Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Gilles CAMPAGNOLO
Jean-Sébastien GHARBI
Philosophie
économique
Un état des lieux
E
Collection -conomiques
Éditions Matériologiques
Sous la direction de
Philosophie économique
Un état des lieux
ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUES
Collection « E-conomiques »
materiologiques.com
Collection « E-conomiques »
dirigée par Gilles Campagnolo (CNRS)
L’
économie, comprise de façon très large comme l’étude et l’ana-
lyse des phénomènes économiques, implique toujours de faire
des choix. Elle implique d’abord de sélectionner les phénomènes
méritant attention. Elle requiert ensuite de choisir les outils théo-
riques pour traiter ces derniers. Elle mène enfin à réfléchir sur les
options retenues, car de tels choix ne sont jamais neutres. On sait, par
exemple, que Ricardo considérait la répartition des revenus comme
« le principal problème en économie politique2 », tandis que l’analyse
en termes d’équilibre général conduit à considérer la répartition des
revenus comme entièrement déterminée par les prix et les quantités
d’équilibre, et donc comme ne constituant pas à proprement parler
un « problème ». Aussi inévitables soient-ils, de tels choix ne sont pas
seulement méthodologiques ; ils enveloppent inséparablement tout
[1] Cette déclaration d’Amartya Sen est extraite d’une interview accordée au journal Le Monde
à la suite de la controverse en France sur la trop grande place accordée aux mathématiques
dans l’enseignement de l’économie (« La controverse française actuelle se retrouve dans de
nombreux pays », Le Monde, 31 octobre 2000). La lecture complète de l’interview montre
que Sen ne prend pas fait et cause en faveur des revendications étudiantes, mais adopte
une position nuancée, acceptant, d’une part, le fait que les mathématiques ne peuvent
pas rendre compte de tout, mais mettant, d’autre part, en avant leur pertinence et leur
force dans l’analyse économique.
[2] D. Ricardo, On the Principles of Political Economy and Taxation [1817], 1821, p. 1.
4
Philosophie économique
[3] Sur le concept d’« engagement ontologique », que nous utilisons ici librement, voir W.V.O.
Quine, Word and object, MIT Press, 1960.
5
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[4] Un risque inverse serait, au contraire, d’inféoder la philosophie à l’économie, sinon au plan
théorique (les concepts ne se laissant pas manipuler aisément) du moins en termes insti-
tutionnels (les forces en présence étant nettement en faveur de l’économie) : ce risque ne
serait donc pas de même nature que les deux autres. Pour autant, il est également à éviter.
6
Philosophie économique
[5] G.W.F. Hegel, Esthétique, tr. fr., 2 vol., Livre de Poche, 1997. On trouve bien entendu chez
Hegel des éléments proprement du ressort de la philosophie économique dans son œuvre
(par exemple, les § 189-208 de ses Principes de la philosophie du droit, tr. fr. PUF, 3e éd.
2013, p. 357-374).
8
Philosophie économique
[6] De manière surprenante, le livre de S.-C. Kolm intitulé Philosophie de l’économie (Seuil,
1986) utilise presque exclusivement la formule « philosophie économique » dans le corps
de l’ouvrage (voir notamment le titre de son introduction : « La philosophie économique :
un acte de naissance », p. 7). On aurait donc tort de compter Kolm parmi les défenseurs
de l’expression « philosophie de l’économie ».
[7] Voir D. Ross & H. Kincaid, « Introduction : The New Philosophy of Economics », in D. Ross
& H. Kincaid (eds.), The Oxford Handbook in Philosophy of Economics, Oxford University
Press, 2009, p. 3-32.
[8] E. Angner, « In Defense of “Philosophical Economics” », #PhilosophicalEcon Blog, 18 août
2015. Ce billet de blogue discute du sens des expressions « philosophy of economics » et
« philosophie économique » (en français dans le texte) avant de conclure que la formule
« économie philosophique [philosophical economics] » lui semble mieux rendre compte des
travaux – nous y revenons plus bas.
9
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
plus large, on voit en revanche très bien en quoi cela peut relever de
la philosophie économique, mais l’usage du terme « méthodologie » en
lieu et place d’« épistémologie » ne peut laisser d’interroger11.
Cette étrangeté tient au fait que les termes « épistémologie » (en
français) et « epistemology » (en anglais) ne désignent pas les mêmes
choses. Le terme « épistémologie » renvoie à la philosophie des sciences
et désigne ainsi « l’étude critique des principes, des hypothèses et des
résultats des diverses sciences, destinée à déterminer leur origine
logique (non psychologique), leur valeur et leur portée objective12 ».
Le terme « epistemology » renvoie quant à lui à la théorie de la
connaissance13 qui se concentre par exemple sur des questions comme
« Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes de la connais-
sance ? » ou « Quelles sont les sources de la connaissance ? ». Il fallait
donc trouver un autre vocable en anglais pour désigner la philosophie
des sciences à proprement parler et le terme « methodology » a en partie
rempli ce rôle14 .
Pour conclure quant à la « méthodologie », il paraît alors qu’une
fois explicitée la raison de l’étrangeté de l’expression « méthodologie
économique » pour désigner le champ d’interaction entre philosophie
et économie, elle rencontre exactement les mêmes limites et les mêmes
difficultés que « philosophy of economics ».
Épistémologie économique. Les remarques que nous venons
de faire sur la différence de sens entre les termes « épistémologie » et
« epistemology » suffisent à comprendre que l’expression « épistémologie
économique » n’est pas une traduction de l’anglais. Dans la mesure où
elle renvoie exactement au même domaine de recherche que la « phi-
[17] Il en va, par exemple, ainsi lorsque Granger signe le premier chapitre d’une massive
encyclopédie économique (2 volumes pour près de 2 200 pages en tout) en l’intitulant
« Épistémologie économique », in X. Greffe, J. Mairesse & J.-L. Reiffers (dir.), Encyclopédie
économique, Economica, vol. 1, 1990, p. 7-24.
[18] A. Leroux & A. Marciano (dir.), Traité de philosophie économique, De Boeck, 1999.
[19] Voir notamment R. Weintraub, How Economics became a Mathematical Science, Duke
University Press, 2002.
[20] Leroux & Marciano (dir.), Traité de philosophie économique, op. cit., p. 8.
[21] Angner, « In Defense of “Philosophical Economics” », op. cit.
13
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
n’exclut pas par définition une partie des travaux reconnus comme
appartenant à ce champ de recherche.
En dépit des arguments précédents, l’expression « économie philoso-
phique » présente, selon nous, le défaut majeur de donner l’impression
que le champ d’interaction entre philosophie et économie puisse n’être
qu’un sous-champ thématique de l’économie, comme le sont l’économie
publique ou l’économie industrielle. Alors même que la philosophie
est et se doit d’être activité (au sens fort du mouvement de l’esprit
qui ne cesse d’interroger et de s’interroger). Il serait donc maladroit
de laisser penser que la focalisation sur un objet ou un type d’objets
spécifiques puisse suffire à faire que l’économie soit « philosophique ».
Philosophie économique. La dernière tournure que nous recen-
sons, et qui a notre préférence, offre l’avantage d’exister dans la lit-
térature de langue française22 aussi bien que dans celle de langue
anglaise23 – bien qu’elle soit nettement moins fréquente dans cette der-
nière. De plus, elle n’est pas susceptible d’entraver la communication
avec d’autres traditions, entre autres avec la tradition germanique.
Selon nous, parler de « philosophie économique » présente l’avantage
d’éviter toute (hypo)thèse sur une extériorité de la philosophie et de
l’économie. D’un côté, l’économie n’y est pas un objet pour la philoso-
phie, mais encore elle fait intrinsèquement partie du mouvement de
questionnement et de réflexion ; d’un autre côté, cette philosophie étant
de part en part « économique », elle n’intervient pas à titre secondaire,
ou dans un second temps, par rapport à ses objets. Ajoutons que cette
expression ne donne à nos yeux aucune préséance à la philosophie, ici
tout entière « économique », écartant l’idée qu’il s’agirait d’un champ de
recherche incombant prioritairement ou principalement au philosophe.
Angner24 affirme que le fait d’utiliser « économique » comme qua-
lificatif donne l’impression que, par « philosophie économique », on
désigne un type de philosophie particulier, comme dans les expres-
sions « philosophie analytique » ou « philosophie continentale ». Selon
lui, l’expression « philosophie économique » pourrait laisser penser
qu’une telle démarche est uniquement le fait de philosophes et qu’elle
tombe entièrement dans le champ de la philosophie, alors que de
nombreux travaux relevant de l’interaction entre philosophie et éco-
[27] Pour reprendre ici une mise en garde souvent formulée par Claude Gamel.
[28] Ce que la philosophie a exprimé par « omnis determinatio est negatio », et inversement, met-
tant au premier plan une homologie de la négation et de la détermination des caractères.
[29] La théorie des jeux fait aujourd’hui indiscutablement partie de l’économie. Tout économiste
a entendu parler des travaux fondateurs que sont : J. von Neumann, « A Model of General
Equilibrium », Review of Economic Studies, 13, p. 1-9, 1946 [1938] ; O. Morgenstern &
16
Philosophie économique
J. von Neumann, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton University Press,
1953 [1944] et J. Nash, « Non-cooperative games », Annals of Mathematics, 54, 1951, p. 286-
295. On peut d’ailleurs ajouter à cela que John Nash, Reinhard Selten et John Harsanyi
en 1994, puis Robert Auman et Thomas Schelling en 2005 ont reçu le Prix de la Banque
de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel, souvent appelé par raccourci « Prix Nobel d’écono-
mie », pour leurs travaux en théorie des jeux. Toutefois, c’est incontestablement la prise
en compte des asymétries d’informations, notamment à la suite du célèbre article de G.
Akerlof (« The Market for “Lemons” : Quality Uncertainty and the Market Mechanism »,
Quarterly Journal of Economics, 84(3), 1970, p. 488-500) qui a conduit les économistes à
s’intéresser massivement aux questions d’interactions stratégiques.
[30] Voir notamment F. Varenne, Du modèle à la simulation informatique, Vrin, 2007.
[31] Patrick Mardellat commence son article « Qu’est-ce que la philosophie économique ? » (op.
cit.) en posant cette même question.
17
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[32] La littérature explicite sur le sujet abonda : elle ne fut d’ailleurs pas nécessairement
marxiste, mais l’influence du point de vue « réformiste » (sous diverses appellations his-
toriques) s’y fit sentir avec un grand succès à partir du milieu du XIXe siècle jusqu’à
aujourd’hui. Dans cette gigantesque littérature, il n’est pas de titre plus explicite que celui
de l’ouvrage historiciste d’A. Menger, Das Recht auf den vollen Arbeitsertrag in geschichtli-
cher Darstellung, tr. fr. Le Droit au produit intégral du travail, Giard et Brière, 1900 [1886].
18
Philosophie économique
[33] Nous simplifions beaucoup les positions de Marx et des néoclassiques sur un sujet à la
fois important et complexe. Une présentation détaillée risquerait de nous faire perdre de
vue l’objectif présent de mettre en évidence que tout positionnement théorique implique
des engagements – cet aspect ne tient en aucune façon à nos présentations forcément
lapidaires et, pour cette raison, discutables.
[34] Dans la mesure où l’on peut également défendre qu’elles ont toutes les deux tort, à des
titres distincts.
19
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
d’analyse philosophique soit fait par une autre personne que celle qui
utilise une théorie ou même qui la met en place. Il n’est même pas néces-
saire que cette démarche soit effectuée dans un second temps – comme
si la théorie devait être établie d’abord et passée au crible de l’analyse
philosophique ensuite. Toujours est-il que la philosophie économique
soumet l’analyse économique et ses concepts à une autre forme d’ana-
lyse – c’est cette altérité qui fait parfois considérer, à tort, que ce second
niveau d’analyse ne fait sens que dans un second temps. Parce qu’elle
se donne la théorie économique (les théories économiques, devrait-on
dire), comme objet, la philosophie économique connaît d’emblée la même
extension que le champ disciplinaire entier de l’économie : tout ce qui
entre dans le champ de l’économie peut être un sujet d’analyse pour la
philosophie économique. La philosophie économique se loge ainsi au
cœur des théories économiques, sans pour autant s’identifier à elles.
La question se pose alors de savoir si la description que nous venons
de donner de la philosophie économique n’implique pas de nier aux
théories économiques toute forme de scientificité. Bref, le relativisme
se déduit-il de notre position ? Si l’économie, en tant qu’elle s’énonce
sous forme de théories, est traversée de part en part de valeurs (parfois
non explicitées), en quoi peut-elle se présenter comme une discipline
scientifique, et non comme un simple discours parmi tant d’autres ?
Une explicitation de ces valeurs en jeu, une axiologie telle qu’avait
donc pu en débattre Max Weber, s’impose pour écarter la tentation
d’un usage inconsidérément critique de la philosophie économique
(qui consisterait à dénoncer l’économie comme une imposture). Au
contraire, prendre en considération la théorie économique tout entière
au regard des valeurs sous-jacentes, bref répondre à l’exigence d’une
philosophie économique critique au sens d’un départ entre les usages
de la raison, montre combien nous tenons la théorie pour fondamen-
tale. La référence à Weber le rappelait ci-dessus. Enfin, si la nature
même de la philosophie conduit à une suspension du jugement, au
nom de la rigueur de la pensée, elle s’oppose à toutes les formes de
relativisme, du « psychologisme » au « culturalisme ».
L’idée inverse, à savoir que l’économie puisse être strictement
positive, c’est-à-dire qu’on puisse la purifier de tout jugement de
valeur (subjectif, et par principe discutable) conviendrait-elle mieux
à notre caractérisation ? Une telle position a été avancée par Milton
Friedman35. Pour être plus précis, Friedman distingue entre économie
« positive » (qui traite de « ce qui est », autrement dit des « faits ») et une
économie « normative » (qui traite de « ce qui doit être », autrement dit
des « valeurs »)36 . Une fois la théorie « positive » distinguée de l’axiolo-
gie, Friedman enjoint aux économistes d’abandonner toute utilisation
des jugements de valeur et ainsi de faire de l’économie une science.
La validité d’une théorie doit, dans une telle optique, être testée
empiriquement au regard de ses prévisions (se réalisent-elles ou pas ?).
Parce qu’elle affirme que la seule économie ayant le statut de science
est l’économie « positive », cette position a été nommée « positivisme37 ».
Sans entrer dans un débat qui excéderait largement le cadre de
cette introduction38 , notons ici simplement que, pour accepter la posi-
tion de Friedman, il faut, entre autres, accepter que les faits sont des
données brutes et objectives (totalement indépendantes de l’obser-
vation qui les collecte). Contre cette idée, Bachelard a, au contraire,
défendu que dans les sciences « rien n’est donné, tout est construit39 »,
les faits comme le reste. Autrement dit, il n’y a pas de données brutes,
dans la mesure où le savant construit non seulement les hypothèses
au moyen desquelles il questionne le monde, mais aussi les situations
expérimentales, les procédures de vérification et de validation des
résultats, lesquelles supposent l’utilisation d’instruments de mesure
qui ne sont à leur tour que des « théories matérialisées40 ». Bref, les
« faits » ne sont jamais des données brutes et ils découlent, au moins
en partie, de considérations théoriques.
Par ailleurs, pour accepter la position de Friedman, il faudrait
encore accepter la règle selon laquelle « seul ce qui est positif peut
[36] Comme Friedman le signale dans son texte, cette distinction a été proposée la première
fois par John Neville Keynes (Scope and Method of Political Economy, Batoche Books,
1999 [1890]). Keynes avait toutefois un objectif différent de celui de Friedman. Il proposait
en effet non pas une dichotomie, mais une tripartition entre « science positive », « science
normative » et « art » – la « science normative » étant véritablement une science et l’« art »
étant présenté comme le moyen terme entre les faits de la « science positive » et les idéaux
de la « science normative ».
[37] F. Gul & W. Pesendorfer ont récemment défendu une forme différente de positivisme,
montrant que le positivisme, même au-delà des propositions friedmaniennes, reste une
tradition vivante : « The Case for Mindless Economics », in A. Caplin & A. Schotter (eds),
The Foundations of Positive and Normative Economics. A Handbook, Oxford University
Press, 2008, p. 3-39.
[38] Pour une discussion approfondie de la position de Friedman, voir notamment U. Mäki
(dir.), The Methodology of Positive Economics : Reflections on the Milton Friedman Legacy,
Cambridge University Press, 2009.
[39] G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1967 [1934], p. 14.
[40] G. Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1969 [1934], p. 12.
21
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[42] T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, University of Chicago Press, 1962 ;
The Essential Tension : Selected Studies in Scientific Tradition and Change, University
of Chicago Press, 1977.
23
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[43] I. Lakatos, The Methodology of Scientific Research Programmes, vol. 1 : Philosophical
Papers, Cambridge University Press, 1980.
[44] Cette expression, mentionnée par Kuhn dans un texte postérieur à son ouvrage fondateur,
est reformulée en épistémologie de l’économie dans « Les matrices de l’économie politique »
(G. Campagnolo, Critique de l’économie politique classique. Marx, Menger et l’école histo-
rique allemande, Éditions Matériologiques, 2014 [2004], p. 17-65).
[45] Ceci étant dit, la discussion critique visant à mettre en évidence les éventuelles insuffi-
sances de ce courant dominant fait partie intégrante de la philosophie économique.
[46] E. Kant, Critique de la raison pure, préface à la 2de édition, tr. fr. PUF, 1997 [1787], p. 18.
24
Philosophie économique
[48] De ce point de vue l’ouvrage de P. Grill, Enquête sur les libertés et l’égalité, t. 1 :
Origines et fondements, vol. 1 : Économie, méthodologie et philosophie politique, Éditions
Matériologiques, 2015, associe l’érudition historique, ancienne et récente, dans la disci-
pline économique à la défense d’une thèse philosophique au final extrêmement critique.
