tests empiriques des théories, l’économie a d’abord connu un biais
confirmationniste consistant seulement à les valider au regard des
données. Mais elle a fini par adopter une attitude plus réfutationniste
consistant à mettre en cause les théories à travers ses diverses consé-
quences. De fait, les théories sont désormais constamment révisées à
partir des observations les plus robustes.
L’économie s’évertue à reproduire le passé par simulation quanti-
tative à partir des variables exogènes observées. Elle simule même
ce qui se serait passé avec des variables de commande ou d’environ-
nement différentes de celles effectivement réalisées. Cependant, l’éco-
nomie procède surtout à des anticipations qui font partie intégrante
des productions de la discipline. Ces anticipations sont accompagnées
d’analyses de sensibilité sur divers éléments exogènes d’un modèle. Il
s’agit aussi bien de variables exogènes anticipées que de paramètres
structurels alternatifs. Par ailleurs, le raisonnement contrefactuel
transparaît dans des exercices d’« économie-fiction », qui modifient le
système économique en profondeur ou même de façon irréaliste.

XV. Les typologies disciplinaires et l’économie


Contrairement aux sous-disciplines des sciences naturelles qui sont
structurées par niveaux d’organisation successifs, les sciences sociales
se sont spécialisées dans des dimensions particulières des systèmes,
complémentaires les unes des autres. Ainsi, l’économie examine les
rapports qui s’établissent entre les acteurs à propos des biens. Ce
316
Philosophie économique

faisant, elle accède à une position très particulière qui la rapproche


plutôt des sciences naturelles. Ce n’est que lorsque l’économie consi-
dère, en plus des agents et des biens, des institutions qui gouvernent
les échanges, qu’elle récupère une dimension véritablement sociale.
Elle ne peut alors éviter un dialogue avec la sociologie qui l’amène à
mieux prendre en compte les multiples interactions entre les acteurs
qui surplombent les échanges.
Par son contenu même, l’économie est d’abord nomothétique car
elle travaille sur des objets qui existent en grand nombre de façon
suffisamment similaire. Ces objets présentent des structures et des
évolutions comparables, au moins en première instance. Il en est ainsi
des entités de base comme les consommateurs, voire les firmes, même
si la taille et la structure de ces dernières ont beaucoup évolué au
cours de l’histoire. Il en est de même des institutions comme le marché
ou même la monnaie, même si la forme et les modalités de fonc­tion­
nement de cette dernière ont beaucoup varié au cours du temps. Par
ailleurs, si elle s’intéresse bien à la réflexivité des acteurs écono-
miques, elle adopte une vision très simple de la décision individuelle
fondée sur l’intérêt bien compris des acteurs.
De façon corollaire, l’économie a développé sa composante théorique
autant sinon plus que sa composante empirique. Certes, elle s’appuie
sur une base empirique exceptionnelle qui ne cesse de grossir et de se
diversifier. Mais elle construit surtout des théories très générales, le
prototype ancien en étant la théorie de l’équilibre général. Elle a même
engendré une théorie plus générique, la théorie des jeux, censée servir
de matrice à la plupart des phénomènes sociaux. Cependant, du fait
de sa complexité et de son instabilité, elle demeure bien moins empi-
riquement ancrée que les théories des sciences naturelles. Elle décrit
un cadre général d’interaction entre acteurs dont les conséquences
empiriques sont logiquement faibles et empiriquement peu réfutables.
Il s’ensuit que l’économie, dès ses origines, a eu recours à une
approche formelle plutôt que qualitative. Elle est fondée sur un subs-
trat physique préalablement formalisé lorsqu’elle s’intéresse aux
processus de production. Elle raisonne sur des biens qui sont des
entités matérielles et étudie leur transformation à travers des fonc-
tions de production. L’économie se rapproche certes de la psychologie
quand il s’agit d’étudier le comportement du consommateur, mais elle
s’appuie alors sur une notion de rationalité très stylisée. La décision
économique repose sur les seules préférences et croyances, les pre-
mières souvent réduites à l’utilité, les secondes à des probabilités
317
Chapitre 8. Méthode scientifique et modes de raisonnement

subjectives. Même le marché se prête aisément à la formalisation du


fait de la quantification naturelle des prix des biens.

XVI. Conclusion
La méthode scientifique s’appuie sur des modes de raisonnement
qui contribuent à la compression optimale de l’information scientifique
disponible. D’une part, les modes de raisonnement déductifs font déri-
ver les faits de représentations plus fondamentales, qui s’avèrent dès
lors suffisantes. En effet, ils sont fondés sur un principe de cohérence
logique des objets conceptuels tant entre eux qu’avec les observations.
D’autre part, les modes de raisonnement inductifs servent à engendrer
des théories fondamentales de complexité minimale pour assurer cette
tâche. Cette fois, ils sont fondés sur une capacité d’imagination propre
à engendrer les structures les plus simples et les plus efficaces pour
justifier les données.
Les objets conceptuels proposés par la science sont logiquement
structurés de façon hiérarchique. Ils s’ordonnent de façon descendante
des théories aux modèles et des relations aux observations. Les modes
de raisonnement jouent un rôle interniveaux en ce qu’ils permettent
de monter ou descendre de niveau en niveau. Ils assurent un rôle
intraniveau en ce qu’ils permettent de résumer les informations de
ce niveau par une structure simple. Du point de vue dynamique,
les raisonnements aux niveaux inférieurs résultent d’un travail de
fourmi de savants qui cherchent à adapter les représentations aux
changements exogènes de tous ordres. Les raisonnements aux niveaux
supérieurs résultent plus de l’intuition de quelques grands savants
capables d’imaginer des structures originales.
Pour préciser la démarche scientifique, il est nécessaire de mieux
classer les modes de raisonnement au sein d’une « épistémologie for-
melle ». Du point de vue qualitatif, il importe de sélectionner les modes
de raisonnement à même de généraliser les objets conceptuels de tout
niveau dans les directions les plus fécondes. En particulier, il est
indispensable d’adopter des définitions plus spécifiques de la relation
de similitude qui est à la base même de l’induction. Du point de vue
logique, il faut examiner dans quelle mesure le calcul des prédicats
est l’outil le mieux adapté à l’expression des modes de raisonnement
dans une perspective hiérarchique. En particulier, il est nécessaire de
s’interroger sur la manière d’intégrer le calcul des probabilités dans
les modes de raisonnement.
La biodiversité comme
thème de philosophie économique
Yves MEINARD

L
a notion de biodiversité a une histoire courte mais déjà remar-
quable. À l’origine, le terme « biodiversité » est un néologisme
introduit par la biologie de la conservation1. La première publi-
cation qui le mentionne le définit comme « la variété et la variabilité
de tous les êtres vivants […] : variabilité génétique à l’intérieur des
espèces et de leurs populations, variabilité des espèces et de leurs
formes de vie, diversité des complexes d’espèces associées et de leurs
interactions, et diversité des processus écologiques qu’ils influencent
ou dont ils sont les acteurs2 ». Cette définition classique, structurée
uniquement autour de notions biologiques, ne pouvait guère lais-
ser présager qu’à peine quatre ans plus tard la signature, par cent
soixante-huit pays, de la Convention sur la diversité biologique (CBD)
de Rio, censée graver dans le marbre l’engagement par ses signataires
d’œuvrer à enrayer l’érosion de la biodiversité, allait conférer à cette
dernière une importance politique majeure qui ne s’est depuis lors
pas démentie.
Cette importance politique, d’ampleur internationale, n’est pas
conçue comme un sacrifice des hommes sur l’autel d’une nature
qui aurait été érigée en priorité absolue. Au contraire, la science et
la politique de la biodiversité n’ont eu de cesse, ces deux dernières
décennies, de souligner l’importance de la biodiversité pour le « bien-
être » humain3 .

[1] Il s’agit de la branche de l’écologie consacrée à l’étude des stratégies et méthodes de conser-
vation des espèces et populations naturelles.
[2] E.O. Wilson & F.M. Peters, Biodiversity, National Academy Press, 1988.
[3] S. Naeem et al. (eds.), Biodiversity, Ecosystem Functioning, & Human Wellbeing, Oxford
University Press, 2009.
320
Philosophie économique

La logique qui préside à ce lien entre biodiversité et « bien-être » est


la suivante. Il existerait, tout d’abord, une corrélation positive entre
mesures de la biodiversité et mesures du fonctionnement des écosys-
tèmes : c’est la relation qu’explore le programme de recherche « BEF »
(« biodiversity ecosystem functioning ») en écologie. Ce fonctionnement
des écosystèmes se traduirait à son tour, du point de vue des hommes,
par la provision de services écologiques, c’est-à-dire de services dont
la fourniture est actuellement assurée par les écosystèmes (protection
contre l’érosion assurée par le couvert végétal, stockage du carbone
dans les forêts, filtration des polluants par les sols, etc.). La provision
de ces services conditionnerait, enfin, le « bien-être » des hommes de
multiples façons. L’Évaluation des Écosystèmes pour le Millénaire4
identifie ainsi cinq grandes composantes du « bien-être » (sécurité,
bases matérielles de la qualité de la vie, santé, relations sociales et
liberté de choix et d’action) et quatre types de services écologiques
(services de support, services d’approvisionnement, services de régu-
lation et services culturels), et prétend que la provision de ces services
contribue aux composantes du « bien-être » comme illustré dans la
figure 1.
Cette chaîne qui prétend relier biodiversité et « bien-être » est
l’étendard de la rhétorique par laquelle l’écologie de la biodiversité se
finance et se justifie, c’est la cheville ouvrière d’un nombre croissant
d’initiatives de protection de l’environnement, et c’est finalement l’em-
brayeur par lequel la science économique a pu, ces dernières années,
s’articuler avec l’écologie avec bien plus de succès que nombre d’autres
sciences sociales.
Mais cette chaîne est profondément confuse à plusieurs de ses
étapes. La corrélation entre biodiversité et fonctionnement des écosys-
tèmes est une question empirique sur laquelle la littérature écologique
a bien du mal à statuer5 . Le lien entre fonctionnement des écosys-
tèmes et services écologiques est d’un tout autre ordre : censément
une traduction, depuis le langage de l’écologie vers celui de l’économie.
Mais cette traduction prend parfois des allures de jeu de mots, comme

[4] L’Evaluation des Ecosystèmes pour le Millénaire, ou MEA (« Millenium Ecosystem


Assessment ») est un travail commandé en 2000 par le secrétaire général de l’ONU. Plus de
1 360 experts ont collaboré à sa production : Ecosystems and human well-being : Biodiversity
synthesis, World Resources Institute, 2005.
[5] B. Schmid et al., « Consequences of species loss for ecosystem functioning : meta-analyses
of data from biodiversity experiments », in Naeem et al. (eds.), Biodiversity, Ecosystem
Functioning, & Human Wellbeing, op. cit., p. 14-29.
321
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

Composantes du bien-être
Sécurité :
Services écologiques •  Sécurité personnelle
Services •  Accès sécurisé aux
d’approvisionnement : ressources
•  Nourriture …
•  Eau potable Bases matérielles de
… la qualité de la vie : Liberté de choix et
Services de support : •  Moyens d’existence d’ac7on :
•  Cycles des nutriments adéquats Opportunité d’être
Services de régula7on :
•  Forma8on des sols •  Accès aux biens capable d’être et de
•  Régula8on du climat
•  Produc8on primaire … faire ce à quoi un
•  Purifica8on des eaux
… Santé : individu accorde de

•  Force physique la valeur
•  Accès à une eau et
Services culturels : un air purs
•  Esthé8ques …
•  Spirituels Bonnes rela7ons
•  Éduca8fs sociales :
… •  Cohésion sociale
•  Respect mutuel
Vie sur Terre - Biodiversité …

Figure 1. Source : MEA, Ecosystems and human well-being :


Biodiversity synthesis, World Resources Institute, 2005. Simplifié.

quand les processus écologiques qui ne peuvent être directement liés


à aucun bénéfice humain sont qualifiés de « services de support » pour
signifier qu’un lien, plus ou moins clairement établi et caractérisé,
les unit au maintien de la provision des autres services6. Cette notion
même de services écologiques englobe une telle diversité de phéno-
mènes qu’il y a lieu de se demander si le terme de « service » est là pour
autre chose que pour séduire par une référence familière. Enfin, le
« bien-être » qui termine la chaîne n’est, significativement, pas la tra-
duction de welfare, mais de wellbeing. C’est une notion profondément
ambiguë. Elle se rapproche suffisamment de la notion de welfare pour
susciter l’intérêt des économistes, mais elle ne peut soutenir la géné-
ralité qu’elle hérite de l’hétérogénéité des services écologiques qu’en
cultivant un lien sourd avec des notions plus générales, comme celles
de qualité de la vie, certes philosophiquement moins restrictives, mais
en contrepartie bien moins tabulées par les théories économiques7.

[6] MEA, Ecosystems and human well-being : Biodiversity synthesis, World Resources Institute,
2005.
[7] L’ambiguïté est plus grande encore quand les auteurs (par exemple J.-M. Salles, « Évaluer
322
Philosophie économique

Malgré sa confusion, la chaîne qui prétend relier la biodiversité


au bien-être a cependant le mérite d’exister et de susciter des inter­ac­
tions interdisciplinaires. En faisant émerger des problèmes qui trans-
gressent les frontières entre économie et écologie, la notion de biodi-
versité entraîne ainsi ces disciplines aux confins de leurs domaines
de compétence respectifs : elle leur offre la possibilité de démontrer
leur pertinence au-delà de leurs champs traditionnels. Mais au lieu de
saisir cette opportunité, la littérature actuelle, tant écologique qu’éco-
nomique, se réfugie derrière la confusion des termes, et se condamne
ainsi à générer plus de malentendus que d’avancées solides. Dans
ce chapitre, nous nous inscrirons en faux contre cette dynamique.
Nous montrerons que les questions relatives à la biodiversité peuvent
constituer, pour les économistes, des opportunités remarquables pour
démontrer et déployer la pertinence de certains de leurs outils. Mais
nous insisterons sur le fait qu’une telle démarche impose une remise
en question et une refonte assez radicales de ces outils : en ce sens, c’est
une démarche de philosophie économique qu’il convient de développer.
Notre démonstration se déroulera en deux temps. Nous nous pen-
cherons tout d’abord sur la signification de la notion de biodiver-
sité : nous montrerons qu’une interprétation des résultats d’écono-
mie axiomatique informée par la philosophie du langage permet de
clarifier cette notion bien au-delà de ce que proposent actuellement
les biologistes.
Nous nous tournerons ensuite, à l’appui des conclusions de cette
première partie, vers les politiques économiques de protection de la
biodiversité : nous montrerons qu’une réflexion philosophique appli-
quée aux méthodes actuelles d’économie de l’environnement permet
de mettre en évidence une lacune qui rend ces dernières inaptes à
résoudre les problèmes auxquelles elles prétendent s’appliquer.

I. La clarification du statut ontologique de la notion de


biodiversité comme exercice de philosophie économique
La notion de biodiversité a un statut singulier. C’est une notion
qui trouve sa place dans les publications écologiques les plus avancées
mais, contrairement aux concepts écologiques qu’elle y côtoie, c’est en
même temps une notion que les autres disciplines, comme l’économie,

la biodiversité et les services écosystémiques : pour quoi faire ? », DR LAMETA n° 2010-17)


passent en outre subrepticement du wellbeing à l’interprétation hédoniste du welfare (selon
laquelle toute amélioration du bien-être est une augmentation du bonheur).
323
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

semblent pouvoir s’approprier. Plus encore, c’est une notion qui peut
être définie tellement simplement (la biodiversité est la diversité du
vivant) qu’elle semble abordable par tous les décideurs publics, tous les
citoyens, tous les consommateurs, qu’ils aient ou non des rudiments
de connaissances écologiques. La biodiversité semble ainsi être tout
à la fois une notion scientifique, une notion interdisciplinaire et une
notion abordable au niveau du sens commun.
Dans leur écrasante majorité, les auteurs de la littérature actuelle,
qu’elle soit biologique 8 , économique9 ou philosophique10 ne voient là
aucun problème. Rares sont ceux qui soulignent qu’une notion si
consensuelle peut couvrir des enjeux que l’on rechigne à problémati-
ser11, ou qui dénoncent l’incongruité de la présence d’une notion aussi
vague dans des discours scientifiques qui revendiquent la précision12.
Avant de prétendre transposer la notion de biodiversité de la biologie
à l’économie, tâchons de clarifier rigoureusement son statut épistémo-
logique. Nous montrerons tout d’abord que la notion de biodiversité
n’est pas ce qu’elle semble être : la biodiversité n’est ni une propriété
observable sur la base du sens commun, ni une entité inobservable
qui n’aurait de sens que par le réseau de concepts scientifiques dans
lequel elle s’inscrit. Nous pourrons alors préciser ce qu’elle est : une
notion qui sert à donner un sens, chargé de valeurs, aux problèmes
que les sciences écologiques se donnent pour tâche de résoudre.
I.1. La biodiversité n’est pas une propriété observable
sur la base du sens commun
Selon sa définition classique, la biodiversité est la diversité du
vivant13 . Or il semblerait que tout le monde sache ce que désigne le
terme « diversité » : une propriété, caractérisant des ensembles d’indi-

[8] G.M. Mace, K. Norris & A.H. Fitter, « Biodiversity and ecosystem services : a multilayered
relationship », Trends in Ecology and Evolution 27(1), 2012, p. 19-26.
[9] C. Aubertin, F. Pinton & V. Boisvert (dir.), Les Marchés de la biodiversité, IRD Éditions,
2007.
[10] C. Larrère & R. Larrère, Du bon usage de la nature, Flammarion, 2009.
[11] H. Le Guyader, « La biodiversité : un concept flou ou une réalité scientifique ? », Courrier
de l’environnement de l’INRA 55, 2008, p. 7-26.
[12] J. Delord, « Adieu la biodiversité », communication au colloque GAIÉ, 10 décembre 2011.
[Ndé : du même auteur, voir « La biodiversité : imposture scientifique ou ruse épistémo-
logique ? », in J. Delord & E. Casetta (dir.), La Biodiversité en question. Enjeux philoso-
phiques, éthiques et scientifiques, Éditions Matériologiques, chap. 3.]
[13] A. Purvis & A. Hector, « Getting the measure of biodiversity », Nature 405, 6783, 2000,
p. 2012-2019.
324
Philosophie économique

vidus, dépendant du nombre d’individus dans ces ensembles, et de


leurs ressemblances et dissemblances14 . La biodiversité serait donc
une propriété, appréhendable par le sens commun, dont les différentes
sciences de la biodiversité produiraient une étude. Et si ces diffé-
rentes sciences utilisent des indices différents pour la mesurer, ce
serait parce qu’elles ne s’intéressent pas au tout de la biodiversité,
mais uniquement à certains de ses aspects. Par exemple, l’écologie
des écosystèmes s’intéresse à la diversité fonctionnelle15 , alors que la
taxonomie s’intéresse à la diversité phylogénétique16 , si bien que ces
deux disciplines utilisent des mesures différentes, plus ou moins aptes
à capturer ces différents aspects de la biodiversité. La situation serait
donc celle schématisée sur la figure 2.
Vers une en/té
plus générale
Biodiversité Spécifica/on du type de
ques/on traitée, déterminant
la discipline per/nente
´environnement
Économie de l

fonc/onnelle

Biologie de la
conserva/on
Écologie

Spécifica/on des détails du cas d´étude,


déterminant quel indice est le plus
per/nent

Vers un indice
plus spécialisé

Cette image repose entièrement sur la prétendue évidence de la


signification du terme « diversité ». Dans la littérature actuelle, seule
l’axiomatique économique semble avoir tenté de dépasser cette trop
facile évidence, en tâchant de clarifier quelles sont les propriétés dont
la conjonction constituerait la propriété putative diversité. Mais à

[14] V. Maris, Philosophie de la biodiversité, Buchet Chastel, 2010.


[15] La mesure la plus simple de la diversité fonctionnelle d’un système est le nombre de
« groupes fonctionnels » qu’il contient. Un groupe fonctionnel contient l’ensemble des
espèces qui jouent un rôle identique dans le fonctionnement de l’écosystème. Par exemple,
dans les prairies, toutes les espèces végétales de la famille des Papillonaceae sont souvent
regroupées dans le groupe fonctionnel des fixateurs de N2 atmosphérique.
[16] La mesure de diversité phylogénétique la plus connue est celle de D.P. Faith (« Conservation
evaluation and phylogenetic diversity », Biological Conservation 61, 1992, p 1-10) : c’est
une mesure du nombre d’évènements de spéciation qui séparent les différentes espèces
de l’échantillon dont la diversité est mesurée.
325
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

poursuivre cette démarche, ce que l’axiomatique économique a montré,


c’est que les propriétés élémentaires qui constituent une analyse de
la notion de diversité sont extrêmement variables selon les contextes
d’utilisation (tableau 1).
Autres Diversité sensu
Critère Entropie Indice de Diversité sensu Diversité
critères Solow, Polasky
cardinal généralisée Weitzman Nehring & Puppe ordinale
additifs & Broadus

Indifférence
aux singletons
   ~

Monotonie/à
l’ajout d’une
espèce à un
   ~
singleton
Indépendance   ~
Propriété
de jumelage
   ~
Monotonie par
rapport aux     
espèces
Existence
d’un lien
  ~
Monotonie par
rapport aux  ? ~
distances
Indépendance
restreinte
  ~
Robustesse
à l’ajout
d’ensembles

dominés
Dictature de la
paire la plus 
dissimilaire
Weitzman
Shannon 1992,
Pattanaik Klemish- Bervoets &
17 1948, 1993, 1998 ; Solow, Polasky Nehring & Puppe
Sources & Xu Alhert Gravel
Shorrocks Bossert, & Broadus 1993 2002, 2003
1990, 2000 1993 2004
1980, 1984 Pattanaik
& Xu 2003

TABLEAU 1. D’après S. Aulong, K. Erdlenbruch & C. Figuières, « Un tour d’horizon des critères d’évalua-
tion de la diversité biologique », Économie Publique 16, 2005, p. 3-46, modifié ; Y. Meinard, L’Expérience
de la biodiversité, Hermann, 2011. Pour des définitions formelles des axiomes (en lignes), cf. Aulong,
Erdlenbruch & Figuières, « Un tour d’horizon des critères d’évaluation de la diversité biologique », op.
cit. La signification des symboles est la suivante : un «» dans une case signifie que l’axiome est respecté
par le critère en colonne, un «~ » que l’axiome peut ou non être respecté selon les paramètres du critère.

Assez étonnement, les axiomaticiens n’ont guère tiré de ces résul-


17

tats la conclusion qui s’impose, et les biologistes n’en ont pas même

[17] S. Bervoets & N. Gravel, « Appraising diversity with an ordinal notion of similarity : an
axiomatic approach », Mathematical Social Sciences 53(3), 2007, p. 259-273; W. Bossert,
P.K. Pattanaik & Y. Xu, « Similarity of options and the measurement of diversity »,
326
Philosophie économique

aperçu l’intérêt. La raison en est certainement l’influence généralisée


de ce que l’on peut appeler « le sophisme de la mesure non mesurable ».
Les biologistes introduisent systématiquement la notion de biodiver-
sité en évoquant des mesures (souvent la richesse spécifique, c’est-à-
dire le nombre d’espèces), mais ils s’empressent de préciser qu’il ne
s’agit que de mesures de la biodiversité. Ils présupposent donc que la
biodiversité est une propriété mesurable, fût-ce imparfaitement, mais
ils ne définissent jamais cette propriété. Dès que des définitions de la
propriété putative sont avancées (et c’est ce que font les axiomaticiens),
elles sont dévalorisées comme n’étant que des mesures imparfaites.
Toute définition de la biodiversité est ainsi considérée comme une
mesure de la biodiversité, toute mesure est considérée comme étant
nécessairement imparfaite, et finalement la biodiversité n’est elle-
même jamais définie qu’en négatif : elle est ce que les mesures de
la biodiversité ne pourront jamais mesurer qu’imparfaitement. Ce
raisonnement est inconséquent et aporétique : il présente toute défini-
tion comme une mesure de ce qu’il considère en même temps comme
étant non mesurable. Du reste, les axiomaticiens ne peuvent guère
prétendre avoir échappé décisivement à ce sophisme, puisqu’ils ne
clarifient pas la portée de leurs conclusions en termes de signification
de la notion de diversité.
Voyons justement quelles conclusions il convient de tirer. Si on les
transpose dans les termes de la philosophie du langage, ces résultats
montrent que le terme « diversité » est ce que l’on peut appeler un
indexical catégoriel. De prime abord, il semblerait qu’il désigne une

Journal of Theoretical Politics 15, 2003, p. 406-421 ; M. Klemisch-Ahlert, « Freedom of


choice : a comparison of different rankings of opportunity sets », Social Choice and Welfare
10, 1993, p. 189-207 ; K. Nehring & C. Puppe, « A theory of diversity », Econometrica 70,
2003, p. 1155-1198 ; K. Nehring & C. Puppe, « Diversity and dissimilarity in lines and
hierarchies », Mathematical Social Sciences 45, 2003, p. 167-183 ; P.K. Pattanaik & Y. Xu,
« On ranking of opportunity sets in terms of freedom of choice », Recherches Économiques
de Louvain 56, 1990, p. 383-390 ; P.K. Pattanaik & Y. Xu, « On diversity and freedom of
choice », Mathematical Social Science 40, 2000, p. 123-130 ; C.E. Shannon, « A mathematical
theory of communication », The Bell System Technical Journal 27, 1948, p. 379-423 ; A.F.
Shorrocks, « The class of additively decomposable inequality measures », Econometrica 48,
1980, p. 613-626 ; A.F. Shorrocks, « Inequality decomposition by population subgroups »,
Econometrica 52, 1984, p. 1369-1386 ; A. Solow, S. Polasky & J. Broadus, « On the mea-
surement of biological diversity », Journal of Environmental Economics and Management
24(1), 1993, p. 60-69 ; M.L. Weitzman, « On diversity », The Quaterly Journal of Economics
107, 1992, 363-405 ; M.L. Weitzman, « What to preserve ? An application of diversity theory
to crane conservation », Quarterly Journal of Economics 108, 1993, p. 1279-1298 ; M.L.
Weitzman, « The Noah’s Arks Problem », Econometrica 66(6), 1998, p. 1279-1298.
327
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

propriété, toujours la même : de la même façon que « Barack Obama »


est un nom propre qui désigne un individu, toujours le même. Mais à y
regarder de plus près, on s’aperçoit que, si le terme « diversité » désigne
certes toujours une propriété (ou une conjonction de propriétés), selon
son contexte d’utilisation, il désigne des (ensembles de) propriétés
différent(e)s. « Diversité » est en ce sens un terme qui fonctionne plus
comme le pronom « lui », prononcé en pointant quelqu’un du doigt,
que comme le nom propre « Barack Obama ». En effet, « lui » désigne
toujours un individu (c’est pourquoi on qualifie cette expression de
catégorielle : elle désigne toujours dans la catégorie des individus),
mais l’identité de cet individu est extrêmement variable en fonction du
contexte d’énonciation (c’est pourquoi on parle d’un indexical catégo-
riel). La situation est exactement la même pour le terme « diversité ».
Concrètement, pour les sciences et les politiques de la biodiversité,
il y a deux points de conclusion à tirer de ces éléments de philosophie
du langage.
Premier point, tant que la notion de biodiversité sera définie au
moyen de celle de diversité (ou de notions synonymes, comme variété
ou variabilité18 , qui ne la remplacent dans les définitions que pour leur
donner une apparence moins tautologique), sa définition sera inutile
et vide de sens. En effet, un indexical catégoriel ne désigne rien du
tout quand il est employé dans un contexte trop général. De même
que « lui » ne désigne un individu déterminé que si l’expression est
énoncée dans un contexte dans lequel il y a un individu bien identifié
auquel le pronom peut faire référence, de même « diversité » ne désigne
des propriétés déterminées que si nous sommes dans la partie la plus
basse de la figure 2. Dans la partie haute de la figure, c’est-à-dire
dans la partie dans laquelle se placerait une définition générale de la
biodiversité, le contexte est trop indéterminé pour que la définition
ait un sens.
Par conséquent, et c’est le second point, il faut faire le deuil de l’illu-
sion langagière selon laquelle nous saurions tous, et nous serions tous
d’accord sur ce que signifie le terme « diversité ». Ici, le parallèle entre
les termes « lui » et « diversité » atteint ses limites. Quand le contexte
est trop général, nous ne savons pas à qui « lui » fait référence, mais
nous savons ce qu’il y a de plus important à savoir sur la signification

[18] Ces deux termes ne sont pas toujours des synonymes de « diversité », mais les textes qui
définissent la biodiversité à partir d’eux ne laissent guère de doute sur le fait qu’ils y sont
considérés comme des synonymes.
328
Philosophie économique

du terme : la règle qui permet de déterminer à qui il fait référence


dans un contexte donné. Dans le cas du terme « diversité », nous ne
disposons d’aucune connaissance de ce type : c’est bien pourquoi c’est
toujours sur la base d’exemples de mesure, c’est-à-dire de références
putatives, que les auteurs essayent de le définir.
II.2. La biodiversité n’est pas une « entité inobservable »
Il est donc nécessaire d’abandonner l’idée selon laquelle le terme
« biodiversité » désignerait une propriété, appréhendable par le sens
commun. Franchir ce pas, c’est restituer aux spécialistes de la bio-
diversité une prérogative dont il est étonnant qu’ils aient aussi fa­ci­
lement accepté de se défaire : la prérogative de la capacité d’identifier
un objet scientifique.
Le regard profane ne peut pas identifier la productivité primaire, la
niche écologique ou le caractère dérivé propre, car ces concepts tirent
leur sens de réseaux de concepts qui ne peuvent eux-mêmes être appré-
hendés que par celui qui comprend les théories sous-jacentes. Ainsi
par exemple, en phylogénie, un « caractère dérivé propre » est, par
définition, un état de caractère partagé par l’ensemble des organismes
issus d’un ancêtre commun et par eux seuls19 : pour comprendre cette
définition, il faut comprendre la notion d’« état de caractère » utilisée
en biologie systématique et la notion de « parenté » utilisée en théorie
de l’évolution. Les concepts de ce type servent à énoncer des résultats
(par exemple : « le grain de pollen est un caractère dérivé propre du
groupe des plantes à fleurs ») qui ne peuvent être compris que par
celui qui connaît la théorie (il faut savoir comment est défini un grain
de pollen, en particulier par opposition par exemple aux spores des
fougères, il faut savoir ce qui définit précisément une fleur au sens
biologique du terme, il faut savoir quels sont les critères qui définissent
ce qu’est un groupe au sens de la classification phylogénétique), et qui
ne peuvent être directement confrontés à l’expérience commune. Ces
résultats sont indirectement liés à l’expérience, et c’est pour cela qu’ils
ont leur place dans des sciences qualifiées d’empiriques, mais ils le
sont indirectement, via la théorie. Pour reprendre notre exemple : per-
sonne n’observera jamais que le grain de pollen est un caractère dérivé
propre du groupe des plantes à fleurs. Certaines observations peuvent
étayer cette proposition, d’autres la réfuter ; mais pour savoir quelles
observations peuvent respectivement jouer ces rôles, il faut pouvoir

[19] G. Lecointre & H. Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Belin, 2001.
329
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

interpréter les observations au regard des théories. S’ils réfèrent


seulement à quelque chose, les concepts scientifiques comme celui de
caractère dérivé propre réfèrent par conséquent à ce que Hausman20
appelle, suivant en cela van Fraassen des « entités inobservables »21.
La biodiversité serait-elle une entité inobservable en ce sens ? Les
biologistes ne se posent guère la question puisqu’ils se contentent de
la fausse évidence du terme. La seule théorie solide qui développe
une explication de la notion de biodiversité conçue comme une entité
inobservable est due à Sarkar22. Dans cette théorie, cette notion sert
à énoncer des résultats du type : « parmi les projets de conservation
p1,…, pn, le projet pi est celui qui maximise la biodiversité ». Mais
ce résultat ne signifie pas qu’une mesure préexistante, la biodiver-
sité, a été utilisée dans un programme de maximisation appliqué
aux projets p1,…, pn. Plusieurs programmes de maximisation, plus ou
moins formalisés, ont été appliqués à ces projets, sur des quantités à
maximiser différentes, souvent nombreuses et hétérogènes, mais sur-
tout dépendant éminemment du contexte et des objectifs précis de la
politique de conservation en question : dans certaines politiques, c’est
le nombre d’espèces qui a le plus d’importance, dans d’autres, le fonc-
tionnement d’un certain type de processus écologique, dans d’autres
encore, certaines espèces bien précises auxquelles est accordé un sta-
tut prioritaire, etc. Il a ensuite fallu effectuer des arbitrages éclairés
par les théories écologiques, qui se sont soldés par le choix du projet
pi. Sarkar pose alors que la biodiversité est la propriété émergente
du fonctionnement de l’ensemble de ce processus, qui aurait été maxi-
misée si la sélection du projet avait été le fait d’un seul programme
d’optimisation. La biodiversité n’est donc pas une propriété identifiée
ex ante et qui pourrait constituer une entrée pour un programme
d’optimisation réel : c’est une propriété que l’on définit ex post comme
étant la propriété fictive qui aurait été maximisée par un programme
d’optimisation unique si l’on avait pu disposer d’un tel programme.
Cette théorie a un défaut majeur : elle ne s’applique qu’à une vision
très restrictive de la biologie de la conservation, selon laquelle cette

[20] D.M. Hausman, « Problem with realism in economics », Economics and Philosophy 14,
1998, p. 185-213.
[21] B.C. van Fraassen, Laws and Symetry, Clarendon Press, 1980. Cette approche peut aussi
bien s’accommoder d’une vision réaliste que d’une vision instrumentaliste des concepts
scientifiques : qu’on les conçoive comme des entités réelles ou fictives instrumentales, les
entités inobservables sont inaccessibles pour le sens commun.
[22] S. Sarkar, Biodiversity and environmental philosophy, Cambridge University Press, 2005.
330
Philosophie économique

science ne s’intéresse qu’à l’établissement d’ordres de priorité entre


des sites entre lesquels il s’agit de choisir pour mettre en œuvre un
projet de conservation. La biologie de la conservation s’intéresse en
fait à bien d’autres questions. Mais, plus problématique encore, si cette
théorie pouvait être convaincante à l’époque où la biodiversité était
encore un concept restreint à la biologie de la conservation, (au tout
début de son histoire), on voit mal aujourd’hui comment elle pourrait
rendre compte de l’utilisation de la notion de biodiversité dans le
programme de recherche BEF, ou dans le contexte plus général des
liens entre biodiversité et « bien-être ».
II.3. La biodiversité n’est ni plus ni moins qu’une notion qui
sert à donner un sens chargé de valeurs aux problèmes traités
par les sciences écologiques
Qu’il n’y ait, dans la littérature, qu’une seule tentative de théoriser
la biodiversité comme entité inobservable et que cette théorie se solde
par un échec n’a rien d’étonnant, comme on peut s’en convaincre en
regardant concrètement de quelle manière cette notion est utilisée par
les biologistes. Tout au contraire des termes désignant des entités inob-
servables, elle n’est, en effet, jamais utilisée pour énoncer des résultats :
dans les articles de biologie, on ne la trouve quasiment jamais dans les
sections « résultats » et « matériels et méthodes ». La notion a sa place
dans les titres des articles, dans les introductions, les conclusions, les
discussions, l’énoncé des perspectives : elle ne sert pas à énoncer des
résultats, mais à les contextualiser, à les problématiser, à tâcher d’en
tirer les enseignements, à en esquisser les implications lointaines23.
On aurait tort de dire qu’il s’agit là d’une fonction anecdotique ou
cosmétique du discours scientifique. En effet, l’importance prise par
la notion de biodiversité en amont et en aval de l’énoncé des résultats
scientifiques montre qu’elle sert à donner un sens aux problèmes dont
traitent les sciences écologiques. Minimiser l’importance de cette
fonction reviendrait à minimiser l’importance de la formulation des
problèmes dans la démarche scientifique : comme si la démarche scien-
tifique était plus fondamentalement étude d’objets (objets appréhen-
dables par le sens commun ou entités inobservables) que résolution
de problèmes.
Rétablir la notion de biodiversité dans la fonction qui est la sienne
− donner un sens aux problèmes traités par les sciences écologiques −

[23] Y. Meinard, L’Expérience de la biodiversité, Hermann, 2011.


331
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

permet au contraire de mettre en évidence la vérité qui se cache dans


les arguments elliptiques des auteurs qui prétendent, tout à la fois,
définir la biodiversité comme un objet, et accorder à cette notion un
rôle-clef dans des problématiques qui ont une dimension morale ou
politique. Ainsi de Tassy24 , qui insiste sur la nécessité d’établir une
définition purement biologique de la biodiversité, tout en arguant
que cette notion est « une de celles qui permettent le mieux de pen-
ser les rapports entre science et société » ; ou de Maris25 , qui prétend
que la biodiversité est un processus biologique, tout en invitant à la
comprendre­par analogie avec la notion de santé. Ces arguments n’ont
aucune crédibilité tant qu’ils ne peuvent expliquer comment la « chose
biodiversité », en tant qu’objet de recherche purement biologique, pour-
rait constituer une ressource pour penser des problématiques morales.
De tels arguments ne prennent véritablement leur sens qu’à condi-
tion de reconnaître que, si les sciences écologiques ont une dimension
morale, c’est parce qu’elles ne se définissent pas fondamentalement
par l’étude d’un objet, mais par la résolution de problèmes, qui se
trouvent avoir une dimension morale : la biologie de la conservation
cherche à préserver les espèces pour répondre à l’exigence morale
d’empêcher leur extinction, l’écologie des écosystèmes cherche à établir
les déterminants du fonctionnement des écosystèmes pour que cette
connaissance puisse être utilisée pour augmenter la durabilité des
écosystèmes et des sociétés. Ce sont ces exigences morales qui donnent
un sens aux problèmes que traitent les sciences écologiques, et qui
sont cristallisées dans la notion de biodiversité.
Souligner l’importance de ces exigences morales ne revient bien
entendu pas à affirmer que la recherche de la connaissance pour
elle-même ne participe jamais en rien à la recherche écologique. Il
en est de la recherche en écologie comme de la recherche en physio-
logie humaine : la recherche de la connaissance pure y a sa place,
mais subordonnée, dans la rhétorique qui préside à la mise en place
des recherches et à leur financement comme dans l’activité concrète
des chercheurs, à l’accomplissement d’une fin qui a une dimension
morale. Maris26 a donc raison de dresser un parallèle entre biodiver-

[24] P.  Tassy, « Biodiversité », in D. Lecourt (dir.), Dictionnaire d’histoire et de philosophie des
sciences, PUF, 2006, p. 132-137.
[25] V. Maris, La Protection de la biodiversité : entre science, éthique et société, thèse de doctorat
de philosophie, Université de Montréal, 2006.
[26] Maris, Philosophie de la biodiversité, op. cit.
332
Philosophie économique

sité et santé : nous voulons prendre soin de la biodiversité et garantir


la bonne santé des hommes ; il s’agit d’une exigence morale. Mais
reconnaissons alors que la biodiversité n’est, pas plus que la santé,
réductible à un processus biologique.

II. L’évaluation de la biodiversité comme


problème de philosophie économique
Nous avons défendu l’idée que la notion de biodiversité ne renvoie ni
à une entité appréhendable par le sens commun, ni à une entité inob-
servable introduite par la théorie écologique, et qu’elle est au contraire
une notion qui permet de donner un sens, chargé de valeurs, aux
recherches des sciences écologiques. Nous n’avons cependant pas donné
de définition de la biodiversité, ainsi comprise. Il serait présomptueux,
dans le cadre qui est le nôtre ici, de fournir une telle définition27.
En effet, si la biodiversité est une notion qui détermine la significa-
tion, chargée de valeurs, de certains problèmes, alors nous ne pouvons
prétendre avancer en ce qui la concerne que des interprétations pro-
visoires. Le parallèle avec la notion de santé est ici encore pertinent,
comme l’aurait été, par exemple, celui avec la pauvreté ou la qualité
de la vie : de ces notions, on peut toujours poser des définitions, mais
elles ne valent que tant qu’elles capturent de manière satisfaisante la
constellation d’idées que ces notions véhiculent confusément dans un
contexte d’interlocution donné. Quand le contexte évolue et la défini-
tion posée perd de son évidence, c’est la définition qu’on abandonne,
pas la notion.
On peut cependant trouver, dans la littérature écologique, quelques
éléments de réflexion sur les valeurs sous-jacentes aux sciences de
la biodiversité, qui permettent de cerner de manière plus précise ce
sens des recherches écologiques, que la notion de biodiversité permet
de capturer confusément. C’est le cas en particulier des réflexions
théoriques sur la « gestion adaptative » (adaptive management)28 ou

[27] Voir Meinard, L’Expérience de la biodiversité, op. cit., pour une tentative de définition,
éminemment modeste et provisoire, dont l’ambition est de faire droit à une originalité
remarquable de la notion de biodiversité, qui est son caractère cognitif fractal : le fait
qu’elle peut être utilisée de manière justifiable quelles que soient les ressources cognitives
sur lesquelles s’appuient ses utilisateurs.
[28] Sarkar, Biodiversity and environmental philosophy, op. cit. ; B.G. Norton, Sustainability,
The University of Chicago Press, 2005.
333
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

sur l’idée « d’intendance des écosystèmes » (ecosystem stewardship)29.


Ces synthèses montrent que, si les sciences de la biodiversité sont
certes ancrées dans des valeurs, il ne s’agit pas des valeurs de la deep
ecology, qui voudrait sacrifier les hommes sur l’autel d’une nature
sanctifiée. L’image qui émerge est plutôt celle de sciences qui aspirent
à ce que le développement et la diffusion des connaissances écolo-
giques permettent aux individus et aux sociétés de mieux s’adapter
aux contraintes environnementales et à leur dynamique30.
De tels éléments sont loin de fournir une définition précise de la
biodiversité, mais ils permettent déjà de poser de manière rigoureuse
la question de savoir dans quelle mesure et de quelle façon l’écono-
mie peut s’articuler avec les sciences de la biodiversité. En effet, si la
biodiversité était un objet, l’identité de l’économie de la biodiversité
ne poserait pas problème : ce serait simplement l’économie, appliquée
à cet objet. Mais comme l’économie de la biodiversité n’a pas d’objet
à partir duquel se définir, il est nécessaire de poser, à la lumière de
ce qui vient d’être dit, la question de savoir ce qu’est l’économie de
la biodiversité (ce qu’elle peut être et ce qu’elle doit être). Dans cette
partie, nous montrerons que poser cette question permet de mettre
en évidence une lacune majeure dans la littérature actuelle.
En effet, les travaux que l’on regroupe généralement sous le
nom d’« économie de la biodiversité » sont dans leur grande majorité
des études d’évaluation économique de biens, attributs ou services
environnementaux, fondées sur les préférences révélées ou décla-
rées des consommateurs31. Les principales variantes des méthodes
employées à cet effet sont présentées dans le tableau 2, mais ce n’est
pas le détail de ces méthodes qui doit nous arrêter ici. Étant donné
ce qui vient d’être dit, la question qui doit nous occuper est plutôt
celle de savoir si les études économiques qui utilisent ces méthodes
peuvent ou non prétendre participer, avec l’écologie de la biodiversité,
au développement et à la diffusion de connaissances permettant aux

[29] F.S. Chapin III et al., « Ecosystem stewardship : sustainability strategies for a rapidly
changing planet », Trends in Ecology and Evolution 25(4), 2010, p. 241-249.
[30] Cette analyse est prolongée dans Y. Meinard, S. Coq & B. Schmid, « A constructivist
approach towards a general definition of biodiversity », Ethics, Policy & Environment
17(1), 2014, p. 88-104.
[31] Notons également les modèles économico-écologiques (T. Eichner & J. Tschirhart, « Efficient
ecosystem services and naturalness in an ecological/economic model », Environmental and
Resource Economics 37, 2007, p. 733-755), qui ne sont pas à proprement parler des études
d’évaluation, mais qui s’appuient exactement de la même façon sur les préférences.
334
Philosophie économique

Méthode Principe Références


La valeur économique d’un bien est
donnée par le consentement à payer A. Alberini & J.R. Kahn, Handbook
Évaluation
pour ce bien, tel qu’il est exprimé on Contingent Valuation, Edward
contingente
par des personnes interrogées dans Elgar, 2006.
le cadre d’enquêtes
M. Christie et al., « Valuing
La valeur économique d’un attribut ecological and anthropocentric
environnemental est calculée à concepts of biodiversity : a
Choice partir des choix, effectués par des choice experiment application »,
experiment agents lors d’expérimentations, in A. Kontoleon, U. Pascual &
entre des scénarii construits à partir T. Swanson (eds.), Biodiversity
de plusieurs séries d’attributs. Economics, Cambridge University
Press, 2007.
J.J. Fletcher, W.L. Adamovicz &
La valeur économique d’un site T. Graham-Tomasi, « An overview
Coûts naturel est mesurée par les coûts of travel cost models : problems
de transport que les visiteurs sont prêts à and potential improvements »,
assumer pour en faire la visite. Leisure Science 12, 1990, p. 119-
147.
La valeur économique d’un attribut L.O. Taylor, « The hedonic
environnemental est mesurée par la method », in P.A. Champ, K.J.
Évaluation
valeur ajoutée par cet attribut aux Boyle & T.C. Brown (eds.), A
hédonique
biens immobiliers dans les zones Primer on Nonmarket Valuation,
présentant cet attribut. Kluwert, 2003.
La valeur économique d’un service
A.M. Freeman, The measurement
écologique est mesurée par l’impact,
Fonction of environmental and resource
sur les marchés, des variations de
de production values : theories and methods,
la quantité et/ou de la qualité de ce
Resources for the Future, 2003.
service.
La valeur économique d’une E.B. Barbier, « Valuing ecosystem
Dommages structure naturelle protectrice est services as productive inputs »,
attendus mesurée par les coûts des dégâts qui Economic Policy 8, 2007, p. 157-
auraient été causés en son absence. 191.

TABLEAU 2.

individus et aux sociétés de mieux s’adapter aux contraintes envi-


ronnementales et à leur dynamique. En effet, si notre raisonnement
est valide, seule une telle participation permettrait à ces travaux de
se présenter comme des applications de l’économie à la biodiversité.
II.1. Pourquoi évaluer l’environnement ?
Le MEA 32 recense trois raisons susceptibles de motiver les ten-
tatives d’évaluation économique de l’environnement : (1) évaluer la
contribution globale des écosystèmes au « bien-être » humain ; (2) com-

[32] MEA, Ecosystems and human well-being : Biodiversity synthesis, op. cit.
335
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

prendre comment fonctionne la partie économique des systèmes socio-


environnementaux ; (3) guider la prise de décision pour des projets
ayant un impact sur l’environnement. Comme le note Salles33 , les deux
premières raisons sont marquées d’une certaine naïveté.
Les débats interminables sur la signification même des résultats du
chiffrage du capital naturel de l’ensemble de la planète, par Costanza
et al.34 , témoignent du fait que le projet (1) de mesurer l’importance
des écosystèmes pour le « bien-être » humain est tellement ambitieux
que, même si la question de l’ambiguïté de la notion de « bien-être »
était réglée, ce projet n’aurait guère de sens.
Pour ce qui est de la raison (2), Salles note qu’elle trahit la vision
simpliste de l’économie qui est celle des écologues auteurs du MEA :
elle présuppose que les économistes peuvent, et veulent, proposer une
représentation entièrement positive du fonctionnement des systèmes
humains, alors qu’il est clair pour la plupart des économistes que, s’il
est intéressant d’étudier la partie économique des systèmes socio-envi-
ronnementaux, c’est pour rationaliser les décisions, et donc dépasser
une ambition simplement positive.
Seule la troisième raison est donc réaliste et acceptable : si nous
cherchons à connaître la valeur économique de biens, de sites ou d’at-
tributs environnementaux, c’est parce que nous voulons produire une
aide à la décision, et parce que nous considérons qu’une étude des
préférences (aboutissant typiquement à une analyse coûts-bénéfices)
est susceptible de fournir de bons critères de décision. Or favoriser la
prise de bonnes décisions, c’est certainement participer à permettre
aux individus et aux sociétés de mieux s’adapter aux contraintes envi-
ronnementales et à leur dynamique, comme le veulent les sciences
de la biodiversité : l’économie semble donc bien avoir le potentiel de
s’articuler de manière cohérente avec les sciences de la biodiversité.
Mais encore faut-il s’assurer que les méthodes économiques produisent
effectivement une aide à la décision pertinente.
Afin d’examiner ce point, commençons par préciser de quelles
décisions il est question. Théoriquement, les décisions pour lesquelles
peut être mise à contribution l’évaluation environnementale peuvent
être aussi bien publiques que privées, dans le cadre aussi bien d’activi-
tés personnelles que d’activités d’entreprise. Mais concrètement, l’im-

[33] Salles, « Évaluer la biodiversité et les services écosystémiques : pour quoi faire ? », op. cit.
[34] R. Costanza et al., « The value of the world ecosystems and natural capital », Nature 387,
1997, p. 253-260.
336
Philosophie économique

mense majorité des travaux d’évaluation porte sur des choix publics.
Nous nous concentrerons par conséquent ici sur les situations du type
suivant. Une décision publique doit être prise en matière environne-
mentale. Par exemple, il s’agit de décider si l’État doit céder un site
naturel à un aménageur ou s’il doit, au contraire, organiser la préser-
vation de la biodiversité présente sur ce site. La question est alors :
une aide à la décision fondée sur une étude des préférences pour un
bien, site ou attribut environnemental peut-elle être considérée comme
pertinente pour fournir une aide pour ce type de décision publique ?
II.2. L’argument de Sagoff contre l’évaluation
économique de l’environnement
Les critiques sont nombreuses, qui dénoncent l’étude des préfé-
rences comme étant dénuée de pertinence pour ce type d’aide à la
décision35, sous prétexte que les questions environnementales seraient
politiques, et non économiques : sur ces questions les agents devraient
se comporter en citoyens, non en consommateurs. Cette critique n’est
pas dénuée de plausibilité, mais elle a besoin d’être amplement étayée
pour être convaincante. Détaillons quelque peu l’argument, tel qu’il
est présenté par Sagoff, afin d’évaluer sa solidité.
Sagoff mentionne les attitudes de ses élèves quand il leur parle du
projet de construire une station de ski sur un site protégé. Les élèves
expriment typiquement deux types d’attitudes contradictoires selon
la manière dont le problème d’arbitrage entre préservation du site
naturel et construction de la station de ski leur est présenté. Quand la
présentation du problème les place dans un statut de consommateurs,
ils apprécient la possibilité de faire du ski sur un site exceptionnel
pour cela, et leur consentement à payer (CAP) pour voir la station
de ski construite est par conséquent positif et important. Quand la
présentation les replace en revanche dans leur statut de citoyens, ils
estiment qu’il est de leur devoir de faire en sorte que le site naturel soit
préservé. Selon Sagoff, une étude comme une évaluation contingente
passerait à côté de l’attitude que les élèves expriment en tant que
citoyens. Concrètement, nombreux seraient ceux qui protesteraient
contre l’enquête en refusant de répondre, ce qui se traduirait, du
point de l’enquêteur, par des données manquantes : ce qu’expriment
les protestataires échappe par conséquent aux résultats de l’enquête.

[35] A. Anderson, Value in Ethics and Economics, Harvard University Press, 1993 ; M. Sagoff,
The Economy of Earth, 2d Ed., Cambridge University Press, 2008.
337
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

L’argument n’est cependant guère concluant. En effet, il n’y a pas de


raison de penser qu’on ne puisse pas répondre en citoyen à une enquête
d’évaluation contingente 36 . Un agent peut par exemple déclarer, et
être prêt à assumer qu’il a déclaré, qu’il consentirait à une augmen-
tation substantielle de ses impôts locaux pour financer la protection
d’un site naturel près de chez lui : en déclarant cela et en étant prêt à
l’assumer, il répond en citoyen préoccupé par l’environnement, à une
enquête d’évaluation contingente. En ce sens, la critique de Sagoff est
complètement balayée par les enquêtes d’évaluation contingente qui
tâchent d’éliminer les non-réponses de protestation en organisant un
processus délibératif en amont de l’enquête37.
II.3. Le problème sous-jacent à l’objection de Sagoff
L’argument de Sagoff recèle pourtant une idée importante, qui peut
être mise en évidence en approfondissant le rapprochement, que nous
avons proposé dans un article intitulé « The economic valuation of
biodiversity as an abtract good »38 , entre économie de la biodiversité et
économie de la justice redistributive. Cette idée est que les préférences
peuvent présenter une structure interne que le CAP occulte. L’aide à
la décision fondée sur les méthodes actuelles, en se privant de cette
information sur la structure des préférences, perd sa pertinence.
Afin d’établir ce point, montrons dans un premier temps qu’une
analyse fondée sur les CAP est dénuée de pertinence dans le cas, que
nous qualifierons de « pur », des préférences pour la redistribution.
Nous pourrons alors transposer nos conclusions aux cas « impurs »
dans lesquels les préférences ne portent pas que sur la redistribution,
mais sur des systèmes ayant des implications redistributives – comme
c’est le cas des décisions de politique environnementale.
Comparons le consentement à payer (CAP) pour la redistribution
et le CAP pour un bien privé quelconque. Le CAP pour le bien privé
mesure ce que l’individu est prêt à payer pour obtenir ce bien : c’est
une mesure de l’importance que l’acquisition de ce bien a à ses yeux,
puisque c’est une mesure des sacrifices d’autres biens qu’il consent à

[36] Cette possibilité a même fait l’objet de mises en évidence empiriques : D. Ami et al.,
« Willingness to pay of committed citizens : A field experiment », Ecological Economics
105, 2014, p. 31-39.
[37] Par exemple : Z. Szabó, « Reducing protest responses by deliberative monetary valuation :
Improving the validity of biodiversity valuation », Ecological Economics 72, 2011, p. 37-44.
[38] Y. Meinard & P. Grill, « The economic valuation of biodiversity as an abstract good »,
Ecological Economics 70, 2011, p. 1707-1714.
338
Philosophie économique

effectuer pour l’obtenir. Dans ce cas, le CAP peut bien être considéré
comme une mesure des préférences de l’individu. Mais que veut dire
le CAP pour la redistribution ? Il peut contenir simultanément deux
choses : une mesure de l’importance que l’individu accorde à l’existence
d’un système de redistribution, et une mesure de ce que l’individu
serait prêt à payer dans le cadre de ce système s’il existait.
Un individu i très pauvre, qui serait bénéficiaire du système de
redistribution si celui-ci existait, pourrait ainsi accorder une grande
importance à l’existence de ce système, ce qu’il pourrait vouloir expri-
mer39 par un CAP fortement positif, mais en même temps considérer
qu’il devrait bénéficier du fonctionnement du système, ce qu’il pourrait
vouloir exprimer par un CAP négatif. Le CAP finalement exprimé
par i pourrait se retrouver égal à celui d’un autre individu, j, qui ne
voudrait pas voir le système se mettre en place et qui, étant relative-
ment riche, serait amené à payer si un tel système était mis en place.
Ces deux situations (i est pauvre et accorde de l’importance à l’exis-
tence d’un système de redistribution ; j est riche et n’y accorde pas
d’importance) sont en fait les deux extrêmes d’un continuum bidi-
mensionnel d’attitudes qui, si elles sont traduites en CAP, pourraient
être représentées par une matrice de diagonale nulle (figure 3). En

effet, on ne peut pas, sans autre forme de procès, postuler que cette
matrice doit avoir une structure particulière, c’est-à-dire qu’il existe
une relation systématique entre certaines de ces composantes40. Il est

[39] Dans une enquête d’évaluation contingente, il pourrait également préférer refuser de
répondre par protestation.
[40] Notons que la représentation en matrice suppose une discrétisation des CAP, et que les
339
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

au contraire tout à fait possible que des agents pauvres n’accordent


aucune importance à l’existence d’un système redistributif, par
exemple parce qu’ils croient au seul rôle de l’effort dans l’acquisition de
meilleures conditions de vie41. Inversement, il est également possible
que des agents riches accordent une grande importance à l’existence
d’un tel système et soient prêts à participer de manière conséquente à
le financer, par exemple parce qu’ils pensent se prémunir ainsi contre
un risque social auquel ils seraient exposés, ou simplement par souci
de réciprocité42.
Pour tout individu i, il est ainsi possible de décomposer ses pré-
férences factuelles, dont l’expression est censément mesurée par des
CAP recueillis lors d’une enquête d’évaluation contingente43 , en deux
composantes contrefactuelles : (1) les préférences de i pour contribuer
dans le cadre du système s’il existait, étant donné la situation fac-
tuelle personnelle de i (pour simplifier : sa richesse, dans le cas de la
redistribution) ; et (2) les préférences de i pour que le système existe
(étant donné qu’il n’existe pas), si i n’avait pas la situation person-
nelle qui est factuellement la sienne44 . Pour tout individu i, notons
ces deux ensembles de préférences, que nous supposons être des pré-
ordres45 , respectivement :  i [système],situation et  i système,[situation]. Chacun de
ces deux préordres représente les préférences de i dans une situation
dans laquelle il se projette par abstraction. S’il voulait n’exprimer
que  i [système],situation, i devrait faire abstraction du fait que le système
n’existe pas (le fait que le système, symbolisé « système », n’existe
pas, est symbolisé par « système » ; le fait que i fasse abstraction de
cette non-existence est symbolisé en mettant « système » entre cro-
chets) en se plaçant par abstraction dans une situation contrefactuelle
dans laquelle il existe, mais i ne devrait pas faire abstraction du

deux dimensions du continuum (qui correspondent en gros respectivement à la richesse


individuelle et à l’importance accordée à l’existence d’un système redistributif) ne sont
évidemment pas les dimensions de la matrice.
[41] Pour une investigation empirique de cette possibilité, voir T. Piketty, « Mobilité économique
et attitudes politiques face à la redistribution », DT CEPREMAP 9603, 1996.
[42] R. Boarini & C. Le Clainche, « Social preferences on public intervention : an empirical
investigation based on French data », DT LAMETA, 2007.
[43] Pour les individus qui refusent de répondre, par protestation, à une enquête, nous
n’avons pas accès à l’expression de leurs préférences, mais celles-ci peuvent néanmoins
être dé­compo­sées, en théorie.
[44] Au regard des paramètres qui déterminent la manière dont il serait traité par le système.
[45] Cette hypothèse est forte, mais l’étude précise de son bien-fondé dépasse les ambitions
du présent chapitre. Nous l’adoptons ici pour la commodité de notation qu’elle permet.
340
Philosophie économique

fait qu’il est dans la situation qui est la sienne (ce que nous notons
par l’exposant « situation »). Inversement, s’il voulait n’exprimer que
 i système,[situation], i devrait garder en tête que le système n’existe pas
factuellement, mais il devrait faire abstraction des paramètres qui
détermineraient la manière dont il serait traité par le système.
II.4. Les préférences abstraites : un objet économique
Avant de montrer en quoi cette décomposition des préférences per-
met une aide à la décision plus pertinente, commençons par désamorcer
une objection inévitable. Il serait naturel d’objecter que cette décompo-
sition n’intéresse pas l’économie parce que, ce qui intéresse la science
économique, ce sont les préférences « réelles » des agents : ce que le
comportement des agents révèle et ce qu’ils déclarent, dans la réalité.
L’idée selon laquelle l’économie aurait pour objet des préférences réelles
est cependant profondément ambiguë. Elle peut être comprise en deux
sens différents mais, dans ces deux sens, elle est malavisée.
Le premier sens dans lequel on peut la comprendre est issu de
l’approche samuelsonnienne des préférences révélées : dans cette
approche, les préférences ne sont rien de plus que ce que révèlent les
actions des agents, telles qu’on peut les observer46. Bien que cette théo-
rie soit encore très souvent évoquée, en particulier dans les manuels47,
il est clairement établi dans la littérature qu’elle est intenable48. Sen49
le démontre à partir d’exemples simples qui illustrent qu’il est impos-
sible de déduire, à partir d’un ensemble de comportements donné, un
ensemble unique de préférences expliquant ce comportement. En effet,
il suffit d’admettre que les agents peuvent suivre différentes règles
pour que plusieurs ensembles de préférences associées à différentes
règles puissent, tout aussi bien les uns que les autres, rendre compte
d’un même ensemble de comportements. De même, Davidson50 montre
que toute action peut être rendue compatible avec n’importe quel pré-
ordre de préférences, simplement en faisant varier les croyances impu-
tées aux agents. Le travail de l’économiste étudiant un ensemble de

[46] A.K. Sen, « Behaviour and the concept of preference », Economica 40, 1973, p. 241-259.
[47] Par exemple, en économie de l’environnement : R.Q. Grafton et al. (eds), The Economics
of the Environment and Natural Resources, Blackwell Publishing, 2004.
[48] J. Heath, Following the Rules, Oxford University Press, 2011.
[49] A.K. Sen, « Choice, Orderings and Morality », in S. Körner (ed), Practical Reason, Blackwell,
1974, p. 54-82.
[50] D. Davidson, « The structure and content of truth », Journal of Philosophy 87, 1990,
p. 279-328.
341
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

comportements est donc toujours un travail interprétatif qui consiste


à poser des préférences qui ne sont jamais que des entités fictives,
interprétatives. Si l’objection que nous devançons s’appuyait sur l’idée
de préférences réelles au sens que lui donne une lecture simpliste des
préférences révélées, elle serait donc erronée, car l’économie n’a jamais
affaire à ce genre de préférences.
L’idée de préférences réelles peut cependant être entendue en un
second sens, dans lequel le réel n’est pas compris par opposition au
fictif, mais par opposition au contrefactuel. Dans cette approche, ce
qui dérangerait dans la décomposition des préférences que nous pro-
posons, c’est leur part de contre-factualité. L’objection, ainsi comprise,
serait cependant également malavisée car, de fait, une bonne part de
la littérature économique s’intéresse à des préférences qui peuvent
être qualifiées de contrefactuelles.
Il convient en effet de bien distinguer deux types de préférences
contrefactuelles : (1) les préférences d’agents contrefactuels et (2) les
préférences d’agents réels effectuant des expériences de pensée, dites
« contrefactuelles », les amenant à faire abstraction de certains aspects
de leur situation ou du problème traité.
Les préférences du type (1) sont des entités purement fictives : ce
sont des préférences d’agents qui n’existent pas, et elles n’existent pas
elles-mêmes. Si les préférences qui nous intéressent dans ce texte
appartenaient à cette catégorie, l’objection que nous devançons serait
opérante. Mais l’intérêt principal d’évoquer cette catégorie est jus­
tement de bien distinguer ces préférences des préférences contrefac-
tuelles de l’autre type, dont font partie celles qui nous intéressent.
Les préférences du type (2) font, pour leur part, l’objet d’analyses
tant théoriques qu’empiriques dans la littérature économique. Un
exemple d’étude théorique de préférences contrefactuelles en ce sens
est la démarche de Kolm51, qui prétend qu’il est possible de séparer,
au sein des préférences des agents réels, des préférences partiales et
des préférences impartiales. On doit à Goodin52 l’expression de « lessi-
vage de préférences » pour désigner cette pratique, à laquelle on peut
également rattacher la notion de « préférences étendues » d’Harsanyi53.

[51] S.-C. Kolm, Macrojustice, Cambridge University Press, 2005, chap. 19.
[52] R.E. Goodin, « Laundering preferences », in J. Elster & A. Hylland (eds.), Foundations of
Social Choice Theory, Cambridge University Press, 1986, p. 75-102.
[53] J.C. Harsanyi, Rational Behavior and Bargaining Equilibrium in Games and Social
Situations, Cambridge University Press, 1977.
342
Philosophie économique

Ce sont des préférences contrefactuelles du même type qui font


l’objet des travaux expérimentaux ou semi-expérimentaux visant à
mettre en évidence les préférences des agents dans des positions d’im-
partialité54 , afin de dégager leurs préférences pour des modalités de
redistribution55. Ces travaux s’intéressent en effet à des préférences
que les agents peuvent exprimer en effectuant un travail d’abstraction
de certaines de leurs caractéristiques, afin d’atteindre une certaine
impartialité.
Les préférences  i [système],situation et  i système,[situation] introduites plus
haut appartiennent à la même catégorie. En effet, dans le cas de
ces préférences, ce qui détermine les éléments dont il s’agit de faire
abstraction dans l’expérience de pensée contrefactuelle, c’est la dis-
tinction conceptuelle entre les deux questions auxquelles ces préfé-
rences doivent permettre de répondre. D’un côté, il y a la question
de l’importance accordée par les agents à l’existence d’un système de
redistribution, de l’autre, la question de la manière dont ces agents
veulent voir le système les traiter. Ces deux questions sont distinctes,
et leur distinction est conceptuelle, non morale. Certes, il est possible
que les préférences impartiales des agents convergent vers leurs pré-
férences pour l’existence du système et que leurs préférences par-
tiales convergent vers leurs préférences pour les modalités de fonc­
tion­nement du système. Mais il s’agit là d’une question empirique,
qu’il faudrait vérifier en comparant les préférences en question empi-
riquement exprimées par des agents.
Quoi qu’il en soit, toutes les préférences contrefactuelles du type
(2) sont bien des préférences d’agents réels, qui peuvent les exprimer
ou les révéler réellement : opposer le contrefactuel au réel ne fait ici
que générer d’inutiles confusions.

[54] Par exemple : N. Frohlich & J. Oppenheimer, Choosing Justice. An Experimental


Approach to Ethical Theory, University of California Press, 1992 ; V. Clément & D. Serra,
« Égalitarisme et responsabilité, une investigation expérimentale », Revue d’économie poli-
tique 111, 2001, p. 173-193.
[55] Le cas des études statistiques qui cherchent à mettre en évidence l’influence des préfé-
rences pour la redistribution dans la détermination des attitudes ou des comportements
(par exemple : G. Corneo & H.P. Grüner, « Individual preferences for political redistri-
bution », Journal of Public Economics 83, 2002, p. 83-107 ; C. Fong, « Social preferences,
self-interest and the demand for redistribution », Journal of Public Economics 82, 2001,
p. 225-246) est plus difficile à interpréter. En effet, le protocole de récolte des données sur
lesquelles elles s’appuient ne contrôle pas les éléments que les agents prennent en compte
dans leur délibération.
343
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

On voit donc que la critique assez naturelle que nous venons d’évo-
quer relève avant tout de la confusion : la décomposition des préfé-
rences proposée plus haut est tout à fait cohérente avec la littérature
économique actuelle. Qui plus est, elle a l’avantage de prendre acte
d’un des résultats les plus importants de la philosophie analytique
récente : la mise en évidence de l’importance ubiquitaire des struc-
tures conditionnelles contrefactuelles dans nos schémas de pensée
et de raisonnement56 . Cette décomposition semble donc parfaitement
légitime.
II.5. Décomposer les préférences pour déployer l’information
Nous avons défendu que la décomposition des préférences présentée
plus haut est légitime, et nous l’avons illustrée dans le cas des pré-
férences pour la redistribution. Mais cette décomposition peut être
opérée suivant la même logique dans le cas de n’importe quel système
ayant des effets redistributifs, c’est-à-dire dont l’existence impliquerait
des charges et des bénéfices différentiels pour les différents agents.
C’est clairement le cas des politiques de protection de la biodiversité.
En effet, les différents agents interagissant de diverses manières avec
un écosystème donné sont impactés de manière différentielle par les
politiques environnementales appliquées à cet écosystème.
De la même façon que dans le cas « pur » des préférences pour
la redistribution, s’il était possible de capturer sous forme de CAP
l’ensemble des préférences d’un individu i pour la mise en place d’une
politique de biodiversité donnée, ce CAP mesuré écraserait deux infor-
mations hétérogènes : l’expression de sa préférence pour l’existence
de cette politique, et son consentement à payer dans le cadre de cette
politique si elle existait.
Toutes les méthodes économiques actuelles partent du principe que
nous pouvons fournir une aide à la décision pertinente en matière de
politique de la biodiversité en nous limitant à l’information conden-
sée dans le CAP. Cette position nous paraît absurde. Si nous voulons
proposer une aide à la décision pertinente, il convient de décomposer
l’information et de séquencer l’aide à la décision : premièrement, éta-
blir une mesure de la politique environnementale à mettre en œuvre ;
deuxièmement, en établir les modalités au regard de ses conséquences
redistributives.

[56] J. Bennett, A philosophical guide to conditionals, Oxford University Press, 2003 ; Meinard
& Grill, « The economic valuation of biodiversity as an abstract good », op. cit.
344
Philosophie économique

Si cette idée est acceptée, elle signifie qu’il manque à la littérature


économique actuelle tout un pan pour fournir une aide à la décision
réellement pertinente en matière de politique environnementale. En
effet, fournir une aide à la décision supposerait de donner une réponse
quantitative pour chacune des deux étapes qui viennent d’être évo-
quées. Or, la littérature actuelle ne fournit aucune analyse quanti-
tative des préférences pour l’établissement d’un système ayant des
effets redistributifs. Ceci est tout aussi vrai pour l’étude des préfé-
rences dans le cas « pur » de la redistribution que dans le cas « impur »
qui nous intéresse plus spécifiquement. En effet, le but principal des
études des préférences pour la redistribution est de voir dans quelle
mesure ces préférences peuvent être expliquées par des paramètres
démographiques et/ou des croyances57. L’étude des préférences pour
la redistribution n’a en ce sens pas vocation à fournir une aide à la
décision pour la mise en place d’un système de redistribution.
Dans la littérature sur les préférences pour les biens environne-
mentaux, aussi bien que dans la littérature sur les préférences pour la
redistribution, il a donc une lacune manifeste d’analyses quantitatives
qui discriminent les composantes du CAP. Les débats qui opposent
les défenseurs des méthodes économiques actuelles aux pourfendeurs
de l’analyse coûts-bénéfices ont la fâcheuse conséquence d’occulter
la nécessité de combler cette lacune. Les ébauches d’alternatives à
l’évaluation économique esquissées par les critiques comme Anderson
ou Sagoff se contentent en effet de souligner la nécessité de mettre
en place des procédures « démocratiques » de prise de décision. Elles
semblent converger en cela avec la théorie de la « démocratie tech-
nique58 », qui promeut le remplacement des méthodes « techniques »
d’aide à la décision, comme les méthodes économiques, par des pro-
cédures de participation d’un maximum de porteurs d’enjeux. Ces
alternatives, prétendument démocratiques (elles ne le sont, en fait,
que dans la mesure où la participation des porteurs d’enjeux peut
être considérée comme la définition de la démocratie, ce qui est très
loin d’être évident), se contentent de solutions illusoires car elles ne
fournissent aucune étude quantitative des préférences  i système,[situation].

[57] Voir entre autres : A. Alesina & E. La Ferrara, « Preferences for redistribution in the land of
opportunities », Journal of Public Economics 85, 2005, p. 897-931 ; R. Bénabou & J. Tirole,
« Belief in a just world and redistributive politics », Quarterly Journal of Economics 121,
2006, p. 699-746.
[58] M. Callon, P. Lascoumes & Y. Barthes, Agir dans un monde incertain, Seuil, 2001.
345
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique

Les défenseurs des méthodes économiques actuelles ont donc toutes les
raisons de ne pas prendre au sérieux ces critiques, mais ce faisant ils
omettent que les quantifications qu’elles proposent risquent d’écraser
une information pertinente. Redéployer cette information nécessite
l’invention de nouvelles méthodologies de capture des préférences, dont
la littérature ne présente pour l’heure que des ébauches.
Notre question dans cette partie était celle de savoir si l’économie
de la biodiversité pouvait s’articuler de manière cohérente avec les
sciences de la biodiversité en participant à permettre aux individus
et aux sociétés de mieux s’adapter aux contraintes environnementales
et à leur dynamique. Il nous est apparu qu’elle le pourrait, si elle pou-
vait fournir une aide à la décision pertinente. Mais il nous est apparu
également que pour l’heure elle ne le peut pas, faute de fournir une
quantification des préférences abstraites.

III. Conclusions
Les questions relatives à la biodiversité prennent une place de
plus en plus importante dans les politiques publiques et dans le débat
public. Personne ne conteste que ces questions recouvrent des enjeux
philosophiques majeurs, mais bien souvent ces enjeux sont réduits à
des questions uniquement éthiques. Nous avons au contraire essayé
de mettre en évidence que l’importance grandissante des questions
relatives à la biodiversité revêt au moins deux autres dimensions
philosophiques, qui révèlent le rôle singulier que joue la notion de
biodiversité à la charnière entre les champs traditionnels respectifs
de l’écologie et de l’économie.
La première dimension ressortit à l’épistémologie et à la philoso-
phie du langage : elle est révélatrice de la puissance explicative que
l’écologie, l’économie et la philosophie peuvent recéler lorsqu’elles sont
appliquées de manière collaborative à l’accomplissement d’une tâche
commune – en l’occurrence, la clarification de la notion de biodiversité.
La seconde ressortit à la philosophie politique et à l’économie publique,
mais également plus fondamentalement à la philosophie de l’action
et des processus cognitifs : elle dévoile la richesse philosophique des
problématiques auxquelles les questions relatives à la biodiversité
amènent l’économie à se confronter.
Sur ces deux fronts, la biodiversité elle-même en finit par s’effa-
cer derrière les chantiers théoriques et pratiques qu’elle inaugure.
Devrait-on en conclure que l’on aurait pu « se dispenser » de la bio-
diversité ? Ce rôle de catalyseur de l’interaction interdisciplinaire,
346
Philosophie économique

assumé de manière si frappante par la notion de biodiversité,


n’a au contraire selon nous rien d’anecdotique pour les savoirs
scientifiques : s’il devait s’avérer que la notion de biodiversité n’est
rien d’autre que ce type de catalyseur, cela ne voudrait en aucune
manière dire qu’elle est un accident ou quelque chose de dispen-
sable dans la construction du savoir scientifique. Bien au contraire,
il est de bonnes raisons de penser que de telles notions, qui jouent
un rôle de catalyseur, ont une importance aussi grande que les
concepts scientifiques eux-mêmes dans la construction des savoirs
scientifiques.59

Remerciements. Ce texte est issu d’un travail financé par la Fondation pour la
recherche sur la biodiversité (FRB). Je tiens à remercier J.-S. Gharbi et B. Schmid
pour leur aide à différentes étapes de l’élaboration de ce travail.
Modèles et simulations à base d’agents
dans les sciences économiques et sociales :
de l’exploration conceptuelle à une variété
de manières d’expérimenter
Denis PHAN & Franck VARENNE1

Introduction. Entre observation méthodique


et analyse conceptuelle : une opposition ?
On a souvent opposé modèles et investigations empiriques. Une
confrontation de ce genre entre l’expérience due à l’observation et le
raisonnement a conduit à des oppositions devenues classiques : d’un
côté, on considère les sciences empiriques fondées sur une observation
méthodique (enquêtes, expériences) tandis que, de l’autre, on conçoit
les approches théoriques et la modélisation comme s’appuyant sur une
approche conceptuelle ou hypothético-déductive.
De manière particulièrement intéressante, même si l’on définit
encore souvent la simulation en rapport à la modélisation (par exemple,
comme un « modèle dynamique […] qui imite un processus au moyen

[1] Ce texte a été originellement publié en langue anglaise dans le Journal of Artificial Societies
and Social Simulation 13(1), 2010, p. 5 (http://jasss.soc.surrey.ac.uk/13/1/5.html). La tra-
duction a été effectuée par Gilles Campagnolo et revue par les auteurs qui remercient en
cette occasion le traducteur pour son travail considérable et remarquable. Par rapport à
la version originale, lors de leurs relectures, les auteurs ont voulu préciser le texte çà et
là de façon à lever des ambiguïtés, l’essentiel du propos du texte initial étant conservé.
Ils ont ainsi renoncé à produire une mise à jour qui aurait demandé la prise en compte de
nombreux travaux publiés entre-temps sur ces sujets, à l’exception de quelques références
bibliographiques des auteurs, où le lecteur trouvera des compléments. Ils ont pensé qu’une
grande partie des analyses avancées dans ce texte conservent leur actualité et c’est pour-
quoi ils ont accepté avec plaisir de faire paraître cette traduction. Ils rappellent également
qu’une première version du texte anglais avait elle-même fait l’objet d’une publication
précoce dès 2008 dans les « Actes du colloque Epistemological Perspectives on Simulation »,
3e édition, Nuno David, José C. Caldas, Helder Coelho (eds.), Lisbonne, 2008, p. 51-69.
348
Philosophie économique

d’un autre processus2 »), on l’a plus souvent systématiquement compa-


rée à une forme d’expérience ou à une méthode intermédiaire entre
la théorie et l’expérience 3 . En ce qui concerne la simulation à base
d’agents, Tesfatsion a parlé de « laboratoire computationnel » comme
d’une manière d’étudier « les comportements des systèmes complexes
au moyen d’expériences sous contrôle qu’on peut répéter (replicable)4 »
et Axelrod a proclamé que la simulation serait « une troisième manière
de pratiquer la science dans les sciences sociales5 », entre l’induction
et la déduction.
Dans ce chapitre, il est question de discuter, réviser et étendre
ces vues (plutôt convergentes) concernant les simulations aux cas
des modèles à base d’agents dans la simulation au sein des sciences
sociales en général et en économie en particulier, en se fondant sur
la technologie logicielle des systèmes multi-agents (SMA)6. Comme le
souligne Axelrod dans ce cas7, la simulation commence par l’activité de
fabrication des modèles, même s’il reste souvent impraticable d’explo-
rer le modèle analytiquement. Des auteurs ont récemment proposé de
distinguer entre ontologie, conception (design) et implémentation des
modèles au stade initial de l’ingénierie du modèle8 .

[2] S. Hartmann, « The world as a process », in R. Hegselmann, U. Müller, K. Troitzsch (eds.),


Modelling and simulation in the social sciences from the philosophy of science point of
view, Kluwer, 1996, p. 77-100.
[3] S.L. Peck, « Simulation as experiment : a philosophical reassessment for biological mode-
ling », Trends in Ecology & Evolution, 19(10), 2004, p. 530-534 ; F. Varenne, « What does a
computer simulation prove ? », in N. Giambiasi, C. Frydman (eds.), Simulation in industry,
ESS 2001, Proc. of the 13th European Simulation Symposium, SCS Europe Bvba, Ghent,
p. 549-554.
[4] L. Tesfatsion, K.L. Judd (eds.), Handbook of Computational Economics, Vol. 2 : Agent-
Based Computational Economics, Elsevier North-Holland, 2006.Traduction GT (Gilles
Campagnolo).
[5] R. Axelrod, « Advancing the Art of Simulation in the Social Sciences », in R. Conte,
R. Hegselmann, P. Terna (eds.), Simulating Social Phenomena, Springer-Verlag, 1997,
p. 21-40. Version mise à jour in J.-P. Rennard (ed.), Handbook of Research on Nature
Inspired Computing for Economy and Management, Idea Group, 2006.
[6] J. Ferber, Multi-agent Systems : an Introduction to Distributed Artificial Intelligence,
Addison-Wesley Publishing Company, 1999 ; « Multi-agent Concepts and Methodologies »,
in D. Phan, F. Amblard (eds.), Agent Based Modelling and Simulations in the Human and
Social Sciences, Bardwell Press, 2007, p. 7-34.
[7] Axelrod, « Advancing the Art of Simulation in the Social Sciences », op. cit.
[8] P. Bommel, J.-P. Müller, « An introduction to UML for Modelling in the Human and Social
Sciences », in Phan & Amblard, Agent Based Modelling and Simulations in the Human
and Social Sciences, op. cit., p. 273-294 ; P. Livet, D. Phan, L. Sanders, « Why do we need
ontology for Agent-Based Models ? », in K. Schredelseker, F. Hauser (eds.), Complexity and
349
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

Comme la fabrication du modèle est une phase inévitable de la


simulation à base d’agents, la première partie de ce chapitre passe
en revue les principales épistémologies des modèles en accordant un
intérêt particulier aux modèles économiques, avec comme exemple
paradigmatique le modèle de « ségrégation » de Schelling 9. Nous y
soulignons quelques propositions plus récentes concernant la nature
empirique des modèles dans les sciences sociales et en économie en
particulier. Les auteurs sont de plus en plus nombreux à dire que le
statut des modèles et de la simulation dans les sciences sociales pré-
sente un mouvement de dérive d’un type d’« exploration conceptuelle »
vers une nouvelle manière de « faire des expériences » – et cela d’autant
plus qu’on envisage spécifiquement les modèles multi-agents.
La deuxième partie revient sur quelques-unes des énigmes concer-
nant le caractère empirique de pratiques de ce genre (c’est-à-dire leur
aspect empirique). Nous proposons d’y adapter et d’y utiliser deux
notions, celle de sous-symbolisation10 et celle de hiérarchie « dénota-
tionnelle11 » afin de mieux expliquer les divergences cruciales entre les
modèles et les simulations, puis celles entre les modèles et les simu-
lations de modèles et, enfin, celles entre les types de simulation. Ces
concepts doivent nous permettre d’expliquer pourquoi la modélisation
multi-agents et la simulation multi-agents engendrent de nouveaux
genres d’empirie, pas si éloignés du pouvoir épistémique que possèdent
les expériences ordinaires. Ils doivent permettre de comprendre pour-
quoi certains auteurs sont en droit d’émettre des désaccords quant
au statut épistémique des modèles et des simulations, en particulier
lorsqu’il s’agit pour eux de ne pas s’accorder sur le degré de dénotation
des systèmes de symboles qu’ils mettent en pratique.

Artificial Markets, Springer, 2008, p. 133-146 ; D. Phan (dir.), Ontologies pour la modé-
lisation par systèmes multi-agents en sciences humaines et sociales, Hermes-Sciences &
Lavoisier, 2014 ; P. Livet, D. Phan, L. Sanders, « Diversité et complémentarité des modèles
multi-agents en sciences sociales », Revue française de sociologie, 55-4, 2014, p. 689-729.
[9] T. Schelling, « Models of Segregation », American Economic Review, 59(2), 1969, p. 488-493 ;
« Dynamic Models of Segregation », Journal of Mathematical Sociology, 1, 1971, p. 143-186 ;
Micromotives and Macrobehavior, Norton and Co, 1978 (trad. fr., La Tyrannie des petites
décisions, PUF, 1980). Pour des références complémentaires et une discussion des modèles
« à la Schelling » en modélisation à base d’agents, cf. Livet, Phan, Sanders, « Diversité et
complémentarité des modèles multi-agents en sciences sociales », op. cit.
[10] P. Smolensky, « On the proper treatment of connectionism », The Behavioural and Brain
Sciences, 11, 1988, p. 1-74.
[11] N. Goodman, « Routes of reference », Critical Inquiry, 8(1), 1981, p. 121-132. 
350
Philosophie économique

I. Modélisation et expérience
I.1. Les conceptions épistémologiques
concernant les modèles scientifiques
Depuis le début du XXe siècle, le terme de « modèle » s’est répandu
dans les descriptions des pratiques scientifiques, en particulier dans
les descriptions des pratiques de formalisation.
Les épistémologues ont en premier lieu rendu compte des modèles
scientifiques, après leur première expansion ancrée dans un mou­
vement d’émancipation vis-à-vis des théories monolithiques en phy-
sique (comme celles prévalant en mécanique), en les comparant de
manière systématique aux théories. En conséquence, dans la première
épistémologie néopositiviste, on a regardé les modèles non comme
des objets dotés d’autonomie, mais comme des outils dérivés et déter-
minés par la théorie. À la suite du tournant « modéliste » en logique
mathématique (la « théorie des modèles »), la conception épistémolo-
gique sémantique des modèles scientifiques s’est développée mais elle
a continué à mettre l’accent sur la théorie12 . Dans une telle vision
des choses, un modèle est une structure d’objets et de relations (plus
ou moins abstraites) qui est l’une des interprétations possibles pour
une théorie donnée. Toutefois, cette vision met aussi l’accent sur les
différents niveaux des structures formelles, et à partir de là, sur leur
caractère discontinu et hétérogène.
Plus récemment, les modèles ont pu être comparés à des pratiques
expérimentales13 . Suivant un point de vue pragmatique assez simi-

[12] Pour une présentation rapide en liaison avec le point de vue adopté ici, cf. D. Phan,
A.-F. Schmid, F. Varenne, « Epistemology in a nutshell : Theory, model, simulation and
experiment », in Phan & Amblard (eds.), Agent Based Modelling and Simulations in the
Human and Social Sciences, op. cit., p. 357-392 ; F. Varenne, « Modèles et simulations :
pluri-formaliser, simuler, re-mathématiser », Matière première, n° 3, février 2008, p. 153-
180, repris in F. Varenne, M. Silberstein (dir.), Modéliser & simuler. Épistémologies et
pratiques de la modélisation et de la simulation, tome 1, Éditions Matériologiques, 2013,
p.  299-328 ; Phan (dir.), Ontologies pour la modélisation par systèmes multi-agents en
sciences humaines et sociales, op. cit., p. 62-66. Pour approfondir, cf. A.-F. Schmid, L’Âge
de l’épistémologie, Kimé, 1998 ; C.U. Moulines, La Philosophie des sciences : l’invention
d’une discipline (fin xixe-début xxie siècle), Éditions Rue d’Ulm, 2006 ; F. Varenne, Théorie,
réalité, modèle, Éditions Matériologiques, 2012.
[13] O. Fischer, « Iconicity : A definition », in O. Fischer (ed.), Iconicity in Language and
Literature, Academic Website of the University of Amsterdam, home.hum.uva.nl/iconi-
city, 1996 ; A. Franklin, The Neglect of Experiment, Cambridge University Press, 1986 ;
P. Galison, Image and Logic, University of Chicago Press, 1997 ; I. Hacking, Representing
and Intervening, Cambridge University Press, 1983 ; M. Morrison, « Experiment », in E.
Craig, (ed.), The Routledge Encyclopaedia of Philosophy, Routledge, 1998, p. 514-518.
351
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

laire14 , les modèles seraient des « médiateurs autonomes (autonomous


mediators) » entre les théories, les pratiques et les données expéri-
mentales. En conséquence de quoi, on les fabrique dans un contexte
sociotechnique tout à fait singulier et dans le but de résoudre un
problème spécifique et explicite qui surgit de ce contexte.
I.2. Une vision ouverte et pragmatique : le modèle vu
comme un construit visant à répondre à une question
Sans entrer plus loin dans le débat entre les visions sémantique
et pragmatique en épistémologie des modèles, quelque aperçu reste
possible concernant les relations faibles existant entre modèles scien-
tifiques et théories en passant par la caractérisation générale et prag-
matique du modèle chez Minsky, à savoir que, selon lui, « pour un
observateur B, un objet A* est un modèle d’un objet A dans la mesure
où B peut utiliser A* afin de répondre à des questions qui l’intéressent
concernant A15 ».
Minsky conçoit de manière minimale un modèle comme un
construit visant à répondre à une question. En tant que construit, le
modèle est une abstraction d’un « domaine d’objets » qu’on formalise
au moyen d’un langage (L) dépourvu d’ambiguïté. Une telle caracté-
risation présuppose que le modèle A* suffit à répondre à la question
que B pose sur A*16 .
Il convient de remarquer qu’une caractérisation lâche n’entraîne
pas que le modèle se fonde sur une théorie pertinente du phénomène
empirique dans le domaine considéré17. Il suffit de dire qu’un construit
de ce type exemplifie certaines « contraintes » bien définies « concer-
nant certaines opérations bien spécifiques18 ». En ce sens, un modèle

[14] M. Morgan, M. Morrison (eds.), Models as Mediators, Cambridge University Press, 1999.
[15] M. Minsky, « Matter, Mind and Models », Proceedings of IFIP Congress, 1965, p. 45-49.
[16] Cf. F. Amblard, P. Bommel, J. Rouchier, « Assessment and Validation of multi-agents
Models », in Phan & Amblard (eds.), Agent Based Modelling and Simulations in the Human
and Social Sciences, op. cit., p. 93-114.
[17] Ajout au texte original (Denis Phan, 2015). C’est-à-dire que L ne pourrait être que le lan-
gage (généralement un formalisme mathématique) qui exprime une théorie. L peut être
un langage « intermédiaire » dans lequel sont exprimées des règles, ou plus généralement
un langage informatique qui met en œuvre ce modèle. Voir plus loin la section II.3 « Trois
genres de simulations sur computer ». Ajout au texte original (Franck Varenne, 2016). Les
auteurs choisissent d’employer le terme de computer pour traduire le mot anglais « com-
puter » dès lors que le terme « ordinateur » possède une signification restrictive qui a valu
un temps mais a aujourd’hui vieilli en particulier pour les usages dont il est question ici.
Voir F. Varenne, Qu’est-ce que l’informatique ?, Vrin, 2009.
[18] P. Livet, « Towards an Epistemology of Multi-agent Simulations in social Sciences »,
352
Philosophie économique

(A*) est lui-même « questionnable » dans son rapport à son objet (A).
Par conséquent, en général, un modèle scientifique n’est pas une inter-
prétation d’une théorie qui lui préexiste, mais une manière d’explorer
certaines propriétés dans le monde virtuel de ce modèle19.
Selon Solow par exemple, il peut servir à évaluer la puissance
explicative de quelque hypothèse (élaborée par abduction) qui a été
isolée par abstraction : « L’idée est de se concentrer sur un ou deux

Phan & Amblard (eds), Agent Based Modelling and Simulations in the Human and Social
Sciences, op. cit., p. 169-193.
[19] Ajout au texte original (Denis Phan, 2015). Phan (op. cit., p. 66-67 définit un « modèle
d’investigation » comme « une représentation (A*) exprimée dans un langage formel (L),
qui porte sur un domaine de référence déterminé (A), relatif à des phénomènes observés en
relation avec un point de vue finalisé et contextualisé relativement à un cadre de pensée qui
lui donne sens. Il décrit ou spécifie ce point de vue dans le langage considéré en adéquation
avec l’objectif poursuivi ». Dans la définition de Minsky, le « point de vue de l’observateur »
(B) est ainsi défini par la question qu’il se pose, le contexte dans lequel il se la pose (y
compris les moyens dont il dispose) et la finalité qu’il poursuit (en posant cette question).
Lorsque ce langage L est purement formel (syntaxique), on doit associer au modèle une
sémantique qui permette d’interpréter dans A les éléments, relations et propriétés de A*
selon ce point de vue. L’idée est alors que l’étude du modèle (A*), abstraction de (A) pour-
rait permettre d’apporter une réponse à cette question sur (A). Ceci implique de manière
sous-jacente qu’il existe un degré de similarité suffisante, selon ce point de vue, entre le
domaine de référence A et le modèle A* de ce domaine, afin de s’assurer que la réponse
donnée par le modèle à la question de B sur A est pertinente pour le domaine de référence A
dont le modèle A* n’est qu’une représentation heuristique, abstraite et partielle. C’est cette
“similarité” qui est « questionnable » et qui rend les modèles « problématiques ». Ils posent
une question sur un domaine d’intérêt (A), mais proposent des moyens pour y répondre
dans A* : la pertinence de la réponse dans A* à la question posée sur A reste discutée.
Ajout au texte original (Franck Varenne, 2015). En fait, les modèles de simulation les plus
complexes et aujourd’hui les plus courants en simulation intégrative ne sont pas d’abord
construits sur un seul langage (cf. F. Varenne, « Framework for Models & Simulations
with Agents in regard with Agent-Based simulations in Social Sciences : Emulation and
Simulation », in A. Muzy, D.R.C. Hill & B. P. Zeigler (dir.), Activity-Based Modeling and
Simulation, Presses universitaires Blaise Pascal, 2010, p. 53-84 ; « Chains of Reference
in Computer Simulations », FMSH-WP-2013-51, GeWoP-4, 2013, fmsh.fr/en/c/4002).
C’est pourquoi ils ne répondent pas non plus à une seule question. Ils restent certes des
« modèles » – mais au sens minimal de « moule »-cadre – dans la mesure où ils sont avant
tout des systèmes d’articulation de règles valant chaque fois localement et permettant
prioritairement à la computation d’opérer à la fois dans et entre différents niveaux de
systèmes de symboles. Dans de tels systèmes de computation, un calcul n’est pas tou-
jours équivalent à une déduction formelle valant dans un langage, ni à son émulation.
Ces modèles ne disposent donc pas nécessairement de sémantique unique. Ils ne sont
pas conçus prioritairement sur la base de cette contrainte-là. En général, on ne demande
pas à ces modèles d’assurer une fonction épistémique propre à celle d’une théorie, mais
une autre fonction épistémique ou plusieurs autres, différentes. Sur ces fonctions, cf.
F. Varenne, « Modèles et simulations dans l’enquête scientifique : variétés traditionnelles
et mutations contemporaines », in Varenne, Silberstein (dir.), Modéliser & simuler, tome 1,
op. cit., p. 11-49.
353
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

facteurs déterminants, d’exclure tout autre chose, et d’espérer que l’on


va comprendre comment ces seuls aspects de la réalité fonctionnent et
interagissent20. » En raison de cette caractéristique, certains auteurs
ont comparé l’activité de modélisation à celle d’expérimentation empi-
rique. Poursuivons ici l’entreprise de clarification de quelques-uns
des points communs que les modèles partagent avec les expériences.
I.3. L’« analogie isolante » entre modèles et expériences
D’habitude, les économistes, dans la discipline dont il est ici ques-
tion eu égard à l’approche par les modèles et la simulation, distinguent
les mondes abstraits des modèles du « monde réel » des phénomènes
empiriques. Cela ne signifie ni qu’ils soient de purs formalistes, ni que,
pour eux, parler de « monde réel » implique qu’ils s’engagent pour le réa-
lisme au plan métaphysique. Cela signifie seulement qu’ils soulignent
la reconnaissance que la relation entre le monde abstrait des modèles
et la réalité empirique concrète est problématique (questionnable).
Pour Mäki, les abstractions dans les modèles ressemblent aux
abstractions dans les expériences en ce qu’elles peuvent toutes deux
s’interpréter comme une forme de mise en isolation. Dans cette pers-
pective, la fabrication de modèles peut se regarder comme une activité
quasi expérimentale ou comme le « laboratoire de l’économiste21 ». Cette
analogie entre modèles et expériences, Guala la nomme « analogie iso-
lante22 ». Du point de vue adopté par Mäki, on peut dire d’un modèle
qu’on en fait l’expérience dans sa dimension exploratoire : la finalité
d’un modèle de ce genre consiste à explorer la puissance explicative de
quelque mécanisme causal pris en isolation. De manière significative,
Guala est bien moins optimiste que Mäki. Il refuse de négliger les
différences qui demeurent entre un modèle et une expérience :
Dans une simulation, on reproduit le comportement d’une certaine entité ou
d’un certain système au moyen d’un mécanisme et/ou d’un matériel, dont la

[20] R. Solow, « How did economics get that way and what way did it get ? », Daedalus 126(1),
1997, p. 43.
[21] U. Mäki, « On the method of isolation in economics », in C. Dilworth (ed.), special issue
of Poznan Studies in the Philosophy of the Sciences and the Humanities, « Idealization
IV : Intelligibility in Science », 26, 1992, p. 319-354 ; repris in J.B. Davis (ed.), Recent
Developments in Economic Methodology, Edward Elgar, 2004 ; « The dismal queen of the
social sciences », in U. Mäki (ed.), Fact and Fiction in Economics, Cambridge University
Press, 2002, p. 3-34 ; « Models are experiments, experiments are models », Journal of
Economic Methodology, 12(2), 2005, p. 303-315.
[22] F. Guala, « Experimentation in Economics », in U. Mäki (ed.), Handbook of the Philosophy
of Science, Vol. 13 : Philosophy of Economics, Elsevier, 2012, p. 597-640.
354
Philosophie économique

nature est radicalement différente de celle de l’entité simulée. […] En ce sens,


les modèles simulent tandis que les systèmes expérimentaux ne le font pas. Les
modèles théoriques sont des entités conceptuelles, tandis que les expériences
sont faites du même matériau [stuff] que l’entité cible qu’elles explorent ou
qu’elles visent à comprendre23 .

C’est souvent en utilisant la médiation des « faits stylisés » que


les auteurs se donnent la possibilité de négliger cette différence de
« matériau24 » lorsqu’on compare modèles et expériences.
Sugden suggère une approche légèrement différente25 dans laquelle
on doit distinguer ces deux mondes. Le « monde du modèle » (world of
the model), abstrait, est une manière d’évaluer par des expériences
virtuelles la puissance explicative de quelques conjectures sélec-
tionnées de manière empirique. La relation problématique entre ce
monde abstrait et le monde réel peut se résumer en deux questions :
dans quelle mesure un tel monde virtuel peut-il avoir quelque lien au
« monde réel » ? Quel type de réalisme (faible) est en jeu ici ?
I.4. La portée et le sens de la
conjecture de Schelling selon Sugden
On peut considérer un modèle (pris au sens large) comme un objet
abstrait. En tant que tel, il se fonde sur un principe de parcimonie.
C’est une simplification conceptuelle qui met l’accent sur une ou plu-
sieurs conjecture(s) concernant la réalité empirique. En outre, il est
construit afin de répondre une question spécifique qui peut avoir une
origine empirique. Dans ce cas spécifique, on parle de conceptua-
lisation orientée par de l’empirique. Sugden prend pour exemple le
modèle de ségrégation de Schelling de 197826. Selon Solow27, il y a une
première question empirique dans tout processus de modélisation :
on a précédemment observé une régularité (un « fait stylisé ») dans
le matériel phénoménologique (les données) élaboré pour décrire la
réalité empirique. Dans le cas de Schelling, c’est la persistance de la
ségrégation raciale dans le logement. On propose alors une conjecture.
Dans ce cas, la conjecture de Schelling dit que ce phénomène (de la

[23] Ibid.
[24] C’est ici le terme « stuff » de la citation d’origine que nous traduisons ci-dessus.
[25] R. Sugden, « Credible Worlds : The Status of Theoretical Models in Economics », in U.
Mäki (ed.), Fact and Fiction in Economics, Cambridge University Press, 2002, p. 107-136.
[26] Ibid. et Schelling, Micromotives and Macrobehavior, op. cit.
[27] Solow, « How did economics get that way and what way did it get ? », op. cit.
355
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

ségrégation raciale qui persiste dans le logement) peut s’expliquer au


moyen d’un nombre limité de facteurs (c’est la parcimonie).
Selon cette conjecture, on fabrique un modèle simplifié. Dans celui-
ci, les agents interagissent seulement de manière locale avec leurs huit
voisins respectifs (dans un voisinage « à la Moore »). Aucune représenta-
tion globale de la structure résidentielle n’est disponible pour les agents.
La seule règle de comportement spécifie que chaque agent resterait
dans son voisinage jusqu’à une limite dans la proportion d’agents d’une
« autre couleur » dans ce voisinage (62,5 % = 5/828). Au final, la simu-
lation du modèle montre qu’une légère perturbation suffit à entraîner
des réactions locales en chaîne et l’émergence de motifs (patterns) de
ségrégation. En d’autres termes, la « ségrégation » (sous forme d’agglo-
mérats, ou clusters) s’observe au titre de propriété émergente du modèle.
Cela ne signifie pas que ces facteurs explicatifs soient les seuls pos-
sibles, ni qu’ils soient effectivement les principaux facteurs de causalité
du phénomène observé empiriquement. Cette observation empirique
sur le modèle donne seulement le droit d’indiquer que ces facteurs
sont effectivement des candidats explicatifs possibles du phénomène en
question. Ce qu’on teste par cette approche, ce n’est rien d’autre que des
« conditions de possibilité », et pas directement la présence authentique
de ces facteurs conjecturés au sein de la réalité empirique.
Pour résumer, dans le cas de Schelling, celui-ci observe en pre-
mier lieu une régularité R dans les données phénoménologiquement
relevées dans le « monde réel » (il existe bel et bien une ségrégation
raciale qui persiste dans le logement). En second lieu, il conjecture
que cette régularité peut s’expliquer par un ensemble limité (principe
de parcimonie) de facteurs de causalité F (ici, il s’agit simplement de
préférences locales quant au voisinage).
Par conséquent, selon Sugden29, l’approche de Schelling repose sur
trois éléments revendiqués : 1. R a lieu (ou « a souvent lieu »), 2. F est
opératoire (ou « est souvent opératoire »), 3. F cause R (ou tend à le
causer).
Schelling ne présente pas explicitement ces éléments en tant qu’hy-
pothèses à tester. Mais il revendique que (1) et (2) trouvent des preuves
informelles au sein des études de cas choisis.

[28] On remarque que dans ce modèle séminal de Schelling, les agents acceptent d’être loca-
lement minoritaires (3/8 de leurs semblables contre 5/8 de différents, mais « pas trop » :
au-delà de ce seuil symbolique, ils déménagent).
[29] Sugden, « Credible Worlds : The Status of Theoretical Models in Economics », op. cit.
356
Philosophie économique

La question qui ne trouve pas sa solution ici concerne la relation


problématique qui demeure entre le « monde du modèle » conjecturel et
abstrait et le « monde réel ». Sugden discute les différentes stratégies30
en vue de résoudre cette question. Il rejette d’abord la conception
instrumentaliste (celle de Friedman en 1953 31) qui représente les
modèles comme des instruments (testables) selon leur pouvoir pré-
dictif. Pour Sugden, le but de Schelling est clairement un but expli-
catif. Contrairement à la conception des instrumentalistes, Schelling
n’élabore « aucune hypothèse explicite et testable concernant le monde
réel32 ». Dans ce travail consacré à la nature de la modélisation éco-
nomique, Sugden discute aussi les notions de modèles vus comme des
explorations conceptuelles, des « expériences de pensée » (thought expe-
riments) et des métaphores explicatives. Selon Hausman33 , toutes ces
approches sont incomplètes, parce que le fossé qui sépare le « monde du
modèle » du « monde réel » n’est en rien comblé (le modèle est donc ques-
tionnable – ou problématique dans la réponse qu’il entend apporter
à une question portant sur la réalité empirique). Sugden suggère de
combler ce fossé par une inférence inductive : l’argument d’un monde
crédible.
Dans l’interprétation qui se trouve suggérée, Schelling connecte
d’abord in abstracto des causes réelles (des préférences ségrégation-
nistes) à des effets réels (l’émergence d’agglomérats de population
ségrégationnistes). Ensuite, au lieu de « tester » les prédictions empi-
riques à partir des modèles, il tente de nous convaincre de manière
argumentative de la crédibilité des hypothèses correspondantes. Le
modèle irréaliste de Schelling est « censé étayer ces éléments revendi-
qués concernant des tendances réelles ». Pour Sugden, cette méthode
n’est pas de l’instrumentalisme : c’est là quelque forme de réalisme34 .
Avant d’approfondir cette question d’un monde crédible « réaliste »
(dans la section I.6), discutons tout d’abord de la stratégie d’« explo-
ration conceptuelle » (conceptual exploration).