26
Philosophie économique
très souvent nettement moins poussée49. Lui doit par ailleurs acqué-
rir, selon ses thématiques de recherches, une culture épistémologique
solide et diversifiée, une connaissance subtile et approfondie des
débats en philosophie morale et politique et de l’état des connaissances
et des débats dans une autre discipline, science sociale adjacente ou
science naturelle – par exemple, dans le cas où ses recherches touchent
à des questions de politiques publiques comme la biodiversité ou la
santé publique. Certains travaux exigent la double spécialisation en
histoire de la pensée économique et en philosophie économique, mais
il n’en découle pas que les deux domaines puissent être confondus,
encore moins identifiés, ni que tout travail de spécialisation dans l’une
des deux sous-disciplines exige la maîtrise de l’autre. Simplement les
synergies seront fréquemment majeures et profitables. Nous avons la
conviction qu’en dépit d’elles, si fortes soient-elles, aucune des deux
spécialités n’est donc soluble dans l’autre.
Faisons d’ailleurs un pas de plus : la philosophie économique se
définit selon nous comme le champ d’interaction entre philosophie et
économie sur des problématiques contemporaines. Il est bien évident
que la plupart d’entre elles s’enracinent dans des débats passés et que
l’intérêt de l’historien de la pensée économique trouve aussi souvent
son origine dans des questions contemporaines. Toutefois, les travaux
de ce dernier n’exigent pas toujours de rendre explicite la motivation
de son travail ou de le situer dans les débats contemporains. Bref, si
nous pensons important de distinguer la philosophie économique de
l’histoire de la pensée économique, nous entendons seulement marquer
ainsi une différence difficile à nier, sans affirmer pour autant l’intérêt
de la première au détriment de la seconde50.
&&&
[49] Naturellement, les exceptions sont foison à un propos si général. Il n’est pas certain qu’elles
l’invalident pour autant. Ajoutons ici que, pour nombre de lecteurs, l’historien de la pen-
sée Mark Blaug initia, avec The Methodology of Economics : or, How Economics Explain,
Cambridge University Press, 1980, un processus pouvant mener à une distinction nette
entre histoire des sciences économiques et philosophie de ces sciences – qu’on pense que les
tentatives (qui allaient suivre) de distinguer reconstructions rationnelles et reconstructions
historiques clarifient le débat ou suscitent au contraire beaucoup des confusions à venir.
[50] Ce qui reviendrait d’ailleurs à renverser l’argumentaire utilisé par E.R. Weintraub,
« Methodology Doesn’t Matter, but the History of Thought Might », Scandinavian
Journal of Economics, 91, 1989, p. 477-493 ; réédité in S. Honkapohja (ed.), The State of
Macroeconomics, Basil Blackwell, 1990, p. 263-279.
27
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[51] R.E. Backhouse, « Should we Ignore Methodology ? », Royal Economic Society Newsletter,
78, 1992, p. 4-5 ; réédité in R.E. Backhouse, Explorations in Economic Methodology : From
Lakatos to Empirical Philosophy of Science, Routledge, 1998, p. 157-160.
[52] F. Hahn, « Answer to Backhouse : Yes », Royal Economic Society Newsletter, 78, 1992, p. 5.
Cette réponse peut sembler surprenante lorsqu’on sait que Hahn, outre son intérêt pour
28
Philosophie économique
[53] Par rapport à cette liste, il faut toutefois relever que certaines revues initialement ouvertes
à la philosophie économique ont pris le parti au cours des années 1980 d’exclure de leur ligne
éditoriale les articles relevant de ce domaine. Ainsi le sous-titre de Theory and Decision
qui était An International Journal for Philosophy and Methodology of Social Sciences
en 1979, est devenu An International Journal for Methods and Models in the Social and
Decision Sciences en 1991. On peut probablement comprendre cela comme un mouvement
de spécialisation : la création d’Economics and Philosophy en 1984 ayant donné une place
à la philosophe économique dans le paysage éditorial – place qui manquait jusque-là.
[54] Kolm, Philosophie de l’économie, op. cit. ; D. Hausman, The Inexact and Separate Science
of Economics, Cambridge University Press, 1993 ; B.J. Caldwell (ed.), The Philosophy
and Methodology of Economics, 3 vol., Edward Elgar, 1993 ; R.E. Backhouse (ed.), New
Directions in Economic Methodology, Routledge, 1994 ; Mouchot, Méthodologie économique,
30
Philosophie économique
op. cit. ; J.B. Davis, D.W. Hands & U. Mäki (eds.), Handbook of Economic Methodology,
Edward Elgar, 1998 ; A. Leroux & A. Marciano, La Philosophie économique, PUF, 1998 ;
Leroux & Marciano (dir.), Traité de philosophie économique, op. cit. ; A. Berthoud, Essais de
philosophie économique. Platon, Aristote, Hobbes, A. Smith, Marx, Presses universitaires
du Septentrion, 2002 ; J.B. Davis (ed.), Recent Developments in Economic Methodology,
3 vol., Edward Elgar, 2006 ; D. Hausman & M.S. McPherson, Economic Analysis, Moral
Philosophy and Public Policy, 2e éd. augmentée, Cambridge University Press, 2006
[1996] ; J.B. Davis, A. Marciano & J. Runde (eds.), The Elgar Companion to Economics
and Philosophy, Edward Elgar, 2006 ; A. Leroux & P. Livet (dir.), Leçons de philoso-
phie économique, t. I : Économie politique et philosophie sociale, Economica, 2005 ; t. II :
Économie normative et philosophie morale, 2006 ; t. III : Science économique et philosophie
des sciences, 2007 ; D. Hausman (ed.), The Philosophy of Economics, an Anthology, 3e éd.,
Cambridge University Press, 2008 [1984] ; A. Caplin & A. Schotter (eds.), The Foundations
of Positive and Normative Economics. A Handbook, Oxford University Press, 2008 ; Kincaid
& Ross (eds.), The Oxford Handbook in Philosophy of Economics, op. cit. ; U. Mäki (ed.),
Handbook of Philosophy of Economics, Elsevier, 2012 ; J. Reiss, Philosophy of Economics.
A Contemporary Introduction, Routledge, 2013.
Nous omettons volontairement ici D. Ross, Philosophy of Economics, Palgrave MacMillan,
2014, dans la mesure où le titre de cet ouvrage nous paraît potentiellement trompeur pour
le lecteur. En effet, il ne traite pas de la philosophie économique en tant qu’objet, mais
présente la conception qu’en défend Don Ross, conception qui exclut d’ailleurs une partie
non négligeable des travaux aujourd’hui publiés dans les principales revues de ce champ.
Au lecteur de juger sur pièce cet ouvrage très stimulant.
[55] Ce nombre est remarquable dans la mesure où ce Réseau philosophie-économie est consti-
tué exclusivement de chercheurs.
31
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[56] On pourrait allonger cette liste avec nombre de références plus anciennes. Outre Granger,
Méthodologie économique, op. cit., Leroux & Marciano (La Philosophie économique, op.
cit., p. 3-5) mentionnent notamment N. Baudeau, Première introduction à la philosophie
économique ; ou analyse des États policés, 1771 (réédité in E. Daire, dir., Physiocrates,
Guillaumin, 1846, p. 309-366) ; la série intitulée Recherches et dialogues philosophiques et
économiques créée en 1957, sous l’impulsion de Jean Lacroix, dans les Cahiers de l’Institut
de science économique appliquée ; D. Villey, Prolégomènes à l’enseignement de la philosophie
économique, Sirey, 1959.
32
Philosophie économique
[57] Parmi les traditions nettement à distinguer de la tradition anglo-saxonne quant à l’origine
et à l’évolution, la tradition allemande compte sans doute plus que toute autre aux côtés de
la philosophie économique en langue française. Pour autant, la profession des économistes
allemands a subi encore plus fortement les conséquences des soubresauts du XXe siècle
et l’émigration autour de la Seconde Guerre mondiale a conduit nombre d’auteurs ger-
manophones d’origine à écrire en anglais. Voir H. Hagemann (dir.), Zur deutschspra-
chigen wirtschaftswissenschaftlichen Emigration nach 1933 [À propos de l’émigration
germanophone dans les sciences économiques après 1933], Metropolis, 1997 ; H. Hagemann
& C.D. Krohn (dir.), Biographisches Handbuch der deutschsprachigen wirtschaftswissen-
schaftlichen Emigration nach 1933 [Dictionnaire biographique de l’émigration germano-
phone dans les sciences économiques après 1933], 2 vol., K.G. Saur, 1999.
33
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[58] « La caricature est bien connue : le philosophe analytique ignore l’histoire et s’il lui arrive
de s’intéresser à quelque auteur du passé, il le traite comme un collègue qui viendrait
de publier dans le dernier numéro de Mind ou du Journal of Philosophy ; négligeant le
contexte propre de l’auteur en question, il tombe alors inévitablement dans l’anachronisme
le plus criant. Et sans doute cette image n’est-elle pas tout à fait fausse » (C. Panaccio,
« Philosophie analytique et histoire de la philosophie », in P. Engel, dir., Précis de philo-
sophie analytique, PUF, 2000, p. 325). Signalons tout de même que l’article de Panaccio
montre précisément à l’inverse que, d’une part, cette caricature connut des exceptions
remarquables (Bertrand Russell, Wilfrid Sellars) et, d’autre part, la tradition analytique
vit un remarquable regain d’intérêt pour l’histoire des idées depuis les années 1990.
[59] Friedman, « The Methodology of Positive Economics », op. cit.
[60] A. Smith, The Theory of Moral Sentiments, Cambridge University Press, 2002 [1759].
[61] A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, University of
Chicago Press, 1977 [1776].
[62] D’abord formulé par Gustav Oncken dans la revue Zeitschrift für Sozialwissenschaft
(« Das Adam Smith Problem », 1, 1898), le contenu du « problème » était de déterminer si
34
Philosophie économique
dit pas si ces différences ne sont pas résorbées, si l’on n’a pas assisté,
depuis lors, à une très étroite convergence – ce qui pourrait sembler
fortement réduire l’intérêt de continuer à publier en français, comme
les auteurs réunis dans ce volume ont choisi de le faire collectivement.
Si l’on se tourne vers l’histoire récente de la philosophie, de l’éco-
nomie et de la philosophie économique dans le monde anglo-saxon et
en France, on se rend compte que l’opposition n’était claire que parce
que caricaturalement simpliste ; elle ne tient plus, si tant est d’ailleurs
qu’elle ait jamais tenue. D’une part, la tradition de philosophie ana-
lytique s’est, au cours des trente dernières années, intéressée de plus
en plus à l’histoire des idées65 , et cet intérêt s’est en partie reporté
sur la philosophie économique. D’autre part, la philosophie analytique
a aujourd’hui droit de cité dans le paysage académique francophone.
Si les différences entre les « traditions » de philosophie et d’économie
francophone et anglophone sont nettement moins marquées qu’elles
l’ont été dans les années 1970 et 1980, il demeure une spécificité fran-
cophone qui tient à la grande diversité des perspectives adoptées et
à la façon dont s’y articulent HPE et philosophie économique. Par
ailleurs, il est remarquable qu’aujourd’hui, en France, la philosophie
économique est en général une spécialité d’économiste, alors qu’il s’agit
plutôt d’une spécialité de philosophe dans le monde anglo-saxon. On
accordera que si l’économiste se fait philosophe et que le philosophe
se fait économiste l’importance de cette différence peut paraître toute
relative – mais elle existe de manière notable et ne s’atténue pas au
point que cette tendance disparaisse.
La différence entre ces deux traditions justifierait sans doute déjà à
elle seule le choix d’éditer un volume en langue française. Mais, si l’on
admet qu’il existe bel et bien aujourd’hui une tradition francophone de
philosophie économique, ne pourrait-elle pas s’exprimer en anglais ?
La question est d’autant plus prégnante que, notamment en raison de
l’importance institutionnelle prise par la bibliométrie, cette tradition
francophone s’exprime aujourd’hui de moins en moins dans sa propre
langue.
V.2. La langue : une question cruciale
On pourrait croire que le choix de la langue est une question
mineure. La francophonie serait alors, pour le dire crûment, uni
[65] Panaccio « Philosophie analytique et histoire de la philosophie », op. cit. Voir aussi J.-M.
Vienne (dir.), Philosophie analytique et histoire de la pensée, Vrin, 1997.
36
Philosophie économique
[66] Nous laissons ici sciemment de côté la question de savoir s’il n’est (dans une perspec-
tive hégélienne, par exemple) de philosophie qu’occidentale. Les traditions orientales et
extrême-orientales en particulier sont suffisamment riches pour les considérer – ce qui ne
résout toutefois pas la question de savoir si elles sont « philosophiques ».
[67] Platon, Hippias majeur, tr. fr. GF-Flammarion, 2005.
[68] G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, Philosophie de l’esprit, add.
§ 462, 1817, tr. fr. Vrin, 1988, p. 560.
[69] La seule traduction d’un concept central de la dialectique hégélienne comme celui
37
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[72] Renvoyons ici une fois encore à la citation de Sen en exergue de ce texte.
[73] E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. 1, Gallimard, 1976 [1966], p. 29-30.
Voir aussi le tome 2 (1974), tout particulièrement le chapitre VI intitulé « Structure de la
langue et structure de la société », p. 91-102.
[74] Schefold, « Les “Classiques de l’économie politique”, “Notes de l’éditeur de la Collection
Die Klassiker der Nationalökonomie” », op. cit., p. 2335 : « Il apparaîtra clairement combien
l’histoire de la pensée économique s’appauvrirait, si elle devait se limiter aux sources en
anglais et aux traductions disponibles en anglais. Même avec un programme complet de
traductions, on ne parviendra jamais à disposer de traductions adéquates des principaux
textes français, italiens, allemands, latins et autres – celui qui veut les étudier doit aller
à l’original dans la mesure du possible. »
39
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[75] Ainsi du projet en langue allemande d’un volume Handbuch der Wirtschaftsphilosophie
[Anthologie de philosophie économique] lancé en avril 2015 à la FernUniversität in Hagen,
dans la lignée de travaux collectifs comme W. Korff (dir.), Handbuch der Wirtschaftsethik
[Anthologie d’éthique économique], Gütersloher Verlagshaus, 1999. En langue polonaise,
au moment d’écrire ces lignes est sous presse M. Gorazda, Ł. Hardt & T. Kwarciński (dir.),
Metaekonomia. Zagadnienia z filosofii ekonomii [Méta-économie. Questions de philosophie
économique], Copernicus Center Press, 2016.
40
Philosophie économique
[76] Leroux & Marciano, La Philosophie économique, op. cit. et Leroux & Marciano (dir.), Traité
de philosophie économique, op. cit. ; Leroux & Livet (dir.), Leçons de philosophie écono-
mique, op. cit. Un quatrième tome de leçons de philosophie économique, prenant appui sur
le travail déjà accompli pour se lancer dans l’analyse d’un sujet particulier, est paru : La
Pauvreté dans les pays riches, t. IV : Leçons de philosophie économique, Economica, 2009.
[77] À ce sujet, voir l’annexe « Éléments pour servir à une histoire récente de la philosophie
économique francophone », dans le présent volume.
[78] Leroux & Marciano, La Philosophie économique, op. cit., p. 6.
[79] Leroux & Marciano, La Philosophie économique, op. cit., p. 123 : « En définissant [la phi-
losophie économique] comme un champ de problématiques communes à l’économiste et
au philosophe, il nous restait à faire la preuve empirique de son existence. La structura-
tion de l’exposé en trois parties […] était là pour aider dans cette entreprise. Elle n’avait
cependant pas vocation à limiter la substance de la philosophie économique, seulement
à convaincre de sa consistance. D’autres problématiques partagées par l’économiste et le
philosophe sont donc susceptibles d’ouvrir encore l’horizon de la philosophie économique, si
cela se peut. » De même, Leroux & Marciano, Traité de philosophie économique, op. cit. p. 9 :
« L’inventaire [des objets relevant de la philosophie économique] est évidemment difficile.
Il n’a aucune chance d’être exhaustif et ne peut de toute façon qu’être provisoire. Dans un
petit ouvrage récent, précisément intitulé La Philosophie économique et destiné lui aussi
à démontrer la pertinence de cette approche, nous avons privilégié trois grandes articu-
lations […]. L’ambition n’était évidemment pas de constituer une tripartition précise du
contenu de la philosophie économique, tout au plus de disposer d’un référentiel commode. »
41
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[80] L’appellation d’« économie sociale » a, quant à elle, au contraire, une histoire chargée
de multiples orientations, à commencer par son utilisation chez Léon Walras (voir par
exemple, dans une littérature immense, P. Dockès, La Société n’est pas un pique-nique.
Léon Walras et l’économie sociale, Economica, 1996) ou chez Charles Gide. Il faudrait
remonter à Jean-Baptiste Say, à John Stuart Mill entre autres auteurs pour la comprendre
au sens d’économie politique, sans rien dire ici du destin d’un autre terme : « sociologie
économique » ou « socio-économie » (que les termes anglais usités soient socio-economics ou
« economic sociology »). Pour une proposition de lecture de l’histoire de l’économie sociale
depuis ses origines à nos jours (qui présente aussi de façon synthétique les débats autour de
la définition de ce champ dans l’économie contemporaine), voir D. Demoustier, L’Économie
sociale et solidaire, La Découverte, 2003.
42
Philosophie économique
ses derniers mots, mais il a subi de plein fouet des critiques dirimantes
à partir des années 1980. Catherine Audard projette le lecteur in
medias res en fournissant une « critique de la conception utilitariste
de la personne et de l’agent économique ». Antoinette Baujard dis-
cute le destin de cette « économie du bien-être » en s’écriant, dans le
titre d’une contribution dont les connaisseurs de ses travaux auront
sans doute connaissance et qu’elle publie dans ce volume en version
intégrale : « “L’économie du bien-être est morte.” Vive l’économie du
bien-être ! ». Claude Gamel déploie sa conception d’une « économie de
l’égalitarisme libéral » : il a sciemment proposé ici la contribution-bilan
par laquelle il donne son dernier mot sur le sujet au terme et comme
résultat d’un long cheminement personnel entre les œuvres de Rawls,
Sen et Hayek. De ce parcours, le lecteur a donc l’état présent et la car-
tographie la meilleure qu’il puisse trouver tournée vers le projet d’une
reformulation du libéralisme dans une version qui attire l’attention
au moment d’enjeux politiques très discutés sur les politiques écono-
miques à concevoir pour l’avenir : la philosophie économique manifeste
sa présence dans ces débats.