[30] Ibid.
[31] M. Friedman, Essays on Positive Economics, University of Chicago Press, 1953.
[32] Sugden, « Credible Worlds : The Status of Theoretical Models in Economics », op. cit.,
p. 118, traduction GC.
[33] D. Hausman, The Inexact and Separate Science of Economics, Cambridge University
Press, 1992.
[34] Sugden, « Credible Worlds : The Status of Theoretical Models in Economics », op. cit.,
p. 118, traduction GC.
357
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

I.5. Exploration conceptuelle et « validité interne »


À la suite de Hausman 35 , nous parlerons de l’usage du modèle
comme d’une « exploration conceptuelle » quand nous mettrons l’accent
sur les propriétés internes du modèle lui-même, sans prendre en consi-
dération la question de la relation entre le « monde du modèle » et le
« monde réel ». L’étude des propriétés du modèle est bien le but ultime
de cette approche. Les méthodes pertinentes utilisées pour explorer
et évaluer « en interne » les propriétés du modèle dépendent de son
type, et pas de la relation dans laquelle il entre avec le phénomène
empirique correspondant.
De manière semblable à un test de consistance pratiqué sur un
ensemble de concepts articulés sous forme d’un argument verbal entier
(clos sur lui-même, closed verbal argument), les propriétés d’un modèle
qu’on teste ici sont pour l’essentiel évaluées en termes de consistance.
De ce point de vue, on considère le modèle comme une construction
purement conceptuelle. Comme Hausman le souligne36 , l’exploration
conceptuelle peut avoir de la valeur en elle-même parce qu’il y a de
nombreux exemples d’incohérences insoupçonnées ou de propriétés
non identifiées dans les modèles existants.
Étendre cette méthode permet d’affirmer la robustesse des résultats
du modèle relativement à des variations de ses hypothèses (comme
dans les études de sensibilité). Mais il est important de remarquer
que, lorsque la méthode exploratoire n’est pas purement et simple-
ment analytique, certains chercheurs la décrivent comme une activité
de­venue quasiment expérimentale.
Suivant Guala sur ce point 37, nous pouvons interpréter tous
les moyens dont on use dans cette approche d’exploration concep-
tuelle comme autant d’efforts divers afin de valider le modèle au sens
de sa validité interne : « Tandis que la validité interne est fondamen-
talement un problème consistant à identifier des relations causales, la
validité externe implique une inférence à la robustesse d’une relation
causale externe aux circonstances étroites dans lesquelles cette rela-
tion a été observée et établie lors de sa première apparition38 . »

[35] D. Hausman, he Inexact and Separate Science of Economics, op. cit.


[36] Ibid.
[37] F. Guala, « Experimental Localism and External Validity », Philosophy of Science 70,
2003, p. 1195-1205.
[38] Guala, « Experimental Localism and External Validity », op. cit., p. 1198-1199.
358
Philosophie économique

Guala voit un grand écart entre validité interne et validité externe


parce qu’à ses yeux les modèles fonctionnent toujours à l’aide d’un
matériau (stuff ) radicalement différent de celui que l’on rencontre
dans le monde réel. Mais nombre de cas où l’on pratique l’exploration
conceptuelle sur des modèles montrent qu’il y a une gradation et une
dérive progressive depuis l’« exploration conceptuelle » stricto sensu
vers une première forme de « validation externe ». Selon nous, c’est la
raison pour laquelle quelques chercheurs continuent à utiliser (avec
quelques bonnes raisons, donc) la notion d’une activité quasiment expé-
rimentale. Poursuivons donc dans cette direction avec la discussion
de la notion de « mondes crédibles ».
I.6. Les modèles comme autant de « mondes crédibles »
Sous ce rapport, l’approche de Sugden est intéressante : en premier
lieu, elle donne plus de détails sur la nature de l’exploration concep-
tuelle réalisée au moyen du modèle ; en second lieu, en introduisant la
notion de « monde crédible », Sugden propose que nous traitions plus
directement du rapport problématique (questionnable) entre le monde
du modèle au monde réel.
Selon Sugden, les économistes « formulent des généralisations cré-
dibles (ceteris paribus) et commodes du point de vue pragmatique,
concernant les opérations en rapport à la variable causale adéquate39 ».
Alors, l’analyse au moyen d’un modèle utilise le raisonnement déductif
afin d’identifier les effets que vont avoir ces facteurs sous certaines
hypothèses bien spécifiées (c’est-à-dire dans tel environnement par-
ticulier pris en isolation). Ces analyses de robustesse fournissent des
raisons de croire que le modèle n’est pas spécifique, mais pourrait se
généraliser, en incluant le modèle original en son sein à titre de cas
spécial.
Dans cette mesure, le processus cognitif correspondant est une infé-
rence inductive, c’est-à-dire une inférence à partir de cas de modèles
dont on a déjà fait l’expérience vers des cas de modèles plus généraux.
Mais ce mode de raisonnement concerne des scénarios pour l’explo-
ration conceptuelle qui demeurent au sein du monde des modèles.
De ce point de vue, les tests de robustesse ne peuvent pas vé­r i­ta­
blement s’interpréter comme portant sur l’adéquation entre le monde
des modèles et le monde réel. Comme le souligne Sugden, certains
liens spéciaux entre ces deux mondes sont encore requis.

[39] Sugden, « Credible Worlds… », op. cit., traduction GC.


359
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

Parvenu à ce point, Sugden introduit l’idée qu’on doit penser le


monde du modèle comme un « monde crédible ». Cet argument fonc-
tionne également comme une inférence inductive, mais cette fois-ci il
s’agit d’une inférence depuis le monde du modèle vers le monde réel.
L’issue souhaitable consiste dans la reconnaissance de quelque « simi-
larité significative » entre ces deux mondes. Pour Sugden, Schelling
a construit des « villes imaginaires » qu’il est facile de comprendre en
raison de leurs mécanismes générateurs qui sont explicites. « De telles
villes peuvent se regarder comme autant de villes possibles, au même
titre que des cités réelles40. » À travers l’argumentation de Schelling,
nous voici invités à procéder à une inférence inductive selon laquelle
des processus similaires d’un point de vue causal se produisent (ou
pourraient se produire) également dans les villes réelles.
Le processus en son entier peut se résumer aux trois phases d’un
processus d’abduction :
• Le modélisateur observe que la ségrégation se produit dans le
monde réel et il fait l’abduction (au sens restreint du terme) ou
la conjecture que la ségrégation (S) a pour cause les préférences
individuelles concernant le voisinage (PIV)
• Le modélisateur fait l’expérience et déduit que, dans le monde
du modèle, S est causé par PIV.
• Le modélisateur infère qu’il y a quelques bonnes raisons de
penser que PIV opère aussi dans le monde réel, même si ce n’est
pas la seule cause possible de S.
C’est-à-dire que PIV est un candidat crédible pour expliquer S. Le
« monde du modèle » est alors une « réalité possible » ou une « réalité
parallèle ». Sugden spécifie le genre de réalisme dont il s’agit : « Ici, le
modèle est réaliste dans le sens où l’on peut dire qu’un roman est réa-
liste […] les personnages et les lieux sont imaginaires, mais l’auteur
doit nous convaincre qu’ils sont crédibles41. »
Très clairement, une telle affirmation à propos des « mondes du
modèle » ne concerne pas exclusivement sa testabilité empirique, mais
bien plutôt sa puissance argumentative. Quoi qu’il en soit, les notions
de « processus similaires relativement à la causalité » et de « réalité
parallèle » peuvent jouer un rôle dans une épistémologie empiriste de
la simulation. Mais Sugden ne fournit pas beaucoup de précisions sur
ces notions de « similarité » et de « parallélisme ». Les notions de « simi-

[40] Ibid.
[41] Ibid., p. 131.
360
Philosophie économique

larité significative » et de « contrainte sur les opérations » de Livet 42


pourraient également nous aider à avancer dans l’appréciation des
rôles que jouent empiriquement les modèles et les simulations.
La partie 2 entend introduire des outils conceptuels (telles que
l’iconicité relative) afin de fournir un compte rendu plus détaillé de
ce qui détermine le statut épistémique des modèles et des simula-
tions sur computer (computer simulations) et de ce qui détermine leur
crédibilité.

II. Modèles, simulations et genres d’empiricité


Un outil épistémique est un outil utilisé dans la fabrication du
savoir (comme le sont les observations, les enquêtes de terrain, la
collection de données, les expériences, les hypothèses, les graphes,
les graphiques, les diagrammes, les outils mnémotechniques, les
règles informelles ou les lois formelles, les théories, les modèles, les
simulations, etc.). De ce point de vue, on dit souvent des modèles –
et plus encore des simulations – qu’ils sont des outils épistémiques
empiriques. Ce qu’on remarque moins souvent cependant, c’est que de
telles prétentions sont rarement établies sur des raisons similaires.
En suivant Nadeau, qui définit l’empiricité comme « ce qui carac-
térise ce qui est empirique43 », appelons « empiricité » la propriété d’un
outil épistémique à conduire à quelque connaissance empirique. On
dit alors d’un savoir donné qu’il est empirique en tant qu’il est élaboré
au travers d’un certain processus d’expérimentation, ce dernier terme
devant se prendre au sens large, sur un spectre allant de l’observa-
tion passive à une investigation active et/ou une expérimentation au
sens propre.
Si, comme nous le présupposons ici, ce n’est pas toujours pour une
même et unique raison qu’on regarde parfois les modèles et/ou les
simulations comme des outils empiriques, il doit donc y avoir divers
genres d’empiricité. En conséquence, l’objectif de la partie qui suit
dans ce chapitre est d’introduire des concepts qui nous mettent en
situation de distinguer et de caractériser ces différents genres d’empi-
ricité. Dans cette perspective, nous avons besoin en premier lieu de
clarifier derechef les notions de modèle, de simulation, de modèle de
simulation et d’expérience pratiquée sur un modèle.

[42] Livet, « Towards an Epistemology of Multi-Agent Simulations in Social Sciences », op. cit.
[43] Robert Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, PUF, 1999.
361
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

II.1. Modèles et simulations sur computer :


quelques définitions et caractérisations
Avant tout, il est indispensable de bien distinguer, au niveau
conceptuel, modèles et simulations, et cela, quoiqu’ils paraissent rester
constamment liés dans la pratique (même dans le cas des simulations
s’appuyant sur des multimodèles et des multiformalismes), tout comme
il est indispensable de caractériser la pratique de la simulation sur
computer (SC) bien à part de la référence centrale à un modèle unique.
Grosso modo, on peut encore définir un modèle comme une construction
formelle possédant une sorte d’unité, homogénéité et simplicité dans sa
forme, tout cela étant choisi afin de remplir une demande bien particu-
lière (de prédiction, d’explication, de communication, de décision, notam-
ment). Mais, en ce qui concerne la simulation, les définitions ayant cours
doivent être changées et, d’une manière ou d’une autre, généralisées.
Tout particulièrement en physique et dans les sciences de l’ingénieur,
les chercheurs disent souvent par habitude qu’« une simulation est un
modèle pris dans le temps ». Par exemple, Hartmann écrit en 1996 :
Les simulations sont étroitement liées à des modèles dynamiques [c’est-à-dire
à des modèles reposant sur des hypothèses portant sur l’évolution temporelle
du domaine de référence (vu comme système)]… On peut alors définir un « sys-
tème cible » comme un point de vue phénoménologique sur les processus du
domaine de référence empirique (A) vu comme un « système ». Plus concrè­
tement, une simulation résulte de la résolution des équations sous-jacentes au
modèle dynamique. Ce modèle est conçu pour imiter l’évolution temporelle
d’un système cible dans le domaine de référence empirique. Pour le dire d’une
autre manière, une simulation imite un processus par un autre processus44 .

En 2004, Humphreys suit Hartmann dans cette approche par


« processus dynamique45 ». Selon Parker46 , une simulation, c’est « une
séquence ordonnée dans le temps d’états qui sert comme représenta-
tion de quelque autre séquence ordonnée dans le temps d’états ; à tout
point dans la première séquence, le système simulant (qui a certaines
propriétés) représente le système cible (qui a certaines propriétés) ».

[44] S. Hartmann, « The world as a process », in Hegselmann, Müller, Troitzsch (eds.), Modelling
and simulation in the social sciences from the philosophy of science point of view, op. cit.,
p. 82. Il s’agit d’imiter un processus du domaine de référence A (vu comme « système
cible ») par un autre processus dans le domaine formel du modèle A* (système artificiel).
[45] P. Humphreys, Extending Ourselves : Computational Science, Empiricism, and Scientific
Method, Oxford University Press, 2004.
[46] W. Parker, « Does matter really matter ? Computer simulations, experiments, and mate-
riality », Synthese 2009, 169(3), p. 483-496. 
362
Philosophie économique

Il est exact qu’une simulation prenne du temps, du fait que c’est


une opération menée pas à pas. Il est également exact qu’un système
modélisé présente à nos yeux de l’intérêt en particulier eu égard à
cet aspect temporel qui est le sien. Mais il n’est pas toujours exact
que l’aspect dynamique de la simulation imite l’aspect temporel du
système ciblé. On peut dire de certaines SC qu’elles sont mimétiques
quant à leurs résultats, mais non mimétiques dans leur trajectoire47.
Winsberg convoque une distinction partiellement similaire48. Dans
les faits, on doit distinguer des simulations dont la trajectoire tend au
mimétisme dans le cours du temps et d’autres simulations qui sont des
astuces de calcul numérique. Ces « astuces » (tricks) nous permettent
de parvenir au résultat sans pour autant suivre une trajectoire simi-
laire à celle suivie, ni par le système ciblé dans le domaine de référence
empirique, ni par l’aspect que présente apparemment sous le rapport
du temps (de l’historique en somme) le motif (pattern) qui résulte de
la simulation. Par exemple, en botanique, il est possible de simuler
la croissance d’une plante de manière séquentielle, et branche après
branche (par une trajectoire non mimétique) et non pas au travers
d’un parallélisme strictement réaliste (soit bourgeon par bourgeon,
ce qui est alors une trajectoire mimétique), et d’obtenir cependant un
résultat sous forme d’image qui l’imite de manière identique49. À la
suite de quoi, un observateur peut interpréter l’image statique qui
en est le résultat comme un motif (pattern) qui possède évidemment
un aspect temporel (puisque historique) qui est clairement visible du
fait de l’agencement de la structure de ses branches. Mais ce même
observateur n’a aucun moyen de savoir si cet aspect historique imitatif
a été obtenu au travers d’une approche réellement mimétique dans le
temps, ou si ce n’est pas le cas. Et pourtant ces manières sont toutes
deux des processus de simulation.
On peut faire la même réflexion en ce qui concerne les sciences
sociales. Si nous distinguons entre « genèse historique » et « genèse
logique », les processus en jeu ne sont pas les mêmes. La genèse logique
avance par une succession abstraite/a-historique de pas sans aucune
temporalité intrinsèque.
Aussi, en fonction de son genre, une simulation n’est pas toujours
contrainte à se fonder sur l’imitation directe de l’aspect temporel du

[47] F. Varenne, Du modèle à la simulation informatique, Vrin, 2007, p. 207-208.


[48] Winsberg, « A tale of two method », op. cit.
[49] Varenne, Du modèle à la simulation informatique, op. cit., p. 122-126.
363
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

système ciblé dans le domaine de référence empirique. Cela dépend en


premier de ce qu’on simule ou de ce qu’on imite. Il est certes problé-
matique de remarquer que l’aspect lié au temps est lui-même dépen-
dant de la notion d’imitation qui persiste, quoique bien vague. Il reste
assurément correct et utile, la plupart du temps, de considérer une SC
comme un processus imitatif dans le temps qui est fondé à l’origine
dans un modèle mathématique. C’est une définition commode parce
qu’on y fait seulement allusion à la notion de similitude. Cette défi-
nition reste correcte quand on peut se contenter d’une analyse des
relations entre l’implémentation classique d’un modèle unique et son
exemplification computationnelle sur un ordinateur (ce qu’on appelle
« simuler un modèle »).
Toutefois, elle devient très réductrice (et parfois tout à fait fausse)
quand on prend en considération la variété des stratégies des simu-
lations contemporaines sur computer. De nos jours, il existe une
variété de genres de SC du même modèle ou de différents systèmes
de sous-modèles. Le résultat est-il qu’afin de caractériser les SC, nous
soyons condamnés à réhabiliter la notion archaïque de similitude
dont Goodman, parmi d’autres50 , a pu montrer combien elle était dif-
ficultueuse, du fait de son relativisme ? Sommes-nous prisonniers de
cette énigme classique qui est due, comme l’a montré de nouveau
Winsberg51, au dualisme dans le fait de présupposer qu’il y a seule-
ment deux types de ressemblances en jeu dans une expérience ou dans
une simulation, à savoir la ressemblance formelle et la ressemblance
matérielle52 ?
II.2. Sous-symbolisation et hiérarchie
dénotationnelle dans les simulations
Dans les faits, si l’on suit Varenne53 , il est possible de donner une
caractérisation (mais pas une définition) minimale d’une SC en ne se
référant ni à une absolue similitude (qu’elle soit formelle ou matérielle)
ni à un modèle dynamique.
D’abord, disons qu’une simulation se caractérise au minimum par
une stratégie de symbolisation qui prend la forme au moins d’un trai-

[50] N. Goodman, Languages of Art : An Approach to a Theory of Symbols, Bobbs-Merrill, 1968.


[51] Winsberg, « A tale of two method », op. cit.
[52] Guala, « Experimental Localism and External Validity », op. cit.
[53] Varenne, « Modèles et simulations : pluri-formaliser, simuler, re-mathématiser », op. cit. ;
Du modèle à la simulation informatique, op. cit.
364
Philosophie économique

tement pas à pas. Ce traitement pas à pas se produit au moins en


deux phases principales :
• La première phase (phase d’opération) dans laquelle une cer-
taine quantité d’opérations se produisent sur des entités symbo-
liques (comprises en tant que telles) qui sont censées dénoter soit
des entités réelles soit des entités fictives, des règles réifiées,
des phénomènes globaux, etc.
• La seconde phase (phase d’observation) dans laquelle une obser-
vation ou une mesure est faite ou encore dans laquelle a lieu
la réutilisation mathématique ou computationnelle (ainsi, par
exemple, dans ces SC dans lesquelles les « données » simulées
sont prises comme données d’un modèle ou d’une autre simula-
tion, notamment), du résultat des opérations de la phase précé-
dente, résultats alors considérés comme donnés et analysées à
leur tour à travers un dispositif visuel les présentant, ou un trai-
tement statistique ou encore à travers des évaluations externes
ou internes de n’importe quel genre soient-elles.
Dans les simulations analogiques, par exemple, quelques proprié-
tés matérielles sont considérées comme dénotant symboliquement
d’autres propriétés matérielles. Dans cette caractérisation, on qua-
lifie d’« externes » certaines entités parce qu’elles sont externes aux
systèmes des symboles spécifiés pour les simulations, que ces entités
externes soient par ailleurs directement observables dans la réalité
empirique, ou bien qu’elles soient des constructions fictives ou holis-
tiques (comme l’est par exemple un « taux de suicide »).
Du fait que ces deux phases sont distinctes et ont un rôle majeur
dans toutes les simulations quelles qu’elles soient, on peut dire que
les entités symboliques qui dénotent les entités externes sont utili-
sées non seulement de manière symbolique classique (comme dans
n’importe quel calcul), mais également de manière sous-symbolique.
Smolensky a forgé ce terme de « sous-symbole » afin de désigner ces
entités empiriques qui opèrent à un niveau inférieur au sein d’un
réseau connexionniste, et dont l’agrégation à un niveau supérieur peut
être appelée un symbole. Ce sont les constituants des symboles : « Ils
participent à la computation numérique – pas à la computation sym-
bolique54. » Berkeley a récemment montré55 que la notion de Smolensky

[54] Smolensky, « On the proper treatment of connectionism », op. cit., p. 3, traduction GC.
[55] I. Berkeley, « What the <0.70, 1.17, 0.99, 1.07> is a Symbol ? », Minds and Machines,
18, 2008, p. 93-105.
365
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

doit s’interpréter en adoptant une échelle plus grande et depuis un


point de vue relativiste interne56. Cette relativité de la puissance sym-
bolique est ce que nous entendons traduire au moyen de notre usage
relativiste de ce terme.
Dans une simulation, les entités symboliques sont des entités qui
dénotent (parfois au travers de chemins de la référence complexes –
complex routes of reference). Ce sont des symboles en tant que tels.
Mais l’intéressant réside dans le résultat global de leurs interactions,
durant la seconde phase. Durant la phase d’observation de la simula-
tion, en effet, ces entités symboliques sont traitées à un niveau autre
que celui auquel elles ont opéré dans la première phase. Elles avaient
d’abord été traitées en symboles, chacun dénotant à un certain niveau
et à travers un chemin de référence précis. Mais elles se retrouvent
au final traitées aussi comme des sous-symboles relatifs, c’est-à-dire
relatifs au nouveau symbole, le symbole global qu’est le résultat compu­
ta­tion­nel global de la simulation57.
La simulation est un processus, mais elle est, de manière plus
caractéristique, une manière d’utiliser partiellement les entités prises
comme symboles sur un mode moins orienté par les conventions et avec
moins de puissance combinatoire58, c’est-à-dire avec une plus grande
« indépendance par rapport à tout langage individuel quelconque59 »,
en comparaison des autres niveaux de systèmes de symboles. Aussi
définissons-nous ici une sous-symbolisation comme une stratégie pour

[56] Ajout de Franck Varenne (2015). C’est-à-dire que, d’une part, la sous-symbolicité n’est pas
absolue mais est bien une propriété relationnelle. Un sous-symbole à un certain niveau
peut être vu comme un symbole plénier à un autre niveau. C’est alors un symbole dénotant
selon d’autres voies de la référence que celles qu’appelle le symbole dont il n’est qu’une
partie ou un élément. D’autre part, cette relativité n’empêche pas pour autant que les hié-
rarchies de symboles et de sous-symboles ainsi constituées soient le plus souvent internes
au sens où elles peuvent appartenir à un seul et unique système ontologiquement indépen-
dant du ou des systèmes des entités dénotées (entités externes quant à elles matérielles,
idéationnelles, réelles ou fictives).
[57] Ajout de Franck Varenne (2015).
[58] Ajout de Franck Varenne (2015). Cette moindre puissance combinatoire est ce qui carac-
térise les sous-symboles relativement aux symboles. Cf. I. Berkeley, « What the ... is a
Subsymbol ? », Minds and Machines 10, 2000, p. 1-14.
La puissance combinatoire est une propriété valant pour un niveau symbolique ou sous-
symbolique donné : elle mesure la plus ou moins grande variété des types de combinaisons
autorisées par des règles ou conventions elle-même exprimables en un langage (concaté-
nation, substitution, réécriture, transformation de tous types…) entre tel et tel type de
symboles ou sous-symboles appartenant à ce même niveau symbolique ou sous-symbolique.
[59] Fischer, « Iconicity : A definition », op. cit., traduction GC.
366
Philosophie économique

utiliser des symboles en vue d’une « modélisation iconique60 » partielle.


Contrairement à ce que pouvait en dire Frey en 1961, ce ne sont pas
toutes les simulations qui sont des modélisations iconiques au sens
strict de l’« iconicité » que des images peuvent posséder, c’est-à-dire
par ressemblance des caractéristiques matérielles61. Pour autant, elles
présentent au moins un certain degré d’iconicité relative.
Fischer définit l’« iconicité » comme « une ressemblance naturelle
ou une analogie entre une forme d’un signe […] et l’objet ou le concept
auquel il renvoie dans le monde, ou plutôt dans la perception que nous
prenons du monde62 ». Fischer insiste sur le fait que ce ne sont pas
toutes les iconicités qui sont imagières, et qu’une relation iconique est
toujours relative au point de vue de l’observateur-interprète. Et, ce qui
est encore plus important, c’est la propriété qu’a une relation iconique de
s’imposer d’elle-même à l’usage et d’être ainsi, par rapport à un langage
donné ou à une vision du monde (vision of the world, Weltanschauung),
moins explicitement dépendante de ce langage même63.
Maintenant, ajoutons qu’une SC est une simulation pour laquelle
nous déléguons (au moins) la première phase (la phase opérative) du
traitement pas à pas de la symbolisation à un calculateur program-
mable à états et symboles discrets (nommé computer plus brièvement
ici). Avec les progrès en puissance, en infrastructures de programma-
tion et de périphériques de visualisation, on utilise habituellement
aussi les computers dans la seconde phase. Quoi qu’il en soit, tous
les genres de SC utilisent au moins un genre de sous-symbolisation.
Remarquons que les relations symétriques de sous-symbolisation et
d’iconicité relative impliquent de représenter les relations mutuelles

[60] G. Frey, « Symbolische und Ikonische Modelle », in H. Freudenthal (ed.), The concept and
the role of the model in mathematics and natural and social sciences, Reidel, 1961, p. 89-97.
[61] Ajout de Franck Varenne (2015).
[62] Fischer, « Iconicity : A definition », op. cit., traduction GC.
[63] Ajout de Franck Varenne (2015). Cela signifie que le langage dans lequel peut intervenir
correctement un symbole reconnu comme référant par iconicité ne doit pas permettre
une glose facile – voire aucune – au sujet des raisons même de cette iconicité. Moins ce
langage disposera de la possibilité d’expliciter par lui-même des raisons qui pourraient
justifier cette relation référentielle, plus la relation référentielle pourra être dite iconique
relativement à ce langage. Une relation iconique laisse donc sans voix le langage qui la
reconnaît comme telle. Cette caractérisation négative permet de ne pas définir l’iconicité
d’un symbole par une quelconque propriété – certes positive mais problématique – de res-
semblance ou encore d’identité de caractéristiques ou de substances. C’est tout un système
de symboles qui reconnaît, par défaut, l’iconicité d’un symbole qui peut correctement y
être mobilisé comme iconique.
367
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

entre niveaux de signes présents au sein d’une SC de manière similaire


à la hiérarchie dénotationnelle présentée par Goodman en 1981. Pour
ce dernier, la « référence » est un terme général « recouvrant toutes
sortes de symbolisations, c’est-à-dire tous les cas pour lesquels quelque
chose se tient à la place [stands for] d’autre chose ». La dénotation est
un genre de référence ; c’est l’application d’un mot ou d’une image ou
de toute autre étiquette à une chose ou à plusieurs d’entre elles.
Il y a une hiérarchie des dénotations :
Au niveau le plus bas se tiennent les non-étiquettes [non labels] comme les
tables, et les étiquettes à référents inexistants [null labels]. Une étiquette
comme « rouge » ou « description-de-licorne » ou un portrait de famille dénotant
quelque chose dans ce niveau le plus bas se trouve au niveau immédiatement
supérieur ; et chaque étiquette d’étiquette se trouve généralement au niveau
juste au-dessus de celui propre à l’étiquette étiquetée64 .

Pour Goodman, une « description-de-licorne » (unicorn-description)


est une « description-d’une-licorne » (description-of-a-unicorn) et non
pas une description d’une licorne, parce que c’est un symbole dénotant
un particulier (« licorne ») qui ne dénote pas quelque chose qui serait
existant.
Il y a plusieurs genres de dénotation. En 1968, Goodman subsume
modélisation mathématique et traitement informatique sous un genre
appelé « notation » (notation). Contrairement à ce qui se passe dans un
système de dénotation pictural ou à image (pictorial denotation), dans
les notations, les symboles sont « dépourvus d’ambiguïtés et distincts
à la fois quant à la syntaxe et à la sémantique ». La notation doit
remplir les conditions requises d’« identité-de-fonctionnement dans
tous les enchaînements corrects de pas depuis la partition jusqu’à la
représentation [performance], et de la représentation [performance]
à la partition ». Par exemple, le système occidental d’écriture de la
musique tend à être une telle notation. Nombre d’auteurs, qui présup-
posent qu’un genre d’analogie formelle (et rien d’autre) doit se trouver
en jeu au sein d’une SC (qu’ils réduisent souvent au calcul d’un modèle
uniforme), s’accordent en fait implicitement à réduire ainsi les SC à
un système de notation. Mais, en réalité, de nombreuses simulations
offrent une variété de notations. Il n’y a pas de notation unique qui
les gouverne toutes. En outre, nombre de SC possèdent des symboles
opérant sans que leur ait été donnée ni de différenciation sémantique
claire (par exemple dans le cas des SC qui sont des astuces computa-

[64] Goodman, Languages of Art, op. cit., p. 127.


368
Philosophie économique

tionnelles visant à résoudre un modèle, elles manipulent des éléments


finis discrets qui n’ont aucune signification ou qui ne correspondent à
aucune entité dans le système ciblé) ni de sémantique stable (absolue)
au cours du processus lui-même (par exemple dans certaines simula-
tions complexes à plusieurs niveaux).
Si l’on suit Goodman à propos des symboles (en 1968), mais en ren-
versant en revanche ses analyses dédiées aux modèles computation-
nels, on peut dire par exemple que, dans une simulation numérique
d’un modèle de mécanique des fluides, chaque sous-symbole opéra-
toire (c’est-à-dire opérant dans la première phase de la simulation)
est une dénotation-d’un-élément-du-fluide, mais pas une dénotation
d’un élément de ce fluide. Durant le cours d’une computation, en se
plaçant au point de vue de l’exécutant, le même niveau de symbole
peut être pris soit comme iconique soit comme symbolique, en fonc-
tion du niveau auquel l’événement ou l’opération prend en compte les
éléments effectifs.
Il n’est pas possible de montrer ici de manière détaillée les che-
mins de référence (routes of reference) divers qu’on utilise dans des SC
variées. Qu’il suffise donc de dire ce qui suit : qu’une simulation ou une
expérience soit au final couronnée de succès, ou pas, les concepteurs
de simulation comme les expérimentateurs doivent d’abord avoir une
représentation de la hiérarchie dénotationnelle et ensuite seulement
du degré d’éloignement des références des symboles qu’ils vont utiliser
ou qu’ils vont laisser utiliser (au computer).
Les figures 1 et 2 peuvent aider à suivre des exemples de chemins
de ce type en suivant successivement les flèches entre les niveaux de
symboles. La figure 1 représente premièrement les niveaux, deuxiè­
mement quelques-uns des exemples de Goodman lui-même, troisiè-
mement le premier genre de SC que nous nous proposons d’intégrer
dans cette interprétation hiérarchique et, quatrièmement, les types
de relations sémiotiques entre les choses et/ou les symboles à travers
ces niveaux.
La figure 2 montre l’intégration des SC à base d’agents. Cette
analyse peut sûrement être peaufinée. Par exemple, on peut étendre
la place d’une telle SC ou la modifier au sein de la hiérarchie, mais
pas en ce qui concerne les relations hiérarchiques locales entre les
niveaux de symboles en jeu. Ce qui importe, c’est que soit préservée
la position relative que les symboles occupent les uns par rapport aux
autres. De la sorte, la figure 2 fait voir la corrélation entre le degré
de puissance combinatoire et le degré d’iconicité transversalement
369
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

Figure 1

Figure 2

aux niveaux. Nous illustrons au moyen d’un quadrilatère noir défor-


mant (qui a donc une surface constante) ce qui suit, à savoir que plus
est grand l’aspect iconique du symbole, plus est petite sa puissance
combinatoire. Ici, rappelons que la puissance combinatoire mesure
la diversité (le nombre des types différents) des combinaisons et des
opérations sur les symboles qui se révèlent disponibles à un niveau
donné. Et le degré d’iconicité mesure le degré d’indépendance de la
370
Philosophie économique

puissance dénotationnelle d’un niveau de symboles vu à partir des


règles combinatoires d’un autre niveau donné de symboles.
Avec cette nouvelle manière de représenter les relations référen-
tielles entre les symboles au sein des SC et entre les choses (ou les
faits, etc.) et les symboles, nous nous rendons compte que Winsberg en
2009 a parfaitement raison de dire que l’approche dualiste (analogie
matérielle vs. analogie formelle) est trop simple et énigmatique. Mais
il va trop vite en retournant pour autant vers une épistémologie de
la déférence65 au lieu d’essayer une épistémologie de la référence qui
serait attentive et différenciante.
L’épistémologie contemporaine de la déférence demeure une philo-
sophie réductrice du savoir parce qu’elle persiste à voir tout construit
symbolique produit dans les sciences (et par leurs instruments) comme
analogue à la connaissance humaine, c’est-à-dire comme propositionnel,
comme une croyance ne pouvant prendre au minimum qu’une forme
propositionnelle « p » (sur le format du type « S croit que p »). Aussi semble
très incertaine sa capacité à offrir quelques propriétés différenciantes
eu égard aux SC, et tout particulièrement les propriétés différenciant
les modèles des simulations et (ce qui nous semble crucial de nos jours)
celles qui permettent de différencier les genres de simulations. L’énigme
qui concerne le statut empirique ou conceptuel des SC trouve lar­gement
sa source dans cette réduction lâche et simpliste de n’importe quelle
SC à une notation et, par là, à un langage formel qui exemplifierait
toujours certaines « propositions » analogues à des « phrases musicales »
jouées par la machine à l’aide d’un système de notation unique.
Notre caractérisation ouvre la possibilité de rester au niveau des
symboles en jeu, et de ne pas effectuer de saut prématuré vers les
propositions, sans pour autant en revenir à la conception naïve d’une
iconicité absolue des simulations. L’iconicité n’implique ni absolue
similitude ni matérialité ; c’est un terme relativiste. Mais c’est une
caractérisation nécessaire pour comprendre comment procède une SC.
Par exemple, en économie cognitive66 , on peut dire que les simulations

[65] Ajout de Franck Varenne (2015). C’est-à-dire une épistémologie des simulations fondée
en dernière analyse sur la confiance dans les savoirs experts socialement distribués et
socialement accrédités, savoirs distribués qui sont considérés comme étant à la fois à
l’origine et au fondement de la valeur épistémique de la simulation.
[66] Voir B. Walliser, « Topics of cognitive economics », in P. Bourgine, J.-P. Nadal (eds.)
Cognitive Economics, an interdisciplinary approach, Springer, 2004, p. 183-198 ; « Les
modèles de l’économie cognitive », Matière première 3, 2008, p. 183-197, repris in Varenne,
Silberstein (dir.), Modéliser & simuler, tome 1, op. cit., p. 731-747.
371
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

à base d’agents opèrent sur des signes fortement iconiques parce qu’ils
dénotent de manière directe quelque règle de raisonnement crédible –
terme à terme, et dès lors avec une dépendance faible aux conventions
de la langue.
II.3. Trois genres de simulations sur computer
En suivant la caractérisation qu’on vient d’indiquer, il est possible
de distinguer au moins trois genres de S selon les genres de sous-
symbolisation mis en jeu :
1. Une SC sera dite orientée par un modèle (ou numérique) quand
elle procède d’une sous-symbolisation d’un modèle donné. En
d’autres termes : on traite le modèle par un système discret
qu’on peut encore considérer comme un système de notation.
Il est à remarquer que le terme « modèle » possède ici son sens
neutre le plus large en ce qu’il ne dénote qu’un seul genre de
construction formelle, conçu en un seul langage formel67. On
peut considérer ce construit comme une « théorie » digne de ce
nom fournie par les spécialistes du domaine ou, de manière
plus rigoureuse, comme un « modèle de théorie68 ». De ce fait, le
spécialiste du domaine peut dire qu’une telle simulation infor-
matique est « orientée par la théorie [theory-driven] ». Rappelons
ici que la sociologie a produit des théories sans pour autant sug-
gérer des modèles bien clairs de celles-ci, comme il en va pour
certaines théories de l’action sociale : c’est d’une SC d’une théorie
de ce type qu’on peut dire de manière plus appropriée qu’elle est
« orientée par la théorie » des spécialistes du domaine. Et cela
pourrait sembler une erreur de les appeler des SC orientées par
un modèle stricto sensu. Mais à ce sujet, dans la présente sec-
tion, il ne s’agit pas de mettre en avant le degré d’engagement
ontologique qu’imposerait le formalisme sur lequel s’appuie la
SC, mais seulement la relation de dénotation interne simple qu’il
y a entre le formalisme et la SC qu’on fait de lui.

[67] Ajout de Franck Varenne (2015).


[68] Ajout de Franck Varenne (2015). L’expression initiale « model of a theory » dans la version
anglaise initiale de ce texte me paraît maintenant fautive. Il aurait fallu écrire « modèle
théorique » bien que la question reste discutée entre les auteurs. Il me semble qu’il s’agit
bien là pourtant de la fonction n° 10 de classification (proposée ultérieurement) et pas de
la fonction n° 11 (interprétation d’une théorie) ou n° 12 (illustration d’une théorie). Cf.
Franck Varenne, « Introduction. Modèles et simulations dans l’enquête scientifique : varié-
tés traditionnelles et mutations contemporaines », in Varenne, Silberstein (dir.), Modéliser
& simuler, tome 1, op. cit., p. 18-19.
372
Philosophie économique

2. Une SC sera dite orientée par une règle (ou algorithmique) quand
elle ne procède pas de la sous-symbolisation d’un modèle mathé-
matique préexistant. Les règles sont alors constitutives. Les
règles de l’algorithme sont sous-symboliques en ce qui concerne
certains modèles hypothétiques qui sont exprimés ou pour-
raient l’être selon une formulation mathématique et elles sont
iconiques en ce qui concerne (ou relativement à) ces hypothèses
formelles qui sont implémentées (par exemple, dans les « faits
stylisés »). Par conséquent, du point de vue de l’utilisateur, un
aspect iconique demeure dans une simulation de ce genre. Et
cette iconicité sert d’argument supplémentaire pour parler d’une
expérience en un autre sens. Comme Sugden l’a souligné, c’est
précisément là le cas du modèle de Schelling : les mécanismes
de causalité sont dénotés au moyen de symboles partiels et ico-
niques relatifs. Ces mécanismes élémentaires (qui sont dénotés
de manière élémentaire dans la SC) sont ce qui se trouve affirmé
« empiriquement » ici. Cela est empirique dans la mesure où il
n’y a pas de théorie du comportement en masse de mécanismes
distribués de la sorte. Aussi les symboles qui dénotent ce méca-
nisme opèrent-ils d’une façon qui est symboliquement pauvre : ils
n’ont qu’une faible puissance combinatoire et une faible capacité
à se retrouver condensés directement et abrégés de manière
symbolique. On convoquera toutefois ici l’expérience (qui est stra-
tégie passive d’observation) plutôt que l’expérimentation (soit une
stratégie interactive de sélection, de préparation, d’instrumen-
tation, de contrôle, d’interrogation puis d’observation).
3. Une SC sera dite orientée par un objet (ou à base de logiciel,
software-based ou informatique au sens strict) quand elle pro-
cède d’abord, non à partir d’un formalisme uniforme donné (qu’il
soit d’ordre mathématique ou logique) mais à partir d’une variété
de genres et de niveaux de symboles dénotants dont la « sym-
bolicité » (symbolicity) et l’iconicité se définissent de manière
relative et interne et dépendent de relations internes entre ces
genres de symboles et leurs niveaux. La plupart du temps (mais
toutefois pas de manière nécessaire), de telles simulations sont
fondées sur des systèmes multi-agents implémentés par de la
programmation orientée-agents ou orientée-objets, de sorte à
mettre en situation de représenter les degrés divers de réifica-
tions relatives, ou inversement, de formalisations relatives, des
objets comme aussi des relations.
373
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

En ce qui concerne le premier genre, l’attention se concentre sur


le modèle. Les chercheurs sont alors désireux de dire qu’ils calculent
le modèle (compute the model) ou, au plus, qu’ils sont en train d’expé-
rimenter sur le modèle. Nous avons vu qu’un « symbole-dénotant-un-
élément-du-fluide » n’est pas forcément un symbole qui dénote quoi
que ce soit. Il peut s’agir d’une « étiquette-vide » (null-label) qui n’en
possède pas moins pour autant quelque puissance combinatoire rési-
duelle (faible), sur laquelle il est possible de travailler une fois qu’elle
est resituée dans les conditions de subir quelques itérations compu-
tationnelles qu’on délègue à une machine69.
Dans le cas des SC dites algorithmiques, on entend souvent les
chercheurs dire que leur liste de règles est un « modèle de simula-
tion » et qu’ils font en usant d’elles une « expérience de simulation ». Ils
parlent ainsi parce que l’iconicité des sous-symboles opératoires est
mise sur le devant de la scène : ces sous-symboles sont censés dénoter
directement quelques règles ou relations réelles (crédibles) qui existent
dans le système cible. C’est-à-dire encore : ils les dénotent avec une
dépendance faible aux conventions linguistiques (comme c’est le cas
en économie cognitive computationnelle)70.
L’émergence récente de SC multidisciplinaires et/ou multiniveaux
complexes a donné lieu à l’essor de simulations informatiques mixtes :
on considère certaines de leurs opérations comme du calcul des modèles,

[69] Ajout de Denis Phan (2015). Dans ce cas, le langage formel L de référence ultime du modèle
est le langage mathématique, et la SC n’est qu’un autre moyen d’obtenir une preuve, par
exemple lorsqu’une solution analytique est inatteignable (G. Dowek, Les Métamorphoses
du calcul. Une étonnante histoire de mathématiques, Le Pommier, 2007).
[70] Ajout de Denis Phan (2015). Dans ce cas, le langage formel L qui décrit le modèle peut
être qualifié de « langage intermédiaire » au sens où il n’est généralement pas le langage
informatique d’implémentation de ce modèle et où il peut donner lieu dans certains cas à
une formalisation de type mathématique, mais celle-ci n’est plus la référence ultime du
modèle ; même si des « preuves » computationnelles ou même mathématiques pourraient
être obtenues, la finalité est avant tout dans la description phénoménologique.
Ajout de Franck Varenne (2015). Il peut même n’y avoir aucun langage intermédiaire ni
aucune ontologie partagée dans un système de simulation complexe. Même dans ce cas,
cela ne signifie pas non plus pour autant que le modèle de simulation n’a une fonction
épistémique que descriptive, phénoménologique en ce sens (fonction n° 7 in Varenne,
« Introduction. Modèles et simulations dans l’enquête scientifique : variétés traditionnelles
et mutations contemporaines », op. cit., p. 16). Lorsqu’un modèle de simulation utilise le
langage informatique de manière iconique pour représenter une règle de comportement
d’un agent, c’est souvent aujourd’hui à des fins d’explications mécanistiques du phénomène
global qui émerge des interactions entre de multiples instanciations de ces mécanismes
ainsi implémentés (voir en cela les travaux de sociologie dite analytique recourant aux
systèmes multi-agents).
374
Philosophie économique

tandis que certaines autres sont algorithmiques et pas loin d’être ico-
niques dans une certaine mesure, tandis que d’autres consistent seu-
lement à exploiter des numérisations de certaines scènes (comme c’est
le cas avec les simulations informatiques qu’on apparie avec des sys-
tèmes d’information géographiques). Dans cette perspective, comme
Varenne l’a indiqué en divers endroits71, une simulation à base de
logiciel (software-based simulation) ou simulation informatique (à pro-
prement parler)72 d’un système complexe est souvent une simulation
de modèles pluriformalisés en interaction. L’utilité technique d’une
simulation informatique de ce type est quelque chose de neuf. Elle ne
s’appuie plus dès lors sur la calculabilité pratique d’un modèle impos-
sible à traiter, mais sur la co-calculabilité des modèles hétérogènes
(d’un point de vue axiomatique) – par exemple, ce sont les simulations
informatiques qu’on trouve dans l’étude de la vie artificielle, de l’écologie
computationnelle, de la biologie développementale post-génomique, des
processus de multimodèles en interrelation ou encore les simulations
informatiques porteuses de perspectives multiples, et ainsi de suite73.
II.4. Types d’empiricité des simulations sur computer
En 2007, Varenne a montré qu’on peut user de quatre critères
d’empiricité, au moins, pour une SC, en fonction de sa caractérisation.
1. Quand on se concentre sur le résultat partiel ou global de la SC
afin de chercher à voir quelque genre de similarité dans ce résultat
(cette similarité s’interprétant alors en termes d’iconicité relative,
d’analogie formelle, d’exemplification ou d’identité de traits caracté-
ristiques), et quand on trouve que le résultat dénote quelque système
comme cible, alors nous pouvons parler d’une empiricité de la SC en ce
qui concerne les effets. On se concentre ici sur la seconde phase de la
simulation. Une fois qu’on les regarde depuis les résultats globaux, les

[71] F. Varenne, « Models and Simulations in the Historical Emergence of the Science
of Complexity », in A. Alaoui, C. Bertelle (eds.), From System Complexity to Emergent
Properties, Springer, 2009, p. 3-21.
[72] Précision ajoutée par Franck Varenne (2015).
[73] Ajout de Denis Phan (2015). Dans ce dernier cas, le langage de référence L pertinent est
celui de l’implémentation informatique du multimodèle, même si un (ou des) langage de
description intermédiaire(s) L’ peuvent être utilisés pour exprimer les différentes compo-
santes hétérogènes du multimodèle (E. Ramat, « Introduction à la modélisation et à la simu-
lation à évènements discrets », in Amblard, Phan, Modélisation et simulation muti-agents,
applications pour les sciences de l’Homme et de la Société, op. cit., p. 49-74 ; J.-P. Müller,
« Les points de vue et leur modélisation », in Phan (dir.), Ontologies pour la modélisation
par systèmes multi-agents en sciences humaines et sociales, op. cit., p. 111-129).
375
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

symboles élémentaires (qui ont été mis en œuvre d’abord) sont négligés
et traités comme des sous-symboles. Dans son étude épistémologique
des simulations Monte-Carlo de la diffusion du neutron (au laboratoire
de Los Alamos, au Nouveau-Mexique), Galison caractérise une telle
approche des simulations comme « épistémique » ou « pragmatique » :
Toutes les formes d’assimilation de Monte Carlo à l’expérimentation que j’ai
présentées jusqu’à présent (stabilité, recherche d’erreur, réduction de variance,
réplicabilité, et ainsi de suite) ont été fondamentalement épistémiques. C’est-à-
dire qu’elles consistent toutes en des moyens par lesquels les chercheurs peuvent
argumenter en faveur de la validité et de la robustesse de leurs conclusions74 .

L’argument réside en ceci : puisqu’à la fois le simulateur et l’expé-


rimentaliste utilisent les mêmes techniques pour obtenir du savoir
(à savoir des techniques de dépistage d’erreur ou de réduction de
variance) à partir des résultats (ou des effets) des SC ou des expé-
riences dans la réalité, ils ont tendance à s’identifier. Il convient de
remarquer que c’est entre les processus de planification et d’analyse de
l’« expérience » (qu’elle soit une expérience réelle ou une SC) que surgit
la similarité, plutôt qu’entre les observations directes, quelles qu’elles
soient. Cette approche repose encore sur un genre de similarité : une
similarité entre les aspects pragmatiques dans l’édification du savoir
au sein de ces deux contextes.
Galison a choisi de mettre l’accent sur les attitudes variables des
chercheurs. Mais cette manière d’assimiler la simulation à un « genre
d’expérimentation » peut s’interpréter comme le moyen de démêler
quelque aspect empirique possible dans une SC : de notre point de vue,
c’est là un genre d’empiricité tout à fait spécifique. Ce genre d’empi-
ricité est spécifique en ce qu’il est plus relatif au processus d’expéri-
mentation en tant que tel qu’aux « données » mêmes qui font l’objet de
l’expérience. Il se fonde sur la similarité des processus d’analyse des
effets tant des SC que des expériences dans le réel. Rappelons ici que
l’« empiricité » est la propriété qu’a un outil épistémique de conduire à
un savoir donné, savoir dont on dit alors qu’il est empirique en tant
qu’il est élaboré au travers d’un certain processus d’expérimentation.
Dans ce cas, l’accent est mis sur le processus.
2. Quand on se concentre sur les aspects partiellement iconiques
de quelques-uns des types divers de symboles élémentaires opérant

[74] P. Galison, « Computer Simulations and the Trading Zone », in P. Galison, D.J. Stump
(eds.), The Disunity of Science, Stanford University Press, 1996, p. 118-157 ; Galison, Image
and Logic, op. cit. 1997 et pour la citation suivante : ibid., p. 738.
376
Philosophie économique

dans la computation, on peut parler en quelque sorte d’empiricité de


la SC quant aux causes. On se concentre ici sur la première phase de
la simulation informatique et sur le réalisme supposé de ses éléments
opératoires, ou encore sur la crédibilité de ces facteurs en rapport au
système cible. Galison, lui aussi, a caractérisé ce genre d’empiricité
par des termes subjectifs. C’est là ce qu’il nomme une « thèse stochas-
ticiste » (stochasticism), c’est-à-dire cette sorte de thèse qui « dans la
métaphysique, prouve la validité des processus Monte-Carlo en tant
que forme d’une enquête philosophique naturelle75 ». Galison mentionne
de nombreux chercheurs qui ont prétendu que les simulations discrètes
et stochastiques de la réaction en chaîne dans la diffusion des neutrons
au sein des bombes nucléaires ont une validité plus grande que les
approches en termes de calcul intégro-différentiel pour la raison que
ces simulations imitent beaucoup plus exactement la réalité qui est
en jeu, à savoir des éléments nombreux et discrets qui entrent en inte-
raction de façon stochastique. Ce genre d’empiricité est radicalement
différent du premier genre. Il est essentialiste, ou encore métaphysique
puisqu’on le suppose reposer sur la similarité entre quelques éléments
réels et les éléments qui sont au commencement (première phase) du
processus computationnel, c’est-à-dire de ceux qui sont quelques-unes
de ses causes. Ce genre d’empiricité repose sur la similarité, non pas
entre des processus techniques, mais « directement » entre des données
ou des manières de prendre en considération les données.
Ces deux premiers genres d’empiricité ont été mentionnés par
Galison en 1997 concernant les SC que nous qualifions quant à nous
de numériques, mais ce n’est pas le cas des deux autres (pour les-
quelles la simulation n’est pas seulement numérique). Toutes deux
prennent en considération la validité externe de la simulation au sens
que lui donnait Guala.
3. Quand on se concentre sur l’intrication des niveaux de dénota-
tions qui sont en œuvre dans une simulation informatique complexe
pluriformalisée, il est possible de décider qu’il s’y trouve de l’opacité
intellectuelle d’une nature différente de celle qui provient du caractère
classique d’impossibilité à effectuer le traitement (comme c’était encore
le cas quant à la solution consistant à utiliser les simulations Monte-
Carlo à propos des équations de la réaction en chaîne de diffusion
des neutrons). On peut alors parler d’une empiricité quant à l’intri-

[75] Galison, Image and Logic, op. cit., p. 738-739.


377
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

cation des chemins de la référence. Une empiricité de cette sorte (de


même que la quatrième forme ci-dessous) ne provient pas de l’existence
d’un niveau symbolique dont on ferait assez passivement l’expérience,
comme en (1) et (2) ci-dessus. Elle provient du caractère incontrôlable
des intrications itératives nombreuses et diverses dans les niveaux
de symboles, que l’on ait affaire par ailleurs à des facteurs contrôlés
(sémantiquement ou instrumentalement) ou incontrôlés dans cette
expérience virtuelle. Il convient de remarquer que même l’approche
pragmatique des simulations informatiques (quand on applique les
techniques statistiques notamment à l’analyse de la variance) tend à
uniformiser les facteurs qui interviennent dans la simulation infor-
matique. Dans ce cas, ni l’hétérogénéité formelle des symboles ni
l’hétérogénéité de leur puissance dénotationnelle ne sont respectées.
Au contraire, le genre d’empiricité fondé sur l’intrication des che-
mins de la référence est dû au fait que la simulation informatique nous
apparaît comme une « chose » avec à peu près la même signification
qui faisait dire à Durkheim de « traiter les faits sociaux comme des
choses76 ». Car une telle simulation informatique n’est pas semblable
à une chose réelle (au sens de matérielle). Ce n’est pas l’opacité de la
matière et des choses du monde sensible extérieur qui se retrouve
imitée par son moyen. Mais une telle simulation informatique pos-
sède bien un genre d’empiricité similaire à celle des faits sociaux de
Durkheim en ce que la chose qu’elle crée ne peut pas être connue par
une intelligence qui procéderait alors seulement à travers un genre de
réflexion ou d’introspection. Toutefois, contrairement à la plupart des
faits sociaux tels que Durkheim les avait étudiés, on ne peut même pas
éclaircir son opacité au moyen des seuls outils statistiques, parce que
l’uniformisation que ces derniers imposent aux niveaux des symboles
se retrouve en jeu et devient dirimante77. Aussi cette opacité est-elle,
derechef, plutôt à comparer au fonctionnement doué d’hétérogénéité
complexe du cerveau (qui mêle les simulations, les symbolisations,
les dénotations avec des processus proprioceptifs, computationnels et
modélisateurs78) qu’avec des faits sociaux bien proprement multidi-
mensionnés (et dépendants de facteurs). Il y a dans ce cas de l’empi-
ricité en ce sens que quelque chose nous est bel et bien donné. Mais

[76] É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique [1894], PUF, 1982.


[77] C’est là un empêchement absolu. Cf. ajouts de 2015 par Franck Varenne.
[78] M. Jeannerod, Motor Cognition : What Action tells to the Self, Oxford University Press,
2006.
378
Philosophie économique

cela diffère tout à fait des deux sortes d’empiricités quant au genre
des choses qui sont données.
4. Quand enfin on se concentre sur l’intrication du statut épisté-
mique qui résulte d’une simulation informatique si complexe avec
des niveaux de modèles et ensuite des systèmes de dénotations, il se
manifeste un quatrième genre d’empiricité. C’est un problème, car
non seulement chacun de ces niveaux a sa propre forme, c’est-à-dire
son propre alphabet et ses règles de combinaison (faible ou forte),
mais encore parce que chacun possède un niveau dénotationnel dis-
tinct, ou encore une position au sein de leur hiérarchie qui l’est aussi.
De la sorte, chacun peut nous entraîner par lui seul sur un chemin
différent pour retourner à la référence. Chaque niveau de symbole
peut donc avoir un statut épistémique différent du fait qu’il appar-
tient à un « monde » différent79, l’un étant fictif, un autre descriptif,
un autre encore explicatif. Nous pouvons ici parler d’une empiricité
quant au défaut de quelque statut épistémique a priori que ce soit. En
d’autres termes : on doit traiter la simulation informatique – d’abord
et a minima – comme une expérience, parce qu’on ne sait pas a priori
si c’est une expérience pour l’une quelconque des trois autres raisons
évoquées, ou si c’est un argument théorique, ou si c’est seulement une
exploration conceptuelle. En outre, il est probable qu’il n’existe pas
de règle de composition générale des statuts épistémiques concernant
certaines de telles simulations informatiques complexes et qu’elles
exigent de mener une enquête épistémologique au cas par cas, au
moyen d’analyses dénotationnelles détaillées et prudentes. Dans ce
cas, l’empiricité est encore due à l’intrication des niveaux de symboles.
Mais encore, elle est également due à l’intrication des statuts épisté-
miques de ces niveaux de symboles. La chose résultant de la simu-
lation n’est pas seulement opaque, mais c’est son statut épistémique
qui reste lui-même obscur.
Il convient de remarquer que ces genres d’empiricité ne supposent
pas tous (en tant que tels) une substituabilité complète des simulations
informatiques au réel en vue de pratiquer une expérience réelle. Des
empiricités de ce type n’empruntent pas ce qui leur est caractéris-
tique à une substituabilité complète des simulations informatiques à
une expérience, mais plutôt seulement à une substituabilité partielle
(critères reconnus en 1 et 2) voire même à aucune substituabilité du

[79] N. Goodman, Ways of Worldmaking, Hackett Pub., 1987.


379
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

tout. Cette empiricité vient parfois bien plutôt de l’opacité qui réside
dans l’intrication des symboles (critères reconnus en 3 et 4). En tant
que telles, ce sont toujours des empiricités en partie intrinsèques, et
elles ne sont jamais complètement consécutives à quelque emprunt.
II.5. Modèles, simulations et genres d’expériences
Maintenant que nous avons désormais réussi à nous pourvoir de
quelques outils conceptuels, interprétons à nouveaux frais et avec
leur aide, quelques-unes de ces diverses positions épistémologiques
que nous avions mises en perspective dans la première section de ce
chapitre. Tâchons de répondre question par question.
Comment et dans quelle mesure peut-on alors regarder les modèles
comme quelque genre d’expérience ?
Dans quelques cas, comme dans le modèle de Schelling tel qu’il
est discuté par Sugden, nous pouvons dire qu’un modèle possède une
dimension empirique en lui-même parce que certains facteurs de cau-
salité sont dénotés à travers les symboles dont l’iconicité partielle est
patente, qui peut raisonnablement se reconnaître comme une conjec-
ture assez « réaliste » dans l’approche argumentative dite du « monde
crédible ».
Inversement, on regarde les modèles d’un point de vue instrumenta-
liste quand ils ont un niveau faible d’iconicité dans leurs symboles (le
degré d’éloignement de la référence est dans ce cas élevé) et quand c’est
leur puissance combinatoire qui est requise à un niveau élevé au sein
de la hiérarchie dénotationnelle – qu’on voie ici l’irréalisme (unrealism)
de Friedman dans son argumentaire sur les hypothèses80. De manière
rétrospective, on peut regarder une épistémologie de ce type comme
une rationalisation contingente de certaines formalisations limitées à
un seul niveau (c’étaient d’ailleurs les seules disponibles par le passé),
par contraste avec les capacités plus complexes et développées, cou-
rantes de nos jours, et susceptibles en cela de faire varier les chemins
de la référence au moyen de modèles à base d’agents et de simulations
aidées par les outils computationnels.
La notion de « fait stylisé » est ambiguë à cet égard car elle peut
servir à mettre l’accent soit sur la stylisation, soit sur le caractère
factuel et alors sur l’iconicité éventuelle de la symbolisation utilisée.
Le fait est qu’indépendamment d’un engagement ontologique explicite
envers une hiérarchie dénotationnelle, on ne peut pas dire a priori des

[80] Friedman, Essays on Positive Economics, op. cit.


380
Philosophie économique

modèles de « faits stylisés » s’ils sont des « explorations conceptuelles »


ou des « expériences ».
Comment et pourquoi peut-on regarder une SC comme une expé-
rience sur un modèle ?
Comme une SC suppose un certain genre de sous-symbolisation,
toute SC d’un modèle traite un modèle à un niveau inférieur tendant
à rendre sa relation au modèle assez analogue à la relation dualiste
naïve qu’il y a entre les constructions formelles et la réalité concrète.
En raison de cette analogie de relations entre deux niveaux d’autorité
dénotationnelle distincte (peu importe de quels niveaux il s’agit), on
peut dire d’une SC de ce type qu’elle est une expérience pratiquée sur
un modèle. Mais si on se concentre sur certains aspects symboliques
des sous-symboles qui sont utilisés (et sur leur possible mobilisation
comme exemplifiant les concepts d’une théorie), alors on peut parler
d’une telle SC comme d’une exploration conceptuelle.
Il s’ensuit que la « validité » externe est affaire de degré et dépend
de la vigueur des aspects iconiques allégués. Si cet aspect iconique est
stabilisé et caractérisé à l’extrême, alors la simulation peut même se
comparer à une exemplification. Dans ce cas, la validité externe n’est
plus éloignée d’être une validité interne.
Dans quelle mesure peut-on considérer une SC comme une expé-
rience en tant que telle ?
Il existe au moins quatre critères afin de décider si une simulation
n’est pas seulement expérience sur le modèle, mais bien expérience
en elle-même en tant que telle. Une SC peut en premier lieu emprun-
ter son empiricité d’une expérience (experiencing), c’est-à-dire d’une
comparaison avec le domaine de référence ciblé (validité externe) ; et
ce sont là (1) l’empiricité quant aux causes (de la computation) et (2)
l’empiricité quant aux effets (de la computation).
En second lieu, on peut décider de son empiricité non à partir d’une
expérience sur un chemin de référence plus ou moins direct, mais à
partir d’une expérimentation réelle (experimenting) concernant des
niveaux de symboles qui interagissent, c’est-à-dire en tenant compte
de facteurs sous contrôle et hors contrôle qui changent eux-mêmes.
Et l’on a alors ces deux types d’empiricité : (1) l’empiricité concernant
l’intrication des chemins référentiels et (2) l’empiricité quant au défaut
de tout statut épistémique donné a priori.
Au travers de cette dimension particulière dans l’expérimentation,
les simulations informatiques à base de logiciel (software-based com-
puter simulations) manifestent un genre particulier d’empiricité qui
381
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales

leur donne une puissance épistémique (selon l’expression de Morgan


et Knuuttila81) semblable aux expériences ordinaires.

III. Conclusion
Les années à venir verront se répandre, dans les sciences sociales
comme dans toutes les sciences des systèmes complexes, des simula-
tions informatiques à base plus empirique avec des agents, ainsi que
des simulations informatiques pluridisciplinaires, faisant en particu-
lier se croiser et s’intriquer les sciences sociales, la biologie ou l’écologie.
En raison des différences dans les habitudes méthodologiques dans ces
différentes disciplines, des malentendus épistémologiques pourraient
s’ensuivre. Dans ce chapitre, que nous croyons important au titre des
enjeux de cette pluridisciplinarité pour la philosophie des sciences
sociales et pour celle de l’économie en particulier, nous avons cherché
à montrer qu’on peut analyser le statut épistémique des modèles et
des simulations grâce au concept de hiérarchie dénotationnelle82.
Il y a été souligné que l’on doit prendre en compte la puissance
dénotationnelle des différents niveaux de symboles, si l’on veut affir-
mer le statut d’exploration conceptuelle – ou d’empiricité – que possède
une simulation informatique donnée. De manière plus spécifique, une
approche épistémologique de ce type montre sa fécondité propre en ce
qu’elle permet de distinguer entre trois types de simulations sur com-
puter et entre quatre types d’empiricité dans les simulations. Au final,
il a été ici proposé de prêter une attention minutieuse à la multiplicité
des points de vue sur les symboles, sur leurs rapports mutuels ainsi
que sur les chemins implicites de la référence qui sont mis en œuvre
au travers de ces derniers par les computations.
Cette attention aidera à cerner de manière plus précise la puis-
sance de dénotation, et par là le statut épistémique et la crédibilité
variables des modèles et des simulations complexes. Dans cette pers-
pective, nous avons proposé une première délinéation des développe-
ments conceptuels et applicatifs propre à ce qui se présente comme
une épistémologie appliquée, référentialiste mais aussi centrée sur des
niveaux multiples, de sorte que cette épistémologie puisse être adaptée

[81] M. Morgan, T. Knuuttila, « Models and Modeling in Economics », in U. Mäki (ed.),


Philosophy of Economics, North Holland, 2012, p. 49-87.
[82] Voir certains développements ultérieurs dans Varenne, « Framework for M&S with Agents
in regard to Agent Simulations in Social Sciences : Emulation and Simulation », op. cit. ;
« Chains of Reference in Computer Simulations », op. cit.
382
Philosophie économique

aux simulations, en particulier celles qui sont fondées sur des modèles
à base d’agents, mais, plus généralement, aux simulations de systèmes
complexes. Au regard du point de vue passant prioritairement par les
ontologies, notre approche est complémentaire, en ce qu’elle propose
des outils permettant d’exercer une discrimination rigoureuse, outils
qui peuvent s’appliquer à quelque modèle ou simulation complexe que
ce soit durant sa phase analytique, tandis que les ontologies supposent
une phase de synthèse fondée sur la réorganisation des niveaux de
symboles utilisés dans la modélisation ou dans le processus de simu-
lation (à l’aide d’un test ontologique, par exemple83).

[83] Voir à ce sujet P. Livet, L. Sanders, « Le “test ontologique” : un outil de médiation pour la
modélisation agents », in Phan (dir.), Ontologies pour la modélisation par systèmes multi-
agents en sciences humaines et sociales, op. cit., p. 95-110.
Partie III

Philosophie de l’action
et théorie de la décision
Le rôle de la psychologie dans la
théorie néoclassique du consommateur

Mikaël COZIC

La psychologie est évidemment à la base de l’économie poli-


tique et, en général, de toutes les sciences sociales. Un jour
viendra peut-être où nous pourrons déduire des principes de
la psychologie les lois de la science sociale, de même qu’un
jour peut-être les principes de constitution de la matière nous
donneront par déduction toutes les lois de la physique et de la
chimie ; mais nous sommes encore loin de cet état de choses,
et il nous faut prendre un autre chemin (Vilfredo Pareto1).

L’
opinion reçue est que l’économie dite « néoclassique » ou « ortho-
doxe », après s’être montré accueillante vis-à-vis de la psycho-
logie, s’est développée, au début du XXe siècle, en lui tournant
le dos délibérément ; et qu’un ensemble de recherches contemporaines,
rassemblées pour l’essentiel dans ce qu’on appelle (de manière peu
judicieuse) l’« économie comportementale » (behavioral economics2)
cherchent à jeter les bases d’une nouvelle alliance avec la psycho-
logie – et même, désormais, avec l’ensemble des sciences cognitives,
neurosciences incluses3 .
Les rapports entre l’économie et la psychologie seraient donc mar-
qués par un double mouvement : « dé-psychologisation » du début du
XXe siècle aux années 1980 et « re-psychologisation » depuis les années
1990. Il est aisé de multiplier les indices qui parlent en faveur de cette
hypothèse du double mouvement, que ce soit au niveau des méthodes,
des modèles ou des institutions scientifiques. Concernant ces dernières,

[1] V. Pareto, Manuel d’économie politique, Giard & Brière, 1909, p. 40.
[2] Voir C.F. Camerer, G. Loewenstein & M. Rabin (eds.), Advances in Behavioral Economics,
Princeton University Press, 2004.
[3] P.W. Glimcher & E. Fehr (eds.), Neuroeconomics : Decision making and the brain, Academic
Press, 2014 [2009].
386
Philosophie économique

il est significatif que le psychologue Daniel Kahneman ait reçu en 2002


le prix de la Banque de Suède (ou « prix Nobel d’économie ») pour « avoir
intégré les idées de la recherche psychologique à la science économique,
en particulier dans les domaines du jugement humain et de la prise de
décision en incertitude » : c’est un signe manifeste de la reconnaissance
du mouvement de re-psychologisation que nous venons d’évoquer.
Cette hypothèse du double mouvement soulève de nombreuses ques-
tions. Tout d’abord une série de questions de nature essentiellement
descriptive : en quoi consistent, précisément, ces deux processus, en
particulier aux niveaux des méthodes, des modèles et des partis pris
épistémologiques des économistes ? Et qu’est-ce qui peut expliquer
cet apparent renversement de tendances ? Il faut ajouter également
des questions de nature plus normative : que penser des choix opérés
par les économistes, et des orientations méthodologiques qui les ont
guidées ? Ces deux séries de questions, sans être exhaustives, donnent
néanmoins une idée de l’ampleur de la tâche que constitue, pour les
historiens et les philosophes de l’économie, la question des rapports
entre économie et psychologie. Elle occupe d’ailleurs aujourd’hui une
partie significative des membres de chacune des deux communautés4.
L’objectif du présent chapitre n’est pas de proposer une présenta-
tion d’ensemble du territoire que nous venons de circonscrire. Nous
allons nous concentrer exclusivement sur le premier des deux mou-
vements évoqués, ce que nous avons appelé la dé-psychologisation de
l’économie. Et même concernant ce mouvement, notre enquête sera
loin d’être exhaustive. Nous nous arrêterons essentiellement sur
une branche particulière de l’économie : la théorie du consommateur,
qu’on appelle également, de manière plus ou moins interchangeable,
la théorie de la demande. La théorie du consommateur est un chapitre
essentiel de la théorie micro-économique depuis plus d’un siècle. Si
nous nous intéressons à elle, c’est parce qu’elle a joué un rôle central
dans le développement par l’économie des modèles de décision : des

[4] Les publications récentes qui abordent la question abondent. En voici quelques exemples.
Du côté de la philosophie de l’économie : A. Caplin & A. Schotter (eds.), The Foundations
of Positive and Normative Economics : A Handbook, Oxford University Press, 2008 ; D.M.
Hausman, Preference, Value, Choice and Welfare, Cambridge University Press, 2012 ;
D. Ross, Philosophy of Economics, Palgrave MacMillan, 2014. Du côté de l’histoire de l’écon-
omie : N.  Giocoli, Modeling Rational Agents : From Interwar Economics to Early Modern
Game Theory, Edward Elgar Publisher, 2003 ; F. Heukelom, Behavioral Economics : A
History, Cambridge University Press, 2014 ; M. Cozic & J.-S. Lenfant, Oeconomia, numéros
spéciaux « Psychology and Economics in Historical Perspective », 6(1) et 6(2), 2016.
387
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

modèles mathématisés par lesquels sont décrits, prédits ou expliqués


les comportements des agents économiques. Or, ce sont précisément
ces modèles de décision qui sont au cœur de la question du rapport
entre économie et psychologie : c’est par eux que des prémisses psy-
chologiques pénètrent (ou, du moins, semblent pénétrer) l’économie. La
plupart des interrogations portant sur les rapports entre l’économie
et la psychologie sont liées à ces modèles ; en voici quelques-unes :
comment faut-il les interpréter ? Quelles hypothèses font-ils sur la
psychologie des agents ? Avec quelles données empiriques les mettre
en relations ? Quels rapports doivent-ils entretenir avec la psychologie
(scientifique) de la décision ? Si la théorie du consommateur offre un
intérêt particulier, c’est parce que, pour la question qui nous occupe,
on y trouve déjà les choix conceptuels et les décisions méthodologiques
les plus significatifs (et parfois les plus contestés). Bien sûr, en nous
restreignant à la théorie du consommateur, nous écartons, à regret,
des domaines qui sont évidemment pertinents pour la question du
rapport entre économie et psychologie. C’est en particulier le cas de
la théorie du choix en incertitude5 et de la théorie des jeux, et de leurs
applications à des contextes spécifiquement économiques6 .
L’objectif du chapitre est d’étudier le rôle de la psychologie dans
la théorie du consommateur, et plus spécifiquement ce mouvement
de dé-psychologisation dont l’existence fait à peu près consensus.
Il relèvera d’un genre hybride entre l’histoire et la philosophie des
sciences : nous reviendrons bien sûr sur les contributions marquantes
du domaine, mais nous privilégierons systématiquement l’explicitation
et la discussion des enjeux épistémologiques. Et parmi ces enjeux
épistémologiques, nous donnerons la priorité à ceux qui nous semblent
susceptibles d’avoir l’intérêt le plus général et le plus actuel pour la
philosophie de l’économie. C’est particulièrement le cas, nous semble-
t-il, du statut des fonctions d’utilités, de l’importance à accorder, en
économie, à l’explication causale des comportements et de l’interpré-
tation des préférences.

[5] Nous entendons par là à la fois la théorie du choix en situation de « risque », quand des
probabilités sont supposées exister et être parfaitement connues par l’agent, et la théorie
du choix en incertitude stricto sensu, où l’agent n’est pas nécessairement dans une situation
épistémiquement aussi favorable.
[6] De manière plus marginale, on pourrait aussi ajouter la théorie du choix social, dans la
mesure où elle a été fortement influencée par des considérations qui ont trait à la mesure
de l’utilité.
388
Philosophie économique

Le chapitre est organisé autour d’une séquence assez convention-


nelle, qui distingue trois blocs théoriques et méthodologiques : le
marginalisme, l’ordinalisme et la théorie de la préférence révélée.
Ces trois blocs n’ont pas la même importance à nos yeux : l’ordi-
nalisme et la théorie de la préférence révélée constituent toujours,
conjointement quoiqu’inégalement, le socle de la théorie du consom-
mateur. Si nous abordons le marginalisme, c’est en bonne partie
parce que cela nous est nécessaire pour dégager la manière dont
les deux autres blocs se positionnent par rapport à la psychologie.
Durant ce parcours, nous allons tenter d’apprécier leur degré d’enga-
gement psychologique respectif. Cela nous permettra de juger si, et
surtout en quel sens, l’économie néoclassique du consommateur, au
terme de cette séquence, s’est émancipée de considérations psycholo-
giques. L’idée d’engagement psychologique est néanmoins tout sauf
univoque : d’abord, parce qu’elle peut viser la psychologie comme
ensemble de phénomènes aussi bien que la psychologie comme science
de cet ensemble de phénomènes. Or, une théorie économique peut,
par exemple, avoir massivement recours à des concepts psycholo-
giques sans rien emprunter à la psychologie scientifique. Ensuite
parce qu’on peut vouloir apprécier le degré d’engagement psycholo-
gique de différents éléments de la science économique : les méthodes
empiriques et notamment les méthodes de mesure, le contenu et la
forme des théories et des modèles, les cibles de l’explication ou de la
prédiction, etc. Voici quelles sont, selon nous, les principales dimen-
sions de l’engagement psychologique :
(D1) la présence de propositions psychologiques (i. e. de propositions
contenant des concepts psychologiques, c’est-à-dire de concepts
dénotant des états, événements ou propriétés psychologiques) ou
de phénomènes psychologiques parmi les « cibles » des théories ou
des modèles, i. e. parmi ce qui fait l’objet de tentatives de descrip-
tion, d’explication ou de prédiction ;
(D2) la présence de propositions psychologiques parmi les hypo-
thèses des théories ou modèles ;
(D3) la nature de la « base empirique », c’est-à-dire des informations
empiriques considérées comme admissibles et pertinentes, et en
particulier le fait qu’elles incluent, ou non, d’autres informations
que les données comportementales – i. e. celles qui portent sur les
comportements de l’agent, qu’on appelle parfois les « données de
choix » (choice data) – comme les données issues de l’introspec-
389
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

tion7, les rapports verbaux (verbal reports) 8 ou encore les données


physiologiques ;
(D4) les suppositions faites (le cas échéant) sur la mesure des
concepts psychologiques impliqués dans les théories ou les modèles ;
(D5) le recours ou non à la psychologie scientifique pour justifier
l’emploi ou l’acceptation d’une théorie, d’une hypothèse ou d’une
méthode en économie.
La section I est consacrée au marginalisme, et plus spécifiquement
à la théorie marginaliste du consommateur. Nous commençons par en
présenter les concepts (l’utilité et l’utilité marginale) et les principes
(l’optimisation de l’utilité et l’utilité marginale décroissante) centraux
(sous-section I.2). En nous appuyant sur la littérature consacrée aux
fondements de la mesure (ou, comme on dit parfois, du « mesurage »,
measurement), nous introduirons la notion de « supposition sur la
mesure », que nous appliquerons à la théorie marginaliste de l’utilité
(sous-section I.2). En liaison avec cette notion, nous formulerons le
« réquisit de bonne fondation » qui nous permettra de reconstruire
différentes positions épistémologiques vis-à-vis de la mesure, et dif-
férentes attitudes vis-à-vis du marginalisme (sous-section I.3). Nous
conclurons en tâchant d’apprécier le degré d’engagement psychologique
du marginalisme (sous-section I.4).
La section II est consacrée à la théorie ordinaliste du consom-
mateur. Après en avoir distingué différentes versions, nous nous
concentrons sur celle que l’on trouve aujourd’hui encore au cœur de
la théorie micro-économique, qui est formulée en termes de préfé-
rences et qui fait de l’utilité une représentation de ces préférences

[7] Nous ne restreindrons donc pas a priori la base empirique aux données qui sont publique-
ment observables, comme c’est parfois le cas.
[8] Le terme n’est pas canonique : il désigne l’ensemble des témoignages verbaux qu’un individu
peut fournir à un observateur. On parle parfois de « jugements », mais on risque alors de
confondre le jugement comme attitude mentale de l’individu avec l’épisode communicatif
par lequel il en fait part à un tiers. Par ailleurs, on objecte parfois à la distinction entre les
comportements et les rapports verbaux en faisant remarquer que les rapports verbaux sont,
eux aussi, des comportements. C’est exact, mais la distinction reste utile. Généralement,
un économiste s’intéresse aux choix d’un agent dans différentes situations-cibles X, X’, X’’,
etc. – par exemple, différentes situations de consommation. Les comportements verbaux
de l’agent ne font (généralement) pas partie des comportements possibles considérés dans
ces situations-cibles. Quand nous parlons de données comportementales (et de manière
générale, quand il est question, dans la littérature, de « données de choix »), nous dési-
gnons des observations relatives aux comportements qui figurent spécifiquement parmi
les situations de choix qui sont la cible de l’économiste.
390
Philosophie économique

(sous-section II.1). Nous discuterons ensuite la question de savoir


comment interpréter le concept de préférence, et distinguerons
en particulier les interprétations mentalistes des interprétations
comportementales, qui aboutissent à deux versions de la théorie
ordinaliste, même si elles ont en commun le même langage et le
même formalisme (sous-section II.2). Nous présentons ensuite les
deux thèses centrales qui accompagnent la théorie ordinaliste : en
théorie du consommateur, on peut se passer de fonctions d’utilité
cardinalement mesurables (sous-section II.3) ; et, de toute façon, il
n’est pas possible de mesurer de telles fonctions (sous-section II.4).
La section s’achève par un examen des arguments de parcimonie en
faveur de la théorie ordinaliste (sous-section II.5).
La section III est consacrée à la théorie de la préférence révélée
qui, des trois blocs que nous étudierons, est celui qui suscite le plus
de discussions – et le plus de confusions. Dans les sous-sections III.1
et III.2, nous présentons deux versions successives de la théorie. La
seconde, basée sur l’axiome fort de la préférence révélée, jouit d’une
forme d’équivalence avec la théorie ordinaliste du consommateur (le
Théorème de la Préférence Révélée). Notre discussion sera divisée en
deux temps. Tout d’abord, nous proposerons une série de clarifica-
tions sur les différents concepts et théories en jeu (sous-section III.3) ;
ensuite nous mènerons une discussion plus globale de l’impact de la
théorie de la préférence révélée sur les rapports entre économie et
psychologie (sous-section III.4). Nous conclurons dans la section IV.

I. Le marginalisme

I.1 La théorie marginaliste du consommateur


L’une des caractéristiques les plus frappantes de la science éco-
nomique contemporaine est qu’elle contient une part théorique riche
et mathématisée. Cet édifice théorique, qui s’est largement stabilisé
entre les années 1930 et 1950, trouve une de ses origines dans les
travaux pionniers du « marginalisme » des années 1870 9. L’idée que
l’analyse économique doit s’appuyer sur des prémisses psychologiques
était largement répandue chez leurs prédécesseurs, et notamment chez

[9] W.S. Jevons, The Theory of Political Economy, Augustus M. Kelley, 1965 [1871] ; C. Menger,
Grundsätze der Volkswirtschaftslehre [Principes d’économie], W. Braumüller, 1871, rééd.,
C. Menger, Gesammelte Werke [Œuvre complète], vol. 1, J.C.B. Mohr, 1970 et L. Walras,
Eléments d’économie politique pure, Pichon & Durand-Auziais, 1926 [1874].
391
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

J. S. Mill10 . Malgré cela, l’économie avait jusqu’alors peu développé


l’analyse du comportement des consommateurs sur les marchés, autre-
ment dit l’analyse de la « demande »11. L’innovation des marginalistes
a consisté à élaborer une théorie du comportement des consomma-
teurs. Cette théorie, on va le voir, est dotée d’un contenu psycholo-
gique substantiel et, chez certains marginalistes du moins, elle est
mathématisée. Comme les historiens de l’économie l’ont montré, il
existe des différences significatives de méthodes et d’objectifs entre
les économistes que l’on rattache au marginalisme. Nous ne rendrons
pas justice à cette diversité, mais présenterons et discuterons une
sorte d’idéal-type commode des théories marginalistes. Cet idéal-type
aura deux caractéristiques notables : d’une part, nous privilégierons
les conceptions qui se sont efforcées de mathématiser leur théorie
du comportement des agents économiques, d’autre part, nous utilise-
rons autant que possible les notations et formulations de l’économie
contemporaine.
I.1.1. Utilité et utilité marginale
Le concept central des théories marginalistes du comportement
est celui d’utilité. Issue de la tradition utilitariste, l’utilité est conçue
de manière hédoniste : c’est une grandeur psychologique12, relative à
un individu a et à une option ou un état de chose x, qui désigne la
quantité de plaisir que a attend (ou obtient) de x13 . Ici et dans la suite
du chapitre, on notera génériquement X l’ensemble des options consi-
dérées. Dans le cas du consommateur, les options sont des paniers
de différents biens 1,…, n. Un panier de biens se représente par un
vecteur de nombres réels non-négatifs x = (x1 ,…,xn ) ∈! n où xi désigne
la quantité du bien i dans le panier x. L’utilité, quant à elle, se repré-
sente par une fonction à valeur réelle uh (x):X → ! où uh(x) désigne
l’utilité attribuée par l’agent a à l’option x. L’exposant h est destiné

[10] En cela, il existe une forte continuité entre les marginalistes et leurs prédécesseurs. Voir
par exemple Jevons, The Theory of Political Economy, op. cit., p. 16.
[11] M. Mandler, Dilemmas in Economic Theory, Oxford University Press, 1999, notamment
p. 70-72. La remarque est faite, de manière critique, par Marshall (Principles of Economics,
Macmillan, 1920 [1890], III, I, § 2).
[12] Voir L. Walras, Mélange d’économie politique et sociale, Economica, 1987, p. 332 : « L’utilité
[…] est un fait intime dont l’appréciation reste subjective et individuelle. »
[13] M. Pantaleoni, Pure Economics, MacMillan, 1889, p. 70 : « Utility is […] the abstract term
denoting the pleasurable or hedonic effect produced by the complex of conditions which
constitutes a thing a commodity. »
392
Philosophie économique

à rappeler l’interprétation hédoniste dont l’utilité fait l’objet. Par la


suite, nous omettrons la référence à l’agent a. Un rôle considérable
est joué par le concept d’« utilité marginale »14 . Intuitivement, l’utilité
marginale du bien i en un panier de biens x* mesure l’incrément
d’utilité correspondant à un incrément, en x*, de la quantité du bien i.
Mathématiquement, l’utilité marginale de i est la dérivée partielle de
la fonction d’utilité uh(x), soit, dans la notation moderne : ∂uh (x)/ ∂xi .
I.1.2. L’optimisation et la seconde loi de Gossen
La théorie du comportement fondée sur l’utilité est particulière-
ment simple. L’hypothèse est faite que l’utilité détermine totalement
le choix de l’agent (uh-DC). Plus précisément, on suppose que l’agent
choisit l’option dont l’utilité est la meilleure15 (uh-OPT) – si, bien sûr,
il en existe une. Il s’agit donc d’une théorie optimisatrice du comporte-
ment individuel. Notons incidemment que l’utilité détermine le choix
en un sens fort, causal : les attitudes hédonistes représentées par uh(x)
sont causalement responsables du fait que l’agent agit comme il le fait.
Dans un contexte comme celui du choix d’un consommateur, qui
dispose d’un certain revenu ou budget w et qui fait face à un ensemble
de prix p = (p1 ,…, pn ) ∈! n , l’hypothèse (uh-OPT) a des conséquences
qui s’expriment en termes d’utilité marginale, et qui permettent de
comprendre pourquoi la notion est si importante dans la théorie mar-
ginaliste. En effet, à certaines conditions (que nous laissons de côté
pour le moment), si x* est un panier de biens optimal, alors les utilités
marginales de chaque bien, rapportées à leurs prix respectifs, sont
égales. Autrement dit pour tous biens i¸j :
∂uh (x * )/ ∂xi pi
= (GOS).
h *
∂u (x )/ ∂x j pj
Cette conséquence se laisse comprendre intuitivement : si l’utilité
marginale rapportée au prix de i excédait celle de j, alors le consomma-
teur gagnerait, du point de vue de l’utilité, à déplacer des ressources
de j vers i. Mathématiquement, c’est ce qu’on appelle une condition

[14] L’utilité marginale est appelée « degré d’utilité » par Jevons (The Theory of Political
Economy, op. cit., p. 49) et « rareté » par Walras (Eléments d’économie politique pure, op.
cit., 8e leçon).
[15] Voir par exemple Jevons (The Theory of Political Economy, op. cit., p. 12-13), qui cite Bain
en l’approuvant, et F.Y. Edgeworth (Mathematical psychics : An essay on the application
of mathematics to the moral sciences, C.K. Paul & Co., 1881, p. 15).
393
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

nécessaire du premier ordre du problème d’optimisation sous-jacent16.


On appelle cette conséquence la « seconde loi de Gossen » ou le « prin-
cipe d’équi-marginalité »17. Elle correspond à l’« équation de l’échange »
chez Jevons (1871) et à la « condition de satisfaction maxima » chez
Walras (1874).
I.1.3. L’hypothèse d’utilité marginale décroissante
Les théories marginalistes contiennent d’autres hypothèses impor-
tantes. La première, souvent implicite car tenue pour évidente, est que
l’utilité croît avec les quantités de bien consommées. Cela se traduit
par des utilités marginales positives : pour tout panier de biens x*,
pour tout bien i, ∂uh (x * )/ ∂xi ≥ 0.
Mais, seconde hypothèse importante, les utilités marginales sont
supposées décroissantes, c’est-à-dire décroissent avec la quantité des
biens en question18. Dans la notation moderne, l’hypothèse se formule
comme le fait que, la dérivée seconde en x* est non-positive :
∂ 2 uh (x * )/ ∂ 2 xi ≤ 0 (uh MD)
(uhMD) est en général explicitement revendiquée, elle l’est souvent
sans justification détaillée, comme si sa plausibilité allait de soi19.
Cette façon de procéder est assez fidèle à la tradition méthodologique
millienne, qui conçoit l’analyse économique comme s’appuyant sur des
principes psychologiques aisément accessibles et qu’on peut postuler
sans enquête approfondie. Et c’est certainement par introspection que
l’on a accès aux expériences susceptibles de nous convaincre du bien-
fondé de (uhMD). Edgeworth se distingue en tirant argument de la

[16] C’est-à-dire que si un panier de biens intérieur x* (un panier de biens est intérieur si aucun
bien n’est en quantité nulle) est un maximum local, alors il satisfait l’équi-marginalité.
Voir par exemple C.P.Simon & L. Blume, Mathematics for Economists, W.W.Norton, 1994,
théorème 22.1. Rappelons que x* est un maximum local de u(.) si u(x*) ≥ u(x) pour tout
élément x appartenant au domaine de u(.) à « proximité » de x*. C’est un maximum global
si l’inégalité vaut pour tout élément du domaine de u(.), et pas simplement pour ceux qui
sont situés à proximité de x*.
[17] Voir par exemple P. Samuelson & W. Nordhaus, Economics, Mc-Graw-Hill, 1998 [1948],
p. 83.
[18] L’utilité marginale décroissante (UMD) est appelée « Law of the variation of utility » chez
Jevons (The Theory of Political Economy, op. cit., p. 43 sq.). Voir Marshall (Principles of
Economics, op. cit., III, III, § 1), Edgeworth (Mathematical psychics, op. cit., p. 61) et L.
Walras (Eléments d’économie politique pure, op. cit., 8e leçon, p. 76).
[19] Voir par exemple Pantaleoni (Pure Economics, op. cit., II, § 5) pour qui les « lois » de notre
aptitude à éprouver du plaisir et de la peine essentielles pour l’économie, en particulier
celle qui fonde l’UMD, « sont révélées par notre expérience quotidienne ».
394
Philosophie économique

psychophysique naissante, et notamment les travaux de Fechner et


Delboeuf20. L’utilité marginale décroissante (UMD) présente en effet
une structure commune avec les premières lois liant grandeur des
stimuli physiques et intensité des sensations : selon la loi de Fechner,
l’intensité de la sensation S est proportionnelle au logarithme du sti-
mulus physique I. Par conséquent, l’intensité marginale de la sensa-
tion est décroissante. Quand on interprète l’utilité de manière hédo-
niste et qu’on l’applique à des quantités de biens, il est évidemment
tentant de voir dans la théorie économique des comportements une
sorte de psychophysique de l’utilité et de supposer qu’elle obéit à des
principes analogues à ceux qui régissent les sensations.
(uhMD) joue un rôle important dans l’analyse marginaliste de la
demande. Elle le fait souvent conjointement avec une autre hypothèse,
celle selon laquelle on peut décomposer de manière additive l’utilité
d’un panier de biens. Mathématiquement, cela revient à supposer des
fonctions d’utilités partielles uih (.) telles que
uh (x1 ,…,xn ) = u1h (x1 ) + … unh (xn )(uh − ADD).
On dit alors que la fonction d’utilité est additivement séparable.
L’hypothèse est faite par la plupart des marginalistes, à l’exception
notoire d’Edgeworth (1881) qui voudra autoriser les fonctions d’utilité
à manifester une interdépendance entre les différents biens. (uh-ADD)
exclut en effet, par exemple, les phénomènes de complémentarité : les
cas où, toutes choses égales par ailleurs, l’utilité retirée d’un bien est
positivement affectée par l’augmentation de la quantité consommée
d’un autre bien21.
I.1.4. Quelques implications de la théorie marginaliste
Conjointement avec (uh-ADD), (uh MD) permet de dériver la « loi de
la demande » selon laquelle, si le prix d’un bien augmente, la quantité
demandée de ce bien diminue. On pourra consulter Chipman22 pour

[20] F.Y. Edgeworth, Mathematical Psychics, op. cit., p. 61 sq. ; G.T. Fechner, Elemente der
Psychophysik [Eléments de psychophysique], Breitkopf & Härtel, 1860 ; J. Delboeuf, Etudes
psychophysiques sur la mesure des sensations, C. Muquardt, 1876.
[21] La théorie du consommateur a progressivement intégré cette généralisation et ne sup-
pose une fonction d’utilité additivement séparable que dans des cas particuliers. Cette
évolution est décrite par I. Moscati, « History of Consumer Demand Theory 1871-1971 :
A Neo-Kantian Rational Reconstruction », European Journal for the History of Economic
Thought 14(1), 2007, p. 119-156 (voir en particulier le § 3).
[22] J.S. Chipman, « The Paretian Heritage », Revue européenne des sciences sociales 37, 1976,
p. 65-173.
395
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

une reconstruction de l’argument de Pareto (1892-1893). En termes


différentiels, la loi de la demande se formule ainsi : pour tout bien i,
∂xi (p,w)/ ∂ pi ≤ 0 (LD)
où xi(p,w) dénote la demande pour le bien i comme fonction des prix
p = (p1, …, pn) et du revenu w. De manière plus générale, x(p,w) dénote
le vecteur des quantités demandées de chaque bien étant donné p et
w. On appelle x(p,w) la fonction de demande – on ajoute aussi parfois
le qualificatif de « marshallienne » ou de « walrassienne », ce que nous
ne ferons pas. La fonction de demande jouera un rôle important dans
la suite du chapitre, il convient d’en dire quelques mots. La fonction
de demande se laisse souvent concevoir comme un ensemble idéa-
lisé d’observations : les observations que le consommateur choisit (1)
x(p1,w1) étant donné p1 et w1, (2) x(p2 ,w2) étant donné p2 et w2, etc.
Appelons « donnée de consommation » l’une de ces observations, de
type « xi est choisi étant donné pi et wi ». En envisageant les choses de
cette manière, on procède à une double idéalisation : d’une part, ce
qu’un observateur peut réellement observer, c’est, dans le meilleur
des cas, un ensemble fini de données de consommation – ce que le
consommateur choisit à différentes occasions –, d’autre part, les don-
nées de consommation sont recueillies à différents moments. Quand
on veut assigner une fonction de demande à partir d’un ensemble fini
de données de consommation, on extrapole à des situations (pj ,wj) non
observées, et on suppose que les données observées ont manifesté
une fonction de demande temporellement invariante. Ce qu’il faut en
retenir, c’est qu’une fonction de demande n’est pas la description d’une
suite effective de choix du consommateur, mais se laisse mieux conce-
voir comme un ensemble complexe de dispositions comportementales :
les dispositions à choisir (1) x(p1,w1) étant donné p1 et w1, (2) x(p2,w2)
étant donné p2 et w2, etc. Les fonctions d’utilité, grâce à l’hypothèse
d’optimisation, peuvent prétendre décrire et expliquer cet ensemble
de dispositions comportementales et, ultimement, décrire, expliquer
et prédire des données de consommation effectivement observées.
Mentionnons une seconde implication des hypothèses (uh-ADD) et
(u MD). Supposons que les préférences du consommateur soient déter-
h

minées par l’utilité de la manière attendue, c’est-à-dire que


uh (x) ≥ uh (y) ⇔ x ey (uh ↔ PREF)
où x ey désigne le fait que x est préféré à y. Alors nos hypothèses
impliquent que les préférences du consommateur sont convexes (voir
396
Philosophie économique

annexe V.2)23 et donc manifestent un goût pour la diversification des


biens consommés (nous reviendrons également sur cette propriété
ci-après).
h
Par la suite, nous noterons T u la théorie marginaliste du consom-
mateur, que nous venons d’esquisser.
I.2. Les suppositions sur la mesure de l’utilité
Nous allons passer désormais à l’examen épistémologique de la
théorie marginaliste. Ce sur quoi nous allons nous concentrer, c’est
sur le statut de l’utilité et plus précisément sur les types de supposi-
tions que la théorie marginaliste semble faire concernant sa mesure.
I.2.1. Les types de mesure
Pour développer la discussion, il est commode de faire intervenir
des clarifications générales sur la mesure, qui ne se sont stabilisées
que bien après la période qui nous intéresse24 . Ces clarifications ont
trait plus spécifiquement à l’unicité des mesures. Les mesures les plus
familières, celles par exemple que l’on trouve dans les sciences phy-
siques, ne sont en effet pas uniques. Il existe ainsi différentes mesures
pour la masse ou la température. Mais les différentes mesures accep-
tables d’une même grandeur entretiennent généralement des rela-
tions spécifiques. Plus la famille des mesures acceptables pour une
grandeur est étroite, plus la mesure est « unique ». On peut classer
les familles de mesure en fonction de ces relations. Aujourd’hui, on
dit communément qu’une mesure est :
• « ordinale » si elle est unique à une transformation croissante
près. Cela signifie que si u(x) est une mesure acceptable, alors il
en va de même pour v(x) si et seulement si il existe une fonction
croissante f : ! → ! telle que v(x) = f (u(x)).
• « cardinale » (ou « d’intervalle ») si elle est unique à une trans-
formation affine positive près. Cela signifie que si u(x) est une
mesure acceptable, alors il en va de même pour v(x) si et seule-
ment si il existe α > 0 et β tels que v(x) = α.u(x) + β. Du point de
vue de la mesure, le choix de α et β est arbitraire et donc le choix
du zéro (de l’option qui reçoit une mesure de 0) et de l’unité (de
l’option qui reçoit une mesure de 1) le sont également.

[23] Mandler, Dilemmas in Economic Theory, op. cit., p. 72.