La question de la propriété, préoccupation s’il en est dans les débats
économiques depuis la constitution de l’économie politique en science,
fait dresser à Jean Magnan de Bornier un panorama des positions
philosophiques sur ce sujet passionné. L’auteur met la profondeur
historique au service d’une présentation synoptique, sinon exhaus-
tive, du domaine qu’il aborde à travers trois conceptions qui y ont
dominé : le modèle hiérarchique (traditionnel, celui où Dieu interagit
avec ses créatures) ; la propriété privée conséquence de la « propriété de
soi » chez les penseurs libéraux (et chez certains de leurs adversaires)
jusqu’aux libertariens ; enfin, le fondement de la propriété dans l’uti-
lité. Si la question de la justice transparaît dans chaque contribution
de cette première partie (justice qui se trouve au centre des préoccu-
pations de cette facette de la philosophie économique), la justice dite
« intergénérationnelle » est abordée par Danièle Zwarthoed. La théorie
de la décision est impliquée par les choix qui en relèvent (et le chapitre
aurait pu, à ce titre, figurer dans la troisième partie), mais son trai-
tement donne ici la place majeure à l’économie politique, à la justice
distributive dans les transferts intergénérationnels à partir de trois
théories : le « suffisantisme » (du rapport Bruntland), le welfarisme et
le principe de juste épargne de Rawls.
La deuxième partie – et le deuxième champ d’interaction entre
philosophie et économie – concerne l’épistémologie et la méthodologie
45
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
[81] Notons que le numéro thématique de la Revue de philosophie économique de l’année 2015
était consacré à la « justice environnementale », illustrant dans le débat contemporain le
rôle-clef que joue désormais la notion dans les échanges entre scientifiques, philosophes,
décideurs politiques et citoyens.
47
Introduction. Philosophie économique, un état des lieux
Philosophie morale et
politique, et économie
politique
Une critique de la conception utilitariste
de la personne et de l’agent économique1
Catherine AUDARD
L
a période de l’après-guerre a été caractérisée par une conception
du développement économique ainsi que du Welfare State2 domi-
née par l’utilitarisme. Celui-ci a le mérite de traiter la personne
humaine, destinataire du Welfare State, de manière suffisamment
simplifiée afin de définir clairement les fins de la « bonne » société. Il
la voit comme un être abstrait, dépourvu de dimension temporelle,
un simple support de « tendances et d’inclinations données, quelles
qu’elles soient, pour ensuite chercher le meilleur moyen de les satis-
faire3 ». Le but du développement économique, ou son telos en termes
normatifs, consiste à satisfaire le mieux possible les besoins du plus
grand nombre, à maximiser l’utilité générale ou moyenne, en traitant
la personne humaine comme un consommateur, simple réceptacle
ou « container » de satisfactions, sans cependant prendre en compte
ni son potentiel de développement, ni ses choix libres et distincts de
ses besoins. La difficulté majeure est qu’un tel programme est diffi-
cilement compatible avec l’idéal d’autonomie individuelle qui est au
cœur des démocraties libérales contemporaines. Ce programme peut
avoir des conséquences « illibérales », qu’il s’agisse du despotisme doux
[1] Cet article se fonde sur le chapitre III de mon livre à paraître, Rawls et les crises de la
démocratie, Grasset, 2017.
[2] Nous préférons parler ici du Welfare State plutôt que de l’État-providence puisque nous
nous situons dans le cadre du débat entre utilitarisme et Rawls, pas dans le cadre français
de l’après-guerre. Le Welfare State capitaliste (WSC par la suite) pour Rawls, est une
nécessité du capitalisme qui a besoin de maintenir un marché de consommateurs grâce à
une politique de revenus et de transferts sociaux ex post. Il obéit à une logique utilitariste
différente et vise le plus haut niveau de bien-être (welfare) moyen ou général au nom de la
rationalité et de l’efficacité économiques, la lutte contre la pauvreté et les inégalités injustes
étant justifiée en raison de leurs désutilités, mais certaines inégalités étant justifiées si
elles sont « efficaces », comme dans le principe de différence de Rawls.
[3] J. Rawls, Théorie de la justice [1971, 1999], Le Seuil, 1987, § 6, p. 57.
52
Philosophie économique
[4] Bien entendu, Rawls est loin d’être le seul à avoir tenté cette transformation et Amartya Sen
est certainement le penseur qui a le plus insisté sur la place de la liberté et de l’autonomie
politiques dans la conception de la personne et ses « capabilités » (capabilities), c’est-à-dire
de sa capacité à transformer les ressources disponibles en utilités et satisfactions. Je men-
tionnerai Sen rapidement parmi les entreprises de dénaturalisation de l’agent économique,
mais ce débat demanderait un autre texte.
[5] Une « démocratie de propriétaires » (POD par la suite), inspirée des travaux de l’écono-
miste James Meade, au contraire, vise à disperser la propriété privée du capital ex ante
de manière la plus large possible grâce à la fiscalité, et pas seulement à augmenter les
revenus les plus faibles. Elle redistribue ex ante le capital disponible afin de permettre la
plus grande autonomie et le plus large contrôle par chacun de sa vie.
[6] « A Study in the Grounds of Ethical Knowledge : Considered with Reference to Judgments
on the Moral Worth of Character » : thèse de doctorat (PhD dissertation), Princeton, 1948-
1949, sous la direction de Walter Stace (1886-1967) qui fut professeur à Princeton de 1932
à 1955 et l’auteur de livres sur Hegel, le mysticisme et le relativisme moral. Rawls cite son
livre The Concept of Morals (1937) dans TJ, § 22, p. 223, note 4. Mais c’est le wittgenstei-
nien Norman Malcolm qui a eu le plus d’influence sur lui à Princeton en l’incitant, dit-il,
à « réfléchir à ce qu’il fait » (voir T. Pogge, John Rawls : His Life and Theory of Justice,
Oxford University Press, 2007, chap. 1). Le premier article de Rawls date de 1946, « A Brief
Inquiry into the Nature and Function of Ethical Theory » dont D. Reidy fait une analyse
dans J. Mandle et D. Reidy (eds), The Blackwell Companion to Rawls, Oxford University
Press, 2014, p. 12-18. Le premier article que Rawls publie en 1951, « Outline of a Decision
Procedure in Ethics », est extrait de sa thèse de doctorat.
53
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique
[7] Sur cette période de la vie de Rawls, voir son interview de 1991 dans The Harvard Review
of Philosophy, printemps 1991, vol. 1, n° 1, p. 38-47 (trad. fr., Justice et critique, Éditions
de l’EHESS, 2014, p. 59-61).
[8] « Lorsque Lincoln interprète la guerre de Sécession comme un châtiment divin pour le péché
de l’esclavage […], l’action de Dieu est perçue comme juste. L’Holocauste ne peut être
interprété de cette façon et toutes les tentatives en ce sens que j’ai lues sont abominables
et néfastes. Interpréter l’histoire comme la volonté de Dieu suppose que cette volonté
s’accorde avec ce que nous savons des idées les plus fondamentales au sujet de la justice.
Qu’est-ce que la justice la plus fondamentale pourrait être d’autre ? » (J. Rawls, Le Péché
et la foi [2009], Hermann, 2010, p. 340 ; nous soulignons).
[9] Parmi de nombreux exemples de l’appel aux limites de la raison chez Rawls, citons son
analyse des « difficultés de la raison » (burdens of reason) qui jouent un rôle essentiel dans
54
Philosophie économique
[12] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 1, p. 31 et § 39, p. 279-280.
[13] J. Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation [1789], Vrin, 2011,
chap. I et II.
[14] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 5, p. 49.
56
Philosophie économique
[15] Les remarques qui suivent sont nécessairement trop rapides. Nous renvoyons le lecteur
à A. Sen et B. Williams (eds.), Utilitarianism and Beyond, Cambridge University Press,
1982, Introduction, ainsi qu’à J.J. Smart et B. Williams, L’Utilitarisme : pour ou contre ?
[1993], Labor et Fides, 1997, et à R. Ogien et C. Tappolet, Les Concepts de l’éthique,
Hermann, 2008. Voir aussi C. Arnsperger et P. Van Parijs, Éthique économique et sociale,
La Découverte, 2000, chap. 1 sur l’utilitarisme, et C. Audard, Anthologie de l’utilitarisme,
PUF, 1999, Introduction.
[16] Au contraire, pour une morale déontologique, « le concept du juste (right) est antérieur
au concept du bien (good) », « les désirs et les aspirations sont limités dès le début par les
principes de la justice qui définissent les bornes que nos systèmes de fins doivent respecter »
(Théorie de la justice, op. cit., § 6, p. 57).
[17] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 5, p. 51.
57
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique
[18] Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, op. cit. Voir aussi B.
Guillarme, Penser la peine, Paris, PUF, 2003, p. 22-30.
58
Philosophie économique
chaque fois qu’il en a envie en même temps que Luc dont il étouffe le
son de toute façon. Cela prouve clairement que la conception utilita-
riste et téléologique de l’agent moral est déficiente. En le définissant
uniquement par ses préférences, comme un simple support anonyme
de l’utilité, elle échoue à imposer une limite justifiée à ses intérêts.
Comme dit Rawls, l’utilitarisme n’est pas vraiment un individualisme
puisqu’il ne reconnaît pas le caractère distinct des personnes qu’il pose
comme interchangeables du point de vue de leur satisfaction. Dans le
cadre utilitariste, le déplaisir de Luc est compensé par le plaisir plus
grand de Mathieu.
II.2. La confusion entre coordination et coopération
Ce qui manque dans l’analyse utilitariste de l’agent, c’est la dis-
tinction entre coopération et coordination. La coopération se fait à
partir des conflits entre intérêts de premier ordre divergents et de la
nécessité de les arbitrer ; elle n’est pas une simple coordination entre
préférences interchangeables. Il manque ici l’idée de réciprocité et donc
l’interaction sociale entre les agents, l’évaluation des conséquences de
leurs choix les uns pour les autres. L’utilitarisme, dit Rawls, ignore
un élément central dans la coopération : le principe de réciprocité.
L’idée de la société conçue comme un système social organisé de manière à pro-
duire le plus grand bien (good) possible après une addition prenant en compte
tous ses membres […] exprime un principe maximisateur et agrégatif de justice
politique […] et rend compte seulement indirectement des idées d’égalité et de
réciprocité31.
[31] Rawls, La Justice comme équité. Une reformulation, op. cit., § 27, p. 137.
[32] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 1, p. 30.
63
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique
serait amené à modifier ses préférences s’il employait correctement la pensée critique. Il
conclurait alors que ses préférences ne peuvent avoir la valeur de prescriptions morales
universelles. La maximisation des préférences ne conduirait donc pas nécessairement au
règne de préférences majoritaires amorales et destructrices. Voir R. Hare, Moral Thinking,
Oxford University Press, 1981, p. 170-181, et Freedom and Reason, Oxford University
Press, 1963, chap. 9 sur le nazi fanatique. Voir aussi V. Descombes, « Philosophie du
jugement politique », in La Pensée politique, PUF, 1994, vol. 2, p. 138-152, et H. Putnam,
Raison, vérité et histoire, Éditions de Minuit, 1984, p. 188-191 et 234-239.
[36] J.S. Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif [1861], Hermann, 2014, chap.
VIII, et A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1840], Gallimard, 1992, vol. II.
[37] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 60.
[38] La version préférentialiste de l’utilitarisme pose que le bien-être ne peut être défini
par les états de conscience ressentis par les agents qui sont a priori impénétrables pour
l’observateur et incomparables entre eux. La comparaison interpersonnelle de bien-être
est impossible sur cette base, comme l’a montré le théorème d’impossibilité d’Arrow (1950).
Le bien-être peut seulement être mesuré, à la manière du béhaviorisme, par des compor-
tements observables : les préférences réellement exprimées par des choix et des décisions
des individus, préférences qui ne sont, bien entendu, pas nécessairement des sources
réelles de plaisir pour eux. L’utilitarisme contemporain, à la différence de Bentham et de
Mill, définit l’utilité de manière purement formelle et ordinale sans référence au plaisir
ressenti, par le seul classement des préférences.
65
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique
[46] C. Korsgaard, Creating the Kingdom of Ends, Cambridge University Press, 1996, p. 124
et p. 261.
68
Philosophie économique
[47] E. Kant, Critique de la raison pure [1781, 1787], Aubier, 1997, p. 198 (AK III 108).
[48] Ibid., p. 199 AK III109.
69
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique
doivent être ajustées de façon à ce que ce moi, à chaque instant, assume le pro-
jet qui a été et qui est suivi52.
dès le début de chaque période, tout cela étant accompagné par l’égalité des
libertés de base et la juste égalité des chances. L’idée n’est pas simplement d’as-
sister ceux qui sont perdants en raison d’accidents ou de malchance (bien qu’il
faille le faire), mais plutôt de mettre tous les citoyens en position de gérer leurs
propres affaires et de participer à la coopération sociale sur un pied de respect
mutuel dans des conditions d’égalité53 .
[56] Ibid.
[57] Ibid., p. 173.
[58] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., § 75, p. 532.
[59] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., § 28, p. 140.
73
Chapitre 1. Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique
[60] Nous suivrons ici l’excellent volume Property-Owning Democracy : Rawls and Beyond que
M. O’Neill et T. Williamson ont consacré à la question (Blackwell, 2014).
[61] James Meade (1907-1995), prix Nobel d’économie en 1948, que Rawls cite, a formulé de
la manière suivante les principes de la POD, la démocratie de propriétaires. Il propose
quatre stratégies pour créer une communauté de citoyens libres et égaux qui ne soit pas
soumise à la domination politique et économique d’une minorité de possédants : transferts
de revenus, plein emploi, services sociaux universels et redistribution de la propriété. Il
fournit ainsi le modèle d’une société juste qui est une réponse aussi bien au socialisme et à
la propriété collective des moyens de production qu’au néolibéralisme et au règne des lois
du marché. Voir J.E. Meade, Efficiency, Equality and Property-Owning Democracy, G. Allen
and Unwin, 1964. L’intérêt pour les travaux de Meade n’a cessé de croître. Voir R. Krouse
et M. McPherson, « Capitalism, Property-owning Democracy and the Welfare State », in
A. Gutmann (eds.), Democracy and the Welfare State, Princeton University Press, 1989 et
A. Atkinson, « James Meade’s Vision », National Institute Economic Review, n° 157, 1996,
p. 90-96. Voir aussi T. Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013, chap. 14 et 15.
74
Philosophie économique
rendra les citoyens plus indépendants. Margaret Thatcher en 1979 a ainsi cherché à créer
une société de propriétaires et, de même, Vaclav Claus en 1992 en République tchèque.
On rappellera également que, dans son ouvrage célèbre, Capitalism and Freedom (1962),
Milton Friedman proposait une radicale simplification du WSC en introduisant un impôt
négatif sur le revenu (« negative income tax »). Voir O’Neill et Williamson, Property-Owining
Democracy, op. cit., p. 46-48.
« L’économie du bien-être est morte. »
Vive l’économie du bien-être !
Antoinette BAUJARD
L’
économie du bien-être est une théorie économique au ser-
vice de l’évaluation des situations sociales et de la décision
publique. Son étude porte sur les moyens et les critères qui
permettent de juger et de comparer la qualité des situations sociales.
Son approche est essentiellement téléologique en ce qu’elle évalue
les conséquences des actions individuelles et des décisions publiques
sur les états sociaux. En outre, cette téléologie est essentiellement
welfariste puisque les conséquences dépendent le plus souvent des
préférences individuelles des membres de la société. Ses ambitions
d’évaluation et de prescription nécessitent à la fois de prendre en
compte les relations entre phénomènes ainsi que les normes que l’on
souhaite voir respecter.
Cette définition ne rencontrerait toutefois pas l’assentiment des
tenants des différents courants de l’économie du bien-être. Plusieurs
d’entre eux excluent en effet certains éléments de la définition, tels que
le rapport aux jugements de valeur ou le lien avec l’action publique.
Les options que ces derniers retiennent ne sont pas dénuées de consé-
quences : selon une thèse déjà ancienne, des auteurs rivalisent de
pessimisme à l’égard du sort de l’économie du bien-être. Pour John
R. Hicks, « le positivisme économique peut facilement devenir une
excuse pour éluder les problèmes réels, ce qui contribue considéra
blement à l’euthanasie de notre science1 ». Selon John Chipman et John
Moore, « si l’on considère son principal objectif, qui est de permettre
aux économistes de réaliser des prescriptions de bien-être sans avoir
à faire de jugements de valeur, ni en particulier de comparaisons
interpersonnelles d’utilité, la nouvelle économie du bien-être doit être
[1] J.R. Hicks, « The foundations of welfare economics », Economic Journal 49, 1939, p. 697.
78
Philosophie économique
[2] J.S. Chipman & J.C. Moore, « The new welfare economics, 1939-1974 », International
Economic Review 3, 1978, p. 548
[3] E.J. Mishan, Economic efficiency and social welfare. Selected essays on fundamental aspects
of the economic theory of social welfare, G. Allen and Unwin, 1981.
[4] Voir A. Lacroix, L’Économie du bien-être ou l’improbable réunification des analyses éthiques
et économiques, thèse de philosophie, Université du Québec, Montréal, 1994.
[5] D.M. Hausman & M.S. MacPherson, Economic analysis and moral philosophy, Cambridge
University Press, 1996, p. 96.
[6] P. Mongin, « Is there progress in normative economics ? », in S. Boehm et al. (eds), Is there
progress in economics ?, Edward Elgar, 2002, p. 165. Voir également P. Mongin, « Is there
progress in normative economics ? », Economics and Philosophy, 22, 2006.
[7] Ce découpage historique en périodes successives se retrouve par exemple chez R. Cooter et
P. Rappoport, « Were the ordinalists wrong about welfare economics », Journal of Economic
Literature 2, 1984 ; C. d’Aspremont, « Rawls et les économistes », in J. Ladrière & P. van
Parijs (dir.), Fondements d’une théorie de la justice. Essais critiques sur la philosophie
politique de John Rawls, Éditions de l’institut supérieur de philosophie, 1984, p. 86.