[24] Voir en particulier S.S. Stevens, « On the Theory of Scales of Measurement », Science
103(2684), p. 677-680 et D.H. Krantz et al., Foundations of Measurement, vol. 1, Academic
Press, 1971.
397
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

• « ratio » si elle est unique à une transformation multiplicative


positive près. Cela signifie que si u(.) est une mesure acceptable,
alors il en va de même pour v(.) si et seulement si il existe α > 0
tel que v(.) = αu(.). Du point de vue de la mesure, le choix de α
est arbitraire et donc le choix de l’unité (mais pas celui du zéro)
l’est également.
Pour des définitions plus précises mathématiquement, on renverra
à Roberts ou Narens25 . Ces trois types de mesure ne sont bien sûr
pas les seules, mais ce sont les principales, et les plus intéressantes
pour notre propos. Nous nous autoriserons régulièrement à utiliser le
terme (inélégant) « plus qu’ordinale » pour désigner une mesure dont
l’unicité est plus forte que celle d’une mesure ordinale – par exemple
une mesure cardinale ou ratio.
I.2.2. La notion de supposition de mesure
Ces concepts classificatoires peuvent être utilisés dans deux sortes
d’enquête : étant donné une certaine grandeur que l’on cherche à mesu-
rer ou étant donné les informations empiriques qui sont en principe
accessibles pour en déterminer la mesure (ce qu’on appellera par la
suite la « base de mesure »). On peut ainsi se demander (i) quelles
propriétés les informations de la base de mesure doivent satisfaire
pour rendre possible la mesure, et (ii) quel type d’unicité on obtient.
Ces deux questions sont au cœur de la « théorie représentationnelle
de la mesure », dont les résultats canoniques, les « théorèmes de repré-
sentation », montrent quelles propriétés de la base de mesure rendent
possible une mesure, et quel degré d’unicité est obtenu26 .
La question qui va nous occuper est différente : nous allons partir
d’une certaine théorie T, et nous demander quelles « suppositions »
elle fait sur la mesure. Le terme de « supposition » a un sens par-
ticulier, qu’il nous faut expliquer. Considérons par exemple qu’une
théorie exploite les rapports entre utilités, autrement dit fait appel à
des affirmations comme :
« L’utilité de x est deux fois supérieure à celle de y » (1).
Si l’utilité en question est ordinale, une difficulté surgit immédiate-
ment : si on considère deux mesures acceptables u(x) et v(x), alors il se
peut parfaitement que u(x) = 2 u(y) mais que v(x) ≠ 2 v(y). Les énoncés

[25] F.S. Roberts, Measurement Theory, Cambridge University Press, 1985, chap. 2 ; L. Narens,
Theories of Meaningfulness, Lawrence Erlbaum, 2002, en particulier 2.3.
[26] Voir Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit.
398
Philosophie économique

mettant en jeu des rapports ne sont en effet pas invariants quand on


passe d’une mesure à une autre. Si la mesure en question était de
type ratio, alors la vérité (ou la fausseté) de (1) serait préservée en
passant à une autre mesure acceptable. On dira dans ce cas que (1)
« suppose » une utilité qui est « au moins » de type ratio. Si T affirme
que « l’option x est choisie de préférence à l’option y si et seulement si
u(x) > u(y) » (2) alors la supposition de mesure sera plus faible : u(x)
doit être « au moins ordinale » pour ne pas violer l’invariance.
I.2.3. Cardinalisme et marginalisme
Revenons maintenant à la théorie marginaliste. Si, pendant long-
temps, les économistes ont préféré parler d’utilité « numérique » ou
« mesurable » que d’utilité « cardinale » – Moscati27 identifie chez
Samuelson28 l’apparition du terme « cardinal » dans le sens qu’il
a toujours aujourd’hui –, c’est désormais un lieu commun que de
qualifier le marginalisme de « cardinaliste ». À strictement parler,
cela signifie qu’il suppose une mesure cardinale de l’utilité (unique
à une transformation positive affine près). Nous conserverons le
terme de « cardinalisme » mais en lui donnant une signification un
peu plus large : une théorie sera dite cardinaliste si elle suppose une
mesure « plus qu’ordinale » de l’utilité. Cela étant posé, pourquoi
affirme-t-on que la théorie marginaliste est cardinaliste (en ce sens
un peu élargi) ? Pour y répondre, on doit regarder les hypothèses
de la théorie et examiner si elles sont invariantes quand on passe
d’une mesure de l’utilité à l’une de ses transformées croissantes. Si
elles ne le sont pas, alors la théorie suppose une fonction d’utilité
plus qu’ordinale.
Commençons par l’hypothèse d’optimisation de l’utilité (uh-OPT).
Il y a là un point mathématiquement trivial mais conceptuellement
intéressant : si x* est une option d’utilité maximale pour la fonction
d’utilité uh(x), alors elle l’est également pour toutes ses transformées
croissantes. En ce sens, l’optimisation ne suppose pas de mesure qui
soit plus qu’ordinale. On peut très bien concevoir des hypothèses qui,
comme (uh-OPT), relient la fonction d’utilité au comportement de
l’agent, mais qui n’ont pas cette propriété. Considérons par exemple

[27] I. Moscati, « How Cardinal Utility Entered Economic Analysis : 1909-1944 », European
Journal of the History of Economic Thought 20(6), 2013, p. 906-939.
[28] P. A. Samuelson, « The numerical Representation of ordered classifications and the concept
of utility », Review of Economic Studies 6, 1938, p. 65-70.
399
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

l’hypothèse qui exige que la différence d’utilité entre x et y excède un


certain seuil δ :
« L’option x est choisie de préférence à l’option y si et seulement si
u(x) – u(y) > δ » (2).
Il est clair qu’une telle hypothèse suppose une fonction d’utilité
plus qu’ordinale.
Passons à l’utilité marginale décroissante (uhMD). Il se peut par-
faitement que, pour une certaine fonction d’utilité, il soit vrai que 
∂ 2 u(x)/ ∂ 2 xi ≤ 0 mais que pour une autre fonction reliée à la première
par une transformation croissante : ∂ 2 u(x)/ ∂ 2 xi > 0.
En effet, soit f(x) la fonction telle que v(x) = f(u(x)), avec pour tout
x, f´(x). Donc ∂ 2 v(x)/ ∂ 2 xi = ∂ 2 f ( u(x)/ ∂ 2 xi . Alors, sous les conditions
appropriées de différentiabilité, on dérive du calcul différentiel que :
∂ 2 v(x)/ ∂ 2 xi = f'' (u(x)).( ∂u(x)/ ∂xi )2 + f' (u(x)).∂ 2 u(x)/ ∂ 2 xi .
Si le terme de gauche de la somme est positif et « assez » grand,
ce qui est tout à fait possible, alors la dérivée seconde est positive et
donc la fonction d’utilité v(x) n’est pas marginalement décroissante.
Autrement dit, (uhMD) suppose une mesure de l’utilité qui soit « plus
qu’ordinale »29. De la même façon, la propriété de séparabilité additive
(uh-ADD) n’est pas préservée par toute transformation croissante.
Il n’y pas que les hypothèses de la théorie marginaliste qui soient
plus qu’ordinales. Quand les marginalistes se mirent à considérer
la possibilité d’interdépendance entre biens dans l’utilité, ils adop-
tèrent une définition des notions de complémentarité et de substitu-
tions entre biens basée sur le signe des dérivées secondes croisées : si
∂ 2 uh (x)/ ∂ 2 xi x j est positive, alors les biens xi et xj sont dits complémen-
taires ; si elle est négative, ce sont des substituts ; et si elle est nulle,
ils sont indépendants30. Ces définitions seront par exemple reprises

[29] Mandler développe une classification des propriétés des fonctions d’utilité un peu différente
de celle, traditionnelle, que nous utilisons ici, qui repose sur la préservation par des trans-
formations de type approprié (« Cardinality versus Ordinality : A Suggested Compromise »,
American Economic Review 96(4), 2006, p. 1114-1136). Cela lui permet de montrer que
la propriété de concavité de la fonction d’utilité (plus forte que celle d’utilité marginale
décroissante) se situe « entre » l’ordinalité et la cardinalité.  
[30] R. Auspitz & R. Lieben, Recherches sur la théorie du prix, Giard & Brière, 1914 [1889].
Voir J.-S. Lenfant, « Complementarity and Demand Theory : From the 1920s to the 1940s »,
History of Political Economy 38, 2006, p. 48-85. Pour une discussion des différentes défini-
tions de la complémentarité et de la substituabilité, voir P. Samuelson, « Complementarity :
An Essay on the 40th Anniversary of the Hicks-Allen Revolution in Demand Theory »,
Journal of Economic Literature 12(4), 1974, p. 1255-1289. Dans une perspective plus
400
Philosophie économique

par Pareto31. Il est aisé de voir que ces propriétés ne sont pas non plus
invariantes par une transformation croissante.
I.3. Le cardinalisme et le requisit de bonne fondation
Nous venons d’examiner le cardinalisme comme propriété d’une
théorie (CARD-THEO) : prise en ce sens, l’affirmation cardinaliste est
que la théorie économique suppose une fonction d’utilité plus qu’or-
dinale. Si l’on part d’une théorie précisément formulée, la question
est en définitive d’ordre logico-mathématique : il s’agit de savoir par
quels types de transformation les propriétés mobilisées par la théo-
rie sont invariantes. C’est une manière (naturellement, pas la seule)
d’appréhender le contenu psychologique de la théorie en question. Mais
l’intérêt principal de cet exercice classificatoire dépend d’une seconde
question : celle de savoir s’il est possible d’obtenir des mesures du type
supposé par la théorie.
Cette seconde question contient une part empirique essentielle,
puisqu’il s’agit de savoir si la base de mesure a la richesse et la struc-
ture suffisantes pour obtenir des mesures du type supposé. En l’occur-
rence, concernant nos capacités de mesure de l’utilité, la thèse car-
dinaliste consiste à affirmer qu’il est possible d’obtenir une fonction
d’utilité cardinale (CARD-POSS). C’est une thèse qui a trait à nos
moyens de connaissance (plus précisément, de mesure) de la psycho-
logie individuelle.
Le lien entre les deux affirmations tient à l’idée selon laquelle il doit
y avoir une harmonie entre les suppositions de mesure de la théorie
et les types de mesure qu’il est possible d’obtenir. On appellera cette
exigence méta-théorique le réquisit de bonne fondation du point de
vue de la mesure (RBF).
L’attitude des marginalistes à l’égard de (CARD-POSS) est tout
sauf uniforme. D’un côté, toujours influencé par la psychophysique,
Edgeworth semble prendre au sérieux l’application à la décision éco-
nomique de la méthode psychophysique de Fechner qui consiste à
s’appuyer sur les « seuils différentiels » ( just noticeable differences),
c’est-à-dire les différences minimales de stimuli perceptibles par un
individu, pour fixer une unité à la mesure de la sensation. Jevons32

épistémologique, voir aussi P. Mongin, « L’analytique et le synthétique en économie », Revue


économique de Louvain 72(4), 2006, p. 349-384.
[31] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., IV § 8 et App. § 46.
[32] Jevons, The Theory of Political Economy, op. cit., p. 8.
401
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

est plus prudent : il reconnaît par exemple qu’il ne dispose pas de


méthode pour obtenir une mesure (plus qu’ordinale) de l’utilité, mais
affiche un certain optimisme quant à la possibilité que les progrès
de la science en fournissent une un jour. Un tel optimisme a été cri-
tiqué dès la parution de son livre33 . À l’opposé d’Edgeworth, Walras34
reconnaît le cardinalisme de sa théorie (CARD-THEO) mais ne défend
pas la possibilité d’obtenir une mesure (plus qu’ordinale) de l’utilité.
Plus intéressant, il semble considérer que cela ne constitue pas un
motif suffisant pour rejeter la théorie marginaliste. Autrement dit,
il rejette le réquisit selon lequel une théorie doit être bien fondée du
point de vue la mesure, pour reprendre la terminologie que nous avons
mise en place. C’est, en substance, le point de vue qu’il plaide dans
un échange avec Poincaré35.
Le réquisit que la théorie marginaliste soit bien fondée du point
de vue de la mesure et que par conséquent, puisqu’elle fait des sup-
positions de mesure cardinales (CARD-THEO), il soit possible de
procéder à une mesure cardinale de l’utilité (CARD-POSS), est en
fait l’instance d’un réquisit qui sera thématisé, bien plus tard, par la
philosophie des sciences et la théorie de la mesure, sous le terme de
« meaningfulness ». (Notons qu’il est arrivé aux économistes d’anti-
ciper l’usage de ce terme. Ainsi, Lange36 dira que pour une fonction
d’utilité ordinale, le signe de la dérivée seconde n’a pas de « mea-
ning ».) L’idée fondamentale est que des hypothèses ou des opérations
qui impliquent des mesures doivent s’accorder avec le type d’unicité
de ces mesures, et par conséquent être invariantes quand on passe
d’une mesure admissible à une autre. Lors de son introduction, par
Stevens37, l’idée a été appliquée aux méthodes et aux concepts statis-
tiques38 , particulièrement en psychologie où elle a suscité des contro-
verses car elle excluait l’usage de méthodes courantes. Le réquisit
semble moins problématique en physique, où il serait généralement

[33] I. Moscati, « Were Jevons, Menger and Walras Really Cardinalists ? On the Notion of
Measurement in Utility Theory, Psychology, Mathematics, and Other Disciplines, 1870-
1910 », History of Political Economy 45(3), 2013, p. 373-414, en particulier § 7.3.
[34] Walras, Eléments d’économie politique pure, op. cit., § 74.
[35] Voir W. Jaffé, « The Walras-Poincaré Correspondence on the Cardinal Measurability of
Utility », The Canadian Journal of Economics 10(2), 1977, p. 300-307.
[36] O. Lange, « The Determinateness of the Utility Function », Review of Economic Studies
1(3), 1934, p. 219.
[37] S.S. Stevens, « On the Theory of Scales of Measurement », Science 103, 1946, p. 677-680.
[38] Par exemple, pour une mesure ordinale, la médiane est acceptable, mais pas la moyenne.
402
Philosophie économique

satisfait39. Des tentatives se succèdent jusqu’à aujourd’hui pour formu-


ler de manière rigoureuse et cohérente la notion de meaningfulness,
ainsi que les différents réquisits méta-théoriques qu’il est possible de
construire à partir d’elle40. Une partie des difficultés et des bénéfices
potentiels de ces tentatives sont liés au fait que dans de nombreux
domaines, comme en physique, des mesures de différentes grandeurs
sont mises en relation.
Cette littérature, généralement technique, est étonnamment peu
prolixe concernant la question de savoir ce qui justifie les réquisits
de meaningfulness.
Il y a bien sûr des raisons pragmatiques : une théorie qui satisfait
un tel réquisit se communique sans que l’on ait besoin de la rattacher
à une mesure particulière parmi toutes celles qui sont admissibles.
Il y a également des raisons plus fondamentales, et principale-
ment la suivante : une proposition qui n’est pas invariante aura une
valeur de vérité qui dépendra de la méthode de mesure retenue, et
sera donc partiellement un artefact de ce choix. Cela ne veut pas
dire que, pour une mesure donnée, la proposition en question ne sera
pas vraie ou fausse 41. Mais si l’on considère que les méthodes de
mesure sont des manières, numériques, de représenter des phéno-
mènes primitifs non-numériques (qu’on appelle généralement, pour
cette raison, « qualitatifs »), conception qui est au cœur de la théorie
représentationnelle de la mesure, alors une proposition non-invariante
ne pourra être considérée comme une proposition qui exprime une
« vraie » propriété de ces phénomènes primitifs que l’on cherche à repré-
senter numériquement. Adams, Fagot et Robinson42 ont exploré cette

[39] J.-C. Falmagne, « Meaningfulness and Order-Invariance : Two Fundamental Principles for


Scientific Laws », Foundations of Physics 34(9), 2004, p. 1341-1384. Pour une critique viru-
lente, voir néanmoins W.W. Rozeboom, « Scaling Theory and the Nature of Measurement »,
Synthese 16, 1966, p. 170-233.
[40] Voir R.D. Luce, « On the Possible Psychophysical Laws », The Psychological Review 66(2),
1959, p. 81-95. P. Suppes & J.L. Zinnes, « Basic Measurement Theory », in R.D. Luce,
R.R. Bush & E.H. Galanter (eds.), Handbook of Mathematical Psychology, vol. 1, Wiley,
1963, p. 1-76. J.-C. Falmagne & L. Narens, « Scales and Meaningfulness of Quantitative
Laws », Synthese 55, 1983, p. 288-325. L. Narens, Theories of Meaningfulness, Lawrence
Erlbaum Associates, 2002. J-C. Falmagne & C. Doble, On Meaningful Scientific Laws,
Springer-Verlag, 2015.
[41] Pensons à l’exemple rebattu : « L’utilité de x est la moitié de celle de y ». Une fois fixée la
méthode de mesure (par exemple celle présentée à l’annexe V.1), un tel énoncé est vrai
ou faux de manière déterminée.
[42] E.W. Adams, R.F. Fagot & R.E. Robinson, « A Theory of Appropriate Statistics »,
Psychometrika 30(2), 1965, p. 99-127.
403
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

idée en montrant comment la meaningfulness permettait de garantir


la définissabilité de propriétés en termes non-numériques. Une illus-
tration de l’idée sera fournie dans la section II, par la propriété de
quasi-concavité de l’utilité dont on peut considérer que, précisément,
elle correspond à une propriété univoque des phénomènes qualitatifs
(non-numériques) en question, c’est-à-dire les préférences.
Revenons maintenant aux marginalistes. Tous ont en commun de
souscrire à une théorie cardinaliste (CARD-THEO). Pour ceux qui
soutiennent sans réserve la possibilité la mesurabilité cardinale de
l’utilité, comme, semble-t-il, Edgeworth, la situation est non-problé-
matique. Pour les autres, tout dépend de leur position vis-à-vis du
réquisit (RBF) – ou en tous cas de leur position vis-à-vis de l’applica-
tion du réquisit (RBF) à la théorie du consommateur. Deux attitudes
sont envisageables, mais avant de les discuter, précisons que, comme
l’a montré Moscati43 , les marginalistes n’avaient certainement pas
la vision moderne des différents types de mesure de laquelle nous
sommes partis. Ils souscrivaient certainement à une conception plus
traditionnelle, sur le modèle des mesures des grandeurs « extensives »
des sciences physiques, pour laquelle mesurer, c’est identifier une unité
de mesure et établir ensuite un rapport entre cette unité et les entités
à mesurer. On aboutit alors à des mesures de type ratio et peut-être
les marginalistes auraient-ils moins facilement concédé la difficulté
à mesurer l’utilité s’il avait été plus clair que des mesures plus faibles
étaient requises par leur théorie. Précisons désormais quelles sont les
deux principales attitudes envisageables :
(i) Si l’on souscrit à (RBF), on est dans la configuration la plus
délicate du point de vue de la cohérence interne, puisque le sort de
la théorie cardinaliste dépend alors de la mesurabilité cardinale de
l’utilité. Le maintien de la théorie marginaliste exige a minima que
l’on n’écarte pas la possibilité d’une telle mesure. On peut rapprocher
cette position de celle, en réalité plus complexe et bien moins univoque,
de Jevons44 .
(ii) L’autre option consiste à rejeter (RBF). On peut la rapprocher
de l’attitude de Walras, qui revendique le droit, pour les besoins de la
théorie, de « supposer mesurables » des grandeurs qui ne le sont pas.
Cette position, beaucoup plus libérale, a pour conséquence de sous-
traire l’acceptation de la théorie marginaliste à la question de la mesu-

[43] I. Moscati, « Were Jevons, Menger and Walras Really Cardinalists ? », op. cit.
[44] Ibid., § 7.
404
Philosophie économique

rabilité (cardinale) de l’utilité. Mais elle se heurte, tout d’abord, aux


raisons générales que l’on peut avoir d’exiger qu’une théorie avance des
propositions invariantes relativement aux mesures admissibles. Elle
se heurte également à des difficultés spécifiques au contexte qui nous
intéresse, celui de l’utilité. Dans le cas d’une grandeur pour laquelle
il existe déjà une méthode de mesure de référence, on peut toujours
supposer cette méthode de référence, et s’enquérir de la vérité ou de la
fausseté d’une proposition numérique la concernant. Ainsi, si on dis-
pose d’une méthode de mesure de référence pour la masse, on peut en
principe évaluer des propositions numériques qui portent sur elle45. Ce
n’est pas le cas pour l’utilité, du moins à l’époque qui nous intéresse :
en l’absence de toute méthode de mesure de référence, il est difficile de
voir comment évaluer les propositions numériques qui les concernent
– par exemple l’hypothèse d’utilité marginale décroissante46 .
On peut reformuler la difficulté de la manière suivante. Soit P
une proposition numérique concernant l’utilité et soit U l’ensemble
des fonctions d’utilité admissibles pour un agent. Evaluer P (déter-
miner si P est plausible ou pas) n’a un sens clair que si l’on se donne
une classe de fonction d’utilité U’ (peut-être strictement incluse dans
U, ou peut-être identique à U) relativement à laquelle P est supposée
invariante. En quoi pourrait donc consister l’évaluation de P si P est
vraie pour certaines fonctions d’utilité de U’ et fausse pour d’autres ?
Il faut néanmoins reconnaître que, lorsqu’on l’illustre par l’une des
hypothèses concernées, par exemple l’hypothèse d’utilité marginale
décroissante, il n’est pas tout de suite évident de retrouver la difficulté
que nous venons d’exposer : même en l’absence d’idée précise sur la
classe des fonctions d’utilités admissibles, (uhMD) semble à beaucoup
intelligible, voire plausible. Cette intelligibilité a clairement une base
introspective et, plus précisément, repose sur le fait que nous estimons
intelligibles certains jugements sur les effets comparés d’incréments de
quantités de biens dans différentes situations initiales. En substance,
ces jugements sont des jugements hédonistes d’un type particulier, des
jugements de comparaison d’incréments de plaisir : ceteris paribus, le
plaisir qu’apporte un incrément du bien i dans la situation 1 est supé-
rieur (ou inférieur, ou égal) à celui qu’il apporte dans la situation 2 (Jh).

[45] Ce qui ne veut pas dire qu’on puisse nécessairement connaître leur valeur de vérité. Mais
on peut les confirmer ou les infirmer.
[46] Pour un exemple de méthode de mesure de l’utilité, telle qu’on peut en trouver aujourd’hui
dans les manuels de théorie de la décision ou de microéconomie, voir l’annexe V.1.
405
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

En réalité, on peut très bien reconnaître les difficultés soulevées


par la violation de (RBF) et admettre les jugements de type (Jh) – et
donc l’intelligibilité d’hypothèses comme (uhMD). Il suffit de considérer
que toute fonction d’utilité admissible devra par construction préserver
ces jugements hédonistes. Dès lors, toujours par construction, toutes
les fonctions d’utilité admissibles (pour un individu a) auront un com-
portement uniforme relativement au respect de (uhMD). Nous revien-
drons plus longuement sur ce genre de jugements dans la section III.1.
Pour revenir à la discussion générale, ce que notre reconstruction
suggère, c’est que le marginalisme, en raison de son cardinalisme
(CARD-THEO), fait face à un important dilemme. Ou bien il sous-
crit au réquisit de bonne fondation et donc accepte l’importance de la
mesurabilité cardinale (CARD-POSS), sans être capable de proposer
une méthode de mesure appropriée. C’est reconnaître la déficience
(au moins provisoire) de la théorie marginaliste. Ou bien il rejette
(RBF), et il fait face, alors, aux difficultés que nous avons évoquées
concernant l’évaluation des propositions numériques.
I.4. L’engagement psychologique de la théorie marginaliste
Dans la sous-section qui précède, nous nous sommes concentrés sur
la question de la mesure de l’utilité, dont on verra qu’elle continuera à
jouer un rôle important. Nous voudrions désormais élargir l’horizon
et apprécier plus généralement le degré d’engagement psychologique
du marginalisme, à partir des dimensions (D1)-(D5) que nous avons
dégagées dans l’introduction de ce chapitre. Cela permettra notam-
ment de résumer les observations que nous avons pu faire.
Avec le concept d’utilité, interprété de manière hédoniste, le mar-
ginalisme introduit sans ambiguïté un concept psychologique dans
ses hypothèses fondamentales (D2). Et il fait de fortes suppositions
sur sa mesure, en la considérant comme cardinale (D4). La base
empirique marginaliste inclut typiquement l’introspection (D3) : des
hypothèses comme (uh-OPT) ou (uhMD) sont conçues comme établies
inductivement à partir des données d’introspection, et plus spécifique-
ment à partir de (ce que l’on perçoit de) nos expériences hédoniques47.
Concernant l’influence de la science psychologique (D5), il faut d’abord
signaler que le marginalisme ne s’appuie pas sur une psychologie du
plaisir (ou, plus généralement, du choix) qui lui préexisterait et dont
il serait possible de dériver les hypothèses marginalistes. Nous avons

[47] Voir N. Giocoli, Modeling Rational Agents, op. cit., en particulier 2.1.
406
Philosophie économique

vu que les attitudes des marginalistes divergeaient : pour certains


marginalistes, l’intuition commune suffit 48 ; pour d’autres, elle est
renforcée par extrapolation à partir des résultats de la psychophy-
sique 49. Terminons par le statut des propositions-cibles de la théo-
rie marginaliste (D1). Nous en avons évoqué plusieurs. La loi de la
demande, par exemple, ne compte a priori pas parmi les propositions
que nous avons qualifiées de « psychologiques » : il s’agit plutôt d’une
régularité comportementale. Le statut de la 2de loi de Gossen (GOS)
est moins évident : il s’agit clairement d’une proposition psychologique,
mais il n’est pas clair que cela puisse être considéré comme une cible
(descriptive, explicative ou prédictive) pour la théorie marginaliste.
Il y a plusieurs traits qui se dégagent de ces analyses, et qu’il nous
paraît important de souligner parce qu’ils s’avèrent récurrents dans
l’articulation entre économie et psychologie.
Le premier, c’est le fait que le contenu psychologique de la théorie
marginaliste se situe du côté des hypothèses plutôt que des cibles de la
théorie, qui sont prioritairement les comportements dans des contextes
« économiques » (typiquement, sur les marchés). Par contraste, la psy-
chologie fait également figurer des phénomènes psychologiques parmi
ses cibles (descriptives, explicatives ou prédictives). Deuxièmement,
les hypothèses psychologiques se voient assigner un objectif explicatif
vis-à-vis de ces cibles : les comportements des consommateurs appa-
raissent comme des explananda dont l’explication doit provenir (par-
tiellement au moins) d’explanantes psychologiques. Troisièmement,
le recours à un appareil explicatif psychologique induit une certaine
prise de risque, parce qu’il n’existe pas de psychologie de la décision
mature, bien établie, qui préexisterait à l’économie et qu’il s’agirait
simplement d’appliquer. La « psychologie de l’économiste » offre natu-
rellement le flanc à des critiques, comme l’illustrent les difficultés
rencontrées par le cardinalisme.
Au vu de ces caractéristiques, on comprend aisément que la place
de la psychologie en économie soit précaire et instable. Elle fait l’objet
d’un arbitrage permanent entre différents objectifs épistémiques : si
l’économiste est naturellement conduit vers elle quand il cherche à
gagner en pouvoir explicatif, le souci d’éviter les risques d’erreur l’incite
au contraire à minimiser le recours à des hypothèses psychologiques.

[48] Pantaleoni, Pure Economics, op. cit.


[49] Edgeworth, Mathematical psychics, op. cit.
407
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

II. L’ordinalisme et les préférences


Les théories marginalistes ont progressivement été supplantées par
ce qu’il est convenu d’appeler l’ordinalisme. On identifie généralement
la transition du marginalisme vers l’ordinalisme à la période qui va
des travaux pionniers de Pareto50 aux contributions de Hicks & Allen
et Hicks51. La théorie ordinaliste se stabilisera dans les décennies qui
suivront – certains font de la parution du recueil de Chipman52 la fin
de ce processus53 – pour constituer la version dominante de la théorie
contemporaine du consommateur, telle qu’on la trouve par exemple
dans Deaton & Muellbauer ou dans Mas-Colell et al.54 , et, de manière
générale, dans les traités de micro-économie.
L’ordinalisme a eu un impact considérable sur la manière dont les
rapports entre économie et psychologie se sont fixés. On l’interprète
volontiers comme constituant la première étape d’un mouvement de dé-
psychologisation de l’économie. Ainsi, Bruni et Sugden55 considèrent-
ils que le « tournant parétien » a « éliminé les concepts psychologiques
de l’économie en fondant la théorie économique sur les principes du
choix rationnel »56 . Une conception similaire est défendue par Giocoli,
et nuancée par Hands57. De fait, nombreux sont les contributeurs à
l’ordinalisme à revendiquer sans ambiguïté un tel mouvement de dé-

[50] V. Pareto, « Sunto di alcuni capitol un nuovo trattato di economia pura del Prof. Pareto »,
Giornale degli Economisti 20(2), 1900, p. 216-235 et 511-549 ; tr. ang. « Summary of
Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by Professor Pareto », Giornale
degli Economisti e Annali di Economia 67(3), 2008, p. 453-504. Voir aussi Pareto, Manuel
d’économie politique, op. cit.
[51] J.R. Hicks & R.G.D. Allen, « A Reconsideration of the Theory of Value. Part I », Economica
1(1), 1934, p. 52-76; J.R. Hicks, Value and Capital, Clarendon Press, 1946 [1939].
[52] J. Chipman et al. (eds.), Preference, Utility and Demand : a Minnesota Symposium,
Harcourt Brace Jovanovich, 1971.
[53] Par exemple P. Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du consom-
mateur », Revue économique 51(5), 2000, p. 1125-1152 et Moscati, « History of Consumer
Demand Theory 1871-1971 », op. cit.
[54] A. Deaton & J. Muellbauer, Economics and Consumer Behavior, Cambridge University
Press, 1980 ; A. Mas-Colell, M.D. Whinston & J. Green, Microeconomic Theory, Oxford
University Press, 1995.
[55] L. Bruni & R. Sugden, « The Road not Taken : How Psychology was Removed from
Economics, and how it might be brought back », The Economic Journal 117, 2007,
p. 146-173.
[56] Ibid., p. 146.
[57] Giocoli, Modeling Rational Agents, op. cit. ; D.W. Hands, « Economics, Psychology and
the History of Consumer Choice Theory », Cambridge Journal of Economics 34, 2010,
p. 633-648.
408
Philosophie économique

psychologisation, jusqu’à en adopter une version éliminativiste. Ainsi,


Pareto revendique-t-il une approche où « toute analyse psychologique
est éliminée »58 . Slutsky considère un concept d’utilité « complètement
indépendant de toute hypothèse psychologique ou philosophique »59.
Allen prétend ériger sa théorie sur des hypothèses et des définitions
de nature « objective, et non subjective ou psychologique »60.
On trouve les deux thèses centrales de l’ordinalisme formulées par
Samuelson quand, dans les Foundations of Economic Analysis (1947),
il résume l’évolution du concept d’utilité en théorie du consommateur :
De nombreux auteurs ont cessé de croire en l’existence d’une grandeur ou
d’une quantité introspective, de type cardinal, numérique. Ce scepticisme s’est
accompagné de la reconnaissance que, de toute façon, une mesure cardinale de
l’utilité n’est pas nécessaire ; que seule une préférence ordinale, qui met en jeu
du « plus », du « moins » mais pas du « combien », est requise pour l’analyse du
comportement du consommateur61.

La première thèse, la thèse de dispensabilité, affirme qu’il est pos-


sible d’élaborer une théorie du consommateur satisfaisante sans faire
appel à des fonctions d’utilité plus qu’ordinales. La seconde, la thèse
de non-mesurabilité, affirme qu’il n’est pas possible de construire des
fonctions d’utilité qui soient plus qu’ordinales. Avant de les étudier,
nous allons dire un mot des différentes versions de l’ordinalisme.
II.1. Les différentes versions de l’ordinalisme
et la signification de l’utilité
Les théories ordinalistes les plus proches des théories margina-
listes sont celles qui sont exprimées en partant directement de fonc-
tions d’utilités, mais désormais supposées ordinales. La théorie de
Slutsky62 est de ce type. La partie mathématique de la théorie présen-
tée par Hicks63 également. Par la suite, les fonctions d’utilités ordi-
nales ont été explicitement et formellement adossées aux préférences

[58] Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by Professor
Pareto », op. cit.
[59] E. Slutsky, « Sulla teoria del bilancio del consumatore », Giornali degli Economisti e Rivista
di statistica 3, 51, 1915, p. 1-26 ; tr. ang. E. Slutsky, « On the Theory of the Budget of the
Consumer », in G.J. Stigler & K.E. Boulding (eds.), Readings in Price Theory, Georges
Allen and Unwin Ltd, 1955, p. 27-56.
[60] R.D.G. Allen, « The Foundations of a Mathematical Theory of Exchange », Economica 36,
1932, p. 197-226.
[61] P. Samuelson, Foundations of Economic Analysis, Harvard University Press, 1947, p. 91.
[62] Slutsky, « On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.
[63] Hicks, Value and Capital, op. cit., appendice du chap. 1.
409
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

du consommateur, qui en sont venues à occuper le rôle de concept


primitif de la théorie. Debreu64 fournit une présentation canonique de
cette version de la théorie ordinaliste65, sur laquelle nous reviendrons.
Si elles sont les plus connues, notons tout de même que ces deux ver-
sions de l’ordinalisme ne sont pas les seules : celle de Hicks et Allen66 ,
qui a joué historiquement un rôle important, prend comme concept
primitif le taux marginal de substitution. Le taux marginal de subs-
titution TMSij(x*) du bien i pour le bien j en un panier de biens x* est
la quantité du bien j nécessaire pour compenser une réduction d’une
unité marginale du bien i. Si on partait d’une fonction d’utilité satis-
faisant les conditions mathématiques nécessaires, le taux marginal de
substitution correspondrait au rapport des utilités marginales, soit67 :
∂u(x * )/ ∂xi
TMSij (x * ) = .
∂u(x * )/ ∂xj
Hicks & Allen proposent de partir directement des taux marginaux
de substitution pour construire la théorie du consommateur.
II.1.1. L’utilité comme « représentation » des préférences
Par la suite, nous nous focaliserons sur la version qui s’est finale-
ment imposée et qui fait toujours autorité en micro-économie contem-
poraine : celle où des fonctions d’utilité ordinales sont adossées aux
préférences du consommateur. Le terme exact retenu par la micro-

[64] G. Debreu, Theory of Value, Cowles Foundation for Research in Economics, 1959 ; tr. fr.
Théorie de la valeur, Bordas, 1984, en particulier chap. 4.
[65] On trouve déjà une approche de ce genre chez Fisher : « For a given individual at a given
time, the utility of A units of (a) exceeds the utility of B units of (b), if the individual prefers
(has a desire) A to the exclusion of B rather than for B to the exclusion of A » (Mathematical
Investigations in the Theory of Value and Prices, Yale University Press, 1892, p. 12). Voir
aussi Slutsky : « The utility of a combination of goods is a quantity, which has the property
that its value is the greater the more the given combination is desired by the individual
whom one considers. The more desirable combination must be understood to be the one the
individual chooses in preference to another when he has the possibility of choice between
the two » (« On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.).
[66] Hicks & Allen, « A Reconsideration of the Theory of Value », op. cit.
[67] Soit dxi et dxj les quantités respectives. TMSij(x*) = – dxj /dxi. Or, du point de vue de la
théorie de l’utilité, puisqu’il y a indifférence, on a :
⎡ ∂u(x * )/ ∂x ⎤ ⋅ dx = − ⎡ ∂u(x * )/ ∂x ⎤ ⋅ dx
⎣ i⎦ i ⎣ j⎦ j

et donc :
∂u(x * )/ ∂xi
TMSij (x * ) = .
∂u(x * )/ ∂x j
410
Philosophie économique

économie pour désigner cette relation entre les deux concepts est celui
de « représentation ». Symbolisons les préférences par une relation « e »
définie sur l’ensemble X des options (ce que, d’ailleurs, ne font pas
les pionniers de l’ordinalisme). On définit la relation d’indifférence
« x ~ y » comme la conjonction de x e y et y e x. On dit qu’une fonction
d’utilité u : X → ! représente une relation de préférence e si :
u(x) ≥ u(y) ⇔ x ey (u ↔ PREF).
En théorie de la mesure, on appelle génériquement cette propriété
la préservation de l’ordre. Nous emploierons parfois cette expression.
Naturellement, une relation de préférence doit satisfaire certaines
propriétés pour être représentable par une fonction d’utilité. Et notam-
ment les deux suivantes, qui sont au cœur de la théorie ordinaliste
des préférences :
transitivité : pour tous x, y, z ∈ X, si x e y et y e z, alors x e y (T)
complétude : pour tous x, y ∈ X, x e y ou y e x (C)
Il s’avère que, lorsque le domaine d’options est dénombrable (c’est-
à-dire d’une taille inférieure ou égale à celle des entiers naturels),
ces propriétés sont aussi suffisantes : dans ce cas, une relation de
préférence satisfait la transitivité et la complétude si et seulement si
il existe une fonction d’utilité qui la représente. Quand X n’est pas
dénombrable, comme c’est le cas en théorie du consommateur, l’ajout
d’une condition sur les préférences est nécessaire pour obtenir l’équi-
valence avec la représentabilité par une fonction d’utilité – voir par
exemple Fishburn68 . Ce résultat d’existence s’accompagne d’un résul-
tat d’unicité : la fonction d’utilité qui représente e est unique à une
transformation croissante près. Autrement dit, les utilités induites
sont ordinales. On voit donc qu’il existe un lien très étroit entre une
théorie du consommateur fondée sur les préférences, pour autant
qu’elles obéissent aux propriétés mentionnées précédemment, et une
théorie fondée directement sur des fonctions d’utilité ordinales. Par
la suite, on notera génériquement TPREF la théorie du consommateur
fondée sur les préférences. On en donnera le contour exact progressi-
vement durant cette section.
Deux compléments à ces préliminaires. Notons tout d’abord que,
durant l’élaboration du programme ordinaliste, le concept mis en
avant comme concept primitif de la nouvelle théorie du consomma-
teur a souvent été celui d’indifférence et plus précisément de courbe

[68] P.C. Fishburn, Utility Theory for Decision Making, Wiley, 1970, chap. 3.
411
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

d’indifférence : une courbe d’indifférence relie l’ensemble des paniers


de biens entre lesquels un consommateur est indifférent. Ainsi, d’après
Pareto : « Grâce à l’usage des mathématiques, toute cette théorie […]
ne repose plus que sur un fait d’expérience, c’est-à-dire sur la déter-
mination des quantités de biens qui constituent des combinaisons
indifférentes pour l’individu69. »
Les courbes d’indifférence, qui ont été conçues avant l’ordinalisme,
par Edgeworth, sont toujours exposées dans les manuels de micro-
économie car elles permettent une représentation géométrique éclai-
rante du choix du consommateur (voir les figures ci-après). Seconde
remarque : l’économiste travaille typiquement avec une représentation
continue des préférences, au sens mathématique usuel du terme. Cet
usage trouve une justification dans un théorème de Debreu (1959)
selon lequel une relation de préférence transitive, complète et continue
(en un sens qui est défini à l’annexe V.2) se laisse représenter par une
fonction d’utilité continue70.
Formellement, les hypothèses selon lesquelles l’utilité détermine le
choix (u-DET) conformément à un principe d’optimisation (u-OPT) sont
toujours postulées par l’ordinalisme, puisque l’utilité représente les
préférences (u ↔ PREF) et que les préférences déterminent les choix
(PREF-DET), selon un principe d’optimisation (PREF-OPT)71. Mais
ces hypothèses n’ont pas nécessairement le même contenu sémantique
que les hypothèses correspondantes (uh-DET) et (uh-OPT) que l’on a
repérées dans le marginalisme. Chez les marginalistes, l’utilité reçoit
une interprétation hédoniste. Le développement de l’ordinalisme s’est
accompagné du progrès d’interprétations moins restrictives de l’utilité.
Néanmoins, il n’est pas évident de démêler, dans ces changements
sémantiques, ce qui tient à la relation de représentation entre préfé-
rences et utilités et ce qui est l’effet d’autres facteurs. Après tout, il
serait naturel de conserver une interprétation hédoniste de l’utilité si
les préférences elles-mêmes étaient interprétées de manière hédoniste

[69] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., III, § 36 bis (nous soulignons). Voir aussi
Hicks : « We start off from the indifference map alone ; nothing more can be allowed » (Value
and Capital, op. cit., p. 18).
[70] Notons que toute fonction d’utilité qui représente cette relation de préférence n’est pas
continue. Autrement dit, la propriété de continuité n’est pas ordinale.
[71] Voir par exemple V. Pareto, Cours d’économie politique, F. Rouge, 1896, § 43. Voir aussi
Hicks : « The ideal consumer […] chooses that alternative, out of the various alternatives
open to him, which hem most prefers, or ranks most highly » (A Revision of Demand Theory,
Clarendon, 1956, p. 17-18).
412
Philosophie économique

(« x e y » signifiant alors « x apporte plus de plaisir que y » ou « x est
jugé par l’agent comme apportant plus de plaisir que y »). C’est avant
tout parce que les préférences reçoivent une interprétation non-hédo-
niste que l’utilité n’est plus interprétée de manière hédoniste.
II.1.2. Interprétations monadique et comparative de l’utilité
Indépendamment de la question de l’hédonisme, il vaut la peine
de se demander ce que peut signifier l’utilité une fois qu’on l’introduit
comme représentant les préférences. Les textes de micro-économie72
ou de théorie de la décision73 semblent parfois considérer que la signi-
fication de l’utilité est assez clarifiée une fois qu’on a dit qu’elle est une
représentation des préférences, et que les préférences sont le concept
primitif de la théorie. C’est également le cas dans certains textes plus
réflexifs comme celui de Broome74 . Il nous semble pourtant que les
implications sémantiques de la notion de représentation ne sont pas
si univoques, et qu’il vaut la peine de les clarifier.
Une distinction très générale s’avèrera commode pour cette clari-
fication : celle entre des propriétés monadiques d’un ensemble d’enti-
tés et les relations comparatives associées. Les propriétés physiques
fournissent les exemples les plus simples. Considérons par exemple,
d’un côté, la longueur de différents objets et, de l’autre, la relation
comparative « …est plus grand que… », appliquée aux mêmes objets. Le
même genre de distinction s’applique à des attitudes psychologiques.
Considérons, d’un côté, les degrés de croyances d’un individu à l’égard
de différentes propositions et, de l’autre, l’attitude comparative « …est
cru à un degré supérieur à… ».
Ou, pour nous rapprocher plus encore de ce qui nous occupe : consi-
dérons, d’un côté, les degrés de désir d’un individu vis-à-vis de diffé-
rentes options x, y, z…et, de l’autre, l’attitude comparative « …est plus
désiré que… ».
Les économistes ont tendance à privilégier une interprétation qu’on
pourrait appeler « purement comparative » de l’utilité selon laquelle
l’utilité est une expression numérique des préférences, et rien d’autre.
De ce point de vue, en dépit peut-être des apparences, u(x) ne mesure

[72] Voir Deaton & Muellbauer : « The use of the term “utility” itself requires justification ;
indeed, utility functions might more appropriately be called “preferences representation
functions” » (Economics and Consumer Behavior, op. cit., p. 28).
[73] Voir R.D. Luce & H. Raiffa, Games and Decisions, Dover, 1985 [1957], section 2.6.
[74] J. Broome, « Utility », Economics and Philosophy 7, 1991, p. 1-12.
413
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

pas une propriété monadique (qu’on pourrait décrire abstraitement


comme la valeur accordée par l’agent à x, ou encore la désirabilité de
x pour l’agent) qui serait sous-jacente aux préférences, mais fait partie
d’une mesure globale des préférences. Cette conception s’accorde bien
avec le commentaire qui accompagne parfois l’introduction des fonc-
tions d’utilité et selon lequel l’utilité est une « mesure de la préférence ».
C’est également celle qui semble être adoptée par ceux qui, de Luce
et Raiffa à Binmore75 , dénoncent le « sophisme causal » qui consiste à
voir dans l’utilité la cause des préférences. Luce & Raiffa vont jusqu’à
dire que c’est l’inverse qui est vrai car les préférences « précèdent
logiquement » l’introduction d’une fonction d’utilité. L’affirmation est
manifestement exagérée, mais elle montre clairement le peu de réalité
que l’interprétation purement comparative accorde à l’utilité.
Pourtant, rien n’interdit d’attribuer à l’utilité une interprétation
plus substantielle, qu’on pourrait appeler monadique, selon laquelle
l’utilité mesure, grâce aux préférences, les propriétés monadiques
sous-jacentes aux préférences. L’interprétation exacte de l’utilité
dépend alors de celle des préférences. On peut, par exemple, l’inter-
préter comme une mesure de la valeur qu’un individu assigne à une
option, ou de la désirabilité de cette option. Par construction, cette
mesure est obtenue à partir de la relation de préférence. Mais pour
l’interprétation monadique, elle n’est pas conçue comme (ou seulement
comme) une mesure de la préférence.
Considérons, par analogie, la longueur. Supposons que l’on juxta-
pose différents objets, ce qui nous permet d’observer (partiellement)
la relation « …est plus grand que… ». Dira-t-on que la mesure obtenue
n’est qu’une mesure de cette relation, et rien d’autre ? Pas forcément :
on pourra interpréter le résultat comme nous informant sur des pro-
priétés sous-jacentes des différents objets (leurs longueurs), qui nous
sont révélées grâce à un ensemble de comparaisons. De fait, quand
Krantz et al.76 introduisent leur théorie de la mesure par l’exemple
de la longueur, ils parlent de « mesure de la longueur », conçue comme
un « attribut » d’objets physiques, à partir de « comparaisons de lon-
gueur ». Ils ne disent pas que la mesure obtenue est une « mesure de la

[75] Luce & Raiffa, Games and Decisions, op. cit. K. Binmore, Rational Decisions, Princeton
University Press, 2009. Binmore va d’ailleurs plus loin, affirmant qu’il en va de même
pour les préférences vis-à-vis du choix. Nous y reviendrons en discutant la sémantique
« comportementale » des préférences.
[76] Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit.
414
Philosophie économique

comparaison de longueur, et rien d’autre ». Notons que l’interprétation


monadique ne fait pas forcément des propriétés monadiques les causes
des relations comparatives : les longueurs respectives de a et b déter-
minent, mais ne causent pas le fait que, par exemple, a est plus long
que b. Mutatis mutandis, ce n’est pas parce que l’on rejette l’idée que
l’utilité est une simple expression numérique des préférences (ce qu’on
a appelé l’interprétation purement comparative) qu’on doit endosser
celle selon laquelle l’utilité mesure des propriétés monadiques qui sont
causalement responsables des préférences.
Quand ils accordent l’exclusivité à l’interprétation comparative de
l’utilité, les économistes et théoriciens de la décision semblent inférer
du fait que la mesure qu’ils envisagent est établie à partir d’une rela-
tion comparative (les préférences) qu’elle ne mesure rien d’autre que
cette relation comparative. Cette inférence nous semble hâtive : elle
confond ce qui est de l’ordre épistémologique et ce qui est de l’ordre
ontologique. Ce n’est pas parce que les préférences sont (supposons-le)
épistémologiquement premières qu’elles le sont ontologiquement. Ce
n’est en tous cas pas de cette façon que, mutatis mutandis, on envisa-
gerait d’interpréter la mesure des grandeurs physiques, et il n’est pas
clair qu’on doive procéder différemment dans le cas qui nous occupe.
On peut se risquer à une conjecture sur les raisons du privilège
accordé à l’interprétation comparative de l’utilité : elles pourraient
tenir à une conception psychologique assez restrictive, qui voit les
attitudes psychologiques monadiques selon le modèle des sensations
de plaisir et de peine (disons, par commodité, le modèle « sensationna-
liste » des attitudes psychologiques), c’est-à-dire comme des expériences
conscientes pourvues d’une certaine intensité. Or, quand on lie l’utilité
aux préférences et qu’on opte pour une interprétation non-hédoniste
des préférences, il n’est plus évident du tout qu’il existe une attitude
monadique sous-jacente qui obéisse au modèle sensationnaliste. Si on
est attaché au modèle sensationnaliste, on en vient alors facilement à
douter que l’utilité se rapporte à quoi que ce soit de monadique, et donc
à souscrire à l’idée qu’elle ne fait « que » représenter les préférences.
La situation se présente différemment si l’on est prêt à accepter une
conception plus abstraite des attitudes psychologiques, comme celle
qui est attachée au fonctionnalisme en philosophie de l’esprit et de
la psychologie et qui les identifie à des rôles causaux77. On a alors

[77] Pour une introduction à la philosophie de l’esprit, voir par exemple J. Kim, Philosophie
de l’esprit, Ithaque, 2008.
415
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

bien moins de réticences à accepter des attitudes monadiques sous-


jacentes aux préférences (interprétées, encore une fois, de manière
non-hédoniste). À propos non pas de l’utilité et des préférences, mais
des degrés de croyances, on trouve une confrontation de ce genre, entre
deux modèles des attitudes monadiques, dans l’article pionnier de
Ramsey78 sur les probabilités subjectives : Ramsey conteste le modèle
sensationnaliste des degrés de croyance, issu de Hume79, selon lequel
« le degré de croyance est quelque chose de perceptible par son pos-
sesseur, c’est-à-dire que les croyances diffèrent par l’intensité d’un
sentiment qui les accompagne, que nous pourrions appeler un senti-
ment-de-croyance (belief feeling) ». Et il propose de lui substituer une
conception des degrés de croyance bien plus abstraite, qui s’attache
à leur impact causal dans la décision : « Le degré de croyance est une
propriété causale de la croyance, qu’on peut vaguement définir comme
étant la propension à agir sur la base de cette croyance80. »
II.1.3. Conclusion
Pour résumer le long développement interprétatif qui précède :
concernant l’utilité, si on compare les théories marginalistes et la
version de l’ordinalisme qui s’est historiquement imposée, un double
changement s’opère. L’utilité est introduite comme représentant les
préférences ; celles-ci ne recevant pas une interprétation hédoniste, il
en va de même de l’utilité. Par ailleurs, nous avons fait valoir que l’in-
troduction des fonctions d’utilité comme représentant les préférences
laisse ouverte deux types d’interprétation de l’utilité, comparative
et monadique. De fait, les économistes et théoriciens de la décision
ont eu tendance à privilégier la première, qui ne fait que renforcer
l’importance des préférences au sein de leurs théories.
II.2. L’interprétation des préférences
Nous n’avons pour le moment rien dit de la signification du concept
central des théories ordinalistes, celui de préférence. Les flottements
sémantiques du terme de « préférence » ont été repérés depuis long-

[78] F.P. Ramsey, « Truth and Probability » (1926), in F.P. Ramsey, The Foundations of
Mathematics and other Logical Essays, Kegan, Paul, Trench, Trubner & Co, 1931, p. 156-
198 ; tr. fr. « Vérité et probabilité », in F.P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités,
Vrin, 2003.
[79] Voir D. Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, Garnier-Flammarion, 1995 [1739].
[80] Ramsey, « Truth and Probability », op. cit., p. 163-164.
416
Philosophie économique

temps81 et font toujours aujourd’hui l’objet de discussions réflexives82.


Prima facie, on peut distinguer deux grandes familles d’interprétation
du concept de préférence83 .
II.2.1. Les interprétations mentalistes
Selon les interprétations mentalistes (ou psychologiques), les préfé-
rences sont des états mentaux comparatifs de l’agent, qui sont causale-
ment responsables de ses choix. L’interprétation hédoniste appartient
à cette catégorie. Selon elle, préférer x à y signifie juger x meilleur
que y du point de vue du plaisir que l’agent en attend. Mais il existe
des interprétations moins restrictives : dans ce cas, les préférences
renvoient plus généralement aux motivations ou aux valeurs de l’indi-
vidu, toujours envisagées sous un angle comparatif. Certaines mettent
l’accent sur le jugement : dans ce cas, préférer x à y, c’est juger x
meilleur que y. Hausman appelle ces jugements des « comparaisons
évaluatives »84 . D’autres, comme Broome, mettent plutôt l’accent sur
le désir : préférer x à y, c’est désirer x plus que y85.
Du point de vue des interprétations mentalistes, les pures pro-
priétés des préférences (transitivité, complétude, convexité…) appa-
raissent comme des lois de coexistence, qui autorisent ou interdisent
des « configurations » (patterns) d’états mentaux, c’est-à-dire la posses-

[81] Voir Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by
Professor Pareto », op. cit. Voir aussi I.M.D. Little, « A Reformulation of the Theory of
Consumer’s Behaviour », Oxford Economic Papers 1(1), 1949, p. 90-99 : « The verb “to
prefer” can either mean “to choose” or “to like better”, and these two senses are frequently
confused in economic literature. »
[82] D.M. Hausman, « Sympathy, Commitment, and Preferences », Economics and Philosophy
16, 2005, p. 33-50 ; « Mindless or Mindful Economics : A Methodological Evaluation », in
Caplin & Schotter (eds.), The Foundations of Positive and Normative Economics, op.
cit., p.  125-151 ; Preference, value, choice, and welfare, op. cit. ; P.  Pettit, « Preference,
Deliberation and Satisfaction », in S. Olsaretti (eds.), Preferences and Well-Being,
Cambridge University Press, 2006, p. 131-154 ; F. Guala, « Are Preferences for Real ? Choice
Theory, Folk Psychology and the Hard Case for Commonsensible Realism », in A. Lehtinen
& P. Ylikoski (eds.), Economics for Real : Uskali Maki and the Place of Truth in Economics,
Routledge, 2012, p. 137-155 ; C. Clarke, « Preferences and Positivist Methodology in
Economics », Philosophy of Science 83(2), 2016, p. 192-212.
[83] La distinction est souvent généralisée à l’entièreté des modèles de choix de l’économie
ou de la théorie de la décision. Guala distingue entre une interprétation « étroite » (thin),
d’inspiration béhavioriste, et une interprétation « épaisse » (thick) (Guala, « Are Preferences
for Real ? », op. cit.).
[84] Hausman, Preference, value, choice, and welfare, op. cit.
[85] J. Broome, « Reasoning with Preferences », in S. Olsaretti (eds.), Preferences and Well-
Being, Cambridge University Press, 2006, p. 183-208.
417
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

sion simultanée par l’agent de tel ou tel ensemble d’états mentaux. Le


principe d’optimisation (PREF-OPT), quant à lui, s’interprète comme
une hypothèse causale, qui affirme que certains mentaux de l’agent
font qu’il choisit ou qu’il est disposé à choisir certaines options.
Supposons par exemple que x soit l’unique panier de biens optimal
étant donné p et w. Les préférences de l’agent apparaissent alors
comme la cause du choix de x dans la situation et comme la cause du
fait que l’agent est disposé à choisir x dans la situation.
Ajoutons deux précisions importantes. (a) En premier lieu, du point
de vue mentaliste, les préférences ne sont pas seules à être causalement
responsables des choix. Les croyances de l’agent fournissent l’autre
ingrédient central. Plus précisément, dans le cas qui nous intéresse,
les préférences sur les options causent les choix conjointement avec les
croyances sur l’ensemble des options réalisables. Un agent qui préfère
x à y, y à z et x à z ne choisira pas x parmi {x, y, z} s’il croit que seuls
y et z sont réalisables. Autrement dit, les préférences sur les options
n’induisent pas des dispositions comportementales inconditionnelles,
mais tout au plus des dispositions conditionnelles aux croyances de
l’agent. Cette propriété, qui fut naguère souvent mise en avant en
philosophie de l’esprit pour contrer le « béhaviorisme analytique » selon
lequel les concepts ordinaires d’états mentaux sont conceptuellement
réductibles à des dispositions au comportement 86 , occupe une place
centrale (quoique souvent implicite) dans les interprétations menta-
listes des préférences. L’argument a été repris récemment en philo-
sophie de l’économie par D. Hausman87 dans sa critique de certaines
des interprétations conceptuelles de la théorie de la préférence révélée
(voir section III).

[86] Cette position se rapproche de la thèse (B4)* de la section III.


[87] Hausman, Preference, value, choice, and welfare, op. cit., chap. 3. On pourrait objec-
ter à cette affirmation, en ayant en tête des modèles plus élaborés comme la théorie de
l’espérance d’utilité à la Savage, que les croyances de l’individu déterminent déjà les
préférences entre options. Il resterait néanmoins les croyances relativement aux options
effectivement réalisables : ce entre quoi l’agent pense qu’il peut choisir dans une certaine
situation. Dans la théorie de l’espérance d’utilité, les croyances qui font l’objet d’une modé-
lisation explicite sont celles qui portent sur les facteurs qui influencent les conséquences
des actions (résumés dans un espace d’états de la nature). Il nous semble, qu’en plus de
ces croyances, quand on entend décrire ou prédire le comportement d’un décideur, on fait
aussi des hypothèses (non explicitée dans le modèle) sur les croyances du décideur à propos
des options réalisables. Ces croyances-là n’ont pas vocation à être des déterminants des
préférences entre options (comme le sont les croyances à propos des états de la nature),
mais à déterminer l’action conjointement avec les préférences entre options. Nous remer-
cions Philippe Mongin pour ces commentaires sur ce point.
418
Philosophie économique

(b) Plus généralement, une interprétation mentaliste conçoit les


préférences comme étant intégrées dans un réseau causal qui inclut
le comportement mais aussi toutes sortes d’autres états mentaux : elles
sont causalement influencées par d’autres types d’états mentaux, et
elles influencent causalement d’autres états mentaux. Les préférences
sur les options sont en particulier influencées par les croyances sur les
propriétés des options et par les préférences vis-à-vis de ces propriétés.
II.2.2. Les interprétations comportementales
L’autre interprétation majeure des préférences est l’interprétation
comportementale. Selon celle-ci, les préférences doivent se comprendre
comme des choix (version non-dispositionnelle) ou des dispositions à
choisir (version dispositionnelle) 88 : préférer x à y, c’est choisir x plutôt
que y, ou être disposé à choisir x plutôt que y.
Pour des raisons qui sont analogues à celles que nous avons avan-
cées à propos de la fonction demande, il ne nous semble pas que la
version non-dispositionnelle, qui définit les préférences à partir des
choix effectifs de l’agent, soit tenable. Pensons notamment au fait que
la relation de préférence est supposée être complète. Par la suite, nous
privilégierons donc la version dispositionnelle.
L’interprétation comportementale a de nombreux échos dans la
tradition économique, de la naissance de l’ordinalisme à nos jours.
Ainsi Pareto89 propose-t-il de redéfinir le concept de préférence comme

[88] Hausman distingue une version « actuelle » d’une version « hypothétique » de la définition
des préférences en termes de choix. Il attribue la version actuelle aux pionniers de la théo-
rie de la préférence révélée (Samuelson et Little) et la version hypothétique, par exemple,
à Binmore ; et il soutient que la distinction est importante. Nous ne sommes pas certains
de la manière de positionner notre distinction entre les versions dispositionnelles et non-
dispositionnelles vis-à-vis de celle d’Hausman entre les versions actuelles et hypothétiques.
Ce qui semble compter, pour Hausman, c’est que, dans la version hypothétique, on conçoive
des choix entre lesquels l’agent ne peut, en réalité, choisir – par exemple, des choix entre
des états sociaux. Autrement dit, des choix entre des options qui ne sont pas ce que nous
avons appelé des « options réalisables ». Pour notre part, nous avons toujours considéré des
options réalisables. Il faut donc sans doute compter nos deux versions de l’interprétation
comportementale comme relevant de ce que Hausman appelle l’interprétation « actuelle ».
[89] Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by Professor
Pareto », op. cit., p. 457. Moscati qualifie le Pareto de 1900 de « béhavioriste » (From
Classical Political Economy to Behavioral Economics, Egea, 2012). Le texte de Pareto
n’est cependant pas univoque. Ainsi, même si elle n’est pas stricto sensu incompatible avec
une interprétation comportementale des préférences, la manière dont Pareto évoque leur
révélation est bien peu béhavioriste : « Voici un enfant, je lui demande : “Que préfères-tu,
10 cerises et 10 dates ou 9 dates et 11 cerises ?” “Je préfère la première combinaison”.
“Que dis-tu alors de 9 dates et 15 cerises ? C’est pour moi la même chose que 10 dates et
419
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

une manière « condensée » de désigner une disposition au choix, sans


contenu psychologique. Il en va de même dans l’article de Slutsky90 ,
qui se réclame explicitement de Pareto. Un peu plus tard, quand
Samuelson esquisse l’évolution de la théorie de la demande, il résume
ainsi la situation : « Le comportement du consommateur sur le marché
est expliqué à partir de ses préférences, qui à leur tour ne sont définies
qu’à partir du comportement91. »
Si l’on se tourne vers les expositions contemporaines de la théo-
rie, on trouve des commentaires qui vont également dans le sens de
l’interprétation comportementale. Ainsi, selon Varian, la relation de
préférence est un « concept opérationnel » puisque « si le consomma-
teur préfère un panier à un autre, cela signifie qu’il choisirait l’un
plutôt que l’autre, s’il en avait l’opportunité92 ». Néanmoins, quelques
lignes avant le passage que nous venons de citer, le même auteur
introduit les préférences comme la manière dont le consommateur
classe les options selon qu’elles sont plus ou moins bonnes, ce qui
nous ramène vers les interprétations mentalistes. Ce genre de flotte-
ment n’est pas isolé : Deaton et Muellbauer93 désignent les propriétés
des préférences comme des « axiomes sur le choix », ce qui parle plu-
tôt en faveur de l’interprétation comportementale, tandis que leur
interprétation officielle de « x e y » est que « x est au moins aussi bon
que y » (aux yeux du consommateur en question). Dans la littérature

10 cerises”. C’est ainsi que deux points d’une courbe d’indifférence sont déterminés, et
d’autres pourraient être trouvés de la même manière » (p. 453, notre traduction).
Si cette méthode n’est pas incompatible avec une interprétation comportementale, c’est
qu’on peut la concevoir comme recueillant des jugements des individus concernant leurs
dispositions aux comportements. Du point de vue de l’interprétation comportementale, ce
ne sont pas les données empiriques privilégiées, mais ce peut être de bonnes approxima-
tions. Notons néanmoins que les économistes ont souvent manifesté un certain scepticisme
à l’égard de ce genre de données hypothétiques. C’est au moins le cas depuis la critique
des premières tentatives expérimentales pour construire des courbes d’indifférence par
W.A. Wallis & M. Friedman, « The Empirical Derivation of Indifference Functions », in
O. Lange, F. Macintyre & T.O. Yntema (eds.), Studies in Mathematical Economics and
Econometrics, University of Chicago Press, 1942, p. 175-189. Par ailleurs, un peu plus loin,
Pareto affirme que « toute analyse psychologique est éliminée » mais précise qu’il entend par
là l’élimination « des raisons des préférences et de l’indifférence ». Il n’est pas impossible
de lire ce commentaire d’une manière non béhavioriste, comme affirmant essentiellement
que Pareto entend se défaire d’une théorie de la motivation psychologiquement élaborée.
[90] Slutsky, « On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.
[91] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 91.
[92] H.R. Varian, Intermediate Microeconomics : A Modern Approach, 8e éd., Norton, 2010,
p. 34. Nous soulignons.
[93] Deaton & Muellbauer, Economics and Consumer Behavior, op. cit.
420
Philosophie économique

réflexive contemporaine, l’interprétation comportementale correspond


aux préférences comme « représentations binaires des choix94 », « classe-
ments de choix  (choice rankings)95 » ou « préférences au sens technique
(T-préférences)96 ». Ross97 appelle « néo-samuelsoniens » les économistes
contemporains qui souscrivent à une interprétation comportementale
des préférences.
Du point de vue de cette interprétation, les (pures) propriétés des
préférences apparaissent donc comme autorisant ou interdisant des
configurations de dispositions comportementales. Ainsi, la transitivité
affirme que si l’agent est disposé à choisir x plutôt que y et y plutôt
que z, il est disposé à choisir x plutôt que z.
Le statut de l’hypothèse d’optimisation (PREF-OPT) est moins
évident, et c’est à cet endroit qu’apparaît une asymétrie avec les inter-
prétations mentalistes. Puisque x(p, w) désigne ce que l’agent est
disposé à choisir étant donné les prix p et le revenu w, (PREF-OPT)
se ramène à l’hypothèse selon laquelle l’agent est disposé à choisir x
parmi B(p, w) si et seulement si pour tout panier de biens y ∈ B(p,
w), l’agent est disposé à choisir x plutôt que y. Sous cette interpréta-
tion, (PREF-OPT) ne se laisse pas aisément concevoir comme une
affirmation causale : il s’agit plutôt, de nouveau, d’une proposition qui
autorise et interdit certaines configurations de dispositions compor-
tementales. Ce qui a deux conséquences immédiates. La première,
c’est que (PREF-OPT) acquiert un statut analogue à celui des pures
propriétés des préférences. La seconde, c’est que les relations causales
disparaissent de la théorie. Plus exactement, il n’y a plus d’antécédents
causaux aux dispositions comportementales.
Ajoutons, pour terminer notre présentation de l’interprétation
comportementale des préférences, que nous n’avons pas dit en quoi
consistait exactement le fait d’être disposé à choisir x plutôt que y.
L’analyse rigoureuse des définitions comportementales possibles des
préférences viendra avec la théorie de la préférence révélée, mais on
peut d’ores et déjà mettre en avant deux définitions naturelles : selon la
première, x est préféré à y si l’agent est disposé à choisir x à l’occasion
d’un choix binaire entre x et y98 . Selon la seconde, x est préféré à y s’il

[94] A. Sen, « Behaviour and the Concept of Preference », Economica 40, 1973, p. 241-259.
[95] Hausman, Preference, value, choice, and welfare. op. cit.
[96] Clarke, « Preferences and Positivist Methodology in Economics », op. cit.
[97] Ross, Philosophy of Economics, op. cit., chap. 4.
[98] Pour une illustration contemporaine, voir par exemple P. P. Wakker, Prospect Theory,
421
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

existe une situation de choix possible X telle que x et y font partie de


X et si l’agent est disposé à choisir x quand il fait face à X.
II.2.3. Quelle est l’interprétation dominante de la théorie ordinaliste ?
Nous venons de fournir deux familles d’interprétation des préfé-
rences. Stricto sensu, à chaque interprétation correspond une version
spécifique de la théorie ordinaliste formulée en termes de préférences.
Cela soulève naturellement la question, descriptive, de savoir si l’une ou
l’autre de ces versions l’emporte sur les autres. À vrai dire, il s’agit plutôt
d’une question générique, que l’on peut se poser à propos de différentes
périodes de la micro-économie (notamment avant et après le dévelop-
pement de la théorie de la préférence révélée). Au vu des déclarations
d’économistes que nous avons évoquées dans les lignes qui précèdent,
on peut se douter que la question est difficile à trancher. De fait, dans
les textes plus réflexifs, les avis divergent, et assez radicalement.
(a) Pour Bernheim et Rangel99, « l’économie conventionnelle (stan-
dard) ne fait pas d’hypothèses sur la manière dont les choix sont
faits ; les préférences sont de simples constructions qui résument les
choix100 ». Selon Binmore, l’interprétation comportementale « reste
l’orthodoxie en théorie économique101 ». Plus récemment, Clarke a sou-
tenu qu’elle était « la doctrine officielle de l’économie dominante102 » en
tirant principalement argument de passages de manuels de micro-éco-
nomie et de théorie de la décision. L’argument ne permet néanmoins
pas d’établir la thèse : Clarke renvoie généralement à des développe-
ments sur la théorie de la préférence révélée, laquelle, comme nous le
soutiendrons dans la section III, est tout à fait compatible avec une
interprétation mentaliste de la théorie ordinaliste. Il établit plutôt
que les tenants de l’interprétation comportementale constituent au
moins une minorité influente103 .

Cambridge University Press, 2010 : « Je ne distingue pas entre la préférence et le choix.
La préférence n’est rien d’autre que le choix binaire » (p. 366, note 2).
[99] B.D. Bernheim & A. Rangel, « Choice-Theoretic Foundations for Behavioral Welfare
Economics », in Caplin & Schotter (eds.), The Foundations of Positive and Normative
Economics, op. cit., p. 155-192.
[100] Ibid., p. 158.
[101] Binmore, Rational Decisions, op. cit., p. 8. Pour être exact, l’affirmation se rapporte à la
théorie de la préférence révélée. Mais à cet endroit du texte, ladite théorie est introduite
par le fait qu’elle retient un concept comportemental de préférences.
[102] Clarke, « Preferences and Positivist Methodology in Economics », op. cit., p. 194.
[103] Parmi les références citées, outre Binmore (Rational Decisions, op. cit.), ce sont Gul &
Pesendorfer (« The Case for Mindless Economics », in A. Caplin & A. Schotter (eds.), The
422
Philosophie économique

(b) On peut facilement trouver des manuels de micro-économie (ou,


plus généralement, des expositions de la théorie micro-économique104)
qui emploient un langage clairement mentaliste105 . Pour Little106 ,
Rosenberg107 ou Mandler108 , la théorie ordinaliste est (majoritaire-
ment) interprétée par les économistes comme mentaliste. Hausman
soutient, plus généralement, qu’une interprétation mentaliste est
indispensable à l’économie, et qu’en dépit de leurs déclarations, les
économistes y souscrivent.
Il nous semble très difficile d’arbitrer entre ces deux thèses des-
criptives. Les affirmations explicites des économistes sont contradic-
toires, et les autres arguments invoqués dans ces discussions glissent
systématiquement vers la question normative de savoir quelle est la
meilleure interprétation du concept de préférence. C’est pourquoi, nous
considèrerons par la suite que les deux interprétations coexistent, de
manière parfois confuse, au sein de la théorie économique – la confu-
sion n’étant pas dissipée par le fait qu’il s’agit de deux interprétations
d’un même formalisme mathématique. Nous noterons génériquement
TPREF la théorie ordinaliste quand il n’y aura pas besoin de distinguer
PREF
entre les différentes interprétations des préférences ; Tment la théorie
PREF
sous l’interprétation mentaliste109 et Tcomp la théorie sous l’interpré-
tation comportementale.

Foundations of Positive and Normative Economics. A Handbook, op. cit., p. 3-39), Bernheim
& Rangel (« Choice-Theoretic Foundations for Behavioral Welfare Economics », op. cit.) et
Wakker (Prospect Theory, op. cit., App. B) qui affirment clairement la prépondérance de
la sémantique comportementale.
[104] Voir par exemple le chapitre consacré à la théorie du consommateur dans le monumental
Handbook of Mathematical Economics d’Arrow et Intriligator : « La décision finale, par le
consommateur, de choisir un panier de biens parmi ceux qu’il peut consommer dépend de
ses goûts et de ses désirs. Ils sont représentés par sa relation de préférence… » (A. Barten
& V. Böhm, « Consumer Theory », in K.J. Arrow & M.D. Intriligator (eds.), Handbook of
Mathematical Economics, vol. 2, North-Holland, 1982, chap. 9).
[105] Voir par exemple D. Bernheim & M. Whinston, Microeconomics, McGraw-Hill, 2008 :
« Economists refer to likes and dislikes as preferences » (p. 92) ; G.A. Jehle & P.J. Reny,
Advanced Microeconomic Theory, Pearson, 2011, p. 5 ; D.M. Kreps, Microeconomic
Foundations, vol. 1, Princeton University Press, 2013 : « A preference relation expresses
the consumer’s feelings between pairs of objects » (p. 25).
[106] Little, « A Reformulation of the Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit.
[107] A. Rosenberg, Economics – Mathematical Politics or Science of Diminishing Returns ?,
University of Chicago Press, 1992, chap. 5.
[108] Mandler, Dilemmas in Economic Theory, op. cit., p. 79.
[109] La théorie ordinaliste sous l’interprétation mentaliste est proche de ce que S.B. Lewin
(« Economics and Psychology : Lessons for Our Own Day From the Early Twentieth
Century », Journal of Economic Literature 34(3), 1996, p. 1293-1323) appelle l’« ordinalisme
423
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

Un mot, pour achever ces préliminaires sémantiques et ontologiques,


concernant la relation entre les deux conceptions de l’utilité (monadique
vs. purement comparative) et les deux interprétations des préférences
(mentales vs. comportementales)110. Intuitivement, la conception mona-
dique de l’utilité semble plutôt aller de pair avec une interprétation
mentaliste des préférences ; tandis qu’une interprétation comporte-
mentale des préférences privilégiera certainement une interprétation
comparative. Néanmoins, les deux combinaisons restantes ne semblent
pas inconcevables. On pourrait en effet, d’une part, interpréter les pré-
férences de manière mentaliste mais rechigner à considérer que l’utilité
mesure une valeur attachée singulièrement aux relata des préférences ;
et, de l’autre, on pourrait considérer que l’utilité une sorte de disposition
monadique au comportement (l’utilité de x pouvant alors être conçue
comme une mesure de la propension à choisir x). Nous en concluons
que les deux distinctions sont, en surface du moins, indépendantes.
II.3. La thèse de dispensabilité
Il est désormais temps d’examiner la première thèse ordinaliste :
la thèse de dispensabilité, selon laquelle il est possible, en théorie du
consommateur, de se dispenser d’utilités cardinales et d’opter pour
une théorie fondée sur des concepts ordinaux (que ce soient des utilités
ordinales, ou des relations de préférences obéissant aux propriétés
appropriées).
II.3.1. En quel sens peut-on « se passer » d’une utilité cardinale ?
La thèse de dispensabilité va naturellement de pair avec un pro-
gramme théorique. On fait généralement crédit111 à Pareto112, de l’avoir
inauguré, en lui faisant parfois le reproche de ne pas l’avoir mené de

psychologique » : « C’est la conception, couramment adoptée par les économistes aujourd’hui


(je pense), selon laquelle, si on ne peut mesurer l’utilité conçue comme une quantité
(cardinale) de plaisir, les gens agissent néanmoins de manière intentionnelle et par
conséquent ont des préférences (ordinales) qui ont une vraie signification psychologique »
(p. 1310).
[110] Nous remercions Philippe Mongin de nous avoir pressés de clarifier ce point.
[111] Voir par exemple Hicks, Value and Capital, op. cit.
[112] « Tant qu’il s’agit des phénomènes de l’équilibre économique, cette mesure exacte [du
plaisir] n’est pas nécessaire. Il suffit de savoir distinguer si un plaisir est plus grand ou
moindre qu’un autre. C’est le seul fait dont nous avons besoin pour établir notre théorie »
(« Comment se pose le problème de l’économie pure », Cahiers Vilfredo Pareto 1(1), 1963.
[1898], p. 128) ; «Je considère comme une donnée de fait les courbes d’indifférence, et
j’en déduis tout ce qui m’est nécessaire pour la théorie de l’équilibre, sans avoir recours
à l’ophélimité » (Manuel d’économie politique, op. cit., III, § 54, note 1) ; « L’individu peut
424
Philosophie économique

manière cohérente et complète (Stigler113 , Samuelson114). Ce dernier


point a donné lieu à des discussions exégétiques nourries, dont Bruni
et Guala115 fournissent un panorama récent. La thèse de dispensabilité
a été explicitement revendiquée par les principaux contributeurs à la
théorie du consommateur, comme Allen116 ou Samuelson117. Elle est
également partagée par ceux qui défendent la possibilité de construire
des fonctions d’utilités cardinales (et qu’on aurait donc de la peine
à qualifier d’ordinalistes). Ainsi, Maurice Allais affirme-t-il qu’ « il
est possible d’élaborer une théorie complète de l’équilibre économique
général… sans avoir recours au concept d’utilité cardinale118 ».
En quel sens exact est-il possible de se dispenser de fonctions d’uti-
lité cardinales (et de baser la théorie économique sur des concepts ordi-
naux) ? La réponse est rarement détaillée. Pour Pareto, les concepts
ordinaux suffisent à « établir la théorie de l’équilibre économique119 ».
Celui-ci peut se concevoir, dans le cas du consommateur, comme le
choix d’un panier de biens qui satisfait au mieux ses goûts compte
tenu des obstacles qu’il rencontre. Pour Hicks, il s’agit plus généra-
lement d’« expliquer les phénomènes de marché120 ». Pour Samuelson,
l’objectif est d’« analyser le comportement du consommateur », analyse
dont le but ultime est la dérivation des fonctions de demande121 – qui,
rappelons-le, décrivent la manière dont le consommateur choisit en
fonction des prix et de son budget.

disparaître, pourvu qu’il nous laisse une photographie de ses goûts » (ibid., §  57) ; voir
aussi App. § 6, 1911).
[113] G. Stigler, « The Development of Utility Theory », Journal of Political Economy 58, 1950,
p. 307-327 et 373-396.
[114] P.A. Samuelson, « Complementarity : An Essay on the 40th Anniversary of the Hicks-Allen
Revolution in Demand Theory », Journal of Economic Literature 12, 1974, p. 1255-1289.
[115] L. Bruni & F. Guala, « Vilfredo Pareto and the Epistemological Foundations of Choice
Theory », History of Political Economy 33(1), 2001, p. 21-49.
[116] « Starting from [the assumption of a scale of preference], and making certain convenient
restrictions about the form of the “normal” preference scale, it is possible to construct a
theory of value sufficient to explain the main features of a pure exchange equilibrium or of
the demand for consumer’s goods on a market » (« A Note on the Determinateness of the
Utility Function », The Review of Economic Studies 2(2), 1935, p. 155-158).
[117] « Only ordinal preference, involving “more” or “less” but not “how much” is required for
the analysis of consumer’s behavior » (Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 91)
[118] M. Allais, « Cardinal Utiliy », in M. Allais & O. Hagen (eds.), Cardinalism : A Fundamental
Approach, Springer-Verlag, 1994, p. 69.
[119] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., § 6, p. 543.
[120] Hicks, Value and Capital, op. cit., p. 18.
[121] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 93 et 97.
425
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

En se basant sur ces affirmations, on peut considérer que l’interpré-


tation la plus forte de la thèse de dispensabilité serait que la théorie
ordinale s’acquitte au moins aussi bien que la théorie marginaliste
de ces objectifs épistémiques fondamentaux que sont la description,
la prédiction et l’explication du comportement des consommateurs sur
les marchés – et, plus spécifiquement, de leur fonction de demande
x(p, w). On parlera de « domaine-cible » des théories pour désigner
ces comportements de consommation ; et de pouvoir descriptif (resp.
prédictif, explicatif) d’une théorie pour désigner sa capacité à décrire
(resp. prédire, expliquer) son domaine-cible.
Ces objectifs épistémiques sont notoirement difficiles à caractéri-
ser, et, il ne faut pas s’attendre à ce qu’on puisse se mettre facilement
d’accord lorsqu’on compare deux théories du point de vue de leur capa-
cité à s’en acquitter. La situation qui nous occupe est néanmoins plus
simple que le cas général : les théories en jeu entretiennent des liens
très étroits. D’une part, on peut considérer que le « cœur » de la théorie
marginaliste (selon lequel l’agent choisit l’option dont l’utilité est la
meilleure, (uh-OPT)) implique celui de la théorie ordinale (selon lequel
l’agent choisit l’option la meilleure du point de vue de ses préférences,
supposées transitives et complètes). Il suffit en effet de supposer que
les marginalistes acceptent l’hypothèse selon laquelle les préférences
et l’utilité telle qu’ils la conçoivent s’alignent (uh ↔ PREF). D’autre
part, et surtout, la nature de la règle de choix retenue (le choix de la
meilleure option, uh-OPT) rend les informations plus qu’ordinales non-
pertinentes : sous cette règle, si deux fonctions d’utilités sont ordinale-
ment équivalentes (et donc induisent la même relation de préférence),
alors elles déterminent les mêmes choix. Les choix impliqués par la
théorie sont donc invariants quand on passe d’une fonction d’utilité à
l’une de ses transformées croissantes ; en ce sens on peut dire que la
règle d’optimisation est ordinale.
Ce point élémentaire n’est pas toujours explicité122, et pourtant il
permet de comprendre pourquoi un aspect de la thèse de dispensa-
bilité semble valoir a priori. Il faut insister sur le fait qu’il vaut (i)
pour cette règle de choix particulière et (ii) parce que l’on s’intéresse
exclusivement aux choix. En effet, D’autres règles ne sont pas ordi-
nales. Considérons par exemple une variation autour de l’optimisation :
la règle selon laquelle une option peut être choisie s’il n’existe pas

[122] Voir néanmoins Varian, Intermediate Microeconomics, op. cit., p. 58.


426
Philosophie économique

d’autre option dont l’utilité lui est supérieure d’au moins α, où α est
un certain seuil. Il est clair que cette règle n’est pas ordinale : deux
fonctions d’utilités u et u’ engendrant la même relation de préférence
peuvent très bien ne pas aboutir aux mêmes choix. Par ailleurs, on
pourrait s’intéresser à autre chose qu’aux choix entre paniers de bien.
On pourrait notamment solliciter de la part des individus certains
jugements sur la valeur que ces paniers ont à leurs yeux. Dans ce cas,
des informations non-ordinales pourraient tout à fait être pertinentes.
II.3.2. Utilite marginale décroissante et convexité des préférences
Ces observations sur le caractère ordinal de l’hypothèse de maxi-
misation de l’utilité ne suffisent pas à établir la thèse de dispensa-
bilité. Car les théories marginalistes ne se réduisent pas à ce nous
avons appelé leur « cœur ». Elles contiennent d’autres hypothèses, dont
certaines sont problématiques du point de vue ordinaliste. Or, les
conséquences des théories marginalistes dépendent parfois de ces
hypothèses. Si on veut pouvoir conserver ces conséquences (au moins
partiellement), il ne s’agit pas simplement d’éliminer les hypothèses
problématiques, mais de les remplacer par d’autres hypothèses qui
permettent de compenser (au moins partiellement) leur élimination.
Comme on peut s’y attendre, ceci concerne principalement l’hypo-
thèse d’utilité marginale décroissante (uMD). (uMD) a d’abord été
remplacée par l’hypothèse de décroissance des taux marginaux de
substitution entre biens (TMSD)123 . La décroissance du TMS signifie
que la quantité du bien j nécessaire à la compensation d’une perte
d’une unité marginale du bien i diminue avec la quantité de i. On
peut vouloir interpréter (TMSD) comme une conséquence comparative
de (uMD). Mais (TMSD) ni n’implique, ni n’est impliquée par (MD).
Et il y a une différence très importante entre (uMD) et (TMSD) : le
TMS est invariant par transformation monotone croissante124 et donc
(TMSD) est une propriété ordinale125. Il en suit notamment que l’une
des principales conséquences des théories marginalistes, la 2de loi de
Gossen (ou principe d’équi-marginalité) selon laquelle les rapports
d’utilité marginale sont égaux aux rapports des prix, soit :

[123] Voir Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by
Professor Pareto », op. cit., p. 479 et Hicks, Value and Capital, op. cit., p. 20.
[124] Voir R.G.D. Allen, « The Nature of Indifference Curves », The Review of Economic Studies
1(2), 1934, p. 117.
[125] (uMD) n’est pas nécessaire à la convexité des préférences. Voir par exemple les fonctions
d’utilité Stone-Geary où les utilités marginales ne sont pas décroissantes.
427
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

∂u(x * )/ ∂xi pi
= (GOS)
*
∂u(x )/ ∂x j pj
est également une propriété ordinale. C’est typiquement la dérivation
de ce genre de conséquence que vise un ordinaliste comme Pareto :
se dispenser d’utilités cardinales, c’est avoir une théorie qui permet
de dériver (GOS) en n’ayant recours qu’à des hypothèses ordinales.
Dans les présentations contemporaines de la théorie du consomma-
teur, plutôt que d’invoquer (TMSD), on postule directement une pro-
priété des préférences : leur convexité126 . Les préférences du consom-
mateur sont dites convexes si pour tout panier de biens x, l’ensemble
{y ∈! n : u(y) ≥ u(x)} des paniers qui sont préférés à x est convexe. Pour
le dire autrement, pour tout α ∈ [0,1],
Si y e x et z e x alors αy + (1 – α)z e x (CONV)
La convexité des préférences se laisse interpréter comme une préfé-
rence pour les paniers de biens diversifiés127. Elle implique notamment
que les courbes d’indifférence soient convexes puisque si y ~ x, alors
αy + (1 – α)x e x. Cette situation est illustrée à la figure 1a, par
contraste avec des courbes d’indifférences concaves (1b) et des courbes
d’indifférences qui ne sont ni partout convexes, ni partout concaves (1c).

Figure 1. (a) Courbes d’indifférence convexes. (b) Courbes d’indifférence concaves.


(c) Courbes d’indifférence ni convexes, ni concaves.

[126] Voir Debreu, Theory of Value, op. cit.


[127] Une illustration élémentaire : si le panier x contient une unité du bien x1 et zéro du bien
x2, et le panier y zéro du bien x1 et une du bien x2, alors le mélange 1/2 – 1/2 des deux
paniers contient ½ unité du bien x1 et ½ unité du bien x2 et est donc plus diversifié que
chacun des paniers x et y.
428
Philosophie économique

La convexité des préférences correspond à une autre propriété ordi-


nale : la quasi-concavité de la fonction d’utilité, qui se définit par le
fait que pour tout α ∈ [0,1],
u(αx + (1− α)y) ≥ Min{u(x),u(y)} (Q-CONC).
La quasi-concavité a trois propriétés remarquables. D’abord, c’est,
en un sens précis, la « traduction » de la convexité des préférences en
termes d’utilité : on peut en effet montrer que si des préférences sont
représentables par une fonction d’utilité u(x), alors ces préférences
sont convexes si et seulement si u(x) est quasi-concave. Cela illustre
une idée que nous avons déjà évoquée quand nous avons discuté le
réquisit de bonne fondation (RBF), et qui a été développée par les
théoriciens de la mesure lors de leurs analyses de la meaningful-
ness : celle selon laquelle les propositions meaningful d’une théorie
présentée sous forme numérique doivent ultimement renvoyer à des
propositions qui portent sur les phénomènes primitifs, conçus en
termes non-numériques. La quasi-concavité instancie exactement ce
schéma. Deuxièmement, et c’est une conséquence du point précédent,
on peut facilement vérifier que la quasi-concavité est préservée par
transformation monotone croissante : c’est bien une propriété ordi-
nale. Enfin, la quasi-concavité est un affaiblissement logique de la
concavité128 : toute fonction d’utilité concave est quasi-concave (mais
la réciproque est fausse)129. Les marginalistes postulaient (uhMD), qui
est logiquement plus faible que la concavité. Mais puisqu’ils postu-
laient également la séparabilité additive (uh-ADD), la concavité était
impliquée. On peut donc considérer, sans être trop approximatifs, que
l’ordinalisme affaiblit les suppositions sur la mesure du marginalisme
en affaiblissant logiquement la principale hypothèse qui est ajoutée
au « cœur » de la théorie de l’utilité.
Nous avons vu précédemment que (uhMD) était impliquée dans la
dérivation de conséquences importantes des théories marginalistes.
Mais certaines de ces conséquences s’obtiennent conjointement avec
l’hypothèse de séparabilité additive, qui est apparue progressivement
comme trop limitative pour figurer parmi les hypothèses fondamen-
tales de la théorie. Ce que la convexité des préférences (CONV, ou la

[128] Rappelons que u(x) est concave si pour tout α ∈ [0,1],


u(αx + (1− α)y) ≥ αu(x) + (1− α)u(y) (CONC).
[129] Voir par exemple C. Simon & L. Blume, Mathematics for Economists, Norton, 1994,
théorème 21.9.
429
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

quasi-concavité de la fonction d’utilité Q-CONV) a vocation à récupérer


ou préserver, ce sont les « bonnes » propriétés que le problème d’optimi-
sation avait déjà dans le cadre marginaliste. On a vu précédemment
que si x* est un maximum local, alors il satisfait nécessairement des
conditions du premier ordre (des conditions qui se formulent à l’aide
des dérivées premières) qui se réduisent à la 2de loi de Gossen (GOS)
et qu’on appelle en théorie de l’optimisation sous contrainte les condi-
tions de Kuhn-Tucker130. Or, il s’avère que dans le cas où la fonction
d’utilité est concave, ces conditions sont également suffisantes pour
obtenir un maximum global. Autrement dit, elles caractérisent inté-
gralement les solutions au problème mathématique. L’un des intérêts
analytiques de la quasi-concavité est qu’elle permet de rester dans
une situation (presque) aussi favorable : à condition que les dérivées
partielles de la fonction d’utilité ne s’annulent pas toutes au point
concerné, la quasi-concavité implique que les conditions du premier
ordre restent suffisantes131. Ces propriétés seront formulées en toute
généralité par Arrow et Enthoven132. Notons que la quasi-concavité
n’est pas requise pour qu’il existe systématiquement un panier de
biens optimal (on peut démontrer que c’est le cas pourvu que les prix
soient tous non-nuls et que la fonction d’utilité soit continue133), mais
qu’elle offre la garantie que la propriété (GOS) caractérise sans reste
les paniers de biens optimaux (intérieurs). Il faut également souligner
que lorsque les préférences sont strictement convexes, la solution au
problème de de maximisation est unique, et donc que la demande est
une fonction au sens mathématique du terme (figure 2a). Quand
les préférences sont convexes mais ne le sont pas strictement, il peut
exister plusieurs solutions. La demande est alors une correspondance,
mais l’ensemble des solutions a ceci de particulier qu’il est convexe
(figure 2b). La fonction est dite « à valeur convexe ». A contrario, un

[130] Voir par exemple Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., théorème M.K.2,
p. 959. En réalité, les conditions de Kuhn-Tucker, appliquées au problème qui nous inté-
resse, sont un peu plus générales que (GOS) : elles s’y réduisent exactement quand on
considère un panier de biens intérieur (c’est-à-dire où une quantité non-nulle de chaque
bien est demandée).
[131] Voir par exemple Jehle & Reny, Advanced Microeconomic Theory, op. cit., p. 24, théorème
1.4. Sur les motivations pour postuler la convexité des préférences, voir Hicks (Value and
Capital, op. cit., p. 21) et Moscati (« History of Consumer Demand Theory 1871-1971 »,
op. cit., p. 10).
[132] K.J. Arrow & A.C. Enthoven, « Quasi-Concave Programming », Econometrica 29(4), 1961,
p. 779-800.
[133] Voir Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., proposition 3.D.1.
430
Philosophie économique

Figure 2. (a) Solution avec des courbes strictement convexes. (b) Solutions avec
des courbes convexes. (c) Solutions avec des courbes ni convexes, ni concaves.

ensemble de courbes d’indifférence qui n’est pas convexe peut induire


des solutions qui ne forment pas un ensemble convexe (figure 2c) ;
et tout point de tangence entre une courbe d’indifférence et la droite
budgétaire n’est pas nécessairement un optimum (voir le point central
sur la figure 2c).
Le fait que la convexité des préférences (qu’elle soit stricte ou
pas) induise une demande à valeur convexe s’avère crucial dans les
modèles d’équilibre (et notamment en théorie de l’équilibre général) :
une telle demande a une forme de continuité qui permet de démontrer
l’existence d’un équilibre134 . C’est notamment le cas des résultats qui
s’appuient sur le théorème du point fixe de Kakutani135.
II.3.3. Remarques complémentaires
Avant de passer à la seconde thèse ordinaliste, nous voudrions ajou-
ter deux compléments à propos de la théorie ordinaliste du consom-
mateur (T PREF).
(i) Le premier concerne ses hypothèses de T PREF. Presque toutes
ont désormais été évoquées. Les seules qui ne l’ont pas été sont la
famille des hypothèses de monotonie, qui affirment en substance que
les paniers qui contiennent plus de biens sont préférés à ceux qui en
contiennent moins. La formulation exacte de ces hypothèses est don-
née à l’annexe V.2. La théorie ordinaliste T PREF se ramène donc aux
hypothèses de transitivité, complétude, convexité et monotonie des
préférences, et à l’hypothèse selon laquelle le consommateur choisit
un panier de biens parmi ceux qu’ils préfèrent (PREF-OPT).

[134] Voir l’exemple d’économie d’échange pure à 2 agents exposé à la figure 3 dans K.C.
Border, « (Non)-Existence of Walrasian Equilibrium », 2000, Caltech.
[135] Voir par exemple K.J. Arrow & F.H. Hahn, General Competitive Analysis, North-Holland,
1971, chap. 5.
431
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

(ii) Le second complément porte sur les conséquences de T PREF, et


plus précisément sur ses conséquences pour la demande du consom-
mateur x(p,w), dont on a vu que c’était l’objet d’étude privilégié pour
certains des plus éminents spécialistes du domaine. Nous avons rap-
pelé que la théorie marginaliste, sous l’hypothèse que l’utilité est
additivement séparable (uh-ADD), avait pour conséquence la loi de la
demande. Dans la théorie ordinaliste, qui n’impose plus cette restric-
tion, la loi de la demande n’est plus une conséquence des hypothèses :
il existe des préférences compatibles avec la théorie qui sont telles que
pour certains biens, dans certaines situations, une baisse du prix de
ces biens s’accompagne d’une baisse de leur consommation. La micro-
économie appelle ces biens des biens Giffen136 . L’analyse convention-
nelle est que l’effet de l’augmentation du prix d’un bien sur la demande
de ce bien se décompose en son effet sur les rapports entre les prix
des différents biens (l’effet-prix) et son effet sur le pouvoir d’achat du
consommateur (l’effet-revenu) ; et qu’on doit s’attendre à ce que la loi de
la demande soit correcte quand on compense le second effet. La décom-
position est formellement exprimée par une équation dérivée de la
théorie ordinaliste par Slutsky137, généralement appelée l’« équation de
Slutsky »138 . Une manière de compenser l’effet-revenu consiste, quand
on passe d’un prix p à un prix p’, à accompagner ce changement d’un
passage du revenu initial w à un revenu w’ tel que le consommateur est
encore capable de se procurer le panier de biens initialement demandé
x(p,w), soit w’ = p’.x(p,w). On aura alors une loi de la demande com-
pensée si, quand on change (uniquement) le prix d’un bien i et qu’on
effectue la compensation du revenu, l’évolution du prix de i et l’évolution
de sa demande ont des directions opposées, c’est-à-dire si :
Δpi .Δxi ≤ 0 (LDC-i).
On peut généraliser l’affirmation à un changement de prix quel-
conque, pourvu qu’il soit compensé comme nous l’avons indiqué. On
obtient alors :
Δp.Δx ≤ 0 (LDC)
avec Δp = p´ – p et Δx = x(p´, w´) – x(p, w).

[136] Les biens Giffen ont été introduits par Marshall (Principles of Economics, op. cit., III, VI,
§ 4). Voir G.J. Stigler, « Notes on the History of the Giffen Paradox », Journal of Political
Economy 55(2), 1947, p. 152-156.
[137] Slutsky, « On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.
[138] Hicks (Value and Capital, op. cit.) l’appelle l’« équation fondamentale de la théorie de
la valeur ».
432
Philosophie économique

Quand la fonction de demande est différentiable, on peut donner


une contrepartie en termes différentiels de cette loi de la demande
compensée, et c’est d’ailleurs plutôt de cette manière que la micro-
économie la considère. Il s’agit du caractère semi-défini négatif de
la matrice de substitution de Slutsky (SDN), qui est présenté à l’an-
nexe V.3139. Cette forme compensée de la loi de la demande (que ce soit
dans l’une ou l’autre version) est la conséquence centrale de la théorie
ordinaliste pour la demande du consommateur. On peut en déduire
un autre affaiblissement de la loi de la demande. On dit qu’un bien i
est normal si sa demande augmente avec le revenu, i. e.
∂xi (p,w)
≥ 0.
∂w
Il suit du résultat précédent une loi de la demande restreinte aux
biens normaux : si i est normal, alors la demande pour i augmente
quand son prix baisse, i. e.
∂xi (p,w)
≤0 (LDN).
pi
Considérant que c’est le résultat « le plus intéressant » de la théo-
rie du consommateur, Samuelson140 appelle cette loi de la demande
pour les biens normaux le « théorème fondamental de la théorie de la
consommation ». Et elle occupe toujours une place centrale dans les
présentations contemporaines de la théorie141.
II.3.4. Conclusion
Résumons notre propos sur la thèse de dispensabilité : pour l’essen-
tiel, le critère à partir duquel les théories marginalistes et ordinalistes
sont comparées sont les propriétés de la fonction de demande induites
par chacune d’elles. Il s’avère que la théorie ordinaliste permet effec-
tivement de dériver une fonction de demande qui a les propriétés
qu’on obtient par la théorie marginaliste, une fois qu’on en a ôté les
propriétés jugées trop restrictives (la séparabilité additive).

[139] Pour une dérivation successive de ces deux propositions, voir Mas-Colell et al.,
Microeconomic Theory, op. cit., p. 30. Ces conséquences (et d’autres) sont dérivées dans
l’appendice mathématique de Hicks, Value and Capital, op. cit.
[140] P.A. Samuelson, « Consumption Theorems in Terms of Overcompensation rather than
Indifference Comparisons », Economica 20, 1953, p. 1-9.
[141] Voir Varian, Intermediate Microeconomics, op. cit, p. 147.
433
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

II.4. La thèse de non-mesurabilité


La seconde thèse ordinaliste est qu’il n’est pas possible d’obtenir
une fonction d’utilité qui soit plus qu’ordinale. C’est donc la négation
directe du cardinalisme au sens (CARD-POSS). Cette thèse de non-
mesurabilité est défendue par Pareto142. Hicks & Allen143 lui en font
crédit, et l’appellent la « découverte de Pareto ».
II.4.1. Un argument en faveur de la thèse de non-mesurabilité
On peut proposer un argument général en faveur de la thèse de
non-mesurabilité, dont la prémisse principale est la suivante : « les
préférences constituent la seule base de mesure admissible de l’uti-
lité (PREF-MES) », c’est-à-dire les seules informations à partir des-
quelles on puisse assigner une fonction d’utilité à un agent. La thèse
de non-mesurabilité suit presque immédiatement, si l’on ajoute comme
seconde prémisse que les préférences déterminent l’utilité par l’inter-
médiaire du principe de préservation de l’ordre :
u(x) ≥ u(y) ⇔ x ey (u ↔ PREF).
Il en découle en effet que si u(x) représente e, alors toute trans-
formation croissante de u(x) le fait également, et donc que l’utilité est
ordinale. Le fait que (PREF-MES) implique la thèse de non-mesu-
rabilité est assez largement accepté, y compris par des critiques de
l’ordinalisme. Ainsi, Mandler parle-t-il de l’« affirmation indéniable-
ment correcte » selon laquelle « les propriétés cardinales et, en géné-
ral, non-ordinales des fonctions d’utilité ne peuvent être déduites des
préférences144 ».
Pourtant, les ingrédients centraux de l’argument font l’objet d’un
certain nombre de confusions sur lesquelles il vaut la peine de s’attar-
der. Considérons en effet une relation de préférence e qui se laisse
représenter par une fonction d’utilité de forme additive :
u(x1 ,…,xn ) = ∑ i ui (x) (u-ADD).

[142] Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by Professor
Pareto », op. cit., p.  477 ; Manuel d’économie politique, op. cit., III, § 35 p. 159 et Appendice,
§ 8-10, p. 544-546. Pareto ajoute toutefois qu’on peut obtenir une utilité plus qu’ordinale
dans le cas où les préférences sont additivement séparables. Nous reviendrons sur cette
affirmation.
[143] Hicks & Allen, « A Reconsideration of the Theory of Value. Part I », op. cit.
[144] Mandler, Dilemmas in Economic Theory, op. cit., p. 83-84.
434
Philosophie économique

Évidemment, toute relation de préférence représentable par une


fonction d’utilité ne l’est pas par une fonction d’utilité additive. Il est
notamment nécessaire qu’elle satisfasse une forme d’indépendance
entre les différentes composantes des paniers de biens. Pour simplifier,
dans le cas de deux biens, la propriété s’exprimera comme le fait que :
si (x1 ,z) e (y1 ,z), alors pour tout z' , (x1 ,z' ) e (y1 ,z' ).
Sous différents jeux d’hypothèses à propos des préférences et de la
structure des options sur lesquelles elles portent (comportant notam-
ment une version ou une autre de la propriété d’indépendance)145 ,
appelons-les génériquement (Ax-ADD), on peut montrer que les ui(x)
sont uniques à une transformation affine positive près. Plus préci-
sément, si v(x) représente également e de manière additive, alors il
existe un α > 0 et des βi tels que vi(x) = αui(x) + βi.
On peut vouloir tirer de ce résultat un contre-exemple à la thèse de
non-mesurabilité : quand les préférences satisfont certaines propriétés
(en plus des propriétés usuelles de transitivité, complétude, etc.), il
paraît possible de construire des fonctions d’utilités qui soient plus
qu’ordinales. On peut rejeter ce contre-exemple pour deux types de
raisons bien distinctes.
Ce peut être d’abord pour des raisons empiriques : parce qu’on
estime que, dans les circonstances qui nous intéressent, les préfé-
rences ne satisfont pas les axiomes (Ax-ADD) qui garantissent l’exis-
tence d’une utilité additive.
La seconde objection possible est de nature conceptuelle : on peut
estimer que, même si les préférences d’un agent satisfaisaient les
axiomes (Ax-ADD), on ne pourrait pas pour autant considérer qu’une
fonction d’utilité plus qu’ordinale lui a été attribuée. En effet, pour
établir le résultat, on a imposé comme contrainte non seulement la
préservation de l’ordre (u ↔ PREF), mais également le fait que les
fonctions d’utilité en jeu aient toutes une forme additive (u-ADD).
Autrement dit, on a d’emblée supposé la séparabilité additive de v(x).
Or, sans cette contrainte supplémentaire, le résultat d’unicité ne vaut
plus : si l’on n’exige pas a priori l’additivité de la fonction d’utilité en
plus de la préservation de l’ordre, toute transformée croissante de u(x)
représente également e. Par conséquent, toutes les fonctions d’utilité

[145] Voir en particulier Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit., théorème 13,
p. 302 ; P. P. Wakker, Additive Representations of Preferences, Springer-Verlag, 1989.
435
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

qui représentent e ne sont pas reliées par une transformation affine
positive.
Le phénomène n’est en rien propre à la mesure de l’utilité. Comme
les théoriciens de la mesure l’ont souligné depuis longtemps146 , les
résultats d’unicité sont conditionnels à des contraintes imposées a
priori sur la mesure.
Considérons la mesure additive par excellence, la longueur. Le
résultat classique, qui remonte aux travaux pionniers de Helmholtz
et de Hölder147 est le suivant148 . On se donne un ensemble X de tiges
rigides x, y, z, etc. et deux opérations : la comparaison des longueurs
de deux tiges  e (x e y signifiant que x est plus long que y) et la
concaténation de deux tiges ⊕ (x ⊕ y dénotant la tige obtenue par conca-
ténation des tiges x et y). On connaît un ensemble d’axiomes sur ce
domaine qui implique l’existence d’une fonction l(x): X → ! telle que :
l(x) ≥ l(y) ⇔ x ey (l ↔ LONG)
l(x ⊕ y) = l(x) + l(y) (l ⊕ -ADD)
En outre, l(x) est unique à un facteur multiplicatif positif près : si
k(x) satisfait aussi les conditions (l ↔ LONG) et (l⊕-ADD), alors il
existe α > 0 tel que k(x) = α.l(x). L’unicité ne vaut que si l’on exige les
deux conditions ; si on exige seulement (l ↔ LONG), alors les mesures
ne seront plus nécessairement reliées par un facteur multiplicatif
positif. Faudrait-il en conclure, comme le soutient l’objection précé-
dente, que la longueur n’est pas plus qu’ordinale ? Par ailleurs, si on
pose m(x) = el(x), on obtiendra une mesure multiplicative : elle satisfera
(l ↔ LONG) et
m(x⊕y) = m(x). m(y) (l⊕-MULT).
Avec une mesure multiplicative, le type unicité obtenue change : m´
représente également e (en respectant (l ↔ LONG) et (l⊕-MULT)) si et
seulement si il existe α > 0 tel que m´(x) = m(x)α. Et plus généralement,

[146] Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit., sect. 3.9 ; Voir aussi J.-C. Falmagne,
Elements of Psychophysical Theory, Oxford University Press, 1985, p. 61.
[147] H. Helmholtz, « Zählen und Messen erkenntnis-theoretisch betrachet », Philosophische
Aufsätze, Fues Verlag, 1887, p. 17-52 ; O. Hölder, « Die Axiome der Quantität une die
Lehre vom Mass », Berichte über die Verhandlungen der Königlich Sächsischen Gesellschaft
der Wissenschaften zu Leipzig, Mathematisch-Physikaliche Classe, 53, 1901, p. 1-64 ; tr.
ang. O. Hölder, « The Axioms of Quantity and the Theory of Measurement », Journal of
Mathematical Psychology 40, 1996, p. 235-252.
[148] Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit., chap. 3, théorème 1.
436
Philosophie économique

pour toute fonction strictement croissante f, si on pose g(x) = f(l(x)), on


obtiendra une mesure qui satisfera (l ↔ LONG) et
g(x ⊕ y) = f (f −1 g(x) + f −1 g(y)) (l ⊕ -f (f −1 + f −1 ))
avec g´(x) satisfaisant (l ↔ LONG) et (l⊕-f(f–1 + f–1)) si et seulement
si il existe α > 0 tel que g´(x) = f(αg(x)). Ces remarques soulèvent
deux questions : sous l’hypothèse que la base de mesure satisfasse
les axiomes appropriés,
(Q1) pourquoi préférer plus de contraintes (i. e., (l ↔ LONG) et
(l⊕-ADD)) à moins (i. e., (l ↔ LONG) seulement) ? Ou, pour le dire
autrement, pourquoi préférer les mesures qui satisfont (l ↔ LONG)
et (l⊕-ADD) au sein de l’ensemble, plus vaste, de celles qui satisfont
seulement (l ↔ LONG) ?
(Q2) pourquoi préférer une contrainte (l⊕-ADD), au sein d’une
famille de contraintes de type analogue (i. e., les contraintes de
type (l⊕-f(f–1 + f–1)) ? Ou, pour le dire autrement, pourquoi préférer
les mesures qui satisfont (l ↔ LONG) et (l⊕-ADD) plutôt que celles
qui satisfont, disons, (l ↔ LONG) et (l⊕-MULT) ?
Deux attitudes sont envisageables. Il y a d’abord l’attitude réaliste,
peut-être naïve, qui considère qu’il y a certaines correspondances
« naturelles » entre opérations et relations de la base de mesure et
opérations et relations mathématiques ; et que, en l’espèce, la conca-
ténation de tiges rigides correspond « naturellement » à l’addition. Ne
pas respecter (l⊕-ADD), c’est donc fournir une « mauvaise image »
numérique des phénomènes en question.
On peut adopter une attitude plus pragmatique, qui ne suppose pas
cette sorte de correspondance (ou d’absence de correspondance) entre
propriétés empiriques et propriétés mathématiques.
(1) De ce point de vue, la réponse à la question (Q1) est qu’en s’ap-
puyant sur plus de contraintes, on peut exploiter plus de ressources
numériques. Ainsi, en ajoutant (l⊕-ADD) à (l ↔ LONG), on va pouvoir
utiliser les ressources fournies par l’opération d’addition. On pourrait
objecter à cet argument qu’il nous fait revenir vers des difficultés déjà
évoquées lors de la discussion du réquisit de bonne fondation (RBF) :
si on exploite des propriétés propres aux représentations additives, ne
risque-t-on pas d’aboutir à des propositions qui ne sont pas meaning-
ful parce qu’elles ne seront pas invariantes pour des représentations
non-additives ? Pas forcément, justement. Considérons un exemple
élémentaire : si l est additive, on pourra déduire l(a⊕b) ≥ l(c) du fait
que l(a) + l(b) ≥ l(c). Or, cette dernière proposition est précisément une
437
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

proposition invariante (relativement à l’espace de toutes les mesures


qui satisfont (l ↔ LONG)), et qui se traduit en termes non-numériques
comme a⊕b e c. De la même façon, si la mesure l donne l(a) = n,
l(b)
le rapport sera invariant dans toutes les autres représentations addi-
tives. Évidemment, il n’y a aucune raison pour qu’il le soit dans une
mesure non-additive. Mais il y a quelque chose de général qui nous
est révélé dans cette proposition, qui n’est pas un effet contingent du
choix d’une représentation additive (plutôt que non-additive) : c’est
que l(a) = l(b⊕ … ⊕b) ; où l’opérateur ⊕ est itéré n – 1 fois. Ce qui cor-
respond à la proposition non-numérique selon laquelle a ~ b⊕ … ⊕b.
(2) Concernant la question (Q2), la réponse communément adoptée
par ceux qui adoptent cette attitude pragmatique, que l’on trouve chez
certains théoriciens de la mesure149, est que ce sont des considérations
de commodité qui commandent le choix entre contraintes de représen-
tation alternatives. De ce point de vue, il est au fond assez trompeur
de dire qu’une mesure est de type ordinal, ou intervalle ou ratio,
etc : toutes ces affirmations sont conditionnelles au choix préalable de
contraintes de représentation (comme (l⊕-ADD) ou (l⊕-MULT)). Un
même ensemble de données peut faire à la fois l’objet d’une mesure
additive et d’une mesure multiplicative.  
Quelles sont les implications de ces considérations pour le contre-
exemple présumé à la thèse de non-mesurabilité ?
Si on adopte une attitude pragmatique, alors il n’y a pas de raison
conceptuelle de s’opposer au contre-exemple : si les préférences d’un
individu satisfont (Ax-ADD), rien ne s’oppose à considérer qu’elles sont
plus qu’ordinales. Il faudrait alors tout de suite ajouter : plus qu’ordi-
nales « conditionnellement à l’acceptation de (u ↔ PREF) et (u-ADD) ».
Pour le réaliste, la situation est moins simple : tout dépend de la
manière dont il apprécie la correspondance entre opérations et relations
sur les préférences et entre opérations et relations mathématiques. Plus
précisément, dans le cas du consommateur, tout dépend de la question
de savoir si, pour un agent qui obéit à (Ax-ADD), le réaliste trouve

[149] « En dépit de son grand attrait et de son acceptation universelle, la représentation
additive n’est qu’une représentation parmi l’infinité de représentations, également adé-
quates, qui sont engendrées par la famille des transformations monotones croissantes »
(Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit., p. 102 ; voir aussi p. 12). De même,
voir Falmagne : « Il semble donc que le choix [entre mesures additive et multiplicative] est
essentiellement une affaire de convention et n’est justifiable que par des considérations
de commodité » (Elements of Psychophysical Theory, op. cit., p. 61).
438
Philosophie économique

une correspondance « naturelle » entre le fait de mettre ensemble des


quantités de différents biens dans un même panier et l’addition (de
sous-fonctions d’utilité ui(xi)). Nous devons avouer que, quel que soit
le jugement auquel le réaliste aboutit, la démarche nous semble peu
convaincante. Aussi sommes-nous tentés de conclure que les raisons
les plus fortes d’écarter le contre-exemple de l’utilité additive sont des
raisons de type empirique, lesquelles tiennent dans le fait que, dans les
situations d’intérêts, il est douteux que les agents obéissent à (Ax-ADD).
Une remarque pour conclure cette première partie de la discussion :
nous avons toujours supposé la préservation de l’ordre (u ↔ PREF).
La discussion a porté sur le rôle des contraintes supplémentaires –
comme l’additivité –, qui viennent compléter la préservation de l’ordre.
Mais il faut ajouter qu’une seconde manière de s’écarter de la thèse de
non-mesurabilité consiste à substituer des principes alternatifs à la
préservation de l’ordre. Considérons par exemple le principe suivant :
x e y si et seulement si u(x) – u(y) ≥ δ (SO)
pour un certain δ > 0. On appelle semi-ordre une relation de préfé-
rence qui se laisse représenter de cette manière. Si u(x) représente e
conformément à (SO), il n’en va pas de même de toute transformation
croissante de u(x) : une telle transformation, disons u´(x), peut en effet
modifier les différences d’utilité et ne plus induire la relation de pré-
férence initiale conformément à (SO)150. (PREF-MES) ne conduit donc
à la thèse de non-mesurabilité que si l’on considèrse que (u ↔ PREF)
est l’unique contrainte qui pèse sur la mesure. La conclusion ne vaut
plus si l’on accepte un principe de détermination des préférences par
l’utilité distinct de (u ↔ PREF), ou si l’on accepte des contraintes
supplémentaires à (u ↔ PREF).
II.4.2. Les préférences comme base exclusive de mesure
La discussion qui précède nous conduit naturellement à nous
demander sur quoi repose la prémisse (PREF-MES) : pourquoi sup-

[150] Le point est évident si l’on tient le seuil δ fixé – par exemple à δ = 1. Considérons ainsi
les préférences x ~ y, z (x et z (y et sa représentation u(x) : u(x) = 0 ; u(y) = 0,9 ; u(z) = 2.
Considérons maintenant une transformation croissante de u(x) : u´(x) = 0 ; u(y) = 1,5 ;
u(z) = 2. Il est clair que si l’on conserve δ = 1, u´(x) ne représente pas les préférences
initiales (conformément à (SO)). Mais aucun δ´ ≠ 1 ne peut faire l’affaire car la différence
entre u´(x) et u(y) est devenue supérieure à celle entre u(z) et u(y). Pour une introduc-
tion aux semi-ordres, qui contient une discussion de la question épineuse de l’unicité de
leurs représentations, voir I. Gilboa, Theory of Decision under Uncertainty, Cambridge
University Press, 2009, section 6.4.1.
439
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

poser que les préférences de l’individu doivent seules déterminer sa


fonction d’utilité ?
Selon nous, la raison tient essentiellement à la conviction que
les préférences d’un individu se laissent connaître, en principe, de
manière peu problématique ; et cette conviction, à son tour, tient cer-
tainement au fait que les préférences se laissent connaître à partir des
comportements.
C’est évidemment le cas sous l’interprétation comportementale des
préférences. Mais c’est aussi le cas sous l’interprétation mentaliste, et
ce même si l’on n’exclut pas que d’autres sources que les comportements
fournissent des informations empiriques sur les préférences – on peut
notamment penser aux rapports verbaux des individus, qui peuvent ou
non constituer la manifestation linguistique de leur capacité d’intros-
pection. Cet accès introspectif aux préférences est d’ailleurs revendiqué
par certains ordinalistes. Ainsi, Pareto affirme-t-il dans un langage
très hédoniste : « L’homme peut savoir si le plaisir que lui procure une
certaine combinaison I de marchandises est égal au plaisir qu’il retire
d’une autre combinaison II, ou s’il est plus grand ou plus petit151. »
Cela ne signifie pas que les préférences se laissent inférer des com-
portements sans faire aucune hypothèse : pour inférer du fait qu’un
individu choisit x plutôt que y qu’il préfère x à y, on suppose typi-
quement que l’individu en question choisit ce qu’il préfère parmi les
options qu’il croit réalisables et qu’il croit que x et y sont réalisables.
Il n’empêche que lorsque ces hypothèses sont raisonnables, il est rai-
sonnable d’inférer les préférences à partir du comportement.
Soulignons, premièrement, que cette capacité des comportements
à nous informer sur les préférences est, du point de vue même de la
théorie ordinaliste des préférences, exhaustive au sens où pour toute
paire d’options réalisables x, y on peut en principe associer une situa-
tion de choix (le choix binaire entre x et y) qui permette d’assigner une
préférence entre x et y. Deuxièmement, cette capacité des comporte-
ments à nous renseigner sur les préférences est consensuelle, au sens
où elle vaut pour les deux familles d’interprétation (comportementale
et mentaliste), même si nous avons vu que des hypothèses supplémen-
taires étaient requises dans le cas mentaliste. Enfin, les comporte-
ments sont publics, contrairement aux données introspectives ; sur
leur base, un observateur extérieur peut attribuer des préférences à

[151] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., IV, § 32.