79
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[8] A. Marshall, The principles of economics, Vol. 1, MacMillan, 1890 ; A.C. Pigou, The eco-
nomics of welfare, MacMillan, 1920.
[9] A. Bergson, « A reformulation of certain aspects of welfare economics », Quarterly Journal
of Economics 52, 1938 ; O. Lange, « The foundations of welfare economics », Econometrica
10, 1942.
[10] K.J. Arrow, Social Choice and Individual Values, John Wiley & Sons, 1951.
80
Philosophie économique
[11] Lacroix, L’Économie du bien-être…, op. cit. ; P. Mongin, « La méthodologie économique
au XXe siècle. Les controverses en théorie de l’entreprise et la théorie des préférences
révélées », in A. Béraud & G. Facarello (dir.), Nouvelle histoire de la pensée économique,
vol. 3, La Découverte, 2000, chap. 36.
[12] Sur la présentation des démarches rétrospective, extensive et intensive en histoire de la
pensée économique, voir A. Lapidus, « Introduction à une histoire de la pensée économique
qui ne verra jamais le jour », Revue Économique 47(4), 1996.
[13] La présentation du matériau historiographique de cette longue période pourrait s’avérer
trop importante et fastidieuse pour le format du présent texte. Aussi tentons-nous de
limiter la présentation des contributions à de brefs rappels pour ne nous concentrer que
sur les problématiques que, à notre sens, les évolutions historiques font naître.
81
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[14] Ce débat est notamment illustré par les échanges entre Robbins et Harrod. L. Robbins,
An essay on the nature and significance of Economic Science, 3e éd., Macmillan, 1932 ;
L. Robbins, « Interpersonal comparisons of utility », Economic Journal 48, 1938 ; R.F.
Harrod, « Scope and method of economics », Economic Journal 48, 1938 ; voir également
P.J. Hammond, « Interpersonal comparisons of utility : Why and how they are and should
be made », in J. Elster & J.E. Roemer (eds.), Interpersonal comparisons of well-being,
Cambridge University Press, 1991, chap. 7.
82
Philosophie économique
de chacun et d’arbitrer entre les gains en bien-être des uns et les pertes
en bien-être des autres. C’est ce que réalise la première économie du
bien-être par l’hypothèse de mesurabilité cardinale des fonctions d’uti-
lité individuelle et par le recours aux comparaisons interpersonnelles.
Or, les hypothèses sur les propriétés et sur le sens des utilités déter-
minent le réalisme ainsi que (partiellement) la conception normative
de ces comparaisons (I.1.1). Aussi, pour certaines interprétations des
utilités chères à la nouvelle économie du bien-être, les comparaisons
ne sont pas souhaitables et doivent donc être rejetées hors du domaine
de l’économie scientifique (I.1.2).
I.1.1. Des comparaisons objectives mais normatives
Jusqu’à la nouvelle économie du bien-être, les comparaisons
interpersonnelles étaient considérées comme fondamentales pour
construire une économie du bien-être utile et adaptée à l’action
publique. Knut Wicksell précisa même que « les discussions parle-
mentaires sur les questions fiscales n’auraient pas de sens s’il était
impossible de comparer les utilités de personnes différentes15 ». Mais
leur nécessité ne signifie pas qu’elles s’imposent sans difficultés. Car
l’hypothèse de comparabilité interpersonnelle n’a de sens que moyen-
nant certaines interprétations des utilités individuelles et implique,
selon les propriétés des fonctions d’utilité, l’engagement d’un jugement
normatif. Le surplus du consommateur illustre une mesure d’utilité
individuelle qui autorise à la fois les comparaisons interpersonnelles
et intrapersonnelles.
La présentation des définitions des comparaisons interperson-
nelles et intrapersonnelles et les contraintes imposées par leur mesure
constituentun préalable nécessaire. Les comparaisons intraperson-
nelles consistent en la comparaison, par un individu, de sa situation
à différents moments ou à différents niveaux d’utilité. On parle dans
ce cas de cardinalisme : la mesure d’utilité est cardinale si elle permet
de rendre compte de l’intensité des utilités. En revanche, elle est ordi-
nale si l’intensité des utilités n’est pas prise en compte. Dans ce cas,
seules les informations sur les ordres sont importantes. Les compa-
raisons interpersonnelles consistent, en revanche, en la comparaison
des utilités entre différentes personnes. On réalise de telles compa-
raisons lorsque l’on dit, par exemple, qu’un individu pauvre bénéficie
[15] Sur Wicksell, voir J.A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique. L’âge de la science, vol.
3, George Allen & Unwin Ltd, 1954, p. 415.
83
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[16] Pour une présentation détaillée des conditions d’invariance sur les fonctions d’utilité et
leur signification en termes de propriétés des comparaisons inter ou intrapersonnelles, on
renvoie le lecteur aux ouvrages suivants : A.K. Sen, « Social choice theory », in K.J. Arrow
& M.D. Intriligator (eds.), Handbook of mathematical economics, Vol. 3, Elsevier Science
Publishers, 1986, p. 1113 ; M. Fleurbaey, Théories économiques de la justice, Economica,
1996, p. 65.
[17] Dans le cas des poids par exemple, qui se mesurent en kilogrammes ou en livres, ou des
températures qui se mesurent en degrés Celsius ou Farenheit, l’échelle de mesure et le
choix des bornes relèvent d’une convention, mais une fois acceptée cette convention, les
écarts ont un sens.
84
Philosophie économique
[18] Voir Pigou, The economics of welfare, op. cit., chap. 8, et le principe des transferts régres-
sifs de Pigou-Dalton.
[19] Voir par exemple J.C. Harsanyi, « Non-linear social welfare functions : Do welfare econ-
omists have a special exemption from bayesian rationality ? » Theory and Decision 6 (3),
1975, p. 74.
[20] Robbins, « Interpersonal comparisons of utility », op. cit., p. 200.
[21] Nous considérons la distinction entre interprétation comme état du monde et comme état
85
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[26] « L’excédent du prix qu’[un individu] consentirait à payer plutôt que de se priver de l’objet
sur celui qu’il paie effectivement est la mesure économique de ce surplus de satisfaction ;
et, pour des raisons qui apparaîtront par la suite, peut être appelé surplus des consomma-
teurs » (Marshall, The principles of economics, op. cit., p. 124). Précisons qu’il s’agit là d’une
citation de la 9e édition. Dans le texte original de 1890, Marshall parle non du « surplus
du consommateur » mais de la « rente du consommateur ».
[27] Pour une présentation détaillée de l’« homme moyen » ou « normal » et les considérations
sur l’« homme médian », voir Martinoia, La Théorie de l’utilité d’Alfred Marshall…, op.
cit., p. 322 sq.
[28] Schumpeter juge en effet que la contribution marshallienne est simplement utilitariste :
« C’est tout simplement du benthamisme ressuscité, ou plutôt dans l’armure d’une tech-
nique meilleure. Cela implique une conception quantitative de l’utilité, de la satisfaction
ou du bien-être, avec l’idée supplémentaire que l’on peut comparer les satisfactions de
personnes différentes. En particulier, c’est l’idée qu’on peut les additionner pour obtenir
le bien-être général de la société : l’idée de la “comparabilité interpersonnelle de l’utilité” »
(J.A. Schumpeter, Histoire de l’analyse écononomique. L’âge de la science [1954], vol. 3.
Gallimard, 1983, p. 415).
87
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[29] « Ils sont en fait complètement injustifiés pour n’importe quelle doctrine de l’économie
scientifique. […] La proposition que nous étudions pose la grande question métaphysique
de la comparaison scientifique des expériences d’individus différents. [Une comparaison
interpersonnelle] est une comparaison qui n’est ni nécessaire en théorie de l’équilibre,
ni impliquée par les hypothèses de cette théorie. C’est une comparaison qui sort iné
vitablement du domaine de toute science positive. Dire que la préférence de A est plus
importante que celle de B dans l’ordre d’importance est très différent que d’affirmer que
A préfère n à m dans un ordre différent. Cela implique un élément de valorisation conven-
tionnel. Aussi est-ce essentiellement normatif. Et cela n’a pas sa place en science pure »
(Robbins, An essay on the nature and significance of Economic Science, op. cit., p. 130 sq.).
[30] Ici, conformément à la distinction de Hume, les éléments positifs correspondent à ce
qui est – donc à la description et éventuellement à la prévision des faits –, alors que les
éléments normatifs relèvent de ce qui doit être – donc sont liés à des jugements de valeur.
88
Philosophie économique
[31] Nous reviendrons sur cette interprétation essentielle dans la prochaine section.
[32] J.C. Harsanyi, « Cardinal utility in welfare economics and in the theory of risk-taking »,
Journal of Political Economy, 61 (5), 1953 ; « Cardinal welfare, individual ethics, and
interpersonal comparisons of utility », Journal of Political Economy, 63(4), 1955.
89
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[33] P. Samuelson, Foundations of Economic Analysis, Harvard University Press, 1947, p. 249
sq.
[34] J. Hicks & R.G.D. Allen, « A Reconsideration of the theory of value », Economica, N. S 1,
1934.
90
Philosophie économique
[35] Voir Robbins, An essay on the nature and significance of Economic Science, op. cit., p. 1334.
[36] On devrait à ce sujet non seulement citer les travaux de V. Pareto mais aussi ceux de
d’E. Barone. Voir Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 214-217 ou
Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, op. cit., p. 416.
[37] Pour une présentation formelle et l’analyse des formes fortes ou faibles des critères de
Pareto, voir A.K. Sen, Collective Choice and Social Welfare, Holden-Day Inc., 1970, section
2.2 ; Fleurbaey, Théories économiques de la justice, op. cit., p. 33 sq.
[38] Soient les états sociaux x,y,z. Selon le critère de Kaldor, x est préféré à y, si, à partir de
x, il est possible d’obtenir l’état z par des transferts, et tel que la situation potentielle z
est meilleure que y au sens de Pareto. Selon le critère de Hicks, x est préférable à y si à
partir de y il n’est pas possible, par des transferts, d’atteindre un état z qui serait préféré
au sens de Pareto à x. Selon le critère de Scitovsky, x est préférable à y si les deux critères
de Kaldor et de Hicks sont satisfaits. Voir N. Kaldor, « Welfare propositions of economics
and interpersonal comparisons of utility », Economic Journal 49, 1939 ; Hicks, « The foun-
dations of welfare economics », op. cit. ; T. de Scitovsky, « A note on welfare propositions
in economics », Review of Economic Studies 9, 1941.
91
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[39] Ceci explique le glissement sémantique de ces critères de compensation qui sont souvent
désignés par le terme : « les critères parétiens ».
[40] La rupture est notamment soulignée par le refus de Bergson ou de Little de considérer
le résultat d’Arrow comme pertinent pour l’économie du bien-être. Pour l’argumentation
invoquée contre le lien entre la nouvelle économie du bien-être et le théorème d’Arrow,
voir Mongin, « Is there progress in normative economics ? », op. cit., p. 152-156 ; Mongin,
« Is there progress in normative economics ? », op. cit.
[41] Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
92
Philosophie économique
[42] K. Arrow, Social Choice and Individual Values [1953], 2e éd., Yale University Press, 1963.
[43] Pour des travaux sur les remises en cause des conditions d’Arrow, on renvoie le lecteur
aux articles et revues suivants. Sur les conditions de dictateur et transitivité, voir A.K.
Sen, « Quasi-transitivity, rational choice and collective decisions », Review of Economic
Studies 36(3), 1969 ; M. Salles, « Sur l’impossibilité des fonctions de décision collective »,
Revue d’Économie Politique, 1976 ; G. Bordes & M. Salles, « Sur l’impossibilité des fonc-
tions de décision collective : Un commentaire et un résultat », Revue d’Économie Politique
88(3), 1978. Sur les restrictions de domaine, voir W. Gaertner, Domains conditions in
social choice theory, Cambridge University Press, 2001. Sur la condition de Pareto, voir R.
Wilson, « Social choice theory without the Pareto Principle », Journal of Economic Theory 5
(3), 1972. Sur le droit de veto, voir A. Mas-Collel & H. Sonnenschein, « General possibility
theorems for group decisions », Review of Economic Studies 39(2), 1972. Sur les hypothèses
sur les préférences, voir M. Salles, « Fuzzy utility », in S. Barbera, P.J. Hammond & C. Seidl
(eds.), Handbook of utility theory, Kluwer, 1998.
[44] D.G. Saari, « Connecting and resolving Sen’s and Arrow’s theorems », Social Choice and
Welfare 15(2), 1998.
[45] Pour tout i, Ri désigne la relation de préférence de l’individu i entre des situations sociales.
93
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
yPiz et zPiv, ainsi que xPiz, xPiv et yPiv. Le fait que l’on ait observé
que vraisemblablement, l’individu i préfère bien plus x à v que x à y
n’entre pas en ligne de compte. Par la condition IIA, le classement
social entre les éléments x,y,z est déterminé en plusieurs étapes. Dans
un premier temps, on considère les relations de préférence indivi-
duelle entre x et y, puis celles entre y et z, et enfin, celles entre z et x.
Comme, par la condition de domaine non restreint, on tient compte de
tous les profils de préférences possibles, on considère tous les classe-
ments possibles entre chaque ensemble de deux options. Ainsi, pour
les options x,y,z, les classements suivants sont tous possibles : xRiy
ou yRix, yRiz ou zRiy et xRiz ou zRix. Les préférences individuelles
ainsi décrites peuvent donc être atransitives. Comme rien ne s’oppose
à la prise en compte de préférences individuelles atransitives dans le
cadre arrovien, l’atransitivité des préférences sociales devient mécani
quement un risque plausible. Il n’y a dès lors pas lieu de s’étonner de
ce qu’un choix social irrationnel puisse être déduit de ces préférences
individuelles. En interdisant la prise en compte de l’intensité des
préférences individuelles, Arrow ne considère que des utilités ordi-
nales, conformément au cadre de la nouvelle économie du bien-être. La
condition d’indépendance aux alternatives non pertinentes restreint
considérablement les informations sur les utilités individuelles, ce qui
est déterminant dans l’explication de l’impossibilité.
Le résultat précédent peut être relié à l’interprétation suivante :
c’est en respectant l’objectif affiché par la nouvelle économie du bien-
être, l’interdiction des comparaisons intra et interpersonnelles – qu’Ar-
row considère du reste comme dénuées de sens46 – qu’il aboutit à l’im-
Ainsi, écrire : xRiy se lit : « l’individu i préfère au moins autant l’option x à l’option y », ou
encore, « selon l’individu i, x est au moins une aussi bonne option que y ». Cette relation
de préférence individuelle Ri est un préordre complet, c’est-à-dire qu’elle satisfait les
propriétés de réflexivité, de transitivité et de complétude. La relation Ri est réflexive si
et seulement si : xRix. La relation Ri est transitive si et seulement si : [xRiy et yRiz] xRiz.
La relation Ri est complète si et seulement si : xRiy ou yRix. La préférence individuelle
Ri est définie par : xPiy [xRiy et non(yRix)]. Elle est asymétrique pour : xPiy non(yPix), qui
correspond à la préférence individuelle stricte. Elle est symétrique si : xIiy xRiy et yRix. La
partie asymétrique de la préférence individuelle s’interprète donc comme une indifférence.
On note respectivement Pi et Ii les parties asymétriques et symétriques de Ri.
[46] « On adoptera ici le point de vue suivant : la comparaison interpersonnelle des utilités n’a
pas de sens et, à vrai dire, les comparaisons de bien-être sont indépendantes des problèmes
de mesure de l’utilité individuelle » (Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
Traduction française par le groupe Tradecom : Choix collectif et préférences individuelles,
Calmann-Levy, 1974, p. 31).
94
Philosophie économique
[47] Arrow présente d’ailleurs son résultat également sous la forme suivante : « Si nous écar-
tons la possibilité de comparaison interpersonnelle des utilités, les seules méthodes de
passage des préférences individuelles aux préférences collectives qui soient satisfaisantes
et définies pour un très grand nombre d’ensembles d’ordres individuels, sont soit imposées,
soit dictatoriales » (ibid., p. 115).
[48] A.K. Sen, « Personal utilities and Public Judgements : Or what’s wrong with welfare
economics ? », Economic Journal 89(355), 1979.
[49] Une évaluation est « welfariste » si elle repose exclusivement sur des informations sur
des utilités individuelles ; elle est post-welfariste si elle prend en compte des informations
d’autre nature. Sur les deux voies possibles, la possibilité de comparaison interpersonnelle
et le post-welfarisme, voir également A.K. Sen, « The Impossibility of a Paretian liberal »,
Journal of Political Economy 78(1), 1970 ; Collective Choice and Social Welfare, op. cit. ; Sen,
« Personal utilities and Public Judgements : Or what’s wrong with welfare economics ? »,
op. cit. ; « Well-being, Agency and freedom : The Dewey Lectures 1984 », The Journal of
Philosophy 72(4), 1985 ; « Welfare, preference and freedom », Journal of Econometrics 50
(3), 1991 ; « The possibility of social choice », American Economic Review 89(3), 1999. Nous
recommandons également ces synthèses : P. K. Pattanaik, « Some non-welfaristic issues in
welfare economics », in B. Dutta (ed.), Welfare Economics, Oxford University Press, 1994 ;
R. Sugden, « Welfare, resources and capabilities : A review of “inequality reexamined” by
Amartya Sen », Journal of Economic Literature 31, 1993.
[50] T.M. Scanlon, « The moral basis of interpersonal comparisons », in J. Elster & J. Roemer
(eds.), Interpersonal comparisons of well-being, Cambridge University Press, 1991, chap. 1.
95
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
« utilité économique » pour désigner l’ophélimité parétienne, plus proche des usages des
autres auteurs.
[62] Lettre reproduite dans l’édition française du Cours d’économie politique [1896], G. H
Bousquet & G. Busino (dir.), Librairie Droz, 1964, en note du § 5 des Principes d’économie
politique pure.