440
Philosophie économique

un agent. Les comportements constituent donc une source empirique


exhaustive, consensuelle et publique pour déterminer les préférences152.
Et il semble plausible de considérer que c’est pour cette raison que
les préférences émergent comme une base de mesure satisfaisante de
l’utilité : parce qu’elles peuvent être adossées à une base empirique
satisfaisante (les comportements). Un renforcement de cette position
consiste à tenir les comportements pour la seule source empirique
satisfaisante (peut-être au motif qu’elle est la seule à remplir les
conditions précédentes). On obtient alors ce qu’on pourrait appeler
le comportementalisme évidentiel, selon laquelle la base empirique
de l’économiste (du moins en matière de choix) se restreint aux com-
portements individuels. Notons que cette thèse n’implique pas que
les concepts de la théorie économique se réduisent, d’une manière ou
d’une autre, à des propriétés des comportements : elle est compatible
avec une lecture mentaliste de la théorie153 .
II.4.3. Difference de preference, comportement et introspection
(PREF-MES) ne tient pas seulement dans l’affirmation que les
préférences font partie de la base de mesure de l’utilité : le principe
affirme aussi que seules les préférences sont autorisées à faire partie
de la base de mesure de l’utilité. Or, on pourrait imaginer fonder cette
mesure sur d’autres informations que sur les préférences de l’agent.
Cette possibilité a été prise au sérieux, durant les années 1930, par
une série de travaux qui ont développé une suggestion de Pareto154 , en
explorant une relation quaternaire entre options : le concept de « diffé-
rence de préférence », parfois également nommé « différence d’utilité »
ou « intensité de préférence155 ».

[152] De manière similaire, Baccelli & Mongin (« Choice-Based Cardinal Utility », op. cit.)
affirment que « tous les parétiens supposent une affinité étroite entre les préférences et les
choix ». Voir par exemple Allen (« A Note on the Determinateness of the Utility Function »,
op. cit.) pour qui l’hypothèse selon laquelle l’individu est capable de construire une « échelle
de préférence » « est clairement exprimable en termes d’actes de choix observables et est,
en ce sens, relativement objective ».
[153] List & Dietrich insistent sur cette distinction à juste titre (« Mentalism vs. Behaviourism
in Economics : A Philosophy-of-Science Perspective », Economics and Philosophy 32(2),
2016, p. 249-281). Ils la rapprochent, en psychologie, de celle entre un béhaviorisme
« psychologique » (qui concerne la base empirique du psychologue) et un béhaviorisme
« analytique ou logique » (qui concerne la sémantique des concepts psychologiques) ; et, en
économie, de celle entre une version « épistémologique » d’une approche par la préférence
révélée (à laquelle la prochaine section est consacrée) et une version « ontologique ».
[154] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., IV, § 32.
[155] Lange, « The Determinateness of the Utility Function », op. cit. ; Allen, « A Note on the
441
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

Intuitivement, (x,y) e (z,w) signifie qu’il y a plus d’amélioration à


passer de y à x qu’à passer de w à z, ou encore que le degré de préfé-
rence pour x plutôt que y est supérieur à celui pour z plutôt que w. La
représentation recherchée pour une telle relation quaternaire met en
jeu les différences (au sens mathématique, cette fois) d’utilité :
(x,y) e (z,w) ⇔ u(x) – u(y) ≥ u(z) – u(w) (e↔ DIFF).
Il s’avère que, à certaines conditions, les différences de préférence
permettent de déterminer une fonction d’utilité unique à une trans-
formation affine près156 . L’une de ces conditions est une condition de
séparabilité selon laquelle si (x,y) e (z,y), alors (x,w) e (z,w).
Pour ce qui nous concerne, la principale question soulevée est celle
de savoir comment il est possible de connaître les différences de préfé-
rence d’un individu. L’analyse de Lange, reprise par Allen157 est inté-
ressante à cet égard. Il défend en substance la thèse selon laquelle, si
les préférences d’un individu se laissent inférer de son comportement,
ce ne peut être le cas des différences de préférence, qui dépendent de
l’introspection – ou, si l’on se place en troisième personne, des rapports
verbaux de l’agent.
(1) La partie négative de la thèse de Lange est que les différences
de préférence ne se laissent pas connaître par les comportements,
c’est-à-dire que la base empirique des différences de préférence ne
peut être exclusivement comportementale. Une manière un peu plus
générale de de formuler la thèse consiste à affirmer que les compor-
tements ne peuvent nous informer que sur les préférences, et pas
sur les différences de préférences158 . C’est certainement l’opinion la
plus répandue, du moins parmi les économistes qui se sont penchés

Determinateness of the Utility Function », op. cit. ; F. Alt, « Uber die Messbarkeit des
Nutzens », Zeitschrift für Nationalökonomie 7(2), 1936, p. 161-169 ; tr. ang. « On the
Measurability of Utility », in J. Chipman et al. (eds.), Preference, Utility and Demand,
Harcourt, 1971, p. 424-431 ; P.A. Samuelson, « The Numerical Representation of Ordered
Classifications and the Concept of Utility », The Review of Economic Studies 6(1), 1938,
p. 65-70. Pour une étude historique de la séquence, voir Moscati, « How Cardinal Utility
Entered Economic Analysis : 1909-1944 », op. cit. Pour une analyse axiomatique récente,
voir V. Köbberling, « Strength of Preference and Cardinal Utility », Economic Theory 27(2),
2006, p. 375-391.
[156] Voir Köbberling, « Strength of Preference and Cardinal Utility », op. cit., théorème 1.
[157] Lange, « The Determinateness of the Utility Function », op. cit., p. 224-225 ; Allen, « A
Note on the Determinateness of the Utility Function », op. cit.
[158] C’est, en substance, ce que Baccelli & Mongin (« Choice-Based Cardinal Utility », op. cit.)
identifient comme la troisième thèse centrale de l’ordinalisme.
442
Philosophie économique

sur la question159. L’argument en faveur de cette thèse négative peut


se concevoir comme un défi : comment, par exemple, la différence de
préférence (x,y) e (z,w) pourrait-elle bien se manifester dans le com-
portement ? Si on réfléchit aux différents choix que pourraient faire
l’agent entre tous les ensembles d’options impliquant x, y, z ou w, on
ne voit pas quelle configuration nous permettrait d’établir univoque-
ment que (x,y) e (z,w). Suppes et Winet et, plus récemment, Baccelli
et Mongin160 ont néanmoins défendu la méthode comportementale
suivante : doter un agent des options y et w et observer s’il préfère
échanger y contre x ou bien w contre z. Une critique immédiate de cette
méthode est qu’elle suppose que les options x, y, z, w, etc., ne sont pas
des options exclusives161, contrairement à ce qu’on suppose en général,
et spécifiquement dans le cas de la théorie du consommateur. x, y, z, w
doivent se réinterpréter comme des constituants d’options ; et l’agent
doit en fait indiquer ses préférences entre les options composées xw et
yz. Cette critique nous semble forte, et justifie qu’on ne considère pas
la méthode comme ayant le degré de généralité appropriée162.
On pourrait adopter une stratégie un peu plus indirecte et vouloir
dériver des préférences les (comparaisons de) différences de préférence.
On voit mal comment procéder dans le cas général. Quand on a affaire
à des préférences entre paniers de biens qui sont représentables par
une fonction d’utilité additive, puisque la fonction d’utilité obtenue
est cardinale, les comparaisons de différences d’utilité, de la forme :
u(x1,…,xn) – u(y1,…,yn) ≥ u(z1,…,zn) – u(w1,…,wn)
sont invariantes d’une fonction d’utilité à l’autre. La difficulté pré-
cédente ne disparaît pas pour autant : on voit mal comment les pré-

[159] Et elle est perçue comme telle. Voir par exemple R.D. Luce & P. Suppes, « Preference,
Utility and Subjective Probabilty », in R.D. Luce, R.R. Bush & E.H. Galanter (eds.),
Handbook of Mathematical Psychology, vol. 3, Wiley, 1965, p. 249-410 : « If we speak in
terms of the utility differences, or the difference in preference, between pairs of alternatives,
then the classical objection of economists is that choices between alternatives do not yield
behavioral evidence on these differences » (p. 273).
[160] P. Suppes & M. Winet, « An Axiomatization of Utility Based on the Notion of Utility
Differences », Management Sciences 1(3-4), 1955, p. 259-270 ; Baccelli & Mongin, « Choice-
Based Cardinal Utility », op. cit.
[161] Voir par exemple Fishburn, Utility Theory for Decision Making, op. cit., p. 81.
[162] Une réponse possible à l’objection (P. Mongin, communication personnelle) serait de
questionner les individus sur ces situations, étant entendu qu’elles ne peuvent qu’être
contrefactuelles. La réponse ne serait pas alors purement comportementale (comme dans
la version initiale), mais l’individu se prononcerait sur un choix et non pas directement
sur une intensité.
443
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

férences impliquant uniquement x, y, z ou w pourraient déterminer


si (x,y) e (z,w). Autrement dit, on voit mal comment caractériser les
comparaisons de différences de préférence dans le langage qualitatif
des préférences. Observons, par contraste, la mesure de la longueur :
dans ce cas, on pourrait définir la comparaison de différences de lon-
gueur très simplement, grâce à l’opérateur de concaténation et à la
comparaison de longueurs : (x,y) e (z,w) ⇔ x⊕z e y⊕w.
Pourtant, il doit en principe être possible, dans le cas de l’utilité
additive, de « remonter » des comparaisons de différences d’utilité aux
comparaisons de différences de préférence ; il doit y avoir une propriété
(très) complexe des préférences d’un individu qui satisfait (Ax-ADD),
qui est implicite dans la manière dont on construit sa fonction d’utilité
à partir des préférences et qui détermine si (x,y) e (z,w)163. Du point de
vue de la thèse de non-mesurabilité, le fait que cette propriété soit très
complexe à formuler n’est pas forcément très pertinent. En revanche,
le fait qu’elle ne s’applique que dans le cas additif est une limitation
majeure. En extrapolant, nous sommes tentés de considérer que la
thèse négative de Lange, selon laquelle la base empirique des diffé-
rences de préférence ne peut pas être comportementale est plausible,
pour peu qu’on précise qu’on cherche un moyen général d’inférer les
comparaisons de différences de préférence à partir des comportements.
(2) Tournons-nous maintenant vers la thèse positive, celle selon
laquelle l’introspection nous permet de connaître les différences de
préférence. On peut lui opposer deux genres de critiques. Selon la
plus radicale, la signification exacte des différences de préférence
n’est pas claire, et il est donc douteux d’interroger des sujets à leur
propos164 . Une attitude plus modérée consiste à remettre en question
non pas l’intelligibilité des différences de préférence, mais le degré
de précision des informations que les sujets peuvent apporter. Ainsi,
Pareto165 se montre à la fois réceptif à l’idée que l’introspection puisse
nous donner certaines informations sur les différences de préférence,
mais sceptique concernant la possibilité qu’elle nous donne des infor-
mations assez précises. Il existe une littérature expérimentale, assez
circonscrite, qui va à l’encontre de ces deux attitudes et qui recueille
les jugements de sujets sur les différences de préférence, en particulier

[163] Sur cette construction, voir Wakker, Additive Representations of Preferences, op. cit., III.5.
[164] Voir par exemple M.J. Machina, « “Rational” decision making versus “rational” decision
modelling ? », Journal of Mathematical Psychology 24, 1981, p. 163.
[165] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., VI, § 32.
444
Philosophie économique

sur les différences de préférence pour l’argent166 . Un tel programme a


notamment été mis en œuvre à partir du début des années 1950 par
M. Allais167, l’un des plus vigoureux défenseurs de l’utilité cardinale
de l’après-guerre et, on ne s’en étonnera pas, partisan du recours aux
« données de l’introspection168 ». Voici le genre de question posée aux
sujets : « Supposez que vous receviez un héritage. Préféreriez-vous un
héritage de 100 millions à un héritage de 10 000 francs plus intensé-
ment qu’un héritage de 10 000 francs à un héritage de 1 000 francs169. »
Il est également demandé aux sujets d’indiquer des valeurs qui les
rendent indifférents, par exemple la valeur X telle que la différence de
préférence entre 1 000 millions et 500 millions égale celle entre X et
250 millions ; autrement dit le type de jugement dont Pareto doutait
qu’un individu puisse le fournir. Cette dernière tâche est analogue
à l’une des plus anciennes tâches de psychophysique, la méthode de
bissection introduite par Plateau170 dans le cadre de l’étude de la per-
ception de couleurs achromatiques171. Des questionnaires similaires à
ceux d’Allais ont été utilisés à plusieurs reprises172. Peut-être cette lit-
térature expérimentale n’est-elle pas assez étendue pour qu’on puisse

[166] Pour une discussion générale de ces méthodes, voir P.H. Farquhar & L.R. Keller,
« Preference Intensity Measurement », Annals of Operation Research 19(1), 1989, p. 205-217.
[167] M. Allais, « La psychologie de l’homme rationnel devant le risqué », Journal de la société
statistique de Paris 94, 1953, p. 47-73 ; « The So-called Allais Paradox and Rational
Decisions under Uncertainty », in M. Allais & O. Hagen (eds.), Expected Utility and the
Allais Paradox, Springer-Verlag, 1979, p. 437-681 ; « Determination of Cardinal Utility
According to an Intrinsic Invariant Model », in M. Allais & O. Hagen (eds.), Cardinalism,
Springer-Verlag, 1994, p. 31-64.
[168] M. Allais, « Cardinal Utility. History, Findings and Applications. An Overview », in M.
Allais & O. Hagen (eds.), Cardinalism, Springer-Verlag, 1994, p. 65-103.
[169] Allais avait conscience des difficultés potentielles d’intelligibilité de ces questions. Cette
partie du questionnaire s’ouvre ainsi : « Il est possible que vous rencontriez de grandes
difficultés pour déterminer vos réponse [à ces questions]. » Il prend d’ailleurs la peine
d’inclure une question qui demande si, pour eux, la question sur les différences de préfé-
rence a un sens.
[170] J. Plateau, « Sur la mesure des sensations physiques, et sur la loi qui lie l’intensité de ces
sensations à l’intensité de la cause existante », Bulletin de l’Académie royale de Belgique
33, 2e série, p. 376-388.
[171] Voir par exemple, J. Pfanzagl, Theory of Measurement, Springer-Verlag, 1973, chap. 7 et
L.E. Marks & D. Algom, « Psychophysical Scaling », in M. Birnbaum (ed.), Measurement,
Judgment and Decision Making, Academic Press, 1998, p. 110.
[172] R. Krzysztofowicz, « Strength of Preference and Risk Attitude in Utility Measurement »,
Organizational Behavior and Human Performance 31, 1983, p. 88-113. Voir aussi M.
Abdellaoui, C. Barrios & P.P. Wakker, « Reconciling Introspective Utility with Revealed
Preference : Experimental Arguments Based on Prospect Theory », Journal of Econometrics
138, 2007, p. 356-378.
445
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

déterminer la valeur et les limites d’une telle méthodologie. Mais les


sujets semblent fournir des réponses cohérentes, et ne pas rencon-
trer des difficultés si considérables à émettre des jugements sur les
différences de préférence. Nous en concluons que la thèse positive de
Lange n’est pas dénuée d’une certaine plausibilité.
II.4.4. Conclusion
Revenons, pour conclure cette sous-section, sur l’argument en
faveur de la thèse de non-mesurabilité de l’utilité et sur sa prémisse
principale, selon laquelle les préférences constituent la seule base de
mesure admissible de l’utilité (PREF-MES). La principale justification
qu’elle est susceptible de recevoir vient d’une restriction de la base
empirique aux comportements des individus concernés (par opposition,
notamment, avec les rapports verbaux dont ils peuvent faire part à un
observateur). Un argument totalement explicite en faveur de la thèse
de non-mesurabilité pourrait être le suivant (ARG) :
(P1) La base empirique de l’économiste se restreint aux données
comportementales (comportementalisme évidentiel).
(P2) Si la base empirique de l’économiste se restreint aux don-
nées comportementales, alors elle ne permet de déterminer que
les préférences.
(P3) L’utilité n’est mesurée qu’à partir de ce que la base empi-
rique de l’économiste permet de déterminer.
(P4) La seule contrainte que les préférences font peser sur l’uti-
lité est fournie par (u ↔ PREF).
(P5) Si la mesure de l’utilité n’est contrainte que par (u ↔ PREF),
alors l’utilité ne peut pas être plus qu’ordinale.
--------------------------------------------------------------------------------------
(C) L’utilité ne peut pas être plus qu’ordinale.
(P1) est la version la plus radicale du privilège accordé par les ordi-
nalistes aux données comportementales. (P2) est une généralisation
de la thèse négative de Lange. (P3) est une contrainte méthodologique
difficilement contestable. Conjointement, (P1)-(P3) impliquent (PREF-
MES). Le reste de l’argument a été présenté section II.4.1 : (P4) fixe
les contraintes imposées à l’utilité par les préférences, tandis que
(P5) est un fait logico-mathématique élémentaire. (ARG) permet de
circonscrire les principales manières de s’opposer à la thèse de non-
mesurabilité. (P3) et (P5) étant naturellement préservées, on peut
résister à l’ordinalisme en rejetant :
446
Philosophie économique

• (P1), et donc en ouvrant la base empirique à des données non-com-


portementales. Cette option est illustrée par ceux qui s’appuient
sur l’introspection pour révéler les différences de préférence.
• (P2), et donc, pour l’essentiel, en rejetant la thèse négative de
Lange. Cette option est illustrée par Suppes & Winet173 .
• (P4), ou en substituant à (u ↔ PREF) un autre principe (par
exemple, SO), ou en complétant (u ↔ PREF) par d’autres prin-
cipes (par exemple, la séparabilité additive (u-ADD)).
II.5. L’utilité passée au rasoir d’Ockham
Quand on considère conjointement les thèses de non-mesurabilité
et de dispensabilité, on ne peut qu’être frappé par l’heureuse coïnci-
dence épistémologique : alors que la première rend problématiques
les fonctions d’utilité plus qu’ordinales, la seconde nous rassure en
nous disant qu’elles ne sont en réalité pas nécessaires174 ! Les raisons
d’adopter la théorie ordinaliste s’en trouvent renforcées. Car chacune
des deux thèses peut constituer, à elle seule, le point de départ d’un
argument en faveur de la théorie ordinaliste (par comparaison avec
la théorie marginaliste).
II.5.1. Les arguments de parcimonie
L’argument basé sur la seule thèse de non-mesurabilité a déjà été
développé : il repose sur le réquisit de bonne fondation (RBF). Ce n’est
pas le cas de l’argument basé sur la thèse de dispensabilité. Pour
l’essentiel, il s’agit d’un argument de parcimonie. Il est par exemple
employé par Hicks175 , qui fait explicitement appel au « rasoir d’Oc-
kham » quand il fait valoir les avantages de la théorie ordinaliste
sur la théorie marginaliste. La justification que Hicks fournit pour
l’application du rasoir d’Ockham semble être de nature pragmatique :

[173] Suppes & Winet, « An Axiomatization of Utility Based on the Notion of Utility
Differences », op. cit.
[174] Voir par exemple Pareto : « Il y a dans [la théorie de Jevons] quelque chose de super-
flu pour le but que nous nous proposons : la détermination de l’équilibre économique ;
et ce quelque chose de superflu est précisément ce qu’il y a de douteux dans la théo-
rie » (« Economie mathématique », in Encyclopédie des sciences sociales, Gauthier-Villars,
1911, p. 609). Voir aussi Varian : « Puisqu’une utilité cardinale n’est pas nécessaire pour
décrire le comportement de choix et que de toute façon il n’y a pas de manière convaincante
d’assigner des utilités cardinales, nous en resterons à un cadre où l’utilité est purement
ordinale » (Intermediate Microeconomics, op. cit., p. 58).
[175] Hicks, Value and Capital, op. cit., p. 18. Voir aussi Robbins (An Essay on the Nature and
Significance of Economic Science, MacMillan, 1952 [1935], p. 56).
447
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

faire intervenir des propriétés non-pertinentes (en l’occurrence, il


s’agirait du « concept quantitatif d’utilité ») serait un obstacle à la
compréhension. L’argument pourrait être résumé en invoquant la
maxime suivante :
« Ceteris paribus, il est pragmatiquement préférable d’adopter des
théories parcimonieuses176 » (Ock-1).
Ce sont néanmoins, et à juste titre, des versions plus ambitieuses,
dites « épistémiques », du rasoir d’Ockham qui retiennent générale-
ment l’attention. Selon elles, les théories parcimonieuses s’acquittent
mieux de leurs objectifs épistémiques fondamentaux (description,
explication, prédiction). Autrement dit :
« Ceteris paribus, il est épistémiquement préférable d’adopter des
théories parcimonieuses » (Ock-2).
Dans le cas qui nous intéresse, on pourrait vouloir aller jusqu’à
endosser une version épistémique du rasoir d’Ockham. Pourquoi ?
Parce que l’on se trouve dans un cas où l’une des deux théories (la
théorie ordinaliste) apparaît, approximativement, comme logiquement
plus faible que l’autre (la théorie marginaliste). Or, dans un cas de
ce genre, la théorie parcimonieuse a plus de chances d’être vraie, et il
paraît rationnel de croire en sa vérité à un degré supérieur.
Cette affirmation peut être formalisée dans le cadre de la théorie
bayésienne des croyances177 : en vertu des axiomes de probabilités, si
une proposition P implique une autre proposition Q, alors pour tout
agent rationnel, le degré de croyance en Q est au moins égal au degré
de croyance en P.
Une autre façon de concevoir l’argument consiste à l’envisager du
point de vue du risque d’erreur : en optant pour une théorie logique-
ment plus faible, on encourt moins le risque de se tromper. Passer de
la théorie plus forte à la théorie plus faible permet de se protéger de
certaines (au moins) des critiques potentielles. Slutsky, par exemple,
invoque explicitement ce genre de motivation défensive quand il

[176] Nous nous inspirons de A. Baker, « Simplicity », in E.N. Zalta (ed.), The Stanford
Encyclopedia of Philosophy, Fall 2013 edition. Baker parle de « version méthodologique »
du rasoir d’Ockham plutôt que de version « pragmatique ». Voir aussi E. Sober, Ockham’s
Razors. A User’s Manuel, Cambridge University Press, 2015.
[177] Pour une introduction à la théorie bayésienne, voir M. Cozic, « Confirmation et induction »,
in A. Barberousse, D. Bonnay & M. Cozic (dir.), Précis de philosophie des sciences, Vuibert,
2011, p. 62-99. [Ndé : voir aussi I. Drouet (dir.), Le Bayésianisme aujourd’hui. Fontements
et pratiques, Éditions Matériologiques, 2016.]
448
Philosophie économique

cherche à rendre l’économie « complètement indépendante d’hypo-


thèses psychologiques178 ».
On connaît les inconvénients d’une approche basée sur la seule
prise en compte du risque d’erreur : si on pousse le raisonnement au
bout, n’arrive-t-on pas à la conclusion absurde que le scientifique doit
aller vers les théories les plus faibles logiquement (et donc les moins
informatives) ? L’objection peut être neutralisée si l’on tient compte
des enseignements de la thèse de dispensabilité. En effet, dans le
cas qui nous intéresse, la théorie la plus forte et la théorie la plus
faible aboutissent à des conclusions similaires concernant ce que les
économistes considèrent, en l’espèce, comme leur domaine-cible com-
mun – le comportement du consommateur, et plus précisément la
fonction de demande. Elles ont donc un pouvoir descriptif semblable,
vis-à-vis de leur domaine-cible. La maxime opérationnelle pourrait
être la suivante :
« Si deux théories (a) ont le même domaine-cible, (b) ont un pouvoir
descriptif semblable vis-à-vis de leur domaine-cible et (c) sont compa-
rables logiquement, il est épistémiquement préférable d’adopter celle
qui est logiquement la plus faible » (Ock-3).
Cette maxime permet de construire un argument de parcimonie
épistémique en faveur de la théorie ordinaliste : la condition (a) semble
faire l’objet d’un consensus, (b) est justement ce que la thèse de dis-
pensabilité établit, tandis que (c) se révèle par inspection des deux
théories.
Le problème que soulève cet argument, c’est qu’il ne détaille pas
assez l’impact de l’affaiblissement logique d’une théorie sur son pou-
voir explicatif. La théorie la plus forte logiquement a ce qu’on pourrait
appeler un « contenu (logique) supplémentaire » par rapport à la théorie
la plus faible. Ce contenu supplémentaire peut fournir des explica-
tions plus riches ou plus profondes (on dira alors que la théorie a plus
d’ambition explicative) ; en même temps, le risque d’erreur augmente
(toujours par rapport à la théorie la plus faible). L’appréhension du
pouvoir explicatif d’une théorie (ou, plus généralement, d’un ensemble
d’hypothèses) dépend de ces deux facteurs. Or, ces deux facteurs ne
convergent pas. Il est clair qu’en préférant la théorie la plus faible, on
se protège plus contre le risque d’erreur ; mais on peut sérieusement
compromettre l’ambition explicative. Il n’est alors pas évident que
(Ock-3) soit correct.

[178] Slutsky, « On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.
449
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

On peut illustrer cette possibilité de la manière suivante.


Considérons une hypothétique théorie du consommateur, que nous
x(p,w )
appellerons TMARG et qui a deux caractéristiques : d’une part, elle est
exclusivement formulée en termes de fonctions de demande, elle ne
fait intervenir ni fonction d’utilité, ni préférences ; d’autre part, elle
postule comme propriétés de la fonction de demande exactement les
h
propriétés impliquées par la théorie marginaliste Tu . Les conditions
x(p,w )
(a) (b) et (c) sont remplies ; par ailleurs, TMARG étant logiquement
uh
plus faible que T , on encourt moins de risque d’erreur en l’adoptant.
x(p,w )
Doit-on en conclure que TMARG est épistémiquement préférable ? Cela
h
dépend de la valeur que l’on accorde au pouvoir explicatif. Tu fournit
en effet une explication – une explication causale et psychologique –
x(p,w )
de la fonction de demande. Par contraste, TMARG est constituée de
restrictions sur les fonctions de demande possibles, et elle a vraisem-
blablement une ambition explicative bien moindre. En passant de
h
Tu à TMARG
x(p,w )
, on diminue le risque d’erreur, mais on perd en ambition
explicative. L’arbitrage n’a rien d’évident : il dépend, premièrement,
de l’importance respective que l’économiste attache, en général, au
risque d’erreur et à l’ambition explicative ; et, deuxièmement, de la
manière dont il évalue le risque d’erreur et l’ambition explicative des
deux théories en jeu. Plus les hypothèses de la théorie marginaliste
x(p,w )
lui sembleront douteuses, plus il aura de raisons de lui préférer TMARG .
II.5.2. Parcimonie épistémique et interprétation mentaliste
Revenons désormais à la comparaison entre théories marginaliste
h
Tu et ordinaliste TPREF. Est-on dans un cas de figure analogue à celui
h x(p,w )
de la comparaison entre Tu et TMARG  ? Cela dépend de la manière dont
on interprète la théorie ordinaliste. Sous une interprétation menta-
PREF
liste, la différence est significative : Tment comporte alors une dimen-
sion explicative – causale et psychologique –, puisque la demande est
expliquée en invoquant certains états mentaux du consommateur.
h PREF PREF
Tu et Tment se situent dans un registre explicatif semblable. Tment
uh
explique la demande par les préférences ; T explique les préférences
et la demande par l’utilité (interprétée de manière hédoniste).
L’application de l’argument de parcimonie dépend de la manière
dont on apprécie l’effet du « contenu (logiquement) supplémentaire »
de la théorie marginaliste. Ce que la thèse de dispensabilité met en
évidence, c’est que ce contenu ne fait aucune différence pour l’expla-
nandum (c’est-à-dire, la fonction de demande). Ou, pour employer
le vocabulaire de la philosophie de l’explication contemporaine : le
450
Philosophie économique

h
contenu supplémentaire de Tu semble être non-pertinent du point de
vue explicatif (explanatory irrelevant).
L’analyse philosophique de l’explication est notoirement difficile179,
et les questions spécifiques de savoir ce qu’est la pertinence explicative
et quel rôle méthodologique elle doit jouer n’échappent pas à la règle.
Néanmoins, pour ce qui est des explications causales, il nous semble
y avoir un relatif consensus (tant chez les philosophes de la causalité
que chez les scientifiques) sur le fait que certaines explications cau-
sales sont trop détaillées, c’est-à-dire contiennent des informations
causalement non-pertinentes ; et que, dans ce cas, des explications
moins détaillées, dont sont exclues ces informations causalement non-
pertinentes, sont préférables. On parle de contrainte de proportionalité
pour désigner le fait que l’on attend de l’explanans causal qu’il soit
« proportionné » à l’explanandum causal, au sens où il n’invoque pas
plus que les propriétés nécessaires180. L’idée est souvent illustrée par
un exemple de Yablo181 : supposons qu’un pigeon soit entraîné à don-
ner un coup de bec quand on lui présente des stimuli de différentes
teintes de rouge ; et qu’on s’intéresse à son comportement après un
stimulus d’une certaine teinte de rouge (disons, écarlate). Comparons
maintenant les deux propositions explicatives suivantes :
La présentation du stimulus écarlate a causé le fait que le pigeon
ait donné un coup de bec. (Pig-1)
La présentation du stimulus rouge a causé le fait que le pigeon ait
donné un coup de bec. (Pig-2)
L’intuition communément partagée est que (Pig-2) est préférable à
(Pig-1) car l’explanans invoqué par (Pig-1) est trop spécifique182. Évi-
demment, les explications de la demande, par la théorie marginaliste
d’un côté et, de l’autre, par la théorie ordinaliste ne correspondent pas
exactement à cette illustration élémentaire, fondée sur la distinction

[179] Voir J. Woodward, « Scientific Explanation », in Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia
of Philosophy, Winter 2014 Edition et D. Bonnay, « L’explication », in Barberousse et al.
(dir.), Précis de philosophie des sciences, op. cit., p. 13-61.
[180] Voir J. Woodward, « Causation in Biology : Stability, Specificity and the Choice of Levels
of Explanation », Biology and Philosophy 25, 2010, p. 287-318.
[181] S. Yablo, « Mental Causation », Philosophical Review 101, 1992, p. 245-280.
[182] Pour une critique de l’intégration de la contrainte de proportionalité à la théorie inter-
ventionniste de l’explication causale, voir L.R. Frankin-Hall, « High-Level Explanation and
the Interventionist’s “Variables Problem” », British Journal for the Philosophy of Science
67(2), 2016, p. 553-577. Pour une critique plus générale de la contrainte de proportionna-
lité, voir L. Shapiro & E. Sober, « Against Proportionality », Analysis 72(1), 2012, p. 89-93.
451
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

entre propriété spécifique (écarlate) et propriété générique (rouge).


Mais, quitte à forcer le trait, on peut les rapprocher : une façon de
comparer les deux théories consiste à dire que le grain des fonctions
d’utilité admissibles est plus fin dans la théorie marginaliste que dans
la théorie ordinaliste (elles sont plus qu’ordinales dans le premier
cas, simplement ordinales dans le second) ; et que ce que la thèse de
dispensabilité montre, c’est que la finesse de grain supplémentaire
du marginalisme est non-pertinente.
Au total, il nous semble qu’un argument de parcimonie épistémique
s’applique de manière assez convaincante : dans la mesure où la théorie
marginaliste comporte un risque d’erreur supplémentaire sans que ce
risque ne soit compensé par une supériorité dans l’ambition explicative
PREF
vis-à-vis du domaine-cible, la théorie ordinaliste Tment paraît préfé-
rable. Du reste, l’argument de Hicks , dont nous sommes partis n’est
183

pas incompatible avec cette version épistémique du rasoir d’Ockham,


puisque Hicks parle du « contenu  supplémentaire » du marginalisme
comme de propriétés « non-pertinentes pour le problème en question ».
La principale manière de contrer l’argument serait de soutenir simul-
tanément (i) que les hypothèses marginalistes sont particulièrement
plausibles, et (ii) de compter les propriétés des préférences elles-mêmes
parmi les explananda de la théorie du consommateur184 . On pourrait
alors soutenir la supériorité de l’ambition explicative de la théorie
marginaliste (dans la mesure où elle tente d’expliquer et les préfé-
rences, et la fonction de demande) et conclure, en vertu de (i), à la
supériorité de son pouvoir explicatif.

[183] Hicks, Value and Capital, op. cit., p. 18.


[184] Il nous semble que, même si la formulation est différente, Mandler affirme une position
de genre dans son examen critique de l’ordinalisme. Il propose un argument de cohérence
interne, qu’on peut résumer comme consistant à faire valoir que, à partir du moment où
l’on adopte une perspective explicative, il devient désirable d’expliquer plutôt que de sim-
plement postuler telle ou telle propriété des préférences : « La théorie du comportement
sur les marchés prise toute entière perd en généralité en expliquant le comportement du
consommateur en termes de préférences. Il y a toujours d’autres manières […] d’abou-
tir à une demande individuelle ou de marché jouissant de certaines propriétés. […] La
puissance du néoclassicisme réside dans le fait qu’il dérive certaines caractéristiques de
la demande, plutôt que de, simplement, les postuler. S’il est justifié d’aborder la théorie
de la demande à partir des préférences, alors la théorie des préférences elle-même peut
employer des hypothèses psychologiques qui restreignent son domaine : des bénéfices en
plausibilité et en pouvoir explicatif (explanatory power) peuvent compenser de faibles
pertes en généralité » (Dilemmas in Economic Theory, op. cit., p. 92).
452
Philosophie économique

II.5.3. Parcimonie épistémique et interprétation comportementale


L’analyse à donner n’est plus nécessairement la même quand on
considère la théorie ordinaliste sous l’interprétation comportementale
PREF
Tcomp . Du point de vue du risque d’erreur, la situation ne change
pas significativement. Il en va autrement du pouvoir explicatif com-
h PREF
paré de T u et Tcomp . Comme nous l’avons soutenu précédemment
(section II.2.2), dans la version comportementale de la théorie ordi-
naliste, une interprétation causale du modèle du consommateur est
difficilement tenable. Le modèle apparaît plutôt comme un ensemble
de restrictions sur les dispositions à choisir possibles du consomma-
teur. Certains, et non des moindres, ont défendu l’existence d’expli-
cations scientifiques non-causales185. C’est par exemple l’un des corol-
laires de la célèbre conception déductive-nomologique d’Hempel et
Oppenheim186 ; et c’est la thèse centrale de la conception dite « structu-
rale187 ». Mais, pour notre propos, nous n’avons pas besoin de prendre
PREF
position sur cette question délicate : dans la mesure où Tcomp suit
uh PREF h
de T , si Tcomp a un pouvoir explicatif (non-causal), alors T u doit
PREF
également l’avoir. En revanche, il est clair que Tcomp ne jouit pas du
h
pouvoir explicatif (causal) propre de Tu .
h PREF
Nous en concluons que, en passant de T u à Tcomp , l’économiste
perd significativement en ambition explicative. L’arbitrage n’est donc
plus aussi évident que sous l’interprétation mentaliste. Il dépend
notamment de l’importance respective accordée au risque d’erreur et
à l’ambition explicative. L’argument de parcimonie sera certainement
efficace pour quelqu’un qui accorde une faible importance à l’ambition
explicative ou qui, de manière plus générale, considère que l’objectif
prioritaire de la théorie du consommateur est de décrire et non d’expli-
quer la fonction de demande.
II.6. L’engagement psychologique de la théorie ordinaliste
Nous allons conclure la section II en tentant de dégager le degré
d’engagement psychologique de l’ordinalisme. On se doute que le résul-

[185] Pour un rejet vigoureux des explications non causales, voir B. Skow, « Are There Non-
Causal Explanations (of Particular Events) ? », British Journal for the Philosophy of Science
65, 2014, p. 445-467.
[186] C.G. Hempel & P. Oppenheim, « Studies in the Logic of Explanation », Philosophy of
Science 15, 1948, p. 135-175. C.G. Hempel, « Aspects of Scientific Explanation », in C.G.
Hempel, Aspects of Scientific Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science,
The Free Press, 1965.
[187] A. Bokulich, « How Scientific Models Can Explain », Synthese 180, 2011, p. 33-45.
453
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

tat varie selon qu’on considère la version mentaliste ou la version


comportementale. Les deux versions ont en commun :
• de viser l’explication et la prédiction de comportements plutôt
que de phénomènes psychologiques (D2) ;
• d’affaiblir drastiquement les suppositions sur la mesure, en
ayant recours à des fonctions d’utilité ordinales (D3) ;
• et, pour atteindre leur objectif, de ne pas se laisser guider par
la psychologie scientifique (en particulier pas, comme cela a pu
être le cas pour certains marginalistes, par la psychophysique),
mais plutôt par des intuitions sur ce que serait une décision
rationnelle ou cohérente (disons, pour abréger, des « intuitions
de rationalité ») (D5).
Il vaut la peine de s’arrêter sur ce dernier point. Nous avons peu
développé, jusqu’à présent, le rôle de la rationalité dans la théorie du
consommateur, et la manière dont il interfère avec celui de la psycho-
logie. Il est clair que la rationalité joue au moins un rôle heuristique
essentiel dans l’élaboration des théories qui nous occupent, conférant
à telle ou telle hypothèse (par exemple, la transitivité des préférences)
une plausibilité initiale. Par ailleurs, parmi les hypothèses que l’on
considère communément comme requises par la rationalité (pour
l’essentiel, il s’agit de ce que nous avons appelé le cœur de la théorie
ordinale, i. e. la transitivité et la complétude des préférences et le
choix d’une option optimale du point de vue des préférences (PREF-
OPT)), certaines ont joué un rôle central dans les analyses qui pré-
cèdent. Ainsi, comme nous l’avons souligné, la thèse de dispensabilité
vaut sous l’hypothèse d’optimisation (PREF-OPT). Enfin, il est tout
à fait possible que le rôle de la rationalité soit devenu plus fort au
fur et à mesure de la séquence qui nous intéresse. Néanmoins, il
serait trompeur de trop opposer psychologie et rationalité, comme en
donne parfois l’impression les commentateurs188 . Les contraintes ou
les normes de rationalité peuvent parfaitement porter sur des états ou
des processus psychologiques. Pensons de nouveau à la transitivité des
préférences (interprétées de manière mentaliste). Avoir un modèle de
comportement psychologiquement riche et faire intervenir (au moins
à titre heuristique) des hypothèses relevant de la rationalité ne sont
nullement incompatibles. Ce qui est certainement correct, c’est que
l’on peut préférentiellement chercher des justifications ou des motiva-

[188] Voir par exemple Giocoli, Modeling Rational Agents, op. cit.
454
Philosophie économique

tions pour telle ou telle hypothèse dans la psychologie scientifique ou


dans des intuitions de rationalité. Encore faut-il préciser que ces deux
sources ne sont pas exhaustives (on peut également s’inspirer de notre
connaissance naïve de tendances irrationnelles). Et que, s’agissant
de la séquence qui nous intéresse, il est difficile de considérer que les
intuitions de rationalité aient pris le relai d’un appel à la psychologie
scientifique. Celui-ci portait en effet sur l’hypothèse d’utilité margi-
nale décroissante. Or, ni cette propriété, ni ses « descendantes » ordi-
nalistes (les taux marginaux de substitution décroissants, ou la conve-
xité des préférences) ne sont perçues comme relevant de la rationalité.
Passons aux points de divergence entre les deux interprétations.
Concernant la présence de propositions psychologiques parmi les hypo-
PREF
thèses (D1), si Tment est plus dépouillée, psychologiquement, que la
h
théorie marginaliste Tu , elle s’inscrit toujours dans la stratégie qui
consiste à expliquer le comportement du consommateur par ses états
PREF
mentaux. Ce n’est plus le cas de Tcomp , qui s’écarte bien plus radicale-
ment de la théorie marginaliste. Cet écart ontologique s’accompagne
h PREF
d’un écart épistémologique : en passant de Tu à Tcomp , l’économiste
semble renoncer à l’ambition explicative originellement présente dans
la théorie du consommateur. Enfin, s’agissant de la base empirique
(D4), il est clair que, du point de vue de l’interprétation comportemen-
tale, elle se restreint désormais essentiellement aux données com-
portementales. Si les rapports verbaux des individus peuvent être
admis, ce sont seulement comme des données « secondaires » (proxies),
parce qu’ils peuvent être corrélés avec leurs choix (qui constituent
les données « primaires », si l’on veut). La situation est différente du
point de vue de l’interprétation mentaliste, pour laquelle il est naturel
d’admettre, en plus des comportements, l’introspection et les rapports
verbaux comme sources empiriques. Cette attitude pluraliste semble
avoir été celle de Robbins189. Cela étant dit, il est parfaitement com-
patible avec l’interprétation mentaliste de fortement hiérarchiser ces
différents sources empiriques et, par exemple, de se défier des données
non-comportementales : rien n’empêche de tenir les préférences pour
des états mentaux, mais de considérer qu’un individu y a un accès
introspectif très peu fiable.

[189] Robbins, An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, op. cit., IV, p. 139.
455
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

III. La préférence révélée

III.1. L’axiome faible de la préférence révélée (WARP)


Nous allons terminer notre séquence en abordant désormais la
théorie de la préférence révélée (TPR), qui est souvent perçue comme
le point culminant du processus de dé-psychologisation de l’économie.
La TPR est le résultat direct d’un programme de recherche développé
en microéconomie du consommateur, qui a été lancé par Samuelson
à la fin des années 1930190 et que l’on considère généralement comme
achevé, dans ses grandes lignes, par Houthakker191. Selon Chipman192,
à la fin des années 1970, les principales questions théoriques soule-
vées par la TPR appliquée à la théorie du consommateur (la « TPR du
consommateur ») avaient trouvé leur résolution rigoureuse. Dans cette
section, nous traiterons en priorité de la TPR du consommateur. Nous
évoquerons également une branche plus générale, qui a été impulsée
par la TPR du consommateur, mais qui fait abstraction du contexte
spécifique des choix de consommation. Cette branche, qu’on appellera
la « TPR abstraite », a été initiée par Arrow193 et Richter194 .
Nous avons vu, dans la section précédente, que la théorie ordina-
liste du consommateur dérive la fonction de demande d’un individu de
sa relation de préférence, via le principe d’optimisation (PREF-OPT).
Dans la TPR du consommateur, le concept primitif de la théorie n’est
plus celui de préférences (ou d’utilité ordinale), mais celui de demande.
Autrement dit : plutôt que de postuler des propriétés des préférences
à partir desquelles on déduit celles de la demande, on postule direc-
tement des propriétés de la demande.
III.1.1. La théorie basée sur WARP
La première propriété ainsi postulée est la loi de Walras195 selon
laquelle le consommateur dépense tout son revenu w. Autrement dit,

[190] P. Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », Economica 5(17),
1938, p. 61-71.
[191] H.S. Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », Economica 17(66),
1950, p. 159-174.
[192] J.S. Chipman, « Samuelson and Consumption Theory », in G.R. Feiwel (ed.), Samuelson
and Neoclassical Economics, 1982, Kluwer, p. 31-71.
[193] K. Arrow, « Rational Choice Functions and Orderings », Economica 26(102), 1959,
p. 121-127.
[194] M.K. Richter, « Revealed Preference Theory », Econometrica 34(3), 1966, p. 635-645.
[195] L’appellation n’est pas universellement répandue. Nous l’empruntons à Mas-Colell et
al., Microeconomic Theory, op. cit.
456
Philosophie économique

s’il choisit le panier de biens x tandis que les prix sont p, l’égalité
p.x = w est vérifiée. La propriété centrale de la version initiale de
la TPR est l’A xiome Faible de la Préférence Révélée (WARP). WARP
est souvent présenté comme une propriété de cohérence des choix,
et ce dès son introduction par Samuelson196 . Avant de le formuler,
notons  B(p,w)l’ensemble des paniers de biens qu’il est possible de se
procurer quand les prix sont p et que le consommateur dispose d’un
revenu w : c’est donc l’ensemble des x tels que p.x ≤ w. L’axiome affirme
alors que pour tous vecteurs de prix p, p’ et tous revenus w, w’ :
Si (a) x, y ∈B(p,w) et x ∈x(p,w),
(b) y ∈B(p',w' ) et y ∈x(p',w' ) et (c) x ≠ y,
alors x ∉B(p',w' ) (WARP).
La condition (a) signifie que le consommateur choisit x dans la
situation (p,w) alors que y est également disponible ; la condition (b)
que y est choisi dans la situation (p´,w´). L’axiome WARP197 exige que,
si x ≠ y (condition (c)), alors x ne puisse être choisi dans la situation
(p´,w´). La figure 3 (ci-dessous) représente une violation de WARP :
dans la situation ( p´,w´), le consommateur pourrait se procurer
x = x(p,w) – et pourtant il choisit plutôt y = x(p´,w´).
Par la suite, nous dési-
x(p,w )
gnerons par TWARP la théo-
rie de la préférence révélée
qui contient WARP (et la loi
de Walras)198 . Initialement,
Samuelson avait ajouté
deux autres propriétés :
d’une part, le fait que la
demande soit une fonction
à valeur unique ; d’autre
part, son homogénéité de

[196] Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit. Pour une
discussion critique de cette idée de cohérence des choix, voir A. Sen, « Internal Consistency
of Choice », Econometrica 61(3), 1993, p. 495-521.
[197] Pour « Weak Axiom of Revealed Preference ».
[198] S. Wong (Foundations of Paul Samuelson’s Revealed Preference Theory, Routledge, 2006
[1978], p. 35) défend la thèse historique selon laquelle Samuelson (« A Note on the Pure
x(p,w )
Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit.) conçoit TWARP comme une nouvelle théorie du
consommateur.
457
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

degré zéro selon laquelle si les prix et le revenu du consommateur sont


multipliés par un même facteur α > 0, la demande est invariante199.
x(p,w )
Mais il s’est rapidement rendu compte que TWARP impliquait déjà ces
deux propriétés200.
Dans la littérature ultérieure sur les préférences révélées, on a
pu trouver trop forte la première de ces propriétés, et désirer un
axiome qui autorise x(p,w) à contenir plusieurs paniers de biens. Il
est important de souligner que, ce faisant, on écarte l’interprétation
la plus observationnelle du concept de demande, selon laquelle x(p,w)
désigne le panier de biens effectivement choisi par le consommateur
(en présence de p et w). Il y a plusieurs manières, pas nécessairement
équivalentes, de décrire ce que x(p,w) désigne201 : comme l’ensemble
des paniers de biens que le consommateur juge préférables ou « accep-
tables202 » (parmi ceux qui figurent dans B(p,w)), ou encore ceux qu’il
est disposé à choisir (toujours en présence de p et w, et sachant qu’ulti-
mement il ne pourra en choisir qu’un seul). Sen203 se risque au néo-
logisme « choosable », qui a l’inconvénient de prêter à confusion avec
le fait qu’une option soit simplement réalisable. Voici une adaptation
naturelle de WARP au cas où la demande peut avoir une valeur mul-
tiple : pour tous vecteurs de prix p, p’ et tous revenus w, w’ :204
Si (a) x, y ∈B(p,w) et x ∈x(p,w),
et (b) y ∈B(p',w' ) et y ∈x(p',w' ),
alors x ∉B(p',w' ) (WARP’)206 .
WARP’ peut se laisser formuler, de manière logiquement équiva-
lente, comme le fait que si (a) x,y ∈ B(p,w), x ∈ x(p,w) et y ∉ B(p,w)
(b), x,y ∈ B(p´,w´), alors y ∉ B(p´,w´) (WARP’’)205. Par la suite, nous

[199] Formellement : pour toute situation (p,w) et tout α > 0, x(αp,w) = x(p,w).
[200] P.A. Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour : An Addendum »,
Economica 5, 1938, p. 353-354. Pour une présentation récente des implications de WARP,
voir par exemple Jehle & Reny, Advanced Microeconomic Theory, op. cit., p. 93-95.
[201] La littérature théorique est généralement avare de clarification sémantique. Une
exception récente est K. Eliaz & E. Ok, « Indifference or Indecisiveness ? Choice-theoretic
Foundations of Incomplete Preferences », Games and Economic Behavior 56, 2006, p. 61-86.
[202] Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., p. 10.
[203] Sen, « Internal Consistency of Choice », op. cit., p. 499.
[204] WARP’ correspond à WARP chez Sen (« Choice Functions and Revealed Preference »,
Review of Economic Studies 38(3), 1971, p. 307-317) et Mas-Colell et al. (Microeconomic
Theory, op. cit., p. 10).
[205] WARP’’ correspond à C5 chez Arrow (« Rational Choice Functions and Orderings », op. cit.).
458
Philosophie économique

noterons génériquement WARP les axiomes de cette famille (WARP,


WARP’, etc.).
x(p,w )
Nous reviendrons amplement sur les relations entre TWARP et la
théorie du consommateur basée sur les préférences T PREF
. Pour le
moment, soulignons que WARP est une conséquence de la théorie ordi-
naliste, et fait donc partie des restrictions qu’elle impose à la demande
des consommateurs. Pour être tout à fait précis, WARP’ suit de la ver-
sion de la théorie qui suppose les préférences (simplement) convexes,
tandis que WARP suit de la version plus forte qui suppose les préfé-
rences strictement convexes. Il est aisé de voir pourquoi WARP’ suit de
TPREF : si x est l’une des options préférées dans l’ensemble budgétaire
B(p,w), ensemble parmi lequel figure également y, et si y mais pas x
est l’une des options préférées dans B(p´,w´), c’est forcément que x n’est
pas dans B(p´,w´). On peut en effet inférer des premières informations
que x e y et donc si y est une option optimale parmi celles figurant
dans B(p´,w´), la seule façon pour x de ne pas l’être également, c’est de
ne pas appartenir à B(p´,w´). La loi de Walras est également impliquée
par la théorie TPREF, en raison du caractère monotone ou localement
x(p,w )
non-saturé des préférences. Il faut donc conclure que la théorie TWARP
est logiquement impliquée par (et donc logiquement plus faible que)
la théorie ordinaliste TPREF.
x(p,w )
La théorie TWARP aurait peu d’intérêt si elle était « trop faible », et
notamment si elle ne permettait pas de dériver une part importante
des implications de la TPREF pour la demande du consommateur. Or,
il s’avère – et c’est là le principal résultat que Samuelson206 démontre
dans son article fondateur, au sein de la théorie qu’il vient alors
x(p,w )
d’introduire –, que TWARP a le pouvoir suffisant pour qu’on puisse
en dériver ce que nous avons présenté comme la principale implica-
tion de la théorie ordinaliste pour la demande du consommateur : la
loi de la demande compensée – qui correspond, sous forme différen-
tielle, au caractère semi-défini négatif de la matrice de substitution de
Slutsky (SDN, voir annexe V.3). C’est ce qui explique qu’à propos de
WARP, Samuelson dise que « dans cette simple formule sont contenues
presque toutes les implications empiriques significatives (meaningful)
de toute la théorie pure du choix du consommateur207 ».

[206] Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit.
[207] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 111.
459
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

III.1.2. La relation de préférence révélée


L’une des raisons pour lesquelles on parle de « théorie(s) de la pré-
férence révélée » pour désigner les théories qui nous occupent (plutôt
que, par exemple, de « pure théorie de la demande »), c’est que l’on peut
introduire une relation binaire entre options comme concept dérivé, à
partir de la fonction de demande ; et que les axiomes centraux comme
WARP se laissent alors reformuler à partir de cette relation binaire.
On dira en effet que x est directement révélé préféré largement à y,
ce qu’on symbolisera par xVy, s’il existe (au moins) une situation où x
et y sont accessibles et où x est parmi les options « choisies »208:
xVy s’il existe B(p,w) tel que x,y ∈ B(p,w) et x ∈ x(p,w) (Def-V ).
On dira que x est directement révélé préféré strictement à y, ce
qu’on symbolisera par xPy, s’il existe au moins une situation où x et y
sont accessibles et où x est parmi les options admissibles, mais pas y
xPy si et seulement si il existe B(p,w) tel que x,y ∈ B(p,w),
x ∈ x(p,w) et y ∉ x(p,w) (Def-P).
D’autres définitions encore sont concevables : WARP suggère par
exemple de définir xSy s’il existe B(p,w) tel que x,y ∈ B(p,w), x ∈ x(p,w),
et x ≠ y (Def-S). WARP’ revient à exiger que si xVy, alors non yPx ou,
de manière logiquement équivalente, que si yPx alors non xVy. Puisque
P implique V, WARP’ implique donc que la relation P est asymétrique
(si xPy, alors non yPx).
On pourrait tout aussi bien définir ces relations de « préférence
révélée » au sein de la théorie ordinaliste TPREF puisque la fonction de
demande y figure. On aurait alors une correspondance très étroite
entre la préférence e et la préférence révélée V : pour tous x, y 
si xVy (respectivement, xPy alors x e y (respectivement, x ( y).
Cette observation, que Varian 209 appelle le « Principe de la Pré-
férence Révélée », permet de comprendre immédiatement pourquoi
WARP’ est impliqué par TPREF. Elle montre aussi que, du point de vue
ordinaliste, les préférences directement révélées constituent un moyen
fiable de mesurer (ou de « révéler ») les préférences, dans le sens où elles
nous donnent une information qui garantit que la préférence (disons,

[208] Nous laissons la sémantique exacte du terme ouverte, conformément aux commentaires
précédents : les options « choisies » peuvent être celles qui sont préférables (parmi celles
qui sont réalisables) ou celles que l’agent est disposé à choisir.
[209] Varian, Intermediate Microeconomics, op. cit.
460
Philosophie économique

pour x plutôt que y) vaut : en se laissant guider par les préférences


directement révélées pour connaître les préférences, il ne peut pas y
avoir de « faux positifs ».
On peut se demander si, à l’inverse, les préférences directement
révélées nous donnent des informations complètes sur les préférences :
est-ce que, si x e y, alors xVy  ? Autrement dit, est-ce que, si x e y,
alors il existe un ensemble d’options qui permette de révéler cette
préférence, c’est-à-dire tel que x,y ∈ B(p,w) et x ∈ x(p,w) ? La réponse
à cette question dépend évidemment de la richesse de la classe d’en-
sembles d’options considérée. Dans le cadre et sous les hypothèses de
la théorie ordinaliste TPREF, la réponse est négative. Certes, pour tout
panier de biens x*, il existe un vecteur de prix p* et un revenu w* tels
que x* est une option optimale parmi B(p*,w*)210. Mais en général il
existe des paniers y tels que x* e y et pourtant y ∉ B(p*,w*). Il n’est
alors pas le cas que x*Vy. Autrement dit, même dans le cas idéa-
lisé où un observateur disposerait de toute la fonction de demande
d’un consommateur, la relation de préférence révélée directement
ne lui permettrait pas de connaitre ses préférences pour toute paire
d’options. Nous reviendrons sur cette remarque dans la prochaine
sous-section.
III.2. La rationalisabilité et l’axiome fort de la préférence révélée

III.2.1. Rationalisabilité et intégrabilité


x(p,w )
Nous avons observé que TWARP était impliquée par TPREF – et qu’elle
impliquait à son tour certaines implications essentielles de TPREF pour
la demande, i. e. le caractère semi-défini négatif de la matrice de
Slutsky (SDN).
On peut se poser la question de savoir si une sorte de réciproque
vaut : étant donné une fonction de demande x(p,w) obéissant à la théo-
x(p,w )
rie TWARP , est-il possible de la générer par une relation de préférence
obéissant à TPREF ?
Pour le dire autrement : existe-t-il une relation de préférence e
telle que pour tout ensemble budgétaire B(p,w), xe(p,w) = x(p,w) – où
xe(p,w) désigne la demande engendrée par e ?

[210] Voir par exemple H. Uzawa, « Preference and Demand », in Proceedings of the First
Stanford Symposium on Mathematical Methods in the Social Sciences, Stanford University
Press, 1960 ; repris in H. Uzawa, Preference, Production and Capital, Cambridge University
Press, 1988, chap. 1.
461
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

Quand la réponse est positive, l’usage est de dire que x(p,w) est
rationalisée par e ; et quand x(p,w) est rationalisée par au moins
une relation de préférence, on dit que x(p,w) est rationalisable. Le
terme de « rationaliser » a sans doute été choisi (et maintenu) parce
que les propriétés du cœur de la théorie ordinaliste, selon lesquelles
les préférences sont transitives et complètes, sont ordinairement
conçues comme des conditions de rationalité : selon la conception domi-
nante, un agent rationnel a des préférences transitives et complètes.
Il n’est pas sûr, néanmoins, que le terme soit tout à fait judicieux :
pour n’importe quel modèle de comportement susceptible d’engendrer
une fonction de demande, que le modèle en question puisse ou non
être plausiblement conçu comme un modèle de rationalité, on peut se
poser la question de savoir quelles sont les conditions qu’une fonction
de demande doit remplir pour être compatible avec le modèle. C’est
d’ailleurs exactement le travail qui est au cœur de la branche la plus
récente de la TPR, qui s’intéresse à des modèles de choix qui ne sont
pas conçus comme des modèles de choix parfaitement rationnel211.
On parle aussi volontiers d’« intégrabilité » de la demande pour dési-
gner le fait qu’elle puisse être engendrée par une relation de préférence
obéissant aux propriétés de la théorie ordinale du consommateur. Il
s’agit, en quelque sorte, du chemin inverse de celui qui conduit des
préférences à la fonction de demande. Le terme d’intégrabilité est
néanmoins plutôt réservé à une approche différentielle de la question,
qui remonte à Antonelli212 et dont on trouve les résultats canoniques
dans Hurwicz & Uzawa213 . Si le terme d’intégrabilité est utilisé, c’est
parce que, dans cette approche, la résolution de la question passe par
l’intégration d’un système d’équations différentielles. L’intégrabilité
est garantie par un ensemble de conditions qui inclut la loi de Walras
et, surtout, deux conditions qui portent sur la matrice de Slutsky : son

[211] P. Manzini & M. Mariotti, « Sequentially Rationalizable Choice », American Economic


Review 97(5), 2007, p. 1824-1839; C.J. Tyson, « Cognitive Constraints, Contraction
Consistency and the Satisficing Criterion », Journal of Economic Theory 138, 2008,
p. 51-70 ; Ok, Ortoleva & Riella, « Revealed (P)Reference Theory », op. cit.
[212] G. Antonelli, « Sulla Teoria Matematica della Economia Politica », 1896 ; tr. ang. « On
the Mathematical Theory of Political Economy », in J.L. Chipman et al. (ed.), Preferences,
Utility and Demand, Harcourt, 1971, p. 333-364.
[213] L. Hurwicz & H. Uzawa, « On the Integrability of Demand Functions », in J.S. Chipman
et al. (eds.), Preferences, Utility, and Demand, Harcourt Brace Jovanovich Inc., 1971,
p. 114-148. Pour une introduction à la question de l’intégrabilité, voir D.W. Katzner,
« Integrability of Demand », in S.N. Durlauf & L.E. Blume (eds.), The New Palgrave
Dictionary of Economics, 2e éd., Palgrave, 2008.
462
Philosophie économique

caractère semi-défini négatif, que l’on a déjà discuté ; et sa symétrie214


(voir annexe V.3).
Est-ce que l’axiome WARP est suffisant pour garantir la rationali-
sabilité ? Il découle d’un résultat tout à fait général que, si les « choix »
d’un agent sont définis pour les sous-ensembles à deux (du type ({x,y})
et trois éléments (du type ({x,y,z}), le respect de WARP garantit la
rationalisabilité 215 . Le résultat est en fait triple : il y a d’abord (a)
le résultat d’existence que l’on vient d’indiquer, mais aussi ; (b) un
résultat d’unicité (selon lequel la relation de préférence qui rationalise
x(p,w) est unique), et enfin ; (c) le fait que cette unique relation de pré-
férence qui rationalise x(p,w) est identique à la relation de préférence
directement révélée V.
Le résultat signifie qu’il y a équivalence, du point de vue du choix,
entre postuler que les choix d’un individu obéissent à WARP et pos-
tuler qu’il existe une relation de préférence transitive et complète
qu’ils maximisent en présence de tout ensemble d’options réalisables.
Mais l’équivalence ne vaut que si les choix sont (au moins) définis
pour les ensembles binaires et ternaires. Or, ce n’est typiquement pas
de cette manière que se présentent naturellement les données écono-
miques (et pour cette raison, le résultat qui précède relève de la TPR
abstraite et non de la TPR du consommateur) : dans le cas qui nous
occupe, le consommateur fait face à des ensembles budgétaires B(p,w),
qui contiennent une infinité de paniers de biens. Or, une fonction de
demande définie sur de tels ensembles peut très bien obéir à WARP
sans être rationalisable.
III.2.2. L’axiome fort de la préférence révélée
Il existe néanmoins un renforcement de l’axiome WARP, appelé
l’A xiome Fort de la Préférence Révélée (SARP) qui conduit au résultat

[214] Pour une exposition récente, voir, par exemple, Jehle & Reny, Advanced Microeconomic
Theory, op. cit., théorème 2.6, p. 87.
[215] Arrow, « Rational Choice Functions and Orderings », op. cit. Pour une exposition récente,
voir par exemple Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., proposition 1.D.2 p. 13.
Ce résultat se démontre dans la théorie « abstraite » de la préférence révélée : la branche
de la théorie qui fait abstraction des spécificités du choix du consommateur et qui consi-
dère une famille B d’ensembles d’options réalisables B ⊆ X, où X est l’ensemble de toutes
les options concevables. Dans ce cadre, on appelle une fonction c : B → ℘(X) qui associe
à chaque ensemble d’options B ∈ B un sous-ensemble non vide c(B) ⊆ B une fonction de
choix. Un ensemble B s’interprète comme une situation possible de choix ; et c(B) comme
l’ensemble des options « choisies » par l’agent en B. Une fonction de demande est un cas
particulier de fonction de choix.
463
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

de rationalisabilité attendu 216 . Cet axiome, et les axiomes apparen-


tés, considèrent la clôture transitive de l’une ou l’autre des relations
de préférence révélée : la clôture transitive d’une relation R, notée
Tr(R) met en relation x et y s’il existe une chaîne finie x1,…,xN telle
que x1 = x, xN = y et x1R…RxN. En appliquant ce concept, on aboutit à
des extensions des relations originales de préférence révélée. Ainsi,
on dira que x est indirectement révélé préféré largement si xTr(V )y.
L’axiome SARP part de la relation S et affirme que :
si x1Tr(S)xN, alors non xNTr(S)x1 (SARP)
autrement dit, que la relation Tr(S) est asymétrique. Une formulation
équivalente, et que l’on rencontre souvent, est que si x1Tr(S)xN, alors
non xN S x1. Si l’on préfère autoriser la possibilité d’une fonction de
demande à valeurs multiples, alors il faut opter pour un renforcement
de WARP’ comme les suivants :
si x1Tr(V )xN, alors non xN P x1 (SARP’)217
si x1Tr(P)xN, alors non xN R x1 (SARP’’)218
Comme pour les Axiomes Faibles, nous noterons génériquement
SARP les axiomes apparentés à l’Axiome Fort (SARP, SARP’, etc.). On
peut voir la différence entre WARP et SARP de la manière suivante :
tandis que WARP exclut les cycles qui contiennent deux éléments,
SARP exclut les cycles de toute longueur finie.
SARP est précisément la condition qui répond à la question de
la rationalisabilité à un niveau de généralité satisfaisant : une fonc-
tion de demande est rationalisable ssi elle satisfait SARP219. C’est

[216] Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », op. cit.
[217] SARP’ correspond à l’Axiome de Congruence chez Richter (« Revealed Preference Theory »,
op. cit.), à l’Axiome Fort de Congruence (SCA) chez Sen (« Choice Functions and Revealed
Preference », op. cit.)
[218] SARP’’ correspond à SARP chez Sen (« Choice Functions and Revealed Preference », op.
cit.).
[219] Voir Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », op. cit. ; Uzawa,
« Preference and Demand », op. cit., théorème 1 ; B. Stigum, « Revealed Preference – A
Proof of Houthakker’s Theorem », Econoetrica 41, 1973, p.  411-423 ; Richter, « Revealed
Preference Theory », op. cit., théorème 1 ; K. Suzumura, « Houthakker’s Axiom in the Theory
of Rational Choice », Journal of Economic Theory 14, 1977, p. 284-290, « Rationalizability
Theorem ». Pour des expositions récentes, voir Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op.
cit., proposition 3.J.1, p. 91 ; C.P. Chambers & F. Echenique, Revealed Preference Theory,
Cambridge University Press, 2016, théorème 2.6. Pour des éléments de clarification sur
les relations entre les différents axiomes forts, voir Suzumura, « Houthakker’s Axiom in
the Theory of Rational Choice », op. cit.
464
Philosophie économique

ce que Mas-Colell appelle le « théorème de la préférence révélée220 ».


Quand on s’intéresse spécifiquement à la théorie du consommateur
(par contraste avec la théorie abstraite de la préférence révélée), on
obtient un résultat qui ressemble beaucoup à celui obtenu pour WARP :
si une fonction de demande x(p,w) obéit à SARP (et à quelques autres
conditions221), alors
(a) il existe une relation de préférence e obéissant à TPREF et telle
que xe(p,w) = x(p,w)
(b) cette relation est unique, et
(c) e coïncide avec la relation de préférence révélée appropriée, c’est-
à-dire, cette fois, la relation de préférence indirectement révélée (et
plus spécifiquement Tr(S)). Autrement dit, xTr(S)(p,w) = x(p,w).
x(p,w )
Par la suite, on notera TSARP la théorie de la préférence révélée que
nous venons de décrire et dont l’hypothèse centrale est l’axiome SARP.
Un dernier mot sur la théorie avant de passer à son interprétation.
Nous avons précédemment mentionné le traitement de l’intégrabilité
en termes différentiels. Le théorème d’intégrabilité de Hurwicz &
Uzawa 222 affirme, en substance, que la symétrie (Sym) et le carac-
tère semi-défini négatif (SDN) de matrice de Slutsky sont suffisants
pour l’existence d’une relation de préférence (ou d’une fonction d’utilité
ordinale) obéissant à TPREF. Il existe une forme de correspondance
entre les conditions de la TPR et celles du théorème d’intégrabilité :
en substance, WARP implique (SDN) tandis que SARP implique à la
fois (Sym) et (SDN).
III.3. Commentaires préliminaires sur la TPR
Si la TPR est techniquement claire et rigoureuse, beaucoup de
flottements et d’incertitudes entourent la question de savoir quels sont
les objectifs précis qu’elle poursuit et quelles implications on peut en
tirer. L’objectif de cette sous-section est d’apporter quelques éléments
de clarification.

[220] A. Mas-Colell, « Revealed Preference After Samuelson » in Feiwel (ed.), Samuelson and
Neo-Classical Economics, op. cit., p. 72-82.
[221] Ces conditions incluent notamment la loi de Walras, l’existence, pour tout panier de
biens x d’un ensemble de pris p et d’un revenu w tels que et une condition de régularité.
[222] L. Hurwicz & H. Uzawa, « On the Integrability of Demand Functions », op. cit.
465
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

III.3.1. Préférences et préférences (indirectement) révélées


Intéressons-nous d’abord à la relation entre la préférence e et la
relation de préférence indirectement révélée du point de vue de la
théorie ordinaliste.
Dans le cadre et sous les hypothèses de TPREF, la relation de préfé-
rence indirectement révélée donne des informations à la fois fiables
et, désormais, complètes sur la relation de préférence primitive : pour
tous paniers de biens x, y, on a en effet la pleine équivalence x ey ⇔
xTr(V )y.
Mathématiquement, puisqu’elles sont traitées de manière exten-
sionnelle, les deux relations sont identiques. Faut-il forcément en
conclure qu’elles sont « réellement » identiques ? Certainement pas.
Par exemple, sous une interprétation mentaliste des préférences, e
désigne certains états mentaux du consommateur tandis que Tr(V )
désigne un ensemble de comportements (ou de dispositions au
comportement). C’est l’ordre, abstrait, induit par ces deux familles
hétérogènes d’états ou de propriétés qui est identique. Et c’est parce
qu’il est identique que l’on peut dire que, si la théorie ordinaliste est
correcte, Tr(V ) fournit une manière fiable et potentiellement complète
de mesurer les préférences. Certaines présentations contemporaines
de la TPR font l’effort explicatif nécessaire. Ainsi, Varian affirme-t-il
que « le terme “préférence révélée” est en fait un peu trompeur. Elle
n’a rien à voir intrinsèquement avec les préférences, même si […]
quand le consommateur fait des choix optimaux, les deux idées sont
étroitement liées. Au lieu de dire “x est révélé préféré à y”, il serait
mieux de dire “x est choisi plutôt que y” 223 ».
III.3.2. Théorie de la préférence révélée et théorie ordinaliste
x(p,w )
Passons désormais à la relation entre TSARP et la théorie ordina-
liste TPREF. Le Théorème de la Préférence Révélée montre que les deux
théories entretiennent une forme d’équivalence : du point de vue de
la demande, il est équivalent de supposer d’un consommateur qu’il
x(p,w ) 224
obéit à T PREF et qu’il obéit à TSARP . C’est la raison pour laquelle
Houthakker présente SARP comme « une proposition qui, en dehors
des hypothèses de continuité, résume la théorie entière du consom-
mateur225 » ; et conclut du résultat que « l’approche par “la préférence

[223] Varian, Intermediate Microeconomics, op. cit., p. 120.


[224] Uzawa, « Preference and Demand », op. cit., théorèmes 1 et 6.
[225] Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », op. cit., p. 161.
466
Philosophie économique

révélée” et par la “fonction d’utilité” […] de la théorie du comportement


du consommateur sont par conséquent formellement identiques226 ».
L’affirmation qu’un résultat de ce genre montre que les deux théo-
ries sont « équivalentes » ou « logiquement équivalentes » est répandue.
Par exemple, Samuelson dit que « l’équivalence logique complète de
[la TPR] avec l’approche ordinale courante de Pareto-Slutsky-Hicks,
en termes de préférences, a, pour l’essentiel, été établie227 ». Au point
que la préférence pour l’une ou l’autre est une affaire de « commodité ».
Plus récemment, Mas-Colell et al. disent que les deux théories sont
« complètement équivalentes228 ».
L’idée, après tout, naturelle :
1. TPREF affirme qu’il existe une relation de préférence qui a un cer-
tain nombre de propriétés et qui détermine la demande de l’agent
d’une certaine manière ;
x(p,w )
2. TSARP affirme que la fonction de demande a un certain nombre
de propriétés ; et
3. le Théorème de la Préférence Révélée affirme qu’une fonction
x(p,w )
de demande obéit aux propriétés postulées par la TSARP si et seu-
lement si il existe une relation qui obéit aux propriétés postulées
par la TPREF.
Pourtant, il y a un sens dans laquelle l’« équivalence » entre les deux
x(p,w )
théories doit bien être limitée : TSARP ne nous parle que des comporte-
ments (ou des dispositions au comportement) du consommateur et ne
nous dit rien de ses états mentaux. Par contraste, TPREF, sous l’inter-
prétation mentaliste, nous parle des états mentaux du consommateur.
x(p,w )
Comment est-il possible que TSARP et TPREF soient équivalentes ? On
pourrait imaginer un consommateur dont la demande x*(p,w) obéisse
x(p,w )
parfaitement à TSARP , mais dont les préférences n’obéissent pas à TPREF
(ni dans leur structure, ni dans la manière dont elles déterminent

[226] Ibid., p. 173.


[227] Samuelson, « Consumption Theorems in Terms of Overcompensation rather than
Indifference Comparisons », op. cit., p. 1. Voir aussi P.A. Samuelson, « Theory and Realism :
A Reply », The American Economic Review 54(5), 1961, p. 736-739.
[228] Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., p. 14. Pour être tout à fait précis, les
auteurs commentent ici le théorème qui vaut pour WARP, celui que nous avons rappelé
dans la sous-section précédente. Jehle & Reny (Advanced Microeconomic Theory, op. cit.,
p. 96) font des commentaires semblables.
467
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

la fonction de demande). Ce consommateur serait un « modèle »229 de


x(p,w )
TSARP mais pas de TPREF.
Il serait souhaitable de pouvoir dire plus précisément quel type
x(p,w )
d’équivalence s’applique ou ne s’applique à TPREF et TSARP . Mais on
rencontre à cet endroit une difficulté méthodologique importante :
malgré des décennies d’efforts collectifs, les philosophes des sciences
ne se sont mis d’accord ni sur le bon cadre dans lequel analyser les
théories scientifiques, ni (a fortiori) sur les critères d’équivalence per-
tinents. Il y a néanmoins trois sortes d’équivalences inter-théoriques
qui émergent de ces tentatives.
La plus forte est (i) l’équivalence logique. C’est une notion très
restrictive car elle exige que les théories en question soient formulées
dans le même langage. On ne peut pas directement appliquer ce cri-
tère aux théories qui nous occupent car on ne les a pas formulées dans
un langage formel. Mais si on le faisait, on n’obtiendrait pas l’équiva-
lence puisque, précisément, la relation de préférence ne figurerait pas
x(p,w )
dans la théorie TSARP . (Dans la suite, nous continuerons à procéder
de cette manière, en supposant une axiomatisation de nos théories
dans un langage formel.)
À l’autre extrémité du spectre, il y a l’idée, invoquée dans plu-
sieurs débats philosophiques fameux, (ii) d’équivalence empirique ou
observationnelle entre théories. Intuitivement, deux théories sont
empiriquement équivalentes si elles disent la même chose sur ce qui
est observable. Une manière de développer l’idée consiste à supposer
un langage qui renvoie à des entités et des propriétés observables, et
à considérer deux théories comme empiriquement équivalentes si un
énoncé de ce langage est conséquence de l’une si et seulement si il est
conséquence de l’autre230. Une autre manière de procéder, initiée par
Popper231, consiste à identifier le contenu empirique d’une théorie à
l’ensemble des observations possibles qui viendraient contredire la
théorie. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agirait d’ensembles (finis)
de données de consommation232, c’est-à-dire un d’ensembles finis de
couples prix-paniers sélectionnés pour D = (pt,xt) pour t = 1,…, T. De

[229] Nous utilisons le terme de « modèle » de manière informelle, mais par analogie avec la
notion de modèle que l’on trouve en logique mathématique.
[230] Voir par exemple C. Glymour, « Theoretical Realism and Theoretical Equivalence »,
Philosophy of Science 1970, p. 275-288, en particulier p. 277.
[231] K. Popper, The Logic of Scientific Discovery, Routledge, 1968 [1934], § 35.
[232] Nous empruntons l’expression à Chambers & Echenique, Revealed Preference Theory,
op. cit., p. 64.
468
Philosophie économique

manière un peu plus idéalisée, il est naturel d’identifier le contenu


empirique des théories qui nous intéressent à la partition qu’elles
induisent entre les fonctions de demandes qui sont compatibles avec
elles et celles qui ne le sont pas. Deux théories sont alors « comporte-
mentalement équivalentes » si les mêmes fonctions de demandes sont
compatibles avec l’une et l’autre. Clairement, T PREF et TSARP x(p,w )
sont
comportementalement équivalentes. Soit la fonction de demande d’un
consommateur qui est compatible avec TPREF. Cette fonction satisfait
x(p,w )
SARP donc elle est également compatible avec TSARP . Inversement,
x(p,w )
si une fonction de demande est compatible avec TSARP , alors elle l’est
également avec TPREF en vertu du Théorème de la Préférence Révélée.
Soulignons que, dans ce Théorème, seul le résultat d’existence est
nécessaire à l’équivalence ; le résultat d’unicité ne l’est pas.
Venons-en maintenant à la troisième notion : (iii) celle d’équivalence
théorique. On pourrait la caractériser intuitivement en disant qu’il
s’agit d’une relation intermédiaire entre les deux précédentes, qui
s’applique à des théories qui affirment « essentiellement » la même
chose, même si elles n’utilisent pas nécessairement le même voca-
bulaire. (Pour certaines formes particulièrement fortes d’empirisme,
l’équivalence empirique implique l’équivalence théorique.) On applique
volontiers la notion à des théories mathématiques qui décrivent les
mêmes objets mais avec des concepts primitifs différents ; ou à des
théories physiques comme la mécanique lagrangienne et la mécanique
hamiltonienne. Il y a des travaux en cours savoir comment formuler
rigoureusement l’idée233 . La tentative la plus influente est certaine-
ment celle de Glymour 234 qui consiste à appliquer une idée venue
d’une branche de la logique mathématique, la théorie des modèles :
celle d’équivalence définitionnelle235. Nous revenons sur la notion dans
l’annexe V.4. On peut trouver une illustration non-problématique de
l’équivalence définitionnelle en théorie des préférences. À côté de TPREF

[233] Voir notamment H. Halvorson, « What Scientific Theories could not be », Philosophy of
Science 79(2), 2012, p. 183-206 ; C. Glymour, « Theoretical Equivalence and the Semantic
View of Theories », Philosophy of Science 80(2), 2013, p. 286-297 ; J.O. Weatherall,
« Are Newtonian Gravitation and Geometrized Newtonian Gravitation Theoretically
Equivalent ? », Erkenntnis 81(5), 2016, p. 1073-1091 ; T.W. Barrett & H. Halvorson,
« Glymour and Quine on Theoretical Equivalence », Journal of Philosophical Logic 45(5),
2015, p. 467-483 ; « Morita Equivalence », Review of Symbolic Logic, à paraître.
[234] Glymour, « Theoretical Realism and Theoretical Equivalence », op. cit. ; « The Epistemology
of Geometry », Noûs 11(3), 1977, p. 227-251.
[235] Voir par exemple Hodges, Model Theory, Cambridge University Press, 1993, en parti-
culier 2.6.
469
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

qui, rappelons-le, part d’une relation de préférence large e transitive


et complète, considérons TPREF´ qui part d’une relation de préférence
stricte ( asymétrique et négativement transitive 236 . Considérons
ensuite les définitions suivantes :
x (y si et seulement si x e y et non y e x (Def-()
x e y si et seulement si non y (x (Def-e).
Ajoutons maintenant (Def-() à TPREF et (Def-e) à TPREF´. On obtient
alors deux théories qui sont formulées dans le même langage, et qui
sont cette fois logiquement équivalentes. Les théories originales, TPREF
et TPREF´, sont définitionnellement équivalentes. Ce verdict s’accorde
parfaitement avec nos intuitions.
x(p,w )
Revenons maintenant à la comparaison entre TSARP et la théorie
ordinaliste TPREF : pourrait-il s’agir d’un cas d’équivalence théorique ?
Ce n’est pas impossible, si on se laisse guider par le concept d’équi-
valence définitionnelle. Considérons en effet la définition suivante :
x e y ⇔ xTr(V)y (Def-e(Tr))
et formons la conjonction TSARP x(p,w )
+ (Def-e(Tr)). Du Théorème de la
x(p,w )
Préférence Révélée, on peut inférer que TPREF et TSARP + (Def-e(Tr))
sont logiquement équivalentes. Cette fois, on s’appuie non seulement
sur le résultat d’existence contenu dans le Théorème, mais également
sur le résultat d’unicité et sur le fait que la relation de préférence,
unique donc, qui rationalise la fonction de demande est identique à
la relation de préférence indirectement révélée. On peut conclure que
x(p,w )
TSARP et TPREF sont définitionnellement équivalentes237.
Faut-il en conclure à l’équivalence théorique, au sens intuitif du
terme ? Notre réponse sera prudente, car l’idée même d’équivalence
théorique n’est pas aisée à saisir. Mais il nous semble douteux de
l’appliquer dans notre cas, en dépit de l’équivalence définitionnelle,

[236] Voir l’annexe V.2.


[237] Le rôle de l’unicité dans cet argument converge vers les remarques de Mongin, « Les
préférences révélées et la formation de la théorie du consommateur », op. cit., p. 1135, qui
insiste sur le rôle théorique de l’unicité : « Il n’y aurait pas d’intérêt théorique à produire
une relation [de préférence révélée indirecte] qui ne soit pas unique : si tel était le cas, on
ne pourrait plus conclure que la conception de la préférence révélée et celle de la préférence
ordinaire coïncident, puisque la seconde se sert de la relation de préférence pour identifier
le consommateur et suppose nécessairement son unicité. » Cette remarque et l’argument
que nous avons partagent en effet l’idée que l’unicité est importante quand on cherche à
établir une forme d’équivalence théorique. En revanche, l’importance de l’unicité est bien
évidente du point de vue du test et de la réfutation.
470
Philosophie économique

pour des raisons que nous avons déjà avancées. Considérons la théorie
x(p,w ) PREF
ordinaliste sous son interprétation mentaliste. TSARP et Tment pos-
tulent des entités et des propriétés bien différentes . L’équivalence
238

définitionnelle vaut parce que certaines relations ont des représen-


tations mathématiques extensionnelllement identiques, mais elle
n’est pas forcément, en l’espèce, un guide fiable. Nous ne voulons pas
prendre position sur la question générale de savoir si l’équivalence
définitionnelle est un bon critère d’équivalence théorique, mais nous
nous risquons malgré tout à la conjecture qu’elle rencontre des dif-
ficultés importantes quand on l’applique à des théories empiriques,
comme c’est le cas ici. L’équivalence définitionnelle montre néanmoins
que nos deux théories jouissent d’une équivalence plus forte que la
simple équivalence comportementale.
III.3.3. L’analyse des « implications empiriques complètes »
Les contributions fondatrices de Samuelson 239 laissent perplexe
sur les motivations initiales exactes de la TPR du consommateur.
Houthakker le faisait remarquer dans son l’article où il présente le
Théorème de la Préférence Révélée240. Plusieurs commentateurs ont
cherché clarifier la question241. Pour le moment, nous voudrions déve-
lopper une des motivations affichées par Samuelson, selon laquelle la
TPR du consommateur a l’objectif suivant : « arriver aux implications
empiriques complètes (full empirical implications) pour la demande
de l’analyse la plus générale fondée sur l’utilité242 ».
C’est certainement l’objectif le plus consensuel que l’on puisse repé-
rer dans la TPR. Il est étroitement lié à l’une des principales branches
contemporaines de la TPR, qui est dirigée vers le test empirique243

[238] Une remarque analogue est faite par Wong : « Comment les deux théories peuvent-elles
être logiquement équivalentes alors que l’une est considérée comme observable et l’autre
non ? » (Wong, Foundations of Paul Samuelson’s Revealed Preference Theory, op. cit., p. 3).
[239] Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit. ; « A Note
on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour : An Addendum », op. cit. ; Foundations of
Economic Analysis, op. cit. ; « The Problem of Integrability in Utility Theory », Economica
17(68), 1950, p. 355-385.
[240] Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », op. cit.
[241] Notamment Wong, Foundations of Paul Samuelson’s Revealed Preference Theory, op. cit. et
Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du consommateur », op. cit.
[242] Samuelson, « The Problem of Integrability in Utility Theory », op. cit., p. 369.
[243] S. Afriat, « The Construction of Utility Functions from Expenditure Data », International
Economic Review 8(1), 1967, p. 67-77 et H. Varian, « Nonparametric Approach to Demand
Analysis », Econometrica 50(4), 1982, p. 945-974.
471
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

et qu’on appelle parfois la « TPR empirique 244 ». Cet objectif « paci-


fique » est ce qui est mis en avant par Chambers et Echenique245 dans
leur présentation récente de la TPR : selon eux, la TPR « cherche à
comprendre ce qu’un certain modèle dit des données ». Il y a plusieurs
composantes dans l’idée samuelsonienne d’« implication empirique
complète », que nous voudrions démêler.
(i) D’abord celle d’« implication empirique pour la demande », dans
toute sa généralité. Une caractérisation naturelle est la suivante : une
implication empirique est une propriété qui soit (a) conséquence de
TPREF et (b) satisfaite par certaines fonctions de demande possibles, et
pas par d’autres. WARP, SARP, SDN ou Sym satisfont ces conditions.
Samuelson les considère d’ailleurs comme telles, y compris les condi-
tions différentielles SDN et Sym : pour lui les dérivées partielles de
la fonction de demande « sont empiriquement déterminables dans des
conditions idéales246 ». La caractérisation que nous venons de donner
d’une « implication empirique pour la demande » n’est peut-être pas
complète : après tout, « être dérivable par optimisation d’une relation
binaire transitive, complète, convexe, etc. » est une propriété impli-
quée par TPREF, qui est satisfaite par certaines fonctions de demande
possibles, et pas par d’autres ! On observera que la propriété se for-
mule dans un langage étendu, en comparaison du langage plus simple
dans lequel on formule, par exemple, WARP. Il n’est donc pas exclu
qu’il faille ajouter à (a) et (b) une condition relative à la manière dont
l’implication est formulée. Nous ne développons pas plus ce point, qui
n’aura pas de conséquence pour la suite.
(ii) On pourrait se demander pourquoi, si l’objectif de la TPR du
consommateur était de dégager les implications empiriques de la
théorie ordinaliste, les théoriciens ont formulé de nouvelles condi-
tions, plutôt que d’en rester aux implications déjà connues à l’époque :
les conditions différentielles Sym et SDN. La réponse tient au fait
que les concepts impliqués dans ces conditions sont, en réalité, assez
éloignés des observations effectives, que l’on peut concevoir comme
des ensembles finis de données de consommation. Pour déterminer
si les conditions valent, il faut donc passer par l’intermédiaire d’une
construction statistique (des dérivées partielles) de la fonction de

[244] D.W. Hands, « Foundations of Contemporary Revealed Preference », Erkenntnis 78, 2013,
p. 1081-1108.
[245] Chambers & Echenique, Revealed Preference Theory, op. cit.
[246] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 102.
472
Philosophie économique

demande à partir des données de consommation. Cet étape intermé-


diaire introduit évidemment de l’impureté (et de la sous-détermina-
tion) dans les relations confirmationnelles entre théorie et données
empiriques. Samuelson l’explique avec clarté dans une note247, où il
dit que, par contraste, une condition comme WARP a une « forme
finie », c’est-à-dire est « potentiellement réfutable par un nombre fini
de points d’observations ». La figure 3 montrait d’ailleurs comment
deux observations peuvent suffire à réfuter WARP. Dans la terminolo-
gie reçue, l’explicitation de Samuelson est redondante : être réfutable,
c’est être incompatible avec un nombre fini d’observations possibles.
Pour des raisons familières à tout lecteur de Popper, il est clair que
toute implication empirique (pour la demande) n’est pas réfutable.
Considérons par exemple la proposition selon laquelle pour tout panier
de biens x* il existe un ensemble de prix p* et un revenu w* tels que
x* = x(p*,w*). Aucun ensemble fini de données de consommation n’est
incompatible avec cette condition. La TPR du consommateur (et la
TPR en général) a donc ceci de particulier qu’elle met au jour des
implications empiriques réfutables.
(iii) La troisième idée importante est celle d’implications empi-
riques complètes. Si l’on se fie à un passage des Foundations248 , qui
aborde Sym et SDN et non pas la préférence révélée, un ensemble
d’implications empiriques d’une théorie est complet s’il implique toutes
les autres implications empiriques de la théorie. En d’autres termes,
une implication empirique complète est une sorte de conjonction de
toutes les implications empiriques d’une théorie. Samuelson appuie
l’affirmation que Sym et SDN forment un ensemble complet d’implica-
tions empirique de TPREF en conjecturant, en substance, le Théorème
d’Intégrabilité. On peut reconstruire le raisonnement et le transpo-
ser à la TPR du consommateur. Raisonnons par contraposition : soit

[247] Ibid., note 13, p. 107. L’idée est également reprise par Samuelson : « Within the nar-
row framework of price-quantity observations, [the Integrability Theorem] is not entirely
satisfactory. Without introducing approximations, or explicit assumptions about the mag-
nitude of higher derivates, we can never be certain that we have detected a large enough
discrepancy to refute integrability. Why not ? Because we can never be sure that taking still
smaller changes in prices will not lower the discrepancy. […] But if we wish (p, q) data to
provide an exact refutation, we must fall back on the search for a finite chain contradicting
SARP » (« Consumption Theorems in Terms of Overcompensation rather than Indifference
Comparisons », op. cit., p. 8). Houthakker, quant à lui, dit que « les expressions différen-
tielles devraient être évitées parce qu’elles ne correspondent pas directement aux phéno-
mènes réels » (« Revealed Preference and the Utility Function », op. cit., p. 160).
[248] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 116.
473
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

une implication empirique I de TPREF. Supposons qu’une fonction de


demande x*(p,w) n’obéisse pas à I. Alors il n’est pas possible de ratio-
naliser x*(p,w). Donc, en vertu du Théorème de la Préférence Révélée
et par contraposition x*(p,w), n’obéit pas à SARP. Puisque SARP est
également une conséquence de TPREF, SARP apparaît donc bien comme
une implication empirique complète de TPREF. La notion d’ensemble
complet d’implications empiriques est étroitement liée à celle d’équi-
valence comportementale, que nous avons introduite dans la section
précédente : si I est un ensemble complet d’implications empiriques
d’une théorie, alors I est comportementalement équivalent à la théo-
rie. (La réciproque est fausse). L’intérêt d’une implication empirique
complète, c’est qu’elle permet de « circonscrire le test » de la théorie249 :
l’évaluation empirique de la théorie peut se ramener à l’évaluation
empirique de cette implication.
III.3.4. Théorie de la préférence révélée et interprétation
comportementale de la théorie ordinaliste
Nous avons tenté de clarifier les relations qu’entretiennent la TPR
et la théorie ordinaliste. Nous avons notamment fait valoir qu’il y
avait quelque chose de trompeur dans la manière dont on interprétait
couramment le Théorème de la Préférence Révélée, comme établissant
une équivalence entre la TPR et la théorie ordinaliste en général.
Cela étant, on doit s’attendre à ce que les relations entre la TPR et la
théorie ordinaliste sous son interprétation comportementale soient plus
étroites : les deux théories ont des concepts primitifs semblables (des
dispositions comportementales) et aboutissent aux mêmes conclusions.
En outre, la relation de préférence (indirectement) révélée semble cor-
respondre à la sémantique (informelle) des préférences adoptée par les
tenants de l’interprétation comportementale. La proximité est à vrai
dire si forte que l’on peut se demander pourquoi quelqu’un qui souhai-
terait disposer d’une théorie du consommateur non-mentaliste aurait
PREF
une préférence pour la TPR sur Tcomp , ou considèrerait que la TPR
constitue un progrès. Pourtant, la TPR (et notamment le Théorème
de la Préférence Révélée) semble parfois conçue comme justifiant une
interprétation comportementale des préférences.
PREF
Il est vrai que Tcomp ne contient pas de définition explicite des
préférences en termes de comportement. Deux possibilités viennent
à l’esprit :

[249] Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du consommateur », op. cit.
474
Philosophie économique

(i) la définition par le choix binaire : on définit la préférence pour


x plutôt que y comme le fait que l’agent est disposé à choisir x
dans un choix binaire entre x et y. C’est l’interprétation compor-
tementale spontanée, et certainement celle qui avait cours avant
le développement de la TPR. On peut noter ainsi la définition :
x e y ⇔ x ∈ x({x,y}) (Def-e(BIN))
(ii) la définition par la relation de préférence (indirectement) révé-
lée Tr(V ), que nous avons déjà évoquée :
x e y ⇔ x(Tr(V )y (Def-e(Tr(V ))
PREF
Désignons par TBIN et TTr(V PREF
)
les deux extensions de la théorie
ordinaliste incluant, respectivement, (Def-e(BIN)) et (Def-e(Tr(V )).
Ainsi, l’hypothèse de transitivité (T) signifie :
PREF
(i) dans TBIN  : si x ∈ x({x,y}) et y ∈ x({y,z}), alors x ∈ x({x,z}) ;
PREF
(ii) dans TTr(V )
 : si x(Tr(V )y et y(Tr(V )z, alors x(Tr(V )z.
De manière analogue, l’hypothèse d’optimisation (PREF-OPT)
signifie :
PREF
(i) dans TBIN  : x ∈ x(p,w) si et seulement si pour tout y ∈ B(p,w),
x ∈ x({x,y}) ;
PREF
(ii) dans TTr(V )
 : x ∈ x(p,w) si et seulement si pour tout y ∈ B(p,w),
x(Tr(V )y.
Remarquons que le choix de l’une ou l’autre définition a des
conséquences qui ne sont pas anodines. Par exemple, pour peu que
les choix binaires soient non-dégénérés (au sens où pour tous x, y,
x({x,y}) ≠ ∅), la complétude des préférences sera immédiatement
garantie par (Def-e(BIN)). Ce n’est pas vrai avec (Def-e(Tr(V)) ;
en revanche, la transitivité est satisfaite en vertu de la définition
de Tr(V).
La réfutabilité est également affectée par ce choix sémantique.
Etablir que xTr(V )y n’est pas le cas exige en effet de montrer qu’il
n’existe pas de chaîne finie de révélation reliant x à y : mais cela ne
peut jamais être établi par un ensemble (fini) de données de consom-
mation. On en tire alors la conclusion suivante, qui est, à notre
connaissance, inédite : aucune des hypothèses centrales de la théorie
ordinaliste, sous son interprétation comportementale et avec la défi-
nition (Def-e(Tr(V )) des préférences, n’est réfutable. La complétude
ne l’est pas, puisque un ensemble (fini) de données de consommation
ne permet pas d’établir que ni xTr(V )y ni yTr(V )x ne sont vrais. Il en
va de même de la transitivité (trivialement), de l’optimisation (PREF-
475
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

OPT), etc : aucune n’est réfutable ! Cela ne remet nullement en cause


le fait que SARP soit réfutable : pour le réfuter, il suffit de disposer
de données de consommation dans lesquelles il y ait une chaîne de
révélation de x à y et une autre de y à x.
La question que nous posions au début de cette section se ramène
à celle de savoir en quoi la TPR permet de justifier, clarifier ou amé-
PREF
liorer TBIN ou TTr(V PREF
)
. Commençons par la comparaison entre TTr(V PREF
)
x(p,w )
et TSARP . Le Théorème de la Préférence Révélée nous autorise à consi-
dérer ces deux théories comme des variantes notationnelles l’une de
l’autre : les deux théories identifient deux ensembles de propriétés
de la fonction de demande qui sont équivalents. À quoi tiennent les
différences entre ces deux variantes ? Elles tiennent, d’une part, à
x(p,w )
la plus grande simplicité de TSARP . D’autre part et surtout, l’axiome
PREF
SARP est réfutable, à la différence des hypothèses de TTr(V )
 : pour
x(p,w )
une épistémologie du test et de la réfutation, TSARP constitue certai-
nement un progrès.
Comparons maintenant TBIN PREF
et TSARP x(p,w )
 : TBIN
PREF
enrichit la fonc-
tion de demande usuelle en incluant les choix binaires, de la forme
PREF x(p,w )
x({y,z}). En passant de TBIN à TSARP , on élimine cette extension
des dispositions comportementales aux choix binaires pour avoir une
théorie qui est uniquement formulée sur la base des choix auxquels
un consommateur est confronté sur le marché. C’est là une différence
significative. Dans une perspective de test, on peut par exemple repro-
cher à la transitivité (interprétée comme configuration de dispositions
à choisir dans des choix binaires) d’être réfutable en principe (il suf-
firait d’observer l’agent choisir, dans des choix binaires, x plutôt que
y, y plutôt que z et z plutôt que x) ; mais de ne pas être réfutable pour
l’économiste, qui ne collecterait comme données que des ensembles de
PREF
données de consommation. Plus généralement, en passant de TBIN à
x(p,w )
TSARP , on passe d’une théorie qui traite conjointement de dispositions
comportementales binaires et de dispositions comportementales « de
marché » à une théorie qui traite exclusivement des secondes ; or, ce
sont précisément sur celles-ci que portent les informations empiriques
recueillies par l’économiste. Mas-Colell250 est, à notre connaissance,
l’un des seuls à insister sur ce point. Après avoir remarqué qu’on
pouvait « trivialement transformer » la théorie des préférences en
une théorie fondée sur les choix (choice-based), en ré-interprétant

[250] Mas-Colell, « Revealed Preference After Samuelson », op. cit.


476
Philosophie économique

de manière comportementale (et binaire) les préférences – ce en quoi


PREF
consiste justement TBIN –, il ajoute :
Ce que Samuelson a compris, c’est que ces expériences de choix [binaires]
peuvent ne peut pas être réalisables, c’est-à-dire ne pas être observables dans
un certain environnement de marché. Ce qu’il suggéra, c’était de s’en tenir aux
données plutôt que de considérer des observables hypothétiques, et d’imposer
sur ces données des axiomes de rationalité.