[63] Pareto recourt effectivement à l’analogie mécanique (Pareto, Traité de sociologie générale,
op. cit., § 120-122).
100
Philosophie économique
[64] « Ce n’est donc pas le manque de volonté mais le manque de capacité qui empêche les
économistes de tenir compte de l’action exercée par [d’autres] mobiles » (Marshall, The
principles of economics, Vol. 1, op. cit., p. 24).
101
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[68] Notons que ce souci grandissant d’exclure le rôle et le langage éthique des nouvelles
constructions de la théorie économique se trouvait déjà – bien qu’alors moins explicite –
chez les auteurs de la première économie du bien-être. C’est notamment le cas de Marshall,
pourtant utilitariste convaincu et affirmé. En effet, à partir de la troisième édition des
Principes, Marshall réduit le vocabulaire hédoniste, remarque R. Martinoia : il supprime
l’usage du mot « peine », et remplace « plaisir » par « satisfaction » ou encore « bénéfice », il
substitue à l’expression « rente du consommateur » celle de « surplus du consommateur ».
Marshall s’inspire de l’utilitarisme pour construire la théorie de la demande et la théorie
du surplus, mais en l’expurgeant du vocabulaire hédoniste, il peut alors prétendre à une
neutralité au moins apparente vis-à-vis de ces conceptions morales et politiques. Voir
Martinoia, La Théorie de l’utilité d’Alfred Marshall…, op. cit., p. 140 sq.
104
Philosophie économique
[76] P.A. Samuelson, « A note on the pure theory of consumer’s behaviour », Economica, N. S
5, 1938.
[77] K.J. Arrow, « Rational choice functions and orderings », Economica 26(102), 1959.
[78] M.K. Richter, « Revealed preference theory », Econometrica 34(3), 1966 ; « Rational choice »,
in J. Chipman et al. (dir.), Preferences, utility and demand, Harcourt Brace Janovich Inc.,
1971.
[79] Traduction de « The whole theory of consumer’s behaviour can thus be based upon oper-
ationnally meaningful foundations in terms of revealed preference » (P.A. Samuelson,
« Consumption Theory in Terms of Revealed Preference », Economica, N.S. 15, 1948, p. 251).
[80] « Cela n’exclut pas l’introduction de l’utilité […] ni ne dément les résultats atteints par
l’utilisation de raisonnements qui ont recours à la notion d’utilité » (Samuelson, « A note
on the pure theory of consumer’s behaviour », op. cit., p. 62).
[81] H.S. Houthakker, « Revealed preference and the utility function », Economica, N.S. 17,
1950.
[82] Chipman et al. (dir.), Preferences, utility and demand, op. cit.
107
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[83] Samuelson, « A note on the pure theory of consumer’s behaviour », op. cit., p. 71.
108
Philosophie économique
[84] J.R. Hicks, A revision of demand theory, The Clarendon Press, 1956, p. 17 sq.
[85] Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
[86] Les définitions et les arguments utilisés dans ce paragraphe sont tirés de l’article cité de
P. Mongin, « L’axiomatisation et les théories économiques », Revue Économique 54(1), 2003.
109
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[93] Ce divorce est constaté dans Mongin, « Is there progress in normative economics ? », op.
cit. Cette analyse fait écho à la distinction entre « économie du bien-être positive » et « éco-
nomie du bien-être normative » opérée par E.J. Mishan, « The implications of alternative
foundations for welfare economics », De economist 132(1), 1984.
112
Philosophie économique
article », Economica, N.S. 15, 1948 ; Chipman & Moore, « The new welfare economics, 1939-
1974 », op. cit. ; Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
[105] L. Robbins, « Economics and political economy », American Economic Review 71,
Supplement, 1981, p. 1-10.
[106] Voir à ce sujet Fleurbaey, Théories économiques de la justice, op. cit., p. 48 sq.
[107] Sen, Collective Choice and Social Welfare, op. cit.
[108] Sur ce sujet, voir notamment E. Picavet, « De l’efficacité à la normativité », Revue
Économique 50(4), 1999.
[109] On comprend ici le terme « transparence » comme l’explicitation et la publicité des concep-
tions normatives véhiculées par les outils de l’économie du bien-être.
117
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[110] L’usage des préférences révélées comme information élémentaire de l’évaluation publique
est relativement courant ; voir par exemple M. Boiteux, « Transports : Choix des investis-
sements et coût des nuisances », Rapport du Commissariat général du plan, 2001, p. 40
sq., p. 78 sq., p. 178 sq.
[111] Sur l’opérationnalisme, voir C.G. Hempel, « A logical appraisal of operationism », Scientific
Monthly 79, 1954.
118
Philosophie économique
[114] D.G. Saari & K.K. Sieberg, « The sum of the parts violates the whole », American Political
Science Review 95(2), 2001.
[115] Dans notre cadre, les domaines d’application des résultats nécessaires sont plus larges
que dans celui du vote, ce qui nécessite un certain nombre de résultats complémentaires.
Nous ne présentons pas ici les démonstrations des formules utilisées ni le modèle théorique
pour privilégier l’analyse d’un exemple significatif. Pour l’ensemble de ces discussions,
notations, et démonstrations, voir A. Baujard, « L’estimation des préférences individuelles
en vue de la décision publique. Problèmes, paradoxes, enjeux », Économie & Prévision 4-5,
2006, p. 175-176.
120
Philosophie économique
[118] J.N. Keynes, Scope and method of Political Economy [1891], MacMillan, 1917.
[119] P. Mongin, « Value judgments and value neutrality in economics », op. cit.
[120] Robbins, An essay on the nature and significance of Economic, op. cit.
122
Philosophie économique
[121] Sur la notion de « client », voir I.M.D. Little, « Social Choice and Individual Values »,
Journal of Political Economy 60(5), 1952 ; A. Bergson, « On the concept of social welfare »,
Quarterly Journal of Economics 68(2), 1954.
[122] M. Weber, The methodology of the social sciences, A. Schilz ed., The Free Press, 1949.
[123] Il reconnaît alors que l’économiste peut émettre des jugements conditionnels aux normes,
bien que ces normes sortent du champ de l’économie.
[124] Fleurbaey, Théories économiques de la justice, op. cit., p. 2 sq.
[125] Arrow, Social Choice and Individual Values, op. cit.
[126] Pour une autre défense de la non-neutralité faible, voir Baujard, « Value judgments and
economics expertise », op. cit.
123
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
[127] Voir à ce sujet Mongin, « Value judgments and value neutrality in economics », op. cit.,
2006, p. 274-275.
124
Philosophie économique
cée, mais la confiance qui lui est accordée s’accroît. Cela implique de
disposer d’une théorie réaliste128 et non d’une théorie déductive dont
l’objet est restreint. L’approche des problèmes réels est nécessairement
multidisciplinaire, qui s’inspirent des statistiques et de l’histoire, de
la sociologie et de la psychologie129. Ainsi, les économistes normatifs
savent raisonner sur les valeurs et les économistes positifs sur les
faits. Les deux aspects sont pourtant nécessaires à la prescription,
mais il semble vain de plaider pour des prescriptions fiables, qui
nécessitent une démarche à la fois multidisciplinaire et un ancrage
démocratique. Faut-il en déduire l’échec de l’économie normative qui
ne répond pas à ses ambitions substantielles ? La réponse est négative
si l’on distingue entre les différentes définitions de la normativité. Si
cette dernière est définie par un lien avec les jugements de valeur,
alors les propositions normatives peuvent être non seulement des pres-
criptions ou des obligations, mais aussi des évaluations.
L’évaluation est définie par trois éléments, enseigne Mongin130. Tout
d’abord, elle est comparative, c’est-à-dire qu’elle fait référence à un
idéal ou bien à un ordre. Cela correspond en effet au travail réalisé par
l’économie normative actuelle, et en particulier à la théorie du choix
social, qui permet d’ordonner des situations abstraites, plus ou moins
caractérisées. Ensuite, l’évaluation est subjective, c’est-à-dire qu’elle
est propre à la personne qui réalise ou commande l’évaluation. Dans
le cas des évaluations des situations économiques et sociales justes,
elles sont normatives. Enfin, l’évaluation repose sur des faits. Elle
entretient donc un lien avec le domaine positif, en ce qu’elle permet
de formuler un jugement – ici normatif – sur une situation particu-
lière. La normativité d’un énoncé évaluatif ne s’exprime que si ces
trois éléments sont réunis, c’est-à-dire par l’articulation entre positif,
normatif et réel131. L’attitude de précaution est moins de mise dans le
cas de l’évaluation car elle n’est qu’un élément de la décision, qui, s’il
est nécessaire, n’est pas suffisant.
[128] On retrouve chez Keynes (Scope and Method of Political Economy, op. cit.) une présenta-
tion éclairante de la distinction entre la méthode inductive et le réalisme des économistes
historicistes allemands d’une part et d’autre part la méthode déductive et l’abstraction
du courant anglo-saxon.
[129] Sur le rôle de la multidisciplinarité pour l’économie politique, L. Robbins, « The economist
in the twentieth century », Economica 16(62), 1949.
[130] Mongin, « Value judgments and value neutrality in economics », op. cit., p. 10.
[131] Pour une lecture de la thèse de J.N. Keynes sur les trois activités de l’économiste, voir
Mongin, « Normes et jugements de valeur en économie normative », op. cit., p. 524-527.
126
Philosophie économique
[132] Pour une présentation des mesures de la pauvreté, voir C. Seidl, « Poverty measurement :
A survey », in D. Bös et al (eds.), Welfare and efficiency in public economics, Springer-
Verlag, 1998.
[133] Voir par exemple A. Atkinson & A. Brandolini, « Promise and pitfalls in the use of
secondary data-sets : Income inequality in OECD countries as a case study », Journal of
Economic Literature 34, 2001.
[134] Voir A.K. Sen, L’Économie est une science morale, La Découverte, 1999.
127
Chapitre 2. « L’économie du bien-être est morte. » Vive l’économie du bien-être !
IV. Conclusion
L’économie du bien-être est ici comprise comme la théorie écono-
mique qui analyse la qualité des situations sociales au service de la
décision publique. L’objectif de ce texte était de comprendre l’évolution
de l’économie du bien-être136 , et en particulier d’éclairer la thèse de la
mort de l’économie du bien-être137. La première partie était consacrée
à la présentation de la thèse standard relative à l’évolution de l’éco-
nomie du bien-être. Nous avons souligné que la dynamique à l’œuvre
était bien plus celle du concept d’utilité que celle du seul statut des
comparaisons interpersonnelles138. La seconde partie a permis d’expli-
[139] Pour approfondir : A. Baujard, « Economic science vs. welfare economics. An epistemo-
logical reading of the history of welfare economics », Mimeo GATE L-SE, 2015.
Remerciements. Ce texte est issu d’un travail de longue haleine qui a été présenté
dans une version antérieure lors de l’Université d’été en histoire de la pensée et métho-
dologie économique organisée par le Bureau d’économie théorique et appliquée (Beta)
et l’Association Charles Gide pour l’histoire de la pensée économique à l’Université
de Strasbourg en septembre 2003. Je remercie les participants pour leurs remarques
constructives ; je reste bien entendu entièrement responsable des éventuelles erreurs,
omissions ou imperfections qui demeurent dans cette version.
Économie de l’égalitarisme libéral
Réflexions pour mieux concilier
libéralismes politique et économique
Claude GAMEL
[4] J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de la monnaie et de l’intérêt [1936], Payot, 1942.
[5] F. Hayek, Prix et production [1931], Calmann-Lévy, 1975, rééd. coll. Agora, 1985.
[6] Cf. F. Hayek, « Scientism and the Study of Society, Part I », Economica 9(34), 1942, p. 267-
291 ; « Part II », Economica 10(37), 1943, p. 34-63 ; « Part III », Economica 11(41), 1944,
p. 27-39. Sur la formulation du concept d’ordre spontané par Hayek dès le début des années
1940, cf. P. Nemo, La Société de droit selon F.A. Hayek, PUF, 1988, p. 392.
132
Philosophie économique
[7] Le « néolibéralisme » de l’école autrichienne (Hayek, Mises) est parfois distingué de « l’ultra-
libéralisme » de l’école de Chicago (Friedman). C’est le cas notamment d’Audard (Qu’est-ce
que le libéralisme ?, op. cit., p. 339), mais nous ne la suivons pas sur ce terrain : l’école de
Chicago semble moins relever d’une pensée « ultralibérale » que d’une pensée « néolibérale »
qui, à l’inverse des travaux de Hayek, serait pour l’essentiel réduite au champ économique.
En revanche, le « libertarisme » d’un auteur comme Nozick relèverait selon nous d’une pen-
sée « ultralibérale », en mettant plus en avant le respect de la propriété (de soi-même et de
ses biens) que la défense de la liberté individuelle elle-même. Cf. R. Nozick, Anarchie, État
et utopie [1974], PUF, 1988, rééd. coll. Quadrige, 2008. Pour une présentation comparée
de Hayek et de Nozick, cf. C. Gamel, Économie de la justice sociale. Repères éthiques du
capitalisme, Éditions Cujas, 1992, chap. 4 et 5.
[8] Ce nouveau souffle repose sur une véritable dialectique hayékienne : entre « l’ordre spon-
tané » de la société, dont l’évolution échappe pour l’essentiel à la maîtrise de l’homme, et
les « organisations sociales » (types entreprises, associations ou collectivités publiques),
dont le pilotage demeure seul à sa portée, le processus de sélection et d’application par
le juge des « règles abstraites de juste conduite » peut seul permettre de surmonter la
contradiction. Cf. F.A. Hayek, Droit, législation et liberté, tome 1 : Règles et ordres [1973],
tome 2 : Le Mirage de la justice sociale [1976], tome 3 : L’Ordre politique d’un peuple libre
[1979], PUF, 1980, 1982, 1983, rééd. coll. Quadrige, 1995.
133
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[11] Alors que ces règles sont censées s’appliquer de manière impartiale aux membres ano-
nymes et inconnus de la « Grande Société » hayékienne, de nos jours les individus sont
toujours habitués à vivre et à travailler au sein de grandes organisations (firmes ou admi-
nistrations). Ils restent de ce fait attachés à la morale désuète de la « société tribale », où
la connaissance de tous les faits particuliers et le partage des mêmes objectifs par les
personnes membres de la « tribu » permettaient sans doute de réaliser une conception plus
ambitieuse et plus concrète de la justice que celle de la « Grande Société » fondée sur les
règles de juste conduite (cf. Hayek, Droit, législation et liberté, tome 2 : Le Mirage de la
justice sociale, op. cit., p. 173-175).
[12] Selon le dernier énoncé proposé par Rawls, le principe d’« égales libertés » est ainsi défini :
« chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat
de libertés de base égales, qui soit compatible avec le même système de libertés pour
tous » ; le « second principe de la justice », quant à lui ne porte pas de nom particulier :
« Les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent
d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions
de [juste égalité des chances] ; ensuite elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux
membres les plus défavorisés de la société (principe de différence) » (J. Rawls, La Justice
comme équité. Une reformulation de « Théorie de la justice » [2001], La Découverte, 2008,
p. 69-70). Nous préférons, quant à nous, continuer à traduire fair equality of opportunity
par « juste égalité des chances » (plutôt que par « égalité équitable des chances »), comme
cela était déjà le cas en 1987 dans la traduction en français par Audard de la version
initiale de Théorie de la justice.
135
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[13] Cf. notamment l’ouvrage Libéralisme politique, où Rawls développe l’idée du « consensus
par recoupement » pour combiner sa théorie de la justice avec l’existence dans les sociétés
démocratiques de multiples doctrines religieuses, philosophiques ou morales (J. Rawls,
Libéralisme politique [1993], PUF, 1995).
[14] Cf. Rawls Théorie de la justice, op. cit., p. 14 et La Justice comme équité, op. cit., p.187-
194. À noter que la référence à la « démocratie de propriétaires » et au « régime socialiste
libéral » n’apparaît que dans la « préface à l’édition française » de Théorie de la justice (1987)
et non dans l’édition originelle en anglais (1971).
[15] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 191 (la traduction de l’anglais « workably
competitive » par « en pratique concurrentiels » – au lieu de « compétitifs » – nous paraît
plus précise). Le « régime socialiste libéral » n’a donc rien à voir « le socialisme d’État avec
économie dirigée supervisée par un régime à parti unique » (Rawls, La Justice comme
équité, op. cit., p. 191), qui est évidemment le symétrique inversé du libéralisme politique
et économique. Tout au plus peut-on ici reprocher à Rawls une maladresse de vocabulaire,
à savoir l’emploi du même mot « socialiste » pour désigner des conceptions de la société
aussi opposées.
136
Philosophie économique
et La Justice comme équité, op. cit. ; A.K. Sen, L’Idée de justice [2009], Flammarion, 2010
et S.-C. Kolm, Macrojustice. The Political Economy of Fairness, Cambridge University
Press, 2005.
138
Philosophie économique
[18] Nous reprenons ici quelques-unes de ces libertés de base, auxquelles Rawls (Théorie de
la justice, op. cit., p. 92) applique son premier principe de la justice.
[19] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 221.
139
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[23] Pour une analyse comparée plus détaillée des positions de Hayek et de Sen sur les droits
économiques et sociaux, cf. C. Gamel, « Justice sociale : Sen contre Hayek face à Rawls. Le
contractualisme libéral a contrario consolidé », communication au deuxième colloque inter-
national « Philosophie économique », BETA, Université de Strasbourg, 9-10 octobre 2014.
[24] Cf. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 92.
[25] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 72.
141
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[28] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 317. Ce scepticisme à l’égard d’une intervention
directe sur le marché par la fixation d’un salaire minimum est en outre cohérent avec sa
préférence pour un mécanisme hors marché de soutien aux bas revenus, type impôt négatif
(cf. infra III.1 note 76, et IV.1), lequel garantit qu’un « minimum correct » a pu être atteint
dans la satisfaction des besoins.