Les « données », en l’occurrence, sont les choix entre les paniers


de biens d’un ensemble B(p,w) tandis que les « observables hypothé-
tiques » sont les choix binaires. Samuelson lui-même, dans un article
tardif, semble partager l’idée que la distinction entre TPR et théorie
ordinale (sous une certaine interprétation au moins) dépend du format
des données comportementales (binaires ou de marché)251. Ici encore,
il semble que ce soit surtout pour une épistémologie du test et de la
réfutation que la TPR constitue un progrès.
x(p,w )
Enfin, mentionnons une dimension rhétorique qui distingue TSARP
des deux autres théories : elle prête certainement moins le flanc à
une interprétation psychologique. Il est sans doute psychologiquement
difficile de ne jamais voir les préférences comme des états mentaux et
l’optimisation (PREF-OPT) comme un processus cognitif. Du point de
vue de l’interprétation comportementale, c’est évidemment un contre-
sens qu’il faut éviter.
III.4. TPR, économie et psychologie

III.4.1. TPR et béhaviorisme


La TPR joue un rôle important dans les discussions actuelles
sur les rapports entre économie et psychologie252. Pour certains, elle
incarne l’approche économique conventionnelle, radicalement a-psy-
chologique, et elle termine le processus de dé-psychologisation de l’éco-
nomie entamé avec l’ordinalisme. Ainsi, selon Ross, la TPR a « achevé
la séparation de l’économie et de la psychologie selon le schéma envi-

[251] Samuelson : « Il n’y a pas de raison de restreindre notre consommateur aux choix de la
forme [∑p.x ≤ w] ; un choix binaire entre n’importe quels x1 et x2 est souvent légitime, et cela
nous amène à la théorie traditionnelle de la préférence ordinale, qui est la version large
(broad) de la préférence révélée » (« Consumption Theorems in Terms of Overcompensation
rather than Indifference Comparisons », op. cit., note 3).
[252] Voir notamment, Gul & Pesendorfer, « The Case for Mindless Economics », op. cit. ;
Binmore, Rational Decisions, op. cit. ; Hausman, Preference, Value, Choice and Welfare,
op. cit. ; Hands, « Foundations of Contemporary Revealed Preference », op. cit. et Ross,
Philosophy of Economics, op. cit.
477
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

sagé par Pareto253 , ». Il est indéniablement vrai que la TPR constitue
une forme extrême de minimalisme psychologique. Si on se laisse
guider par les critères d’engagement psychologique que nous avons
proposés, il est clair que le contenu psychologique de la TPR est très
faible : les hypothèses (et a fortiori, les cibles) d’une théorie comme
x(p,w )
TSARP ne font pas référence à des états ou des processus mentaux (D1,
D2). La base empirique est intégralement comportementale, et même
restreinte, pour ce qui est de la TPR du consommateur, aux données
de consommation (D4). Enfin, la psychologie scientifique n’est guère
mobilisée pour justifier ou motiver les hypothèses de la théorie (D5).
Cette analyse appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, nous
n’avions pas abouti à des conclusions vraiment différentes pour l’in-
terprétation comportementale de la théorie ordinaliste ; mais désor-
mais, il n’y a plus d’incertitude interprétative, comme cela peut être
le cas avec la théorie ordinaliste. Deuxièmement, on pourrait vouloir
nuancer notre appréciation du rapport à la psychologie scientifique
(D5) en faisant remarquer que l’on rapproche très souvent la TPR (et
l’interprétation comportementale de l’ordinalisme) du béhaviorisme
– au point de les considérer comme l’incarnation du béhaviorisme en
économie. Les similitudes avec plusieurs des doctrines que l’on range
sous le terme de béhaviorisme sont en effet frappantes. Si nous ne
les avons pas considérées dans la rubrique (D5), c’est parce que les
hypothèses de la TPR ne nous semblent pas dérivées de (ou être jus-
tifiées par) telle ou telle hypothèse de la psychologie béhavioriste. Les
similitudes se situent plutôt au niveau méthodologique. Pour être un
peu plus précis, il est commode de distinguer différentes conceptions
rattachées au béhaviorisme :
(B1) Béhaviorisme de la cible : la cible de la psychologie scientifique
(ce qu’elle a vocation à prédire, décrire, expliquer) tient dans les
comportements des individus, et non dans leurs états, propriétés
et processus mentaux ;
(B2) Béhaviorisme de la théorie : les hypothèses de la psychologie
scientifique ne doivent pas faire appel à des états, propriétés et
processus mentaux ;
(B3) Béhaviorisme évidentiel : la base empirique de la psychologie
scientifique se restreint aux comportements ;

[253] Ross, Philosophy of Economics, op. cit., p. 56. Voir aussi Giocoli, Modeling Rational
Agents, op. cit., p. 99.
478
Philosophie économique

(B4) Béhaviorisme analytique : les concepts d’états, propriétés et


processus mentaux doivent s’analyser (sans reste) en termes de
dispositions comportementales254 .
La TPR est rattachée aux contreparties, en économie, de l’une ou
l’autre de ces conceptions – on notera ces contreparties en ajoutant
un astérisque aux symboles des versions originelles. Il est clair que
(B1)*-(B3)* dépendent étroitement de (D1)-(D3). Toutes les théories du
consommateur souscrivent à (B1)*. La TPR (et l’interprétation com-
portementale de l’ordinalisme) vont généralement avec l’acceptation
de (B3)* – ce que nous avons appelé précédemment le comportemen-
talisme évidentiel. Concernant (B2)* et (B4)*, tout dépend de l’usage
que l’on veut faire de la TPR.
III.4.2. Quel usage faire de la TPR ?
Une première attitude consiste à vouloir remplacer la théorie ordi-
naliste par la TPR. De fait, cette attitude ne l’a pas emporté au sein de
la discipline : dans le meilleur des cas, la TPR coexiste avec la théorie
ordinaliste. On a souvent attribué cette attitude au Samuelson des
débuts de la TPR et à Little. On peut concevoir différentes raisons de
vouloir remplacer la théorie ordinaliste par la TPR.
(i) Une première motivation possible, qui s’adresse à l’interprétation
mentaliste de la théorie ordinaliste, tient dans (B2)*, autrement dit
dans la conviction que le recours aux concepts mentaux est scien-
tifiquement indésirable. Ainsi, Samuelson déclare-t-il vouloir « se
défaire des derniers vestiges de l’analyse en termes d’utilité255 » ; et
Little considère-t-il comme une vertu de pouvoir « expliquer le com-
portement sans référence à autre chose que le comportement256 ».
Cette conviction, à son tour, peut être motivée par l’idée qu’il est
préférable de se dispenser de concepts non-observationnels. C’est
souvent par le biais de cette ligne argumentative que l’on présente
la TPR257. La philosophie des sciences (et la pratique scientifique)

[254] Chez Rey (Contemporary Philosphy of Mind : A Contentiously Classical Approach,


Blackwell, 1997), le « béhaviorisme radical » correspond à la conjonction de (B1) et (B2) et
le « béhaviorisme méthodologique » à (B3). Chez Graham (« Behaviorism », in Edward N.
Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Fall 2016 Edition), le « béhaviorisme
méthodologique » correspond à (B1) et le « béhaviorisme psychologique » à (B2).
[255] Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit.
[256] Little, « A Reformulation of the Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit.
[257] Voir par exemple, Hausman, « Revealed Preference, Belief, and Game Theory »,  Economics
& Philosophy 16, 2000, p. 99-115 et Preference, Value, Choice and Welfare, op. cit., p. 24.
479
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

ont assez largement discrédité ce genre d’hostilité à l’égard des


concepts qui ne se prêtent pas à l’observation directe. Il faut néan-
moins reconnaître, comme le souligne Mongin258 , que la situation
qui nous occupe est assez singulière puisqu’il s’agit d’un cas où
l’on dispose d’une théorie de remplacement dont on peut démontrer
qu’elle est empiriquement (du moins, comportementalement) équi-
valente à la théorie initiale : la réflexion épistémologique s’est en
général heurtée à des cas où l’on ne savait pas comment remplacer
la théorie initiale en préservant ce genre d’équivalence. Mais la
charge de la preuve incombe certainement à celui qui propose de
se dispenser des préférences259.
(ii) Une autre ligne argumentative, qui peut venir supporter la pre-
mière, consiste à appliquer un argument de parcimonie : pourquoi
s’engager sur l’existence et les propriétés des préférences (toujours
interprétées de manière mentaliste), et donc prendre le risque de
se tromper, quand l’objectif est d’analyser la fonction de demande
du consommateur ? Cet argument repose sur une position épisté-
mologique descriptiviste260 , qui accorde une très faible importance
au pouvoir explicatif – ou en tous cas au pouvoir explicatif causal.
Une seconde attitude consiste à vouloir faire coexister les deux
théories, mais à considérer que la TPR est indispensable pour justi-
fier la théorie ordinaliste. (B4)* peut correspondre à cette attitude :
il ne s’agit pas de proscrire la théorie ordinaliste, mais de montrer
qu’on peut paraphraser les préférences en termes de dispositions au
comportement sans altérer les implications de la théorie. C’est une
attitude assez instable, qui tend certainement à se confondre avec la
première dans la mesure où elle concède inévitablement une forme
d’infériorité à la théorie ordinaliste.
Enfin, une dernière attitude consiste à vouloir faire coexister les
théories en considérant que la TPR apporte des clarifications et des
méthodes utiles à la théorie ordinaliste, même interprétée de manière

[258] Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du consommateur »,


op. cit.
[259] Voir Hausman : « Un empirisme raisonnable n’exige pas que les préférences soient définies
par les choix. Il demande seulement que les affirmations à propos des préférences soient
testables » (« Revealed Preference, Belief, and Game Theory », op. cit.).
[260] De fait, Samuelson a endossé une position de ce genre. Voir Samuelson, « Theory and
Realism : A Reply », The American Economic Review 54(5), 1964, p. 736-739 ; «Professor
Samuelson on Theory and Realism : Reply », The American Economic Review 55(5), 1965,
p. 1164-1172.
480
Philosophie économique

mentaliste. Il s’agit, si l’on veut, d’une conception « anti-antimenta-


liste » de la TPR, qui n’accepte ni (B3)* ni (B4)*. C’est, en substance,
celle qui est défendue par Hausman 261 selon qui les contributions de
la TPR, correctement interprétées, « sont tout à fait compatibles avec
une conception des préférences comme des évaluations comparatives
subjectives totales ».
(i) Nous avons déjà évoqué certaines des clarifications en question :
la TPR permet de mieux comprendre les implications (comporte-
mentales) réfutables de la théorie ordinaliste – et même de dégager
un ensemble complet de telles implications. Il n’y a là rien qui soit
incompatible avec des modèles de comportement dotés d’un contenu
psychologique substantiel. D’ailleurs, les concepts de la TPR ont
connu récemment un nouvel essor avec un ensemble de travaux,
à la frontière entre l’économie comportementale et la micro-écono-
mie théorique, qui cherchent à caractériser en termes de choix des
modèles de « rationalité limitée » ou d’heuristique de raisonnement.
Une motivation commune à cette littérature récente et à la TPR
traditionnelle réside dans l’idée que les données comportementales
constituent un ingrédient essentiel (voire l’ingrédient principal) de
la base empirique de l’économiste – un affaiblissement de ce que
nous avons appelé auparavant le comportementalisme évidentiel
(B3)*. Mais, comme l’ont par exemple récemment défendu List &
Dietrich 262, il est parfaitement compatible avec le comportemen-
talisme évidentiel de vouloir expliquer et décrire ces données par
le biais de théories et de modèles qui font appel à des concepts
psychologiques.
(ii) La TPR fournit par ailleurs des méthodes, et en particulier des
méthodes pour attribuer des préférences et une fonction d’utilité
à un agent sur la base d’observations. Nous en avons déjà expli-
qué le principe abstrait. Néanmoins, les contributions que nous
avons considérées jusqu’à présent ne sont pas les plus adaptées à
cette tâche, dans la mesure où elles considèrent des fonctions de
demandes entières. Si l’on veut se rapprocher des données d’ob-

[261] Hausman, Preference, Value, Choice and Welfare, op. cit., p. 24. Hausman n’a pas toujours
été aussi clair sur la TPR. Voir aussi Guala, « Are preferences for real ? Choice theory, folk
psychology, and the hard case for commonsensible realism », in A. Lehtinen, J. Kuorikoski
& P. Ylikoski (eds.), Economics for Real : Uskali Mäki and the Place of Truth in Economics,
2012, p. 137-155.
[262] List & Dietrich, « Mentalism vs. Behaviourism in Economics : A Philosophy-of-Science
Perspective », op. cit.
481
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

servations telles qu’elles se présentent réellement, on doit partir


d’un ensemble (fini) de données de consommation263 , c’est-à-dire un
ensemble fini de couples prix-paniers sélectionnés D = (pt,xt) pour
t = 1,…, T (moyennant la loi de Walras, on peut faire abstraction
du budget). Notons que si l’on observe que xt est choisi compte tenu
des prix pt, le fait que x était également disponible (autrement dit
que ptxt ≥ ptx) n’implique pas que xt soit strictement préféré à x – à
moins que l’on ne postule que le consommateur n’est jamais indif-
férent entre deux paniers de biens. En revanche, s’il est vrai que
ptxt > ptx et si l’on suppose que les préférences du consommateur
sont localement non-saturées (voir annexe V.3), alors on peut en
conclure à la préférence stricte pour xt plutôt que x. Cela motive les
définitions suivantes. On dira que x est révélé préféré largement à
y, ce qu’on symbolisera par xR´y, s’il existe (pt,xt) tel que x = xt et
ptxt ≥ pty ; et que x est révélé préféré strictement à y, ce qu’on sym-
bolisera par xP´y, s’il existe (pt,xt) tel que x = xt et ptxt > pty. Dans
ce contexte, la question qui se pose est celle de savoir à quelles
conditions un ensemble de données de consommation D = (pt,xt)
est rationalisable. Afriat264 a montré qu’il existe une généralisation
immédiate de SARP, appelée l’Axiome Généralisé de la Préférence
Révélée (GARP)265 qui garantit la rationalisabilité par une fonction
d’utilité localement non-saturée. Plus précisément, un ensemble
de données D = (pt,xt) est rationalisable par une fonction d’utilité
localement non-saturée si et seulement si il satisfait GARP. Tout
d’abord, notons que dans le contexte qui est le nôtre, une fonction
d’utilité u(.) rationalise un ensemble de données (pt,xt) si u(xt) ≥
u(x) pour tout x tel que ptxt ≥ ptx (c’est-à-dire pour tout x tel que
xtR´x). On dit parfois d’une telle notion de rationalisabilité qu’elle
est « faible », par contraste avec la précédente266 . Sans hypothèse
sur l’utilité (ou les préférences), une telle notion est triviale : il suffit
par exemple de poser, pour tout paniers de biens x, u(x) = a pour un

[263] Nous empruntons l’expression à Chambers & Echenique, Revealed Preference Theory,
op. cit., p. 64.
[264] Afriat, « The Construction of Utility Functions from Expenditure Data », op. cit.
[265] Un ensemble de données (pt ,xt) satisfait GARP si et seulement si pour tous x1,…,xN, si
x1R´…R´xN, alors non xNP´x1.
[266] R.L. Matzkin & M.K. Richter, « Testing Strictly Concave Rationality », Journal of
Economic Theory 53, 1991, p. 287-303 parlent, quant à eux, de « subsemirationalization »
plutôt que de rationalisation faible. Pour une comparaison des deux notions, voir Mas-
Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., p. 14.
482
Philosophie économique

certain réel a, ce qui rend le consommateur indifférent entre tous


les paniers de biens. Une seconde remarque importante tient dans
le fait que le résultat d’Afriat (plus riche que ce que nous en avons
rapporté) indique une méthode qui permet effectivement de tester,
pour un ensemble de données D = (pt,xt) , si D est rationalisable par
une fonction d’utilité localement non-saturée. C’est ce qu’on appelle
les « tests non-paramétriques » de la théorie du consommateur267.
Enfin, un dernier point à souligner est que si D satisfait GARP,
il est également rationalisable par une fonction d’utilité continue,
monotone et concave. Cela signifie que ces hypothèses supplémen-
taires n’ont pas d’implications testables relativement au type de
données considéré : celles-ci ne permettent pas de falsifier l’une ou
l’autre d’entre elles.

IV. Conclusions
Pour conclure ce chapitre, nous voudrions brièvement revenir sur
l’un des thèmes qui est apparu comme structurant la relation entre
économie et psychologie : celui de la valeur accordée à l’ambition expli-
cative de la théorie économique.
À ce sujet, il y a deux idées qui nous semblent importantes.
La première idée est une sorte de prescription méthodologique : il
s’agit de celle selon laquelle le recours aux hypothèses psychologiques
doit être proportionné aux objectifs épistémiques propres de l’économie.
Nous utilisons à dessein le terme « proportionné », pour faire écho à la
contrainte de proportionnalité évoquée précédemment à propos de la
pertinence en matière d’explication causale : l’économiste n’a certaine-
ment pas à se transformer en psychologue de la décision et à décrire
dans ses détails les plus subtils les antécédents psychologiques de
la décision. Il doit pratiquer une forme de parcimonie qui ne le fait
retenir que les éléments psychologiques qui « font une différence » pour
ce qui constitue son objet d’étude. On en trouve déjà l’expression chez
Fisher, qui passe pour l’un des précurseurs de l’ordinalisme ; ainsi
dit-il dans ses Mathematical Investigations in the Theory of Value and
Prices : « Pour déterminer le concept d’utilité, l’économiste ne devrait
pas aller plus loin que ce qui sert à expliquer les faits économiques.
Il n’est pas de son ressort d’élaborer une théorie psychologique268 . »

[267] Voir Varian, « Nonparametric Approach to Demand Analysis », op. cit.


[268] I. Fisher, Mathematical Investigations in the Theory of Value and Prices, Yale University
Press, 1892, I, I, § 1.
483
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

La seconde idée que nous voulons mettre en avant est celle selon
laquelle, quand on arrive au degré de dé-psychologisation qui est celui
de la TPR (ou de l’interprétation comportementale de la théorie ordi-
naliste), on perd une part considérable de pouvoir explicatif. C’est un
constat qui est partagé aussi bien par les critiques de la TPR269, que
par ses défenseurs270. Cela ne signifie pas que la théorie du consom-
mateur perde tout pouvoir explicatif causal : quand elle explique le
fait qu’un individu a augmente sa demande pour le bien k par
(1) l’hypothèse que k est un bien normal pour a,
(2) le fait que le prix du bien k ait augmenté et
(3) la théorie ordinaliste (sous son interprétation comportementale),
on peut considérer qu’il s’agit d’une explication causale bona fide. Cette
explication met en avant une variable causale explicative (la variation
du prix) et se sert de la théorie ordinaliste pour déterminer la dépen-
dance entre cette variable causale et l’explanadum (l’augmentation
de la demande pour k). C’est un schéma qui est, par exemple, compa-
tible avec la théorie interventionniste de l’explication causale271. En
revanche, ce que la TPR semble renoncer à expliquer, c’est la raison
pour laquelle on doit s’attendre à ce qu’un individu réagisse de cette
manière compte tenu de l’augmentation du prix de k. Pour le dire
de manière quelque peu approximative : le cadre théorique conserve
la capacité d’expliquer un comportement comme l’effet conjoint d’un
facteur extérieur (le changement de prix) et d’une disposition au com-
portement ; mais il perd la capacité d’expliquer (causalement) la dis-
position au comportement elle-même.
L’idée de proportionner le recours à la psychologie aux objectifs
de l’économie nous semble légitime. En revanche, ce qui est bien plus
contestable, c’est de renoncer à toute ambition explicative. Si on le

[269] Wong, Foundations of Paul Samuelson’s Revealed Preference Theory, op. cit., p.  46 ;
D.M.Hausman, The Inexact and Separate Science of Economics, 1992, Cambridge
University Press, p. 157-158 ; D. Satz & J. Ferejohn, « Rational Choice and Social Theory »,
Journal of Philosophy 91(2), 1994, p. 71-87; Giocoli, Modeling Rational Agents, op. cit.,
p. 103.
[270] Binmore, Rational Decisions, op. cit., p. 20 : « Le prix que la TPR doit payer pour avoir
abandonné la psychologie est élevée. Nous devons renoncer à toute prétention à proposer
une explication causale du comportement de choix de Pandore pour une approche qui
est une pure description du comportement de choix de quelqu’un qui choisit de manière
cohérente. Notre récompense, c’est que nous aboutissons à une théorie qui est difficile à
critiquer parce qu’elle a peu de contenu substantiel. »
[271] J. Woodward, Making Things Happen : A Theory of Causal Explanation, Oxford
University Press, 2003.
484
Philosophie économique

fait, c’est-à-dire si on souscrit à une épistémologie descriptiviste, et


si on se laisse guider par l’idée de proportionnalité, alors on arrive
à des théories qui, comme la TPR, sont largement dépourvues de
tout contenu psychologique272. Et de (presque) toute ambition explica-
tive. Par contraste, le passage du marginalisme à la théorie ordina-
liste, sous son interprétation mentaliste, se laisse justifier par l’idée
de proportionnalité mais sans renoncer à une ambition explicative
significative.
Nous doutons que, relativement à ces partis pris sémantiques et
méthodologiques, l’économie soit homogène. Nous l’avons déjà fait
valoir à propos de l’interprétation des préférences. Et nous conjectu-
rons qu’on retrouve le même genre de disparité entre des économistes
qui pensent que la discipline doit s’en tenir à la description (et la
prédiction) des configurations de comportements et ceux qui pensent
qu’elle doit chercher à les expliquer. L’une des raisons pour lesquels
les discussions sur la re-psychologisation actuelle de l’économie (et
nous incluons dedans celles sur la neuroéconomie) sont si vives273 ,
c’est qu’elles réactivent ces disparités sémantiques et méthodologiques.

V. Annexes

V.1. Une méthode de mesure de l’utilité


des options à partir des préférences
On cherche à construire une fonction d’utilité sur un ensemble fini
d’options X pour un individu a à partir de ses préférences. La méthode
suppose que ses préférences sont transitives et complètes (voir infra).
On sélectionne arbitrairement une option x de X et on lui assigne une
utilité u(x) = 1/2. On procède ensuite de manière inductive, en sélec-
tionnant les options les unes après les autres. La procédure inductive
fonctionne comme suit. Supposons que l’on ait assigné une utilité aux
éléments d’un sous-ensemble X´ ⊂  X. Sélectionnons un nouvel élément
x* qui n’appartient pas à X’. Quatre cas sont envisageables.

[272] La dernière défense de la sémantique comportementale dont nous ayons connaissance


(Clarke, « Preferences and Positivist Methodology in Economics », op. cit.) ne relève pas à
proprement parler d’une épistémologie descriptiviste, mais argumente en prenant comme
prémisse le fait que la théorie du consommateur a pour objectif de décrire la fonction de
demande.
[273] Voir notamment Caplin & Schotter (eds.), The Foundations of Positive and Normative
Economics : A Handbook, op. cit.
485
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

Cas 1 : il existe une option x´ ∈ X´ telle que l’agent est indifférent
entre x´ et x*. Alors on pose u(x*) = u(x´).
Cas 2 : x* est strictement meilleure que toutes les options de X’.
Alors on considère l’utilité maximale des options x´ de X´ et on pose
u(x*) = [max x'∈X' u(x' ) + 1]/ 2
On vérifie que x* aura bien une utilité strictement supérieure à
celle de toutes les options de X´ – et inférieure à 1.
Cas 3 : x* est strictement moins bonne que toutes les options de X´.
Alors on considère l’utilité minimale des options x´ de X´ et on pose
u(x*) = [minx'∈X' u(x' )]/ 2
On vérifie que x* aura bien une utilité strictement inférieure à
celle de toutes les options de X´ – et supérieure à 0.
Cas 4 : x* est « entre » deux options de X´, appelons-les x – et x+ :
x –'x*'x+. Alors on pose
u(x*) = [u(x − ) + u(x + )]/ 2
On peut vérifier que la méthode que nous venons d’exposer assi-
gnera un nombre réel entre 0 et 1 à toute option de X, et que l’utilité
assignée aux options respectera bien les préférences de l’agent.
V.2. Quelques propriétés des préférences
Une relation de préférence e sur l’ensemble des paniers de biens
X est
• « monotone » si pour tous x, y ∈ X si pour tout i, xi > yi alors x (y.
• « localement non-saturée » si pour tout x ∈ X et ε > 0, il existe un
y ∈ X tel que ⎢⎢ x – y ⎢⎢ < ε et y (x.
• « continue » si pour toute suite infinie {(xn,yn)} avec pour tout n
xn eyn, x = limn → ∞ xn et y = limn → ∞ yn, alors x ey.
La monotonie implique la non-saturation, mais la réciproque n’est
pas vraie. Une fonction d’utilité u(x) : X → R qui représente une rela-
tion de préférence monotone (resp. non-saturée) est dite monotone
(resp. non-saturée).
Une relation de préférence ( sur l’ensemble des paniers de biens
X est
• « asymétrique » si ∀xy (x (y → non y (x).
• « négativement transitive » si ∀xyz ((non x (y ∧ non y (z → non
x (z).
486
Philosophie économique

V.3. Effet de substitution et matrice de Slutsky


Supposons que la fonction de demande x(p,w) soit différentiable
par rapport aux prix et au revenu. Soit une situation (p,w) et deux
biens l et k. L’effet de substitution du bien k sur le bien l se définit de
la manière suivante :
∂x (p,w) ⎡ ∂xl (p,w) ⎤
Slk (p,w) = l +⎢ ⎥ .x k (p,w).
∂ pk ⎢⎣ ∂w ⎥⎦
L’effet de substitution du bien k sur le bien l se conçoit comme
l’effet sur la demande de l d’un changement différentiel du prix de k
(le premier terme de l’égalité, l’effet total du prix de k sur la demande
de l) quand on corrige en dotant le consommateur d’une richesse qui
lui permet de se procurer le panier de biens initial x(p,w) (le second
terme de l’égalité, ce qu’on appelle l’effet-revenu et qui est obtenu par
une « compensation de richesse de Slutsky »). Intuitivement, un chan-
gement du prix de k affecte la demande de l de deux manières : en
modifiant les prix relatifs de k et l, et en modifiant le pouvoir d’achat
du consommateur. L’effet de substitution se conçoit comme l’effet sur la
demande de l du changement des prix relatifs de k et l ; l’effet-revenu
comme l’effet (toujours sur la demande de l) du changement de pouvoir
d’achat. La compensation de richesse de Slutsky est illustrée, dans
le cas discret, par la figure 4. En (a), on observe un changement
d’ensemble budgétaire quand le prix du bien 2 augmente et passe de
p2 à p2´. En (b), la richesse est également modifiée : elle passe à w´,
de telle manière que le consommateur puisse toujours se procurer le
panier qu’il choisissait initialement i. e. x(p1, p2,w). On observe que les
deux droites budgétaires (avant et après la compensation de Slutsky)
ont la même pente.
La matrice de substitution de Slutsky S(p,w) se définit comme la
matrice des effets de substitution Slk(p,w), soit
⎡ s (p,w) ! s (p,w) ⎤
⎢ 11 1L ⎥
S(p,w) = ⎢ ! " ! ⎥
⎢ ⎥
⎢⎣ sL1(p,w) ! sLL (p,w) ⎥⎦

L’une des propriétés remarquables de la matrice de Slutsky est


qu’elle est intégralement déterminée par la fonction de demande
x(p,w). Par conséquent, si on considère que la fonction de demande
est déterminable par l’observation, alors il doit en être de même pour
487
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur

Figure 4. (a) Nouvel ensemble budgétaire (trait plein) après une augmentation
du prix du bien 2. (b) Nouvel ensemble budgétaire (trait pointillé) après une
augmentation du prix du bien 2 et une compensation de richesse de Slutsky.

la matrice de Slutsky, et donc pour certaines propriétés qu’on est sus-


ceptibles de lui attribuer. C’est en particulier le cas des deux propriétés
suivantes, dont on a pu voir qu’elles jouent un rôle central en théorie
du consommateur. Une matrice de Slutsky est
• « symétrique » si pour tous l, k, slk(p,w) = skl(p,w).
• « négative semi-définie » si pour tout vecteur x ∈ Rn, x.S(p,w)x ≤ 0.
Le caractère négatif semi-défini de la matrice de Slutsky implique
notamment que l’effet de substitution d’un bien sur lui-même est non-
positif, ce que l’on peut considérer comme une version affaiblie de la
loi de la demande : l’augmentation du prix d’un bien a un effet négatif
sur sa demande (compensée).
V.4. L’équivalence définitionnelle
Soit L un langage du premier ordre (comprenant, outre les connec-
teurs propositionnels et les quantificateurs universel et existentiel, des
symboles de constantes, de fonctions et de relations). Une L-théorie T
est un ensemble d’énoncés de L. Un modèle de T est une L-structure
qui rend vraies tous les énoncés de T. Deux L-théories T1 et T2 sont
logiquement équivalentes si elles ont les mêmes modèles.
On considère maintenant deux théories T1 et T2 formulées dans
deux langages distincts L1 et L2. On va enrichir chaque théorie avec
des définitions explicites des termes qui apparaissent dans l’autre
théorie ; on aboutira à ce qu’on appelle deux extensions définitionnelles
des théories initiales, toutes deux formulées dans le langage L1 , L2.
Soit par exemple un symbole de prédicat binaire « Rxy » qui apparait
dans le langage L2 mais pas dans L1. Une définition explicite de « Rxy »
est un énoncé (du langage L1 , L2) de la forme
488
Philosophie économique

∀x∀y (Rxy ↔ φ(x,y))


où «φ(x,y) » est un énoncé de L1. Nous renvoyons à Hodges274 ou Barrett
& Halvorson275 pour des définitions générales, qui couvrent également
les autres types de symboles. On dira que T1 et T2 sont définitionnel-
lement équivalentes s’il existe deux extensions définitionnelles T1+ et
T2+ de T1 et T2 dans le langage L1 , L2 telles que T1+ et T2+ sont logi-
quement équivalentes.
Considérons un exemple276. Les deux théories des groupes suivantes
sont définitionnellement équivalentes :
T1 dans le langage L1 qui contient un symbole de fonction binaire
* et un symbole de constante e :
∀x,y,z ((x * y) * z = x * (y * z)
∀x (x * e = e * x = e)
∀x ∃y (x * y = e ∧ y * x = e)
T2 dans le langage L2 qui contient les symboles de fonction binaire*
et unaire –1 :
∀x,y,z ((x * y) * z = x * (y * z)
∃x ∀y (y * x = y ∧ x * y = y ∧ y * y–1 = x ∧ y–1 * y = x)
On peut construire T1+ avec la définition explicite
∀xy (x –1 = y ↔ (x * y = e ∧ y * x = e))
et T2+ avec
∀x (x = e ↔ ∀z(z * x = z ∧ x * z = z))

Je remercie pour leur confiance et leur patience les éditeurs du volume,


Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi. Je remercie également
Jean Baccelli et Philippe Mongin pour les commentaires qu’ils ont
apportés à des versions préliminaires de ce chapitre ; et pour les
échanges autour de leurs travaux en cours sur l’ordinalisme, qui ont
participé à l’orientation générale de ce chapitre. J’ai bénéficié du sou-
tien du Labex Institut d’étude de la cognition ANR-10-LABX-0087 IEC
et de l’Idex ANR-10-IDEX-0001-02-PSL* ; et de l’Institut universitaire
de France (chaire Junior 2013-2018).

[274] W. Hodges, Model Theory, Cambridge University Press, 1993.


[275] T.W. Barrett & H. Halvorson, « Glymour and Quine on Theoretical Equivalence », Journal
of Philosophical Logic 45(5), 2015, p. 467-483.
[276] Tiré de Barrett & Halvorson, « Glymour and Quine on Theoretical Equivalence », op. cit.
Agents économiques et rationalité
Maurice LAGUEUX

O
n laisse parfois entendre que le concept de rationalité est l’un
des concepts les plus fondamentaux de la pensée économique
parce que les agents économiques se comportent de façon ration-
nelle, comme le ferait l’homo œconomicus qui, dans maints ouvrages
d’économie, est censé les représenter. Or c’est là se méprendre sur
le rôle de ce concept en économie. En effet, la rationalité dont il est
alors question n’est nullement un concept psychologique ou ontolo-
gique qui caractériserait les agents dont les économistes étudient le
comportement. Cette rationalité doit plutôt être comprise comme un
concept épistémologique qui renvoie à un mode d’explication approprié
à l’analyse économique.

I. Des agents rationnels, mais en quel sens ?


Certes peut-on voir dans l’homo œconomicus auquel on s’est si sou-
vent référé une sorte de type idéal qui permettrait de mesurer jusqu’à
quel point les comportements des agents économiques réels s’écartent
de comportements parfaitement rationnels. On constate alors que la
plupart des comportements humains ne respectent guère les règles
que suggérerait une stricte rationalité. Cette situation oblige à se
demander ce qui explique ces comportements que l’on peut qualifier
tout au plus de vaguement ou de minimalement rationnels et surtout
ce qui explique les conséquences qu’ils entraînent généralement.
Si une telle demande d’explication paraît légitime, c’est que, sponta-
nément, nous estimons hautement probable que les comportements des
agents engagés dans une activité visent à satisfaire leurs intérêts bien
compris et devraient, de ce fait, être guidés par une certaine concep-
tion de ce qu’il est rationnel de faire en des circonstances données.
Mais cela ne veut évidemment pas dire que les agents économiques
réels sont des calculateurs d’une parfaite efficacité qui optimiseraient
constamment leurs décisions.
490
Philosophie économique

En fait, si les agents économiques étaient rationnels au sens où ils


seraient d’aussi parfaits calculateurs, les économistes auraient rela-
tivement peu de choses à expliquer à propos de leur compor­tement.
Dans notre monde où le rôle de l’attraction universelle est supposé bien
connu, on trouverait pour le moins ridicule le physicien qui choisirait
de se consacrer à une recherche visant à expliquer (et éventuellement
à prédire) qu’un caillou laissé à lui-même tombe sur le sol, puisqu’on
n’attendrait strictement rien d’autre. Pour une raison analogue, dans
un monde où il serait admis que les agents économiques sont de par-
faits calculateurs, un économiste ne pourrait sans se ridiculiser entre-
prendre une recherche visant à expliquer (et éventuellement à prédire)
que, dans un marché donné, les consommateurs choisissent systémati-
quement d’ajuster leur consommation de manière à tirer le plus grand
bénéfice possible de prix en constantes variations, puisqu’on n’atten-
drait strictement rien d’autre. Certes, les physiciens peuvent-ils décrire
et éventuellement prédire le compor­tement des corps qui sont régis par
les lois de la physique. De même, les économistes pourraient décrire et
éventuellement prédire les compor­te­ments des individus régis par la loi
selon laquelle ces comportements seraient nécessairement optimaux.
On pourrait, dans ces cas, parler d’explications localisées basées sur
l’application de lois, mais non pas de ces développements de théories
explicatives qui scrutent les phénomènes de plus en plus en profondeur
et qui sont la cause principale du prestige de la physique. Les physi-
ciens, en effet, ne se sont pas limités à expliquer pourquoi les objets
tombent sur le sol en vertu d’une loi que Newton a dégagée, mais ils
se sont employés à expliquer pourquoi le monde est ainsi structuré,
comme Einstein, entre autres, a su le faire. De même, la loi selon
laquelle les individus seraient de parfaits optimiseurs devrait-elle, à
son tour, être dépassée à l’aide de théories qui expliqueraient pourquoi
les êtres humains seraient toujours en mesure de prendre les décisions
les plus avantageuses. Cela toutefois ne pourrait être fait qu’en analy-
sant la structure de leurs cerveaux, un peu comme les physiciens ana-
lysent la structure de la matière. Or une telle analyse ne saurait être
menée que par des neuropsychologues et il n’y aurait aucune raison
de faire appel à des économistes pour développer les théories requises.

II. Le rôle de la rationalité en sciences économiques


Mais, heureusement pour les économistes, les humains ne se
comportent­généralement pas de façon vraiment optimale et ils sont
donc loin d’être parfaitement rationnels. Ils sont, tout au plus, modé-
491
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité

rément ou minimalement rationnels. Alors qu’il aurait été superflu


de vouloir expliquer d’un point de vue proprement économique, que
des machines à optimiser réduisent leur achat d’un produit inessentiel
dont le prix s’accroît, il devient important d’expliquer pourquoi des
consommateurs modérément rationnels pourraient choisir librement
d’acheter davantage un bien (inférieur) dont le prix augmente. C’est
ce que les économistes qui recourent à la théorie des biens de Giffen
veulent expliquer en présumant que l’effet de revenu peut l’emporter sur
l’effet de substitution, en ce sens que des consommateurs peu fortunés
et appauvris encore plus du fait de la hausse des prix se voient forcés
de se tourner davantage vers ce bien inférieur en dépit de la croissance
de son prix. On ne peut certes attribuer à cette explication, qui d’ail-
leurs concerne un phénomène plus ou moins hypothétique, la rigueur et
l’universalité de celles que nous propose la physique, mais elle a quand
le mérite de mettre en lumière certains des mécanismes qui régissent
le comportement effectif d’êtres humains modérément rationnels.
Dans un autre contexte, on pouvait s’inquiéter du fait que des agents
économiques dont la rationalité consiste à se laisser guider par leur
intérêt arbitrairement déterminé risquent fort d’engendrer dans le
monde un grand désordre, voire un total chaos. Dans cette lancée, on
aurait pu conclure qu’il semble nettement préférable de remettre toutes
les décisions économiques entre les mains d’autorités gouvernemen-
tales, seules en mesure de coordonner pour le plus grand bien de tous
les activités auxquelles chacun devrait se livrer. Mais, d’Adam Smith
à Friedrich Hayek, nombre d’économistes ont montré, en raffinant
progressivement leurs arguments, que, pour peu que l’on prête aux
agents un minimum de rationalité, il est loin d’être exact que les libres
décisions d’individus guidés par leur seul intérêt conduisent forcément
au chaos. Au contraire, expliquent ces économistes, en recherchant
leur intérêt et donc leur enrichissement, ils devront abandonner les
productions peu profitables pour se consacrer plutôt à celles qui leur
offrent les meilleures perspectives de profit. Or celles-ci sont si pro-
fitables parce qu’elles correspondent à ce qui est en forte demande
et dont l’offre est encore trop faible pour satisfaire les besoins de la
société. Il s’ensuit que, en cherchant à s’enrichir, ces agents écono-
miques pourraient mieux satisfaire ces besoins que ne sauraient le
faire les décisions autoritaires et plus ou moins arbitraires d’un chef
d’État, si sage soit-il. On le voit, dans le cas des biens de Giffen, il y a
explication dans la mesure où l’économiste montre que, contrairement à
ce que l’on pourrait penser, un comportement apparemment irrationnel
492
Philosophie économique

se révèle plus rationnel ou, en tout cas, plus explicable qu’il ne semble
au premier abord. Dans celui de la recherche égoïste des profits, l’ana-
lyse économique montre que les conséquences de ces comportements,
fussent-elles non voulues, peuvent produire un résultat plus conforme
à notre idée de la rationalité que ce à quoi on se serait attendu.
Certes, ces théories peuvent comporter de nombreuses failles, car
elles ne parviennent à cerner un mécanisme de manière intelligible
qu’en oubliant une foule de facteurs susceptibles d’en invalider les
conclusions. La célèbre analyse des avantages comparés proposée
par David Ricardo peut, elle aussi, l’illustrer assez clairement. Les
citoyens d’un pays donné ont tout naturellement tendance à supposer
qu’il est dans leur intérêt collectif de produire eux-mêmes les biens
dont ils ont besoin, plutôt que de dépendre pour cela d’un voisin plus
efficace qu’eux dans la production de chacun de ces biens. En effet,
peuvent-ils penser, ce voisin ne verrait aucun intérêt à échanger avec
un partenaire plus faible à tous égards, lequel risquerait fort de se
retrouver totalement à la merci d’un compétiteur trop puissant qui
n’aurait aucune raison de se préoccuper de lui. Il revenait aux éco-
nomistes de se demander s’il fallait absolument voir les choses ainsi.
Or David Ricardo a montré, à l’aide d’une argumentation fort ingé-
nieuse, quoique présentée de façon un peu touffue1, que les citoyens
de chacun de ces pays ont nettement avantage à ce que ceux du moins
productif d’entre eux se consacrent uniquement à la production de celui
des biens où son infériorité en termes de productivité est proportion-
nellement la moins évidente. En procédant ainsi, cet économiste fait
bien voir que même le pays le plus productif a un intérêt économique
non négligeable à acheter certaines marchandises chez un concur-
rent, même si, à la limite, celui-ci les produit moins ef­fi­ca­cement qu’il
le ferait lui-même. Bien sûr, on a fait observer depuis que, dans une
économie réelle, les choses étaient loin de fonctionner aussi bien que
le modèle de Ricardo permettait de l’espérer. Mais l’important ici est
de bien voir que si Ricardo a pu tirer les conclusions qu’il estimait
valables, ce n’est pas parce qu’il invoquait une quelconque loi naturelle
qui aurait pour effet d’enrichir chacune des parties, c’est plutôt parce
qu’il présumait (de façon beaucoup trop optimiste, à vrai dire) que les
dirigeants de chacun des pays se laisseront ra­tion­nel­lement guider par
l’intérêt bien compris de leurs citoyens. Ce qu’il met en lumière, ce n’est
pas la présence d’une loi, c’est le fonctionnement d’un mécanisme qui

[1] D. Ricardo, The Principles of Political Economy and Taxation, chap. VII.
493
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité

s’exerce jusqu’à un certain point, même si son impact est largement


neutralisé par celui d’autres facteurs et par le fait qu’il suppose un trop
haut degré de rationalité de la part des agents économiques.
J’ai choisi ces deux derniers exemples tirés de la théorie écono-
mique la plus classique pour montrer qu’on aurait tort de penser
que la rationalité n’est devenue principe fondamental de l’économie
qu’avec les ancêtres des économistes néoclassiques que sont Stanley
Jevons et Léon Walras. Il est vrai que ceux-ci ont été les premiers
à thématiser la rationalité, à analyser son fonctionnement chez un
agent économique et à mettre en évidence le rôle qu’elle joue dans une
théorie. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont dû introduire la notion de
marge car les décisions économiques rationnelles concernent avant
tout la portion marginale d’un revenu, d’un profit ou d’un coût qui,
seule, sera directement affectée par elles. Mais, on le voit, les théo-
ries économiques classiques, quoique bien antérieures, étaient tout
autant fondées sur une rationalité que, toutefois, leurs auteurs ne se
donnaient pas la peine d’analyser pour elle-même.

III. Macroéconomie et rationalité


Mais qu’en est-il des théories économiques développées ultérieure-
ment qui sont souvent associées à une macroéconomie opposée à la
microéconomie fondée sur une analyse de la rationalité ? On pourrait
penser aux théories économiques de Karl Marx d’autant plus que cet
économiste, qui se voulait révolutionnaire à tous égards, n’a pas man-
qué d’afficher son mépris à l’égard des méthodes des économistes inca-
pables de tenir compte du rôle décisif des comportements de classe.
Pourtant, ce n’est pas quand Marx soutient que la classe capitaliste est
portée par une force qui entraîne chacun de ses membres à accumuler
frénétiquement des profits que son analyse devient éclairante. C’est
bien plutôt quand il rappelle que les capitalistes sont engagés dans un
processus où chacun des compétiteurs a toujours intérêt à innover de
manière à être en mesure de baisser ses prix afin d’accroître ainsi sa
part de marché aux dépens des autres2. Dans ce contexte, il devient vital
et donc rationnel pour chacun de ces compétiteurs de poursuivre cette
lutte en accroissant sa part de marché et donc ses profits. Il y a alors
explication fondée sur la mise en lumière du caractère rationnel, au
niveau individuel, d’un comportement de classe apparemment dément.

[2] Voir K. Marx, Le Capital, Livre I, chap. 14, section 4.


494
Philosophie économique

On pourrait de même penser que Keynes abandonne ce mode d’ex-


plication basé sur la rationalité, puisqu’il analyse le comportement
global des revenus et des salaires, des taux de chômage et des taux de
croissance qui, à première vue, ne semblent pas relever de décisions
rationnelles prises par des individus. Il soutient, par exemple que
les travailleurs, dans leur ensemble, seraient incapables de réduire
le niveau de leur salaire réel, même s’ils souhaitaient le faire dans
l’espoir d’accroître ainsi le niveau de l’emploi. À ses yeux, ils ne pour-
raient même pas négocier le niveau de ce salaire réel qui serait déter-
miné par un niveau des prix, lequel est régi par des facteurs qui
leur échappent totalement. Ce n’est pas dire que Keynes voit là une
sorte de fatalité qui serait le fait d’une force exprimée par une loi qui
s’imposerait aux travailleurs et à leurs syndicats, un peu comme le
principe de la conservation de l’énergie les empêche de faire fonction-
ner un moteur sans devoir consommer pour cela une certaine quantité
d’énergie disponible sous une forme quelconque.
En fait, un ouvrier peut aisément faire baisser son salaire réel en
réclamant de son patron, volontiers accommodant en de telles circons-
tances, une baisse de salaire nominal, laquelle, ne lui permettant plus
de se procurer les mêmes biens qu’auparavant, aura fait baisser son
salaire réel. Mais ce qui est en cause ici, c’est que les tra­vailleurs,
dans leur ensemble, ne sauraient en faire autant, parce que s’ils
acceptaient simultanément de voir leur salaire nominal baisser, il
s’ensuivrait une baisse générale des prix. Dans la Théorie générale,
Keynes at­tribue principalement cette baisse à la baisse des coûts en
main-d’œuvre (au chapitre 2) ou à la demande réduite des travailleurs
dont les salaires seraient réduits (au chapitre 19) 3 . Sans doute que,
dans une telle situation, certains employeurs auraient trouvé qu’il
est dans leur intérêt de baisser leur prix pour attirer la clientèle et
accroître leur part du marché et que d’autres en feraient autant pour
ne pas être réduits à la faillite par perte de clientèle. Dès lors, on ne
saurait exclure que, aux nouveaux prix résultant de cette forte baisse,
les travailleurs, considérés dans leur ensemble, puissent se procurer
sensiblement autant de biens qu’auparavant et que, de ce fait, leur
salaire réel n’aurait pas vraiment baissé. Du moins, est-ce là une
façon de comprendre cette idée de Keynes qui, bien sûr, est elle-même
contestée par d’autres théories qui se réfèrent à d’autres décisions, car

[3] J.M. Keynes, The General Theory of Employment Interest and Money, Macmillan, 1967,
chap. 2 et chap. 19.
495
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité

il y a de nombreuses façons d’interpréter les conséquences de multiples


décisions rationnelles.
Il faut cependant le reconnaître, Keynes n’a guère élaboré sur le
rôle des décisions individuelles présupposées dans ces circonstances,
car ce qui l’intéressait vraiment, c’était bien plutôt l’impact d’un phé-
nomène comme une baisse générale de salaire sur des données glo-
bales comme le niveau de l’emploi, la propension à consommer ou
le taux d’intérêt. Aussi n’a-t-il pas jugé important de s’employer à
mettre en lumière les décisions d’agents économiques qui, considé-
rées collectivement, auraient pu largement contribuer à engendrer la
situation analysée. Toutefois, on aurait bien tort d’en conclure que les
conséquences qui, dans ce cas, semblent s’imposer à tous ne peuvent
émaner que d’une entité étrangère aux agents décideurs plutôt que
de l’interférence de décisions présumées rationnelles de la part de
travailleurs, de producteurs et de vendeurs.

IV. Rationalité et formalisation mathématique


Les prétendues lois de l’économie résulteraient donc des compor-
tements d’une multitude d’agents économiques. Ce fait a d’ailleurs
amené plusieurs observateurs de l’économie à soutenir bien naïvement
qu’il suffirait que ces agents décident de modifier leurs comportements
pour débarrasser l’humanité de l’emprise de « lois économiques » dont
les conséquences lui ont souvent été fort préjudiciables. Mais tel ne
peut être le cas, car il est inconcevable que des agents économiques
aux personnalités les plus diversifiées décident d’agir d’un commun
accord. Au demeurant, si on pouvait les inciter à le faire, leur décision
commune risquerait fort d’être inappropriée, car leurs situations, étant
tout aussi diversifiées, requièrent des réponses adaptées à chacune de
ces situations. Surtout, s’ils se résignaient à agir ensemble en dépit des
différences entre leurs situations respectives, les conséquences, souvent
imprévisibles parce qu’interdépendantes, d’une action si bien contrôlée
leur échapperaient presque totalement. En effet, la plupart de ces consé-
quences seraient « non voulues » et ne permettraient donc nullement de
prendre en main un état de choses qui continuerait de s’imposer à eux.
Bien que les mécanismes analysés par les économistes laissent
les agents économiques presque aussi impuissants qu’ils le seraient
s’ils étaient régis par des mécanismes similaires à ceux que la phy-
sique a mis en lumière, il est clair qu’il ne faut pas voir là des phé-
nomènes de même nature. Ce qui a toujours paru gênant dans le
recours aux mécanismes économiques, c’est le fait qu’ils font inter-
496
Philosophie économique

venir des préférences sur lesquelles l’analyse économique n’a pas de


véritables prises, dans la mesure où il s’agit d’entités essentiellement
subjectives. Sans doute peut-on, de diverses façons, représenter gra-
phiquement de telles préférences et même exprimer leur intensité telle
que subjectivement perçue. Mais elles n’en constituent pas moins des
phénomènes pu­rement subjectifs qui, s’ils peuvent être représentés,
ne peuvent être scientifiquement mesurés. Dans ce contexte, on ne
pouvait espérer dégager de l’analyse des phénomènes économiques des
lois où se manifesterait une régularité comparable à celle à laquelle
les lois de la physique nous ont habitués. Or, fascinés par l’inéluctable
régularité de ces dernières, par la capacité qui en découle de prédire
des évènements avec une précision phénoménale et par le prestige
que cette remarquable capacité a procuré aux sciences physiques,
plusieurs économistes se sont donné pour objectif de doter les sciences
économiques de caractéristiques analogues à celles que l’on admire
tant dans les travaux des physiciens.
La façon d’y arriver qui a d’abord paru la plus appropriée était
de développer un langage mathématique susceptible d’être appliqué
à l’économie. Nul doute que le recours à une forme d’expression aussi
rigoureuse a constitué une importante contribution à la pensée éco-
nomique. Celle-ci s’est vue considérablement clarifiée, à la fois parce
que beaucoup d’ambiguïtés du langage ordinaire ont pu être mises en
lumière et que l’analyse a pu bénéficier grandement de l’aptitude des
mathématiques à traiter simultanément les multiples variables qui
interviennent dans tout phénomène économique concret. Comme divers
théoriciens de l’économie l’ont souligné, les modèles mathématiques,
en permettant la manipulation simultanée de plusieurs données com-
plexes, ont pu également faciliter la confrontation de théories rivales
et, de ce fait, laisser entrevoir des types d’explication qui auraient
difficilement pu être imaginés autrement4. Toutefois, ce n’est pas dire
que les explications invoquées par ces modèles ont cessé de reposer
sur la rationalité présumée des agents pour s’appuyer plutôt sur des
lois économiques que leur rigueur aurait rendu similaires aux lois de
la physique. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à se rappeler la façon de
faire qui a permis à Alfred Marshall de devenir l’un des tout premiers
économistes à mettre au point une théorie développée dans un langage
mathématique cohérent et remarquablement bien adapté. En effet,

[4] Voir, par exemple, B. Stigum, Toward a Formal Science of Economics, The MIT Press,
1990, p. 15-16.
497
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité

l’auteur des Principles of Economics, dont les nombreuses éditions ont


tant contribué à orienter la pensée économique sur cette voie, y est
parvenu en regroupant dans un célèbre Appendice mathématique les
notes qui ne visaient qu’à traduire dans un langage mathématique les
principales thèses que l’ouvrage exposait dans un langage traditionnel
prenant volontiers appui sur le principe de rationalité.
Il est vrai que les économistes qui, par la suite, ont développé des
modèles mathématiques beaucoup plus sophistiqués n’ont pas tou-
jours cherché aussi explicitement à mettre en lumière la rationalité
des agents qui conférait pourtant, en dernier ressort, une certaine
pertinence et un pouvoir explicatif à leurs thèses. Dans la mesure où
il s’agissait de minimiser l’écart entre science économique et science
physique, il importait surtout de construire des modèles à l’aide d’ins-
truments similaires à ceux auxquels recouraient les physiciens. Or,
cette réorientation de la pensée économique ne pouvait qu’occulter
passablement le rôle joué par la rationalité, laquelle n’a aucun équi-
valent en physique et est d’une nature assez fuyante et difficile à
cerner avec précision. La présence gênante de la rationalité était en
quelque sorte dissimulée derrière des concepts mathématiques comme
ceux d’équilibre, de maximisation et d’optimisation sous contraintes.
Pourtant, ces derniers concepts ne retrouvent un pouvoir explicatif
que si l’on fait ressurgir la rationalité qu’ils dissimulent. Un modèle
qui, par exemple, fait intervenir la maximisation des profits n’est
explicatif (et intéressant) que dans la mesure où l’on s’appuie sur l’idée
voulant qu’un agent rationnel cherche à accroître ses revenus. C’est,
en effet, sur cette base que les capitalistes présumés rationnels, qui
sont les moteurs du mécanisme analysé, peuvent être présentés, au
moins implicitement, comme des agents dont les décisions sont systé-
matiquement motivées par le désir d’augmenter leurs profits.

V. Préférences révélées et réinterprétation de la rationalité


Il ne suffisait donc pas de recourir à un appareil mathématique
pour se débarrasser de la rationalité. L’autre stratagème auquel les
économistes du dernier demi-siècle ont massivement eu recours pour se
rapprocher des sciences physiques a été de reformuler la notion même
de rationalité en s’engageant sur une voie ouverte, entre autres, par
Paul Samuelson. Puisque le problème tenait au fait que les préférences
sont trop subjectives pour se prêter à des mesures exactes, pourquoi
ne pas inverser le cheminement de la pensée et laisser les choix, qui
eux au moins peuvent être observés, « révéler » les préférences qui les
498
Philosophie économique

déterminent ? Seulement pour qu’une telle entreprise soit possible, il


fallait que les choix observés soient cohérents. Aucune préférence pré-
cise ne pourrait être révélée par des choix qui se contrediraient. Une
parfaite cohérence entre les choix d’un agent économique était donc
une stricte condition pour la construction de modèles économiques
basés sur la révélation des préférences. Aussi a-t-il paru approprié aux
yeux d’une très large part des économistes de la deuxième moitié du
XXe siècle, de faire de la cohérence l’expression même de la rationalité
que l’on s’était habitué à présenter comme le principe fondamental de
l’analyse économique.
Il est vrai qu’un individu qui inverserait constamment sa décision
quand les paramètres d’une situation demeurent inchangés pourrait
être qualifié d’irrationnel. Toutefois, la cohérence ne suffit pas. Si,
dans la même situation, cet individu demeurait obstinément cohérent
dans le choix d’une décision qui lui est clairement préjudiciable, il ne
serait guère plus rationnel. Bref, on ne semblait pas voir que faire de
la cohérence le caractère distinctif de la rationalité, c’était dépouiller
celle-ci des traits qui lui ont permis de donner sens à l’argumentation
économique traditionnelle. Il est vrai qu’interdire à un agent écono-
mique rationnel de préférer B à A s’il a déjà affiché une préférence
pour A dans un choix entre A et B permet de caractériser le compor-
tement de cet agent économique d’une façon qui a l’avantage de se
prêter mieux à l’établissement de lois et de modèles mathématiques
bien définis. Cependant, cette redéfinition ne pouvait que dissoudre ce
qui donne à l’idée de rationalité sa capacité d’expliquer l’origine d’une
situation économique observée dans le monde réel, car cette rationa-
lité rigidifiée est loin d’être celle qui anime les agents économiques.
Ceux-ci peuvent être dits rationnels dans la mesure où ils peuvent
s’adapter plus ou moins à toute situation qui se présente, ce qui leur
permet d’agir en fonction de cette situation telle qu’ils la perçoivent et
de manière à satisfaire le mieux possible leurs intérêts tels qu’ils les
comprennent, tout en respectant les valeurs auxquelles ils adhèrent.
Or les agents économiques sont susceptibles d’apprendre constam-
ment, à la fois parce qu’ils s’engagent dans des processus d’éducation
plus ou moins systématiques (école, université, échanges dans un
milieu communautaire, etc.) et parce qu’ils prennent des décisions et,
du coup, apprennent de leurs erreurs. En outre, ces agents sont sujets
à des changements de goûts qui sont souvent, mais pas forcément,
reliés à cet apprentissage continu. Il est donc normal et plutôt ration-
nel qu’un agent économique préfère maintenant B à A après avoir
499
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité

explicitement préféré A à B à une période où son savoir et ses goûts


étaient moins développés. Ne pas reconnaître cela, c’est transformer
l’agent économique en un individu esclave de son passé et de moins en
moins capable de calcul économique véritablement rationnel, puisque
ses choix sont de plus en plus déterminés par des décisions prises
antérieurement dans un contexte différent5 . Ceci n’exclut pas qu’au
niveau global, l’agencement de ces décisions largement prédétermi-
nées par une cohérence factice puisse assez fréquemment déboucher
sur une approximation jugée satisfaisante des phénomènes observés,
même si, en cours de route on a perdu, avec la véritable rationalité,
la possibilité d’apporter une explication fine et convaincante de ces
phénomènes. Certes, sans être gêné par la présence d’une rationalité
trop fuyante, on a pu construire des modèles permettant occasionnel-
lement de prédire certains phénomènes de façon possiblement utile,
mais cela ne veut pas dire que les phénomènes approximativement
prédits s’en sont trouvés expliqués pour autant.
Il est vrai que la physique nous offre des explications exceptionnel-
lement convaincantes sans pouvoir recourir à la notion de rationalité,
laquelle ne contribuerait évidemment en rien à expliquer les phéno-
mènes dont elle entend rendre compte. Si les physiciens soutiennent
que tous les corps s’attirent mutuellement, ce n’est évidemment pas
parce qu’ils trouvent rationnel ou raisonnable de les voir s’attirer ainsi
plutôt que de se repousser ou de se montrer indifférents les uns aux
autres. C’est plutôt parce qu’ils ont pu montrer que, pour peu que l’on
postule que les corps s’attirent selon un mode qu’ils ont su préciser,
des phénomènes de caractère très différents et apparemment sans
rapport entre eux (chute des corps, marées, mouvements des planètes,
etc.) deviennent interdépendants et soumis à une régularité qui les
rend conformes aux attentes que génère ce postulat. C’est que, si
l’on accepte cela, tout s’explique, tout « se tient », bref, tout devient
parfaitement cohérent. C’est que, face à une telle cohérence, il n’y
a plus de raison de craindre que le monde ne soit qu’un chaotique
produit du hasard ou même qu’il soit régi par des lois qui n’entre-
tiendraient aucun rapport entre elles, ce qui serait effectivement fort
gênant pour quiconque désire y comprendre quelque chose. En outre,
quand on mesure le degré de cette attraction universelle ou de tout

[5] Pour une analyse plus détaillée des problèmes associés à la rationalité-cohérence ainsi
qu’à quelques autres thèmes évoqués ici, voir M. Lagueux, Rationality and Explanation
in Economics, Routledge, 2010.
500
Philosophie économique

autre phénomène auquel de telles lois s’appliquent, on obtient, dans


tous ces cas, une exactitude dans la conformité à la loi qu’il serait
absurde d’attribuer au hasard. De là notre conviction que les lois de
la physique régissent bien les faits observés et qu’elles répondent de
façon fort éclairante à nos multiples demandes d’explication. Aussi,
les physiciens ne se plaignent-ils jamais du fait que les objets qu’ils
étudient ne se comportent pas de façon « rationnelle ». Envoûtés par
cette façon de voir, plusieurs économistes aimeraient bien être en droit
d’afficher la même indifférence à l’égard des comportements rationnels
des agents qui sont à l’origine des phénomènes qui les intéressent.
Les économistes ne peuvent manifestement pas invoquer ce type
d’explication qui repose sur la cohérence des lois et des faits obser-
vés, laquelle n’a rien à voir avec la cohérence imputée aux agents des
modèles abstraits qu’ils construisent. On ne peut, en effet, dégager des
phénomènes économiques étudiés des lois dignes de ce nom, sinon des
lois extrêmement vagues comme la « loi » de l’offre et de la demande,
que l’on trouve déjà esquissée chez Aristote et même dans le premier
livre de l’Ancien Testament6 . Or, ce ne sont pas des lois de ce genre
qui pourraient fonder une explication reposant sur une régularité et
une cohérence cautionnée par des mesures d’une exactitude à couper
le souffle. On ne peut donc compter sur elles pour générer la satis-
faction intellectuelle qui, en physique, tient à ce que l’ensemble des
phénomènes s’expliquent par des lois rigoureusement exactes et sys-
tématiquement interreliées.

VI. Que reste-t-il de la rationalité en économie évolutionniste ?


Toutefois, il n’y a pas que la physique qui peut inspirer les écono-
mistes. La biologie évolutionniste propose un tout autre type d’explica-
tion qui permet de rendre compte de l’apparition et du développement
des espèces végétales et animales, ainsi que de leur étonnante adap-
tation à leur milieu. Bien qu’elle ne puisse, pas plus que la physique,
recourir à la rationalité, cette science ne repose pas, comme cette
dernière, sur une désarmante régularité dans la manifestation de lois
générales. Certes, on peut observer dans les processus qu’elle met en
lumière une régularité souvent remarquable qui permet de dégager
diverses lois, mais cette science n’aurait pu atteindre le statut qui en
fait, pour la qualité de ses explications, une rivale de la physique, sans

[6] Aristote, Politique, 1259a : 15-18 et Genèse 41 : 29-30 et 48-57 ainsi que 47 : 14-16.
501
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité

son recours décisif à la sélection naturelle. Selon cette théorie, que


nous devons à Darwin, des variations plus ou moins aléatoires dans
ce qui détermine un individu – génétiquement, comme on le compren­
dra plus tard – peuvent se révéler favorables à une adaptation au
milieu où cet individu se développe. Cette situation procure à ceux qui
en sont les dépositaires de plus grandes chances de transmettre ces
caractéristiques à leur progéniture. Dès lors, celle-ci devient de plus
en plus représentative de son espèce, du fait de sa croissance accélé-
rée qui, de génération en génération, est la conséquence de ces traits
favorables. Comme une espèce de mieux en mieux adaptée résulte
de ce processus, c’est sur cette base que la formation et l’adaptation
des espèces se sont vues expliquées d’une façon convaincante qui ne
pouvait manquer, tout comme les explications offertes par la physique,
de suggérer de nouvelles voies aux économistes.
Puisqu’il ne semble pas facile de modeler la science économique sur
la science physique, il n’est pas étonnant que plusieurs économistes
contemporains se soient tournés plutôt vers cette biologie évolution-
niste dont les résultats scientifiques spectaculaires ont pu rivaliser, ou
presque, avec ceux qu’obtiennent les physiciens. Comme elle s’intéresse
essentiellement au développement du vivant, la biologie évolutionniste
occupe un terrain qui est beaucoup moins éloigné de celui où évoluent
les économistes que ne l’est celui où ont pu s’illustrer les physiciens.
En outre, le rapprochement se justifie d’autant plus que, tout comme
la théorie économique, la théorie de l’évolution ne peut guère prendre
appui, comme la physique, sur d’indéfectibles régularités qu’elle aurait
pu mettre en évidence dans les phénomènes qu’elle étudie.
Or, c’est surtout par le biais de la théorie des jeux que les éco-
nomistes ont pu s’inspirer de la théorie darwinienne de l’évolution.
En fait, la théorie classique des jeux en est fort éloignée, puisque la
rationalité des agents y est présumée maximale, alors qu’elle ne joue
aucun rôle en théorie de l’évolution. Toutefois si l’on suppose que des
jeux sont répétés indéfiniment entre les mêmes adversaires ou entre
les mêmes groupes ou types d’adversaires, des stratégies qui étaient
rationnelles mais non optimales en théorie classique (comme l’illustre
typiquement le dilemme du prisonnier) finissent par être abandon-
nées au profit de stratégies apparemment moins rationnelles mais
susceptibles de procurer à chacun des adversaires une situation plus
avantageuse ou mieux adaptée. Comme ceux qui adoptent de telles
stratégies avantageuses ont plus de chances de survivre, ces stratégies
se répandront progressivement dans les populations. Il n’en fallait pas
502
Philosophie économique

plus pour que cette façon de voir soit assimilée à une sorte de sélection
naturelle et que l’on parle de diffusion des stratégies avantageuses
parmi les populations7.
Bien sûr, s’il s’agit d’expliquer comment certaines dispositions sont
apparues dans des populations données, c’est effectivement une sorte
de sélection naturelle plutôt que la rationalité qu’il faut invoquer, car
les dispositions qui nous caractérisent auraient difficilement pu être
choisies rationnellement. Reste cependant que, même dans des jeux
répétés indéfiniment, les agents sont appelés à choisir et occasionnel-
lement à modifier leur stratégie. Certes la rationalité qui les guide
alors est plutôt minimale dans la mesure où elle ne peut se manifester
que dans une préférence pour les options qui se sont massivement
révélées les plus avantageuses. Mais en cela cette rationalité minimale
ne diffère pas tellement, on l’a vu, de celle que requérait l’économie
la plus classique. Si, par contraste avec une théorie physique, où il
serait évidemment absurde d’invoquer la rationalité de quelconques
agents, une théorie économique peut expliquer un phénomène, c’est
parce que les comportements observés sont ce qu’ils sont du simple fait
que les agents sont assez rationnels pour choisir – ou, si l’on préfère,
ne sont pas assez stupides pour ne pas choisir – de faire ce qui leur
semble le plus avantageux. C’est en ce sens qu’une certaine forme de
rationalité, fût-elle minimale, continue de jouer un rôle même dans
une approche qui met l’accent sur la diffusion des stratégies. Par
contre, ce qu’il paraît plus difficile d’inscrire dans une telle approche,
c’est la rationalité-cohérence puisque celle-ci se concilie mal avec les
apprentissages, les changements de goût et les adaptations progres-
sives qu’on ne peut guère dissocier d’une perspective évolutionniste.
Il reste donc une place pour la rationalité en économie, d’autant
qu’il serait bien excessif de prétendre que toutes les activités humaines
seraient générées par une diffusion de stratégies qui s’imposeraient
aux agents. Il ne fait pas de doute que cette perspective évolution-
niste offre aux économistes quelque chose de fort intéressant à explo-
rer. Toutefois, on aurait tort de rejeter trop vite toute référence à la
rationalité simplement parce que celle-ci, il faut le reconnaître, ne se
prête pas aisément aux modes d’analyse qui ont assuré aux sciences
naturelles un prestige et une crédibilité à laquelle les économistes
peuvent légitimement, certes, mais, compte tenu des caractéristiques
propres à leur objet, beaucoup plus difficilement aspirer.

[7] H. Gintis, Game Theory Evolving, 2e éd., Princeton University Press, 2009, p. xvi.
Théorie des jeux
et analyse économique des institutions
Cyril HÉDOIN

D
u point de vue de l’analyse économique, les institutions peuvent
se définir comme l’ensemble des normes sociales, des règles, des
conventions et des organisations qui génèrent, au sein d’une
population donnée, des régularités de comportement suffisamment
stables et durables pour qu’elles soient en principe prévisibles par les
membres de cette population1. Cette définition, très large, reflète l’é­
tendue du champ dit de l’analyse économique des institutions, ou
« économie des institutions » plus simplement. L’économie des insti-
tutions est ainsi le champ de la science économique qui s’intéresse à
la manière dont s’organisent les interactions sociales, en particulier
les relations d’échange, sur la base de règles, de normes et de conven-
tions. Elle vise notamment à étudier la manière dont les institutions
émergent, sont créées et évoluent, mais aussi à déterminer leurs effets
en termes d’efficience et d’équité sur le plan du bien-être social. Elle
doit permettre, enfin, de comprendre les mécanismes cognitifs et
sociaux qui sous-tendent le fonctionnement des institutions, en par-
ticulier via leur influence sur le comportement des individus.
Même si aujourd’hui l’analyse économique standard, au moins en ce
qui concerne sa branche microéconomique, est virtuellement devenue
une analyse économique des institutions à part entière2, la question
des institutions a pendant longtemps été considérée comme étant en
dehors du champ de la science économique. Cela peut s’expliquer par
le fait que le programme de recherche néoclassique dominant pen-
dant l’essentiel du XXe siècle s’est historiquement construit sur une

[1] Pour une définition similaire mais qui diffère dans ses détails, voir A. Greif, Institutions
and the Path to the Modern Economy : Lessons from Medieval Trade, Cambridge University
Press, 2006.
[2] D. Ross, Philosophy of Economics, Palgrave Macmillan, 2014.
504
Philosophie économique

définition étroite de la science économique comme théorie des prix et


du fonctionnement du marché de concurrence parfaite 3 . Une autre
raison complémentaire sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir
est que la prise en compte des institutions s’accommode mal d’un cloi-
sonnement disciplinaire trop strict. Or, c’est aussi sur la base d’un tel
cloisonnement que la science économique standard s’est développée à
partir des années 1920. La conséquence directe est que l’économie des
institutions s’est initialement et pendant très longtemps développée
dans le cadre d’une variété d’approches dites « hétérodoxes » se plaçant
en opposition à l’économie néoclassique – dominante, la plupart du
temps, à la fois sur les plans scientifique (méthodologique et théorique)
et idéologique. En particulier, la genèse de l’économie des institutions
est indissociable des apports des différentes écoles « historiques » et
« institutionnalistes » qui ont vu le jour en Europe (Allemagne, France,
Grande-Bretagne) et aux États-Unis au XIXe et dans la première
moitié du XXe siècle. Parmi les auteurs majeurs qui ont contribué à ce
que nous avons caractérisé ailleurs comme le programme de recherche
de « l’institutionnalisme historique »4 , on peut mentionner notamment
Gustav Schmoller, Thorstein Veblen et Karl Polanyi. Principal repré-
sentant de l’école historique allemande, Schmoller est principalement
connu pour la querelle méthodologique qui l’a opposé à Carl Menger5.
Il est aussi cependant le premier économiste à proposer une définition
« moderne » du concept d’institution et à en faire un élément central de
l’analyse économique. Économiste américain d’origine norvégienne,
Veblen est quant à lui l’instigateur du courant de l’institutionnalisme
américain qui a dominé la science économique américaine jusqu’à la
fin des années 19306 . Veblen conçoit l’économie comme la science de

[3] Lequel est néanmoins incontestablement une institution, bien que purement hypothé-
tique et théorique. Si le programme de recherche néoclassique, au moins dans sa partie
correspondant aux travaux sur l’équilibre général, a ignoré la dimension institutionnelle
du marché, c’est essentiellement parce que ce dernier était conçu comme un objet mathé-
matique ayant certaines propriétés, et non comme une réalité empirique se manifestant
au travers d’une diversité de formes concrètes.
[4] C. Hédoin, L’Institutionnalisme historique et la relation entre théorie et histoire en économie,
Classiques Garnier, 2014.
[5] Ironiquement, bien que Menger soit considéré comme l’un des fondateurs du marginalisme,
courant duquel est issue l’économie néoclassique, il est aussi à l’origine d’une analyse
évolutionniste (ou « génétique ») de certaines institutions telles que la monnaie qui a été
redécouverte au travers de la théorie des jeux.
[6] G.M. Hodgson, The Evolution of Institutional Economics : Agency, Structure, and Darwinism
in American Institutionalism, Routledge, 2004.
505
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

l’évolution des institutions et considère que l’analyse des institutions


doit se faire sur les bases d’une démarche darwinienne7. Enfin, éco-
nomiste d’origine hongroise, Karl Polanyi est à l’origine d’importantes
contributions en anthropologie et histoire économiques. Sur le plan
méthodologique, il est de tous les auteurs institutionnalistes celui
qui mettra en avant le plus clai­rement la spécificité historique des
théories, c’est-à-dire le fait qu’une théorie donnée est plus ou moins
pertinente pour comprendre les phénomènes économiques en fonction
du cadre institutionnel dans lequel sont encastrés ces phénomènes8 .
L’influence de l’institutionnalisme historique sur l’analyse éco-
nomique standard reste toutefois marginale pendant l’essentiel du
XXe siècle. La raison majeure tient aux positions méthodologiques
et théoriques des auteurs institutionnalistes, en rupture avec celles
de l’économie néoclassique. Ce n’est que dans les années 1970 que
la question des institutions commence à être traitée par l’analyse
économique standard, au travers de ce qui est traditionnellement
appelé la « nouvelle économie institutionnelle ». Ronald Coase et Oliver
Williamson, via le concept de coût de transaction, développent les
premières analyses de la variété des arrangements institutionnels
présidant aux échanges économiques et Douglass North montrera,
dans une perspective à la fois théorique et historique, l’importance
des institutions pour comprendre le processus du développement
économique. C’est également durant cette période que la théorie des
jeux devient progressivement l’outil central de l’ensemble de l’ana-
lyse microéconomique. La publication en 1981 de l’ouvrage Economic
Theory of Social Institutions d’Andrew Schotter9 constitue le point de
départ d’une littérature aujourd’hui abondante mobilisant la théorie
des jeux dans l’analyse des institutions10.

[7] T. Veblen, « Why Is Economics Not an Evolutionary Science ? », Quarterly Journal of Economics
12(4), 1898, p. 373-397.
[8] Hédoin, L’Institutionnalisme historique et la relation entre théorie et histoire en économie,
op. cit.
[9] A. Schotter, The Economic Theory of Social Institutions, Cambridge University Press, 1981.
[10] On notera toutefois que l’ouvrage de Schotter n’est pas le premier à mobiliser une analyse
en termes de théorie des jeux pour l’étude des institutions, cf. D.K. Lewis, Convention :
A Philosophical Study, John Wiley and Sons, 1969. Cf. également E. Ullmann-Margalit,
The Emergence of Norms, Clarendon Press, 1977. Ces travaux ne sont toutefois pas le fait
d’économistes et utilisent la théorie des jeux essentiellement comme un cadre conceptuel
et non comme un outil mathématique à proprement parler.
506
Philosophie économique

L’objectif de ce chapitre est de proposer une analyse des implica-


tions ontologiques et des enjeux méthodologiques qui résultent de
l’utilisation de la théorie des jeux pour étudier les institutions. On dis-
tingue deux approches génériques : une approche « évolutionniste » et
une approche « épistémique ». Tandis que la première s’intéresse essen-
tiellement aux mécanismes d’émergence et d’évolution des institutions,
la seconde porte davantage sur les mécanismes qui sous-tendent leur
fonctionnement. Ces deux approches sont largement complé­men­taires
même si dans les faits leur articulation reste encore à mettre en
œuvre. La distinction adoptée recouvre partiellement une autre dis-
tinction jusqu’alors davantage mise en avant entre institutions comme
règles et institutions comme équilibres11. Toutefois, dans la mesure où
l’utilisation de la théorie de jeux dans le cadre de l’économie des insti-
tutions s’accompagne nécessairement de la mobilisation d’un concept
d’équilibre, cette dernière s’avère ici moins pertinente12.
Ce chapitre est organisé en cinq sections. La section I revient briè-
vement sur le problème de l’indétermination en théorie des jeux, selon
lequel il est impossible pour de nombreuses interactions stratégiques
de déterminer formellement un profil stratégique unique devant être
joué. Le concept d’institution apparaît en effet comme un moyen de
dépasser ce problème et c’est cette perspective qui a largement motivé
le rapprochement entre théorie des jeux et économie des institutions.
Les sections II et III présentent respectivement les approches évolu-
tionniste et épistémique. La première a été essentiellement mobilisée
pour rendre compte de l’émergence des institutions, tandis que la
seconde permet de comprendre dans quelle mesure les institutions
servent de ressources épistémiques aux agents pour se coordonner. La
section IV discute de l’articulation entre modèles de théorie des jeux
et analyses historiques des institutions telle qu’elle est notamment
développée dans le cadre de la méthode de « narration analytique ».
Elle examine par ailleurs les implications des développements pré-

[11] A. Greif & C. Kingston, « Institutions : Rules or Equilibria ? », in N. Schofield & G. Caballero
(eds.), Political Economy of Institutions, Democracy and Voting, Springer, 2011, p. 1343.
Voir aussi F. Hindriks & F. Guala, « Institutions, Rules, and Equilibria : A Unified Theory »,
Journal of Institutional Economics 11(3), 2015, p. 459-480.
[12] Notre distinction peut en revanche être rapprochée de celle mentionnée par Samuel Bowles
entre une institution comme équilibre et une institution comme jeu dans son ensemble, la
spécification de ce dernier incluant un concept d’équilibre, cf. S. Bowles, Microeconomics :
Behavior, Institutions, and Evolution, Princeton University Press, 2006.
507
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

cédents concernant la place de l’individualisme méthodologique en


sciences sociales. La section V conclut.

I. Les institutions et le problème de


l’indétermination en théorie des jeux
En tant que branche des mathématiques, la théorie des jeux
telle que développée initialement par John von Neumann et Oskar
Morgenstern13 était conçue comme une théorie de la rationalité dans
un cadre d’interactions stratégiques14 . Autrement dit, il s’agissait
de concevoir une théorie déterminant, pour tout type d’interaction
envisageable, une et une seule action rationnelle pour chaque joueur.
Toutefois, il est rapidement apparu qu’en dehors du cadre restrictif des
jeux à somme nulle, une telle recommandation ne peut être déduite
de la seule spécification formelle d’un jeu. La figure 1 ci-dessous
constitue une simple illustration de ce problème :

Joueur 2
A B
A 2 ; 2 0 ; 0
Joueur 1
B 0 ; 0 1 ; 1

Comme il est de coutume, on suppose que les caractéristiques du


jeu (identité des joueurs, stratégies pures à disposition, matrice de
gain) sont connaissance commune des joueurs. On suppose également
que les gains sont mesurés en termes d’utilités cardinales. Enfin,
les joueurs sont rationnels (c’est-à-dire qu’ils maximisent leur utilité
espérée) et cette information est également connaissance commune.
Le jeu correspondant à la matrice de la figure 1 est un jeu de coor-
dination (les préférences des joueurs sur les profils stratégiques sont
identiques) et comporte deux équilibres de Nash en stratégies pures,
dont l’un est optimal au sens de Pareto (l’équilibre [A ; A])15. Bien que
le sens commun suggère que la stratégie A soit la seule recomman-

[13] O. Morgenstern & J. Von Neumann, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton
University Press, 1944.
[14] N. Giocoli, Modeling Rational Agents : From Interwar Economics to Early Modern Game
Theory, Edward Elgar Publishing, 2003.
[15] Un équilibre de Nash est un profil stratégique tel que chaque joueur joue sa meilleure
réponse (ou l’une de ses meilleures réponses) étant donné le choix des autres joueurs. Le
508
Philosophie économique

dation rationnelle, les joueurs ne peuvent parvenir unilatéralement


à cette conclusion : ainsi, le joueur J1 ne choisira la stratégie A que
s’il accorde une probabilité supérieure à 1/3 au fait que le joueur J2
choisisse également A. Étant donné que J1 sait que J2 est rationnel,
il sait cependant que J2 choisira A seulement si J2 pense que J1 choi-
sira A avec une probabilité de 1/3. De plus, comme J1 sait que J2 sait
que J1 est rationnel, il sait également que J2 ne choisira A que si J2
pense que J1 pense que J2 choisira A avec une probabilité supérieure
à 1/3. La rationalité et les préférences des joueurs étant connaissances
communes, le raisonnement de chaque joueur se développe ainsi selon
une succession d’itérations infinies sans qu’il soit possible de parvenir
à une conclusion définitive16 . Le théoricien est dans l’incapacité de
produire une recommandation et les joueurs ne peuvent déterminer
quelle est la meilleure stratégie.
Dans l’exemple précédent, l’indétermination est liée à l’existence
d’équilibres de Nash multiples. Empiriquement, la plupart des inter­
ac­tions stratégiques se caractérisent par une telle multiplicité des
équilibres. Cependant, même dans les cas de figure ne comportant
qu’un seul équilibre de Nash, une forme d’indétermination peut se
produire. Le jeu décrit dans la figure 2 donne une illustration :

Joueur 2
D E F
A 20 ; 8 8 ; 1 8 ; 1
Joueur 1 B 4 ; 3 10 ; 0 4 ; 20
C 4 ; 3 6 ; 4 50 ; 2

On suppose de nouveau que le jeu et la rationalité des joueurs sont


connaissance commune. Le jeu ne comporte qu’un seul équilibre de
Nash, à savoir le profil [A ; D]. Cependant, en l’absence de communi-
cation ou d’un autre élément indiquant aux deux joueurs que chacun

jeu Hi-Lo comprend un troisième équilibre dans lequel chaque joueur joue une stratégie
mixte consistant à jouer A avec une probabilité 1/3.
[16] L’abandon de l’hypothèse de connaissance commune de la rationalité ne permet pas de
résoudre complètement ce problème. Ainsi, si l’on suppose que la rationalité des joueurs
est seulement connaissance mutuelle (chaque joueur sait que tous les joueurs sont ration-
nels), jouer A n’est rationnel que si J1 pense que J2 attribue une probabilité supérieure
à 1/3 au fait que J1 joue A. Toutefois, le joueur J1 n’a pas plus de raisons justifiant cette
croyance que de raisons justifiant n’importe quelle autre croyance. En ce sens, l’indéter-
mination subsiste.
509
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

s’attend à ce que l’équilibre de Nash soit joué, chaque joueur peut être
amené rationnellement à jouer n’importe laquelle de ses stratégies
pures. Ainsi, supposons que J1 attribue une probabilité de 1 au fait
que J2 joue F (auquel cas J1 envisage de jouer C). Étant donné que
J1 sait que J2 est rationnel, J1 sait que cela implique que J2 pense
que J1 va jouer B. De même, étant donné que J1 sait que J2 sait que
J1 est rationnel, J1 sait que cela implique que J2 pense que J1 pense
que J2 va jouer E. Par le même raisonnement, J1 sait alors que cela
implique que J2 pense que J1 pense que J2 pense que J1 va jouer C.
Finalement, J1 sait que cette conclusion implique que J2 pense que J1
pense que J2 pense que J1 pense que J2 va jouer F. Bien que le profil
[C ; F] ne soit pas un équilibre, la stratégie C est néanmoins rationa-
lisable du point de vue de J1 dans le sens où il existe un ensemble de
conjectures que J1 attribue à J2 tel que ce profil est cohérent avec la
connaissance commune de la rationalité. Cela ne fait que renforcer
le problème de l’indétermination dans la mesure où il est établi que
toute stratégie qui n’est pas strictement dominée peut être rationa-
lisée de la sorte17. L’attractivité du concept d’équilibre de Nash tient
en partie au fait que, dans les cas où les joueurs ont la possibilité au
préalable de s’entendre explicitement sur le profil stratégique à implé-
menter, l’accord ne pourra porter que sur un profil correspondant à
un équilibre de Nash18 . Toutefois, en dehors de telles situations, un
équilibre de Nash ne sera joué que si chaque joueur pense que tous
les joueurs joueront un équilibre de Nash, qui plus est le même (en
cas d’équilibres multiples). Or, rien ne justifie une telle croyance sur
un plan strictement logique.
Les théoriciens des jeux ont adopté deux stratégies très différentes
face au problème de l’indétermination. La première approche, suggérée
dès la fin des années 1950 par Thomas Schelling19, consiste à consi-
dérer que le raisonnement stratégique des joueurs repose né­ces­sai­
rement sur des éléments qui sont en dehors de la description formelle
du jeu. Schelling met ainsi en avance l’importance de la saillance et
des points focaux pour comprendre les mécanismes de coordination
entre des agents raisonnant de manière stratégique. La seconde stra-
tégie correspond au programme de recherche dit du « raffinement du

[17] D.G. Pearce, « Rationalizable Strategic Behavior and the Problem of Perfection »,
Econometrica 52(4), 1984, p. 1029-1050.
[18] D.M. Kreps, Game Theory and Economic Modelling, Clarendon Press, 1990.
[19] T.C. Schelling, The Strategy of Conflict, Harvard University Press, 1960.
510
Philosophie économique

concept d’équilibre » développé dans les années 1970 et 198020. Ce der-


nier a consisté à proposer de nouveaux concepts d’équilibre plus res-
trictifs afin notamment de limiter les occurrences de cas à équilibres
multiples : équilibre parfait en sous-jeux, équilibre bayésien parfait,
équilibre séquentiel, etc. Contrairement à la première stratégie, il
s’agit ici de dépasser l’indétermination tout en restant dans le cadre
de la description formelle du jeu. Les deux stratégies ont toutefois
connu un succès limité, pour des raisons différentes. L’approche en
termes de saillance et de points focaux souffre d’un caractère ad hoc
en dépit de l’existence de plusieurs travaux tentant d’endogénéiser
l’émergence et le fonctionnement des points focaux 21. Le programme
du raffinement du concept d’équilibre n’est quant à lui pas parvenu à
résoudre le problème de l’indétermination pour plusieurs raisons : en
premier lieu, les divers concepts d’équilibre n’ont pas permis d’élimi-
ner l’existence d’équilibres multiples, en particulier dans les jeux à
information imparfaite. Ensuite, ces concepts reposent le plus souvent
sur des hypothèses épistémiques très fortes et irréalistes. Enfin, sur
un plan technique et logique, il a été suggéré qu’ils ne permettent pas
de traiter de manière satisfaisante de la question du raisonnement
des joueurs « hors équilibre »22.
C’est dans ce contexte que la rencontre de l’économie des institutions
et de la théorie des jeux doit s’analyser. Ainsi que nous l’expliquons
plus bas, la théorie des jeux va constituer une ressource importante
pour comprendre les mécanismes d’émergence et de fonctionnement
des institutions. Par ailleurs, le concept d’institution va s’avérer utile
dans le cadre du problème de l’indétermination, dans la mesure où il
va permettre de remédier au moins partiellement aux déficiences des
stratégies évoquées ci-dessus.

II. Théorie des jeux et institutions :


l’approche « évolutionniste »
Nous appelons ici « approche évolutionniste » l’ensemble des travaux
qui mobilisent la théorie des jeux dans l’optique d’expliquer les méca-
nismes qui président à l’émergence et à l’évolution (et/ou à la stabilité)

[20] J.C. Harsanyi & R. Selten, A General Theory of Equilibrium Selection in Games, MIT
Press, 1988.
[21] Voir par exemple R. Sugden, « A Theory of Focal Points », Economic Journal 105(430),
1995, p. 533-550.
[22] C. Bicchieri, Rationality and Coordination, CUP Archive, 1997.
511
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

des institutions. Dans cette optique, les institutions vont formellement


être assimilées à un équilibre dans le cadre d’un jeu donné23. Après
avoir caractérisé sur un plan formel cette approche (1), on évoquera
brièvement deux applications : l’émergence des points focaux (2) et la
coévolution institutions/préférences (3).
II.1. L’approche évolutionniste : une caractérisation formelle
L’approche évolutionniste englobe un grand nombre de travaux
qui ont en commun d’identifier une institution à un profil straté-
gique ayant les deux propriétés suivantes : i) tous les joueurs maxi-
misent leur utilité espérée et ii) les croyances des joueurs concernant
le compor­tement des autres sont cohérentes et correctes. Au-delà
de cette caractéristique formelle commune, les travaux relevant de
l’approche évolutionniste partagent également un cadre conceptuel
consistant à analyser les institutions, leur stabilité et leur évolution,
au travers des incitations expliquant le comportement des agents24. Ils
diffèrent toutefois sensiblement les uns des autres concernant le type
de modélisation de théorie des jeux adopté et le degré de rationalité
conféré aux agents économiques. On range ainsi dans cette catégorie
des modèles authentiquement évolutionnistes issus de la biologie et
reposant sur des agents dotés d’une rationalité myope. Ces modèles
reposent le plus souvent sur une simple règle de dynamique de répli-
cation spécifiée au niveau de la population et selon laquelle le taux de
diffusion d’un comportement dans une population est fonction linéaire
du différentiel d’utilité apporté par ce comportement par rapport à
l’utilité moyenne dans la population. Ce type de modèles a ainsi été
utilisé pour étudier l’évolution des normes de justice et d’équité25 et
de différentes formes de conventions (de réciprocité, de coordination,
de propriété)26 . Relèvent également de l’approche évolutionniste des
modèles qui s’éloignent de la métaphore biologique et qui s’intéressent
aux mécanismes d’apprentissage par lesquels les agents adaptent

[23] Voir C. Hédoin, « Accounting for Constitutive Rules in Game Theory », Journal of Economic
Methodology 22(4), 2015, p. 439-461.
[24] Pour une explicitation de ce cadre conceptuel et de ses implications sur le plan ontologique,
cf. J P. Smit, F. Buekens & S. du Plessis, « What Is Money ? An Alternative to Searle’s
Institutional Facts », Economics and Philosophy 27(1), 2011, p. 122. Voir également, des
mêmes, « Developing the Incentivized Action View of Institutional Reality », Synthese,
2013, p. 118.
[25] B. Skyrms, Evolution of the Social Contract, Cambridge University Press, 1996.
[26] R. Sugden, The Economics of Rights, Cooperation and Welfare, Palgrave Macmillan, 1986.
512
Philosophie économique

progressivement leurs comportements27. Outre l’ouvrage pionnier de


Schotter déjà mentionné, on peut citer les travaux de Peyton Young qui
rendent compte de la manière dont des agents dotés d’une rationalité
limitée génèrent des régularités de comportement se cristallisant au
sein d’institutions28 .
Ainsi que le montre Masahiko Aoki 29, un cadre formel commun
est sous-jacent à l’ensemble des modèles relevant de l’approche évolu-
tionniste. Soit un jeu Γ : <  N, φ, {Si, ui}i∈N > décrivant une interaction
stratégique donnée, avec N l’ensemble des n ≥ 2 joueurs, Si l’ensemble
(fini) de stratégies pures pour le joueur i = (1, …, n) et où S = ΠiSi
est l’ensemble (fini) des profils stratégiques défini comme le produit
cartésien des ensembles Si.φ : S → X est une fonction de conséquence
transformant tout profil stratégique en un résultat matériel x ∈ X et
ui : X → ℜ est une fonction d’utilité cardinale représentant les préfé-
rences de chaque joueur i sur les résultats matériels. Dans le cadre
de l’approche évolutionniste, il s’agit de rendre compte de la manière
dont évoluent les choix stratégiques des joueurs lorsque l’interaction
se répète. On note Γ le jeu correspondant à une répétition infinie de
l’interaction stratégique décrite par Γ. Chaque joueur i adopte une
règle de choix stratégique ri : X → Si telle que :
(1) si(t+1) = ri(x(t))
L’expression (1) indique que le choix stratégique du joueur i à la
période t+1 est fonction du résultat x (et donc des choix stratégiques
de l’ensemble des joueurs) au temps t. De manière plus générale, on
peut également considérer que chaque joueur conditionne son choix
stratégique en t+1 non pas uniquement au résultat de la période pré-
cédente mais à l’histoire complète du jeu jusqu’au temps t, à savoir
h(Γ, t) = (x(t), x(t-1), …, x0) avec x0 l’histoire à la période t = 1. Si on
note Hi l’ensemble de toutes les histoires potentiellement observées
par le joueur i, alors la règle de choix stratégique ri : Hi → Si devient :
(2) si(t+1) = ri(hi(Γ, t))

[27] D. Fudenberg & D.K. Levine, The Theory of Learning in Games, The MIT Press, 1998.
[28] H.P. Young, Individual Strategy and Social Structure : An Evolutionary Theory of
Institutions, Princeton University Press, 1998.
[29] M. Aoki, Toward a Comparative Institutional Analysis, MIT Press, 2001. Aoki inclut
également dans ce cadre les travaux qui rendent compte des institutions en termes de
jeux séquentiels et d’équilibres parfaits en sous-jeux, travaux que nous rangeons quant à
nous dans l’approche épistémique.
513
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

La fonction ri peut correspondre à un large spectre de mécanismes


cognitifs, psychologiques ou sociaux dont le contenu varie en fonction
de la nature de la rationalité dont sont dotés les agents. Cependant,
la plupart des travaux relevant de l’approche évolutionniste ne s’at-
tardent pas sur leur détermination, que ce soit sur un plan expéri-
mental ou empirique30. Sur la base de l’expression (2), on peut ensuite
déterminer une fonction de transition F : X → X qui définit le sentier
emprunté par le système correspondant au jeu Γ :
(3) x(t+1) = φ(r(x(t))) = F(x(t))
La règle r = f(r1, r2 , …, rn) qui apparaît dans l’expression (3) est elle-
même fonction des règles de choix stratégique adoptées par l’ensemble
des joueurs. Un équilibre correspond à un état du système dynamique
tel que x* = F(x*). Dans le cadre de l’approche évolutionniste, une
institution correspond à un tel état x* satisfaisant par ailleurs des
propriétés minimales de stabilité. On se restreindra ici aux modèles
proposés notamment par Sugden31 et Skyrms32 formalisant un méca-
nisme d’imitation au travers de l’équation dynamique de réplication
inspirée de la biologie. L’équation de dynamique de réplication cor-
respond à une fonction de transition F qui indique que la proportion
de joueurs suivant une stratégie s donnée s’accroît (décroît) lorsque
l’utilité espérée des joueurs adoptant cette stratégie est supérieure
(inférieure) à l’utilité espérée moyenne de l’ensemble des joueurs dans
la population. Si on écrit p(s ; t) la proportion de joueurs adoptant la
stratégie s au temps t, alors :
(4) p(s ; t+1) = p(s ; t) + f(u(s ; t) ; u(t)),
avec u(s ; t) l’utilité (espérée) conférée par la stratégie s au temps t et
u(t) l’utilité espérée moyenne au temps t. La fonction f est définie de
telle manière que
f(u(s ; t)) > 0 si u(s ; t) > u(t)
f(u(s ; t)) = 0 si u(s ; t) = u(t)
f(u(s ; t)) < 0 si u(s ; t) < u(t)
Sur la base de la dynamique de transition définie par la fonction
f, on identifie un équilibre asymptotiquement stable à un point p* tel

[30] Certains auteurs considèrent qu’il s’agit là d’une question secondaire qui ne relève pas de
l’analyse économique des institutions à proprement parler, cf. notamment Smit, Buekens
& du Plessis, « What Is Money ? An Alternative to Searle’s Institutional Facts », op. cit.
[31] Sugden, The Economics of Rights, Cooperation and Welfare, op. cit.
[32] Skyrms, Evolution of the Social Contract, op. cit.
514
Philosophie économique

que pour toute position initiale dans le voisinage de p*, limtà∞ p(t) = p*,
avec p un vecteur décrivant la distribution statistique des stratégies
dans la population33 . Dans ce cadre formel, une institution corres-
pond donc à un équilibre évolutionnaire, c’est-à-dire à une distribution
dynamiquement stable de stratégies dans la population.
Il s’agit donc pour l’approche évolutionniste d’expliquer l’émergence
et la stabilité des institutions sur la base des mécanismes psycholo-
giques et sociaux qui déterminent la propension des agents à adopter
un comportement donné. La plupart des travaux relevant de cette
approche mettent en avant un mécanisme d’imitation (les agents
tendent à imiter le comportement de ceux qui réussissent le mieux)
ou des mécanismes d’apprentissage allant des plus rudimentaires
(apprentissage par renforcement) aux plus sophistiqués (apprentissage
de type bayésien). Si le problème de l’indétermination n’est pas levé en
tant que tel (de nombreux jeux possédant au moins deux équilibres
stables), la modélisation permet d’expliquer l’émergence d’une insti-
tution spécifique par l’existence de certains mécanismes d’imitation
et/ou d’apprentissage compte tenu de conditions de départ données et
possiblement de facteurs stochastiques tels que des « erreurs » de la
part des agents dans le choix de leur stratégie. Ainsi, dans le jeu décrit
par la figure 1 ci-dessus, les équilibres [A ; A] et [B ; B] sont tous les
deux stables dans le cadre de la fonction de transition correspondant
à l’expression (4). Toutefois, le bassin d’attraction de l’équilibre [A ;
A] est plus large que celui de l’équilibre [B ; B], ce qui signifie en
d’autres termes que toutes choses égales par ailleurs, le premier a
plus de probabilité d’être sélectionné que le second. Plus exactement,
il suffit que la proportion initiale de joueurs adoptant la stratégie A
soit supérieure à 1/3 pour qu’à l’issue d’un nombre de périodes stric­
tement fini l’ensemble de la population converge vers l’équilibre [A ; A].
II.2. L’émergence des points focaux
Comme nous l’avons indiqué dans la section I, les notions de points
focaux et de saillance ont été proposées très tôt par Schelling pour
répondre au problème de l’indétermination. Le philosophe David Lewis
a repris à son compte ces notions dans sa théorie des conventions
développée quelques années plus tard pour expliquer l’origine et le

[33] Formellement, le vecteur p est équivalent à un profil stratégique comportant des stra-
tégies mixtes. On peut donc déterminer à partir de p l’état x du système via la fonction
de conséquence φ.
515
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

fonctionnement des conventions34 . Lewis met plus particulièrement


en avant la « force du précédent » : la nature saillante des conventions
trouve son origine dans le fait qu’elles correspondent à des pratiques
récurrentes dans une population donnée. Le fait qu’une pratique ait
eu cours par le passé dans une population procure aux membres de
cette population une raison évidente et forte de se conformer à cette
pratique dans le futur. Par exemple, le fait que ce soit habituellement
la personne ayant donné l’appel initial qui rappelle lorsqu’une conver-
sation téléphonique est coupée donne une raison suffisante à chacun
de se conformer à cette pratique (et de s’attendre à ce que chacun se
conforme à cette pratique) lors de la prochaine coupure.
Saillance et points focaux peuvent être intégrés de deux manières
dans l’approche évolutionniste pour rendre compte de l’émergence
des institutions. On peut tout d’abord considérer, comme le suggère
Schelling35 , que certains comportements ou certains profils straté-
giques ont un statut particulier de telle sorte qu’ils focalisent les
anticipations des agents. Considérons le jeu de coordination décrit
par la figure 3 ci-dessous :

Joueur 2
A B
A 1 ; 1 0 ; 0
Joueur 1
B 0 ; 0 1 ; 1

L’interaction stratégique décrite par la figure 3 est sous-jacente à


de nombreuses institutions qui permettent la coordination au sein de
la société : choix d’un langage, d’un fuseau horaire, du côté de la route
où circuler, etc. Dans le cadre de la fonction de transition correspon-
dant à l’expression (4), les deux équilibres stables [A ; A] et [B ; B] ont
la même probabilité d’émerger. Toutefois, dans un cadre donné et pour
des raisons qui peuvent être multiples, l’un des deux équilibres peut
avoir le statut d’un point focal et rendre ainsi la stratégie correspon-
dante saillante. Cette caractéristique peut être prise en compte en
introduisant dans la fonction de transition un biais stochastique tel
qu’avec une probabilité ε > 0, f(u(s ; t)) > 0 même si u(s ; t) < u(t) pour la

[34] Lewis, Convention : A Philosophical Study, op. cit.


[35] T.C. Schelling, The Strategy of Conflict, op. cit.
516
Philosophie économique

stratégie saillante s36. Cette modification a pour résultat d’augmenter


mécaniquement la probabilité que l’équilibre focal soit sélectionné. La
saillance agit ainsi sur le processus d’évolution sociale comme une
perturbation aléatoire mais systématiquement biaisée. Cette première
possibilité possède clairement un caractère ad hoc.
Une seconde approche consiste à considérer, dans une perspec-
tive davantage lewisienne, que si la saillance est au fondement de
nombreuses institutions, il convient alors d’expliquer son émergence.
Plusieurs travaux cherchent ainsi à établir les fondements évolution-
nistes des points focaux et des phénomènes de saillance 37. Young
et Skyrms 38 , sur la base de deux modèles différents, étudient par
exemple l’émergence de la norme du partage 50/50 dans le cadre
d’un jeu de marchandage, norme dont la saillance est notamment
expérimentalement avérée par le fait qu’elle est largement suivie dans
des jeux de type « jeu de l’ultimatum » ou « jeu du dictateur »39. Une
version simplifiée du jeu de marchandage où les joueurs doivent conve-
nir du partage d’une somme X est décrite par la figure 4 ci-après.
Le jeu comporte trois équilibres de Nash en stratégies pures
(indiqués en italiques). Skyrms étudie la dynamique stratégique de
la population dans le cadre d’un modèle évolutionniste basé sur la
fonction de transition correspondant à l’expression (4). Il apparaît
facilement que les stratégies « Demander 1/3 » et « Demander 2/3 » ne

[36] Bien entendu, le même résultat peut être obtenu en faisant passer de 1 à 1 +ε les gains
des joueurs dans l’équilibre correspondant au point focal.
[37] Par exemple, K. Binmore & L. Samuelson, « The Evolution of Focal Points », Games and
Economic Behavior 55(1), 2006, p. 2142.
[38] Young, Individual Strategy and Social Structure : An Evolutionary Theory of Institutions,
op. cit. ; Skyrms, Evolution of the Social Contract, op. cit.
[39] Dans le jeu de l’ultimatum, un premier joueur propose à un second le partage d’une
somme donnée dans les proportions de son choix (par exemple pour une somme de 100,
il propose de garder 60 et d’en donner 40). Si le second joueur accepte, les joueurs rem-
portent les sommes convenues tandis que s’il refuse, leurs gains respectifs sont nuls.
Le jeu du dictateur n’offre pas au second joueur la possibilité d’accepter ou de décliner
l’offre. Dans les deux cas, l’équilibre parfait en sous-jeux consiste pour le premier joueur
à proposer le partage qui lui est le plus favorable et, pour le second joueur, à l’accepter
(dans le jeu de l’ultimatum). Toutefois, il ressort des nombreux travaux expérimentaux
menés sur ces jeux que les individus jouant en première position ont largement tendance
à offrir un partage équitable voire égal à ceux en seconde position. De la même manière,
les expériences montrent que ces derniers ont tendance à préférer ne rien obtenir plutôt
qu’accepter une répartition qu’ils jugent inéquitable (ce qui semble contredire l’hypothèse
qu’ils maximisent strictement leurs gains monétaires).
517
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

sont pas évolutionnairement stables40. Les équilibres polymorphiques


[Demander 2/3 ; Demander 1/3] et [Demander 1/3 ; Demander 2/3]
correspondent à une situation où la moitié de la population adopte la
stratégie « Demander 1/3 » et l’autre moitié la stratégie « Demander
2/3 ». Ils sont stables, au même titre que l’équilibre monomorphique
[Demander 1/2 ; Demander 1/2]. Skyrms établit toutefois que le bas-
sin d’attraction de ce dernier est le plus large et surtout que sa taille
relative augmente au fur et à mesure que le nombre de stratégies
(c’est-à-dire de manières de partager X) disponibles augmente41. La
saillance de la norme d’équité 50/50 pourrait s’expliquer essentiel-
lement par le fait qu’elle est « naturellement » davantage susceptible
d’être sélectionnée dans le cadre d’un processus d’évolution sociale
ou culturelle42.

Joueur 2
Demander Demander Demander
1/3 1/2 2/3
Demander
1/3 X/3 ; X/3 X/3 ; X/2 X/3 ; 2X/3
Demander
Joueur 1 1/2 X/2 ; X/3 X/2 ; X/2 0 ; 0
Demander
2/3 2X/3 ; X/3 0 ; 0 0 ; 0

III.3. La coévolution institutions/préférences


L’approche évolutionniste permet également d’étudier les méca-
nismes d’interaction entre les préférences des agents et les institu-
tions. Cette question est d’autant plus importante qu’elle était au

[40] Dans une situation où tous les joueurs adoptent la stratégie « Demander 1/3 », les straté-
gies « Demander 1/2 » et « Demander 2/3 » ont une utilité espérée supérieure et vont donc
se répandre dans la population. Le même raisonnement est valable pour la stratégie
« Demander 2/3 ».
[41] Par exemple, dans le cas où chaque joueur peut demander 200 partages différents, les
simulations convergent vers l’équilibre monomorphique dans plus de 60 % des cas.
[42] Une telle conclusion n’est permise qu’à la condition d’en dire plus sur la nature précise
des mécanismes d’évolution sous-jacents. La saillance étant par ailleurs un phénomène de
nature en partie psychologique, une explication quant à la manière dont un tel processus
de sélection culturelle interagit avec la cognition des individus est par ailleurs nécessaire,
cf. J. D’arms, R. Batterman & K. Gorny, « Game Theoretic Explanations and the Evolution
of Justice », Philosophy of Science 65(1), 1998, p. 76-102.
518
Philosophie économique

cœur des préoccupations d’un certain nombre de représentants de


l’institutionnalisme historique. Ces derniers rejetaient en effet en par-
tie l’économie marginaliste sur la base de sa propension à considérer
les préférences des individus comme étant données et immuables.
La théorie de l’évolution culturelle développée par Veblen, en parti-
culier dans son ouvrage The Instinct of Workmanship and the State
of the Industrial Arts43 , ébauche ainsi une théorie évolutionniste des
interactions entre instincts, pratiques sociales (que Veblen nomme
« habitudes de pensée »), institutions et technologie. Comme on a pu le
montrer ailleurs, cette théorie se prête aisément à une formalisation
en termes de jeux évolutionnistes44 .
La coévolution entre des institutions, par exemple le marché, et les
préférences a été notamment étudiée par Samuel Bowles au travers de
plusieurs modèles45. Des relations marchandes structurées de manière
telle qu’elles sont essentiellement anonymes et éphémères (à l’instar
de ce que la théorie économique postule sur un marché de concurrence
parfaite) sont ainsi défavorables à l’évolution d’un certain nombre
de traits comportementaux socialement bénéfiques car favorisant la
coopération (voir tableau 1).
L’équilibre culturel atteint (c’est-à-dire la distribution des compor­
te­ments dans une population donnée) dépend ainsi de la manière
dont les interactions sociales sont organisées par les institutions. En
contrepartie, et suivant en cela l’hypothèse véblennienne qu’il existe
un processus de « sélection naturelle » des institutions, les institutions
qui favorisent l’émergence et la stabilisation de comportements socia-
lement bénéfiques sont susceptibles de se développer au détriment de
celles n’ayant pas cette propriété. Sur cette base, Bowles suggère que
le développement de l’institution du marché n’est pas nécessairement
défavorable à la diffusion et à la préservation de « vertus civiques »
telles que la générosité, l’altruisme ou l’engagement civique que l’on
trouve dans des sociétés non fondées sur le marché46 . L’explication
avancée par Bowles est que le bon fonctionnement du marché repose

[43] T. Veblen, The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts, Forgotten
Books, 1919.
[44] C. Hédoin, « Did Veblen Generalize Darwinism (And Why Does It Matter) ? », Journal of
Economic Issues 44(4), 2010, p. 963-990.
[45] S. Bowles, « Endogenous Preferences : The Cultural Consequences of Markets and Other
Economic Institutions », Journal of Economic Literature 36(1), 1998, p. 75-111.
[46] S. Bowles, « Is Liberal Society a Parasite on Tradition ? », Philosophy & Public Affairs
39(1), 2011, p. 4681.
519
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

précisément sur de telles vertus ; en leur absence, le marché et les


institutions qui lui sont liées auraient été éliminés par le processus
de sélection à l’œuvre.
Effet favorisant Caractéristiques
Relation aux
Modèle la réplication des structurelles
marchés idéalisés
traits appréciés nécessaires
Représailles Improbable
Punition des Interactions
Taylor (1976), étant donné
comportements fréquentes et de
Fudenberg-Maskin leur caractère
antisociaux long terme
(1986) éphémère
Improbable
Réputation Faible coût de
Augmentation de étant donné
Kreps (1990), Shapiro l’information à
la valeur liée à la leur caractère
(1983), Bowles & propos des autres
réputation positive impersonnel et
Gintis (1997) personnes
éphémère
Improbable
Segmentation Appariement étant donné
Absence
Grafen (1979), avantageux pour leur caractère
d’appariement au
Hamilton (1975), les personnes ayant impersonnel et
hasard entre les
Hamilton-Axelrod des caractéristiques les faibles coûts
agents
(1981) appréciées d’entrée et de
sortie
Improbable étant
Une sélection de Interactions
Sélection de groupe donné les faibles
groupe plus forte intergroupes
Wilson & Elliot coûts d’entrée
favorise l’apparition limitées, formation
Sober (1994) , Boyd & et de sortie et
de caractères des groupes non
Richerson (1990) leur caractère
appréciés aléatoire
impersonnel
tableau 1
Tableau issu de Bowles, « Endogenous Preferences : The Cultural Consequences
of Markets and Other Economic Institutions », op. cit., p. 94, notre traduction.

Ce type de résultats comporte indéniablement une forte dimen-


sion conjecturale sur laquelle on reviendra dans la section IV. Notons
cependant qu’ils sont partiellement confirmés par de nombreux tra-
vaux expérimentaux relevant de l’économie comportementale, les-
quels indiquent la portée significative des préférences sociales chez
une partie des individus. Par ailleurs, les travaux s’intéressant à
la coévolution entre institutions et préférences sont très fortement
liés à l’approche en termes de coévolution entre gènes et culture lar-
gement développée en anthropologie et en biologie évolutionnistes47,

[47] R. Boyd & P.J. Richerson, Culture and the Evolutionary Process, University of Chicago
Press, 1988.
520
Philosophie économique

bien que cette dernière ne repose pas explicitement sur des modèles
de théorie des jeux. De manière plus générale, l’analyse de ce type
de coévolution participe à un développement de l’interdisciplinarité
non seulement au sein des sciences sociales mais également entre les
sciences sociales et certaines sciences de la nature. En ce sens, elle
retrouve largement les intentions des auteurs de l’institutionnalisme
historique, lesquels s’opposaient en principe comme en pratique au
cloisonnement disciplinaire.

III. Théorie des jeux et institutions :


l’approche « épistémique »
Dans l’approche évolutionniste, les institutions sont naturellement
formalisées comme des équilibres (stables) dans des jeux donnés. Cette
approche permet ainsi d’étudier les mécanismes qui expliquent l’émer-
gence, l’évolution et la stabilité des institutions. Cependant, il est
intéressant de noter que dans cette perspective, les institutions sont
davantage un explanandum qu’un explanans : le concept d’institution
n’est pas mobilisé pour rendre compte du comportement des individus.
Au contraire, l’institution émane du comportement des agents, lequel
résulte de processus d’apprentissage ou d’imitation. L’approche
épistémique repose sur un parti pris ontologique et méthodologique
différent : l’institution est ici « première », dans le sens où c’est elle qui
va s’avérer causalement responsable du comportement des agents. Sur
le plan méthodologique, il s’agit donc de caractériser l’institution afin
de rendre compte des comportements et non l’inverse. Comme nous
l’avons suggéré ailleurs 48 , la distinction entre les approches évolu-
tionniste et épistémique des institutions peut s’analyser par analogie
avec la distinction courante en philosophie entre règles régulatives
et constitutives49 ou, de manière peut-être plus pertinente, selon les
deux conceptions des règles sociales proposées par John Rawls 50 .
Ce dernier distingue la conception de la « règle comme résumé des
compor­te­ments » de la conception de la « règle comme pratique ». Dans
la première, la règle n’est que la description d’une régularité compor-
tementale et celle-ci est intelligible indépendamment de la règle. Dans
la seconde conception, la règle est constitutive d’une pratique sociale,

[48] Hédoin, « Accounting for Constitutive Rules in Game Theory », op. cit.
[49] J.R. Searle, The Construction of Social Reality, Simon and Schuster, 1995.
[50] J. Rawls, « Two Concepts of Rules », The Philosophical Review 64(1), 1955, p. 3.
521
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

dans le sens où la pratique consiste à suivre la règle. L’approche épis-


témique se rapproche de cette seconde conception.
Après avoir présenté un cadre formel générique (1), nous mention-
nerons deux applications récentes de l’approche épistémique : l’étude
du rôle des croyances culturelles dans l’organisation des échanges (2)
et l’analyse des mécanismes relatifs aux phénomènes de saillance et
de suivi de règles (rule-following) (3).
III.1. L’approche épistémique : une caractérisation formelle
Dans le cadre de l’approche épistémique, une institution n’est pas
seulement formalisée comme un équilibre dans un jeu donné : l’institu-
tion correspond à l’ensemble des caractéristiques qui définissent le jeu
et qui amènent directement ou indirectement les joueurs à suivre un
profil stratégique donné. Le fait que le profil stratégique constitue un
équilibre (au sens de Nash ou dans un autre sens) reste une condition
nécessaire : la mise en œuvre d’une institution est toujours endogène,
dans le sens où l’analyse théorique doit montrer dans quelle mesure et
à quelles conditions l’ensemble des agents ont rationnellement intérêt à
suivre cette institution. Cela a au moins deux implications : d’une part,
si la fonction de certains agents est de s’assurer que d’autres agents se
conforment à une règle ou une norme donnée, ces agents doivent être
considérés comme des joueurs à part entière et l’analyse de l’institu-
tion doit mettre en avant les mécanismes qui les amènent à assurer
effectivement cette fonction ; d’autre part, une institution n’existe que
si elle est effectivement mise en œuvre, c’est-à-dire qu’elle se manifeste
concrètement par des comportements récurrents et stables corres-
pondant à un profil stratégique donné. Ce dernier point ne signifie
pas pour autant que l’institution se réduit à ces comportements. Les
comportements sont en effet le résultat d’un certain nombre de méca-
nismes qui prennent place en particulier sur le plan épistémique, et
que l’analyse vise précisément à révéler.
Nous présentons ici un cadre formel en termes de jeu épistémique
extrêmement générique que nous utiliserons ensuite pour caracté-
riser de manière plus spécifique plusieurs exemples d’analyse des
institutions dans les termes évoqués dans le précédent paragraphe.
Considérons de nouveau une interaction stratégique donnée que nous
formalisons au travers d’un jeu Γ : <  N, φ, {Si, ui}i∈N >. Notons d’ores
et déjà qu’en formalisant une institution comme un jeu (épistémique),
on considère de fait que les éléments qui définissent ce jeu (ensemble
de joueurs, ensemble de stratégies pures, fonction de conséquence et
522
Philosophie économique

préférences) sont constitutifs de l’institution. Ainsi que mentionné


plus haut, dans le cadre de l’approche épistémique une institution cor-
respond à une pratique, c’est-à-dire à un ensemble de comportements
qui dépendent de la situation dans laquelle se trouvent les individus.
La caractérisation de l’institution va ainsi consister à spécifier le
comportement des joueurs en fonction de leurs croyances et des infor-
mations à leur disposition. Pour cela, on ajoute au jeu Γ ce que nous
appellerons la théorie TΓ du jeu Γ. La théorie TΓ est une description
exhaustive de tous les éléments relatifs à la connaissance des joueurs
du jeu auquel ils participent, y compris concernant le comportement
de chacun d’entre eux. Autrement dit, la théorie TΓ spécifie le compor­
tement des joueurs dans une situation donnée, ce qu’ils savent, quelles
sont leurs croyances et comment ils raisonnent. On note G : < N, φ,
{Si, ui}i∈N, TΓ > le jeu épistémique qui résulte de l’ajout de cette théorie.
La théorie TΓ peut être exprimée soit de manière syntaxique soit
de manière sémantique51. Dans le premier cas, TΓ est formulée dans
un langage consistant en un ensemble de propositions atomiques,
de connecteurs logiques tels que ∧ (conjonction), ∨ (disjonction) et ¬
(négation) et un ou plusieurs opérateurs de connaissance satisfaisant
un certain nombre d’axiomes constitutifs des différents systèmes qui
existent en logique modale. La théorie TΓ correspond alors for­mel­
lement à une liste de théorèmes, lesquels sont obtenus par une suc-
cession d’opérations consistant à combiner les propositions atomiques
avec les connecteurs logiques et les opérateurs de connaissance selon
les axiomes et règles retenus. Ces théorèmes spécifient notamment
a) le comportement de chaque joueur et b) ce que chaque joueur sait
ou croit. L’approche sémantique est plus communément utilisée en
économie. La théorie TΓ correspond ici à une structure < Ω, w, < Ri,
Ci, Pi >i∈N > avec Ω un espace figurant l’ensemble des états du monde
(ou « mondes possibles ») w. On suppose qu’un état w consiste en une
description exhaustive de tous les éléments constitutifs d’une situation
et qui sont pertinents pour le modélisateur et les joueurs52, y compris
le comportement, les connaissances et les croyances de chaque joueur.

[51] Sur la correspondance entre les deux approches, voir G. Bonanno, « Modal Logic and Game
Theory : Two Alternative Approaches », Risk, Decision and Policy 7(3), 2002, p. 309-324.
Voir également R.J. Aumann, « Interactive Epistemology I : Knowledge », International
Journal of Game Theory 28(3), 1999, p. 263-300.
[52] Cela implique notamment que plus aucune incertitude ne subsiste dans un état du monde
w donné. On suppose qu’un état w est toujours totalement déterminé. Par extension, si les
joueurs connaissent w, ils connaissent toutes les caractéristiques qui lui sont associées.
523
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

L’état w (noté en gras) correspond à la situation effective dans laquelle


se trouvent les joueurs. Autrement dit, w exprime ce qui se passe réel-
lement dans l’interaction étudiée. Ri est une relation binaire, appelée
« relation d’accessibilité ». Elle indique, pour tout w ∈ Ω, quels sont
les mondes accessibles depuis w pour le joueur i. Dans le cadre de
l’interprétation épistémique que nous adoptons ici, l’expression wRiw’
signifie ainsi que dans le monde w, l’agent i considère que le monde w’
est possible. On note Ri(w) (en gras) l’ensemble des mondes accessibles
depuis w pour i. Ci : Ω → Si est une fonction qui spécifie le compor-
tement de i dans chaque état du monde w. Enfin, P i(w) > 0 est une
mesure probabiliste définie sur Ω qui exprime les croyances initiales
du joueur i. Pour chaque w ∈ Ω, la mesure probabiliste correspondante
Pi,w, définie sur l’ensemble Ri(w), représente les croyances partielles
de i dans le monde w53 . Pour le reste de la section, on se conformera
à la pratique dominante en économie et on utilisera ce cadre séman-
tique minimal pour caractériser le fonctionnement des institutions54 .
Sur la base de cette structure, une spécification des propriétés
de la relation d’accessibilité Ri et de la mesure P i permet d’obtenir
une conceptualisation plus poussée des phénomènes institutionnels.
Une telle conceptualisation a été récemment proposée par Herbert
Gintis55 sur la base du concept d’équilibre corrélé développé par Robert
Aumann56 . Gintis propose de conceptualiser les institutions comme
des « chorégraphes » coordonnant les actions des individus sur la base
de signaux partiellement ou totalement publics57. Cette proposition

[53] Dans le cas particulier où les agents sont rationnels au sens bayésien, Pi,w(γ) = Pi(γ ∩
Ri(w))/Pi(Ri(w)) avec γ l’ensemble des états du monde où une proposition donnée est vraie.
Pi,w(γ) s’interprète alors comme la probabilité que i confère à γ lorsqu’il est dans l’état w.
[54] Il est relativement aisé d’établir une correspondance entre une structure sémantique et
une syntaxe donnée sur la base d’un « modèle ». Un modèle correspond à une structure à
laquelle on ajoute une fonction V(.) qui indique, pour chaque état w, si une proposition
p donnée est vraie ou fausse. Un état w quelconque correspond alors à une liste de pro-
positions vraies selon la fonction V. Le travail des logiciens consiste essentiellement à
s’assurer qu’une syntaxe est complète et consistante pour une classe donnée de modèles.
[55] H. Gintis, The Bounds of Reason : Game Theory and the Unification of the Behavioral
Sciences, Princeton University Press, 2009.
[56] R.J. Aumann, « Correlated Equilibrium as an Expression of Bayesian Rationality »,
Econometrica 55(1), 1987, p. 118. Un équilibre corrélé est un profil stratégique composé
de stratégies corrélées, chaque stratégie corrélée correspondant à une distribution pro-
babiliste de stratégies pures définie par une fonction f(.) et où chaque joueur maximise
son utilité espérée.
[57] Gintis se focalise essentiellement sur les normes sociales. Une idée similaire a cependant
été développée concernant les conventions par Peter Vanderschraaf, cf. P. Vanderschraaf,
524
Philosophie économique

s’appuie sur un important théorème démontré par Aumann selon


lequel, si selon la théorie TΓ dans un jeu épistémique G, les joueurs
sont rationnels au sens bayésien dans tous les états w ∈ Ω et s’ils
partagent les mêmes croyances initiales, c’est-à-dire si P i(.) = P(.)
pour i = 1, …, n, alors la distribution probabiliste P(.) correspond à un
équilibre corrélé dans le jeu Γ58 . Le théorème d’Aumann repose impli-
citement sur une structure sémantique (dite « structure d’Aumann »)
au sein de laquelle la relation d’accessibilité Ri satisfait à un certain
nombre de propriétés formelles telles que Ri est en fait une relation
d’équivalence59. Autrement dit, tout état w’ ∈ Ri(w) est indifférencié
de l’état w du point de vue de l’agent i. L’implication majeure est que
la fonction Ri(.) détermine pour chaque joueur i une partition de Ω
que l’on appellera, dans ce contexte épistémique, une partition de
l’information Ii. Une telle partition satisfait les conditions suivantes :
(a) ∀w : w ∈ Ri(w).
(b) ∀w, w’ : si Ri(w) ≠ Ri(w’), alors Ri(w) ∩ Ri(w’) = ∅.
La condition (a) stipule que, dans toute situation w, le joueur i consi-
dère cette situation possible. La condition (b) indique que si l’agent i
peut distinguer deux états w et w’ (c’est-à-dire que w et w’ ne sont pas
équivalents, ou encore ¬(wRiw’)), alors w et w’ sont épistémiquement
incompatibles dans le sens où les mondes possibles dans w selon i
sont strictement différents de ceux qu’ils considèrent comme possibles
dans w’.
On appelle n’importe quel sous-ensemble E ⊆ Ω un évènement.
À partir de la fonction Ri(.) et pour tout w ∈ E, on dit que l’agent i
« sait que E » (noté K iE) si et seulement si Ri(w) ⊆ E. Autrement dit,
un joueur connaît un évènement lorsque tous les états du monde qu’il
considère comme possibles relèvent de cet évènement. Enfin, on note
R*(.) l’ensemble des mondes accessibles via la fermeture transitive des
relations d’accessibilité de l’ensemble des joueurs. On dit alors que E

« Knowledge, Equilibrium and Convention », Erkenntnis 49(3), 1998, p. 337-369.


[58] La réciproque est également vraie : pour tout équilibre corrélé dans un jeu Γ donné, on
peut définir un jeu épistémique avec une théorie TΓ où les joueurs partagent une croyance
initiale P(.) et sont rationnels au sens bayésien dans tous les états w ∈ Ω.
[59] Les propriétés sont les suivantes : ∀w : wRiw (réflexivité), ∀x, y, z : xRiy ∧ yRiz → xRiz
(transitivité), ∀x, y, z : xRiy ∧ xRiz → yRiz (propriété euclidienne). Sur le plan syntaxique,
la contrepartie de la relation Ri est un opérateur de connaissance qui satisfait alors les
axiomes du système de logique modale dit S5. Concernant le contenu et le statut de ces
derniers en économie et en théorie des jeux, le lecteur intéressé peut se référer à Gintis,
The Bounds of Reason : Game Theory and the Unification of the Behavioral Sciences, op. cit.
525
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

est connaissance commune parmi l’ensemble des joueurs (noté K*E)


si et seulement si R*(w) ⊆ E.
On peut maintenant caractériser les normes sociales comme des
équilibres corrélés de la manière suivante :
Normes sociales et équilibres corrélés60 . Soit une interaction
stratégique formalisée par un jeu Γ. Les joueurs i ∈ N suivent une
norme sociale N dans Γ si et seulement s’il existe un jeu épistémique
G avec une théorie TΓ telle que les joueurs implémentent un profil de
stratégies corrélées s(.) = (s1(.), …, sn(.)) et où les conditions suivantes
sont satisfaites :
(a) Les joueurs sont rationnels au sens bayésien à tous les états
w ∈ Ω.
(b) Chaque joueur i dispose d’une partition Ii de Ω.
(c) Pi(.) = P(.) pour i = 1, …, n.
(d) Ci(w) = si(w) pour i = 1, …, n et tous les états w ∈ Ω.
D’après le théorème d’Aumann, le profil s(.) correspond alors à
un équilibre corrélé défini par la distribution P(.). Par ailleurs, soit
θi(w) la conjecture de l’agent i concernant le profil stratégique s -i joué
par les autres joueurs dans l’état w, alors, pour n’importe quel état
w, il existe un évènement E correspondant à un profil de conjectures
θ(w) = (θ1(w), …, θn(w)) tel que K*E61.
La norme sociale peut donc ici se caractériser en référence à la théo-
rie TΓ qu’elle met en œuvre. La norme ne correspond pas seulement
à un profil stratégique (comme dans l’approche évolutionniste) mais
aussi à la manière dont les agents partitionnent l’information et rai-
sonnent (de manière bayésienne) à partir de l’information disponible.
De manière plus inclusive, les éléments constitutifs de l’ensemble du
jeu G peuvent être considérés comme étant déterminés par la norme.
Cette caractérisation des normes sociales repose sur des hypothèses
très restrictives, par exemple concernant la nature de la rationalité
des agents et le fait que celle-ci est connaissance commune62. Ce sont

[60] Voir Gintis, The Bounds of Reason, op. cit, p. 143.


[61] Dans le cas où E = Ω, le profil de conjectures qui est connaissance commune correspond
simplement à l’équilibre corrélé tel que défini par la mesure P(.). La plupart du temps
toutefois on aura E ⊂ Ω et dans ce cas, le profil θ(w) est déterminé par les mesures {Pi,w(.)}
i∈N
, toutes définies sur l’ensemble R*(w) = E. Notons que non seulement le profil θ(w) est
connaissance commune mais aussi que les conjectures θi sont identiques pour tous les
agents i. Il s’agit là d’une implication liée à un autre théorème démontré par Aumann, cf.
R.J. Aumann, « Agreeing to Disagree », The Annals of Statistics 4(6), 1976, p. 1236-1239.
[62] Le théorème d’Aumann repose sur le postulat que les agents sont rationnels au sens
526
Philosophie économique

surtout les hypothèses que les joueurs partagent une croyance initiale
P(.) et qu’ils disposent tous d’une partition de l’information Ii qui
sont les plus discutables. Certaines applications que nous discutons
ci-dessous s’écartent, de manière plus ou moins prononcée, de ces
hypothèses.
III.2. Croyances culturelles et organisation des échanges
Dans le cadre de ses travaux sur l’organisation des échanges
marchands dans les économies du Moyen-Âge, l’économiste Avner
Greif63 s’est intéressé au rôle joué par ce qu’il appelle les « croyances
culturelles64 ». Bien que cet auteur ne caractérise pas son approche
en termes de jeux épistémiques, on peut facilement la reformuler sur
la base du cadre formel développé ci-dessus. Le concept de croyances
culturelles est introduit dans le cadre d’une analyse comparative de
l’organisation des échanges au Moyen-Âge dans deux communautés
ayant des histoires socio-économiques et culturelles significativement
différentes, à savoir la communauté des marchands maghribis65 au
XIe siècle, d’une part, et la communauté des marchands génois au
XIIe siècle, d’autre part.
Ces deux communautés partageaient un certain nombre de carac-
téristiques et de contraintes concernant l’organisation des échanges
marchands. En particulier, l’absence d’un droit commercial écrit
et plus généralement d’un État structuré posait un problème clas-
sique de crédibilité des engagements pris dans le cadre des contrats
d’échange. Le bon déroulement des échanges (et leur mise en œuvre)
suppose l’existence de règles et de normes limitant les comportements
opportunistes et, dans le cas des marchands magribis et génois, ces
règles et normes ne pouvaient être définies et mises en œuvre par une
autorité étatique exogène. Les deux communautés avaient é­ga­lement
en commun­ de dépendre significativement du commerce à longue
distance, lequel impliquait souvent le transport des marchandises

bayésien dans l’ensemble des états w ce qui, par construction, implique que la rationalité
bayésienne est connaissance commune parmi les joueurs.
[63] Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy, op. cit.
[64] Voir en particulier A. Greif, « Cultural Beliefs and the Organization of Society : A Historical
and Theoretical Reflection on Collectivist and Individualist Societies », Journal of Political
Economy 102(5), 1994, p. 912-950.
[65] Les marchands maghribis étaient des descendants de marchands juifs ayant quitté Bagdad
et ses alentours en raison de l’instabilité politique au Xe siècle pour émigrer initialement
en Tunisie puis, vers la fin du XIe, en Égypte.
527
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

par-delà les mers. Enfin, les deux communautés œuvraient dans les
mêmes zones géographiques, disposaient d’une technologie navale
similaire et échangeaient les mêmes types de biens.
En pratique, les marchands maghribis et génois avaient recours à
des intermédiaires ou « agents » pour l’acheminement des marchan-
dises sur de longues distances. Ces agents procuraient plusieurs ser-
vices : outre le transport des marchandises proprement dit, ils géraient
le chargement et le déchargement des cargaisons, s’assuraient du paie-
ment des éventuels droits de passage, taxes voire pots-de-vin et étaient
responsables de la vente des marchandises66 . Le recours à des inter-
médiaires permettait aux marchands de réduire de manière significa-
tive un certain nombre de coûts ainsi que le risque liés au commerce
de longue distance. Cela n’était toutefois valable qu’à la condition de
résoudre le problème de la crédibilité des engagements pris par les
intermédiaires à l’encontre des marchands, à savoir notamment la
restitution de la marchandise ou de leur valeur monétaire à l’issue de
la transaction67. C’est au niveau des arrangements institutionnels mis
au point pour résoudre ce problème que l’organisation des échanges
dans les communautés maghribi et génoise diverge. Greif propose un
modèle de théorie des jeux pour rendre compte des mécanismes res-
ponsables de cette divergence, les mécanismes en question renvoyant
aux croyances culturelles, définies comme « les idées et pensées par-
tagées qui gouvernent les interactions entre les individus entre eux,
ainsi qu’entre les individus, leurs divinités et avec les autres groupes
humains68 ». On présente ci-dessous une version stylisée de ce modèle
reformulé en termes de jeu épistémique.
Soit un jeu Γ avec un ensemble N de joueurs divisé en deux sous-
ensembles M et A de marchands et d’intermédiaires respectivement,
avec M < A. À chaque période t, un marchand est apparié aléatoi-
rement avec un agent et décide de conclure ou non un contrat avec
l’agent. Dans le cas où un contrat est conclu, le marchand spécifie
un salaire W que le marchand versera à l’agent en cas de respect

[66] Le prix, le lieu et le moment de la vente étaient ainsi la plupart du temps du ressort de
l’intermédiaire.
[67] L’engagement des marchands de payer un salaire aux intermédiaires peut également
poser un problème de crédibilité. On suivra toutefois ici Greif en ignorant ce point.
[68] Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy, op. cit., p. 269, notre traduction.
Greif ajoute à la suite : « Les croyances culturelles sont différentes du savoir au sens
strict dans le sens où elles ne peuvent pas être empiriquement découvertes ni prouvées
analytiquement. »
528
Philosophie économique

du contrat. En cas de conclusion du contrat et en fonction du salaire


W, l’agent décide ou non de restituer le capital (sous forme de mar-
chandise ou sous forme monétaire) au marchand. On suppose ici que
l’information est complète et parfaite, ce qui permet de représenter
n’importe quelle période t par le sous-jeu Γ69 (figure 5)70 :

A
a1
(Honnête) a2 (Malhonnête)
m1 (Embauche) γ - W ; W γ - α ; α
M
m2 (N’embauche pas) κ ; ŵ κ ; ŵ

On suppose que les inégalités suivantes sont satisfaites : γ > κ + ŵ


(la coopération est efficiente), γ > α > ŵ (le non-respect du contrat
est socialement inefficient et les gains de A en cas de non-respect
sont supérieurs à son utilité de réserve) et κ > γ - α (M préfère ne
pas embaucher d’agent s’il sait que le contrat ne sera pas respecté).
Clairement, seul le profil [m2 ; a2] est un équilibre dans le sous-jeu
Γt. Considérons toutefois le jeu Γ dans son ensemble en supposant que
les A évaluent la valeur présente des gains futurs sur la base d’un
facteur d’escompte δ et qu’à chaque période une relation entre un
marchand et un agent prend fin avec une probabilité τ > 0 quel que
soit le résultat à l’issue de cette période. Sur la base d’archives histo-
riques, Greif suggère que la communauté des marchands maghribis
a résolu le problème de la crédibilité des engagements des agents par
le biais de la stratégie de punition multilatérale suivante : à chaque
période t, chaque marchand offre un salaire W* à un agent et renou-
velle le contrat en t+1 si celui-ci a été honnête avec une probabilité
1-τ. Si l’agent a été malhonnête, il ne renouvelle pas le contrat. Il
n’embauche un nouvel agent que si celui-ci n’a jamais été malhonnête.

[69] L’hypothèse d’information complète et parfaite revient à supposer qu’un marchand sait
nécessairement si un agent a été honnête ou non. Le modèle diffère sur ce point des modèles
principal-agent classiques. L’introduction de problèmes de vérification/observation ne
modifie toutefois pas qualitativement les résultats obtenus.
[70] La signification des différents paramètres et variables dans la matrice est la suivante : γ
correspond aux gains bruts associés à la coopération, W est le salaire versé par M à A, α
correspond aux gains de A s’il ne respecte pas le contrat, κ est le gain de M s’il place son
capital et ŵ est l’utilité de réserve de A.
529
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

Chaque agent est honnête s’il reçoit un salaire W* et est malhonnête


pour tout salaire W < W*. Greif démontre que cette stratégie est un
équilibre parfait en sous-jeu : aucun joueur n’a intérêt à dévier de la
stratégie préconisée à n’importe quelle période t si les autres joueurs
suivent la stratégie préconisée. L’intuition derrière ce résultat est la
suivante : à l’équilibre, chaque agent sait que s’il est malhonnête il
sera réembauché avec une probabilité pc = 0. Par conséquent, il est
optimal pour un agent de respecter le contrat si la valeur présente
des gains qui résultent du profil [m1 ; a1] est supérieure à celle qui
résulte du gain immédiat de α puis de ŵ pour le reste du jeu71. À
l’équilibre, chaque marchand sait qu’un agent respectera toujours le
contrat. Il est alors optimal pour un marchand de suivre la stratégie
préconisée si (γ - W*) > κ. On peut alors démontrer que le salaire
optimal W* > ŵ dépend positivement de τ, ŵ, α et pc, et négativement
de δ et ph (la probabilité qu’un agent honnête soit réembauché). Par
ailleurs, à l’équilibre, un marchand préfère strictement embaucher
un agent honnête qu’un agent ayant été malhonnête72.
À l’instar des marchands maghribis, la communauté des mar-
chands génois a été en mesure de résoudre le problème de l’en­ga­
gement crédible et ainsi de développer les échanges marchands sur
de longues distances. Toutefois, Greif suggère que la stratégie adoptée
par les marchands génois était très différente : plutôt qu’une stratégie
de punition multilatérale, ces derniers utilisaient une stratégie de
punition bilatérale. Comme les marchands maghribis, les marchands
génois ne réembauchaient jamais l’agent n’ayant pas respecté le
contrat. En revanche, les marchands génois devant embaucher un nou-
vel agent ne distinguaient pas les agents honnêtes des agents ayant
été malhonnêtes. Par conséquent, dans ce cadre, un agent malhonnête
a une probabilité strictement positive d’être réembauché (pc = ph > 0).
Il en ressort que le salaire W** nécessaire pour qu’un agent ait intérêt
à toujours respecter un contrat est strictement plus élevé que dans
le cas des maghribis. À l’équilibre, les agents respectent toujours les
contrats et les marchands embauchent toujours des agents pour un
salaire W** > W* > ŵ.

[71] Autrement dit, [(1 - τ + τph)W* + τ(1 – ph)δŵ]/(1-δ) > α + δŵ/(1-δ) avec ph > 0 la probabilité
qu’un agent qui a toujours été honnête soit réembauché lorsque son contrat n’a pas été
renouvelé (ce qui se produit avec une probabilité τ).
[72] Si un agent malhonnête est réembauché cela implique pc > 0. Or, W* dépend positivement
de pc, ce qui signifie qu’un salaire plus élevé qu’à l’équilibre est nécessaire pour inciter un
agent à respecter un contrat.
530
Philosophie économique

Greif émet l’hypothèse que la différence dans les stratégies adoptées


par les deux communautés (qui se traduit par des salaires différents à
l’équilibre coopératif) trouve son origine dans les croyances culturelles
respectives des marchands maghribis et génois. Ces croyances sont
qualifiées respectivement de « collectivistes » et « d’individualistes » par
l’auteur et reflètent des divergences au niveau de l’organisation sociale
et de l’histoire des communautés maghribi et génoise. L’organisation
de la communauté maghribi, de taille modeste, reposait sur un fort
partage de l’information de telle sorte que les marchands étaient en
mesure de discriminer les agents honnêtes des agents malhonnêtes.
À l’inverse, les marchands génois ne pouvaient (ou ne souhaitaient)
pas procéder à une telle discrimination. Greif interprète les croyances
culturelles comme des distributions probabilistes en dehors du sen-
tier d’équilibre. Il est en effet intéressant de noter qu’à l’équilibre, les
agents respectent toujours les contrats dans les deux cadres institu-
tionnels et donc que les profils stratégiques sont identiques (même si
les agents génois perçoivent un salaire plus élevé). Toutefois, dans le
cas maghribi, un agent attribue une probabilité nulle au fait d’être
réembauché s’il est malhonnête, tandis que dans le cas génois, il attri-
bue une probabilité strictement positive.
Les deux institutions organisant les échanges chez les marchands
maghribis et génois peuvent être formalisées en termes de jeux épis-
témiques sur la base du cadre évoqué précédemment. Les marchands
(et agents) maghribis et génois diffèrent ainsi sur le plan de la théorie
TΓ qu’ils utilisent pour se coordonner et pour résoudre le problème
de la crédibilité des engagements. Les croyances culturelles peuvent
intervenir à deux niveaux dans la théorie TΓ. L’interprétation proposée
par Greif suggère que les joueurs maghribis et génois se distinguent
au niveau de la croyance initiale P(.) qu’ils partagent concernant
la manière dont le jeu est joué73 . On peut toutefois considérer que
les croyances culturelles peuvent opérer à un autre niveau, celui de
la partition de l’information Ii dont dispose chacun des joueurs. En
effet, le fait que les marchands génois ne distinguent pas, contrai­
rement aux marchands maghribis, les agents ayant été honnêtes des
agents ayant été malhonnêtes, suggère que leur partition caractérise

[73] Greif note explicitement que les croyances culturelles sont partagées à l’identique par tous
les membres d’une communauté et qu’elles sont connaissances communes. Comme on l’a
noté plus haut, c’est également le cas des croyances initiales Pi(.) dans un jeu épistémique
où les joueurs se coordonnent sur un équilibre corrélé.
531
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

les états du monde correspondants comme équivalents. À l’inverse,


la partition dont disposent les marchands maghribis distingue ces
états du monde74 et leur permet ainsi de conditionner leurs stratégies
à cette information. Ces deux interprétations sont plausibles mais
pas totalement équivalentes : tandis que la seconde met l’accent sur
l’organisation de la circulation de l’information au sein de chaque
communauté, la première explique les différences institutionnelles
par la manière dont les agents raisonnent à partir d’une information
identique. L’intérêt de l’approche épistémique est de distinguer clai-
rement ces deux explications qui, dans l’analyse appliquée proposée
par Greif, sont combinées.
III.3. Communauté, saillance et suivi de règle
L’approche épistémique peut également être utilisée pour rendre
compte des phénomènes de saillance et de suivi de règle, lesquels
sont essentiels pour comprendre le fonctionnement des institutions.
Comme on l’a souligné dans les sections précédentes, le concept
de saillance, bien qu’il permette de résoudre le problème de l’indé-
termination, souffre d’un caractère ad hoc. Par ailleurs, même si
l’approche évolutionniste permet de mettre en avant les conditions
d’émergence des points focaux, elle ne permet pas d’expliquer dans
quelle mesure l’existence de points focaux permet aux agents de passer
outre l’indétermination75 . L’analyse en termes de « saillance fondée
sur la commu­nau­té » (community-based salience) développée dans le
cadre de l’approche épistémique vise à dépasser ces lacunes76 . Tandis
que chez Schelling et dans les travaux formalisant la saillance dans
un cadre de théorie des jeux, l’origine de la saillance est indétermi-
née et/ou exogène, l’analyse de la saillance comme étant fondée sur
la commu­nau­té vise à l’endogénéiser. Plus exactement, il s’agit de

[74] Un état du monde peut naturellement s’interpréter ici comme une « histoire » du jeu,
c’est-à-dire une liste exhaustive des actions de chacun des joueurs depuis la première
période. Notons que cette histoire est « complète », dans le sens où elle intègre aussi les
actions futures.
[75] Dans l’approche évolutionniste, ce n’est pas le point focal qui explique la convergence
des croyances et des actions des agents, mais bien le processus d’évolution sous-jacent.
Par ailleurs, une fois qu’un équilibre stable selon une fonction de transition donnée a été
atteint, la saillance ne joue en elle-même aucun rôle dans la compatibilité et la stabilité
des comportements.
[76] C. Hédoin, « A Framework for Community-Based Salience : Common Knowledge, Common
Understanding and Community Membership », Economics and Philosophy 30(3), 2014,
p. 365-395.
532
Philosophie économique

fonder la « force épistémique » de la saillance sur l’appartenance des


individus à une même communauté de référence. Un simple exemple
(figure 6) permet d’illustrer cette idée. Soit le jeu de la « panique de
marché » suivant77 :
Autres
joueurs
Ne pas
Vendre vendre
Vendre 5 6
Joueur 1
Ne pas
vendre 0 10

Cette figure décrit une interaction où chaque agent a la possibilité


de vendre les actifs en sa possession. Les deux équilibres en straté-
gies pures consistent pour l’ensemble des joueurs à vendre ou à ne
pas vendre. Supposons que l’un des agents assiste à la télévision à un
discours de la présidente de la Réserve fédérale américaine annon-
çant que les marchés financiers sont au bord d’une crise historique78 .
L’agent décide sur la base de cette information de vendre ses actifs,
anticipant que tous les autres agents vont faire de même. En suppo-
sant que l’ensemble des joueurs a assisté au discours et a raisonné
ainsi, tous les joueurs vendent leurs actifs et les marchés financiers
rentrent effectivement en phase de crise.
Cette histoire a priori commune de prophétie autoréalisatrice
repose entièrement sur un phénomène de saillance : le discours de
la présidente de la Réserve fédérale joue le rôle d’un instrument de
corrélation des croyances et des stratégies uniquement parce qu’il
est perçu comme saillant par l’ensemble des joueurs. Si l’on consi-
dère que chaque jour les agents sur les marchés financiers peuvent
potentiellement avoir connaissance de dizaines de prédictions de ce
type, c’est en effet le fait que cette prédiction en particulier soit sail-
lante qui lui donne ce statut particulier d’instrument de corrélation79.

[77] Ibid., p. 373. Le jeu est symétrique et on indique uniquement les gains du joueur en ligne.
[78] Cet exemple est dû à D. Levine, « Neuroeconomics ? », International Review of Economics
58(3), 2011, p. 287-305.
[79] L’annonce de la présidente de la Réserve fédérale peut s’interpréter comme un signal f(.)
public qui, suivant l’état du monde w, indique à chaque joueur la même stratégie pure
533
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

D’où vient la saillance du discours de la présidente de la Réserve


fédérale ? Tout d’abord du fait qu’au contraire des autres prédictions
publiques, chaque joueur a de bonnes raisons de penser que tous les
autres joueurs vont avoir connaissance du discours et en tirer la même
conclusion que lui sur la stratégie à adopter. Cette inférence est elle-
même assise sur le fait que les joueurs (les acteurs intervenant sur
les marchés financiers) ont conscience d’appartenir à la même com-
munauté, communauté au sein de laquelle les paroles de la présidente
de la Réserve fédérale ont un statut particulier. On peut parler ici de
« compréhension commune » : le fait d’être membre d’une communauté
indique à chacun des membres que certains faits ont un statut par-
ticulier parce qu’il est connaissance commune que tout le monde les
interprétera de la même manière.
Ce raisonnement informel peut être précisé et généralisé dans le
cadre de jeux épistémiques de la sous-section précédente. Soit un jeu
épistémique G : < Γ, TΓ > donné avec une théorie TΓ : < Ω, w, < Ri, Ci,
Pi >i∈N > telle que les joueurs ont chacun une partition de l’information
Ii. Les croyances initiales Pi des joueurs ne sont pas nécessairement
identiques pour l’ensemble de l’espace Ω. Autrement dit, les joueurs
peuvent être en désaccord sur la manière de jouer le jeu. Un é­vè­nement
ES ⊆ Ω est dit « saillant » dans un monde w si et seulement si
(S) {Pi,w(.)}i∈N = Pw sur l’ensemble R*(w) = ES80.
Autrement dit, un évènement est saillant si les agents partagent les
mêmes croyances a posteriori sur les états du monde correspondant à
cet évènement. Par définition, il s’agit d’un évènement « public » dont
la connaissance commune permet à l’ensemble des joueurs de former
les mêmes conjectures sur le profil stratégique implémenté. Par ail-
leurs, ces conjectures sont elles-mêmes connaissance commune (cf.
section III.1). La saillance de l’évènement résulte précisément de ce
partage de croyances communes qui indique automatiquement aux
agents qu’ils raisonnent de la même manière à partir de cet évène-
ment. En ce sens, l’évènement saillant E S indique à l’ensemble des
joueurs un profil de conjectures et de stratégies. Dans le cas limite

(Vendre ou Ne pas vendre). Il est clair que chaque joueur a rationnellement intérêt à suivre
le signal si les autres joueurs font de même. La fonction f(.) définit donc une distribution
corrélée et les stratégies corrélées correspondantes constituent donc un équilibre corrélé.
[80] Notons qu’étant donné que l’on suppose que chaque agent dispose d’une partition Ii, si la
condition (S) est vérifiée pour un monde w ∈ ES, elle est vérifiée également pour tous les
autres mondes w’ ∈ ES.
534
Philosophie économique

où ES = Ω, le raisonnement des joueurs les conduira à implémenter


un équilibre corrélé dans le jeu G.
Cette analyse de la saillance repose à nouveau la question de la
pertinence de l’hypothèse de croyances initiales communes. C’est en
effet cette hypothèse qui fait qu’un évènement est saillant. Elle dépend
ici du fait que les agents appartiennent à la même communauté : l’ap-
partenance communautaire est ainsi au fondement des phénomènes
institutionnels. Ce résultat est conforté par l’analyse du phénomène
de « suivi de règle » (rule-following) dans un cadre de jeu épistémique81.
La question de la nature et de la possibilité du suivi de règle a été
largement développée par le philosophe Ludwig Wittgenstein 82. Si
Wittgenstein a développé un point de vue sceptique quant à la possi-
bilité logique du fait de suivre une règle83 , l’analyse wittgensteinienne
est particulièrement pertinente dans le cadre d’une théorie des ins-
titutions visant à caractériser les phénomènes d’intentionnalité au
fondement de toute institution84 . On peut formaliser sur cette base
une institution comme un jeu épistémique où le comportement des
joueurs résulte de la croyance mutuelle dans l’existence d’une règle
et d’un raisonnement partagé à partir de cette connaissance. Plus
précisément :
Institution et suivi de règle85 . Soit un jeu épistémique G : < Γ,
TΓ > avec une théorie TΓ : < Ω, w, < Ri, Ci, >i∈N >. Les joueurs i = 1, …,
n suivent une règle R dans G s’ils implémentent un profil stratégique

[81] C. Hédoin, « Institutions, Rule-Following and Game Theory », Economics and Philosophy,
à paraître.
[82] L. Wittgenstein, Philosophical Investigations, John Wiley & Sons, 2010.
[83] Voir la discussion de S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language : An
Elementary Exposition, Harvard University Press, 1982.
[84] Pour un argument dans ce sens, voir D. Bloor, Wittgenstein, Rules and Institutions,
Routledge, 1997.
[85] Hédoin, « Institutions, Rule-Following and Game Theory », op. cit. Il faut noter que le cadre
formel s’écarte ici sensiblement de celui utilisé dans le reste de cette section. Notamment,
l’ensemble de l’analyse est conduite dans les termes de la notion lewisienne de « raisons
de croire ». Ainsi, la relation d’accessibilité Ri n’est pas réflexive, ce qui implique que les
croyances des individus peuvent être fausses même s’ils ont toujours à leur disposition
une partition de l’information. On distingue également raison de croire et croyance effec-
tive : un agent ne croit un évènement E que s’il a des raisons de croire que E et qu’il est
conscient (au sens de « awareness ») que E. Enfin, l’analyse ne suppose pas que les agents
possèdent une distribution Pi. On utilise à la place une relation d’indication au sens de
Lewis combinée à un axiome de « raisonnement symétrique » selon lequel il existe au moins
deux évènements E et F tels que si un agent a des raisons de croire que E, alors il a des
raisons de croire que tout le monde a des raisons de croire que F.
535
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

sR = (s1, …, sn) tel que les trois conditions suivantes sont satisfaites
dans le monde effectif w :
(a) Soit E l’évènement « la règle R est suivie » et F l’évènement « pro-
fil stratégique sR = (s1, …, sn) est implémenté » : ∩iRiE ⊆ R*F avec
Ri et R* les opérateurs de raison de croire et de raison commune­
de croire respectivement (Compréhension commune).
(b) ∀i  : B iE ∩ B i F avec B i l’opérateur de croyance effective
(Intentionnalité minimale).
(c) ∀i : Ci = si ∈ max si [ui(si , sR -i)|BiE] (w) avec sR -i = (s1, …, si-1,
si+1, …, sn) le profil stratégique joué par tous les joueurs sauf i
(Rationalité minimale).
La condition (a) stipule que si les joueurs ont une raison mutuelle
de croire dans le fait que la règle R est suivie dans la population,
alors les joueurs ont une raison commune de croire qu’un profil stra-
tégique donné sera implémenté. La relation d’inclusion ⊆ ne reflète
pas une implication matérielle sur le plan syntaxique, mais plutôt une
relation d’indication au sens de Lewis86 . Cette dernière correspond à
l’ensemble des formes d’inférence (y compris inductives et abductives)
et des modes de raisonnement pratique que les individus peuvent
mobiliser. La condition (a) implique que les joueurs raisonnent de
manière symétrique à partir de l’évènement E. Cette compréhension
commune ne signifie pas que les joueurs « interprètent » la règle de
la même manière mais plutôt que la nature même de la règle et de
sa connaissance mutuelle réside dans le fait de partager une « forme
de vie » (lebensform) au sens de Wittgenstein87. L’existence d’une ins-
titution dépend donc du partage d’une forme de vie qui, selon une
lecture plausible de Wittgenstein, trouve son origine dans le fait que
les individus appartiennent à une même communauté.
Les conditions (b) et (c) sont plus prosaïques. Partant du principe
qu’avoir des raisons de croire quelque chose n’implique pas nécessai-
rement de le croire effectivement 88 et que suivre une règle suppose
une intentionnalité minimale (auquel cas le mouvement d’une planète
pourrait s’interpréter en termes de suivi de règle), la condition (b)

[86] Lewis, Convention : A Philosophical Study, op. cit.


[87] On retrouve donc le même résultat que dans la discussion concernant les fondements
communautaires de la saillance même si le cadre formel est différent.
[88] J’ai des raisons de croire tous les théorèmes mathématiques. Cela ne signifie pas que
je les crois effectivement, notamment parce que j’ignore l’existence d’une grande partie
d’entre eux.
536
Philosophie économique

suppose que les évènements E et F doivent être effectivement crus par


les individus. Notamment, les individus doivent effectivement penser
que la règle est suivie dans la population. Cela signifie que le fait de
suivre une règle (et l’existence d’une institution) ne dépend pas de
l’existence d’une chaîne infinie de croyances effectives89. La condition
(c) indique simplement qu’étant donné cette croyance effective dans le
fait qu’une règle donnée est suivie, chaque agent doit choisir la stra-
tégie qui satisfait au mieux ses préférences. Ces conditions sont é­ga­
lement en accord avec une lecture « communautaire » de Wittgenstein :
le fait de suivre une règle est incompréhensible en dehors d’un cadre
communautaire dans le sens où les individus suivent une règle uni-
quement en référence au, et par anticipation du comportement des
autres membres de la communauté.

IV. Théorie des jeux, histoire


et individualisme méthodologique
Les approches évolutionniste et épistémique des institutions sont
largement complémentaires. Tout en proposant une solution au pro-
blème de l’indétermination, chacune d’entre elles met l’accent sur dif-
férents types de mécanismes : l’approche évolutionniste permet ainsi
d’étudier les mécanismes d’émergence, d’évolution et de stabilisation
des institutions ; l’approche épistémique permet quant à elle d’analyser
les mécanismes relatifs à la circulation de l’information et aux modes
de raisonnement sous-jacents au fonctionnement des institutions. Elles
divergent par ailleurs au niveau d’un certain nombre d’implications
ontologiques et méthodologiques. On en mentionnera deux ici : l’arti-
culation entre modèles théoriques et histoire et le statut de l’indivi-
dualisme méthodologique.
IV.1. Théorie des jeux, institutions et relation théorie/histoire
L’utilisation de la théorie des jeux pour étudier les institutions
amène à repenser l’articulation entre la théorie (et les modèles
théoriques) et les phénomènes empiriques tels qu’ils se déroulent
dans le temps historique. Cette articulation, qui était au cœur des
réflexions méthodologiques et théoriques des auteurs appartenant

[89] Voir K. Binmore, « Do Conventions Need to Be Common Knowledge ? », Topoi 27(1), 2008,
p. 1727. Binmore rejette ce qu’il appelle l’approche « éductive » sur la base de la rareté des
évènements publics qui sont à l’origine de la connaissance commune. La présente approche
n’est pas sujette à cette critique.
537
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

au programme de recherche de l’institutionnalisme historique90 , est


restée pendant longtemps un impensé dans l’analyse économique
standard. La principale raison tient à la nature des préoccupations
et des méthodes des économistes standards travaillant dans le cadre
du programme de recherche de la théorie de l’équilibre général, lequel
relevait tout autant, voire davantage, des mathématiques que des
sciences sociales91. L’introduction de la théorie des jeux en économie a
toutefois bouleversé cet état de fait, notamment parce qu’elle a permis
de mettre en avant la forte contingence des interactions sociales : la
manière dont les individus interagissent, et notamment l’équilibre à
partir duquel ils se coordonnent, dépend fortement des détails et des
spécificités de l’interaction. En ce sens, et même si la théorie des jeux
peut être considérée comme la base nécessaire d’une théorie géné-
rale des interactions sociales, elle est fondamentalement incomplète
puisqu’elle est dans l’incapacité, à elle seule, d’expliquer et de prédire
formellement le déroulement de ces interactions. Le problème de l’indé-
termination discuté dans la section I est clairement une illustration
de ce point plus général.
En mettant en avant la très grande sensibilité du résultat des
interactions stratégiques aux spécificités du cadre dans lequel elles
prennent place, la théorie des jeux encourage les économistes à s’inté-
resser précisément à l’origine et à la nature de ces spécificités92. C’est
dans ce cadre que l’interaction entre les modèles de théorie des jeux
et l’histoire doit prendre place. Sur ce plan, l’approche évolutionniste
et l’approche épistémique se séparent quelque peu dans la manière
dont, en pratique, elles articulent modèles théoriques et réalité empi-
rique et historique. Le rapport de l’approche évolutionniste à l’histoire
est ambivalent93 . La variante évolutionniste de la théorie des jeux
est à l’origine issue de travaux en biologie évolutionniste dans les

[90] Hédoin, L’Institutionnalisme historique et la relation entre théorie et histoire en économie,


op. cit.
[91] A. Rosenberg, Economics-Mathematical Politics Or Science of Diminishing Returns ?,
University of Chicago Press, 1992.
[92] Bien entendu, en tant que branche des mathématiques, la théorie des jeux se prête à
des explorations purement formelles déconnectées de la réalité empirique et consistant
essentiellement en la démonstration de théorèmes. Mathématiciens et économistes ont
mené, et continuent de mener, de telles explorations. Toutefois, même ce type de travaux
peut s’avérer empiriquement pertinent, comme l’illustre de manière générale la branche
dite du « mechanism design ».
[93] Sur ce point, voir en particulier R. Sugden, « The Evolutionary Turn in Game Theory »,
Journal of Economic Methodology 8(1), 2002, p. 113-130.
538
Philosophie économique

années 1960 et 197094. Le concept de « stratégie évolutionnairement


stable »95 et l’équation de dynamique de réplication96 ont ainsi initiale-
ment été développés dans l’optique de rendre compte des mécanismes
d’évolution de traits phénotypiques, en particulier dans le contexte des
conflits territoriaux chez les animaux97. La théorie des jeux évolution-
nistes a également permis de clarifier des débats anciens en biologie
concernant la possibilité et l’importance de la sélection de groupe
par opposition à la sélection agissant au niveau des individus (et plus
exactement au niveau des gènes)98 . La mobilisation de la théorie des
jeux par les biologistes s’est traduite par des contributions purement
formelles et mathématiques mais a été motivée pour l’essentiel par
une volonté d’apporter un éclairage à certains phénomènes empiriques
tels que la sélection sexuelle ou les relations de coopération entre les
parents et leurs descendants. À ce titre, la découverte et l’étude des
propriétés formelles des modèles de jeux évolutionnistes n’ont pas été
les principales raisons sous-jacentes à l’introduction de la théorie des
jeux en biologie.
La variante évolutionniste de la théorie des jeux a été progressi-
vement appropriée par les économistes dans les années 1980 et 1990,
jusqu’au point où certains commentateurs ont pu parler de « tournant
évolutionniste99 ». Cependant, les motivations derrière cette appro-
priation semblent assez éloignées des considérations empiriques qui
intéressaient essentiellement les biologistes. Ainsi, la plupart des éco-
nomistes semblent avoir vu dans les jeux évolutionnistes un moyen de
dépasser mathématiquement le problème de l’indétermination. Cela
semble particulièrement être le cas pour l’essentiel de la littérature
sur les dynamiques d’apprentissage : on ne trouve dans cette dernière
que peu de références à des travaux empiriques s’intéressant aux
mécanismes d’apprentissage effectivement mobilisés par les indivi-
dus. Il s’agit plutôt, dans une optique proche de celle du programme

[94] J.M. Smith, Evolution and the Theory of Games, Cambridge University Press, 1982.
[95] J.M. Smith, « The Theory of Games and the Evolution of Animal Conflicts », Journal of
Theoretical Biology 47(1), 1974, p. 209-221.
[96] P.D. Taylor & L.B. Jonker, « Evolutionary Stable Strategies and Game Dynamics »,
Mathematical Biosciences 40(1-2), 1978, p. 145-156.
[97] J. Maynard Smith & G.R. Price, « The Logic of Animal Conflict », Nature 246(5427), 1973,
p. 1518.
[98] J. Maynard Smith, « Group Selection and Kin Selection », Nature 201(4924), 1964,
p. 1145-1147.
[99] Cf. Sugden, « The Evolutionary Turn in Game Theory », op. cit.
539
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

de recherche du raffinement du concept d’équilibre, de déterminer


les conditions nécessaires et/ou suffisantes pour qu’une dynamique
d’apprentissage spécifique sélectionne un type d’équilibre donné. Dans
le même ordre d’idée, une partie des travaux a consisté à démontrer
la correspondance formelle entre un type d’apprentissage particulier
et une fonction de transition donnée. Dans l’ensemble, c’est es­sen­
tiel­lement les propriétés formelles des modèles évolutionnistes qui
semblent avoir intéressé les économistes. Cela ne signifie pas pour
autant que l’approche évolutionniste des institutions est dépourvue de
toute application empirique ou de lien avec la dynamique historique
des institutions. Le rapport à l’histoire de l’approche évolutionniste
est toutefois ténu dans le sens où cette approche ne semble pouvoir
offrir essentiellement qu’une histoire conjecturale. Autrement dit,
s’il est possible dans le cadre de l’approche évolutionniste de mon-
trer comment une institution aurait pu émerger, il est beaucoup
plus difficile de démontrer que le modèle rend compte de la manière
dont elle a effectivement émergé. Cela tient largement au fait que
les mécanismes d’évolution et d’apprentissage qui sont formalisés
restent très génériques et, par conséquent, difficilement testables. Une
illustration de cette difficulté peut être donnée à partir de l’analyse
de Skyrms de l’évolution de la norme d’équité présentée dans la
section III.2. L’explication avancée par Skyrms consiste à montrer
que dans le cadre d’une dynamique d’évolution donnée, la probabilité
qu’une telle norme émerge est très forte. Il est donc suggéré que cette
institution trouve son explication dans la dynamique d’évolution qui
est postulée. Toutefois, même si ce résultat est relativement robuste100,
il est évident que l’analyse ne peut en revanche pas démontrer que
c’est bien le mécanisme modélisé qui est à l’origine de l’institution101.
Le rapport entre modèles théoriques et histoire est quelque peu
différent dans le cadre de l’approche épistémique. Le programme de
recherche dit de la « narration analytique » mis en œuvre par des éco-

[100] On peut par exemple démontrer que ce résultat reste valable pour une classe plus large
de dynamiques ou de modèles.
[101] Un autre excellent exemple de ce problème est donné par l’analyse de l’émergence de la
monnaie développée dès le XIXe siècle par Carl Menger. Sur la base d’un raisonnement de
type « génétique » facilement transposable en termes de théorie des jeux, Menger montre
comment la monnaie peut émerger dans une population à partir d’une situation de troc.
Cependant, bien que le mécanisme évolutionniste mis en avant par Menger soit plausible,
les travaux des historiens tendent à indiquer qu’il ne donne pas l’explication correcte à
l’existence universelle de formes de monnaies dans les sociétés humaines.
540
Philosophie économique

nomistes comme Avner Greif102 mais aussi des chercheurs en sciences


politiques trouve ainsi son origine dans la recherche d’une articulation
fine entre modèles de théorie des jeux et études de cas historiques,
en particulier à partir d’un travail sur archives103 . La démarche en
termes de narration analytique est caractérisée par au moins deux
éléments particuliers. D’une part, elle est tournée vers la résolution
de questions empiriques bien identifiées (« problem-driven »)104 , c’est-
à-dire que les analyses théoriques sont toujours élaborées en réponse
à un problème spécifique, historiquement identifié. D’autre part, dans
l’optique d’étudier ces problèmes spécifiques, la narration analytique
combine un ensemble d’outils analytiques traditionnellement utilisés
en économie et en sciences politiques avec une attention soutenue
portée au contexte et aux détails historiques :
Nous dénommons notre approche « narration analytique » car elle combine les
outils analytiques qui sont couramment utilisés en économie et en sciences
politiques avec la démarche narrative, plus communément utilisée en histoire.
Notre approche est narrative, elle accorde une grande importance aux récits,
aux comptes rendus, et au contexte. Elle est analytique dans le sens où elle
extrait des raisonnements formels et explicites qui facilitent à la fois l’exposi-
tion et l’explication105.

Greif106 insiste ainsi sur le fait que toute analyse institutionnelle


doit démarrer en tenant compte du contexte spécifique et de la contin-
gence historique des institutions. Cela est indispensable pour se poser
les bonnes questions et construire le modèle approprié. Dans le même
temps, c’est sur la base de considérations théoriques que l’on peut
extraire des questions particulières à partir d’un contexte donné.
Ce mouvement de balancier entre théorie et histoire prend place au
travers de cinq étapes de recherche :
(a) Utilisation d’informations contextuelles et comparatives pour
identifier les questions, les transactions et les possibles relations
causales importantes.
(b) Utilisation de ces informations pour déterminer également
quelles sont les institutions pouvant être traitées de manière exo-
gène et celles devant être appréhendées de manière endogène.

[102] Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy, op. cit.
[103] Voir en particulier l’ouvrage collectif coordonné par R.H. Bates, Analytic Narratives,
Princeton University Press, 1998.
[104] Ibid., p. 10.
[105] Ibid., notre traduction.
[106] Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy, op. cit., p. 357 sq.
541
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

(c) Formation d’une conjecture sur les institutions pertinentes à


l’aide d’analyses contextuelles, d’éclairages théoriques génériques et
d’évidences empiriques (faits stylisés) : quelles sont les transactions
reliées ou non ? De quelle manière, pourquoi et comment le jeu et
les croyances associées ont abouti à tel comportement ?
(d) Formalisation et évaluation de la conjecture à l’aide d’un modèle
spécifique au contexte dans lequel les facteurs institutionnels et
technologiques exogènes et historiquement déterminés fixent les
règles du jeu.
En combinant l’analyse du jeu (qui met en avant l’importance
des facteurs historiques dans la sélection de l’équilibre) et l’évidence
empirique, on peut évaluer la conjecture et donc comprendre les ins-
titutions endogènes, sachant que la relation conjecture/évaluation est
interactive.
On peut extraire deux points importants de ces cinq étapes métho-
dologiques. D’une part, le point de départ de la recherche est la formu-
lation d’une conjecture à partir d’un matériau pouvant être constitué
d’éléments très divers (connaissances théoriques préalables, docu-
ments historiques, statistiques, etc.). Ce dépassement de la dichotomie
déduction/induction est lié d’autre part à la mise en avant de la néces-
sité de construire l’analyse théorique sur un modèle his­to­ri­quement
spécifique, c’est-à-dire dont la construction est fonction du cas étudié.
Ainsi, l’analyse historique permet de déterminer quels sont les élé-
ments devant être considérés comme exogènes et, a contrario, quels
sont les éléments endogènes devant être expliqués par le modèle. On
peut alors schématiser ainsi la démarche méthodologique de la nar-
ration analytique (cf. figure 7, ci-après).
La méthode de la narration analytique peut être sujette à quelques
critiques. L’économiste et historien Greg Clark107 reproche notamment
aux analyses de Greif d’entretenir une confusion entre preuves et hypo-
thèses et considère que la narration analytique ne peut aboutir qu’à la
formulation de conjectures qui, en l’espèce (en raison no­tamment du
manque de données fiables), s’avèrent difficiles à tester. Par ailleurs,
l’interprétation qui est proposée de chaque cas historique spécifique
et de ses institutions dépend d’un modèle dont la construction repose
in fine sur une forme d’arbitraire : si le modèle parvient à établir la

[107] G. Clark, « A Review of Avner Greif’s Institutions and the Path to the Modern Economy :
Lessons from Medieval Trade », Journal of Economic Literature 45(3), 2007, p. 725-741.
542
Philosophie économique

plausibilité de l’interprétation proposée (c’est-à-dire le caractère plau-


sible de l’institution identifiée et de son fonctionnement), il ne peut en
revanche permettre de montrer que cette interprétation est la seule
dans ce cas. Ici, le récit est un outil pour résoudre le problème de
l’indétermination ; toutefois, d’autres critères, comme celui de l’effi-
cience économique, pourraient permettre de faire une sélection parmi
les équilibres multiples :
En posant la narration analytique comme le meilleur moyen de résoudre l’indé-
termination radicale induite par la théorie des jeux, Greif est conduit à igno-
rer d’autres chemins prometteurs qui pourraient également aider à réduire
l’ensemble des équilibres possibles. L’un de ces critères est tout simplement
la contrainte de l’efficience économique. Les institutions et les sociétés sont
souvent en concurrence et, dans ce cadre, les sociétés dont la production est
plus importante vont généralement être favorisées. Les équilibres totalement
inefficients tendent ainsi à ne pas survivre108.

Bien que fortes et probablement valides, ces critiques ne doivent


néanmoins pas occulter la richesse et l’intérêt des analyses historiques
mobilisant un cadre de théorie des jeux. S’il est difficile de penser que
l’utilisation de modèles de jeux puisse permettre d’aboutir à davantage
que des conjectures dans le cadre de l’étude de cas historiques, elle
concentre l’analyse sur des éléments essentiels pour comprendre le
fonctionnement des institutions, à savoir la manière dont la connais-
sance et l’information sont diffusées dans une population et la façon
dont les individus raisonnent à partir de ces dernières.

[108] Ibid., p. 714, notre traduction.


543
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

IV.2. Le statut de l’individualisme méthodologique


L’analyse économique est, de manière générale, assimilée à la mise
en œuvre d’une forme d’individualisme méthodologique que l’on peut
définir, à la suite de Jon Elster comme « la doctrine selon laquelle,
tous les phénomènes sociaux (leur structure et leur changement) sont
en principe uniquement explicables dans les termes des propriétés,
des objectifs et des croyances des individus109 ». Toutefois, l’utilisation
de la théorie des jeux pour étudier les institutions ne conduit pas
nécessairement à l’application de l’individualisme méthodologique.
Les approches évolutionniste et épistémique divergent à nouveau sur
ce plan.
Les mécanismes formalisés dans le cadre de l’approche évolution-
niste sont clairement de type « bottom-up ». L’évolution et la stabilité
des institutions sont expliquées par les choix des individus, eux-mêmes
générés par leurs préférences et leurs croyances. La fonction de tran-
sition qui rend compte de la dynamique d’apprentissage ou d’imita-
tion au sein de la population est elle-même dérivée des propriétés
individuelles des agents (par exemple, la manière dont ils révisent
leurs croyances). La stratégie d’explication mise en œuvre par l’ap-
proche évolutionniste correspond ainsi largement au « diagramme de
Coleman »110 (figure  8) :

Quatre types de relation apparaissent dans le diagramme. La rela-


tion 4 relie un état macrosocial S au temps t avec un état macrosocial
au temps t+1 et se matérialise au travers d’une corrélation statistique
entre deux variables. Cette relation ne constitue pas une explication
d’un phénomène social mais est au contraire une régularité devant

[109] J. Elster, « The Case for Methodological Individualism », Theory and Society 11(4), 1982,
p. 453-482 : p. 453, notre traduction.
[110] J.S. Coleman, Foundations of Social Theory, Harvard University Press, 1994.
544
Philosophie économique

être expliquée par le biais d’une analyse descendant au niveau micro-


social symbolisé par les états Et et E t+1. La relation 1 indique ainsi
la manière dont les préférences et les croyances des individus consti-
tutives de l’état Et dépendent de caractéristiques situées au niveau
macro. Dans le cadre des jeux évolutionnistes, ces caractéristiques
macro vont typiquement correspondre, par exemple, à la distribution
probabiliste des stratégies dans la population. La relation 2 corres-
pond à une règle de décision qui détermine, à partir des préférences
et des croyances des individus et des caractéristiques macrosociales
pertinentes, les choix de chaque individu. La relation 3 est une relation
d’agrégation qui établit comment les choix des individus se combinent
pour transformer les caractéristiques macrosociales. Dans le cadre
d’un jeu évolutionniste, ces trois relations sont saisies au travers d’une
fonction de transition dont l’équation de dynamique de réplication
correspondant à l’expression (4) de la section III n’est qu’un exemple.
D’une certaine manière, les types d’explications correspondant au
diagramme de Coleman ne relèvent pas d’un individualisme métho-
dologique « pur », dans le sens où l’explication inclut nécessairement
des variables macrosociales (ici, la distribution probabiliste des straté-
gies). Ces variables sont toutefois elles-mêmes le résultat du choix des
individus même si, du point de vue des individus, elles apparaissent
davantage comme une donnée relevant des structures sociales111.
L’approche épistémique marque un éloignement plus significatif
de l’individualisme méthodologique. Cela est la conséquence logique
du fait que dans cette approche, les institutions sont envisagées de
fait comme étant constitutives d’une pratique : le comportement des
individus s’explique par le fait qu’ils suivent une règle donnée et l’ob-
servation de tout autre comportement impliquerait l’existence d’une
autre institution (ou l’absence d’institution). Autrement dit, on ne peut
pas rendre compte de la pratique en dehors de l’institution. Comme
on l’a expliqué plus haut, l’institution est formellement identifiée à un
jeu épistémique, la spécification de ce dernier incluant les compor­te­
ments effectifs des individus, ainsi que leurs croyances, leurs modes
de raisonnement, etc. Mais elle inclut également des éléments qui

[111] Une remarque similaire peut être faite concernant les prix dans un modèle de marché
parfaitement concurrentiel, cf. K.J. Arrow, « Methodological Individualism and Social
Knowledge », American Economic Review 84(2), 1994, p. 19. Plus généralement, voir la
discussion sur l’individualisme « structurel » dans L. Udehn, Methodological Individualism :
Background, History and Meaning, Routledge, 2001.
545
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

semblent irréductibles aux individus, tels que la distribution de la


connaissance au sein de la population. L’institution n’est donc pas
seulement causalement responsable du comportement des agents (ce
qui correspondrait à la relation 1 dans le diagramme de Coleman, si
l’on admet la possibilité de relations causales interniveaux112). Elle est
littéralement constitutive de ce comportement113 .
Une idée similaire est développée par Herbert Gintis dans sa dis-
cussion du concept de connaissance commune114 :
La théorie des jeux épistémiques indique que les conditions suffisantes pour
que des individus jouent un équilibre de Nash ne se limitent pas à leurs caracté-
ristiques personnelles mais incluent également leurs caractéristiques communes­.
[…] Les caractéristiques individuelles et les éléments de compréhension com-
mune, ces derniers étant irréductibles aux caractéristiques individuelles, sont
nécessaires pour expliquer la connaissance commune. C’est la raison pour
laquelle l’individualisme méthodologique est incorrect lorsqu’il est appliqué à
l’analyse de la vie sociale.

Dans le cadre du modèle épistémique présenté dans la section III.1,


les caractéristiques communes évoquées par Gintis consistent notam-
ment dans la distribution de l’information et en particulier dans la
partition commune définie par la fonction R*(.) ainsi que dans la
croyance initiale correspondant à la distribution P(.). On pourrait
toutefois objecter que ces caractéristiques sont bien réductibles à des
caractéristiques individuelles : ainsi, la partition commune de l’infor-
mation peut être directement dérivée par la juxtaposition des par-
titions individuelles Ii. De même, l’existence d’une croyance initiale
commune résulte uniquement de l’identité des croyances initiales indi-
viduelles. D’autres caractéristiques communes interviennent néan-
moins de manière moins explicite dans les jeux épistémiques : d’une
part, tous les modèles épistémiques présentés dans la section III pré-
supposent que chaque joueur connaît les partitions d’information des
autres joueurs et que ce fait est « connaissance commune »115 ; d’autre

[112] Sur ce point, cf. J. Vromen, « MICRO-Foundations in Strategic Management : Squaring


Coleman’s Diagram », Erkenntnis 73(3), 2010, p. 365-383.
[113] C. Hédoin, « Linking Institutions to Economic Performance : The Role of Macro-Structures
in Micro-Explanations », Journal of Institutional Economics 8(3), 2012, p. 327-349.
[114] Gintis, The Bounds of Reason, op. cit., p. 162, notre traduction.
[115] Nous mettons volontairement le terme de « connaissance commune » entre guillemets
pour marquer le fait qu’il ne s’agit pas d’une connaissance commune telle que définie par
l’opérateur K* et la fonction R*(.) dans la mesure où les partitions ne correspondent pas
à un évènement. Cf. Aumann, « Correlated Equilibrium as an Expression of Bayesian
Rationality », op. cit.
546
Philosophie économique

part, les croyances initiales des joueurs sont également né­ces­sai­


rement « connaissance commune ». La raison tient à la nature des
états du monde w, lesquels correspondent à des descriptions exhaus-
tives des situations. Par conséquent, dans un état du monde donné,
les partitions et les croyances initiales sont nécessairement spéci-
fiées. Comme ces partitions et croyances initiales sont invariantes
sur l’ensemble de l’espace Ω, elles sont nécessairement connues de
chaque joueur, et chaque joueur a connaissance de ce fait, etc.116 . Ces
hypothèses implicites sont difficiles à interpréter sur le plan socio-
économique. On peut y voir un simple artefact de la modélisation sans
signification théorique ou empirique. On peut également considérer
qu’elles représentent déjà un certain degré de compréhension com-
mune entre les joueurs. Si l’on retient cette dernière interprétation,
alors l’utilisation des jeux épistémiques pour rendre compte des ins-
titutions présuppose d’emblée l’importance des éléments communau-
taires dans le fonctionnement et la nature des institutions. En ce
sens, le débat autour de l’individualisme méthodologique est aussi
ontologique : même si l’individualisme méthodologique n’implique pas
l’individualisme ontologique, il semble que l’approche épistémique des
institutions amène à s’éloigner des deux simultanément.

V. Conclusion
Nous avons présenté dans ce chapitre deux manières par lesquelles
la théorie des jeux peut contribuer à améliorer notre compréhension
des institutions et de leur rôle dans le fonctionnement des sociétés et
des économies. Nous avons souligné leur caractère essentiellement
complémentaire : l’approche évolutionniste permet d’étudier les méca-
nismes sous-jacents à l’émergence, l’évolution et la stabilité des ins-
titutions ; l’approche épistémique offre un cadre méthodologique et
théorique pour étudier le fonctionnement des institutions sur la base
de la distribution de l’information et des modes de raisonnement des
agents. La dernière section a néanmoins suggéré que les implications
de ces deux approches concernant la relation entre modèles théoriques

[116] Il est bien entendu possible en principe de construire un jeu épistémique avec des
partitions et des croyances initiales spécifiées comme étant fonction de l’état du monde
w. Cependant, ce modèle comportera nécessairement une méta-partition et des méta-
croyances qui seront elles-mêmes invariantes sur un méta-espace Ω’. En revanche, l’uti-
lisation de logiques modales non monotones peut permettre d’éviter ce résultat, puisque
ces systèmes ne comportent pas d’axiome garantissant la connaissance par les agents des
théorèmes qui en sont issus.
547
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions

et histoire d’un côté, et concernant le statut de l’individualisme métho-


dologique d’un autre côté, étaient partiellement divergentes.
Une perspective évidemment intéressante serait de travailler à
l’articulation, voire à la fusion de ces deux approches. Dans l’ensemble,
peu de tentatives dans cette direction ont vu le jour117. Une piste pro-
metteuse mais encore non explorée en économie des institutions est
constituée par les approches en termes de « révision des croyances »
consistant à formaliser la manière dont les agents révisent leurs
jugements en présence d’informations considérées comme impossibles
étant donné la théorie du jeu en leur possession. Dans le contexte de
l’économie des institutions, de telles approches pourraient permettre
de comprendre la manière dont les agents parviennent à se coordon-
ner dans un environnement institutionnel encore non stabilisé, pour
finalement aboutir à la constitution d’une institution en tant que telle.
Bien entendu, et prolongeant en cela la voie ouverte par le programme
de recherche de la narration analytique, une telle analyse devrait
se faire dans le cadre d’une articulation étroite avec l’étude de cas
historiques concrets.

[117] Pour une exception, voir P. Vanderschraaf & B. Skyrms, « Learning to Take Turns »,
Erkenntnis 59(3), 2003, p. 311-347.
Les normes et la philosophie économique

Emmanuel PICAVET

L
a référence aux normes (sociales et économiques, juridiques,
politiques, morales) importe à plus d’un titre pour les études
qui relèvent de ce que l’on appelle aujourd’hui la philosophie
économique. Ainsi, l’épistémologie économique possède une dimension
prescriptive qui s’appuie sur des normes d’établissement des faits, de
bonne administration de la preuve, de cohérence des raisonnements
et des démarches scientifiques. Toutefois, ces normes ressortissent à
la théorie de la connaissance et s’appliquent au champ économique
comme à d’autres ; elles ne sont pas en elles-mêmes reliées aux enjeux
spécifiquement économiques. Les normes juridiques intéressent, quant
à elles, indéniablement l’activité économique qu’elles encadrent ; le
rapport à ces normes mobilise la philosophie économique pour autant
que celle-ci comprenne (comme on l’admettra) les enjeux éthiques et
politiques et, tout d’abord, ontologiques, de l’inscription de l’activité
économique dans les institutions. Il est évident que ces normes condi-
tionnent la sûreté des échanges, la valeur de la propriété, les arbi-
trages de droit privé et bien d’autres caractéristiques cruciales de
la vie économique, et l’économie est au cœur de ce que l’on analyse
aujourd’hui comme les « sujets constitutionnels transnationaux1 ».
Ce qu’a de spécifique la mise en validité juridique ne s’inscrit cepen-
dant pas vraiment dans le champ de la philosophie économique et
relève plutôt de la théorie générale du droit. Les normes juridiques
intéressent la philosophie économique principalement en raison de
leur insertion dans des structures de comportement et dans l’orga-
nisation institutionnelle, par là même bien sûr aussi dans l’état des
sociétés et dans leur vie économique. Ce qui est en jeu est alors l’inter­

[1] G. Teubner, Verfassungsfragmente, Francfort-sur-le-Main, 2012 ; tr. fr. Fragments consti-


tutionnels, Classiques Garnier, 2016.
550
Philosophie économique

ac­tion des normes juridiques avec d’autres normes présentes dans la


vie sociale davantage que la normativité juridique en tant que telle.
L’attention se portera ici sur les normes qui, étant présentes au
cœur de la vie sociale et participant de son évolution, encadrant et
structurant les comportements et les choix, forment une partie de l’ob-
jet de l’enquête des sciences économiques et de la philosophie sociale.
Ces normes peuvent être des principes de jugement ou d’orientation
de la conduite, ou encore des références dans les transactions ins-
titutionnelles. Elles ont souvent une signification qui renvoie plus
particulièrement à un ordre de préoccupations plutôt qu’aux autres :
la morale, le droit, l’organisation politique, la rationalité et l’objectivité
face à l’incertitude ou aux défis de l’organisation collective, l’effica-
cité et l’équité économiques, la performance managériale, la qualité
dans la production ou les services, l’adéquation des délibérations, la
prise de responsabilité sociale ou environnementale, l’ouverture de
la décision à la participation, etc. Les normes auxquelles nous ferons
référence peuvent avoir des bases épistémologiques ou juridiques, mais
il est méthodologiquement approprié pour la philosophie économique,
compte tenu de la répartition usuelle des tâches entre les spéciali-
tés, de choisir de considérer la normativité sociale sous la forme des
normes qui, d’une manière générale, exercent une emprise sur les
comportements et les choix.
Le premier moment de notre examen consistera à situer la référence
aux normes en philosophie économique (section I), ce qui conduira à
souligner les perplexités qui tiennent au croisement des intérêts et
des valeurs. Dans un second moment, il s’agira d’appréhender plus
précisément la façon dont les normes se relient aux intérêts et aux
valeurs dans la délibération (section II). Ces liaisons sont incarnées
dans la vie sociale d’une manière qui, en elle-même, mérite attention
parce qu’elle révèle l’insertion des normes dans les contextes des inter­
ac­tions sociales, dans les attentes qui se forment et dans les occasions
de compromis. De la justification, il faut passer à la mise en pratique,
ce qui motivera l’examen d’un dernier volet : les normes dans le jeu
institutionnel de l’encadrement de la vie économique (section III).

I. Situer la référence aux normes en philosophie économique

I.1. L’idée de norme et le discours de l’économie


Il existe une pluralité de positions possibles à propos de l’articula-
tion de la philosophie économique aux sciences économiques dans leurs
551
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

branches spécialisées. Même si l’on établit ce rapport en donnant une


grande importance aux voies de progrès dans l’analyse économique,
l’étude des normes, telle qu’elle intervient en philosophie économique,
ne peut jamais se laisser ramener à la systématisation d’un regard
économique sur les normes, sur la base d’un certain état des sciences
économiques à un moment donné. Si l’entreprise se rattache bien à la
philosophie, on ne peut se dispenser d’une perspective critique et d’un
examen ouvert des manières appropriées d’aborder la normativité de
la vie économique (ses composantes, sa structure, ses finalités, etc.).
La philosophie économique des normes apparaît dès lors comme l’un
des volets de l’entreprise plus générale d’une critique rationnelle de la
société et de la connaissance que nous en avons ; elle se concentre sur
les domaines qui sont traversés par une problématique économique
(en particulier la production et l’échange, l’allocation des ressources
et ses mécanismes, la protection des intérêts privés, l’organisation
collective pour le bien-être et le rapport aux biens publics).
Dans les programmes de recherche explicatifs ou à visée prédictive
en économie, il est sans doute inévitable qu’un noyau stable d’éléments
des descriptions et des théories soit soustrait à la critique. La philoso-
phie économique, de son côté, prend en charge d’une manière continue,
sans attendre les moments de « crise » dans la science empirique, l’exa-
men critique des conceptions alternatives du monde social, l’enquête
sur la portée des postulats qu’elles recouvrent et l’exploration des
virtualités d’organisation qu’elles rendent possibles et souhaitables.
L’élément de la rationalité, du doute et de la critique est alors ce qui
éloigne la référence à la « norme », en philosophie économique, de la
duplication ou systématisation des tendances enregistrées dans les
pratiques sociales existantes (avec les descriptions et analyses qu’elles
présupposent ou expriment).
Il ne s’agit pas non plus d’accompagner le processus de mise en
œuvre de conseils venus des sciences économiques pour les transfor-
mer en éléments de normativité sociale : cette opération même appelle
une analyse adossée à une conception large de la fonction des normes
en société, du pluralisme dans les jugements de valeurs, des exigences
démocratiques, des fondements du pouvoir et de la vie commune dans
une société. Pour autant, bien sûr, le discours économique pose bien
des problèmes liés à une idée générale de performativité du discours
dès lors que ses catégories et ses inférences deviennent des pierres de
calage pour l’action publique ou privée et, dès lors aussi, des éléments
véritablement constitutifs de la réalité sociale sur laquelle porte ce
552
Philosophie économique

même discours. Cette configuration est complexe plus que paradoxale ;


on peut y voir une caractéristique importante de l’objet qu’étudient les
sciences sociales. La philosophie économique doit en tenir compte, en
particulier pour avertir des capacités de transformation du discours,
quand bien même il aurait une vocation descriptive, statistique ou
purement explicative.
Au sens dans lequel on la saisit généralement en philosophie éco-
nomique, l’idée de norme n’est assurément pas destinée à opérer la
transcription, dans le vocabulaire prescriptif de la normativité sociale,
du type de comportement qui est considéré comme prévisible ou iné-
vitable selon les modèles dominants dans les sciences économiques
(fût-il qualifié dans ce cadre de « rationnel », « efficace » ou « adapté »).
Une telle transcription s’opère quelquefois et alimente le conseil ou
les choix sociaux et politiques (on parle alors pour de bon de perfor-
mativité des modèles venus de la théorie2) mais, d’un point de vue
philosophique, son caractère approprié ou non demeure un enjeu pour
la critique et pour l’analyse normative.
C’est aussi la raison pour laquelle, au-delà de la question des tâches
de la philosophie, l’économie elle-même, dans les secteurs qui la consti-
tuent comme « économie normative » (l’analyse des droits, de l’efficacité,
de la liberté, de l’équité en particulier), se soucie d’un regard critique
sur les valeurs sociales et sur l’aspect souhaitable ou non, en contexte,
des transformations qu’induirait la prise en compte de telle ou telle
prescription issue de l’analyse économique. C’est ce qui la conduit sou-
vent aux confins de la philosophie sociale, et l’on trouve ici une partie
importante des enjeux qui justifient que l’on constitue la « philosophie
économique » comme un domaine d’étude interdisciplinaire.
Envisagée dans le cadre étroit de modèles codifiant ce qui est « cor-
rect » d’après leurs propres standards, la conformité (ou non-confor-
mité) de tel ou tel aspect de la vie sociale à ce que prévoient les
modèles est un fait d’expérience plutôt qu’un devoir-être (du genre de
celui qui intéresse la morale, le bon gouvernement, le progrès social
ou la destination de l’homme). L’état de fait correspondant reste tou-
jours, en principe, soumis à la critique rationnelle (tout comme la
légitimité de l’adaptation des individus et des groupes à une réalité
sociale conforme aux modèles qui ont été proposés).

[2] Voir à ce propos : N. Brisset, « La construction de la finance contemporaine », Cités, 64, déc.
2015 ; G. Vanel, « Les autorités épistémiques de la normalisation financière », in C. Walter
(dir.), Nouvelles normes financières, Springer, 2010, p. 137-159.
553
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

I.2. Les normes, entre attentes et conséquences


Le comportement économique est caractérisé tantôt par sa forme
(une optimisation sous contrainte en fonction de fins données), tantôt
par la nature de ses finalités (l’intérêt, le bon usage des ressources ou
la satisfaction des préférences) en y ajoutant en général une référence à
la manière de poursuivre ces finalités (au moins un minimum de cohé-
rence pragmatique, de réflexion sur le contexte et sur la structure de
l’interaction sociale, et d’usage sensé des ressources disponibles – ce qui
renvoie de toute façon à un certain formalisme de la prise de décision,
même s’il ne s’agit pas toujours d’une optimisation sous contrainte).
Dans les deux cas, il apparaît « normé » au sens où il fait l’objet d’attentes
fondées sur une forme de compréhension, et qui attirent inévitablement
l’attention sur les « écarts » par rapport à ces attentes. Il ne s’agit tou-
tefois pas nécessairement d’une normativité sociale au sens plein et
entier de la « norme », comportant l’idée d’une rectification ou réorien-
tation souhaitable et l’idée d’une sanction. Ce qui est compréhensible et
prévisible peut évidemment apparaître en même temps suffisamment
mauvais pour que le comportement opposé soit au contraire souhaitable
ou recommandable. Ce qui fait correspondre une action aux canons de la
science économique tient aux propriétés de l’action elle-même et ne cor-
respond pas forcément à ce qui est souhaitable ou sensé collectivement.
Si, par exemple, les gouvernants d’un État totalitaire à l’idéologie
insensée se comportent d’une manière optimisatrice dans l’usage des
ressources et dans les choix d’investissement, la normativité qui est
à l’œuvre relève d’une orientation stabilisée des prévisions (on « doit »
prévoir qu’ils vont se comporter de telle ou telle façon), mais non pas
de la rationalité pleine et entière et, si l’on tient à parler de « rationalité
économique » dans un cas de ce genre, il doit être clair que c’est dans
la perspective d’un usage particulièrement affaibli de la notion de
rationalité, qui ne correspond pas à une normativité sociale défendable
dans la discussion ou la délibération éclairée.
L’action économique est en réalité toujours susceptible d’une évalua-
tion normative fondée sur ce qui est droit ou correct (approche déontolo-
gique de la morale) ou sur les manières de faire à tirer de la référence
à des conséquences heureuses (approche téléologique du conséquen-
tialisme social ou politique). Cette dualité dans les codes d’évaluation
est elle-même une source de difficultés sans doute, mais elle doit être
considérée frontalement puisque l’économie est pré­ci­sément à la croisée
des chemins de la morale sociale et de la rationalité politique.
554
Philosophie économique

Au sens plein de la normativité, l’association entre norme et action


ne se distingue pas par une nature de l’action qui serait particulière,
mais plutôt par un mode d’insertion de l’action dans la société et la
délibération (à la fois individuelle et collective). Ce qui nous intéresse
ici dans « la société » prend plusieurs formes : attentes généralement
identifiées comme légitimes dans la vie ordinaire (donnant lieu à cri-
tique, avertissement ou sanction en cas de déception), mécanismes de
contrôle et de sanction, mécanismes d’approbation liés à la réputation,
reconnaissance verbale ou doctrinale de l’autorité et des obligations.
Pour cette raison, plutôt que d’actions intrinsèquement « normatives », il
peut apparaître préférable, en philosophie au moins, de parler d’actions
adossées à des normes, ou témoignant de l’emprise de normes dans un
contexte donné. De fait, l’idée de norme renvoie à un environnement
de l’action à la fois social et culturel, dont l’effet se fait sentir dans la
régie de l’action, dans le concours de volontés et de comportements
qu’elle enveloppe, et dans les conséquences qu’on peut lui rattacher3.
Dans l’environnement social des choix pratiques dévolus à des
agents économiques, la normativité concerne par un certain côté les
attentes qui se forment à propos de la sélection de l’action, en particulier
lorsque l’intérêt particulier étroitement conçu, et mobilisé au cas par
cas, apparaît insuffisant4. De telles attentes s’étendent habituellement
aux manières de faire dans l’action ou au processus suivi pour délibérer
en vue de l’action (les « procédures » sociales). Par un autre côté, la nor-
mativité concerne les conséquences de l’action, lorsqu’il s’agit de porter
des jugements sur les états de fait, sur des situations économiques et
sociales. Les conséquences transitent par divers mécanismes sociaux
plus ou moins bien compris des chercheurs et des agents eux-mêmes
selon les cas et, d’une manière générale, l’approche économique de l’ac-
tion met en relief l’incertitude qui entoure les rapports entre initiatives
et conséquences, même lorsque l’action est bien conforme à l’intention
et peut être dite volontaire en premier lieu. La réflexion sur l’économie,
depuis les contributions de Mandeville et de Smith au moins, a eu un

[3] Sur la théorie de l’emprise des normes en rapport avec la régie de l’action et les structures
d’interaction sociales, et pour l’essai d’une approche d’esprit naturaliste, voir en tout pre-
mier lieu l’ouvrage majeur d’A. Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings. À Theory of Normative
Judgment, tr. fr., Sagesse des choix, justesse des sentiments, PUF, 1999.
[4] Sur cette insuffisance, voir notamment l’analyse du « dogme » de l’intérêt personnel bien
compris, chez C. Menger, Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und
der Politischen Ökonomie insbesondere, tr. fr., Recherches sur la méthode dans les sciences
sociales et en économie politique en particulier, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 223-230.
555
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

rôle décisif pour aider à comprendre les aspects systématiques de la


genèse des effets non intentionnels de l’action intentionnelle5.
On a toutes les raisons d’admettre que les deux aspects qui viennent
d’être décrits (les attentes normatives relatives au choix des actions
et relatives aux conséquences), bien qu’étagés dans le temps, sont
étroitement liés l’un à l’autre. Les attentes normatives visent certaines
conséquences et ces dernières sont évaluées à l’aune des attentes. La
description même des conséquences a toute raison de se concentrer
sur les aspects qui permettent de les évaluer à l’aune des attentes qui
ont été formées. De plus, les attentes concernant l’action elle-même
recouvrent notamment la manière d’anticiper les résultats possibles
des actions et les événements extérieurs dont ces résultats dépendent.
La manière de se préparer à l’avenir, dans la décision économique, fait
pleinement partie des facteurs expliquant les compor­te­ments et joue
donc aussi un rôle dans les références partagées à des prévisions que
l’on « doit » former en société sur ce qui est à attendre des différents
acteurs.
La présence de ces dimensions dans les décisions économiques
contribue à la formation et à la stabilisation de « croyances norma-
tives » prenant place au cœur de l’activité économique et, plus pré­
ci­sément, au cœur de la prise de décision individuelle ou collective
dans la vie économique. Par ailleurs, au-delà des actions proprement
dites, la dimension normative de l’économie concerne les interactions
sociales et leurs résultats. Les attentes et l’appréciation des résultats
peuvent alors viser, au-delà des conséquences spécifiques de telle ou
telle action, la configuration d’ensemble de la société et la dimension
procédurale des choix collectifs. Tel est le lieu privilégié du déploie-
ment de l’économie normative, qui entretient des rapports étroits avec
l’économie du « bien-être ». Ainsi, la recherche économique met en rap-
port les problèmes que rencontre la coordination décentralisée des
agents sociaux (manquement à l’efficacité par exemple), d’une part,
et, d’autre part, les règles, normes et institutions qui transmettent
de l’information aux agents (une information potentiellement utile
pour surmonter les problèmes rencontrés), selon un schéma qui relève

[5] Voir en particulier : R. Boudon, Effets pervers et ordre social, PUF, 1977 ; M. Cherkaoui,
Le Paradoxe des conséquences. Essai sur une théorie wébérienne des effets inattendus et
non voulus des actions, Droz, 2006 ; J. Coenen-Huther, « Purposive actions and their unin-
tented consequences », in Theories of Social Mechanisms. Essays in Honor of Mohammed
Cherkaoui, vol. I, The Bardwell Press, 2015, chap. 7.
556
Philosophie économique

d’une sorte de « décentralisation assistée par des institutions6 » dans


le cas où des solutions praticables peuvent être trouvées pour éviter
d’être collectivement en défaut par rapport aux critères d’évaluation
de l’interaction sociale.
Comme on le voit dans ce registre particulier, les règles de l’inter­
ac­tion sociale peuvent elles-mêmes faire l’objet d’une visée norma-
tive. Elles constituent des supports pour l’appréciation normative des
conduites (correctes ou incorrectes, justes ou injustes, etc.), mais elles
peuvent aussi être mises en débat elles-mêmes et, le cas échéant,
rejetées d’une manière motivée, avec l’aide éventuelle de la philoso-
phie sociale appliquée ou des sciences économiques normatives. Cela
vaut à la fois pour le rapport aux aspects régulatifs (pour un champ
d’activités existant de toute façon) et aux aspects constitutifs (don-
nant consistance à des statuts, rôles et événements) des règles ou
normes7. On peut y chercher le socle d’une éthique procédurale pour
la vie sociale. Il est en effet possible, notamment en tenant compte de
considérations économiques (comme chez Buchanan et Tullock8) de se
prononcer sur un mode normatif (faisant référence à un devoir-être),
qui prend souvent une coloration éthique, à propos de la teneur des
règles. Un échelon plus bas, ces règles jouent elles-mêmes un rôle dans
les aspects évaluatifs ou prescriptifs de la vie des sociétés considérées.
Le rapport de la normativité à l’attente n’est pas seulement subjec-
tif. En l’absence de tout discours intérieur articulé, il peut se donner à
voir dans l’existence de dispositifs ou attitudes qui entourent l’action
ou l’interaction. C’est en particulier le cas pour les dispositifs ou atti-
tudes qui entrent en jeu lorsque les conséquences ou réalisations ne
sont pas conformes aux attentes. De cette manière, la normativité
économique et sociale entre en communication avec la nature des
normes en un sens très large. Il y va en dernier ressort de l’aptitude du
milieu environnant à rétablir dans la mesure du possible un régime
des choses qui se trouve avoir été perturbé par le choix incorrect de
l’action. Des choix alternatifs sont évidemment possibles : par exemple,
dans ses Méditations sur l’économie politique, Pietro Verri distinguait

[6] A. Schotter, The Economic Theory of Social Institutions, Cambridge University Press, 1981, p. 118.
[7] Voir en particulier : P. Livet, Les Normes, Armand Colin, 2006. Pour une application de la
dualité du constitutif et du régulatif, voir N. Brisset, « La construction de la finance contem-
poraine », Cités, 64, 2015, p. 39-51 (dossier « Politiques du capital », dir. G. Campagnolo,
E. Picavet et C. Walter).
[8] J. Buchanan et G. Tullock, The Calculus of Consent [1962], nouvelle éd., Collected Works,
vol. 3, Liberty Fund, 1999.
557
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

la mise en œuvre des idées économiques « par le biais de lois directes »,


mobilisant la force et l’autorité, d’une autre sorte de mise en œuvre,
consistant à « inciter », à « guider9 ».
I.3. Deux rôles pour les normes
Il y a certainement une dualité importante à considérer, qui
concerne deux rôles distincts des normes. D’une part, elles fournissent
les éléments d’une mise en ordre des comportements ou conduites ;
c’est un aspect qui est particulièrement notable lorsqu’il s’agit de
concevoir et d’appliquer des normes juridiques, ou encore des normes
d’organisation pour des collectifs (entreprises, administrations, etc.).
Au-delà de cette « conception » des normes, relevant si l’on veut de
l’architecture ou de la conception institutionnelle, la compréhension
ou l’explication des normes existantes et de leur dynamique est un
enjeu scientifique. Autour de cet enjeu commun à plusieurs disciplines,
la philosophie économique prend en charge notamment la méthodolo-
gie de l’explication de la dynamique des normes (intentionnellement
fixées ou non), la phénoménologie et l’éthique du rapport individuel aux
normes collectives (compréhension et interprétation, implication dans
la structuration du rapport à autrui), l’analyse des propriétés géné-
riques de l’interaction entre différents types d’ensembles normatifs,
la théorie des rapports entre normes effectives, principes reconnus en
commun et valeurs personnelles (ou de groupe), l’étude ontologique,
morale et politique des modalités d’expression (ou de concrétisation)
des principes dans des normes, ainsi que l’analyse des rapports entre
normes, institutions et décision.
D’autre part, les normes sont aussi habituellement des repères pour
le jugement : elles sont mobilisées pour apprécier la nature des situa-
tions et des changements avérés ou possibles. Telle est leur fonction
dans la composante des sciences économiques, particulièrement liée à
la philosophie politique et morale, que constitue l’économie normative.
Dans ce registre, au sein même de la vie économique ordinaire, c’est
tout d’abord en permettant la qualification des situations dans leurs
propres termes (par exemple en permettant d’identifier des « vols »
donnant lieu à l’application de diverses mesures de répression du vol)
que les normes interviennent dans des opérations cognitives de déter-
mination ou de rectification du jugement, puis dans les opérations de

[9] P. Verri, Meditazioni sulla economia politica, 1771, éd. bilingue A. Tiran, Méditations sur
l’économie politique, Classiques Garnier, 2015, p. 387.
558
Philosophie économique

verbalisation, prise de parole, intervention, etc. qui s’appuient sur le


jugement.
Dans le regard détaché de l’économie normative ou de l’éthique
sociale, la conformité à des critères du jugement est une clé de la jus-
tification ou de la critique des normes qui sont en opération dans la
société. Inévitablement, cela fait ressortir les critères utilisés comme
des normes de second niveau, les normes de premier niveau étant
celles qui pèsent directement sur les conduites. De la sorte, la philo-
sophie économique des normes est davantage qu’un domaine commun
à la philosophie et à l’économie ; elle est aussi le lieu d’une rencontre
de plusieurs faisceaux de justification des normes sociales ou insti-
tutionnelles. À ce titre, elle peut jouer un rôle dans la vie publique.
Certains de ces faisceaux de justifications (qui peuvent constituer de
véritables doctrines à l’instar du libre-échangisme ou du planisme)
viennent de la tradition économique et font usage des notions qui
sont de fait les plus importantes en économie, d’autres proviennent
de considérations philosophiques, dans les champs de l’éthique et de
la politique particulièrement (le personnalisme ou le socialisme, par
exemple10). Dans tous les cas, une étude des relations mutuelles entre
les normes est possible et, si l’on peut pratiquer le « jeu de rôles »
consistant à défendre des points de doctrine pour aller le plus loin
possible dans leur défense, elle peut aussi être menée dans l’esprit
d’une recherche de considérations objectives plutôt que dans la défense
directe et personnelle de certaines thèses au détriment des autres11.
I.4. Information et normes du jugement
La prise en compte des faits dans les exercices dits « normatifs »
(visant à spécifier ou à étudier un devoir-être pouvant avoir valeur
de norme) n’est pas elle-même déterminée par les faits observables ou
par les sciences empiriques qui traitent de faits observables à des fins
descriptives et explicatives. Il faut aussi que l’on décide de prendre en

[10] Voir notamment A. Leroux, Une société à vivre. Refonder le personnalisme, PUF, 1999.
[11] Voir, pour des exemples classiques empruntant les voies de la formalisation mathéma-
tique : A.K. Sen, Collective Choice and Social Welfare, North Holland et Oliver and Boyd,
1970 ; S.-C. Kolm, Justice et équité, Éditions du CNRS, 1972. La possibilité de décrire
objectivement les relations mutuelles entre les normes donne quelquefois lieu à un dia-
gnostic de primauté du descriptif dans les domaines réputés normatifs : voir en ce sens
J.-F. Laslier, « L’homo œconomicus et l’analyse politique », Cités, 19(3), 2004, et du même
auteur : Le Vote et la règle majoritaire, CNRS Éditions, 2004. Voir également M. Fleurbaey,
Théories économiques de la justice, Economica, 1996.
559
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

compte certains faits, ou une certaine catégorie de faits (et de quelle


manière). Par exemple, si l’on s’intéresse à des normes qui concernent
le bien-être des personnes ou leur « utilité » au sens économique, les
conventions touchant à la mesure et au degré de comparabilité inter-
personnelle de ces caractéristiques doivent faire l’objet d’un choix. Une
fois ce choix effectué, des conséquences contraignantes en résultent
et, en vérité, le spectre des possibilités normatives se trouve dras-
tiquement amenuisé12. De ce fait, l’économie normative et l’éthique
sociale sont au cœur de la réflexion philosophique contemporaine sur
les rapports entre jugements de fait et jugements de valeur13 . Faisons
ici observer que la constitution depuis l’immédiat après-guerre d’une
théorie systématique du mesurage a permis de mieux comprendre
comment les conventions impliquées impactent le discours sur ce qui
doit être. On peut d’ailleurs considérer que les questions d’information,
en particulier les questions relatives au type d’information qu’il y a
lieu de prendre en compte, constituent un véritable fil d’Ariane pour
explorer les questions d’éthique14 .
L’analyse de corrélation développée par A.K. Sen à propos des
principes moraux et du traitement de l’information s’est révélée par-
ticulièrement précieuse dans le domaine de l’éthique distributive.
C’est le développement de cette perspective qui devait conduire, sur
le plan des techniques d’analyse, à l’invention de cet outil précieux qu’a
été la « fonctionnelle de choix social », mettant en relation des profils
d’utilités individuelles et l’appréciation collective. Cela a permis à la
théorie abstraite des choix collectifs de progresser dans la typologie
des règles d’éthique distributive, en rapportant certaines des grandes
règles classiques (l’utilitarisme, le « principe de différence » rawlsien ou
la « justice pratique » kolmienne notamment) à des cadres information-
nels précis. On a pu montrer comment l’on se trouve contraint d’aller
dans la direction de tel ou tel critère normatif de par l’adoption de
l’un ou l’autre des principaux « cadres informationnels » envisageables
pour fixer la sélection des énoncés auxquels nous reconnaissons un
sens (par exemple un cadre dans lequel l’information sur l’utilité est

[12] Voir en particulier A.K. Sen, Choice, Welfare and Measurement, Blackwell, 1982.
[13] H. Putnam, The Collapse of the Fact-Value Dichotomy and Other Essays [2002], trad. fr.,
Fait-valeur. La fin d’un dogme, Éditions de l’Éclat, 2003 ; E. Picavet, « Politics, Economics
and the Putnam-Sen Dialogue on Facts and Values », in M. Cherkaoui et P. Hamilton
(eds), Raymond Boudon, A Life in Sociology, The Bardwell Press, 2009, vol. 4, 4e partie.
[14] A.K. Sen, « Informational Analysis of Moral Principles », in R. Harrison (ed.), Rationality
in Action, Cambridge University Press, 1979.
560
Philosophie économique

cardinale, les comparaisons interpersonnelles de différences d’utilité


étant par ailleurs traitées comme pourvues de sens).
De cette manière, on a pu démontrer, dans une région limitée de
l’éthique (l’évaluation conséquentialiste des choix collectifs par agréga-
tion des échelles de valeur individuelles), une dépendance essentielle
de nos jugements éthiques par rapport à ce qui, en fait d’information,
est considéré comme pourvu de sens et traitable collectivement d’une
manière significative. Cela revient à spécifier ce qui est exprimable
sous la forme d’énoncés considérés collectivement comme possédant
un sens. De tels efforts analytiques, favorisés par des problématiques
venues des sciences économiques, sont de grande portée éthique et
politique. Ils montrent que nous sommes parfois très sévèrement
contraints dans notre orientation éthique par notre manière de don-
ner sens ou non à des énoncés concernant des faits empiriques, ce qui
ne va pas vraiment dans le sens d’un statut absolument libre pour
la création des valeurs par les individus.