[29] Nous faisons ici allusion à deux analyses classiques en économie du travail, le modèle insi-
ders-outsiders (A Lindbeck & D. Snower, The Insider-Outsider Theory of Employment and
Unemployment, MIT Press, 1989) et la théorie duale du marché du travail (P. Doeringer &
M. Piore, Internal Labor Markets and Manpower Analysis, Heath Lexington Books, 1971) ;
elles examinent toutes deux des processus de segmentation, voire de discrimination, que
l’on peut observer sur le marché du travail et contre lesquels des politiques de l’emploi
inspirées par le principe d’égales libertés devraient prioritairement lutter.
[30] Plus généralement, sur le plan juridique, un niveau équivalent de protection des sala-
riés pourrait passer par une simplification de la législation sur le travail, faisant plus
confiance au contrat qu’à la loi. Pour une réflexion en ce sens, cf. J. Barthélémy & G. Cette,
Refondation du droit social : concilier protection des travailleurs et efficacité économique,
rapport n° 88, Conseil d’analyse économique, 2010.
143
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
libertés sur le marché du travail, sous la seule réserve que « la liberté
de choix de l’emploi » soit préservée31.
La primauté de l’égale liberté d’accès à l’emploi, au sommet de la
hiérarchie rawlsienne des principes de justice, constituerait ainsi la
première étape de ce que pourrait être l’économie de l’égalitarisme
libéral. Les politiques publiques de flexibilité du marché du travail
qu’elle pourrait inspirer seraient ainsi orientées tout autant vers la
réduction du risque de chômage que vers sa dispersion aussi large que
possible sur toute la population active, rendant ainsi ce risque bien
plus supportable pour chacun. Il existe à notre avis, au second niveau
de la hiérarchie des principes de justice, un autre axe de politiques
publiques qui semble à peu près balisé, et qui consisterait à égaliser
ce que nous appellerons les « capacités-potentialités » des individus.
II.2. L’égalisation des « capacités-potentialités »
L’économie de l’égalitarisme libéral prend ici appui sur le second
principe de la justice de Rawls et plus précisément sur son volet « juste
égalité des chances ». Rappelons en effet qu’il existe une répartition
des tâches avec le « principe de différence » qui en constitue l’autre
volet : la juste égalité des chances s’attache à traiter de l’origine sociale
des inégalités, c’est-à-dire à corriger l’impact du milieu social de nais-
sance, tandis que le principe de différence concerne l’origine naturelle
de ces inégalités et vise à faire bénéficier chacun, à commencer par
les moins productifs, d’une partie des revenus que les talents des plus
doués ont pu générer. Aux yeux de Rawls, les individus n’étant res-
ponsables ni du milieu social qui les a vus naître, ni des talents que
la « loterie naturelle32 » leur a accordés, il convient de lutter simulta
nément contre ces deux dimensions de « l’arbitraire moral » pour parve-
nir à « l’égalité démocratique » : n’en traiter qu’une seule en négligeant
l’autre n’aboutirait qu’à des états instables de la société33 .
[31] Qu’il s’agisse de la création d’un contrat de travail unique ou d’une meilleure sécurisation
des parcours professionnels, ces deux réformes étaient déjà suggérées dans le rapport
Cahuc-Kramarz (P. Cahuc & F. Kramarz, De la précarité à la mobilité : vers une Sécurité
sociale professionnelle, La Documentation française, 2005). Ce rapport constitue, de notre
point de vue, un bon exemple d’analyses et de propositions susceptibles, dans le cas de la
France, de contribuer à un meilleur respect du principe d’égale liberté d’accès à l’emploi.
[32] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 104.
[33] Il s’agit respectivement de « l’égalité libérale », où seule la « juste égalité des chances »
est visée (« Que le meilleur gagne »), et de « l’aristocratie naturelle », où seul le principe
de différence est appliqué (« Noblesse oblige »). La combinaison des deux volets du second
144
Philosophie économique
[36] Pour une présentation plus détaillée de la notion de la notion de capacité à partir de
la critique par Sen des biens premiers, cf. C. Gamel, « Que faire de “l’approche par les
capacités” ? Pour une lecture “rawlsienne” de l’apport de Sen », postface du numéro spécial
consacré à Sen, Formation Emploi (revue du Céreq) 98, 2007, p. 141-150.
[37] « L’identification d’injustices réparables n’est pas seulement l’aiguillon qui nous incite à
penser en termes de justice ou d’injustice, c’est aussi le cœur de la théorie de la justice –
telle est du moins la thèse de ce livre » (Sen, L’Idée de justice, op. cit., p. 12).
146
Philosophie économique
[41] « Nous sommes plus enclins à insister sur notre bonne fortune maintenant que ces diffé-
rences fonctionnent à notre avantage qu’à nous attrister en pensant à la meilleure situation
que nous aurions pu avoir si nous avions eu une chance égale à celle des autres, si toutes
les barrières sociales [et uniquement elles] avaient été supprimées » (Rawls, Théorie de
la justice, op. cit., p. 550).
[42] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., section 50, p. 222-229.
[43] Ibid., p. 222.
[44] Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 97.
149
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[46] « Il est possible de produire davantage, en modulant salaires et appointements. En effet,
sur la longue durée, les rétributions plus importantes aux plus favorisés servent, entre
autres choses, à couvrir les coûts de la formation et de l’éducation, à signaler les positions
151
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
de responsabilité et à encourager les personnes à les occuper, ainsi qu’à servir d’incitations »
(Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 95).
[47] À l’inverse, les inégalités qui n’auraient pas pour effet d’améliorer le sort des plus défavo-
risés ne sont donc pas acceptables. En d’autres termes, les inégalités ne sont plus justifiées,
lorsque les incitations économiques à produire deviennent inefficaces ; seule exception à
cette remarque, le passage de la version maximin à la version leximin du principe de dif-
férence : à situation des plus démunis inchangée, le principe de différence peut tolérer une
dose supplémentaire d’inégalités si elle se traduit par l’amélioration de la condition de la
catégorie sociale classée juste au-dessus, et ainsi de suite jusqu’à la catégorie la plus élevée.
[48] Cf. G.A. Cohen, Rescuing Justice and Equality, Harvard University Press, 2008, chap.
1 et 4, p. 27-86 et 151-180. Plus précisément, sur le plan philosophique, le principe de
différence découle de la conception rawlsienne d’individus « mutuellement désintéressés »
(Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 179 et La Justice comme équité, op. cit., p. 123),
mais contraints à l’impartialité sous le voile d’ignorance, ce qui les amène à prendre en
considération le sort d’autrui dans leurs délibérations sur les principes de justice. Cette
logique de « réciprocité », qui unit de bout en bout les divers stades de la pensée rawl-
sienne, ne doit pas être confondue avec un idéal de fraternité qui animerait d’emblée les
individus et devrait, par exemple, amener les plus talentueux d’entre eux à produire plus
sans l’aiguillon d’une quelconque incitation, comme l’affirme G.A. Cohen. Contre Rawls,
ce dernier soutient en effet que la justice n’est pas uniquement affaire d’institutions justes
auxquelles les individus accepteraient de se soumettre, mais suppose aussi une « éthique
de justice » (ethos of justice) guidant tous leurs comportements personnels à l’intérieur de
ce cadre institutionnel (cf. Cohen, Rescuing Justice and Equality, op. cit., p. 16).
152
Philosophie économique
[54] S.-C. Kolm, « Economic Macrojustice : Fair Optimum Income Distribution, Taxation and
Transfers » in C. Gamel & M. Lubrano (eds.) On Kolm’s Theory of Macrojustice…, op. cit.,
2011, chap. 3, p. 103.
[55] De ce fait, nous n’évoquons pas le « changement de paradigme » impliqué par la théorie de
la macrojustice (cf. E. Schokkaert, « Critical Notice : Macrojustice as a research program »,
Economics and Philosophy 25(1), 2009, p. 69-84) : en taxant une estimation des capacités
productives personnelles des individus, au lieu du revenu gagné avec ces capacités, Kolm
remet en cause la théorie de la fiscalité optimale (cf. J. Mirrlees, « An exploration in the
theory of optimal income taxation », Review of Economic Studies 38(114), 1971, p. 175-
208), théorie selon laquelle ces capacités productives ne sont pas mesurables et donc
imposables ; sur ce point, cf. notamment Gamel & Lubrano, « Why should we debate the
theory of macrojustice ? », op. cit., p. 15-18).
[56] Cf. R. Musgrave, « Maximin, uncertainty, and the leisure trade-off », Quaterly Journal of
Economics 88 (4). 1974, p. 625-632.
[57] La solution de premier rang serait à ses yeux la solution idéale (utilitariste), qui consis-
terait à assurer le bien-être maximum pour chacun par une redistribution parfaitement
égalitaire (sous l’hypothèse de fonctions d’utilité identiques pour tous les individus) ; mais
en ce cas, reconnaît Musgrave (« Maximin, uncertainty, and the leisure trade-off », op. cit.,
p. 629), « une redistribution excessive pourrait réduire le niveau de revenu global disponible
à cet effet », faute pour les plus talentueux d’incitations suffisantes à produire.
154
Philosophie économique
[58] Par ailleurs, l’effet de revenu joue certes en sens inverse si le temps de loisir est un « bien
normal » (sa consommation diminue et l’offre de travail augmente), mais, hypothèse la plus
fréquemment retenue, l’effet de substitution est censé l’emporter dans toute l’analyse sur
l’effet de revenu (Musgrave, ibid., note 8, p. 629).
[59] Ibid., p. 630. L’incidence du prélèvement forfaitaire ne passe alors que par le seul « effet
de revenu » ; si le temps de loisir est un « bien normal », l’effet revenu se traduit par une
baisse du temps de loisir, qui accompagne la baisse du revenu net (après impôt forfaitaire).
[60] Ibid., p. 632.
[61] J. Rawls, « Reply to Alexander and Musgrave », Quaterly Journal of Economics 88(4),
1974, p. 654.
[62] Ibid.
155
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[63] Les capacités productives personnelles sont pour Kolm des « ressources naturelles » de
l’individu, que les investissements éducatifs (famille, école) permettent d’augmenter. La
valorisation de ce stock de capacités-ressources se fait aux conditions du marché et corres-
pond au flux de revenu (salarial ou non salarial) wi que l’individu peut en tirer, lorsqu’il
travaille à temps complet. L’imposition forfaitaire des capacités productives consiste à
prélever une fraction k de ce revenu à temps complet wi, quelle que soit l’intensité avec
laquelle l’individu i les exploite (en travaillant à temps complet, à temps partiel ou pas du
tout). k représente aussi le nombre de jours de travail qu’il faut effectuer pour s’acquitter
du prélèvement forfaitaire (par exemple, avec k égal à 40 %, il faut travailler au moins
deux jours, si une semaine de travail à temps complet en comporte cinq). En contrepartie,
chacun a droit à une fraction k de la valeur moyenne w de tous les prélèvements forfai-
taires. Le transfert net d’un individu est donc Ti = k( w − wi ). Ce transfert est positif si
l’individu, bénéficiaire net des transferts ELIE, a de faibles capacités-ressources ( wi < w)
et il est négatif si l’individu, contributeur net, a de fortes capacités-ressources ( wi > w).
Par construction, le financement des transferts ELIE est équilibré.
[64] Dans le cadre, classique en microéconomie, de l’arbitrage revenu-loisir, l’absence d’effets
de substitution se traduit graphiquement par la simple translation des droites de budget
(après transferts). Pour une illustration, cf. « la géométrie de base des transferts ELIE »
(Gamel, « Essai sur l’économie de “l’égalitarisme libéral” », op. cit., p. 387).
[65] Il s’agit d’individus très productifs, potentiels contributeurs nets au financement des
transferts ELIE, mais dont le temps de travail est insuffisant pour s’acquitter du forfait
fiscal kwi (calculé sur la base d’une activité à temps complet). Plus généralement, le système
des transferts ELIE ne concerne que des individus travaillant suffisamment pour pouvoir
s’acquitter du prélèvement forfaitaire auquel ils sont soumis. Comme on le verra plus loin
(cf. infra 2°), la situation de ceux qui volontairement s’écartent trop de la norme d’un tra-
vail à temps complet est un cas particulier qui ne relève pas de la macrojustice de Kolm.
156
Philosophie économique
Et Kolm ajoutera plus tard : « Ce point de vue courant doit être
respecté en démocratie67. »
Au total, l’interférence éventuelle de la fiscalité forfaitaire avec la
liberté semble mieux prise en compte par Kolm que par Rawls, qui
semble ne pas la redouter. C’est sans doute pourquoi Kolm a pu écrire
que les transferts ELIE constituent « la solution complète de Rawls (la
solution qu’il aurait dû proposer pour le problème de la redistribution
tel qu’il l’a formulé en 1974, pour peu que les points faibles en soient
corrigés)68 ». La convergence est manifeste, tant sur le thème de la
répartition inégale des talents naturels, dont le principe de différence
a pour vocation de répartir les fruits entre tous, que sur la nécessité,
pour y parvenir, de maintenir l’incitation à produire des plus talen-
tueux par des « inégalités acceptables lorsqu’elles sont efficaces69 ».
Par ailleurs, l’inconvénient du principe de différence, c’est qu’il
constitue a priori une exception à la référence à l’égalité chez Rawls
et qu’il ne se traduit pas par une proposition très précise. L’avantage
des transferts ELIE de Kolm, c’est qu’il semble relever ce double défi :
• D’une part, le coefficient de redistribution de Kolm (k) s’appelle
le « paramètre d’égalisation » et permet de définir le pourcentage
de revenus issus des capacités-ressources de chacun, dont les
individus ont accepté le prélèvement pour être redistribué de
manière égalitaire. De bout en bout, la référence à l’égalité reste
bien présente chez Kolm.
• D’autre part, en passant du principe de différence de Rawls aux
transferts ELIE de Kolm, on dispose d’un schéma redistributif
très complet qui permet de concilier incitation à produire et
[66] S.-C. Kolm, « Macrojustice : distribution, impôts et transferts optimaux », Revue d’économie
politique 117(1), 2007, p. 79.
[67] Kolm, « Economic Macrojustice : Fair Optimum Income Distribution, Taxation and
Transfers », op. cit., p. 116.
[68] Ibid., p. 103.
[69] Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 279.
157
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[70] J. Rawls, « The Priority of Right and Ideas of the Good », Philosophy and Public Affairs,
17(4), 1988, p. 257.
158
Philosophie économique
Friedman (M. Friedman, Capitalisme et liberté [1962], Robert Laffont, 1971) prévoit une
allocation dégressive au fur et à mesure que les revenus du travail augmentent, mais
cette allocation est par construction maximale pour tous ceux qui ne peuvent travailler.
Au-delà des chômeurs involontaires sont aussi concernés tous ceux (handicapés mentaux
ou physiques, par exemple) qui ne peuvent trouver sur le marché du travail de quoi sub-
venir à leurs besoins. L’allocation est certes dégressive, mais diminue moins que le revenu
gagné par l’individu qui accepterait un emploi faiblement rémunéré, ce qui maintient en
permanence une incitation monétaire à travailler.
[77] Kolm, « Macrojustice : distribution, impôts et transferts optimaux », op. cit., p. 79. Cf.
également Kolm, « Economic Macrojustice : Fair Optimum Income Distribution, Taxation
and Transfers », op. cit., p. 116.
[78] Toutefois subsiste une divergence importante entre Rawls et Kolm, sur la question de l’in-
terprétation du principe de différence en termes de transferts forfaitaires. Contrairement
à l’affirmation de Kolm, les transferts ELIE ne sont donc pas en tout point fidèles à la pen-
sée de Rawls. Néanmoins l’économie des transferts ELIE peut selon nous être considérée
comme une interprétation rigoureuse du principe de différence ; sur ce point, cf. Gamel,
« Essai sur l’économie de “l’égalitarisme libéral”… », op. cit., p. 375-380.
Le passage du « principe de différence » à la redistribution forfaitaire du produit des « capa-
cités-ressources », d’une part, et, d’autre part, le passage de la « juste égalité des chances » à
l’égalisation des « capacités-potentialités » (cf. supra II.2) ne sont pas non plus sans consé-
quence : leur effet combiné remet en cause la « division des tâches » entre les deux volets
160
Philosophie économique
et construira à cet effet sa théorie du « libertarisme réel ». Esquissée dans son texte de
1991, cette théorie est complètement développée dans un ouvrage publié quatre ans plus
tard (Van Parijs, Real Freedom for All…, op. cit.), ouvrage austère mais comportant en
couverture l’image splendide d’un surfer dans le rouleau d’une vague. Nous ne reprenons
ici de cette théorie que quelques éléments indispensables à notre propre analyse.
[81] Les autres biens premiers sociaux (droit et libertés fondamentales, liberté d’orientation
vers diverses positions sociales) relevant du principe d’égales libertés ou de la juste égalité
des chances (cf. supra II.2. 1°).
[82] Van Parijs, « Why Surfers Should Be Fed… », op. cit., p. 104.
[83] On peut aussi remarquer que, dans les mécanismes de redistribution en vigueur dans
les pays développés, le montant des transferts sociaux, sauf rares exceptions, ne dépend
pas de la richesse des individus. En sens inverse, les dispositifs de bouclier fiscal viennent
parfois plafonner, en pourcentage du revenu courant, le montant des impôts à verser en
y incluant la fiscalité sur le stock de patrimoine.
162
Philosophie économique
[84] Seul subsiste comme condition restrictive d’attribution un critère minimal de résidence
ou de nationalité. Par ailleurs, l’inconditionnalité fait disparaître le ciblage sur les seuls
titulaires de bas revenus, à la différence de l’« impôt négatif » tel qu’évoqué par Rawls (cf.
supra note 76), dont la perception resterait soumise à condition de revenus.
[85] Van Parijs, « Why Surfers Should Be Fed… », op. cit., p. 105.
[86] La clef de voûte du libertarisme est le rôle dévolu à la propriété privée dans la protection
de la liberté : le système des droits de propriété protège la propriété de chacun sur son
propre corps (la propriété de soi-même) et sur des biens légitimement acquis auprès de
personnes qui les ont, quant à elles, légitimement donnés ou vendus.
163
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
détient. L’hétérodoxie des libertariens est telle que leurs divers repré-
sentants occuperaient un spectre très large dans l’éventail des valeurs
politiques87 et la position de Van Parijs peut être localisée à l’extrême
gauche de ce spectre : il exploite la notion de « ressources externes »
définies par Dworkin88 pour désigner toutes les ressources dont peut
disposer un individu en dehors de ses talents et aptitudes personnels.