II. L’imbrication des valeurs, des intérêts


et des normes dans la délibération

II.1. La légitimité des intérêts


Les intérêts légitimes poussent à approuver ou à désapprouver
des évolutions socio-économiques. Toutefois, les intérêts sont en eux-
mêmes des données factuelles qui relèvent à première vue davantage
des jugements empiriques que des jugements de valeur. Ainsi, la lon-
gévité et l’ampleur du patrimoine financier d’une personne semblent
constituer des intérêts qui se prêtent à une description essentiellement
factuelle. La satisfaction des goûts semble être, elle aussi, une affaire
empirique, quoi qu’il en soit des difficultés d’accès à des témoignages
empiriques à la fois pertinents et fiables en la matière.
Il en va autrement lorsque les éléments de la réalité auxquels on
s’intéresse sont d’emblée constitués par des jugements de valeur – par
exemple si l’on s’intéresse aux vertus cognitives des régulateurs dans
le champ financier15 . On ne parle de « vertu », même à des fins des-
criptives, que sous l’hypothèse d’un devoir-être apprécié positivement
(être vertueux est ce qui doit être recherché, ce qui est approuvé) et en
lien avec des engagements, dont le rapport avec la rationalité mérite

[15] B. de Bruin, Ethics and the Global Financial Crisis, Cambridge University Press, 2015.
561
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

d’attirer l’attention16 . Les intérêts, eux, « sont ce qu’ils sont » dans la


mesure où ils semblent échapper largement aux variations dans l’idée
que l’on s’en fait, davantage sans doute que les vertus par exemple
(la manière de valoriser le courage et la fermeté dans la maîtrise
des déficits budgétaires peut varier considérablement d’une société à
l’autre, d’un parti politique à un autre, etc.).
Les intérêts ont une teneur qui appelle la description, et c’est alors,
d’une manière ou d’une autre, la description de ce à quoi les individus
accordent de l’intérêt, parmi les choses qui les concernent en propre.
Il est toutefois délicat d’identifier d’une manière générale et précise
ce qui concerne en propre chaque individu, ce qui rend l’idée libérale
d’une « sphère privée » ou d’un domaine réservé aux personnes assez
difficile à manier17. Les intérêts des personnes, en effet, font souvent­
intervenir le sort des autres (préférences altruistes ou malveillantes)
ou des considérations générales sur le genre de société dans lequel
on souhaite vivre. De ce fait, la délimitation d’intérêts personnels
ou privés (entreprise, famille…) devant peser sur les choix collectifs
est une opération qui mobilise des normes. Ce sont les normes de la
prise en compte adéquate de certains aspects de la vie personnelle
dans les choix collectifs. C’est lorsqu’ils sont reconnus comme devant
peser dans la délibération collective que les intérêts ont une portée
normative dans la société, en indiquant des directions à confronter
aux directions qu’indiquent d’autres intérêts. En l’absence de cette
reconnaissance, ils sont simplement satisfaits ou frustrés et l’on ne
peut y voir qu’un fait empirique.
Par ailleurs, tous les intérêts ne sont pas également susceptibles de
cette reconnaissance. Dans la théorie des choix collectifs, on a pu vou-
loir « nettoyer » les préférences, par exemple, pour qu’elles témoignent
d’intérêts véritablement à même d’être pris en considération sérieuse-
ment dans les délibérations collectives18 . À quoi doit-on la primauté

[16] Voir F. Peter et H.-B. Schmid (eds.), Rationality and Commitment, Oxford University
Press, 2007.
[17] Voir H. Sidgwick, The Methods of Ethics, VI, MacMillan, 1874, 7e éd. Hackett Publishing
Company, 1907.
[18] R. Goodin, « Laundering Preferences », in J. Elster (ed.), Foundations of Social Choice
Theory, Cambrige University Press et Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme,
1986 ; voir aussi la théorie de la modification des préférences développée par H. Igersheim,
Liberté et choix social. Contribution à l’analyse de la liberté en économie normative, thèse
de doctorat, Université Louis Pasteur, 2004. Depuis lors, le renouveau des perspectives
paternalistes a donné une ampleur nouvelle aux recherches ; voir notamment I. Collombet,
562
Philosophie économique

reconnue à des intérêts légitimes dans l’éthique sociale et l’économie


normative conséquentialistes ? Ce qui est décisif ici, c’est très probable-
ment la référence à la vie collective et l’effort pour identifier un point
de vue collectif aux fins de l’évaluation. Tout ce qui m’intéresse en tant
qu’individu n’a pas, de soi et automatiquement, un statut de ressource
pour l’évaluation collective. Les préférences erratiques, les tendances
sadiques ou homicides, les souhaits manifestés dans des épisodes de
dédoublement de la personnalité témoignent bien de l’intérêt pris à
quelque chose, mais ne constituent pas des bases appropriées pour éla-
borer des références collectives du jugement et de l’action. Surtout, la
prise en compte de certains intérêts dépend de l’idée que l’on peut s’en
faire, mais aussi des possibilités de les accorder avec ceux des autres.
Les considérations normatives (par exemple le tri des bons et des
mauvais intérêts) interviennent ici conjointement avec les efforts de
description (de ce à quoi les individus prennent intérêt) et avec des
considérations sur les rapports entre les intérêts et les formes de la
vie en société (par exemple pour exclure les intérêts dont la promo-
tion est incompatible avec le maintien d’une société bien ordonnée).
Ce sont bien des normes qui structurent la description factuelle de
ce qui s’impose à l’attention dans un contexte collectif et en vue de
l’action. Cette dépendance des faits pertinents par rapport aux normes
sociales (qui peuvent être étayées par des raisonnements moraux)
est parfois problématique, par exemple parce que la délimitation des
intérêts des foyers ou familles se fait en convoquant explicitement ou
tacitement, et d’une manière qui peut être controversée, des normes
de ce qu’est la famille, de ce qui est commun dans une famille donnée,
de ce qui fait l’homogénéité de l’intérêt propre de la famille (par-delà
les choix collectifs et les éventuelles structures de pouvoir au sein de
la famille19). Elle caractérise encore la prise en compte d’intérêts qui
paraissent suffisamment objectifs pour que l’on parle de « besoins20 ».
C’est inévitablement en référence à des normes que l’on s’estime
moralement obligé de se concentrer sur certains besoins humains pri-
mordiaux, qu’il faut donc décrire – comme on l’a tenté à des fins morales,

Politique et qualité des choix : le traitement des choix individuels dans les théories libérales,
thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.
[19] Voir S. Moller Okin, Justice, Gender and the Family [1989], tr. fr. Justice, genre et
famille, Flammarion, 2008 ; S. Ringen, Citizens, Families and Reform, 2e éd., Transaction
Publishers, 2005.
[20] Voir le diptyque de C. Guibet Lafaye, La Justice comme composante de la vie bonne et
Justice sociale et éthique individuelle, Les Presses de l’université Laval, 2006.
563
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

depuis L’Enracinement de Simone Weil jusqu’à l’éthique et à l’économie


du développement chez Amartya Sen et Martha Nussbaum, en passant
par l’ouvrage fondamental d’éthique normative de James Griffin sur le
bien-être, Well-Being21. Toutefois, comme le montre bien cet exemple, il
est assez clair qu’au-delà des références morales et sociales intrinsèque-
ment normatives (comme la vie réussie ou digne), des considérations à
la fois cognitives et pragmatiques interviennent aussi : en particulier, la
disponibilité de l’information au sujet des composantes des besoins, avec
les moyens de rendre cette information comparable et traitable, ainsi
que la manière de traiter la verbalisation et les choix dans l’expression
ou la formulation des besoins. Ce sont là des considérations dont on ne
peut s’abstraire lorsqu’il s’agit de définir ou de spécifier les besoins, pour
autant que la nature pratique de la démarche oblige à s’intéresser à la
mise en œuvre de recommandations.
S’y ajoute parfois aussi la nécessité de se concentrer sur ce que
l’on estime à même de fonder une action aisément explicable ou une
politique claire, simple et aisément compréhensible par tous à des fins
de justification. Les soucis d’image et de communication sont aussi
porteurs de normes. Ce dernier point peut être illustré par la discus-
sion classique de l’équité dans l’impôt dans les Principes d’économie
politique de John Stuart Mill : la simplicité des règles importe en elle-
même et cela impose une limite à la subtilité des raisonnements sur
l’équité dont on peut s’inspirer au moment de fixer des règles fiscales22.
II.2. Reconnaissance des normes et validation des intérêts
En somme, dans la vie réelle, les intérêts interviennent rarement
seuls, dans une pure logique de confrontation : les intérêts pertinents
ou importants doivent être identifiés et reconnus, ce que permet seule
la transition par des normes. C’est en particulier le cas pour les inté-
rêts qui sont pris en compte dans des délibérations collectives capables
d’incorporer les aspects économiques de la vie sociale. L’économie du
bien-être est pour cela inévitablement normative.
Les normes, de leur côté, ont une validité qui est suspendue à
des opérations de reconnaissance commune23. L’intervention des inté-

[21] S. Weil, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain [1943],
Gallimard, 1949 ; M. Nussbaum et A. Sen, The Quality of Life, Clarendon Press, 1993 ;
J. Griffin, Well-being, Clarendon Press, 1986.
[22] J.S. Mill, Principles of Political Economy, II, John W. Parker, 1848, 7e éd. 1871.
[23] H.L.A. Hart, The Concept of Law [1961], tr. fr. Le Concept de droit, Éditions des Facultés
universitaires Saint-Louis, 2006.
564
Philosophie économique

rêts économiques dans la vie sociale est largement suspendue à cette


reconnaissance des normes qui est aussi très souvent, de manière
indirecte, une reconnaissance du sérieux, du bien-fondé ou de la
légitimité des intérêts dont il est fait mention dans les normes (ou
des intérêts sous-jacents qui donnent aux normes leur sens ou leur
portée sans être expressément évoqués). Ces normes sont toutefois
porteuses d’aspirations – des « valeurs » diverses – qui vont poten-
tiellement au-delà des intérêts assignables aux uns et aux autres.
Ces valeurs peuvent intervenir dans la détermination des objectifs
poursuivis par les agents sociaux et elles peuvent alors se comporter,
dans la vie sociale, d’une manière peu distincte du jeu des intérêts.
Pour certains problèmes au moins, il y a de fait une certaine équiva-
lence observationnelle (étudiée par Pierre Demeulenaere) entre les
intérêts et les valeurs : si les individus choisissent des valeurs qui
s’opposent (au moins en partie), leur comportement dans la défense
de ces valeurs peut se laisser comprendre, voire modéliser, comme
la défense d’intérêts24 . Certaines de ces valeurs au moins peuvent
entrer dans des logiques de négociation ou d’échange. C’est là une
convergence partielle entre valeurs et intérêts, envisagés du point
de vue de la motivation de l’action. Cela donne un argument pour
incorporer franchement le rapport aux normes dans la définition des
objectifs qui guident les agents, d’une façon très voisine de la manière
de procéder traditionnelle pour les intérêts en économie (la définition
d’une fonction d’utilité ou d’une fonction de profit).
Encore faut-il, bien sûr, que ce rapport aux normes consiste en
une emprise réelle sur le comportement. Cette emprise a été appro-
chée de différentes manières : dans la tradition de l’individualisme
méthodologique, elle se traduit par l’établissement de préférences qui
servent de base à des choix rationnels ; dans une approche « holiste »,
on a pu traiter les normes sociales comme des cadres partagés de la
vie sociale, appelant des réponses déterminées de la part des agents
sociaux, sans qu’il ait toujours été tenu pour nécessaire d’ouvrir la
« boîte noire » des raisons d’agir consciemment considérées par ces
agents. Par ailleurs, dans une approche relevant davantage du natu-
ralisme philosophique ou biologique, l’emprise des normes peut être
mise en corrélation avec la sélection évolutionniste de certains sys-
tèmes de détermination de la conduite plutôt que d’autres, même s’il

[24] P. Demeulenaere, Les Normes sociales. Entre accords et désaccords, PUF, 2003, p. 22.
565
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

est difficile de démêler ce qui relève de l’évolution sociale et ce qui


relève de la génétique ou, plus largement, des configurations biolo-
giques, incluant par exemple l’adaptation des hommes à leur environ-
nement. Quelle que soit l’approche retenue, il est important, dès lors
que l’on s’intéresse aux sociétés réelles, de faire la part de l’emprise
sur les conduites qui est imputable à l’insertion des systèmes d’action
dans des structures institutionnelles. Ces structures jouent un rôle
capital par le contrôle et la sanction, mais aussi, tout d’abord, par leur
aptitude à orienter les habitudes et les priorités dans la décision, les
attentes, les revendications et les procédés d’argumentation des uns
et des autres dans des directions définies et coordonnées entre elles.
Lorsqu’on s’intéresse à des intérêts et à des conflits (ou rivalités) qui
portent directement sur le sens des repères partagés et qui mettent
donc apparemment en jeu des « normes » sociales ou comportementales
(et parfois juridiques), il peut être important méthodologiquement
de s’interroger sur la profondeur de la structuration des actions et
interactions par ces enjeux. Dans les études appliquées, il y a lieu de
se demander si ces intérêts et conflits ne sont pas, en dernier ressort,
le reflet d’oppositions sous-jacentes plus concrètes entre des intérêts
matériels bien tangibles, auxquels s’articulent réellement les préfé-
rences des agents. On peut toujours se demander (et parfois il le faut)
si les engagements normatifs (le fait de vouloir suivre des normes ou
s’en inspirer) et les conflits autour des normes ne recouvrent pas des
réalités motivationnelles et comportementales plus profondes dont
ces engagements et conflits dépendent (alors que l’inverse n’est pas
vrai). C’est là un enjeu notamment pour comprendre les changements
d’environnement et les adaptations des comportements qui provoquent
des évolutions dans les systèmes de normes, même lorsque les normes
sont respectées grâce à la mise en œuvre de « méta-normes » garantis-
sant des sanctions en cas de violation des normes de premier niveau,
et d’une manière qui est souvent malaisée à prendre en compte dans
les approches de la normativité ou des institutions en termes d’équi-
libre social25.
Cette question méthodologique importe pour les sciences écono-
miques à cause de leur concentration traditionnelle sur des intérêts
concrets (jouissance de biens de consommation, accumulation de
richesse et de pouvoir, temps de loisir), malgré la généralisation, dans

[25] Voir C. Mantzavinos, Individus, marchés et institutions, PUF, 2008, chap. 7.


566
Philosophie économique

le sillage de Vilfredo Pareto, d’une conception formaliste de l’utilité


traduite dans les choix, indifférente aux expériences et aux raisons
sous-jacentes aux choix 26 . Mill, par exemple, faisait observer dans
son System of Logic (livre VI : « Logic of the Moral Sciences ») que
les comportements économiques les plus ordinaires semblent très
souvent empreints de l’influence de normes diverses, au-delà de la
poursuite des intérêts économiques typiques, dans le cas même où il
s’agit d’interactions marchandes qui semblent directement finalisées
par la recherche de profit (ou de richesse, ou de niveau de vie aussi
élevé que possible). Dans l’illustration choisie par Mill : quelle que soit
la variante retenue, on ne peut pas expliquer seulement par ce type
de finalité le comportement de commerçants italiens dont le souci de
l’apparence peut sembler étranger à la rationalité économique dans
une version étroite. Mill raisonnait alors à propos de tendances géné-
rales, et pour des cas habituels ou fréquents (en évoquant « la masse
des hommes »…), lorsqu’il s’agissait de justifier méthodologiquement
la concentration du travail des économistes sur un petit nombre de
motifs ayant entre eux des liens systématiques. C’était l’exemple d’une
approche non réductionniste, largement ouverte sur la prise en compte
des normes sociales, mais capable de soutenir une méthodologie cen-
trée (au moins pour l’étude de certains phénomènes) sur des intérêts
concrets et tangibles, énumérés de manière fermée.
À l’autre extrémité du spectre, on a pu assister à la généralisation
en économie d’une approche subjectiviste du bien-être (à la suite de
Pareto surtout), centrée sur les préférences et ne se prononçant pas (à
l’échelon de la théorie en tout cas) sur les sources ou les justifications
de ces préférences27. Cela va a priori dans le sens d’un é­loi­gnement
par rapport aux intérêts bien tangibles, L’influence de normes sociales
très éloignées de l’intérêt individuel au sens étroit, ou encore l’influence
de normes morales générales (très éloignées du service de l’intérêt
particulier à l’acteur) pourrait très bien être prédominante dans la
détermination des préférences individuelles. Ce sont alors les proprié-
tés imposées aux représentations abstraites des « préférences » qui per-

[26] Voir le cadre théorique général proposé par P. Mongin, « Le principe de rationalité et
l’unité des sciences sociales », Revue économique, 53, 2002, p. 301-323.
[27] V. Pareto, Manuel d’économie politique, V. Giard et E. Brière, 1909 (trad. fr. A. Bonnet
revue par l’auteur). Voir aussi l’inflexion comportementaliste donnée à cette approche
par P.A. Samuelson, Foundations of Economic Analysis, Harvard University Press, 1947
(éd. revue 1983).
567
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

mettent souvent de privilégier indirectement telle ou telle catégorie


de motifs sous-jacents.
À l’échelon de la concrétisation dans l’action ou la réforme sociale,
lorsqu’il s’agit de mise en pratique collective comportant une adapta-
tion contextuelle, la reconnaissance des intérêts est malaisément dis-
sociable du fonctionnement des institutions. Si l’étude de l’expression
(ou de la concrétisation) des principes ou des valeurs dans des normes
mises en vigueur est une tâche importante qui attend la philosophie
économique, cette dernière ne peut alors ignorer les conflits entre les
valeurs ou les principes de référence, tels qu’ils sont abordés par les
institutions en charge de la décision.

III. Les normes et l’encadrement institutionnel

III.1. L’interprétation des normes dans le jeu institutionnel


Il y a une intervention notable du langage dans la formulation
d’accords fixant la reconnaissance des normes dans un environnement
institutionnel donné. Il en résulte tout à la fois une marge d’incerti-
tude à propos de la nature des engagements normatifs, une marge
d’incertitude à propos des contrôles ou sanctions qui auront lieu (ou
qui pourraient avoir lieu) et aussi des opportunités de création de pré-
cédent (la manière de s’entendre peut être vue comme une manière de
résoudre le problème tel qu’il a été posé dans le langage et donc comme
une forme de résolution susceptible de servir encore plus tard). Ce
type de mécanisme fait intervenir une mémoire sociale, une culture
d’organisation ou des mécanismes institutionnels d’arbitrage28 .
Accepter en commun (avec les autres acteurs) certains repères
(valeurs, normes, principes) en anticipant que les autres ne vont pas
solliciter ces repères pour accréditer des demandes dans des directions
arbitraires en exerçant des pressions ou en brandissant des menaces,
cela comporte un risque et ne se conçoit guère sans un minimum de
coordination linguistique ou culturelle (et parfois théorique comme
on le voit dans le champ financier ou dans le secteur des politiques
économiques) entre les agents. Il faut qu’il y ait, donc, des conventions
– explicites ou tacites – au sujet des bornes à reconnaître au sujet des

[28] Voir, pour un essai de modélisation, R. Calvert et J. Johnson, « Interpretation and


Coordination in Constitutional Politics », in E. Hauser et J. Wasilewski (eds.), Lessons in
Democracy, Jagellonian University Press et University of Rochester Press, 1999.
568
Philosophie économique

significations possibles à donner aux repères partagés. Il faut que


certaines variations interprétatives soient exclues.
De fait, les repères partagés à propos du sens des normes sont une
source de légitimité, lorsqu’il est question de rapports institutionna-
lisés, pour lesquels il y a des référents, témoins ou arbitres au moins
possibles, extérieurs au groupe d’agents que l’on considère et capables
de lui imposer le respect de normes comprises de telle ou telle manière
définie. Un aspect typique et important de l’institutionnalisation des
normes est en effet le fait que les acteurs peuvent prendre appui,
pour faire progresser ce à quoi ils prennent intérêt, sur une tierce
partie (au moins un acteur institutionnel extérieur). Cela comporte un
risque de manipulation stratégique, ce qui rend d’ailleurs sensible la
conjonction indispensable entre l’analyse institutionnelle et l’analyse
des comportements29.
Il peut de fait être utile, dans une négociation ou dans la délibé-
ration publique, de progresser vers une délimitation partagée des
interprétations possibles pour les valeurs ou principes de référence.
On peut y voir un aspect de la structuration des décisions en vue de
la délimitation des enjeux de la délibération collective30. Par exemple,
il peut s’agir de progresser vers une compréhension raisonnable de
ce qu’est l’effort de maintien du pouvoir d’achat, de ce qu’est l’har-
monisation européenne imposée par l’euro, etc. C’est aujourd’hui un
enjeu pour la philosophie économique que de chercher à théoriser la
progression vers un ensemble limité et stable d’interprétations pour
une valeur ou un principe de référence. Il peut sembler utile, pour
aborder la dynamique de la mise en œuvre de principes ou valeurs,
ou normes, de considérer chacune de ces entités (valeurs ou principes,
normes générales) comme un ensemble d’interprétations possibles et
non pas comme une référence unique31.
De fait, l’analyse sociale révèle souvent des divergences concrètes
qui provoquent des oppositions dans les interprétations des références

[29] Voir les contributions méthodologiques de Jack Knight, notamment « Models,


Interpretations, and Theories : Constructing Explanations of Institutional Emergence
and Change », in J. Knight et I. Sened (eds.), Explaining Social Institutions, University
of Michigan Press, 1995.
[30] Voir le répertoire de méthodes conçues à cette fin dans J. Rosenhead et J. Mingers,
Rational Analysis for a Problematic World Revisited, John Wiley and Sons, 2001.
[31] E. Picavet et D. Razafimahatolotra, « Sur la formalisation de la pluralité des interpré-
tations en matière normative », Actes du congrès de Genève, Société de philosophie des
sciences, 2008 (site internet de la Société).
569
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

normatives à partager dans les institutions et qui doivent être mises


en œuvre, avec des conséquences économiques à la clé. Par exemple,
dans les épisodes qui ont témoigné d’une opposition herméneutique
entre gouvernement français et Commission européenne autour du
sens des normes de concurrence du Traité, le gouvernement défendait
certaines interprétations plutôt que d’autres et, en dernier ressort,
cette défense reflétait la volonté d’aider certaines entreprises, certains
secteurs industriels ou certaines zones d’activité32. Il y avait bien des
intérêts tangibles à l’arrière-plan et la défense résolue de ces inté-
rêts s’affirmait, dans la politique économique et sociale, comme une
valeur à défendre face à d’autres valeurs ; ainsi, défendre l’industrie
et le commerce dans certaines zones de peuplement se laissait décrire
normativement comme une défense de la cohésion sociale.
Il importe pour l’établissement ou le maintien de la confiance
dans les transactions économiques que leur cadre normatif ne puisse
pas être sollicité (interprété) de manière arbitraire. En effet, dans
la mesure où l’on considère des interactions institutionnelles et nor-
mées, les acteurs savent que les uns et les autres peuvent essayer de
faire évoluer les choses dans le sens qu’ils veulent, en s’appuyant sur
le « cadre », sur les références partagées (par exemple auprès d’un
arbitre en faisant valoir que l’on n’a pas été traité comme il le fallait
ou selon les règles). Dans cette perspective, il peut être souhaitable
de renforcer, au-delà des questions de déroulement des négociations
ou discussions, des limites substantielles et explicites sur les inter-
prétations possibles des repères normatifs33 .
Certains dispositifs vont dans ce sens ; par exemple, les recom-
mandations de la Commission européenne, qui permettent d’avoir
des repères concernant l’interprétation souhaitable des textes euro-
péens ; ou encore les « guides de bonne pratique » (ou d’orientation)
publiés par les institutions, qui ont souvent pour effet de privilé-
gier certaines interprétations des normes de référence par rapport
à d’autres et de signaler des cas de mise en œuvre inacceptables ou
très peu défendables.

[32] E. Picavet, « L’institutionnalisation de l’attribution des pouvoirs politico-économiques :


normalité et exception », Revue canadienne de droit et société/Canadian Journal of Law
and Society, 21(1), 2006, p. 39-62.
[33] C. Guibet Lafaye et E. Picavet, « Réponse à la nouveauté et création des valeurs sociales »,
in S. Dallet, G. Chapouthier et E. Noël (dir.), La Création : définitions et défis contempo-
rains, L’Harmattan, 2009, p. 107-121.
570
Philosophie économique

Dans les procédures internes des organisations, on distingue clas-


siquement les statuts (qui constituent une référence partagée) et les
règlements internes qui précisent la manière de mettre en œuvre les
statuts. Au moyen d’exemples, de recommandations connues de tous et
supposées acceptées, de délimitations précises des actions autorisées,
etc. plusieurs opérations s’effectuent. On facilite la mise en application
des statuts ; on donne des inflexions interprétatives. De plus, on favo-
rise l’adaptabilité aux circonstances parce que ces inflexions restent
en principe évolutives. Par ailleurs, on propose des « points fixes »
qui bornent les interprétations possibles, en excluant, d’une manière
connue de tous, certaines interprétations théoriquement envisageables
(par exemple, en donnant des illustrations pour montrer que certaines
choses ne sont pas admissibles). Il en résulte un partage du négociable
(les inflexions interprétatives dans un certain espace de variation) et
du non négociable.
Cela pose la question des cas d’incompétence dans l’interprétation
des repères normatifs partagés : ils peuvent être liés au manque de
réflexion, aux limites de la rationalité (par exemple une tendance à
l’illogisme ou à la généralisation abusive à partir des leçons tirées
d’expériences particulières ou de cas traités comme paradigmatiques),
à l’incompréhension des mots, à la méconnaissance des repères cultu-
rels qui gouvernent le rapport aux normes pour les autres parties, etc.
Ces problèmes peuvent trouver un remède au moins partiel dans des
règlements internes ou des manuels de procédure qui constituent dès
lors un support d’expertise. Si A conseille B, le principe sous-jacent
est alors : « Le conseil de A permet de redresser le jugement de B
dans l’application de la norme N » ; A donne alors à B un surcroît de
compétence ou une « expertise » selon un modèle que l’on peut dire
cognitiviste : les compétences à acquérir sont de l’ordre du discerne-
ment du jugement correct et il ne s’agit pas de conditionnement plus
ou moins mécanique des attitudes ou des réactions (comme dans la
programmation neurolinguistique par exemple).
S’agissant des désaccords normatifs qu’étudie la philosophie écono-
mique, il y a en principe une distinction à faire entre l’incompétence
(résultant du manque de compréhension des enjeux) et la divergence
(qui subsiste même lorsque tout le monde a la même compréhension).
En pratique, ce partage est souvent difficile à effectuer, en particu-
lier parce que certains acteurs institutionnels présentent comme un
« défaut de compréhension », en attente d’« explication », une attitude
qui pourrait être défendue comme une attitude interprétative conce-
571
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

vable ; c’est d’ailleurs un lieu commun dans la rhétorique politique


et économique. Pour autant, ce peut être le rôle de la théorie que de
rappeler la diversité des interprétations concevables et donc la part
de la convention dans les choix qui sont faits.
Cela permet aussi de caractériser les occasions de compromis qui,
souvent, s’imposent à l’attention lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre
des normes. Ainsi, l’application des normes n’est pas seulement une
ressource pour imposer des compromis : elle est aussi bien souvent le
cadre dans lequel les compromis possibles sont caractérisés, lorsque
les normes de référence restent suffisamment générales. Il apparaît
ici important de supposer que les acteurs institutionnels sont capables
de se mettre d’accord sur des bornes interprétatives (fixant en quelque
sorte les possibilités herméneutiques) d’une manière qui permette
d’éliminer le soupçon d’incompétence (grâce à l’accord réalisé) ou d’ar-
bitraire (par quoi nous entendons une manipulation opportuniste des
normes). Dans ces conditions, les acteurs socio-économiques peuvent
respecter leurs propres désaccords mutuels comme des désaccords
légitimes dans la mise en œuvre des normes, et rechercher de véri-
tables compromis raisonnés qui, même si des normes sont impliquées,
peuvent résulter d’un processus de négociation34 .
Cela suppose un travail concret en commun pour mettre de côté
des interprétations inadéquates, par l’élimination collective de ce qui
est à considérer conventionnellement comme incorrect. C’est un aspect
de l’instauration de la confiance et il est important d’apercevoir qu’il
n’exclut en rien le désaccord persistant au sujet des normes précises
qu’il serait approprié de mettre en validité. Lorsque l’accord sur des
repères partagés concerne des normes qui tolèrent des variations
interprétatives, chacun fait confiance à l’autre au sens où tout se passe
comme s’il lui donnait mandat pour interpréter lui-même ces normes
et tirer parti (par ses demandes, prétentions, etc.) de son interpré-
tation (dans l’interaction ordinaire ou bien en sollicitant une tierce
partie pour obtenir un arbitrage). La philosophie politique libérale a
souvent dévalorisé le compromis au profit de la figure du consensus
mais la réalité des transactions politiques et économiques dans les
institutions oblige à penser le compromis également, notamment pour

[34] Voir par exemple l’étude d’une négociation au sujet des droits des travailleurs, dans
R. Bellamy et J. Schönlau, « The Normality of Constitutional Politics – An Analysis of
the Drafting of the EU Charter of Fundamental Rights », Constellations, 11(3), 2004,
p. 412-433.
572
Philosophie économique

se faire une idée réaliste des conditions d’établissement ou de maintien


de la confiance dans la vie sociale.
Lorsqu’on se met d’accord – par convention – avec d’autres pour que
l’interaction soit soumise à certaines normes, et lorsque ces normes
restent sous-déterminées (ce qui est le cas dès lors que leur formula-
tion comporte une certaine ambiguïté), il y a de toute nécessité, dans
l’interaction résultante, une forme de pari, et donc une mobilisation de
la confiance : chacun doit pouvoir se fonder sur certaines anticipations
concernant la manière dont les autres vont s’appuyer sur ces normes.
S’il s’agit au rebours de « principes creux », de grandes déclarations
qui ne semblent pas impliquer grand-chose concrètement (des normes
sans portée réelle), les agents sont dans la quasi-impossibilité de for-
mer des anticipations raisonnables au sujet de la sollicitation de ces
normes par les autres. C’est alors une source de défiance, ou de frein à
la coopération, si certaines sollicitations du sens des repères communs
sont possibles et confluent avec des intérêts en présence.
En présence de variations interprétatives, des arrangements
détaillés peuvent devenir possibles, qui n’auraient pas été possibles
si l’on n’avait pas fixé certaines bornes à ces variations. La limitation
de l’arbitraire dans la sollicitation des normes partagées permet de
se faire confiance dans la conclusion d’accords détaillés et joue par
là un rôle dans la production normative ; en effet, cette limitation
écarte la crainte d’une sollicitation inadéquate des termes de l’accord
pour obtenir des avantages de manière déraisonnable, par exemple
par l’entremise d’un juge ou d’une autre tierce partie. Supposons par
exemple qu’un accord entre un régulateur de la finance et une ins-
titution financière comporte des sanctions en cas d’insuffisance des
contrôles internes à l’établissement dans le cas d’une prise de risque
excessive. La mise en œuvre de l’accord peut être bloquée (même si
elle est utile à tous) si l’institution financière craint que le régula-
teur n’ait (ou n’évolue vers) une conception trop large de ce qu’est un
contrôle insuffisant ou une prise de risque excessive. Le fait d’exclure
certaines possibilités interprétatives peut alors jouer un rôle dans la
mise en œuvre de l’accord lui-même (et pas seulement dans un débat
herméneutique désintéressé sur sa signification exacte).
III.2. L’établissement d’une normativité dans la coordination
ou la coopération
Les normes ont une dimension conventionnelle ; elles apparaissent
avant tout comme des supports d’engagement (des textes ou repères
573
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

produits en commun, avec des termes ou des formulations acceptés,


reflétant des convictions qui sont acceptées à défaut d’être toujours
l’objet de croyances) ; ces supports d’engagement permettent à diverses
formes d’action collective de prendre corps et, en fin de compte, de faire
évoluer la société. Il y a des éléments de rapprochement à reconnaître
entre les conventions socio-économiques consacrées par la normativité
juridique (lois, décrets, etc.) et les mécanismes de coopération ou de
coordination qui se sont puissamment développés au cours des der-
nières décennies sans prendre toujours la forme de normes juridiques
(Responsabilité sociale des entreprises [RSE], « Commerce équitable »,
chartes déontologiques, « Investissement socialement responsable »,
« Finance durable », etc.). À propos des premières, l’approche écono-
mique, en particulier dans le courant de « l’économie des conventions »,
met en valeur ce que les normes juridiques doivent tout d’abord au
dialogue social, à l’endossement de convictions au sujet de la société
et à l’établissement graduel de conventions sociales qui, finalement,
sont consacrées dans la forme juridique. Par exemple, la « convention
fordienne » consistant à lier le salaire à une productivité anticipée a
émergé dans les années 1930 sur une base microéconomique et s’est
généralisée dans l’après-guerre pour devenir un régime macroécono-
mique35. C’est seulement dans les années 1950 que le droit positif a
clairement relayé, de manière détaillée, les engagements privés.
S’agissant des normes RSE et autres, on constate qu’ici aussi,
l’émergence spontanée de standards de l’interaction précède la forma-
lisation juridique éventuelle, qui reste de toute façon partielle (RSE et
« commerce équitable », par exemple, sont des mouvements progressifs,
qui ouvrent sans cesse de nouvelles pistes à partir de considérations
morales portées au cœur des transactions économiques). Les dévelop-
pements initiaux en matière de RSE, sous l’égide de l’Organisation
internationale du travail et de l’Organisation pour la coopération et
le développement économique (OCDE) ont fourni un cadre qui, pour
n’être pas contraignant, a cependant permis aux entreprises – en
commençant par les multinationales – de disposer d’un ensemble de
mécanismes institutionnels ayant bien une existence juridique et pou-
vant éventuellement intervenir dans les raisonnements des juges au

[35] R. Boyer et A. Orléan, La Convention salariale fordienne, Cepremap, 1990. Sur les rap-
ports entre modes de régulation et économie des conventions, et un lien avec la thématique
philosophique des normes, voir B. Reynaud, Operating Rules in Organizations, Palgrave-
Macmillan, 2002.
574
Philosophie économique

sujet d’anticipations raisonnables ou d’usages professionnels reconnus.


Il n’y a donc pas de dichotomie stricte entre la normativité juridique et
celle qui ne l’est pas, puisque la première prend le relais de la seconde
pour instituer tel ou tel régime stabilisé de l’économie.
S’agissant des formes nouvelles de coordination ou de coopération,
on constate le rôle prédominant de libres ententes – par exemple parmi
les membres d’un club de jeunes entrepreneurs – ou d’engagements
prenant une forme déclarative, sans contrainte d’arrière-plan (« Nous
adoptons la charte… »). L’endossement volontaire des normes dans
l’activité économique occupe ici le premier plan, ce qui va au-delà
du rôle constitutif et statutaire reconnu à des déclarations ayant un
contenu éthique et politique fortement affirmé, dans les secteurs tradi-
tionnels et reconnus de l’« économie sociale et solidaire »36. Cependant,
ici encore, le rapport avec la normativité juridique est étroit. La dicho-
tomie entre normativité juridique et normativité non juridique n’est
donc pas absolue 37. Ce qui se déploie relève à maints égards d’une
dialectique dans laquelle l’évolution des normes juridiques prend appui
(dans ses motivations mais aussi quant au contenu) sur des initiatives
éthiques, certaines de ces initiatives éthiques ayant pour horizon au
moins possible un passage à la normativité juridique.
Dans cette dialectique, le non-juridique appelle le juridique et
réciproquement. La dimension éthique n’est pas annulée ou rendue
superflue par l’interaction avec l’élément juridique : une dynamique de
création et d’endossement volontaire de normes se déploie, dont les res-
sorts ne sont pas d’emblée le contrôle et la sanction. Dans ce domaine
aujourd’hui très important, la philosophie économique a pour tâche la
mise en rapport de différents types de normativité, saisis dans leurs
liens avec la vie économique. Elle s’intéresse aussi aux différentes
formes de concertation qui structurent ce mouvement, et que met
en relief la théorie des parties prenantes38 . Elle peut aussi chercher
à clarifier la nature des « conventions » pertinentes et leur rapport à
différentes sortes de raisonnements (moraux, économiques, politiques,
etc.), ce qui renvoie plus particulièrement à l’agenda contemporain

[36] Sur cette dualité, sur la coexistence des deux modèles et sur les éventuelles complémen-
tarités, voir S. Swaton, Une entreprise peut-elle être sociale dans une économie de marché ?,
Éditions de l’Hèbe, 2011.
[37] Voir à ce sujet, F.-G. Trébulle et O. Uzan (dir.), Responsabilité sociale des entreprises,
Economica, 2011.
[38] Voir M. Bonnafous-Boucher et J. Dahl Rendtorff, La Théorie des parties prenantes, La
Découverte, 2015.
575
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

de l’ontologie sociale et économique. On attend d’elle, par ailleurs,


qu’elle propose, examine et justifie des critères substantiels et des
mécanismes de coordination à mettre en œuvre dans ces dynamiques
normatives.
Latéralement, la philosophie économique doit certainement aussi
contribuer à mettre en communication la normativité sociale et les
hypothèses des sciences économiques, dans la mesure où ces dernières
jouent un rôle dans des opérations de contrôle et d’organisation. Ainsi,
le postulat de la recherche du profit pour les entreprises a des consé-
quences multiformes dans les opérations de contrôle et de régulation
de la vie industrielle et commerciale (on sait par exemple l’importance
des modèles du « comportement d’investisseur avisé » dans le contrôle
de la concurrence). Aux sources historiques de la RSE, en particulier
dans les « Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multi-
nationales », ce qui prévaut très largement est un postulat d’harmonie
globale entre l’endossement de responsabilités surérogatoires (ayant
des fondements moraux) et la logique de l’économie de marché. L’un
des arguments de base est la nécessaire insertion de l’entreprise,
saisie sous l’angle de la pérennité de son développement, dans un
environnement social et institutionnel large, d’une manière qui lui
permette de bâtir des relations de confiance et de bon partenariat tout
à fait utiles à son activité économique profitable.
En outre, ces obligations additionnelles canalisent l’innovation et
le développement dans des directions qui restent à explorer et dont
rien ne permet de dire qu’elles sont moins profitables que d’autres
d’un point de vue économique. Dans quelle mesure cependant l’en-
dossement volontaire de normes plus contraignantes que ce que
prévoit le droit est-il de nature à modifier la représentation sociale
commune­et les modèles juridiques des finalités et du comportement
des entreprises, en particulier celles qui ne relèvent pas des secteurs
traditionnels de l’économie sociale et solidaire ? La question se pose
d’un point de vue général mais aussi pour apprécier l’opportunité
d’une diversification possible des types d’entreprises et des régimes
de régulation économique associés.
III.3. Normes économiques et logiques de l’endossement
Plusieurs caractéristiques s’affirment pour les normes écono-
miques qui donnent lieu à la constitution de systèmes d’engagement
volontaire comme la RSE, la finance durable ou le commerce équi-
table. Ce sont en général des normes jugées importantes par les
576
Philosophie économique

agents économiques pour structurer les interactions institutionnelles,


la prise de décision dans des cadres institutionnels (comités de régula-
tion, consultations publiques, auditions parlementaires, commissions
gouvernementales, etc.) et la communication externe (avec des enjeux
d’image publique, de réputation auprès des consommateurs, d’attracti-
vité pour les salariés, de crédibilité vis-à-vis d’instances locales, etc.).
Des caractéristiques plus formelles se dessinent aussi.
En premier lieu, on s’appuie sur des négociations qui ménagent une
place centrale à l’argumentation, au dialogue, à la prise en compte
de la pluralité des points de vue. On remarque aussi le caractère
souvent souple ou révisable (au moins temporairement) des normes
qui sont produites, en lien avec la reconnaissance d’une dynamique
des croyances à partager. Tout n’étant pas clair d’emblée pour tout
le monde et les convictions pouvant évoluer (en particulier celles qui
restent peu fixées), l’endossement des normes doit conserver un carac-
tère ouvert. C’est une justification possible pour des mécanismes de
mise en œuvre prévoyant la révision et l’adaptation aux circonstances
au fil du temps.
Par ailleurs, les sanctions en cas d’infraction aux normes peuvent
n’être qu’informelles, au moins en partie. Dans le cas même où des
accords signés ne sont guère relayés par des mécanismes efficaces de
sanction, les acteurs peuvent toutefois se coordonner entre eux par des
sanctions relevant de la réputation ou liées à la perte de confiance ; ce
sont alors typiquement des sanctions administrées de façon décentra-
lisée (largement par les acteurs eux-mêmes dans leurs rapports réci-
proques). Cela éloigne du modèle le plus traditionnel de la régulation
normative des conduites dans la société organisée juridiquement (avec
les réserves qui résultent de la dialectique évoquée précédemment).
Par ailleurs, les mécanismes sur lesquels on s’appuie contribuent à
structurer le dialogue entre parties prenantes (partenaires industriels
et commerciaux, employés, populations locales dont le mode de vie
est impacté par l’activité, autorités publiques, etc.). La structuration
tient notamment à des mécanismes de filtrage des arguments dans
les concertations productrices de normes. Il s’agit, de la manière la
plus évidente, du filtrage par des principes surplombants (par exemple
les « Droits de l’homme » de la déclaration universelle de 1948, ou
bien les principes directeurs de l’OCDE pour la RSE concernant les
firmes multinationales, les principes du Préambule constitutionnel
de 1946 en France, etc.). On peut évoquer aussi le filtrage par les
engagements précédents, qui créent de la dépendance par rapport
577
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique

au chemin suivi (une sorte d’irréversibilité semblable à celle que


l’on trouve dans la constitution cumulative d’une doctrine ou d’une
jurisprudence). Cette seconde forme de filtrage peut se traduire par
différents mécanismes : la fidélité à des règles procédurales ou à des
interprétations dominantes jouissant d’une légitimité bien reconnue
qui est de savoir commun, l’image publique d’une continuité entre les
choix du passé et ceux du présent.

V. Conclusion
La philosophie économique est inévitablement une philosophie des
normes à plusieurs titres et en particulier dans les registres suivants :
recherche d’orientations normatives dans le conseil, étude de l’inser-
tion de l’activité économique dans la normativité sociale plus large,
étude de la structure des normes dans la structuration propre de l’acti-
vité économique. Nous avons pris le parti, ici, de ne pas traiter pour
elles-mêmes des questions qui concernent les normes épistémologiques
et les normes juridiques dans ce qu’elles ont de spécifique, même si ces
normes peuvent éventuellement concerner l’économie. Dans le champ
ainsi délimité, si la philosophie économique hérite des efforts d’une
partie des sciences économique pour théoriser une normativité limitée
aux questions d’efficacité, d’une part, à la description des possibles en
matière d’alliance de souhaits normatifs possibles, d’autre part, cette
approche est limitative et ne peut pas suffire.
En effet, la philosophie économique ne peut guère laisser de côté la
recherche d’orientations qui font intervenir des considérations écono-
miques, mais qui ne se limitent pas à des questions d’efficacité. Elle
ne peut pas ignorer non plus qu’au-delà de la description du champ
des possibles dans l’alliance des critères d’évaluation, la question se
pose toujours du caractère plus ou moins raisonnable de ces critères,
de leur valeur dans des contextes donnés et de la rationalité ou de la
justice dans les priorités que l’on introduit parmi eux. Les questions
qui sont proposées à la philosophie économique sont dès lors largement
transversales par rapport aux différents champs de la normativité
dans la société.
Les tâches qui en résultent sont assez amples et l’on a toute raison
de chercher à les ramener à des proportions traitables. Pour cela, on
peut certainement miser sur la recherche d’une union étroite entre
les données qui concernent les mécanismes sociaux ou les systèmes
d’interaction, l’interprétation et la formulation des critères d’appré-
ciation (recouvrant des priorités entre les normes reconnues) et la
578
Philosophie économique

constitution de jugements à l’articulation des normes et des contextes.


On peut penser que les progrès de l’ontologie sociale sont de nature
à permettre à la philosophie économique des normes de s’appuyer
sur des typologies raisonnées des classes d’objets dont elle traite, ce
qui doit permettre de faire reculer la dépendance de ce domaine de
recherche par rapport aux descriptions ordinaires, parfois confuses,
des systèmes normatifs de référence et de leur rapport aux systèmes de
choix ou d’actions. Comme le faisait observer Robert Nozick dans The
Nature of Rationality39, notre manière d’organiser notre description
du monde nous conduit à réviser (en fonction de ce que nous aurons
cru apercevoir) notre manière d’aborder l’action rationnelle dans le
monde. Cela oriente l’acquisition de nouvelles connaissances et dere-
chef (en une sorte de processus itératif) notre manière de structurer
notre vision du contexte de l’action et l’action elle-même. Dans le cadre
de notre discussion, les choses paraissent s’articuler de la manière
suivante. Sur la base d’une certaine organisation de notre vision du
monde, nous formons des jugements normatifs. Certains de ces juge-
ments, à la réflexion, nous semblent suffisamment étayés par divers
critères et finalement acceptables ou convaincants ; ils peuvent devenir
nos jugements bien réfléchis. Mais ces jugements nous révèlent aussi
l’importance distinctive de considérations nouvelles, qui obligent en
retour à réaménager la description de la réalité. Ces considérations
nouvelles ont souvent trait à la compréhension des mécanismes et des
possibilités de la vie en société.

[39] R. Nozick, The Nature of Rationality, Princeton University Press, 1993, p. 134-135.
Philosophie de la finance :
l’exemple de l’efficacité informationnelle
d’un marché

Christian WALTER

L
es règles financières internationales dites « Bâle III1 » (pour les
banques), « Solvabilité II 2 » (pour les compagnies d’assurances),
« UCITS V3 » (pour les sociétés de gestion d’actifs) ou « MIF 24 »
(pour l’organisation des bourses européennes) mettent aux normes
les pratiques professionnelles financières. Cette mise aux normes
passe par la recommandation de l’usage d’instruments de gestion
et de modes de calculs comme les estimations des provisions tech-
niques prudentielles des assureurs, opération qui constitue l’une des
clés de voûte du nouveau régime prudentiel de Solvabilité II et qui
confère une importance déterminante à la structure par terme des
taux d’intérêt sans prime de risque appelés par abus de langage « taux
sans risque »5.
Le principe de base qui fonde l’usage de ces calculs est la condi-
tion de non-existence d’arbitrage d’un marché, dont la contrepartie
mathématique dans la modélisation financière est un processus aléa-
toire précis décrivant l’évolution des cours appelé une martingale6 .
Aujourd’hui, toutes les évaluations financières des engagements sont
effectuées à partir de martingales avec une probabilité modifiée et

[1] Accords de Bâle III, Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (Basel Committee on Banking
Supervision, BCBS) du 16 décembre 2010.
[2] Directive 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 dite
« Solvabilité 2 ».
[3] Directive 2014/91/UE du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 2014 dite « UCITS
V ».
[4] Directive 2014/65/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 dite « MIF 2 ».
[5] EIOPA, Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles.
[6] L’annexe du chapitre fournit une intuition de la notion mathématique de martingale.
580
Philosophie économique

des taux de rendement sans prime de risque, même si les actifs ou les
passifs sont risqués. Pour étrange que cette pratique puisse paraître,
elle représente la norme actuelle de l’évaluation financière. Il s’agit
d’une convention de quantification7 très particulière qui, loin d’être
naturelle, représente l’aboutissement d’un siècle de pensée théorique
financière et s’appuie sur l’hypothèse entièrement reconstruite et
renouvelée d’efficacité informationnelle d’un marché. L’usage régle-
mentaire de cette hypothèse a naturalisé des modes de calculs dont le
fondement scientifique n’est plus questionné aujourd’hui, imposé qu’il
est par la mise en place d’un treillis de normes qui enserre l’économie
et les marchés dans un entrelacs de règles contraignantes censées
destinées à rendre le système financier plus résistant aux chocs.
Ce chapitre revient sur cette histoire avec l’objectif de dénaturali-
ser l’efficacité informationnelle en utilisant les ressources méthodolo-
giques de la philosophie des sciences8. Nous faisons nôtre cette convic-
tion de Georges Canguilhem selon laquelle « la philosophie est une
réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions
volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère9 ». Ainsi,
ce chapitre vise à intégrer à la réflexion philosophique quelques-uns
des concepts de la théorie financière actuelle et des problèmes qu’ils
continuent à poser, à la fois aux professionnels qui tentent de les uti-
liser au mieux et à la société dans son ensemble, qui subit de manière
aveugle une financiarisation sans limite dont les causes peinent encore
à être correctement identifiées10.
Pour cela, nous procéderons en deux temps. Dans une première
partie, nous passerons en revue l’histoire de la notion d’efficacité infor-
mationnelle telle qu’elle se présente dans la littérature de recherche
spécialisée, par une relecture des principales définitions de cette
notion. Placer cette question en perspective historique répond au

[7] E. Chiapello & C. Walter « The three ages of financial quantification : a conventionalist
approach to the financier’s metrology », Historical Social Research, 41, 2016.
[8] Ce texte reprend sous une forme plus ou moins profondément modifiée et mise à jour
diverses publications antérieures : C. Walter, « Les martingales sur les marchés financiers.
Une convention stochastique ? », Revue de synthèse, 127, 2006 ; C. Walter, « Les quatre
causes de l’efficacité informationnelle des marchés », Finance & bien commun, 23, 2006 ;
C. Walter & E. Brian (dir.), Critique de la valeur fondamentale, Springer, 2008. Certains
éléments se trouvent également dans le chapitre 5 de C. Walter, Le Modèle de marche au
hasard en finance, Economica, 2013.
[9] G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF, 1966.
[10] Voir par exemple G. Campagnolo, E. Picavet, C. Walter (dir.), « Politiques du capital »,
Cités, 2015.
581
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

choix de rendre plus facile son intelligibilité. Il ne s’agira cependant


en aucun cas d’un travail d’érudition : la bibliographie sur la notion
d’efficacité informationnelle est immense et l’objectif de cette première
partie est seulement de poser quelques balises dans cette histoire
complexe.
Nous proposons une périodisation en deux étapes conceptuelles
très différentes pour les pratiques financières que l’on distingue en
introduisant un changement de statut épistémologique de l’efficacité
informationnelle : l’efficacité informationnelle passe d’une notion « cau-
sée », c’est-à-dire relevant d’un travail d’induction à partir de données
empiriques jusqu’en 1970, à une notion « causante », c’est-à-dire à l’ori-
gine d’un programme de recherche au sens de Lakatos à partir de
1970, se déployant en programme réglementaire à partir de 198011.
On pourrait fort justement appeler cette décomposition en deux phases
« l’histoire d’une inversion12 ». Plus précisément, autour de 1970, l’effi-
cacité informationnelle est imaginée pour rendre compte des résultats
statistiques observés sur les séries chronologiques financières, puis est
mise à l’épreuve en lui adjoignant un cortège d’hypothèses auxiliaires.
À partir des années 1980, l’efficacité informationnelle devient un
objectif du régulateur qui cherche à faire tendre les marchés réels vers
cette notion théorique. Nous soutenons que ce changement de statut
épistémologique, aussi appelé « rupture épistémologique13 », est central
pour saisir l’un des causes importantes de la financiarisation massive
des économies occidentales à partir des années 1980 dans lesquelles
le discours sur l’efficacité informationnelle sert à rationaliser une
normalisation au sens de Foucault, c’est-à-dire une administration
bureaucratique des pratiques professionnelles financières nonobstant
le métier des professionnels de la banque, de l’assurance et de la ges-
tion des portefeuilles. Cette normalisation coïncide avec ce que nous
avons proposé de nommer la « seconde quantification de la théorie
financière14 », désignant par ce terme la nouvelle quantification qui

[11] C. Walter, « 1900-2000 : un siècle de descriptions statistiques des variations boursières


ou les aléas du modèle de marche au hasard en finance », Collège de France, séminaire de
R. Guesnerie, mimeo, 2003.
[12] L’expression « histoire d’une inversion » m’a été suggérée par Nicolas Brisset au cours
d’échanges que nous avons eus lors de son séjour postdoctoral à la chaire Éthique et
Finance de la FMSH en 2015.
[13] G. Vuillemey, « Sur le statut épistémologique de l’hypothèse d’efficience des marchés »,
Revue de philosophie économique, 14, 2013.
[14] C. Walter, « La seconde quantification de la finance », Cités, 64, 2015.
582
Philosophie économique

utilise la technique de la probabilité duale dans un monde imaginaire


d’agents indifférents à la prise de risque.
On repérera les traces de ce déplacement épistémologique en sui-
vant le fil de trois histoires intellectuelles parallèles qui parcourent le
XXe siècle, celle de la modélisation de la dynamique boursière, celle de
l’évaluation financière des entreprises et celle de la théorie économique
de l’équilibre général. Dans les années 1980, la pensée financière
désenclave ces trois domaines initialement disjoints avec la notion
de noyau d’évaluation par le marché (« market pricing kernel »). C’est
la raison pour laquelle, aujourd’hui encore, toute caisse de retraite
de province en France, au moment où elle calcule ses engagements à
long terme, rend « réel » le modèle d’équilibre général d’Arrow-Debreu
et, dans ce sens, permet une effectuation de la théorie économique la
plus abstraite par le canal financier de l’efficacité informationnelle
« requantifiée ». Nous proposons d’appeler ce mouvement de mise en
ordre des marchés leur « martingalisation », voulant désigner par ce
mot que l’instrument de la mise en ordre est la représentation mathé-
matique des martingales : les modèles mathématiques ne filment pas
les marchés, mais les animent15. On est typiquement ici dans la situa-
tion d’une économie réelle prise « entre performativité, idéologie et
pouvoir symbolique16 ».
La seconde partie aborde la question de la réfutabilité empirique
de l’efficacité informationnelle. On introduira la démarche épistémo-
logique de Hempel en distinguant l’hypothèse principale elle-même
des hypothèses auxiliaires qui permettent de la rendre réfutable. Les
hypothèses auxiliaires seront classées par grandes familles selon le
champ disciplinaire auquel elles appartiennent. On fera apparaître
l’une de ses caractéristiques importantes qui pourrait expliquer l’in-
fluence que cette notion continue à exercer aujourd’hui, sa non-réfu-
tabilité en soi. Cette non-réfutabilité autorise à considérer l’efficacité
informationnelle comme le noyau dur d’un programme de recherche
au sens de Lakatos. L’exemple des bulles spéculatives sera commenté
en détail. Nous proposerons de considérer les aménagements théo-
riques opérés par les universitaires américains dans les années 1990
pour sauver l’efficacité informationnelle, malgré sa non-corroboration

[15] D. MacKenzie, An engine, not a camera : how financial models shape markets, MIT Press,
2006.
[16] B. Amboise, G. Salle & R. Sobel (dir.), « L’économie entre performativité, idéologie et
pouvoir symbolique », L’Homme et la société, 2016.
583
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

apparente par les mouvements d’emballements de marché, comme des


stratagèmes conventionnalistes au sens de Popper.
En conclusion, on proposera de rendre compte de l’influence de l’effi-
cacité informationnelle et de son discours sur l’espace financier concret
– comment un énoncé théorique peut devenir une convention sociale –
à partir de la notion de convention stochastique : ce terme introduit
en 200617 désigne à la fois la manière dont les agents s’accordent sur
la forme des aléas financiers et la manière de les gérer. Cette notion
sera réexaminée à la lumière de travaux récents sur les conditions de
réussite de la mise en forme du monde par une théorie, selon lesquels
« une théorie performe le monde à partir du moment où elle devient
une convention18 ». Ceci nous permettra d’interpréter la longévité de
l’efficacité informationnelle comme le résultat d’une convention stochas-
tique. Avec les hypothèses auxiliaires de carré intégrabilité des aléas
(contrainte supplémentaire sur la morphologie du risque) et de noyau
d’évaluation (contrainte supplémentaire sur le rendement attendu),
cette convention stochastique est à l’origine de la martingalisation
systématique des marchés qui opère encore aujourd’hui à travers les
normes prudentielles européennes et les règles internationales.

I. Problèmes de définition
Le concept d’efficacité d’un marché dans le sens informationnel,
(encore appelé « efficacité informationnelle d’un marché » ou « efficience
informationnelle d’un marché ») se présente comme un énoncé à ambi-
tion scientifique dont l’importance revendiquée pour la théorie finan-
cière est telle que nombre d’auteurs n’hésitent pas à le qualifier de
« fondement19 », de « clef de voûte20 » ou de « noyau dur21 » de cette théo-
rie. La forme de cet énoncé peut être écrite comme suit : « L’efficacité
informationnelle d’un marché désigne la propriété suivante : toute
l’information est bien reflétée dans le prix coté. » Si cet énoncé est
vérifié, le marché est dit efficace dans le sens informationnel.

[17] Walter, « Les martingales… », op. cit., 2006.


[18] N. Brisset, « Comment (et pourquoi) repenser la performativité des énoncés théoriques »,
L’homme et la société, 2016.
[19] B. Jacquillat & B. Solnik, Marchés financiers. Gestion de portefeuille et des risques, Dunod,
1997.
[20] P. Gillet, L’Efficience des marchés financiers, Economica, 2006.
[21] S. Lardic & V. Mignon, L’Efficience informationnelle des marchés financiers, La Découverte,
2006.
584
Philosophie économique

Comme tous les énoncés scientifiques, cet énoncé contient des


termes spéciaux, ici le terme “efficacité informationnelle”. Nous sui-
vons la règle proposée par Hempel22, de distinguer le concept du terme
correspondant, c’est-à-dire l’expression verbale qui représente ce
concept. Pour indiquer que nous utilisons le terme (et non le concept),
nous le mettrons entre guillemets anglais, comme précédemment “effi-
cacité informationnelle”.
La question qui se pose est celle de la manière de spécifier adé-
quatement la signification du terme entre guillemets anglais. Suivant
l’injonction de Voltaire, « définissez vos termes », le plus simple semble-
rait de donner une définition du terme “efficacité informationnelle”. Le
problème vient de ce que plusieurs définitions se sont succédé au cours
du temps, et que cette multiplicité a fini par conduire à une véritable
polysémie du terme “efficacité informationnelle”. Cette profusion de
termes a été à l’origine de commentaires très critiques sur la notion
elle-même, qualifiée de « providentielle pour les chercheurs et les pro-
fessionnels car chacun peut l’interpréter comme bon lui semble23 »,
ou encore de « concept évanescent à la portée opératoire limitée24 ».
Nous abordons maintenant le problème de la définition de l’efficacité
informationnelle ou, devrait-on plutôt dire, des définitions.
Une définition remplit deux fonctions différentes : décrire la signi-
fication d’un terme (ici “efficacité informationnelle”), et dans ce cas
la définition est dite descriptive ou analytique ; attribuer une signi-
fication particulière à un terme donné et, dans ce cas, il s’agit d’une
définition appelée stipulative. Dans le premier cas, la définition des-
criptive prend la forme typique : « “efficacité informationnelle” a la
même signification que… ». L’histoire de la notion de marché efficace
fait apparaître un grand nombre de définitions descriptives.
Mais une évolution est apparue dans la traduction de ce terme en
français car “efficiency” a ensuite été traduit en France par le mot
“efficient”, un mot qui existe déjà dans le lexique français mais utilisé
ici dans un sens différent de celui par lequel on le connaît dans cette
langue, qui est un sens philosophique précis. Cette opération d’em-
prunt qui modifie le sens initial du mot français “efficient” est un choix

[22] C. Hempel, Éléments d’épistémologie, Armand Colin, 1966.


[23] P. Roger, « Théorie des marchés efficients et asymétrie d’information : une revue de la
littérature », Finance, 9, 1988.
[24] E. Challe, « Valeur fondamentale et efficacité informationnelle », in Walter & Brian (dir.),
Critique de la valeur fondamentale, op. cit.
585
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

de traduction qui revient à introduire une définition stipulative. Une


définition stipulative introduit une expression que l’on devra utiliser
avec un sens déterminé qu’il faudra poser. Une telle définition prendra
une forme qui ressemblera à : « par “efficience informationnelle”, on
entendra la même chose que --- ». Une définition stipulative renvoie à
la notion de convention de langage.
Nous commençons par discuter ce choix de traduction. Puis nous
aborderons l’histoire des définitions descriptives.
I.1. Efficacité ou efficience ?
Doit-on traduire “efficient market” par “marché efficient” ou “mar-
ché efficace” ? Les premières traductions du mot anglais “efficient”
utilisées en France au moment de l’introduction de la notion dans
les années 1970 étaient le mot français “efficace” mais elles ont été
abandonnées par la suite. Nous proposons un retour à la traduction
originale de “efficace” pour conserver la définition descriptive de la
notion, contre les traductions françaises récentes qui utilisent “effi-
cient” (traduction qui revient à privilégier une définition stipulative),
c’est-à-dire traduire “informational efficiency” par “efficacité infor-
mationnelle” plutôt que par “efficience informationnelle” et “efficient
market” par “marché efficace” plutôt que par “marché efficient”. Nous
justifions ce choix de retour à une définition descriptive plutôt que
stipulative pour deux raisons : les résonances sémantiques d’un mot
dans sa langue maternelle, l’intérêt de distinguer les deux mots, même
d’un point de vue financier.
D’une part, cette traduction permet de retrouver les résonances
sémantiques et les couleurs affectives du terme en français, qui dis-
paraissent dans la transcription anglaise. L’usage de deux mots dif-
férents, l’un en français, l’autre en anglais, permet de conserver la
diversité des langues, « plus d’une langue » selon le terme de Jacques
Derrida. L’exercice de la traduction est salutaire à la pensée elle-
même. Barbara Cassin considère la traduction comme le « meilleur
paradigme possible pour les sciences humaines25 ». Le dictionnaire
des intraduisibles26 qu’elle a dirigé fourmille d’exemples dans lesquels
il est montré comment chaque langue porte une signification, une

[25] B. Cassin, Plus d’une langue. Le paradigme de la traduction, Fondation Calouste


Gulbenkian, 2014.
[26] B. Cassin, Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Le
Seuil, 2004.
586
Philosophie économique

coloration du monde, qui lui est propre. Chaque langue peut être
comparée, selon la belle image de Troubetskoï, à un « filet irisé qui
pêche un monde », à une vision du monde. L’usage d’une langue par
rapport à une autre pour penser un phénomène n’est donc pas neutre.
De manière plus précise, il a été montré que l’usage d’une langue
construit des associations d’idées qui exercent une influence sur le
mode de pensée des chercheurs, car elles mettent en jeu des repré-
sentations affectives 27, des équivoques fécondes, des homonymies
im­prévues. Ces associations peuvent être de deux ordres : séman-
tique ou phonétique. Elles participent de la créativité scientifique des
chercheurs, dans le sens où les représentations mentales qu’elles sug-
gèrent appartiennent à l’intime de sa réflexion savante. En matière
scientifique, les mots ne sont pas des « habits neutres pour les idées28 »,
de simples « véhicules pour les idées scientifiques29 », des expressions
pluralistes d’un hypothétique logos universel. Il n’y a pas de paradis
prébabélien, de pensée scientifique « originelle » dont les différentes
langues seraient la « verbalisation30 ».
Choisir une langue, c’est ne pas entrer dans l’illusion d’une rationa-
lité universelle qui se projetterait linguistiquement selon les cultures,
une mise en garde que l’on trouve fortement soulignée chez Quine. Les
associations, voire même les lapsus ou les jeux de mots, permettent à
la créativité intellectuelle de s’exercer. Il existe ainsi une « heuristique
des langues31 » et c’est en cela que les langues constituent des lieux de
travail pour la recherche scientifique. Par exemple le mathématicien
français Laurent Lafforgue (médaille Fields en 2002) déclarait que ce
n’est pas parce que l’école mathématique française est mondialement
réputée que les mathématiciens français peuvent continuer à publier
en français dans des revues internationales, mais au contraire, c’est
parce qu’ils continuent à pouvoir écrire en français que l’école fran-
çaise conserve son originalité et sa force.
Pour ces raisons affectives, les mots de la langue maternelle sont
porteurs de représentations que ne peuvent pas atteindre les mots

[27] C. Hagège, L’Homme de paroles, Gallimard, 1985.


[28] J.-M. Lévy-Leblond, La Pierre de touche. La science à l’épreuve, Gallimard, 1996.
[29] E. Brian, « Languages are scientific workplaces and not simply vehicles for scientific
ideas », Revue de synthèse, 133, 2012.
[30] S. Laugier-Rabaté, L’Anthropologie logique de Quine. L’apprentissage de l’obvie, Vrin,
1992.
[31] Revue de synthèse, « Heuristique des langues », 133, 2012.
587
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

d’une autre langue, et vouloir ignorer cette caractéristique babélienne


conduit à risquer une perte de compréhension de l’idée scientifique à
traduire. Ainsi, lorsqu’on traduit “informational efficiency” par “effi-
cience informationnelle” et “efficient market” par “marché efficient”,
il est à craindre qu’on ajoute à une confusion sémantique originelle
(voir ci-dessous la multiplicité des définitions descriptives) une seconde
confusion propre à la traduction. Cette source de malentendus séman-
tiques pourrait peut-être représenter l’une des causes des débats euro-
péens sans fin sur l’efficience des marchés, des débats dans lesquels on
peut craindre que le globish opacifie l’accès au sens même de la notion,
faute d’une traduction effective dans chaque langue : « Les œuvres du
Globish sont les dossiers de soumission à Bruxelles32. »
L’une de ces résonances sémantiques est l’analogie physique
contenue­dans cette notion : de la même manière que l’efficacité d’un
moteur est sa capacité à transformer l’énergie contenue dans l’essence
en travail utile, l’efficacité d’un marché dans le sens informationnel
serait sa capacité à transformer de l’information en prix. De ce point
de vue, un marché peut être plus ou moins efficace dans le sens où
le prix peut intégrer plus ou moins d’information. Il peut exister une
déperdition (un bruit) dans ce processus de transformation de l’in-
formation, et une question pertinente pourrait être celle du niveau
d’efficacité du marché considéré, c’est-à-dire le « rendement » du mar-
ché à transformer de l’information. En d’autres termes, le marché
fonctionne-t-il bien ?
La notion d’efficacité totale (à 100 %) peut alors être utilisée comme
étalon pour apprécier la qualité de l’outil « marché » à transformer de
l’information, et à comparer les marchés selon ce critère. Certains
marchés peuvent être efficaces à 90 %, d’autres à 20 % 33 . L’usage
du français rend claire l’idée que le marché est, selon la perspective
ouverte par la notion d’efficacité informationnelle, considéré comme
un outil – un mécanisme – à propos duquel on s’interroge sur sa plus
ou moins grande efficacité. Ce n’est évidemment pas la seule fonction
du marché mais cela permet de débattre de l’idée d’efficacité informa-
tionnelle en la comparant à d’autres formes d’efficacité.
D’autre part, et c’est la seconde raison, l’usage financier du terme
“efficacité” permet de réserver celui de “efficient” à son sens français

[32] B. Cassin, L’Archipel des idées de Barbara Cassin, Maison des Sciences de l’Homme, 2014.
[33] J.Y. Campbell, A.W. Lo, A.C. MacKinlay, The Econometrics of Financial Markets, Princeton
University Press, 1997.
588
Philosophie économique

philosophique premier, celui de cause efficiente, qui désigne l’agent


moteur d’un changement, ce qui produit réellement un effet, la cause
d’une modification d’un état. Dans le cas du marché, le changement
d’état vient de ce que de l’information est passée dans le prix. Avec
l’usage de cette acception philosophique, l’on pourra dire que le mar-
ché est informationnellement efficace car il est causalement efficient.
L’efficacité d’un marché dans le sens informationnel peut alors être
comprise comme un effet de son efficience dans le sens causal. C’est
la raison pour laquelle nous recommandons d’adopter les termes fran-
çais “efficacité” pour traduire “efficiency” et “efficace” pour traduire
“efficient”, restituant les mots français “efficience” et “efficient” au
vocabulaire philosophique.
I.2. L’évolution des définitions descriptives
Nous inspirant du principe selon lequel « une philosophie des
sciences sans histoire est vide ; une histoire des sciences sans philo-
sophie est aveugle34 », nous allons maintenant considérer l’histoire des
évolutions de la notion d’efficacité informationnelle d’un marché, en
entreprenant une « archéologie du savoir » au sens de Foucault, afin de
dégager de l’émergence de cette notion une compréhension approfondie
de ses contenus. Les concepts ont une histoire, et enquêter ainsi sur les
variations définitionnelles d’une notion, du point de vue de l’histoire
philosophique des idées, permet de mettre en évidence les systèmes
de pensée doués d’une cohérence interne qui structurent ensuite les
problèmes, à la fois à se poser et tels qu’ils se posent. Cela revient
à prendre au sérieux les structures conceptuelles qui sont à l’œuvre
dans les pratiques professionnelles financières. En ce sens, l’évolution
des définitions de l’efficacité informationnelle fait apparaître la notion
contemporaine d’efficacité informationnelle (celle d’un marché arbitré
dont les prix actualisés suivent une martingale) comme le résultat
d’un processus d’apprentissage. Nous présentons maintenant cette
histoire des idées.
I.2.1. Trois histoires intellectuelles de longue durée
Trois histoires de longue durée, telles trois aventures intellectuelles
de la pensée financière et économique, traversent le XXe siècle. Elles
coexistent séparément dans les travaux universitaires pendant près de

[34] I. Lakatos, « History of Science and its Rational Reconstructions », Proceedings of the
Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, 1970.
589
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

soixante ans, en s’ignorant mutuellement jusqu’à leur articulation for-


melle effectuée dans les années 1980 par la reconstruction des objets
théoriques antérieurs au moyen de la modélisation mathématique de
l’arbitrage. L’arbitrage, qui n’était jusqu’alors qu’une pratique profes-
sionnelle empirique peu théorisée, devint la brique mathématique de
base de la construction des instruments financiers, de leur évaluation
et de leur gestion. On montra mathématiquement pourquoi, lorsqu’un
marché était arbitré, la succession des cours actualisés pouvait être
décrite par un processus aléatoire de type martingale. L’équivalence
entre arbitrage et martingale, la compréhension de cette dernière
comme contrepartie mathématique d’un marché arbitré, fut une étape
décisive de la financiarisation généralisée de l’économie qui carac-
térise les années 1990 puis 2000. Le noyau d’évaluation fut l’objet
mathématique d’unification de ces trois histoires.
Ces trois histoires concernent l’évolution intellectuelle et profes-
sionnelle de trois domaines distincts. 1) L’évaluation financière, encore
appelée finance d’entreprise, c’est-à-dire la recherche d’un cadre théo-
rique permettant de fournir une analyse conceptuelle rigoureuse pour
trouver un prix supposé juste à tout bien pouvant être négocié. 2) La
modélisation mathématique des variations boursières par des pro-
cessus aléatoires, encore appelée finance de marché, c’est-à-dire une
recherche de type descriptive (sans explication par des lois ou des
théories) pour caractériser par une formule mathématique adéquate
la forme des trajectoires de cours observées sur les marchés réels.
3) La modélisation de l’équilibre en économie, qui inclut les dévelop-
pements de la théorie économique de l’équilibre général (l’allocation
des ressources dans le cadre d’une économie de marché où règne la
concurrence parfaite), initialement décrit dans un cadre statique, puis
généralisé dans un cadre dynamique intertemporel. Ces trois champs
de travaux et de pratiques professionnelles se sont développés paral-
lèlement en suivant chacun sa dynamique intellectuelle, mathéma-
tique, et institutionnelle propre : les types de modélisations, les outils
mathématiques mobilisés, les cadres institutionnels à l’intérieur des-
quels s’effectuaient et se finançaient les recherches, et les populations
universitaire et professionnelle concernées, furent pendant longtemps
différents et irréductibles les uns aux autres.
Les travaux sur la dynamique boursière remontent à la préhistoire
des modèles mathématiques en finance, plongeant leurs racines dans
le XIXe siècle puis le long de la première moitié du XXe siècle avec les
noms de Cowles, Working, Kendall, Osborne, Alexander et Cootner,
590
Philosophie économique

jusqu’à la mise en place avec Samuelson en 1965 de ce qui a été


appelé le modèle standard des fluctuations boursières : l’exponentielle
de mouvement brownien. L’analyse financière a superbement ignoré
les travaux relatifs aux processus aléatoires et aux tests statistiques,
et a développé depuis 1930, avec Irving Fisher et John B. Williams,
des approches pour l’évaluation financière des sociétés qui aboutissent
à un autre modèle standard : la méthode des flux futurs de revenu
actualisés dont la version de Myron J. Gordon et Eli Shapiro en 1956,
puis le manuel de Gordon, en 1962, sont la base de tous les analystes
financiers. La théorie de l’équilibre général, depuis les travaux de
Léon Walras et Vilfredo Pareto, a pour objet la formalisation toujours
affinée des caractéristiques de l’équilibre des marchés. Ce courant
dont l’évolution n’est pas linéaire35 a abouti aux synthèses de Kenneth
Arrow, Gérard Debreu et Roy Radner en 1954 et 1972.
Ces mondes se sont ignorés d’autant plus volontiers que les objectifs
professionnels étaient différents, voire contradictoires. Par exemple,
les évaluateurs de sociétés et les analystes financiers, disposant d’un
outillage mathématique rudimentaire, étaient violemment opposés à
l’intrusion des processus aléatoires dans les méthodes d’évaluation.
Les statisticiens probabilistes qui travaillaient sur les équations de la
dynamique boursière ne cherchaient pas à intégrer la notion de valeur
des entreprises, ni d’ailleurs celle d’allocation optimale des ressources
au sens de la macroéconomie. Quant aux économistes universitaires,
ils restaient éloignés des développements de la théorie financière, alors
même que ces développements commençaient à mordre sur le champ
de l’économie. On mesure donc le changement important qui fut pro-
duit par le désenclavement des trois mondes dans les années 1980.
Les jonctions de ces trois champs se sont opérées deux à deux au
cours de la seconde moitié du XXe siècle. L’unification se produisit en
effet par binôme de théories (représentées sur les sommets du triangle
de la figure 1) : la jonction entre l’analyse financière et la dynamique
boursière (le côté gauche du triangle) fut trouvée par Samuelson en
1965, la jonction entre la dynamique boursière et l’équilibre général
(la base du triangle) résulta des travaux de LeRoy en 1973 et de Lucas
en 1978, la jonction entre l’analyse financière et l’équilibre général (le
côté droit du triangle) fut issue des intuitions mathématiques de Ross,
Harrison, Kreps et Pliska en 1976, 1979 et 1981. Le « noyau d’éva-

[35] A. Cot & J. Lallement, « 1859-1959 : de Walras à Debreu, un siècle d’équilibre général »,
Revue économique, 57, 2006.
591
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

luation », tel le centre de gravité du triangle,


permit de synthétiser puis d’unifier ces trois
jonctions partielles à travers l’équation d’Euler
qui exprime à la fois l’équilibre d’un marché,
l’évaluation juste de tous les actifs cotés, et
la propriété de martingale de la dynamique
boursière associée. Les différentes formes du
noyau conduisent à différentes représentations
de l’équation d’Euler, par suite à différentes F igu r e  1. L e t r ia ngle
des disciplines (finance,
spécifications de l’efficacité informationnelle. mathématiques et éco-
Revenons sur les spécificités de ces réu- nomie) et le centre de
nions deux à deux. La première des jonctions gravité du noyau d’éva-
intellectuelles unifia les méthodes de l’éva- luation qui unifie les trois
domaines.
luation financière des sociétés et les descrip-
tions probabilistes des variations boursières.
Elle fut effectuée par Samuelson dans ses articles de 1965 et 197336 .
Cherchant à réconcilier deux opinions apparemment contradictoires,
celles des analystes pour lesquels l’art de l’évaluation financière per-
met de trouver de bons titres à acheter, et celles des statisticiens
pour qui les marchés évoluent apparemment au hasard, Samuelson fit
apparaître que, non seulement ces deux représentations n’étaient pas
contradictoires mais que, au contraire, plus les investisseurs évalue-
raient correctement une société en utilisant le modèle de flux actuali-
sés, et plus les variations boursières seraient décorrélées. L’assertion
radicale de l’article de 1973 était la suivante : « Les investisseurs qui
s’informent (sur les conditions économiques réelles de l’entreprise) ont
pour effet, par leurs achats et ventes de titres, de blanchir le spectre
des variations boursières. »
En traitement du signal, un « spectre blanc » est le signe de quan-
tités décorrélées comme dans une marche au hasard. Par exemple,
les tirages aléatoires d’une roue de roulette d’un casino (un modèle
simple de mécanisme de marche au hasard) présenteraient un spectre
blanc. On pourrait donc reformuler l’affirmation de Samuelson par
cet apparent paradoxe que, plus les variations de la bourse ressem-
bleraient à celle de la roulette d’un casino, et plus cela signifierait
que les investisseurs seraient compétents et responsables. Le prix

[36] P.A. Samuelson, « Proof that Properly Anticipated Prices Fluctuate Randomly », Industrial
Management Review, 6, 1965 ; « Proof that Properly Discounted Present Value of Assets
Vibrate Randomly », Bell Journal of Economics, vol. 4, 1973.
592
Philosophie économique

bien évalué d’une société était donc celui qui rendait le marché to­ta­
lement imprévisible. Formellement, en imaginant que les investisseurs
évaluent une société quelconque par la méthode des flux actualisés
avec un rendement attendu noté x, que le rendement attendu des
actions de cette société (rapport dividende/cours) soit y, l’on retrouve
une martingale sur le cours de l’action avec un rendement attendu de
x – y. Dans cette première martingale, le rendement attendu était une
donnée exogène et constante. Cette première forme de martingale sur
les marchés financiers était donc assez restrictive.
LeRoy en 1973 puis Lucas en 1978 généralisèrent cette première
martingale en imaginant que le rendement attendu soit aléatoire et en
le plaçant à l’intérieur de l’opérateur espérance mathématique (soit en
faisant du taux de rendement une quantité « endogène »). L’inverse de
ce rendement attendu est un facteur d’actualisation aléatoire appelé
« noyau de l’évaluation par le marché ». L’identification financière
concrète du noyau sera faite par Long en 1990 : le noyau sera inter-
prété comme un facteur d’actualisation au taux de rendement d’un
portefeuille qui maximiserait pour tout investisseur la croissance
de son patrimoine, le portefeuille Log-optimal. Avec le portefeuille
Log-optimal, on retrouve aussi une martingale, mais avec comme
rendement attendu, celui du portefeuille Log-optimal. Par l’intermé-
diaire du noyau d’évaluation, il y a équivalence entre une évaluation
juste d’une société au sens de Fisher-Williams et une représenta-
tion juste de la dynamique des prix actualisés par une martingale.
Ainsi, évaluer un actif ou un passif par le noyau d’évaluation revient
à « martingaliser » le marché. Et réciproquement, martingaliser un
marché permet d’obtenir des justes prix sur tous les actifs et les pas-
sifs examinés.
Si maintenant on se place dans l’univers économique du modèle
d’équilibre général, la valeur du noyau de l’évaluation dans un « état du
monde » est égale au prix du titre élémentaire d’Arrow et Debreu quan-
tifiant cet état, ajusté par la probabilité de l’état correspondant. D’où
l’écriture du noyau en actifs d’Arrow et Debreu. L’équation de Lucas
établit donc la jonction entre l’évaluation financière d’une société et
un modèle d’équilibre général en économie avec investisseur représen-
tatif. La représentation par le noyau d’évaluation représente ainsi la
spécification théorique la plus aboutie de l’efficacité informationnelle.
On peut donc considérer que la notion de noyau d’évaluation, qui repré-
sente l’aboutissement d’un processus d’apprentissage de la finance
mathématique via les développements de la théorie de l’équilibre géné-
593
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

ral passés dans la finance professionnelle, peut être comprise comme


l’objet intellectuel qui a permis à la pensée financière de s’unifier dans
les années 1980, pour parvenir à une compréhension d’ensemble de
phénomènes économiques et financiers au départ distincts.
Tout cet édifice intellectuel va être consolidé par la seconde quan-
tification de la théorie financière37 opérée à la charnière des années
1980 avec la réinterprétation du noyau et des prix d’Arrow-Debreu au
moyen des opérateurs du calcul stochastique. L’intuition fondamentale
qu’ont eu, entre 1976 et 1981, Ross, puis Harrison, Kreps et Pliska,
a consisté à réinterpréter les prix des états du monde comme des
valeurs d’une probabilité particulière lorsque le marché était arbitré.
On créa mathématiquement un monde imaginaire dans lequel les
calculs financiers se simplifient considérablement, ce qui permet de
résoudre avec aisance des problèmes compliqués d’évaluation, avant
de repasser dans le monde réel pour obtenir les prix des actifs et des
passifs à évaluer.
Cette opération de va-et-vient par l’intermédiaire d’un monde
mathématique imaginaire n’est pas sans ressembler à celle que l’on
opère avec les nombres complexes pour, par exemple, résoudre les
équations du courant électrique. On résout le problème dans l’univers
des complexes, puis on revient dans le « vrai » monde, celui dans lequel
une lampe électrique doit s’allumer. Pour les calculs financiers, le
passage de la probabilité du phénomène du « vrai » monde (que l’on
note P) à la probabilité modifiée du monde imaginaire (que l’on
note en général Q) s’effectue au moyen de la technologie du calcul
intégro-différentiel stochastique, par l’opérateur de Radon-Nikodyn
(ou opérateur de changement de probabilité) noté L et défini en
temps discret par L = Q/P. Par cette remarquable transformation
mathématique aussi puissante que totalement non triviale (l’ensemble
des équations d’évaluation dans le monde réel se transformant en
nouvelles équations écrites dans le monde dual de Q), Harrison,
Kreps et Pliska posèrent les fondements de l’évaluation financière
contemporaine. Dans cette nouvelle représentation, le « juste » prix
de tout actif devient l’espérance mathématique de sa valeur future
calculée avec la probabilité Q, et actualisée à un rendement sans
prime de risque, par exemple le taux des dettes souveraines pour
autant qu’elles soient classées dans la catégorie « sans risque ».

[37] Walter, « La seconde quantification de la finance », op. cit.


594
Philosophie économique

noyau d’évaluation ↔ probabilité duale Q


D’un point de vue intuitif, le monde imaginaire de la probabilité
duale Q peut être compris comme un univers psychologique dans lequel
les individus seraient tous indifférents tant à la chance de gain qu’au
risque de perte. Cette neutralité psychologique ou affective vis-à-vis du
risque explique à la fois, linguistiquement, la terminologie de langue
anglaise (« risk neutral probability ») et, financièrement, le choix d’un
rendement qui n’inclut pas de prime de risque même lorsque l’actif
présente un risque. Du point de vue de la dynamique boursière, toutes
les martingales écrites avec la probabilité du phénomène P et un ren-
dement attendu incluant une prime de risque, se transforment alors
en martingales avec la probabilité duale Q et un rendement attendu
sans prime de risque. Techniquement, on passe des P-martingales à
une Q-martingale au moyen de l’opérateur L, et la possibilité même de
ce passage est la trace mathématique de l’existence d’un marché arbi-
tré à l’équilibre, c’est-à-dire dans lequel il n’y a plus aucun arbitrage
à effectuer (Absence of Opportunity of Arbitrage – AOA). La nouvelle
relation sur les prix AOA actualisés devient une martingale avec cette
probabilité Q. C’est sur cette base conceptuelle mathématiquement
puissante que se sont construites les réglementations internationales
dont nous parlions au début (Bâle III, Solvabilité II, etc.).
I.2.2. Un basculement épistémologique
Deux grandes périodes de définitions de l’efficacité informationnelle
se distinguent : avant et après la seconde quantification de la théorie
financière.
La première période se caractérise par une ambiguïté conceptuelle.
Cette ambiguïté, qui constitue un obstacle à la clarification des débats
et conduit parfois à un blocage des controverses sur des situations
intellectuelles sans issue, provient de l’imprécision initiale de sa défi-
nition théorique, introduite formellement en 1965 par Fama, mais très
vite complétée et amendée entre 1965 et 1976 par le même auteur qui
en donnera trois versions différentes en dix ans38. Parallèlement, deux
définitions furent données par Samuelson en 1965 et 1973 39. Enfin,

[38] E. Fama, « The Behavior of Stock Market Prices », Journal of Business, 38 (1), 1965 ;
« Efficient capital markets : a review of theory and empirical work », Journal of Finance,
25, 1970 ; « Reply », Journal of Finance, 31, 1976.
[39] Samuelson, « Proof that Properly Anticipated Prices Fluctuate Randomly », op. cit. ; « Proof
that Properly Discounted Present Value of Assets Vibrate Randomly », op. cit.
595
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

une autre approche vit le jour avec Jensen en 1978 40. La période de
flottement sémantique issue du premier groupe de définitions s’achève
en 1980 avec le paradoxe de Grossman et Stiglitz41.
La reconstruction rationnelle de la finance opérée alors autour de
la notion d’absence d’arbitrage dans les années 1980 ouvre la voie à un
second groupe de définitions et permet aux deux approches initiales
de se rejoindre, dans une même compréhension qui unit évaluation
financière et évolution des cours actualisés selon des martingales.
Dans cette seconde période, la notion d’efficacité informationnelle
est entièrement repensée à partir de la condition de non-existence
d’arbitrage et se réfère alors à un nouvel ensemble d’énoncés articulés
sur l’idée de marché arbitré. L’hypothèse de non-existence d’arbitrage
déterminera à partir de 1981 les choix de représentations probabi-
listes des fluctuations boursières qui utiliseront toutes des modèles
de martingales sur les prix actualisés.
Il se produit alors un renversement complet de perspective. La
première efficacité informationnelle (1959-1976) répondait au besoin
intellectuel de justifier économiquement le modèle de marche au
hasard gaussienne et résultait de mises en évidences empiriques. En
quelque sorte, la première efficacité informationnelle correspondait
à un travail d’induction à partir d’une « base empirique » déterminée,
les séries chronologiques financières (notons que se pose le problème
de la construction de la base empirique, que nous n’abordons pas ici42).
La seconde efficacité informationnelle (1976-2000) est posée d’em-
blée comme objectif théorique d’organisation des marchés, avec des
hypothèses auxiliaires choisies pour la modélisation financière : des
modèles d’évaluation à base de noyau et des martingales de carré inté-
grable. Les choix de modèle effectués (modèle probabiliste et modèle
d’évaluation) deviennent les instruments de la mise en ordre des mar-
chés, la contrainte martingale que nous avons appelée « martingali-
sation ». Pour rendre les marchés informationnellement efficaces, on
va alors chercher à les « martingaliser ».

[40] M. Jensen, « Some anomalous evidence regarding market efficiency », Journal of Financial
Economics, 6, 1978.
[41] S. Grossman & J. Stiglitz, « On the impossibility of informationally efficient markets »,
American Economic Review, 70, 1980.
[42] Le « fait » doit être « conquis, construit, constaté » dans une hiérarchie d’actes épistémolo-
giques : P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon & J.-C.  Passeron, Le Métier de sociologue, Mouton
de Gruyter, 2005. Voir un exemple de « bases empiriques » pour les trajectoires boursières
dans le chapitre 1 de Walter, Le Modèle de marche au hasard en finance, op. cit.
596
Philosophie économique

Dans les années 1990 et au tournant des années 2000, cette mar-
tingalisation est mise en œuvre par la régulation financière qui élabore
des normes professionnelles de plus en plus contraignantes. Le mur
réglementaire évoqué en introduction (Bâle III, Solvabilité II, UCITS
V, MIF 2, etc.) illustre à quel point la notion d’efficacité information-
nelle opère encore en 2012 dans les textes du régulateur comme une
notion théorique centrale vers laquelle les marchés réels doivent tendre.
De la même façon que, au XIXe siècle, la statistique était passée
de la recherche de moyennes à une moyennisation systématique des
variables, on peut considérer que la finance du XXe siècle est passée
de la recherche de martingales sur les marchés à une martingali-
sation systématique des variations boursières, la martingale rem-
plissant ainsi pour la finance du XXe siècle le rôle de la moyenne
pour la statistique du XIXe siècle. Tout se passe comme si l’expérience
collective de la finance au XXe siècle était passée par un triple mou-
vement (empirique, théorique, et institutionnel) d’ajustement à une
forme mathématique particulière dont les hypothèses sont finalement
relativement simples, voire trop simples pour le monde financier réel.
Il y a là comme une action collective normative pour les pratiques
professionnelles à grande échelle, et qui semble s’inscrire dans la
longue durée comme un processus séculaire.
Il est donc pertinent de se demander si ce mouvement ne consti-
tuerait pas un axe structurant l’évolution historique de la théorie de
la finance tout au long du XXe siècle, caractérisé par un processus
d’apprentissage, le cheminement de la réflexion financière vers le
noyau de l’évaluation par le marché dont la trace probabiliste est une
martingale avec la probabilité Q.

II. Les définitions descriptives de l’efficacité informationnelle


Les définitions descriptives de l’efficacité informationnelle peuvent se
classer en deux groupes : les définitions dites classiques (antérieures au
tournant des années 1980) et les définitions modernes (postérieures).
Les définitions classiques se subdivisent elles-mêmes en anciennes
définitions (antérieures à 1980) et les définitions que nous appelons « à
l’ancienne », car postérieures à 1980 mais n’ayant pas intégré le tour-
nant des années 1980. Nous présentons maintenant ces définitions.
II.1. Définitions anciennes et « à l’ancienne »
Les anciennes définitions de l’efficacité informationnelle se sont
développées dans la recherche financière depuis les années 1960 et
597
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

se subdivisent elles-mêmes en deux familles. Le premier groupe de


définitions s’intéresse à la vérification de l’évaluation (d’un actif). Le
deuxième groupe s’intéresse à la performance des gérants profession-
nels de portefeuille. Le premier groupe de définitions s’inscrit dans le
sillage des interprétations de Fama et Samuelson qui ouvrent la voie à
une association entre prix de marché, information, et juste évaluation
possible des sociétés. La deuxième manière de comprendre l’efficacité
informationnelle s’ensuit : si les cours reflètent bien l’information dis-
ponible sur le marché, alors toute politique de gestion d’actifs repo-
sant sur un traitement de cette information ne pourrait produire de
performance supérieure à celle d’un indice de marché contenant par
définition l’information retraitée par les gérants.
Les trois définitions classiques (ou « anciennes définitions ») de l’effi-
cacité informationnelle sont celles proposées dans les trois articles de
Fama de 1965, 1970 et 1976, auxquelles tous les travaux de recherche
et les professionnels des marchés se réfèrent plus ou moins. Ce sont
les suivantes.
La première définition de Fama de 1965 est centrée sur la notion
de juste évaluation de la valeur des sociétés :
Un marché boursier est informationnellement efficace si, par rapport à toute
l’information disponible, les cours des titres sont de bons estimateurs de leur
valeur intrinsèque (efficacité informationnelle de Fama, 1965).

La deuxième définition de Fama de 1970 est à la fois plus générale


et plus faible. La notion de juste évaluation est abandonnée pour ne
conserver que l’idée d’une juste intégration de l’information dans les
cours :
Un marché boursier est informationnellement efficace si les cours reflètent
pleinement toute l’information disponible (efficacité informationnelle de Fama,
1970).

Il est ensuite nécessaire de préciser quelle est cette information


disponible. Ce qui permet à Fama d’introduire les trois principales
formes de l’efficacité informationnelle : forte, semi-forte et faible. Dans
le cas d’une efficacité faible, l’information publique disponible est la
plus « pauvre », ou la moins coûteuse, qui est la série des cours pas-
sés des titres cotés. Dans le cas d’une efficacité semi-forte ou forte,
l’information précédente est complétée par l’information provenant
des sociétés et accessible gratuitement au public (forme semi-forte)
et de toutes les études utilisées par les professionnels des marchés
(forme forte).
598
Philosophie économique

En 1976, LeRoy ouvre une controverse en faisant observer que le


modèle de Fama est tautologique et ne définit en rien une propriété
financière quelconque43 . Fama riposte la même année avec une troi-
sième définition qui introduit la notion de nombre suffisant d’inves-
tisseurs correctement informés pour que le passage de l’information
soit effectivement réalisé :
Un marché boursier est informationnellement efficace si les cours reflètent cor-
rectement toute l’information utilisée par les opérateurs (efficacité informa-
tionnelle de Fama, 1976).

La condition de Fama de 1970 avait pour conséquence une idée


intéressante, celle d’une rentabilité attendue dite « anormale » nulle
sur les titres. Elle pouvait s’étendre aux portefeuilles (en tant que les
portefeuilles sont des combinaisons linéaires de titres) d’où l’idée qui
suivit d’une espérance nulle de surperformance sur le marché. Ce qui
définissait le marché puis la gestion de portefeuille par un modèle de
jeu équitable. S’ensuivit l’idée que toute gestion active de por­tefeuille
comparée à un portefeuille cible de référence (ou « benchmark »), en
général construit à partir d’un indice de marché convenablement
choisi aurait une espérance nulle de surperformance.
Cette seconde manière de comprendre l’efficacité informationnelle
retrouva les conclusions de Cowles sur les performances des gérants
professionnels de portefeuille44 . Cette définition de l’efficacité infor-
mationnelle est souvent comprise comme l’ultima ratio de la gestion
de portefeuille appelée indicielle passive, c’est-à-dire dont le but n’est
plus de protéger l’épargne à long terme mais de reproduire la perfor-
mance d’un portefeuille fictif représenté par un ou plusieurs indices
de marché. Les professionnels voient dans cette notion le fondement
de nombre de questions pratiques comme « le débat pour ou contre
l’indexation45 » (des portefeuilles gérés) ou bien encore la structure de
l’offre des produits de gestion46 . C’est la définition de Jensen de 1978
qui ouvre cette voie.
Un marché boursier est informationnellement efficace par rapport à un
ensemble d’informations donné s’il est impossible de réaliser un gain à par-

[43] S. LeRoy, « Efficient Capital Markets : A Comment », Journal of Finance, 31, 1976.
[44] C. Walter, « Aux origines de la mesure de performance des portefeuilles : les travaux
d’Alfred Cowles », Histoire & Mesure, 14, 1999.
[45] PricewaterhouseCoopers, « Twenty Five Years of Indexing », Report, 1998.
[46] PricewaterhouseCoopers, « Investment Style and Its Growing Role in Packaged Investment
Products », Report, 1999.
599
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

tir d’une allocation d’actifs fondée sur cet ensemble d’informations (efficacité
informationnelle de Jensen, 1978).

Une variante de cette définition de 1978 est donnée dans une autre
approche, qui partitionne les acteurs des marchés entre ceux qui ont
accès à une information particulière sur la société cotée et les autres.
C’est la définition de Beaver de 1981 :
Un marché boursier est informationnellement efficace par rapport à un
ensemble d’information spécifique donné, si la communication à tous les
participants du marché de l’information contenue dans cet ensemble n’a pas
d’impact sur le niveau des cours cotés (efficacité informationnelle de Beaver,
1981).

Finalement, la synthèse classique des anciennes définitions est


opérée par Malkiel en 1989 dans une définition que nous appelons
« à l’ancienne » :
Un marché boursier est informationnellement efficace si les cours cotés
reflètent pleinement et correctement toute l’information disponible et perti-
nente. Plus formellement, un marché est dit efficace par rapport à un ensemble
spécifique d’information donné, si la communication à tous les participants
du marché de l’information contenue dans cet ensemble n’a pas d’impact sur
le niveau des cours cotés. De plus, l’efficacité d’un marché par rapport à un
ensemble d’informations donné a une conséquence pratique : il est impossible
de réaliser des gains boursiers en mettant en œuvre une politique d’interven-
tion fondée sur cet ensemble d’informations (efficacité informationnelle de
Malkiel, 1989).

Nous qualifions cette définition de Malkiel de « à l’ancienne » car


elle ne fait pas référence à la problématique moderne de l’absence d’ar-
bitrage avec martingale, ni à l’unicité d’une probabilité modifiée qui
décrit un monde dual d’individus indifférents à toute prise de risque.
Enfin, en 1991, dans un article de synthèse consacré à l’effica-
cité informationnelle47, Fama revint sur les vingt années de dé­ve­lop­
pement de ces définitions, pour en donner une dernière :
Un marché boursier est informationnellement efficace si les cours cotés
reflètent pleinement toute l’information disponible. Une précondition à cette
version forte de l’hypothèse est que l’information et les frais de transaction,
les coûts pour que les prix reflètent l’information, soient toujours nuls (Gross-
man et Stiglitz, 1980). Une version plus faible et économiquement plus sensible
de l’hypothèse d’efficacité énonce que les prix reflètent l’information jusqu’au
point où les gains marginaux résultant d’une action informée (les profits à

[47] E. Fama, « Efficient capital markets : II », Journal of Finance, 46, 1991.
600
Philosophie économique

faire) ne dépassent pas les coûts marginaux (Jensen, 1978) (efficacité informa-
tionnelle de Fama, 1991).

Bien qu’ayant été rédigée en 1991, on voit qu’il s’agit encore d’une
définition « à l’ancienne ».
II.2. Les définitions modernes
Les définitions que nous appelons « modernes » sont postérieures
au tournant des années 1980 et intègrent le changement produit par
la mathématisation de l’arbitrage. La définition de Jensen conduit à
celle donnée par Long en 199048 :
Un marché boursier est informationnellement efficace par rapport à un
ensemble d’informations donné s’il existe un portefeuille numéraire tel que
l’espérance de surperformance par rapport au portefeuille numéraire de toute
allocation d’actifs fondée sur cet ensemble d’information soit nulle (efficacité
informationnelle de Long, 1990).

L’élément important de cette définition de 1990 est celle de por­


tefeuille numéraire, qui sera approfondie dans les travaux de Geman,
El Karoui et Rochet de 199549.
La définition de Karatzas et Shreve de 1998 s’appuie sur les tra-
vaux de Harrison et Kreps et Harrison et Pliska50 de 1979 et 1981 et
clôture l’espace des définitions de l’efficacité informationnelle :
Un marché boursier est informationnellement efficace si, pour tout actif, il
existe une probabilité telle qu’il est possible d’écrire que la succession des cours
actualisés suit une martingale avec cette probabilité (efficacité information-
nelle de Karatzas et Shreve, 1998).

Ces deux énoncés définissent la forme moderne de l’hypothèse d’effi-


cacité informationnelle : les prix actualisés suivent une martingale
avec une probabilité déterminée.
La filiation entre les définitions est la suivante. Les définitions
de Fama de 1965, 1970 et 1976 trouvent leur aboutissement dans
les spécifications de Harrison et Kreps de 1979 puis de Harrison et

[48] J.B. Long, « The numeraire portfolio », Journal of Financial Economics, 26, 1990.
[49] H. Geman, N. El Karoui & J.-C. Rochet, « Changes of Numeraire, Changes of Probability
Measures and Option Pricing », Journal of Applied Probability, 32, 1995.
[50] M. Harrison & D. Kreps, « Martingales and Arbitrage in Multiperiod Securities Markets »,
Journal of Economic Theory, 20, 1979 ; M. Harrison & S. Pliska, « Martingales and
Stochastic Integrals in the Theory of Continuous Trading », Stochastic Processes and
Applications, 11, 1981 ; I. Karatzas & S. Shreve, Methods of Mathematical Finance,
Springer, 1998.
601
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

Pliska de 1981, tandis que l’interprétation de Jensen de 1978 s’accom-


plit dans les spécifications de Long de 1990. La correspondance entre
ces deux cadres conceptuels est effectuée par un changement de pro-
babilité, ce qu’exprime la définition de Karatzas et Shreve de 1998,
qui achève de comprendre de manière moderne l’assertion qu’avait
énoncée Bachelier en 1900 selon laquelle « l’espérance mathématique
du spéculateur est nulle51 ». Les apories intellectuelles des débats des
années 1970 sont levées.

III. Problèmes de vérification


Plaçons-nous maintenant du point de vue de la philosophie des
sciences. Suivant une démarche usuelle en épistémologie, nous uti-
lisons le mot d’hypothèse pour désigner un énoncé que l’on soumet
à un examen. L’efficacité informationnelle se définit par des énoncés
qui portent sur une propriété attendue du marché : qu’il fonctionne
comme un bon outil de transmission de l’information. Cette hypothèse
est-elle vérifiable ? Comment la mettre à l’épreuve ? Quelles en seraient
les implications vérifiables ? Nous suivons l’analyse de Hempel52 dans
ce qui suit.
Pour vérifier si une hypothèse est corroborée par l’expérience,
Hempel introduit le schéma suivant. En notant H l’hypothèse à mettre
l’épreuve (ici l’efficacité informationnelle), on imagine que, si H est
vraie, alors il existe certains événements observables impliqués par
H qui le seront aussi. Hempel note I (pour implication vérifiable) un
élément observable et explicite le raisonnement suivant, appelé modus
tollens en logique :
Si H est vraie, alors I l’est aussi
Mais (comme les faits le montrent), I n’est pas vérifié
(Donc) H n’est pas vraie
De très nombreux travaux de recherche en finance ont présenté
des tests d’efficacité informationnelle d’un marché en cherchant à
examiner si des implications vérifiables sont observées. Nous abordons
maintenant la manière dont la question se présente.