Puis il soutient que ce sont ces ressources externes qui doivent faire
l’objet d’une redistribution égalitaire, sous la forme de l’AU la plus
élevée possible. Ces ressources externes englobent non seulement les
ressources naturelles mais incluent aussi les biens de toute sorte (y
compris usines et technologies), auxquels les individus ont pu avoir
accès et qui déterminent leur capacité à poursuivre leur idéal de vie.
Van Parijs consacre alors tout un chapitre89 aux modalités de redis-
tribution égalitaire de ces ressources externes, mais, comme souvent
dans l’histoire de la pensée économique, la question du financement,
qui est sous-jacente à cette redistribution, est un test redoutable : les
projets théoriquement les plus séduisants peuvent perdre tout ou par-
tie de leur crédibilité, soit que leur mise en place se révèle impossible,
soit que certains obstacles aient été mal évalués. Dans le cas de l’AU,
la question du financement est encore très débattue et il n’est pas
possible d’en exposer ici tous les aspects. À titre d’illustrations, deux
points nous semblent à retenir90 :
1° En dépit de la rigueur analytique dont il fait preuve, les modali-
tés de financement avancées par Van Parijs ne sont pas in fine convain-
cantes. Conscient qu’une taxation trop forte des ressources externes
au moment de leur transmission (dons ou legs) serait complètement
[87] Entre l’affirmation pure et simple du droit de propriété du premier occupant (cf.
M. Rothbard, The Ethics of Liberty, Humanities Press, 1982), la nécessité de respecter
une clause suspensive (cf. Nozick, Anarchie, État et utopie, op. cit.), qui interdit seulement
de s’approprier un bien si la situation d’autrui s’en trouve dégradée, et la reconnaissance
d’un droit égal de chacun sur des biens qui ne sont initialement la propriété de personne
(cf. H. Steiner, An Essay on Rights, Basil Blackwell, 1994), on mesure l’ampleur des diver-
gences possibles, quant à la façon de considérer les droits des descendants actuels des
premiers « possédants ».
[88] R. Dworkin, « What is Equality ? Part 2 : Equality of Resources », Philosophy and Public
Affairs 10(3), 1988, p. 307.
[89] Van Parijs, Real Freedom for All, op. cit., chap. IV, p. 89-132.
[90] Nous n’évoquons ici que quelques points critiques ; pour une analyse détaillée de la straté-
gie de financement de Van Parijs, cf. C. Gamel, « Comment financer l’allocation universelle ?
La stratégie de Van Parijs (1995) en question », Recherches économiques de Louvain 70
(3), 2004, p. 287-315.
164
Philosophie économique
[91] Van Parijs, Real Freedom for All, op. cit., p. 102.
165
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[92] Un financement de l’AU par la TVA serait également envisageable, à condition que soient
mis en place des taux différenciés (taux plus élevés sur les biens surtout achetés par les
plus aisés), pour éviter la dégressivité de cette taxe par rapport au revenu. En d’autres
termes, imposition indirecte par une TVA à taux différenciés et imposition directe du
revenu à taux unique sont en ce cas foncièrement équivalentes du point de vue de l’équité
fiscale, définie par la stabilité des taux de prélèvement sur le revenu. Pour de plus amples
détails, cf. Gamel, « Comment financer l’allocation universelle ?… », op. cit., p. 304-307.
[93] A.B. Atkinson, Public Economics in Action – The Basic Income/Flat Tax Proposal, Oxford
University Press, 1995.
[94] Ibid., p. 2.
166
Philosophie économique
Or, si l’on se souvient que l’impôt négatif sur le revenu était aussi
une des suggestions que Rawls avait lui-même formulées (cf. III.1, note
76), on peut se demander si l’économie du principe de différence, loin
de susciter un débat de fond sur l’intégration sociale par le travail,
ne débouche pas en fait sur une proposition tout à fait consensuelle.
C’est l’une des questions qu’il nous faut maintenant examiner en
conclusion de notre réflexion. Même si la traduction pratique du prin-
cipe de différence soulevait en fait moins de difficultés que prévu,
notre économie de l’égalitarisme libéral aurait encore devant elle
d’autres défis à relever.
[99] En complément des transferts ELIE financés sur les capacités productives à travailler
(ou ressources internes), il s’agirait de mettre en place une autre taxation forfaitaire
169
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
« L’avantage de
Redistribution forfaitaire du produit des
chacun »
« capacités-ressources internes »
Principe de
Transferts ELIE
différence
(Kolm) :
Redistribution (Rawls) :
richesse non
forfaitaire du énoncé
humaine négligée
produit des philosophique
« capacités-
ressources Allocation
Transferts ELIE
externes » universelle
(ressources internes)
(Van Parijs) : et
financement transferts TECIE
insuffisant (ressources externes)
concernant le capital (ou ressources externes) : une fraction k des revenus engendrés par le
capital, s’il était complètement exploité, alimenterait des transferts TECIE. Ces transferts
sont eux aussi forfaitaires, dans la mesure où ils ne tiennent pas compte des revenus effec-
tivement engendrés, variables selon l’exploitation plus ou moins complète qui est faite de
ces ressources externes. En d’autres termes, de même que des « excentriques productifs »
pourraient avoir du mal à s’acquitter de leur contribution aux transferts ELIE et seraient
incités à travailler plus, de même des « rentiers non exploitants » pourraient être poussés
à valoriser plus intensément leur capital, lorsqu’ils en laissent en « jachère » une fraction
trop importante. Pour l’examen détaillé d’une telle proposition, cf. C. Gamel, « Basic income
and ELIE transfers : Argument for compatibility despite divergence », in Gamel & Lubrano
(eds.), On Kolm’s Theory of Macrojustice, op. cit. p. 145-185. Par ailleurs, les transferts
TECIE, annuels, auraient un rendement fiscal bien plus élevé que la taxation forfaitaire
des dons et legs, prélevée uniquement lors de la transmission du capital (à un taux for
cément bien inférieur à 100 %). Or cette taxation est la seule source de financement de
l’AU suggérée par Van Parijs qui soit, à notre avis, réellement conforme à sa philosophie
du libertarisme réel (cf. supra III.2).
[100] Sur ce point, cf. Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 97.
170
Philosophie économique
[101] De son côté, Rawls distingue le « principe d’épargne juste » (entre les générations) du
principe de différence (au sein des générations). La justice intergénérationnelle commande
certes de prévenir des accumulations de richesse excessives sur la longue durée, mais ce
risque semble minime pour Rawls au sein d’une même génération : la dispersion du pouvoir
politique et économique au sein de la « démocratie de propriétaires » devrait à ses yeux suffire
à limiter les écarts de richesse au niveau compatible avec le principe de différence. Dès lors,
le patrimoine non humain ne doit être imposé qu’au moment de sa transmission, à la charge
des bénéficiaires des dons et legs. Cf. J. Rawls, La Justice comme équité, op. cit., p. 218-220.
[102] En toute rigueur, selon la distinction établie par Rawls (cf. note 101), la taxation des
dons et legs de Van Parijs relève surtout du « principe d’épargne juste » et non du « principe
de différence ».
171
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[103] Pour de plus amples développements sur la portée de la combinaison des transferts
ELIE et TECIE, cf. C. Gamel, « Basic income and ELIE transfers… », op. cit., p. 178-183.
[104] Sous un angle plus pragmatique, l’importance de ce débat semble toutefois à relativiser,
lorsqu’on s’intéresse à l’impact que pourrait avoir l’instauration d’une AU sur les comporte
ments : en particulier, les individus seraient-ils tentés par l’oisiveté en raison du caractère
inconditionnel de ce transfert ? Pour une première réponse à cette question, cf. C. Gamel,
D. Balsan & J. Vero, « L’incidence de l’allocation universelle sur la propension à travail-
ler. Enjeux théoriques et résultats micro-économétriques », Économies et Sociétés, série
« Socio-économie du travail », 8, 2005, p 1411-1441. En substance, les réponses en 2000
d’un panel de jeunes adultes peu qualifiés récemment insérés dans l’emploi montraient
que la perception d’une allocation mensuelle d’environ 300 euros n’aurait, semble-t-il, pas
provoqué un retrait massif de l’activité. L’insertion par le travail représentait, du moins
à cette époque, plus que la simple perception d’un revenu et la déconnexion entre travail
et revenu propre à l’AU n’incitait apparemment pas à « expérimenter » d’autres modes
d’insertion sociale. De tels résultats ne reflétaient certes que des intentions de compor-
tement (et non des comportements effectivement observés) ; mais ils traduisaient quand
même une forte emprise du travail sur les mentalités, emprise dont l’évolution éventuelle
au cours du temps mériterait d’être régulièrement étudiée.
172
Philosophie économique
[108] Cf. R. Aron, Liberté et égalité. Cours au Collège de France (introduction de P. Manent),
éditions de l’EHESS, 2013.
[109] Ibid., p. 50.
[110] Et Aron d’illustrer son propos par un ouvrage publié en 1976 Liberté, libertés. Réflexion
pour une charte des libertés animé par Robert Badinter : « Les auteurs constatent que ceux
qui ont plus de ressources, plus de moyens, ceux qui sont en haut de la hiérarchie sociale,
sont plus libres que les autres. Si on définit la liberté par la puissance, cette proposition
est évidente » (Aron, Liberté et égalité, op. cit., p. 50-51).
[111] Ibid., p. 50-51. Et Aron d’ajouter : « On peut donner à tous l’accès aux universités ; on ne
peut pas faire que tous accèdent aux mêmes universités, en tout cas à la même réussite
universitaire. » Cet exemple nous paraît illustrer notre distinction entre « capacités-poten-
tialités » susceptible d’être (au moins en partie) égalisées et « capacités-ressources », impos-
sibles à égaliser, dont seul le produit peut être l’objet d’une redistribution (forfaitaire). Par
176
Philosophie économique
[113] P. Manent « Introduction : la politique comme science et comme souci », in Aron, Liberté
et égalité…, op. cit., p. 14. Et Manent complète son propos : « C’est dans un essai [1961]
d’ailleurs plutôt admiratif, sur l’œuvre la plus synthétique de Hayek, The Constitution of
Liberty, qu’Aron dégage le plus clairement le propre de son libéralisme politique, ou plutôt
de sa politique libérale » (ibid., p. 13). Référence de l’essai de 1961 évoqué par Manent :
R. Aron, « La définition libérale de la liberté », 1961, in R. Aron, Les Sociétés modernes,
PUF, 2006, p. 627-646.
[114] Aron, « La définition libérale de la liberté », op. cit., p. 642, cité par Manent « Introduction :
la politique comme science et comme souci », op. cit., p. 16.
178
Philosophie économique
large partie de son œuvre. Or, sous cet angle, il faut bien reconnaître
que la conversion de l’égalitarisme libéral en politiques économiques et
sociales au sein de chaque État se heurte, en l’état actuel des choses,
à de multiples difficultés, source de grande perplexité.
La question ne se réduit pas en effet aux obstacles « internes » que
rencontrent classiquement les États dans la mise en œuvre de poli-
tiques d’inspiration libérale. Les mécanismes du marché et le principe
de concurrence, comme les mesures administratives de simplifica-
tion ou de rationalisation, remettent en cause des rentes de situation
acquises souvent depuis longtemps, dont la disparition brutale est
souvent mal comprise et mal supportée par les individus et catégories
sociales concernés, lesquels tentent le plus souvent de s’organiser en
groupes de pression plus ou moins efficaces pour les préserver. Même
si de telles politiques visent « l’égale liberté d’accès à l’emploi », « l’éga-
lisation des capacités-potentialités » ou la mise en place d’un « crédit
d’impôt universel », les questions de travail et de formation sont si
sensibles que ces politiques doivent être forcément accompagnées de
mesures transitoires d’accompagnement ou d’étalement permettant
aux individus et aux groupes concernés de mieux les accepter. En
d’autres termes, l’économie de l’égalitarisme libéral précise certes le
point de la ligne d’horizon à atteindre, mais il revient in fine à « l’art
de l’économie politique » – selon l’expression de J.N. Keynes115 – de
jouer son rôle ; or, face à la complexité du réel, les difficultés sont
déjà nombreuses à l’intérieur de chaque État, quant au choix de la
méthode et à la définition des moyens nécessaires pour progresser
vers le point visé.
Pourtant, c’est bien au niveau international que, à la suite d’Aron,
nous situerions la plus grande source de perplexité que pourrait ins-
pirer l’économie de l’égalitarisme libéral. À l’époque de la « mondia-
lisation » des échanges de biens et de services, comme de la mobilité
des hommes et des capitaux, on pourrait penser que le contexte n’a
jamais été aussi favorable à la mise en place de politiques économiques
et sociales d’inspiration libérale. Pourtant un seul exemple suffira
à tempérer cette impression : la mise en place d’un crédit d’impôt
[115] J.N. Keynes, The Scope and Method of Political Economy [1890], Batoche Books, 1999,
p. 29. À propos de « l’économie politique », J.N. Keynes établit en effet une distinction ter-
naire entre « science positive », « science normative ou régulatrice » et « art », cette troisième
fonction consistant à formuler explicitement des « conseils pratiques de gouvernance »
(maxims for practical guidance).
179
Chapitre 3. Économie de l’égalitarisme libéral
[116] Cf. en particulier J. Rawls, The Law of Peoples, Harvard University Press, 1999, p. 44
et R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 2004, p. 167-168. Pour de plus
amples détails, cf. B. Brice, « L’usage de l’histoire dans la théorie normative des relations
internationales : Raymond Aron et John Rawls sur la “paix de satisfaction” », communi-
cation au congrès CoSPof (Lausanne, 2015), disponible sur le site academia. edu, 2015.
180
Philosophie économique
[117] Brice, « L’usage de l’histoire dans la théorie normative des relations internationales… »,
op. cit., p. 1.
Philosophie économique de la propriété
Jean MAGNAN de BORNIER
L
e philosophe s’intéresse volontiers à la propriété à travers la
dualité de l’être et de l’avoir1. Souvent il fait appel à l’intime
pour appréhender la relation de propriété ; l’économiste qui se
penche sur cette question cherche de son côté une approche sociale
du phénomène, que permettent en particulier la philosophie morale
et la théorie de la justice. Grâce à la première, on s’interroge sur le
rôle de la propriété dans les systèmes politiques et économiques, sur
ses modalités (par exemple propriété privée ou publique), sur son
efficacité ; par la théorie de la justice, ce sont les conséquences sur
les vies individuelles qui sont appréhendées. Mais la réflexion sur la
propriété peut aussi, on le verra, invoquer d’autres formes de raison-
nement philosophique.
Envisagée de manière assez marginale par les philosophes de
l’Antiquité à la Renaissance, la réflexion sur la propriété s’est déve-
loppée à partir de Thomas d’Aquin dans les écrits des théologiens et
plus précisément des scolastiques, donnant lieu au développement
d’une philosophie du droit plutôt que d’une philosophie économique,
même si les scolastiques ont sans l’ombre d’un doute utilisé finement
le raisonnement économique dans leurs élaborations. Il est d’ailleurs
difficile de tracer les limites, concernant la propriété, entre philoso-
phie du droit et philosophie économique, tant la pensée fait appel à
ces deux sources.
Essayons cependant de définir ce que nous entendons par « philoso-
phie économique de la propriété ». Il s’agira dans ce texte de l’analyse
de l’institution de la propriété dans ses dimensions philosophiques,
faisant un usage important de concepts économiques, tels qu’utilité,
bien-être, distribution, productivité, capital. Cette définition trop géné-
[1] E. Fromm, Avoir ou être ?, Robert Laffont, 1978 ; F. Dagognet, Philosophie de la propriété,
l’avoir, PUF, 1992.
182
Philosophie économique
rale ne nous satisfait certes pas totalement, mais elle traduit une
difficulté réelle de la délimitation précise des frontières entre champs
voisins, ici essentiellement entre notre thème et celui de la philosophie
du droit, voire de la philosophie pure.
Les grandes questions dont s’occupe notre discipline peuvent s’énu-
mérer rapidement : l’origine de la propriété, sa justification, éthique,
politique ou économique, et l’articulation entre ces deux premières
questions, enfin les formes de la propriété : privée, publique ou
commune ; matérielle ou intellectuelle. Nous tenterons d’aborder ces
différents thèmes dans ce chapitre.
Nous considérons ici la propriété comme institution, comme éma-
nation des sociétés humaines qui la pratiquent. Elle se distingue,
classiquement, de la possession qui désigne un simple état de fait dans
lequel une chose est sous le pouvoir exclusif d’un être. La propriété
est elle aussi un pouvoir exclusif qu’un être a sur une chose, mais ce
pouvoir bénéficie d’une reconnaissance officielle et générale, ainsi que
d’un mécanisme de protection fourni et approuvé par l’ensemble de
la société. Si l’on peut concevoir la possession dans une société anar-
chique voire un groupe animal, la propriété ne se présente que dans
le cadre d’un ordre social humain. La décomposition classique du droit
de propriété en trois composants séparables usus, abusus et fructus
permet d’envisager des modalités complexes partageant ce droit ; ce
n’est pourtant pas le seul mode de découpage, les peuples africains
en ont par exemple inventé de différents.
La question de l’origine, largement développée par les théoriciens
de la propriété, repose sur la réticence assez générale qu’ils éprouvent
à admettre cette institution comme un simple artefact juridique. On
croit sentir qu’il y a derrière cette construction, qu’on rencontre de
manière quasiment universelle, des raisons profondes, elles-mêmes
universelles, qu’il s’agit de découvrir ; cette énigme, si on la perce, nous
livrera certains des secrets les plus utiles de la vie sociale, qu’elle nous
amène à une position de validation ou de condamnation.
L’origine de la propriété de l’homme sur les choses est principa-
lement rattachée à trois causes possibles, qu’on étudiera successi
vement, avant d’aborder quelques approches alternatives : ce sont la
théorie « duale », la propriété de soi et l’utilité. Nous avons choisi par
commodité de discuter, comme l’ont fait la majorité des auteurs, les
justifications de la propriété dans le même élan que ses causes, tant
les arguments s’entremêlent. La dernière section abordera le problème
spécifique de la propriété intellectuelle.