[51] L. Bachelier, « Théorie de la spéculation », Annales de l’École normale supérieure, 27, 1900.
[52] Hempel, Éléments d’épistémologie, op. cit.
602
Philosophie économique

III.1. Un exemple introductif : la juste valeur


Pour comprendre la façon dont la question se pose, à la fois empi-
riquement et philosophiquement, considérons par exemple l’idée de la
« juste valeur », fruit attendu d’un marché qui fonctionnerait ef­fi­ca­
cement dans le sens informationnel.
III.1.1. La juste valeur d’un actif
Qu’est-ce que la juste valeur ? La définition normée délivrée en
1998 par le comité des instances comptables internationales (IASC),
constituant ce qui est devenu la norme comptable IAS 39, est : « la
juste valeur d’un actif est le montant pour lequel il pourrait être
échangé entre des parties bien informées et bien disposées, dans le
cadre d’une transaction effectuée dans des conditions de concurrence
normale ». Cette définition associe juste valeur et idée de contractants
bien informés. L’idée que transporte cette norme est celle d’un accès
possible au juste prix de l’actif échangé, à partir de l’agrégation des
informations différenciées possédées par chacun des intervenants en
situation d’échange. L’information relative à la vie des sociétés ou aux
conditions économiques dans lesquelles s’exercent l’activité boursière
et les transactions sur les marchés, est considérée comme l’ingrédient
essentiel de l’hypothétique juste prix des actifs. Comment parvenir
à la juste valeur ? En retraitant des « bonnes » informations sur la
société (ou sur l’actif considéré) au moyen d’un modèle d’évaluation.
L’efficacité informationnelle assure alors la juste valeur.
Formalisons quelque peu ce problème. Imaginons que les informa-
tions sur la société échangée ou l’actif négocié sur le marché soient
retraitées par une fonction d’évaluation dont l’objectif est de fournir
un prix, et notons f cette fonction. S’il existe quelque chose comme
une juste valeur, alors on peut écrire la relation :
Juste valeur = f (informations) (1)
Si le marché fonctionne efficacement, alors il sera possible d’écrire :
Valeur boursière = juste valeur = f (informations) (2)
Les informations dites « bonnes » qui permettent d’évaluer correc-
tement la société sont relatives aux prévisions bien documentées qui
peuvent être faites à partir de l’analyse économique. Elles nourrissent
ensuite ce que Marcel Mauss appelait les attentes des investisseurs.
Ces attentes sont « logiques » ou « cohérentes » si elles se fondent sur
l’information disponible. On dit dans ce cas que les investisseurs
adoptent une attitude « rationnelle », dans le sens où leurs attentes
603
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

sont guidées par la raison (ils ont « raison de croire » que les résultats
de l’entreprise seront etc.), guidées par ce qu’il est logique d’espérer à
la suite de l’analyse des informations disponibles sur une entreprise.
La « rationalité » des investisseurs exprime juste ici une cohérence
logique dans les évaluations qui sont faites des flux prévisionnels des
résultats de la société évaluée53 .
Valeur boursière = juste valeur = f (informations) (3)
!######"###### $
anticipations rationnelles

En fonction de leurs attentes, de leurs espérances, les investis-


seurs donnent des ordres d’achat et de vente. Ces ordres représentent
des intentions d’échange, c’est-à-dire littéralement de l’échange en
puissance. Pour passer de la puissance à l’acte, il faut le mécanisme
du marché et une organisation boursière particulière, symbolisé par
le signe « = ». Passons alors au marché. Le prix de marché est une
valeur dite « boursière ». Cette valeur reflète-t-elle bien l’intégration
effective des informations ? Si le marché fonctionne bien comme un
outil efficace dans le sens informationnel, cela signifie que, au moment
de l’équilibre, lorsque l’échange vide le marché des ordres d’achats et
de ventes, les actifs cotés sont correctement évalués. Dans ce cas, on
pourra écrire la relation :
Valeur boursière = juste valeur = f (informations) (4)
!######"######$
marché informationnellement efficace

Dans ces conditions, l’efficacité informationnelle du marché semble


garantir la justesse du niveau du cours de Bourse. En cela, le marché
« marcherait » et représenterait un outil efficace de transformation de
l’information en argent.
Cette situation conduit à se poser une question à multiples facettes.
Tout d’abord, si de l’information passe dans les cours, encore faut-il
qu’il s’agisse d’une information pertinente et utile, et non d’un bruit
parasite. Ensuite apparaît l’importance de l’organisation du marché
dans cette fonction de révélation de l’information (le signe « = »). Enfin
se pose la question de l’outil « fonction d’évaluation » (la fonction f). La
fonction d’évaluation utilise généralement un modèle mathématique,
du plus simple (règle de trois pour des bons du Trésor à taux fixe et
à intérêt précompté) au plus complexe (calcul stochastique pour des

[53] Remarquons à ce propos que le vocabulaire de Mauss permettrait de ce point de vue une
traduction intéressante de « rational expectations ».
604
Philosophie économique

produits dérivés). De cette observation presque intuitive, on en tire


une conclusion qui ne l’est pas : contrairement à l’économie, domaine
dans lequel les échanges s’effectuent la plupart du temps sans calculs,
la finance est une activité professionnelle dans laquelle il n’y a pas
d’échange sans calculs ni institutions qui permettent ces calculs.
L’incertitude financière résulte de l’articulation entre des calculs et
des institutions.
III.1.2. La non-réfutabilité de l’efficacité informationnelle
Considérons alors l’énoncé « le marché n’est pas efficace dans le sens
informationnel », c’est-à-dire « l’hypothèse d’efficacité informationnelle
ne semble pas corroborée ». L’on évoque la défaillance de l’efficacité
informationnelle du marché, mais que veut-on précisément signifier ?
Plusieurs réponses sont également possibles : l’information disponible
utilisée n’était pas pertinente (il y avait trop de « bruit », ou trop de
bruits – des rumeurs) ; l’information pertinente utilisée n’a pas été
correctement traitée par les opérateurs (ils ont préféré se demander ce
qu’allaient faire leurs compétiteurs) ; l’information était pertinente et
correctement traitée, mais les modèles d’évaluation étaient invalides
(cas de la crise des crédits hypothécaires « subprimes ») ; les modèles
d’évaluation étaient valides mais il est apparu un problème de coor-
dination entre les agents ou d’organisation boursière ; l’arbitrage n’a
pas été aussi efficace que prévu et le cours reste à un niveau dérai-
sonnable, etc.
La notion d’efficacité informationnelle d’un marché comprend donc
plusieurs aspects, selon que l’on fait référence aux contenus informa-
tionnels du cours de Bourse, à la manière dont ce cours est obtenu par
agrégation d’informations différenciées, aux modèles d’évaluation des
actifs que les agents utilisent dans leur appréciation du cours, ou bien
encore à la finalité même de l’échange boursier : juste répartition des
ressources et des risques entre les agents du point de vue d’un bien
collectif. Lorsqu’on veut débattre de l’efficacité informationnelle d’un
marché, il est nécessaire de préciser de quel contenu il s’agit, quel
aspect du marché fonctionne et quel autre ne fonctionne pas.
Cet exemple introductif fait apparaître la nécessité d’adjoindre à la
notion d’efficacité informationnelle des hypothèses complémentaires
sur les contenus particuliers qu’elle mobilise. L’efficacité informa-
tionnelle ne peut donc être mise à l’épreuve empiriquement sans que
l’on y adjoigne une autre supposition : sans cette autre supposition,
l’efficacité informationnelle reste à l’état d’énoncé général ou d’incan-
605
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

tation idéologique, mais ne peut permettre aucune interprétation éco-


nomique ou financière, ni ne peut être soumise à aucune vérification
empirique : « Aucun test (statistique) ne peut trancher la question de
l’efficacité informationnelle d’un marché54 . » Pour le dire autrement,
« le postulat de représentativité informationnelle des prix cotés n’est
pas, en tant que tel, vérifiable expérimentalement. Pour savoir si le
prix coté correspond au prix d’équilibre théorique […] et donc si le
marché est bien informationnellement efficace, il faut adjoindre à ce
postulat une précision complémentaire sur la manière dont on conçoit
cette représentativité55 ».
C’est en cela que l’efficacité informationnelle n’est pas réfutable en
soi. On retrouve ici la question épistémologique connue sous le nom
de problème de l’hypothèse auxiliaire.
III.2. Les hypothèses auxiliaires
Le rôle des hypothèses auxiliaires dans la mise à l’épreuve d’une
hypothèse principale a fait l’objet de nombreux travaux. Nous suivons
à nouveau Hempel. En présence d’hypothèses auxiliaires, Hempel
modifie le modus tollens de la manière suivante. Notons A l’une de
ces hypothèses. Le raisonnement précédent se précise en :
Si H et A sont toutes les deux vraies, alors I l’est aussi
Mais (comme les faits le montrent), I n’est pas vérifié
(Donc) H et A ne sont pas toutes les deux vraies
Le problème de l’hypothèse auxiliaire fait apparaître la nécessité de
clarifier les champs auxquels appartiennent les précisions nécessaires
à la mise à l’épreuve de l’hypothèse principale.
III.2.1. Les quatre causes de l’efficacité informationnelle
Les suppositions auxiliaires relèvent en général de quatre champs
disciplinaires correspondant aux quatre éléments de la relation :
Juste valeur = f (informations)
Ces quatre champs sont respectivement (de droite à gauche de la
relation) : les études sur l’information et les événements susceptibles
d’affecter le cours de l’actif, la modélisation mathématique financière

[54] S. LeRoy, « Efficient capital markets and martingales », Journal of Economic Literature,
27, 1989.
[55] C. Walter, « Une histoire du concept d’efficience sur les marchés financiers », Annales.
Histoire Sciences Sociales, 51, 1996.
606
Philosophie économique

et les modèles d’évaluation, les analyses des mécanismes de marché et


l’organisation des bourses, l’éthique de la finance. Nous avons proposé
d’un point de vue rhétorique d’utiliser par commodité la typologie des
quatre causes introduite par Aristote pour classer les hypothèses
auxiliaires par champ de recherche56 .
Selon cette typologie, tout phénomène peut être analysé au moyen
de quatre causes distinctes, qui sont comme quatre projections du
phénomène suivant l’axe de l’un de ses aspects, quatre éclairages
complémentaires de la globalité du phénomène, chacune des causes
caractérisant un type d’articulation entre le phénomène et son envi-
ronnement. Ces quatre causes sont respectivement : la cause maté-
rielle, définie comme « ce à partir de quoi quelque chose advient et qui
demeure dans la chose même » ; la cause formelle, définie comme « ce
à l’image de quoi quelque chose advient » ; la cause efficiente, définie
comme « ce par quoi quelque chose advient, le principe du mouvement
qui fait passer l’objet d’un état potentiel (en puissance) à un état réel,
ou actuel » (en acte) ; la cause finale, définie comme « ce en vue de
quoi quelque chose advient ». Complétons ces définitions avec deux
précisions complémentaires : une cause de l’efficacité informationnelle
sera antérieure ou bien postérieure à l’équilibre, et le cours d’équilibre
issu de l’efficacité informationnelle sera en puissance ou bien en acte.
Appliquons maintenant cette typologie à l’hypothèse d’efficacité
informationnelle d’un marché, afin d’examiner comment cette hypo-
thèse se diffracte sur chacune de ces causes, et comment se présentent
les hypothèses auxiliaires avec cette grille d’analyse. Nous proposons
que les quatre causes de l’efficacité informationnelle se définissent
comme suit : l’information est la cause matérielle de l’efficacité infor-
mationnelle ; l’arbitrage en est la cause efficiente ; le modèle d’éva-
luation la cause formelle ; le juste prix des actifs la cause finale. On
précise maintenant cette proposition.
La matière première du cours de Bourse (ce à partir de quoi le cours
de Bourse se forme) est l’information, qui demeure dans le cours une
fois la cotation effectuée. Comme le disent les boursiers, au moment
où une nouvelle financière a été intégrée par le marché, « l’informa-
tion est dans les cours ». C’est la raison pour laquelle nous proposons
de considérer l’information comme la cause matérielle de l’efficacité
informationnelle. C’est une cause antérieure dans la mesure où elle

[56] Walter, « Les quatre causes de l’efficacité informationnelle des marchés », op. cit.
607
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

préexiste à la cotation : d’une certaine manière, c’est un cours d’équi-


libre en puissance, ceci tant qu’elle n’est pas utilisée par les opérateurs
au cours d’un arbitrage. Elle concerne donc l’efficacité information-
nelle ex ante. En revanche, une fois que l’arbitrage a été effectué, le
cours d’équilibre devient effectif (ou actuel, en acte), et ceci est rendu
possible car les opérateurs ont appliqué un modèle d’évaluation pour
intervenir sur le marché, en vertu duquel ils ont estimé que le titre
était sous-évalué ou surévalué.
En adoptant le point de vue de la théorie aristotélicienne des
formes, nous proposons de considérer la forme interne du cours de
Bourse comme représentative de la structure mathématique du modèle
d’évaluation. Ceci car, par l’effet réflexif des modèles mathématiques
dans les pratiques financières, le modèle d’évaluation se traduit dans
un cours de Bourse qui le reflète. C’est la raison pour laquelle nous
proposons de considérer le modèle d’évaluation comme la cause for-
melle de l’efficacité informationnelle. C’est une cause postérieure car
elle concerne un cours de Bourse une fois l’équilibre atteint, soit l’effi-
cacité informationnelle ex post.
Cette utilisation du modèle et de l’information présuppose cepen-
dant que le mécanisme de coordination des attentes des agents fonc-
tionne correctement, en d’autres termes que l’arbitrage soit possible
et efficace dans un marché correctement organisé. L’arbitrage est le
mouvement qui fait passer le cours de Bourse d’une valeur poten-
tielle, ou cours d’équilibre en puissance, à une valeur effective, ou
cours d’équilibre en acte. L’arbitrage représente donc l’agent moteur
de l’équilibre, ce par quoi l’équilibre advient. C’est la raison pour
laquelle nous proposons que l’arbitrage soit considéré comme la cause
efficiente de l’efficacité informationnelle. C’est une cause antérieure
car elle se situe en amont du cours d’équilibre. Ainsi nous dirons
qu’un marché est informationnellement efficace car il est causale-
ment efficient.
Enfin, la raison d’être d’un marché boursier est la bonne répartition
des ressources et des risques dans l’économie, ce que permet un prix
« juste », dans lequel la justesse financière rejoint l’allocation optimale
des ressources de la macroéconomie et la visée d’un bien collectif.
C’est la raison pour laquelle nous proposons de considérer le juste prix
comme la cause finale de l’efficacité informationnelle, ce pour quoi (ce
en vue de quoi) le marché existe. C’est une cause postérieure dans la
mesure où elle concerne le cours de Bourse une fois l’équilibre atteint
(ou cours de Bourse effectif).
608
Philosophie économique

Chacune des causes de l’efficacité informationnelle correspond à un


domaine de recherche en théorie économique ou financière. La cause
matérielle est le champ de l’étude des contenus de l’information, à
laquelle se rattachent les travaux sur la comptabilité et l’impact des
signes émis par l’entreprise en direction du marché. La cause formelle
est le territoire de la finance mathématique et des modèles d’évalua-
tion des actifs financiers. La cause efficiente est le domaine de l’étude
de la manière par laquelle le marché s’arbitre, incluant les problèmes
de coordination des agents et les travaux sur la microstructure des
marchés, mais aussi l’ensemble des modèles d’interaction sociale, de
mimétisme et plus généralement toute modélisation de l’équilibre à
partir d’hypothèses de comportements d’agents. La cause finale ren-
voie à la relation entre efficacité informationnelle et efficacité alloca-
tive des marchés, c’est-à-dire aux débats sur la régulation financière et
au bon fonctionnement des marchés boursiers. Le tableau 1 résume
cette proposition.
Champ de
Formation du Type de L’efficacité
Cause l’hypothèse
cours d’équilibre cause informationnelle
auxiliaire
Ce à partir de quoi
L’efficacité informationnelle
Matérielle Information le cours d’équilibre Antérieure
en puissance
advient
Ce à l’image de quoi
L’efficacité informationnelle
Formelle Modèles le cours d’équilibre Postérieure
en acte
advient
Ce par quoi Ce par quoi l’efficacité
Efficiente Arbitrage le cours d’équilibre Antérieure informationnelle en
advient puissance se réalise
Juste valeur,
Ce pour quoi Ce pour quoi l’efficacité
juste répartition
Finale le cours d’équilibre Postérieure informationnelle en
des ressources
advient puissance se réalise
et des risques
Tableau 1. Les quatre causes de l’efficacité informationnelle d’un marché.

Prenons à nouveau la question de l’absence de corroboration de


l’efficacité informationnelle d’un marché. Suivant cette typologie, à
quoi correspondrait une défaillance de l’efficacité informationnelle ?
Selon la cause matérielle, cela signifierait que l’information produite
n’est pas fiable, qui conduirait à une crise de confiance des opérateurs :
la confiance dans la qualité de l’information est en effet indispensable
au bon fonctionnement d’un marché et l’emblématique affaire Enron,
dans laquelle les comptes publiés étaient faux, représente une bonne
illustration de ce problème informationnel. Selon la cause formelle,
609
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

cela signifierait que les modélisations mathématiques du risque ont


été invalidées par la morphologie de l’incertitude du phénomène finan-
cier. La notion de risque de modèle trouve ici sa place, et la crise
financière de 2008 illustre le problème posé par le risque de modèle.
Selon la cause efficiente, cela voudrait dire que des comportements
d’agents déraisonnables (mimétisme rationnel, autres) ont conduit à
un mouvement de marché inexpliqué, ou bien que l’arbitrage n’a pas
fonctionné, ou bien que l’organisation du marché était déficiente (frag-
mentation des bourses et donc impossibilité de faire se rejoindre les
ordres d’achat et de vente). Selon la cause finale, cela signifie que le
marché est inefficace au sens de la macroéconomie, dans la mesure
où, par exemple, la volatilité élevée de l’équilibre est sous-optimale
pour l’allocation des ressources.
En résumé, introduire la typologie d’Aristote ne change pas le
problème posé par les hypothèses auxiliaires (introduire des supposi-
tions complémentaires pour mettre à l’épreuve l’hypothèse principale).
On retrouve la raison pour laquelle l’efficacité informationnelle ne
peut pas être acceptée ou rejetée en soi, mais cela permet de clarifier
le champ des hypothèses auxiliaires en distinguant quatre grandes
familles de suppositions complémentaires.
III.2.2. L’hypothèse auxiliaire du rendement attendu
L’une des hypothèses auxiliaires essentielles concerne le modèle
d’évaluation des actifs, c’est-à-dire du rendement attendu de l’actif à
évaluer en fonction de son risque. Évaluer un actif financier revient
toujours, à un moment donné du travail d’évaluation, à choisir un taux
de rendement attendu qui sera utilisé comme taux d’actualisation
(dans le sens futur-présent) de l’actif : le choix de ce rendement attendu
est une hypothèse auxiliaire importante sans laquelle l’efficacité infor-
mationnelle est impossible à valider ou à invalider empiriquement.
Comme Fama l’admet en 1991, « la notion d’efficacité informationnelle
des marchés et la question de l’évaluation des actifs financiers sont
indissociables57 ».
Mettre à l’épreuve l’efficacité informationnelle revient alors à mettre
à l’épreuve un modèle particulier d’évaluation qui spécifie un couple
rendement-risque. C’est la raison pour laquelle la définition classique
de Fama de 1970 paraît tautologique car, dans cette définition, il
faut préciser la manière dont le rendement attendu est obtenu, et ce

[57] Fama, « Efficient capital markets : II », op. cit.


610
Philosophie économique

rendement relève du choix d’un modèle d’évaluation particulier. Fama


lui-même le précise en mentionnant que, par exemple, on peut utiliser
le modèle d’évaluation des actifs financiers (Capital Asset Pricing
Model, ou CAPM) de Sharpe.
Ainsi, à chaque modèle d’évaluation correspondent une forme
particulière d’efficacité informationnelle et un type particulier de
mise à l’épreuve : l’une des implications vérifiables sera le niveau du
ren­dement attendu, donné par exemple par la « droite de marché »
des actifs dans le CAPM ou par les facteurs de performance dans le
modèle APT (« Arbitrage Pricing Theory »). Dans ce sens, un marché
peut être informationnellement « CAPM-efficace », « APT-efficace », etc.
Comme le rendement attendu reflète la formule mathématique utilisée
(CAPM, APT ou autre), le modèle d’évaluation se reflète dans le prix
d’équilibre obtenu : c’est ce que nous avons appelé l’effet réflexif du
modèle, en proposant que le modèle d’évaluation soit considéré comme
la « cause formelle » de l’efficacité informationnelle. Corollairement,
on voit bien aussi comment le rejet d’un rendement attendu donné
(par exemple l’invalidation de la relation CAPM) n’implique pas le
rejet de l’efficacité informationnelle, dont on perçoit bien à nouveau
le caractère non testable en soi. Le modus tollens décrit plus haut
protège l’hypothèse principale d’efficacité informationnelle en rejetant
la charge sur les hypothèses auxiliaires.
À présent, considérons la dynamique des rendements et des cours.
La forme mathématique que prend l’évaluation financière est une
équation d’équilibre (encore appelée équation d’arbitrage ou équation
d’évaluation) qui exprime le prix de l’actif à une date donnée en fonc-
tion du prix attendu de cet actif à une ou plusieurs dates ultérieures,
augmenté des dividendes éventuels à ces dates, et du rendement
attendu. Cette équation d’évaluation, une fois écrite, peut se transfor-
mer en équation décrivant le processus aléatoire du prix actualisé sous
la forme d’une martingale. On a vu que trois grandes représentations
de ce rendement rythment l’histoire intellectuelle de la modélisation
financière sur une cinquantaine d’années : un ren­dement attendu
constant qui représente le rendement d’un portefeuille optimal selon
le critère moyenne-variance, qu’on appelle portefeuille optimal tangent
(le modèle CAPM de Sharpe de 1964) ; un rendement attendu aléa-
toire qui représente le rendement d’un portefeuille optimal suivant
un autre critère, celui d’une fonction d’utilité logarithmique, et qu’on
appelle pour cette raison portefeuille Log-optimal (le modèle de Lucas
de 1978) ; un rendement attendu constant égal au taux sans prime de
611
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

risque même quand l’actif est risqué, avec l’usage d’une probabilité
modifiée pour tous les calculs d’espérance mathématique (le modèle de
Harrison-Kreps-Pliska de 1981). À chaque taux de rendement attendu
correspond un type de martingale : une hypothèse auxiliaire. Les
martingales avec noyau ou probabilité modifiée sont les hypothèses
auxiliaires de l’efficacité informationnelle. Les implications vérifiables
s’ensuivent.
Le tableau 2 résume ces hypothèses auxiliaires :
Auteurs des travaux Année de la Taux de rendement attendu Probabilité utilisée
initiaux publication utilisé dans la martingale pour la martingale
Constant et exogène
Samuelson 1965, 1973 P (phénomène)
(CAPM)
LeRoy, Lucas 1973, 1978 Aléatoire et endogène (noyau) P (phénomène)
Harrison, Kreps, Pliska 1979, 1981 Sans prime de risque Q (duale)
Tableau 2. L’hypothèse auxiliaire d’une martingale avec rendement attendu.

III.2.3. L’hypothèse auxiliaire de la morphologie du risque


« Le concept d’efficacité informationnelle est pensé à l’aide d’hypo-
thèses probabilistes […]. Cette association entre efficacité information-
nelle et loi de probabilité répond seulement à la nécessité de rendre le
concept réfutable, de le transformer en énoncé scientifique58 . » Ainsi
apparaît une autre hypothèse auxiliaire très importante, celle qui
spécifie la morphologie du risque financier.
L’un des objectifs de la modélisation financière est de pouvoir quan-
tifier le risque pris sur un marché, afin d’en fixer le prix de l’échange et
de créer des produits financiers qui permettent d’acheter et de vendre
ce risque, décomposé en unités élémentaires. Le modèle d’évaluation
inclut cette dimension de risque dans le prix de l’actif : les individus
n’acceptent de prendre des risques que moyennant une rémunération
complémentaire qui dépend de leur attitude (prudence ou non) devant
cette prise de risque. Une autre hypothèse auxiliaire apparaît donc,
celle concernant la morphologie de l’incertitude financière, traduite en
risque pour les investisseurs. Cette hypothèse auxiliaire est relative
au choix de l’aléa modélisant le risque financier. Ici se pose le pro-
blème de l’induction et de l’origine intellectuelle de la notion d’efficacité
informationnelle.
L’origine intellectuelle de l’efficacité informationnelle résulte d’un
travail d’induction effectué à partir de l’analyse des résultats statis-

[58] Walter, « Une histoire du concept d’efficience sur les marchés financiers », op. cit.
612
Philosophie économique

tiques de séries boursières entre 1933 et 1965. Cette histoire a été


relatée ailleurs et, afin de ne pas trop charger ce chapitre, nous nous
permettons de renvoyer le lecteur à ces références pour y trouver ses
principaux traits59. Ce qu’il est important de retenir de cette période
initiale est une des caractéristiques de l’opération d’induction : il s’agit
typiquement d’un mélange entre invention et test. La notion d’effica-
cité informationnelle a été inventée à la suite de résultats statistiques
dont on s’est aperçu par la suite qu’ils avaient été mal interprétés, ou
que les tests étaient trop rudimentaires. On a rassemblé des quantités
de données sur les marchés boursiers et on a cherché à rendre compte
de ce qui était perçu comme une évolution au hasard des variations
boursières. L’idée de marche au hasard des rentabilités cumulées vient
de là60 , confortée par des analyses sur les séries chronologiques en
direct, ou sur la mesure des performances des gérants de por­tefeuille
professionnels dont il apparaissait qu’ils ne réussissaient pas à déga-
ger des résultats meilleurs que ceux pouvant être obtenus par une
reproduction mécanique du comportement d’un indice de référence
du marché ou par un tirage au hasard des actions détenues dans
leur portefeuille. Bien plus, les « faits empiriques »61 ont été arbitrai-
rement classés en évacuant toutes les données gênantes, qui contre-
disaient l’hypothèse principale d’une représentation brownienne des
fluctuations boursières62. Cette association erronée entre hypothèse
principale d’efficacité informationnelle et hypothèse auxiliaire de mou-
vement brownien a conduit à une forme particulière que nous avons
appelée « gaussienne » de l’efficacité informationnelle63 , forme qui a

[59] Walter, « Une histoire du concept d’efficience sur les marchés financiers », op. cit. ; « Aux ori-
gines de la mesure de performance des portefeuilles : les travaux d’Alfred Cowles », op. cit.
[60] Pour les origines intellectuelles du modèle de marche au hasard en finance entre 1863
et 1900 autres que résultant d’un travail d’induction, voir F. Jovanovic, « Pourquoi l’hypo-
thèse de marche aléatoire en théorie financière ? Les raisons historiques d’un choix éthique »,
Revue d’économie financière, 61, 2000 ; « L’origine de la théorie financière : une réévaluation
de l’apport de Louis Bachelier », Revue d’économie politique, 110, 2000 ; « Éléments biogra-
phiques inédits sur Jules Regnault (1834-1894), inventeur du modèle de marche aléatoire
pour représenter les variations boursières », Revue d’histoire des sciences humaines, 11, 2004.
[61] Les guillemets indiquent qu’il existe un travail de construction des faits, les procédures
mécaniques de construction graphique des représentations boursières. Voir le chapitre 1
de Walter, Le Modèle de marche au hasard en finance, op. cit.
[62] B. De Bruin & C.  Walter, « Research habits in risk modelling : the case of non-normality
of market returns in the 1970s and the 1980s », in E. Ippoliti (ed.), Finance, Mathematics
and Philosophy, Springer, 2016.
[63] C. Walter, Les Structures du hasard en économie. Efficience des marchés, lois stables et
processus fractals, thèse de doctorat, IEP, 1994.
613
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

longtemps été assimilée à l’hypothèse principale elle-même. Cette


origine statistique-probabiliste de l’hypothèse a conduit aux impasses
intellectuelles des controverses scientifiques dans les années 1970-
1980. On précise ce point ci-dessous.
L’idée d’efficacité informationnelle d’un marché provient au départ
une construction intellectuelle a posteriori effectuée par un travail
d’induction à partir d’une interprétation de résultats statistiques vali-
dant – croyait-on à l’époque – une autre hypothèse auxiliaire, celle
d’un mouvement brownien des rentabilités cumulées. Cette confusion
originelle a été la cause de nombreuses méprises dans les contro-
verses ultérieures sur la notion d’efficacité informationnelle. En effet,
si l’aléa choisi pour tester l’hypothèse d’efficacité informationnelle
est un mouvement brownien et que la dynamique boursière n’est
pas brownienne, alors les implications vérifiables (indépendance et
stationnarité des variations successives, normalité des distributions
empiriques) ne seront pas corroborées et on rejettera l’efficacité infor-
mationnelle pour de mauvaises raisons : « L’imbrication entre efficacité
informationnelle et loi de probabilité […] conduit bien souvent à rejeter
l’efficacité informationnelle là où il n’y a que mauvaise spécification
du processus stochastique64 . »
Par exemple, le fait que l’hypothèse auxiliaire brownienne ait
occulté l’hypothèse principale d’efficacité informationnelle, le fait que
la représentation des aléas boursiers par une marche au hasard gaus-
sienne ait pris l’importance qu’elle a eue au détriment de l’efficacité
informationnelle, a conduit l’ensemble des commentateurs du krach
de 1987 à considérer (à la suite de Business Week) que « l’hypothèse
d’efficacité informationnelle était une bonne idée, puis vint le krach ».
Alors qu’une autre hypothèse auxiliaire, c’est-à-dire un autre pro-
cessus aléatoire, par exemple un processus à sauts, aurait pu rendre
compte du phénomène de rupture boursière tout en maintenant l’effi-
cacité informationnelle.
C’est la raison pour laquelle nous écrivions qu’« une fois comprise la
manière dont la loi de Gauss restreignait les capacités de variabilité
des marchés, et donc l’efficacité informationnelle elle-même, il deve-
nait possible de reconsidérer l’efficacité informationnelle, mais sans la
restriction gaussienne [en sorte que] ce sont les origines probabilistes
mêmes du concept […] qui permettront peut-être de [le] sauver, malgré

[64] Walter, « Une histoire du concept d’efficience sur les marchés financiers », op. cit.
614
Philosophie économique

la violation par les marchés du cadre probabiliste initial dans lequel


il fut conçu65 ». Mais fallait-il sauver l’efficacité informationnelle ? En
réalité, à partir des années 1970, l’efficacité informationnelle mute et
devient un programme de recherche au sens de Lakatos.
III.3. Un programme de recherche
La notion de programme de recherche de Lakatos est connue et
nous ne reviendrons pas ici sur ses origines intellectuelles ni sur
les développements épistémologiques qui ont suivi la publication de
l’ouvrage de référence de Lakatos et Musgrave66. Rappelons seu­lement
qu’un programme de recherche se caractérise par deux notions cen-
trales : un noyau dur théorique que l’on n’attaque pas, et des hypo-
thèses auxiliaires dont l’utilité est de spécifier l’hypothèse théorique
principale pour la rendre testable, mais qui peuvent être abandonnées
en cas de violation par l’expérience. Le changement d’hypothèse auxi-
liaire permet de sauver le noyau dur par déplacement du problème.
C’est en cela que l’efficacité informationnelle peut s’analyser comme un
programme de recherche au sens de Lakatos : un noyau dur structu-
rant les travaux de recherche, complété par des hypothèses auxiliaires
relatives au processus aléatoire des cours, à l’évaluation des actifs et
des passifs, aux mécanismes de coordination des attentes des agents
et d’agrégation d’information.
On présente maintenant un exemple de sauvetage de l’efficacité
informationnelle dans un contexte dans lequel les phénomènes obser-
vés semblaient être déterminants pour abandonner cette notion. La
présence de bulles spéculatives que rien ne semblait justifier dans
l’économie dite réelle posait un réel problème aux universitaires amé-
ricains. En effet, si l’on se rappelle que l’action d’opérateurs informés
permet au cours coté de contenir de l’information sur l’économie réelle,
et si l’on suppose que ces opérateurs interviennent en évaluant le prix
futur de l’actif selon un modèle de flux actualisés qui leur permet
ensuite d’arbitrer le marché, alors quelque chose semblait ne pas fonc-
tionner avec la mise en évidence de valeurs de marché perçues comme
excessives par rapport aux valeurs fondamentales recalculées. Il est
intéressant d’observer comment la notion d’efficacité informationnelle

[65] Idem.
[66] I. Lakatos & A. Musgrave, Criticism and the Growth of Knowledge, Proceedings of
the International Colloquium in the Philosophy of Science, London, 1965, Cambridge
University Press, 1970.
615
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

résista à ces anomalies grâce à l’imagination des universitaires qui


trouvèrent une manière de rendre compte des bulles sans remettre
en cause le noyau dur du programme.
Dans les années 1980, la recherche s’engagea sur l’explication des
anomalies par des hypothèses auxiliaires hardies. Le plan de sauve-
tage théorique fonctionna. On présente maintenant ces débats.
III.3.1. Valeur fondamentale et bulles spéculatives
Le concept de « valeur fondamentale » tel que les professionnels l’en-
tendent et l’emploient quotidiennement dans leurs activités et calculs
financiers, sert souvent de référent de juste valeur. Issue du principe
selon lequel une entreprise vaut fondamentalement ce qu’elle va rap-
porter à ses actionnaires (c’est la logique dite d’entreprise d’un inves-
tissement, opposée à la logique dite de spéculation), cette démarche
analytique consiste à calculer une valeur actuelle de flux futurs de
revenus que vont procurer les actions à leur détenteur (leur proprié-
taire : l’actionnaire), c’est-à-dire à faire émerger un nombre particulier
à partir des représentations financières de l’entreprise, une référence
normative de sa valeur. Cette valeur actuelle est appelée la valeur
fondamentale de l’action ou de l’entreprise qu’elle représente :
Valeur fondamentale = somme
!############ des revenus futurs actualisés
#"############# $ (5)
anticipations rationnelle + calculabilité

Il existe généralement un écart entre les cours de Bourse cotés sur


le marché et les valeurs des sociétés qui sont estimées à partir des
données provenant des entreprises et calculées par la méthode des
flux de revenus futurs actualisés. La plupart du temps, cet écart est
considéré comme normal et naturel (car il existe toujours des infor-
mations sur les entreprises non disponibles sur le marché). Dans cer-
tains cas, lorsque cet écart prend des proportions importantes, quand
il apparaît un éloignement de plus en plus grand entre des critères
d’investissement des opérateurs et la valeur dite fondamentale des
sociétés, on parle de « bulle spéculative ».
Bulle spéculative = écart de valeur (6)
Dans ces contextes, par rapport à un modèle d’évaluation et une
information économique donnés, il semble que le marché n’a pas rem-
pli son rôle de diffusion de l’information, comme si le mécanisme de
l’échange s’était révélé inefficace, comme si quelque chose avait para-
sité ce mécanisme. De là l’idée apparue au début des années 1980 :
étudier les écarts observés entre le cours de Bourse coté et la valeur
616
Philosophie économique

dite fondamentale (5) recalculée à partir de l’égalité des flux actua-


lisés. Tout écart à la valeur recalculée devenait un signe suspect, la
trace louche, que « quelque chose » ne fonctionnait pas dans le marché
boursier.
Cette mise en évidence d’écarts qualifiés « d’anormaux » en regard
de l’efficacité informationnelle conduisit à dissocier la valeur boursière
en deux composantes distinctes : une composante dite « fondamen-
tale » correspondant à la valeur recalculée par la méthode des flux
actualisés, et une composante complémentaire issue d’un mécanisme
générateur de valeur excessive d’autre part. La disjonction suppo-
sée entre cours de Bourse observé et valeur fondamentale recalculée
fut profondément examinée dans la littérature spécialisée sous deux
angles différents. L’écart à la valeur fondamentale recalculée fut qua-
lifié de bulle rationnelle ou d’impact irrationnel selon que l’hypothèse
d’anticipations rationnelles était conservée ou non.
III.3.2. Stratagèmes conventionnalistes
La première approche partit de l’équation d’évaluation rationnelle
d’une action, en considérant qu’elle conduisait en fait, non pas à une
unicité mais à une multiplicité de prix d’équilibre, tous également
acceptables en regard de l’égalité de la valeur fondamentale, et qui
tous pourraient conduire à des cours de Bourse très éloignés de la
valeur dite fondamentale, alors même que cet éloignement demeurerait
rationnel dans le sens précis où toute l’information pertinente serait
rationnellement utilisée par les acteurs des marchés. Les attentes des
agents restent ici rationnelles, même si elles incluent d’autres éléments
que les seuls indicateurs économiques fondamentaux de l’entreprise.
Cet approfondissement de la compréhension de la forme des solutions
fut à l’origine du courant de recherche sur les bulles dites rationnelles :
Valeur boursière = valeur fondamentale
!######## + bulle rationnelle
"######## $ (7)
anticipations rationnelles

La deuxième approche considéra que le cours de Bourse était


différent de ce qu’il aurait dû être à cause de la présence active et
nocive d’autres intervenants mal informés sur la réalité économique
et commerciale de l’entreprise examinée, ou bien (c’est une variante)
n’en ayant cure et n’intervenant que sur la base de rumeurs ou de
bruits, qui parasiteraient par leurs achats et leurs ventes non fondés
les achats et les ventes des investisseurs avisés, donc les cotations.
Le cours devenait alors incertain car il résultait d’arbitrages faussés
entre des opinions majoritaires diverses, voire successives.
617
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

L’égalité initiale se transformait alors en :


Valeur boursière = valeur
!### #"#### $ + parasitage
fondamentale
!####"####
des bruits
$
(8)
anticipations rationnelles croyances irrationnelles

De tels opérateurs furent appelés en langue anglaise des « noise


traders », que nous proposons de traduire par « bruiteurs » en utilisant
les ressources linguistiques du français qui permettent de proposer
un jeu de mots intéressant : ce sont à la fois des individus producteurs
de bruits à l’origine d’interventions intempestives, qui diffusent des
rumeurs qui ne seraient pas conformes aux signaux émis par les
entreprises, mais ce sont aussi des individus facteurs de bruitage,
au sens technique cette fois, de bruitage des variations boursières, le
bruit étant compris comme une information sans valeur qui s’oppose
au signal. En considérant la charge morale négative que les écono-
mistes posent sur cette sorte de transaction, car elle perturbe le bon
fonctionnement d’un marché qui doit rester efficace, et en utilisant
les ressources du français, il serait même possible de traduire « noise
traders » par « noiseurs » : des individus qui cherchent des noises au
marché !
Dans les années 1990, la recherche se tourna vers la modélisation
et l’étude de l’impact des bruits sur la volatilité des cours de Bourse
et l’opposition entre information et bruit devint une figure rhétorique
classique de la critique de l’efficacité informationnelle des marchés.
Des modèles mirent en forme l’impact des opérateurs parasites sur la
volatilité boursière67 et accréditèrent l’idée que ceux qui interviennent
sans se préoccuper des facteurs fondamentaux de la rentabilité des
entreprises ajoutent au risque « normal » de la détention d’actions de
l’entreprise, un risque « anormal » qui serait produit par leur seule
présence.
C’est précisément parce qu’ils ajoutent un risque supplémentaire
qui ne repose sur aucune réalité économique que ces opérateurs sont
des parasites au sens où nous l’avons vu, et qu’ils cherchent des noises
au marché idéal des économistes néoclassiques. Les fluctuations bour-
sières, et donc la volatilité (la mesure du risque dans ces modèles) qui
en résulte, peuvent dans ce cas être décomposées en deux : d’une part,
la composante relative aux caractéristiques propres de l’entreprise,

[67] J.B. De Long et al., « Noise Trader Risk in Financial Markets », Journal of Political
Economy, 98, 1990 ; « Positive Feedback Investment Strategies and Destabilizing Rational
Speculation », Journal of Finance, 45, 1990. A. Shleifer & L. Summers, « The Noise Trader
Approach to Finance », Journal of Economic Perspectives, 4, 1990.
618
Philosophie économique

appelée dans ces modèles « fundamental risk » que nous traduisons


par « fluctuations liées aux facteurs fondamentaux » ; et celle qui ne
provient que du parasitage de la valeur par les bruiteurs du marché,
appelée « noise trader risk » que nous traduisons par « fluctuations
sans rapports avec les facteurs fondamentaux ». Tout écart à la valeur
dite fondamentale est alors qualifié de parasitage de cette valeur
par des trouble-fêtes du marché boursier, qui interviendraient sans
considérer la valeur supposée authentique de l’entreprise, et qui dès
lors, non contents d’être bruiteurs, se révéleraient bruyants tant on
n’entendrait qu’eux.
Dans ce schéma, la répartition des forces sur une place donnée
entre les deux types d’agents, entre ces deux styles d’interventions,
gouverne le régime de la place. Elle est souvent pensée de manière
assez manichéenne en termes de conflits entre deux tendances 68 ,
celle des « bons investisseurs » et celle des « méchants spéculateurs »,
le fonctionnement « efficace » du marché reposant en pratique sur la
capacité des « bons » à arbitrer efficacement les cours. On reconnaît ici
l’argument de Friedman selon lequel l’arbitrage des investisseurs bien
informés quant aux caractéristiques des entreprises et sur la réalité
du contexte économique sous-jacent suffirait à éliminer la mauvaise
influence de ceux qui ne s’intéressent pas à ces réalités. Dans le cas
où les deux types d’agents interviennent simultanément sur le marché,
il est nécessaire, pour que le prix coté reflète bien la valeur de l’entre-
prise, que les intervenants à vocation entrepreneuriale (les « bons
investisseurs ») forment une masse suffisante face aux bruiteurs (les
« méchants spéculateurs »). Dans cette grille d’analyse, la proportion
et le poids d’investisseurs adéquatement informés sur la réalité éco-
nomique des entreprises devient un paramètre important du modèle
d’efficacité informationnelle, un enjeu social de tensions entre eux.
Si la proportion de ce type d’investisseurs diminue, il est vraisem-
blable que le marché sera conduit par d’autres forces, plus proches des
compor­te­ments collectifs de réputation, voire du type mimétique, que
par l’évaluation de l’activité concrète des sociétés. On parlera alors, à
la suite de Shiller, d’exubérance irrationnelle69.
Le point commun entre les deux explications formalisées dans
les relations (7) et (8) était de chercher à sauver l’efficacité infor-

[68] C. Walter, « Volatilité boursière excessive : irrationalité des comportements ou clivage des
esprits ? », Revue d’économie financière, 74, 2004.
[69] R. Shiller, Irrational Exuberance, Princeton University Press, 2000.
619
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

mationnelle. Soit, première possibilité, en incluant dans les attentes


des agents d’autres informations que les seules données relatives à
l’entreprise examinée (donc en maintenant l’hypothèse d’anticipations
rationnelles) ; soit, seconde possibilité, en excluant comme non per-
tinentes les attentes des agents qui relèveraient d’une psychologie
désordonnée. Soit donc (premier cas) en étendant le champ de l’hypo-
thèse d’efficacité informationnelle par inclusion, soit (deuxième cas)
en l’apurant de ce qui n’y participait pas par exclusion. Nous avons
proposé de considérer ces deux opérations intellectuelles (inclusion
dans l’hypothèse d’efficacité informationnelle de nouvelles hypothèses
auxiliaires ou exclusion de l’hypothèse d’efficacité informationnelle de
celles des observations qui la menaçaient) comme des « stratagèmes
conventionnalistes » au sens de Popper70 : deux méthodes pour sauver
l’efficacité informationnelle.
Ces débats et les positions intellectuelles qui y furent prises
n’étaient pas indépendants des hypothèses probabilistes utilisées dans
la définition de la notion d’efficacité informationnelle, au moins pour
deux raisons précises. D’une part, la qualification d’une bulle en tant
que « bulle » dépend étroitement du choix du processus aléatoire uti-
lisé pour représenter l’évolution de la valeur. D’autre part, les cadres
du raisonnement probabiliste ont une influence sur la manière dont
les agents forment leurs attentes. Il est en effet possible de montrer
que, dans le cas de la valeur fondamentale, le choix d’une modélisa-
tion brownienne a pour effet de consolider une normalité accordée
au phénomène économique et une anormalité renvoyée à un artefact
financier71. On retrouve ici la présence cachée de l’hypothèse auxiliaire
sur la morphologie de l’incertitude financière.

IV. Une convention stochastique


Terminons avec quelques considérations plus générales pour ouvrir
sur des recherches ultérieures. Il est quand même étrange de consta-
ter que, malgré la crise financière de 2008 et les nombreux accidents
ou grandes pertes qui ont résulté de l’usage immodéré de l’efficacité
informationnelle dans la construction de produits financiers dange-
reux, rien ne semble pouvoir résister à l’apparente universalité de
cette notion et sa stupéfiante pénétration dans la finance profession-

[70] K. Popper, La Logique de la découverte scientifique, Payot, 1973.


[71] Walter, « Volatilité boursière excessive : irrationalité des comportements ou clivage des
esprits ? », op. cit. ; Walter & Brian (dir.), Critique de la valeur fondamentale, op. cit.
620
Philosophie économique

nelle par le biais des martingales de carré intégrable et du noyau


d’évaluation. Bien au contraire, l’efficacité informationnelle semble
même sortie renforcée de la crise, tant elle est déployée par des calculs
et des institutions qui ont pour effet de rendre la finance américaine
« grande gagnante de la crise »72. Cette constatation semble une énigme
pour laquelle on propose quelques réflexions en guise de conclusion.
IV.1. Un énoncé performatif ?
Nous avons mentionné au début de ce chapitre les travaux de
MacKenzie sur la mise en forme du monde financier par la théo-
rie financière. Il est connu aujourd’hui que, depuis une vingtaine
d’années, une partie de la sociologie a réinvesti la notion austinienne
d’énoncé performatif73 dans le sens où un énoncé est en lui-même un
acte, selon l’expression de Benveniste lorsqu’il commente Austin. Le
terme « performatif » est issu de l’ancien français « parformer », qui
veut dire « mettre en forme », précisément ici la mise en forme par
un « acte de langage ». L’on pourrait donc se demander si la notion
d’efficacité informationnelle se présente comme un énoncé économique
performatif dans le sens des travaux de la sociologie où cette notion a
été introduite. Rappelons brièvement l’histoire de cette appropriation
en économie avant de proposer des pistes de réponses à cette question.
Les termes « performativité » et « performation » ont été utilisés pour
la première fois en économie par Michel Callon en 1998 pour décrire et
généraliser le phénomène selon lequel des effets de réalité sont produits
par une activité scientifique74. La capacité potentielle d’une théorie à
façonner les pratiques au travers de dispositifs matériels et concrets
est appelée la performativité de la théorie, tandis que la performation
désigne l’acte de mise en forme effectif75. La performativité des sciences
économiques (ou financières) désigne le rôle que prennent des théories
dans la formation des pratiques, dans le sens précis où « les théories
scientifiques, les modèles et les énoncés ne sont pas des constats ; ils sont
activement engagés dans la construction de la réalité qu’ils décrivent76 ».

[72] Revue Banque, « La finance américaine : grande gagnante de la crise ? », 797 bis, juin 2016.
[73] J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, Seuil, 1970.
[74] M. Callon, « The embeddedness of economic markets in economics », in M. Callon (ed.),
The laws of the markets, Blackwell, 1998.
[75] F. Muniesa & M. Callon, « La performativité des sciences économiques », in P. Steiner &
F. Vatin (dir.), Traité de sociologie économique, PUF, 2009.
[76] D. MacKenzie, F. Muniesa & L. Siu, Do Economists make markets. On the performativity
of Economics, Princeton University Press, 2007.
621
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

De nombreux travaux ont mis en évidence le rôle de la théorie


financière dans la formation de la finance « réelle », par exemple la
construction sociale des marchés financiers contemporains77, le rôle
de l’assurance de portefeuille dans le krach de 198778 , ou l’imposition
de la notion de benchmark dans la gestion d’actifs79. Ces travaux ont
fait l’objet d’abondants commentaires critiques et de controverses sur
les conditions d’efficacité des énoncés performatifs (les conditions de
« félicité » chez Austin), qui ont fait apparaître certaines faiblesses
dans l’approche initiale de cette transposition de la linguistique aux
sciences sociales.
Par exemple, Barbara Cassin a produit des analyses critiques sur
le performatif en considérant que la notion de « performance » lui était
à la fois antérieure et supérieure80. Selon ce point de vue, tout énoncé
performatif, en tant qu’il produit un effet sur le monde, est une « per-
formance », à la fois au sens usuel français (mesurer l’effet de quelque
chose, comme la mesure de performance d’un portefeuille géré) et au
sens anglais (représenter théâtralement quelque chose, comme la per-
formance d’un gérant de portefeuille qui joue le rôle que lui assigne la
règle de gestion). Il s’agit donc de creuser le rapport entre performance
et performatif. La notion sophistique de logos permet d’éclairer cette
relation. Pour les sophistes, la toute-puissance du logos représente le
paradigme d’un discours qui « fait des choses avec des mots » (selon le
titre d’Austin), qui opère une transformation sur le monde.
C’est dans ce sens que nous avons proposé de qualifier de « logos
financier » le discours théorique de la finance qui produit des trans-
formations professionnelles importantes dans le secteur financier81. À
partir de la sophistique, pour qualifier ce régime de discours, Barbara
Cassin considère que celui qui parle, faisant des choses avec des mots,
est dans la situation du one-man-show. Elle propose de mobiliser

[77] F. Muniesa, « Un robot walrasien. Cotation électronique et justesse de la découverte des
prix », Politix, 13, 2000. D. MacKenzie, « An equation and its worlds : Bricolage, exemplars,
disunity and performativity », Social Studies of Science, 33, 2003. D. MacKenzie & Y.
Millo, « Constructing a market, performing theory : The historical sociology of a financial
derivatives exchange », American Journal of Sociology, 1, 2003.
[78] D. MacKenzie, « The big, bad wolf and the rational market : Portfolio insurance, the 1987
crash and the performativity of economics », Economy and Society, 33, 2004.
[79] S. Montagne, Les Fonds de pension. Entre protection et spéculation financière, Odile Jacob,
2006.
[80] Cassin, L’Archipel des idées de Barbara Cassin, op. cit.
[81] C. Walter, « The financial Logos : The framing of financial decision-making by mathemat-
ical modelling », Research in International Business and Finance, 37, 2016.
622
Philosophie économique

la notion d’επιδειξισ (de επι et δεικνυμι, montrer aux yeux de tous,


faire étalage de quelque chose, déclamer publiquement) pour rappro-
cher Austin des sophistes : « Le supplément de δειξισ qu’est l’επιδειξισ
parvient à faire virer le phénomène en son contraire, par en faire
apparaître un autre ; le phénomène devient l’effet de la toute-puis-
sance du logos82. » Selon ce point de vue, on pourrait considérer que
la toute-puissance du logos financier façonne le monde professionnel
selon l’efficacité informationnelle.
Mais comment, par quel mécanisme de médiation, cette préforma-
tion opère-t-elle ? On voit qu’il manque un élément dans cette analyse.
Pour répondre à cette question, il faut documenter les chaînes de
médiations qui relient les énoncés savants (ici l’efficacité informa-
tionnelle) aux savoirs pratiques des professionnels. C’est-à-dire iden-
tifier les processus sociaux ou cognitifs par lesquels s’est fabriquée la
représentation dominante de l’efficacité informationnelle : au sein de
la communauté universitaire tout d’abord, au sein de la communauté
professionnelle (acteurs des marchés) ensuite, puis auprès des auto-
rités de contrôle des marchés, enfin à l’intérieur des réseaux inter-
nationaux d’expertise qui ont légitimé cette représentation comme
la seule valide. Il est aussi nécessaire de caractériser les systèmes
de force qui maintiennent en place une représentation dominante. Il
s’agit en définitive d’identifier par quels vecteurs s’opèrent la trans-
mission et la circulation des représentations, afin de pouvoir détermi-
ner quels pourraient être des facteurs ou des leviers de changement
de pratiques quand on modifie la représentation dominante par une
autre. On voit donc qu’il y a un problème épistémique qui apparaît,
qui n’est pas directement abordé dans les analyses de la sociologie de
la performativité.
Pour y répondre, en revenant au texte d’origine d’Austin, Brisset
a proposé une nouvelle définition de la performativité83 : une théorie
performe le monde à partir du moment où elle devient une convention
au sens de Lewis84 . Selon Brisset, trois conditions doivent être rem-
plies pour qu’une théorie scientifique devienne une convention sociale :
elle doit pouvoir servir à la formulation de propositions empiriques
(on retrouve ici l’un des critères de Hempel sur la mise à l’épreuve

[82] Cassin, L’Archipel des idées de Barbara Cassin, op. cit.


[83] Brisset, « Comment (et pourquoi) repenser la performativité des énoncés théoriques »,
op. cit.
[84] D. Lewis, Convention, Harvard University Press, 1969.
623
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

des énoncés), elle doit être autoréalisatrice (on retrouve ici l’approche
de Merton sur les prédictions qui s’auto-accomplissent), elle doit être
compatible avec l’ensemble conventionnel au sein duquel elle s’insère
(une sorte de principe de non-contradiction). De ce point de vue, l’effi-
cacité informationnelle n’apparaîtrait comme performative que pour
autant que cet énoncé vérifie ces trois conditions. Dans ce cas, l’effi-
cacité informationnelle serait une convention sociale. On aborde ce
point ci-après.
IV.2. Une convention ?
Nous avons écrit en 2006 85 que cette représentation tant unifiante
que dominante du fonctionnement des marchés financiers issue de
l’efficacité informationnelle pourrait relever de l’idée keynésienne
de convention, sous la condition que le concept mathématique de
Q-martingale fût lui-même considéré comme une convention. Précisons
cela. John Maynard Keynes a employé le terme de convention dans
la Théorie générale :
Dans la pratique, nous sommes tacitement convenus, en règle générale, d’avoir
recours à une méthode qui repose à vrai dire sur une pure convention. Cette
convention consiste essentiellement […] dans l’hypothèse que l’état actuel des
affaires continuera indéfiniment à moins qu’on ait des raisons définies d’at-
tendre un changement. […] Dans la pratique, nous supposons, en vertu d’une
véritable convention, que l’évaluation actuelle du marché, de quelque façon
qu’elle ait été formée, est la seule correcte, eu égard à la connaissance actuelle
des faits qui influeront sur le rendement de l’investissement, et que ladite éva-
luation variera seulement dans la mesure où cette connaissance sera modifiée.
[…] La méthode conventionnelle de calcul indiquée ci-dessus est compatible avec
un haut degré de continuité et de stabilité dans les affaires, tant que l’on peut
compter sur le maintien de la convention86.

La convention keynésienne installe la condition de possibilité de


l’échange financier construit dans l’expérience des agents, expérience
solidifiée dans les institutions et dans les calculs qui organisent cet
échange. Ici, il s’agirait des martingales avec noyau d’évaluation
et de la probabilité Q. Si donc l’on comprend les mots « évaluation
actuelle du marché » et « méthode conventionnelle de calcul » avec la
signification contemporaine de « noyau d’évaluation par le marché », le
texte de Keynes peut se lire comme une interprétation du noyau – et

[85] Walter, « Les martingales… », op. cit.


[86] J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Payot, 1988. Nos
italiques.
624
Philosophie économique

donc des martingales qui en sont issues – en termes de convention.


La « méthode conventionnelle de calcul » est dans ce cas celle d’une
évaluation par des martingales avec la probabilité modifiée Q (des
Q-martingales) qui correspond dans l’espace dual imaginaire au noyau
d’évaluation dans l’espace financier. En regard de son objet, qui ajoute
une dimension probabiliste à la définition keynésienne, le terme de
convention pourrait être précisé par un qualificatif qui devrait souli-
gner la nature stochastique du phénomène financier et l’importance
de sa formalisation probabiliste. De là l’expression proposée en 2006
de « convention stochastique ».
Cette notion fut précisée en 2009 comme « l’ensemble des précon-
ditions (implicites et explicites : des institutions et des calculs) au
moyen desquelles les agents répondent à l’incertitude des phénomènes
auxquels ils font face87 ». La réponse à cette incertitude fait intervenir
un élément épistémique, un accord des chercheurs sur l’usage d’une
hypothèse auxiliaire probabiliste que reflètent les choix des aléas.
D’où l’utilisation d’une autre notion de convention, celle de Duhem,
pour rendre compte des choix théoriques effectués et maintenus grâce
à la ceinture de protection de l’efficacité informationnelle constituée
par les hypothèses auxiliaires. Notons que la convention est alors sto-
chastique d’une double manière : au sens où elle s’applique sur un phé-
nomène dont la nature est stochastique, et au sens où elle définit les
hypothèses auxiliaires probabilistes qui doivent être sta­tis­ti­quement
mises à l’épreuve (validées ou réfutées) pour sauver l’hypothèse prin-
cipale d’efficacité informationnelle (accord épistémique).
Le calcul probabiliste établit le lien qui relie à la fois les agents entre
eux (aspect keynésien) et les agents au phénomène (aspect duhemien).
Une convention stochastique est donc, dans le sens introduit en 2006
et 2009, le résultat hybride d’un mélange entre une convention duhe-
mienne (cadre cognitif qui assure une communauté épistémique sur
une représentation du monde, ici l’objet mathématique « martingale »)
et une convention keynésienne (cadre institutionnel dans une situation
d’incertitude radicale qui assure une communauté d’action sur un
marché, ici le taux de rendement des martingales défini par le noyau
d’évaluation). C’est dans ce sens initial qu’a été proposé de considérer
l’efficacité informationnelle (dont le noyau d’évaluation représente la
forme moderne) comme une convention stochastique.

[87] E. Brian, Comment tremble la main invisible. Incertitude et marchés, Springer, 2009
625
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché

Mais si le mot « stochastique » désigne l’objet de la convention, il


s’applique aussi à la convention elle-même, au résultat de l’accord
entre les agents (il aurait pu en être tout à fait autrement). Ainsi la
nature stochastique de l’accord épistémique laisse ouverte la possi-
bilité d’un rapprochement entre la notion de convention stochastique
telle qu’introduite en 2006 et 2009 et celle de convention au sens de
Lewis. Dans cette perspective, l’efficacité informationnelle pourrait
être interprétée comme une convention au sens de Lewis. Et ceci
garantirait la félicité performative de l’énoncé théorique. Cette der-
nière conjecture est laissée pour un travail ultérieur.

Annexe
L’intuition de la représentation martingale

L’idée de martingale 88 est intuitivement simple à comprendre,


même pour un non-mathématicien : elle exprime mathématiquement
la notion de jeu équitable, un jeu de hasard dans lequel aucun des
joueurs ne doit être avantagé par rapport à l’autre.
Cette notion de jeu équitable se représente de la manière suivante :
si Xt est le gain cumulé acquis au cours du jeu à une date quelconque
t, personne ne sera avantagé si, à cette date, la valeur espérée du gain
suivant Xt+1 ne peut être déduite des résultats (gains) connus Xt, Xt-1,
Xt-2… Autrement dit, le jeu sera équitable si l’espérance mathématique
du gain supplémentaire Xt+1 – Xt est nulle, ce qui s’écrit mathémati-
quement avec le symbole E[.] de l’espérance mathématique comme :
E [Xt+1 – Xt | Xt, Xt-1, Xt-2 … ] = 0
Par propriété de l’espérance mathématique, en « sortant » Xt de la
parenthèse puisque Xt est connu à la date t, l’expression précédente
peut s’écrire :
E [Xt+1 | Xt, Xt-1, Xt-2 … ] = Xt
Soit, en français, « la meilleure prévision de Xt+1 connaissant toutes
les valeurs passées Xt-1, Xt-2 … etc. est Xt » : personne n’est avantagé
sur la connaissance du futur pour t+1 connaissant le passé de Xt.
Une notation mathématique plus compacte est souvent utilisée. Il
s’agit de remplacer l’expression longue E [Xt+1 | Xt, Xt-1, Xt-2 …] par

[88] Sur les multiples sens du mot « martingale », voir R. Mansuy, « Histoire de martingales »,
Mathématiques & sciences humaines, 169, 2005.
626
Philosophie économique

l’expression plus simple Et [Xt+1] où l’indice t placé après le symbole


de l’espérance mathématique résume la suite de valeurs précédentes
de Xt : les valeurs Xt, Xt-1, Xt-2 etc. et plus gé­né­ra­lement l’information
portée par ces valeurs ou par d’autres éléments de l’environnement,
souvent notée Φt ou F t. Avec cette notation, l’écriture représentant la
propriété de martingale d’un processus aléatoire Xt est simplement :
Et [Xt+1] = Xt
C’est cette expression compacte que l’on trouve dans les articles de
recherche de la littérature spécialisée.
Si maintenant on imagine que Xt est un cours de Bourse, il s’agit
d’écrire que la meilleure prévision du cours actualisé futur est le
cours actualisé coté sur le marché. Notons Xt* le cours actualisé,
où l’astérisque indique le calcul d’actualisation (ramener une valeur
future au présent). La propriété de martingale sur les cours actualisés
s’écrit alors :
Et [X*t+1] = X*t
Cette écriture représente exactement la notion de marché efficace
au sens informationnel : si toute l’information nécessaire à l’évaluation
de l’actif coté est passée dans le cours, alors on ne pourra pas espérer
obtenir de gain supplémentaire en achetant l’actif. Les variations
boursières redressées de l’actualisation présenteront la propriété sta-
tistique d’apparaître comme des tirages aléatoires sans mémoire, et
on dira alors que la bourse évolue « au hasard ».
La question du choix du taux d’actualisation est évidemment impor-
tante, comme vu à la section II du chapitre. Ce taux détermine la
valeur de Xt*, et donc spécifie la martingale.
A nnexe
Éléments pour une histoire récente
de la philosophie économique francophone
Le département de philosophie économique du Greqam

Gilles CAMPAGNOLO, Jean-Sébastien GHARBI et Pierre LIVET

C
omme l’introduction de ce volume a tenté de l’esquisser, le déve-
loppement de la philosophie économique francophone comme
champ disciplinaire spécifique est assez récent. Nous entendons
apporter ici quelques éléments pour retracer cette histoire – brève
mais déjà foisonnante. Bien qu’une telle démarche ne relève pas direc-
tement de la philosophie économique, elle nous semble d’un intérêt
certain pour comprendre la situation de la philosophie économique
francophone aujourd’hui, aussi bien sur le plan institutionnel que sur
le plan proprement scientifique, ce qui convient à l’état des lieux tenté
dans ce volume.
Lorsqu’on parle de philosophie économique en France, mentionner
plusieurs laboratoires s’impose. Le Grese (Groupe de recherches en
épistémologie et en socio-économie), laboratoire de l’université Paris 1
Sorbonne, fait aujourd’hui partie du Centre d’économie de la Sorbonne
et a porté dès 1974 un DEA1 d’« épistémologie et histoire de la pensée
économique » (devenu depuis un Master d’« épistémologie et philoso-
phie économiques »). Le Phare (Philosophie, histoire et analyse des
représentations économiques), laboratoire d’histoire de la pensée éco-
nomique, lui aussi rattaché à l’université Paris 1 Sorbonne, a toujours
accordé une place importante à la philosophie économique. Le Gredeg
(Groupe de recherches en droit, économie et gestion, université de Nice
Sophia-Antipolis) comporte un axe « Histoire de la pensée et philoso-
phie des sciences sociales : une approche contemporaine », ainsi que le

[1] « Diplôme d’études approfondies ». Il correspond à l’actuel Master 2, toutefois avec une dimension
intrinsèque de recherche.
628
Philosophie économique

laboratoire Beta (Bureau d’économie théorique et appliquée, université


de Strasbourg). L’IHPST (Institut d’histoire et de philosophie des
sciences et des techniques), sis à Paris, comporte, dans un spectre plus
large que la philosophie économique, un axe « Décision, rationalité,
interactions ». Plus récemment, les laboratoires Regards (université
de Reims Champagne-Ardenne) et Triangle (universités de Lyon et
Saint-Étienne) ont ouvert respectivement des axes « Philosophie et
théorie économiques » et « Histoire, institutions et société (Histoire de
la pensée économique ; Philosophie économique ; Économie des insti-
tutions et économie sociale) ». Et nous mentionnons seulement ici les
laboratoires faisant explicitement droit à la philosophie économique
au titre d’un de leurs axes de recherche principaux.
Hors de France, mais dans le paysage francophone, il convient de
mentionner la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale (créée en
1991) et le groupe de recherche qui s’est constitué à Louvain, autour
de Philippe van Parijs. On doit aussi mentionner le CWP (Centre
interdisciplinaire Walras-Pareto) de l’université de Lausanne. Au
Canada, le Cercle d’épistémologie réuni par Robert Nadeau (avec
Gilles Dostaler et Maurice Lagueux, notamment) cultiva la franco-
phonie dans un environnement faisant face en première ligne à la
prédominance de l’anglais2.
En dépit de son intérêt, aborder l’histoire de ces différents labora-
toires et la façon dont ils ont interagi (et, parfois, dont ils n’ont pas
interagi) les uns avec les autres constituerait une entreprise trop
vaste pour cette annexe. Nous ne le tenterons pas et nous concentrons
sur ce que nous connaissons au plus près, l’histoire de la philosophie
économique à Aix-Marseille3 . Le département de philosophie écono-

[2] Si l’on quitte le monde francophone, il convient de mentionner notamment encore l’EIPE
(Erasmus Institute for Philosophy and Economics, université de Rotterdam), le Choice
Group du CNPSS (Centre for Natural Philosophy and Social Sciences, London School of
Economics) et le TINT (Academy of Finland Centre of Excellence in the Philosophy of the
Social Sciences, université d’Helsinki). Aux États-Unis, tandis qu’un centre de recherches
(mais un seul : le Center for the History of Political Economy, CHOPE, université Duke)
dédie un axe à l’histoire de la pensée, aucun, à notre connaissance, ne déploie en tant que
telle la thématique « philosophie économique ». Cependant, des individualités mènent des
travaux ayant contribué à forger des revues. Citons notamment Alexander Rosenberg
(Duke précisément), Daniel Hausman (université du Wisconsin), cofondateur d’Economics­
and Philosophy ou John Davis (université Marquette et université d’Amsterdam­) et Wade
Hands (université Puget Sound), actuels codirecteurs du Journal of Economic Methodology
– ces revues publient principalement une philosophie de tradition analytique.
[3] Pierre Livet est ancien directeur de l’unité de recherche en philosophie d’Aix-Marseille
(Ceperc), héritière du Séminaire d’épistémologie comparée fondé par Gilles-Gaston
629
Annexe. Éléments pour une histoire récente de la philosophie économique francophone

mique du Greqam constitue une partie d’une « histoire récente de la


philosophie économique francophone » qui reste largement à explorer et
à laquelle nous apportons seulement des « éléments ».
L’histoire de ce département de philosophie économique s’inscrit
dans le mouvement initié depuis Aix-en-Provence par Gilles-Gaston
Granger4, qui fonda en 1974 le séminaire d’épistémologie comparée. En
tant que département dans un laboratoire d’économie, elle commence
en 1992 avec la création par Alain Leroux du Cridesope (Centre de
recherche interdisciplinaire en éthique sociale et philosophie écono-
mique). Ce centre a rejoint le Greqam (Groupement d’économie quan-
titative d’Aix-Marseille) en 1994, devenant ainsi le département de
philosophie économique sous l’impulsion conjuguée d’Alain Leroux et
de Louis-André Gérard-Varet, alors directeur du Greqam. Un DEA
« Philosophie économique » fut créé dans la foulée en 1995. Alain
Leroux dirigea à la fois le département de philosophie économique,
le DEA, puis le Master jusqu’en 2007 – avant qu’André Lapied prenne
sa suite.
Le fait d’adjoindre l’adjectif « économique » comme qualificatif à
la philosophie demandait de l’audace. Cette audace, ce ne sont pas
des philosophes qui l’eurent, mais des économistes, de Daniel Villey
à Serge-Christophe Kolm5 . Alain Leroux l’eut à son tour, puisqu’en
dépit des précédents, cette façon d’associer la philosophie à l’économie
était loin d’aller de soi, et il parvint à inscrire la formule dans l’usage
de la communauté du monde francophone et au-delà.
Le but d’Alain Leroux était de donner carrière et légitimité aux
réflexions que les économistes pouvaient avoir sur leur propre disci-
pline et sur ses enjeux fondamentaux. Il s’agissait de rendre mani-
festes les arrière-plans servant de cadres de pensée aux économistes
et motivant leurs recherches théoriques. Leroux proposait, entre
autres, de réutiliser le terme d’« idéologie » dans cette perspective afin
de désigner quelque chose d’assez proche de ce que Nelson Goodman

Granger. Il a travaillé durant des années avec Alain Leroux. Gilles Campagnolo a rejoint
en 2002 l’équipe du Master « Philosophie économique » comme chargé de recherches au
CNRS et a assumé la coresponsabilité du séminaire du département de philosophie éco-
nomique du Greqam depuis 2003. Jean-Sébastien Gharbi a suivi le Master « Philosophie
économique », puis a fait son doctorat dans ce département.
[4] G.-G. Granger, Méthodologie économique, PUF, 1955.
[5] D. Villey, Prolégomènes à l’enseignement de la philosophie économique, Sirey, 1959. S.-C.
Kolm, Philosophie de l’économie, Seuil, 1986, ouvrage où l’expression « philosophie éco-
nomique » prédomine.
630
Philosophie économique

appelle des « conceptions » (quand il envisage des révisions des concep-


tions, des re-conceptions)6. À l’usage, Leroux parvint à convaincre que
l’expression « philosophie économique » désignait non seulement une
dimension de la philosophie, mais tout autant (voire davantage) de
l’économie.
Après avoir mobilisé des économistes (Claude Gamel, Alan Kirman,
Jean Magnan de Bornier, Philippe Grill7, Alain Marciano 8 , Rosette
Nicolaï, Magali Orillard et Gilbert Tosi, ainsi qu’André Lapied, spé-
cialiste de théorie de la décision et de philosophie nietzschéenne, qui
rejoignit le département plus tard), Leroux sut également mobiliser
des philosophes (Yves Schwartz, Jean Mathiot, Pierre Livet, puis
Gilles Campagnolo).
Ces interactions se sont révélées riches à plusieurs titres. D’une
part, en termes d’attraction de jeunes chercheurs, puisque le Master
assura un recrutement international et un renouvellement des généra-
tions dans le domaine : quelques allocations doctorales ont cumulative-
ment, au fil des ans, donné lieu à une vingtaine de thèses, dont nombre
ont permis à leurs auteurs d’obtenir des postes dans l’enseignement
supérieur. D’autre part, en termes de rencontres entre chercheurs
des deux disciplines : le séminaire régulier tenu à Aix-en-Provence
se poursuit depuis plus de quinze ans 9. Plusieurs « écoles d’été »10
donnèrent lieu à publication. Les trois premiers volumes ont fourni à

[6] A. Leroux, Retour à l’idéologie, Pour un humanisme de la personne, PUF, 1995. A. Leroux,
G. Quiquerez & G. Tosi, Idéologies et doctrines en économie, Economica, 2001. Voir aussi
A. Leroux, « Ideology, an economic point of view », in J.B. Davis, A. Marciano & J. Runde
(eds.), The Elgar Companion to Economics and Philosophy, Edward Elgar, 2006, p. 159-179.
[7] Avec Philippe Grill, un économiste « connaisseur en philosophie plus que maint philosophe »
rejoignait le groupe, comme le souligne Pierre Livet dans sa préface au livre de Grill :
Enquête sur les libertés et l’égalité, t.1 : Origines et fondements, vol. 1 : Économie, métho-
dologie et philosophie politique, Éditions Matériologiques, 2015, p. 5.
[8] Alain Marciano, après une thèse soutenue en 1993 à l’université Paul Cézanne (Aix-
Marseille III), devint maître de conférences à l’université de Corte et enseigna plusieurs
années dans le Master de philosophie économique. Avec Alain Leroux, il a coécrit un
« Que sais-je ? » (Philosophie économique, PUF) et codirigé un ouvrage collectif : Traité de
philosophie économique, De Boeck, 1999.
[9] À partir de 2003, le séminaire de philosophie économique qui avait été organisé par Jean
Mathiot, est coordonné par Gilles Campagnolo, en coopération avec Philippe Grill et, à
partir de 2013, Feriel Kandil.
[10] Les écoles d’été se tinrent en 2001 : « Économie politique et philosophie sociale » ; 2002 :
« Économie normative et philosophie morale » ; 2003 : « Science économique et philo-
sophie des sciences » ; 2006 : « La pauvreté dans les pays riches » ; 2007 : « Économie et
neuro-économie ».
631
Annexe. Éléments pour une histoire récente de la philosophie économique francophone

une génération le référentiel programmatique de la philosophie éco-


nomique11. Son adaptabilité, voulue par ses promoteurs, assura que
la « ruche universitaire » dont parlent Leroux et Marciano dans leur
Traité de philosophie économique12, ait pu y faire son miel.
L’un des éléments-clefs de l’essor du champ disciplinaire en France
fut la création en 2000 de la Revue de philosophie économique par
Alain Leroux13 . Cette revue est un espace de réflexions croisées sur
des thématiques communes aux philosophes et aux économistes. Elle
choisit comme ligne éditoriale de publier des textes aussi bien en
français qu’en anglais, de faire droit de la manière la plus ouverte
à toutes les orientations philosophiques et elle fut la première revue
scientifique francophone consacrée à ce sous-champ disciplinaire. Elle
témoigne depuis sa création de la vitalité et de la diversité de la tra-
dition francophone dans le domaine en la replaçant dans les paysages
universitaires français et international14 .
L’histoire la plus récente du département de philosophie écono-
mique du Greqam a vu Feriel Kandil, en 2010, puis Miriam Teschl15 ,
en 2014, le rejoindre. Par ailleurs, Jean-Sébastien Gharbi, Philippe
Grill et Jean Magnan de Bornier ont constitué l’équipe organisatrice,
coordonnée par Gilles Campagnolo, du Troisième colloque internatio-
nal de philosophie économique tenu en juin 201616 .

[11] A. Leroux & P. Livet (dir.), Leçons de philosophie économique, t. I : Économie politique
et philosophie sociale, Economica, 2005 ; t. II : Économie normative et philosophie morale,
Economica, 2006 ; t. III : Science économique et philosophie des sciences, Economica, 2007 ;
La Pauvreté dans les pays riches. Leçons de philosophie économique, t. IV, Economica, 2009.
[12] Leroux & Marciano (dir.), Traité de philosophie économique, op. cit., p. 14.
[13] Alain Leroux dirigea la Revue de philosophie économique jusqu’en 2007. Alain Marciano
et Emmanuel Picavet assurèrent ensuite cette fonction. Depuis 2015, Gilles Campagnolo
et Emmanuel Picavet la codirigent.
[14] Aujourd’hui, le comité scientifique de la Revue se compose de Marcel Boumans, Luc Bovens,
Ian Carter, Nancy Cartwright, Renato di Ruzza, Marc Fleurbaey, Claude Gamel, Pierre
Garrouste (†), Caroline Guibet Lafaye, Wade Hands, Kevin Hoover, Serge-Christophe
Kolm, Catherine Larrère, Jean-François Laslier, Pierre Livet, Philippe Mongin, Véronique
Munoz-Dardé, Grégory Ponthière, Bertil Tungodden, Philippe van Parijs, Bernard Walliser.
[15] Miriam Teschl avait fait Master et doctorat (soutenu en 2005) dans le département de
philosophie économique du Greqam. Elle a été recrutée comme maître de conférences en
2014 par l’École des hautes études en sciences sociales, une des tutelles du Greqam/Amse
(Aix-Marseille Sciences économiques) ; elle fait depuis lors partie du département de phi-
losophie économique qui a fusionné avec le département d’économie publique.
[16] Pour plus de détail sur ce colloque et sur ceux qui l’ont précédé, voir l’introduction de ce
volume. Sa page Web : https://philoeco2016.sciencesconf.org/.
LES CONTRIBUTEURS

Catherine Audard est Visiting Fellow au département de philosophie de la London


School of Economics et la présidente et cofondatrice du Forum for European
Philosophy. Son travail porte sur des questions normatives en philosophie poli-
tique et elle a publié de nombreux articles sur ces sujets ainsi que des traductions
en français d’œuvres de John Stuart Mill et de John Rawls. Elle est l’auteur de
Qu’est-ce que le libéralisme ? Éthique, politique, société, Gallimard, 2009 ; John
Rawls, Acumen Press, 2007 ; Anthologie historique et critique de l’utilitarisme,
3 vol., PUF, 1999.
Antoinette Baujard est maître de conférences HDR à l’Université Jean Monnet de
Saint-Étienne et chercheur au Groupe d’analyse et de théorie économique (Gate
Lyon Saint-Étienne). Elle occupe actuellement la chaire d’excellence CNRS-UJM
d’économie du bien-être. Ses travaux portent sur l’histoire de l’économie du bien-
être, la place des jugements de valeur en économie et les limites du welfarisme.
Gilles Campagnolo. Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, agrégé et docteur en
philosophie, ancien Fellow des Universités de Harvard et de Tokyo, puis ensei-
gnant à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, il est directeur de recherche au
CNRS (Groupe de recherche en économie quantitative d’Aix-Marseille, Greqam).
Il explore la philosophie économique dans l’épistémologie des sciences sociales,
l’herméneutique de la rationalité économique et les fondements des théories libé-
rales continentales (françaises, allemandes, autrichiennes) des Lumières jusque
dans leurs effets contemporains, dans le monde occidental comme extrême-orien-
tal (coordinateur d’un programme européen sur le libéralisme en Asie de l’Est,
il a dirigé Liberalism and Chinese Economic Development : Perspectives from
Europe and Asia, Routledge, 2016). Spécialiste reconnu de l’École autrichienne
d’économie, il poursuit l’édition française des œuvres de son fondateur, Carl
Menger, dont il a donné la seule traduction française intégrale des Recherches
sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier,
1883 (Éd. de l’EHESS, 2011). Auteur de nombreux articles et ouvrages, dont
Critiques de l’économie politique classique (PUF, 2004, nouvelle édition Éditions
Matériologiques, 2014, ainsi qu’une édition en langue anglaise chez Routledge,
2010, rééd. 2013). Conjointement avec Emmanuel Picavet, il dirige la Revue de
philosophie économique/Review of Economic Philosophy.
Mikael Cozic est maître de conférences au département de philosophie de l’Uni-
versité Paris-Est Créteil, membre junior de l’Institut universitaire de France et
responsable du groupe « Décision, rationalité, interaction » à l’Institut d’histoire
et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST, UMR 8590). Il a étu-
dié la philosophie (ENS de Paris), la logique mathématique (Université Paris-
Diderot) et les sciences cognitives (École des hautes études en sciences sociales).
634
Philosophie économique

Ses recherches portent, de manière prioritaire, sur la philosophie de l’économie et


les théories formelles de la rationalité. En philosophie de l’économie, il s’intéresse
notamment aux relations entre l’économie et les sciences cognitives. En matière
de rationalité, il travaille sur les fondements de la théorie de la décision et sur
l’épistémologie bayésienne.
Ricardo F. C respo est professeur à l’Universidad Austral et chercheur au
CONICET (Consejo Nacional de investigaciones Científicas y Técnicas,
Argentina), à Buenos Aires et à Mendoza, Argentine. Ses centres d’intérêt sont
la philosophie de l’économie ; il rédige un ouvrage sur les nouveaux courants
économiques d’« impérialisme inverse ». Parmi ses plus récents livres : Theoretical
and Practical Reason in Economics. Capacities and Capabilities, Springer,
2012 ; Philosophy of the Economy. An Aristotelian Approach, Springer, 2013 ; A
Re-assessment of Aristotle’s Economic Thought, Routledge, 2014.
Claude Gamel est professeur de sciences économiques à Aix-Marseille Université
(AMU), membre du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (UMR
CNRS 7317) sis à Aix-en-Provence, antérieurement membre du département
de « philosophie économique » du Greqam (1997-2015). Ses centres d’intérêt et
domaines de recherches sont les théories de la justice sociale (utilitarisme, post-
welfarisme, libéralisme) et leurs possibles implications et applications en éco-
nomie du travail et en économie publique (protection sociale, éducation, droit,
fiscalité, etc.).
Jean-Sébastien G harbi est maître de conférences à l’Université de Reims
Champagne-Ardenne (laboratoire Regards). Ses travaux portent sur les théories
économiques de la justice abordées sous l’angle de la philosophie économique, et
plus particulièrement sur les différentes formes de libéralisme (libertarisme de
gauche et de droite, égalitarisme libéral) et sur les tenants et les aboutissants
du welfarisme. Il a publié des articles dans le Journal of Economic Methodology,
la Revue de la philosophie économique et les Cahiers d’économie politique. Il
est aussi l’un des cofondateurs et animateur du Réseau Philosophie-Économie/
Philosophy-Economics Network.
Cyril Hédoin est professeur des universités à l’Université de Reims Champagne-
Ardenne (laboratoire Regards). Ses travaux relèvent essentiellement de la phi-
losophie économique et de l’économie institutionnelle. Ses recherches récentes
portent sur la modélisation des règles et des institutions en théorie des jeux ainsi
que sur la relation entre économie positive et économie normative. Il a publié
L’Institutionnalisme historique et le rapport entre théorie et histoire en économie
(Classiques Garnier, 2014), ainsi que des articles dans Economics & Philosophy,
le Journal of Economic Methodology et la Revue de philosophie économique. Il
est également éditeur associé du Journal of Economic Methodology.
Maurice Lagueux détient un doctorat en philosophie de l’Université de Paris et
une maîtrise en économique de l’Université McGill. Il a lon­guement enseigné la
philosophie au département de philosophie et l’histoire de la pensée économique
au département de sciences économiques de l’Université de Montréal. Il a publié
principalement en philosophie économique, en philosophie de l’histoire et en
philosophie de l’architecture.
635
Les contributeurs

Pierre Livet est professeur émérite de philosophie de l’Université de Provence


(devenue Aix-Marseille Université), ancien directeur de l’unité de recherche en
épistémologie Ceperc (Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives). Ses
centres d’intérêt sont l’ontologie des objets sociaux, la théorie des émotions et
de la rationalité, la philosophie économique.
Jean Magnan de Bornier fut assistant (1974-1ç78) puis maître-assistant (1978-
1983) en économie à l’Université de Rouen, avant d’être professeur dans cette
même discipline à l’Université de Dijon (1984-1890), puis d’Aix-Marseille depuis
cette date. Il a consacré ses recherches à la théorie autrichienne, au capital, à la
propriété, et à plusieurs auteurs de la pensée économique française, particuliè-
rement Destutt de Tracy, Jean-Baptiste Say et Augustin Cournot.
Yves Meinard est chargé de recherches CNRS au Lamsade (Laboratoire d’analyse
et modélisation de systèmes pour l’aide à la décision, Université Paris-Dauphine).
Ancien élève de l’ENS, agrégé de biologie et docteur en philosophie, ses tra-
vaux portent sur l’analyse des méthodes d’évaluation environnementales, en
particulier du point de vue de l’épistémologie et de la philosophie politique. Il
est également cofondateurs et ancien codirigeant de Gereco, société de conseil
en gestion de la biodiversité. Il est l’auteur d’articles sur la biodiversité publiés
dans des revues d’écologie, d’économie et de philosophie (Ecological Economics,
Conservation Biology, Ethics, Policy and the Environment, etc.) ainsi que de
L’Expérience de la biodiversité. Philosophie et économie du rapport à l’environ-
nement (Hermann, 2011).
Denis Phan est administrateur des PTT et docteur en économie. Après avoir tra-
vaillé sur l’économie des télécommunications et de l’internet (maître de confé-
rences à l’ENST de Bretagne, professeur à l’ENS PTT), il s’est ensuite consacré
à l’économie cognitive et à la modélisation des phénomènes sociaux complexes.
Détaché depuis 2004 au CNRS, il travaille­actuellement sur les aspects ontolo-
giques, méthodologiques et épistémologiques de la modélisation à base d’agents
appliquée aux sciences sociales computationnelles, au sein du Groupe d’étude
des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass).
Emmanuel Picavet. À l’issue de ses études en philosophie et en économie, après
un doctorat de philosophie sous la direction de Bertrand Saint-Sernin (université
Paris 4 Sorbonne), il a développé ses recherches dans le champ des principes de la
rationalité collective, des droits et du dialogue. Il a occupé plusieurs postes uni-
versitaires, en langue française (Édimbourg), épistémologie (Paris), philosophie
politique (Paris), philosophie pratique (Besançon) et il est aujourd’hui professeur
des universités en éthique appliquée à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Membre du bureau de direction de la Société française de philosophie, il dirige
la filière de master Philosophie et société à la Sorbonne et le pôle de recherche
« Normes, sociétés, philosophie » (NoSoPhi, une composante du Centre de philo-
sophie contemporaine de la Sorbonne au sein de l’Institut des sciences juridique
et philosophique de la Sorbonne, UMR 8103). Avec Gilles Campagnolo, il dirige
la Revue de philosophie économique/Review of Economic Philosophy.
Franck Varenne est maître de conférences en philosophie à l’Université de Rouen
et chercheur rattaché au Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociolo-
636
Philosophie économique

gique de la Sorbonne de la Sorbonne (Gemass UMR CNRS 8598). Ses travaux


portent sur l’histoire récente et l’épistémologie des formalismes dans les sciences
sociales et dans les sciences du vivant. Il a particulièrement étudié les consé-
quences épistémologiques de l’essor et de l’évolution des modèles formels depuis
l’apparition et la diffusion des ordinateurs (modèles mathématiques, modèles
computationnels, simulations de modèles, modèles de simulation, modèles pluri-
formalisés). Parmi ses nombreux livres : sous sa codirection, Modéliser & simuler.
Épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation, tomes 1 et 2,
Éditions Matériologiques, 2013 et 2014.
Bernard Walliser. Issu de l’École polytechnique, il a été professeur à l’École des
Ponts, directeur d’études à l’EHESS et chercheur à Paris School of Economics.
Ses travaux portent d’une part sur les croyances des agents dans le cadre de
la théorie des jeux, d’autre part sur la méthodologie économique. Il a écrit dix
ouvrages et de nombreux articles sur ces sujets.
Christian Walter est actuaire agrégé de l’Institut des actuaires, membre du
Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne et titulaire de la chaire
« Éthique et finance » de la Fondation Maison des sciences de l’homme. Ses tra-
vaux relèvent de l’actuariat et des sciences sociales. Dans le premier cas, il
s’agit de la modélisation mathématique des événements rares, des sauts et des
discontinuités. Dans le deuxième cas, il s’agit de l’histoire des modèles financiers
et des controverses scientifiques, de l’épistémologie de la modélisation financière
et de la sociologie des conventions de calculs financiers. Un troisième champ
concerne la gouvernance des modèles et l’éthique de la finance.
Danielle Zwarthoed est actuellement chercheuse postdoctorale au Centre de
recherches en Éthique de l’Université de Montréal. Elle détient un doctorat
en philosophie économique (Paris-Est, 2013) et a été chercheuse post­doc­to­rale
à la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale (Université catholique de
Louvain). Elle est l’auteur de Comprendre la pauvreté : John Rawls, Amartya Sen
(PUF, 2009) et d’articles parus dans Theory and Research in Education, la Revue
de philosophie économique, le Journal of Agricultural and Environmental Ethics.
Table des matières

Introduction
Philosophie économique, un état des lieux …………………… 3
Gilles CAMPAGNOLO et Jean-Sébastien GHARBI
I. L’articulation entre philosophie et économie
II. Le choix des mots : comment appeler
l’interaction entre philosophie et économie ?
III. À propos de la définition de la philosophie économique
III.1. Philosophie économique et théorie économique
III.2. Philosophie économique et pluralisme
III.3. Philosophie économique et histoire de la pensée économique
IV. L’intérêt grandissant pour la philosophie économique
V. Y a-t-il une tradition francophone en philosophie économique ?
V.1. Des traditions distinctes en philosophie économique ?
V.2. La langue : une question cruciale
VI. Une nouvelle tripartition pour un état des lieux panoramique
VII. Les contributions réunies dans cet ouvrage

Partie I
Philosophie morale et politique, et économie politique

Chapitre 1
Une critique de la conception utilitariste
de la personne et de l’agent économique ……………………… 51
Catherine AUDARD
I. Rawls et la conception utilitariste
de la personne et de l’agent économique
I.1. Le principe d’utilité : une conception publique de la justice ?
I.2. Les avantages de la morale conséquentialiste
I.3. Deux présupposés philosophiques
II. La critique rawlsienne
638
Philosophie économique

II.1. Le caractère distinct des personnes


II.2. La confusion entre coordination et coopération
II.3. La capacité à hiérarchiser les préférences :
anticipation et liberté de choix
III. Vers une dénaturalisation de la conception
de l’agent comme être en développement
III.1. Rawls et la conception kantienne de la personne
III.2. Rawls et l’individualité comme développement de soi (Mill)
IV. Quelques conséquences pour le Welfare State
IV.1. La critique du Welfare State
IV.2. La démocratie de propriétaires : Rawls et Meade
Chapitre 2
« L’économie du bien-être est morte. »
Vive l’économie du bien-être ! …………………………………… 77
Antoinette BAUJARD
I. Sur les comparaisons interpersonnelles d’utilité
I.1. Du recours aux comparaisons à leur remise en cause
I.1.1. Des comparaisons objectives mais normatives
I.1.2. Compensation sans comparaison entre utilités subjectives
I.2. De l’impossibilité du choix social au retour des comparaisons
I.2.1. Le théorème d’Arrow
I.2.2. La nécessité des comparaisons interpersonnelles
II. L’économie scientifique et l’économie du bien-être
II.1. L’ambition scientifique
II.1.1. La genèse d’une science sociale
II.1.2. Une science de la sphère matérielle pure et neutre
II.2. Béhaviorisme ou flexibilité interprétationnelle des préférences
II.2.1. Du béhaviorisme au béhaviorisme latent
des préférences standards
II.2.2. L’autonomisation des préférences standards
III. Une épistémologie autonome pour l’économie du bien-être
III.1. Opérationnalité et neutralité
III.1.1. Une vaine ambition de la neutralité
III.1.2. L’échec de l’opérationnalisme
III.2. Activité et normativité de l’économie du bien-être
III.2.1. De la distinction à l’articulation entre positif et normatif
639
Table des matières

III.2.2. De la prescription à l’évaluation, l’art de l’économie normative


IV. Conclusion
Chapitre 3
Économie de l’égalitarisme libéral. Réflexions pour
mieux concilier libéralismes politique et économique … 129
Claude GAMEL
I. Actualité d’un vieux débat
I.1. Une question de cohérence :
« néolibéralisme » versus « égalitarisme libéral »
I.2. Égalitarisme libéral : de la philosophie à l’économie
II. Les premières priorités à peu près balisées
II.1. La primauté de « l’égale liberté d’accès à l’emploi »
II.2. L’égalisation des « capacités-potentialités »
III. Le débat sur l’économie du « principe de différence »
III.1.Redistribution forfaitaire du produit des « capacités-ressources »…
III.2. …ou égalisation de la « liberté réelle » de chacun ?
IV. Conclusion : autres défis encore à relever
IV.1. L’économie du principe de différence : suite et fin ?
IV.2. L’économie de l’égalitarisme libéral, ici et maintenant
Chapitre 4
Philosophie économique de la propriété …………………… 181
Jean MAGNAN de BORNIER
I. La propriété duale dans un monde hiérarchique
I.1. Thomas d’Aquin
I.2. Le droit naturel
I.3. Jean-Jacques Rousseau
II. La propriété de soi
II.1. Locke et le second Traité
II.2. Les successeurs optimistes de Locke
II.3. Les successeurs critiques de Locke
II.3.1 Propriété des fruits
II.3.2 Propriété des instruments
III. L’utilité
IV. Quelques approches alternatives des fondements
V. La propriété intellectuelle
VI. Conclusion
640
Philosophie économique

Chapitre 5
La justice intergénérationnelle ………………………………… 215
Danielle ZWARTHOED
I. La justice entre générations fait-elle sens ?
I.1. Le problème de la non-existence
I.2. Le problème de la non-identité
II. Quelles obligations avons-nous à l’égard des générations futures ?
II.1. Le suffisantisme intergénérationnel
II.2. Welfarisme et justice entre générations
II.2.1. Utilitarisme et épargne intergénérationnelle
II.2.2. Les enjeux éthiques du taux d’actualisation
II.2.3. Le problème de la formation des préférences futures
II.3. Rawls et la justice intergénérationnelle
II.3.1. Position originelle et générations futures
II.3.2. Le principe de juste épargne
III. Comment mettre en œuvre la justice intergénérationnelle ?
IV. Conclusion

Partie II
Épistémologie et méthodologie économique

Chapitre 6
L’ontologie de l’économie selon Aristote
et la théorie économique actuelle …………………………… 259
Ricardo F. CRESPO
I. Facettes de l’oikonomike aristotélicienne :
une ontologie de l’« action économique »
I.1. Une action humaine
I.2. Une capacité humaine
I.3. Une habitude humaine
I.4. Une science humaine
I.5. Quelques conséquences déduites de
l’analyse ontologique de l’oikonomike chez Aristote
II. Conséquences éthiques de l’oikonomike aristotélicienne
III. Conséquences d’une conception aristotélicienne
en politique et économie politique
IV. Quelques enseignements épistémologiques
à tirer en économie des leçons d’Aristote
641
Table des matières

V. Une brève conclusion


Chapitre 7
L’ontologie de l’économie ………………………………………… 283
Pierre LIVET
I. Une ontologie relationnelle
II. Ontologie et formalisme
III. Ontologie et recherches expérimentales
IV. Les paramètres nécessaires sont manquants ou erronés
Chapitre 8
Méthode scientifique et modes de raisonnement ………… 297
Bernard WALLISER
I. Recueil des données
II. Définition de concepts
III. Construction de relations
IV. Révélation de mécanismes
V. Test de théories
VI. Reproduction du réel
VII. Élaboration de fictions
VIII. Processus dynamique d’élaboration scientifique
IX. Classification des modes de raisonnement
X. Sciences idiographiques et sciences nomothétiques
XI. Sciences empiriques et sciences théoriques
XII. Sciences qualitatives et sciences formalisées
XIII. Sciences naturelles et sciences sociales
XIV. Les modes de raisonnement en économie
XV. Les typologies disciplinaires et l’économie
XVI. Conclusion
Chapitre 9
La biodiversité comme thème
de philosophie économique ……………………………………… 319
Yves MEINARD
I. La clarification du statut ontologique de la notion de
biodiversité comme exercice de philosophie économique
I.1. La biodiversité n’est pas une propriété observable
sur la base du sens commun
II.2. La biodiversité n’est pas une « entité inobservable »
642
Philosophie économique

II.3. La biodiversité n’est ni plus ni moins qu’une notion qui sert


à donner un sens chargé de valeurs aux problèmes traités par les
sciences écologiques
II. L’évaluation de la biodiversité comme
problème de philosophie économique
II.1. Pourquoi évaluer l’environnement ?
II.2. L’argument de Sagoff contre l’évaluation
économique de l’environnement
II.3. Le problème sous-jacent à l’objection de Sagoff
II.4. Les préférences abstraites : un objet économique
II.5. Décomposer les préférences pour déployer l’information
III. Conclusions
Chapitre 10
Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences
économiques et sociales : de l’exploration conceptuelle à
une variété de manières d’expérimenter …………………… 347
Denis PHAN & Franck VARENNE
Introduction. Entre observation méthodique
et analyse conceptuelle : une opposition ?
I. Modélisation et expérience
I.1. Les conceptions épistémologiques concernant les modèles
scientifiques et analyse conceptuelle : une opposition ?
I.2. Une vision ouverte et pragmatique : le modèle vu
comme un construit visant à répondre à une question
I.3. L’« analogie isolante » entre modèles et expériences
I.4. La portée et le sens de la conjecture de Schelling selon Sugden
I.5. Exploration conceptuelle et « validité interne »
I.6. Les modèles comme autant de « mondes crédibles »
II. Modèles, simulations et genres d’empiricité
II.1. Modèles et simulations sur computer :
quelques définitions et caractérisations
II.2. Sous-symbolisation et hiérarchie
dénotationnelle dans les simulations
II.3. Trois genres de simulations sur computer
II.4. Types d’empiricité des simulations sur computer
II.5. Modèles, simulations et genres d’expériences
III. Conclusion
643
Table des matières

Partie III
Philosophie de l’action et théorie de la décision

Chapitre 11
Le rôle de la psychologie dans la
théorie néoclassique du consommateur …………………… 385
Mikaël COZIC
I. Le marginalisme
I.1. La théorie marginaliste du consommateur
I.1.1. utilité et utilité marginale
I.1.2. L’optimisation et la seconde loi de Gossen
I.1.3. L’hypothèse d’utilité marginale décroissante
I.1.4. Quelques implications de la théorie marginaliste
I.2. Les suppositions sur la mesure de l’utilité
I.2.1. Les types de mesure
I.2.2 La notion de supposition de mesure
I.2.3. Le cardinalisme du marginalisme
I.3. Le cardinalisme et le requisit de bonne fondation
I.4. L’engagement psychologique de la théorie marginaliste
II. L’ordinalisme et les préférences
II.1. Les différentes versions de l’ordinalisme
et la signification de l’utilité
II.1.1. L’utilité comme « représentation » des préférences
II.1.2. Interprétations monadique et comparative de l’utilité
II.1.3. Conclusion
II.2. L’interprétation des préférences
II.2.1. Les interprétations mentalistes
II.2.2. Les interprétations comportementales
II.2.3. Quelle est l’interprétation dominante de la théorie ordinaliste ?
II.3. La thèse de dispensabilité
II.3.1. En quel sens peut-on « se passer » d’une utilité cardinale ?
II.3.2. Utilite marginale décroissante et convexité des préférences
II.3.3. Remarques complémentaires
II.3.4. Conclusion
II.4. La thèse de non-mesurabilité
II.4.1. Un argument en faveur de la thèse de non-mesurabilité
644
Philosophie économique

II.4.2. Les préférences comme base exclusive de mesure


II.4.3. Difference de preference, comportement et introspection
II.4.4. Conclusion
II.5. L’utilité passée au rasoir d’Ockham
II.5.1. Les arguments de parcimonie
II.5.2. Parcimonie épistémique et interprétation mentaliste
II.5.3. Parcimonie épistémique et interprétation comportementale
II.6. L’engagement psychologique de la théorie ordinaliste
III. La préférence révélée
III.1. L’axiome faible de la préférence révélée (WARP)
III.1.1. La théorie basée sur WARP
III.1.2. La relation de préférence révélée
III.1.3. L’axiome fort de la préférence révélée
III.3. Commentaires préliminaires sur la TPR
III.3.1. Préférences et préférences (indirectement) révélées
III.3.2. Théorie de la préférence révélée et théorie ordinaliste
III.3.3. L’analyse des « implications empiriques complètes »
III.3.4. Théorie de la préférence révélée et interprétation
comportementale de la théorie ordinaliste
III.4. TPR, économie et psychologie
III.4.1. TPR et béhaviorisme
III.4.2. Quel usage faire de la TPR ?
IV. Conclusions
V. Annexes
V.1. Une méthode de mesure de l’utilité des options à partir des
préférences
V.2. Quelques propriétés des préférences
V.3. Effet de substitution et matrice de Slutsky
V.4. L’équivalence définitionnelle
Chapitre 12
Agents économiques et rationalité …………………………… 489
Maurice LAGUEUX
I. Des agents rationnels, mais en quel sens ?
II. Le rôle de la rationalité en sciences économiques
III. Macroéconomie et rationalité
IV. Rationalité et formalisation mathématique
645
Table des matières

V. Préférences révélées et réinterprétation de la rationalité


VI. Que reste-t-il de la rationalité en économie évolutionniste ?
Chapitre 13
Théorie des jeux et analyse
économique des institutions …………………………………… 503
Cyril HÉDOIN
I. Les institutions et le problème de
l’indétermination en théorie des jeux
II. Théorie des jeux et institutions : l’approche « évolutionniste »
II.1. L’approche évolutionniste : une caractérisation formelle
II.2. L’émergence des points focaux
III.3. La coévolution institutions/préférences
III. Théorie des jeux et institutions : l’approche « épistémique »
III.1. L’approche épistémique : une caractérisation formelle
III.2. Croyances culturelles et organisation des échanges
III.3. Communauté, saillance et suivi de règle
IV. Théorie des jeux, histoire et individualisme méthodologique
IV.1. Théorie des jeux, institutions et relation théorie/histoire
IV.2. Le statut de l’individualisme méthodologique
V. Conclusion
Chapitre 14
Les normes et la philosophie économique ………………… 549
Emmanuel PICAVET
I. Situer la référence aux normes en philosophie économique
I.1. L’idée de norme et le discours de l’économie
I.2. Les normes, entre attentes et conséquences
I.3. Deux rôles pour les normes
I.4. Information et normes du jugement
II. L’imbrication des valeurs, des intérêts
et des normes dans la délibération
II.1. La légitimité des intérêts
II.2. Reconnaissance des normes et validation des intérêts
III. Les normes et l’encadrement institutionnel
III.1. L’interprétation des normes dans le jeu institutionnel
III.2. L’établissement d’une normativité dans la coordination
ou la coopération
646
Philosophie économique

III.3. Normes économiques et logiques de l’endossement


V. Conclusion
Chapitre 15
Philosophie de la finance : l’exemple
de l’efficacité informationnelle d’un marché ……………… 579
Christian WALTER
I. Problèmes de définition
I.1. Efficacité ou efficience ?
I.2. L’évolution des définitions descriptives
I.2.1. Trois histoires intellectuelles de longue durée
I.2.2. Un basculement épistémologique
II. Les définitions descriptives de l’efficacité informationnelle
II.1. Définitions anciennes et « à l’ancienne »
II.2. Les définitions modernes
III. Problèmes de vérification
III.1. Un exemple introductif : la juste valeur
III.1.1. La juste valeur d’un actif
III.1.2. La non-réfutabilité de l’efficacité informationnelle
III.2. Les hypothèses auxiliaires
III.2.1. Les quatre causes de l’efficacité informationnelle
III.2.2. L’hypothèse auxiliaire du rendement attendu
III.2.3. L’hypothèse auxiliaire de la morphologie du risque
III.3. Un programme de recherche
III.3.1. Valeur fondamentale et bulles spéculatives
III.3.2. Stratagèmes conventionnalistes
IV. Une convention stochastique
IV.1. Un énoncé performatif ?
IV.2. Une convention ?
Annexe. L’intuition de la représentation martingale
A nnexe
Éléments pour une histoire récente
de la philosophie économique francophone ……………… 627
Gilles CAMPAGNOLO, Jean-Sébastien GHARBI et Pierre LIVET
Les contributeurs ………………………………………………………………… 633
E
n France, la tradition de philosophie économique est brillamment
illustrée : la publication d’un « état des lieux » en fournit le référent
francophone, un panorama aussi complet que possible afin de
s’y orienter. La critique que peut porter la philosophie économique se
comprend comme un partage bien pensé entre bon et mauvais usage
de la raison, comme méthodologie ainsi que comme ontologie, une
discussion du rôle des sciences adjacentes (comme la psychologie),
de l’usage des normes, des modes de raisonnement, l’explicitation des
bases trop souvent dans l’ombre de l’analyse économique vue en ses
champs d’application multiples : simulation, analyse institutionnelle,
finance et autres enjeux.
Les contributeurs du présent ouvrage, connus pour leur expertise
dans leurs champs respectifs, en proposent un examen représentatif
des tendances actuelles. Le collectif ici réuni s’inscrit dans une tradition,
celle des Leçons de philosophie économique coordonnées par Alain
Leroux et Pierre Livet, qui avait marqué une étape dans ce domaine. La
philosophie économique comprise comme mise en question réflexive
de la discipline trouve avec le présent état des lieux un nouveau jalon :
au titre d’un regard épistémologique, il offre à nouveaux frais la carte
d’un champ en plein essor, et ce avec une ampleur renouvelée par
les auteurs francophones ici rassemblés. Le but des coordinateurs du
volume est de fournir un vade-mecum pour philosophes et économistes
soucieux de compréhension mutuelle.

Les coordinateurs du volume, Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi,


sont respectivement directeur de recherches au CNRS (Amse-Greqam, UMR
7316, Université d’Aix-Marseille) et maître de conférences à l’Université de
Reims Champagne-Ardenne (Regards, EA 6292).

ISBN 978-2-37361-058-1

Éditions Matériologiques
Collection « E-conomiques » dirigée par Gilles Campagnolo

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