183
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 372. Ce principe est constant jusqu’à nos jours où, en 1981, dans l’Encyclique Laborem
exercens, Jean-Paul Ier réaffirme ce principe et le nomme « Destination universelle des biens ».
185
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
[8] H. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix [1625], tome 1, Pierre de Coup, 1724, p. 223.
186
Philosophie économique
[11] S. von Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens ou Système général des principes les
plus importans de la morale, de la jurisprudence, et de la politique [1672], tome 1, Henri
Schelte, 1706, p. 448.
[12] Ibid., p. 452.
188
Philosophie économique
[13] J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
[1755], Flammarion, 2012.
[14] M. Xifaras, « La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau », Les
Études philosophiques 66, no 3, 2003, p. 331‑370, étudie et propose de résoudre la tension
entre ces deux positions.
189
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
[15] E. Ostrom, Governing the commons : the evolution of institutions for collective action, The
Political economy of institutions and decisions, Cambridge University Press, 1990.
[16] E. Ostrom, R. Gardner & J. Walker, Rules, games, and common-pool resources, University
of Michigan Press, 1994.
191
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
[17] E. Ostrom & J. Walker (eds.), Trust and reciprocity : interdisciplinary lessons from expe
rimental research, Russell Sage Foundation, 2003.
[18] J. Locke, Traité du gouvernement civil [1725], trad. fr. D. Mazel (1795) à partir de la 5e
éd., Flammarion, 1999.
[19] Ibid., p. 16.
192
Philosophie économique
donné en commun, et peuvent en jouir sans aucun accord formel fait entre tous
ceux qui y ont naturellement le même droit 20.
[24] J. Locke, Essai sur l’entendement humain [1690], trad. M. Haumesser, Ellipses, 2004,
livre IV.
[25] Locke, Traité du gouvernement civil, op. cit., p. 32.
[26] Ibid.
194
Philosophie économique
[34] J.-B. Say, Traité d’économie politique, 6e éd., Calmann-Lévy, 1826. Voir aussi P. Steiner,
« La théorie de l’entrepreneur chez Jean-Baptiste Say et la tradition Cantillon-Knight »,
L’Actualité économique, décembre 1997, p. 611-627.
[35] A. Thiers, De la propriété, Paulin, Lheureux et Cie, 1848. Des auteurs contemporains
comme Bastiat ou Laboulaye proposent des analyses voisines.
[36] D. Hume, Traité de la nature humaine [1740], trad. A. Leroy, vol. II Aubier, 1946.
198
Philosophie économique
[40] Ibid..
[41] Ibid., p. 236.
200
Philosophie économique
III. L’utilité
Le raisonnement dualiste, tout comme celui de la propriété de soi,
font référence à la nécessité pratique de la propriété privée (Thomas
d’Aquin) ou de la possession (Locke), mais ces références étaient
subordonnées à un principe plus général. L’approche en termes d’uti-
lité, utilitariste ou welfariste, se libère de tout autre principe que la
commodité elle-même. Hume est le premier, sans doute, à oser cette
émancipation.
Dans le Traité de la nature humaine46 , David Hume s’interroge sur
l’« origine de la justice et de la propriété ». L’homme, que la nature a
pourvu de « faibles moyens » mais « écrasé [par] une quantité infinie
de besoins et de nécessités47 », doit suppléer à ces déficiences, et c’est
grâce à la vie en société que cela est possible, à travers trois méca-
nismes proprement sociaux en effet : « L’union des forces accroît notre
pouvoir ; la division des tâches accroît notre capacité ; l’aide mutuelle
fait que nous sommes moins exposés au sort et aux accidents48 . »
Comment se forme cette société, au-delà de la petite société fami-
liale, alors que l’homme est soumis à des passions diverses, dont
l’égoïsme (que Hume ne voit pas comme absolu mais tempéré par de
nombreuses tendances altruistes), qui aboutit souvent à une « oppo-
sition des passions » ? Or la jouissance des « biens acquis par notre
travail et notre bonne fortune » est menacée en raison du fait suivant :
[Ces biens] sont exposés à la violence d’autrui et peuvent se transférer sans
souffrir de perte ni d’altération ; et, en même temps, il n’y en a pas une quan-
tité suffisante pour répondre aux désirs et aux nécessités de chacun. Donc, de
[43] T. Veblen, Absentee ownership : business enterprise in recent times : the case of America
[1923], Transaction Publishers, 1997.
[44] A.A. Berle & G.C. Means, The modern corporation and private property [1932], Transaction
Publishers, 1991.
[45] J. Magnan de Bornier, « Propriété et contrôle dans la grande entreprise. Une relecture de
Berle et Means », Revue économique 38, no 6, 1987, P. 1171‑190.
[46] Hume, Traité de la nature humaine, op. cit.
[47] Ibid., p. 601.
[48] Ibid., p. 602.
202
Philosophie économique
[56] R. Coase, « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics 1, 1960, P. 1‑44.
[57] A.A. Alchian, « Some economics of property rights », Il Politico XXX(4), 1965, p. 816-829;
A. Alchian & H. Demsetz, « Production, Information Costs, and Economic Organization »,
American Economic Review 62, 1972, p. 777-795 ; E. Furubotn & S. Pejovich, « Property
Rights and Economic Theory : A Survey of Recent Literature », Journal of Economic
Literature 10, 1972, p. 1137-1162. L’article célèbre de G. Hardin, « The Tragedy of the
Commons » (Science 162, 1968, p. 1243-1248) va dans le même sens.
[58] D.C. North & R.P. Thomas, L’Essor du monde occidental : une nouvelle histoire économique,
Flammarion, 1980.
205
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
[59] S.J. Grossman & O.D. Hart, « The Costs and Benefits of Ownership : A Theory of Vertical
and Lateral Integration », Journal of Political Economy 94(4), 1986.
206
Philosophie économique
[60] A. Destutt de Tracy, Commentaire sur « L’esprit des lois » de Montesquieu, Delaunay
Mongié aîné, 1819, p. 1.
[61] Ibid., p. 6.
[62] A. Destutt de Tracy, Éléments d’idéologie. Traité de la volonté et de ses effets [1815],
Fayard, 1994. p. 18.
[63] Ibid., p. 12.
[64] Ibid., p. 16-17.
207
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
tout à fait les mêmes, on ne peut avoir de certitude sur cette question,
mais plusieurs remarques s’imposent. D’une part, comme on l’a dit,
Destutt propose sa propre vision de la conscience qui n’est pas celle
de Locke, et si le principe de la propriété de soi découle d’un modèle
de l’être humain, alors deux modèles différents de l’homme donneront
deux versions différentes de la propriété de soi. En second lieu, à la
différence de Locke (ou plus clairement que lui), Destutt reconnaît la
nécessaire dualité de la relation de propriété en distinguant d’un côté
l’être sensible, le propriétaire, et de l’autre l’individu ou la « chose »
possédée. Dernière différence notable, Destutt démontre l’institution
de la propriété, à partir de cette propriété naturelle, par le jeu du
principe de dépendance, et sans faire appel aux différentes exten-
sions qu’opère Locke de la propriété de soi (travail, fruits du travail,
instruments de production).
Cette théorie de la propriété envisage donc l’origine comme une
question totalement anhistorique, même si les institutions qui en
résultent sont reconnues comme ancrées historiquement. Et, d’autre
part, on n’y trouve pas de justification morale, et encore moins reli-
gieuse. Certes, l’institution de la propriété est juste, dans le sens bien
particulier que Destutt donne au mot justice, celui d’une correspon-
dance entre l’institution artificielle et la nature des choses. Mais il
ne s’agit pas, ou seulement accessoirement, d’une justice entre les
hommes.
La piste anthropologique constitue alors une autre approche des
origines de la propriété, à côté de celle des relations entre le niveau du
divin et celui de l’humanité et de celle, amorcée par Locke et poursui-
vie par les auteurs qu’on vient de citer, d’une caractéristique propre de
l’homme comme la « propriété de soi » (Locke) ou la position moyenne
entre l’égoïsme et l’altruisme (Hume). Dans une vision anthropolo-
gique des institutions, c’est dans les modes de vie et les rites primitifs
que l’on recherchera l’explication d’un phénomène contemporain ; ces
rites sont tributaires à la fois des conditions de vie particulières sup-
posées et de l’idéologie hypothétique des anciennes peuplades.
Cette piste semble avoir été beaucoup moins foulée dans le cadre
de la propriété qu’elle l’a été pour comprendre l’échange, avec en par-
ticulier la théorie du don et du contre-don65 (qui elle-même présuppose
la propriété). Chez les quelques auteurs qui ont cependant cherché à
[65] M. Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques
[1923-1924], PUF, 2012.
208
Philosophie économique
[66] F. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État [1884], Tribord, 2012.
209
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
[69] Ibid.
211
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
V. La propriété intellectuelle
La propriété intellectuelle suscite des débats parfois enflammés,
qui imposent de s’interroger sur sa spécificité. Les biens immatériels
peuvent-ils être considérés de la même manière que les productions
matérielles, auquel cas la discussion concernant leur appropriation
devrait être identique à celle qui concerne les biens matériels, ou doit-
on reconnaître une nature particulière de ces biens et des relations de
propriété les concernant ? La variété des modes de la propriété intel-
lectuelle (les droits d’auteur, brevets, droits d’obtention végétale sur
les semences notamment) témoigne sans doute qu’on leur reconnaît
dans les faits une certaine particularité.
Les biens immatériels sont parfois de purs faits de la nature comme
le code ADN d’une plante ou d’un virus, ou bien ils peuvent être des
créations humaines, comme une symphonie de Mozart. On conçoit
assez bien pourquoi dans le premier cas ces biens devraient rester
communs, et pourquoi ils pourraient donner lieu à droit de propriété
dans le second.
Ce schéma général amène deux remarques. La première concerne
la part du donné (création de la nature) et du construit (création de
l’homme) dans les biens immatériels. Pour les idées neuves, c’est-à-
dire non encore connues, la question de savoir si elles préexistent à
leur première perception ou à leur première expression est largement
ouverte. Un théorème de mathématiques existe-t-il avant d’être décou-
vert et formulé ? Une mélodie nouvelle est-elle inventée ou perçue par
son compositeur ? Ces deux « créateurs » ne sont-ils en fin de compte
que des scribes de la nature, ou de vrais inventeurs de quelque chose
qui ne préexistait pas ? Cette question philosophique a bien sûr une
longue histoire mais reste irrésolue. De manière générale, les « idées
pures » comme les théorèmes ne sont pas concernées par la propriété
intellectuelle, qui admet que nul ne peut les revendiquer.
La seconde remarque se rapporte au travail que la mise à jour de
l’idée pure a pu exiger. Ainsi la mise en évidence de la séquence ADN
d’une espèce vivante implique un travail de recherche dont les fruits
peuvent être revendiqués par le chercheur, exactement comme les
glands cueillis dans l’état de nature de Locke, qui sont créés par la
nature, deviennent propriété de celui qui les cueille parce que cette
action est reconnue comme travail. Il s’agira par la suite de décider
quel droit peut être conféré par ce travail. Son titulaire pourra-t-il
interdire aux autres de connaître les résultats de sa recherche, ou sim-
212
Philosophie économique
[70] K.J. Arrow, « Economic Welfare and the Allocation of Resources for Invention », in R.R.
Nelson (ed.), The Rate and Direction of Inventive Activity : Economic and Social Factor,
Princeton University Press, 1962, p. 609-626.
[71] H. Demsetz, « Information and Efficiency : Another Viewpoint », Journal of Law and
Economics 12(1), 1969, p. 1-22.
[72] Voir Conseil d’analyse économique, Propriété intellectuelle, La Documentation Française,
2003.
213
Chapitre 4. Philosophie économique de la propriété
[73] H. de Saint-Simon, « Lettres de deux philanthropes », in J. Grange et al. (dir.), Œuvres
complètes, PUF, 2012, p. 150-190.
[74] Donnons l’exemple de l’Institut Clay qui a institué le « prix du millénaire » pour résoudre
un ensemble de défis mathématiques réputés insurmontables, chaque solution étant récom-
pensée d’un million de dollars américains. À ce jour nous croyons savoir qu’un seul de
ces problèmes a été résolu, par un mathématicien (qui a d’ailleurs refusé la dotation en
question), le Russe Grigory Perelman qui a démontré la conjecture de Poincaré.
[75] E. Mackaay & S. Rousseau, Analyse économique du droit, Dalloz, 2008, chap. 3.
[76] M. Boldrin & D.K. Levine, Against intellectual monopoly, Cambridge University Press,
2008.
[77] L. Lessig, Free culture : how big media uses technology and the law to lock down culture
and control creativity, Penguin Press, 2004.
214
Philosophie économique
VI. Conclusion
S’il semble largement accepté dans le XXIe siècle débutant que
l’institution de la propriété privée a sa place dans la vie économique,
elle n’en pose pas moins des difficultés sérieuses à deux égards.
D’une part, il est nécessaire de définir quels sont les biens qui
doivent, pour des raisons éthiques ou autres, être considérés comme
non-appropriables : en sont autant d’exemples délicats les cas des par-
ties du corps humain comme les organes, le sang, les cellules-souches,
les codes génétiques, les ressources naturelles comme les semences, les
théories scientifiques mêmes. Toutes ces ressources marquées par la
rareté sont éligibles à ce titre au statut économique de marchandise ;
mais elles ont aussi une position éthique particulière (et aussi, dans
certains cas, des propriétés matérielles spécifiques) et ont de ce fait
un statut qui mérite d’être précisé en tenant compte de ces aspects
divers et de leurs conséquences variées, économiques ou autres.
En second lieu, la reconnaissance du fait que certains biens, pour
des raisons techniques ou philosophiques, sont amenés à relever de
manière permanente de la communauté, doit nous amener à mieux
comprendre et à améliorer les modes de gestion des biens communs.
Cette amélioration désirable impliquera sans conteste des doses crois-
santes de comportement coopératif et une focalisation croissante sur
les mécanismes de la confiance ; nous croyons que l’économie politique,
dans sa dimension conceptuelle comme dans sa pratique, devra contri-
buer à ces objectifs.
Danielle ZWARTHOED
[1] Cf. A. Gosseries, « Historical Emissions and Free-Riding », Ethical Perspectives 11(1),
2004, p. 36-60. Sur la justice intergénérationnelle comprise comme réparation d’injus-
tices passées, on consultera également L. Meyer, « Intergenerational Justice », in Stanford
Encyclopedia of Philosophy, 2008, sect. 5. http://plato.stanford.edu/entries/justice-interge-
nerational (consulté le 29 février 2016).
[2] Sur la justice entre groupes d’âge, on consultera, par exemple, N. Daniels, Am I my parents’
keeper ? : an essay on justice between the young and the old, Oxford University Press, 1988 ;
D. McKerlie, « Equality Between Age-Groups », Philosophy and Public Affairs 21(3), 1992,
p. 275-295 ; A. Gosseries, « What Makes Age Discrimination Special ? A Philosophical Look
at the ECJ Case Law », Netherlands Journal of Legal Philosophy 43(1), 2014, p. 59‑80.
[3] Par exemple A. Gosseries, « A-t-on des obligations envers les morts ? », Revue philoso-
phique De Louvain 101(1), 2003, p. 80-104 ; K. Lippert-Rasmussen, Luck Egalitarianism,
Bloomsbury Publishing, 2015, p. 156‑161.
[4] Pour une présentation des différents principes susceptibles de guider les décisions publiques
en situation d’incertitude, cf. IPCC, « Climate Change 2014 : Mitigation of Climate Change.
Working Group III Contribution to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental
Panel on Climate Change », Geneva, IPCC, 2014, p. 168-176. Pour une reformulation et
une défense du principe de précaution, cf. S. Gardiner, « A Core Precautionary Principle »,
Journal of Political Philosophy 14(1), 2006, p. 33-60.
217
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[5] Pour des formulations du défi de la non-existence, cf. R. Macklin, « Can future genera-
tions correctly be said to have rights ? », in J. Sterba (ed.), Morality in Practice, Belmont,
Wadsworth, 1984 ; R. De George, « Do we owe the future anything ? », in Sterba (ed.),
Morality in Practice, op. cit. ; J. McMahan, « Review : Problems of Population Theory.
Reviewed Work : Obligations to Future Generations by R.I. Sikora and Brian Barry », Ethics
92(1), 1981, p. 125‑126 ; W. Beckerman & J. Pasek, Justice, Posterity, and the Environment,
Oxford University Press, 2001, p. 19‑20 ; O. Herstein, « The Identity and (Legal) Rights of
Future Generations », George Washington Law Review 77, 2009, p. 1180‑1182.
[6] Je n’aborde pas ici la question de savoir si la fonction des droits des personnes futures est
de protéger la capacité de choix du détenteur des droits (« will » conception of rights) ou de
protéger ses intérêts (« interest » conception of rights).
[7] Il ne peut y avoir de « droits flottant dans les airs ». Cf. A. Gosseries, « On Future Generations’
Future Rights », Journal of Political Philosophy 16(4), 2008, p. 450.
218
Philosophie économique
(6) De (2) et (5), il suit que les personnes du présent n’ont pas
d’obligations à l’égard des personnes futures.
Comment éviter cette conclusion ? Examinons deux solutions pos-
sibles : la Solution de l’Existence des Personnes futures et la Solution
des Droits futurs des Personnes futures.
La Solution de l’Existence des Personnes Futures consiste à remettre
en cause (3). L’argumentation en faveur de (3) peut être formulée
ainsi8 : ce qui n’existe pas ne peut pas avoir des propriétés réelles,
par exemple la propriété d’avoir des droits. Or, les personnes futures
n’existent pas. Donc elles ne peuvent avoir la propriété d’avoir des
droits. Mais les personnes futures, bien qu’inexistantes aujourd’hui,
peuvent être considérées comme des personnes potentielles. Leur
« potentialité » est assez développée, la probabilité que des personnes
humaines existeront dans le futur étant très forte9. (3) pourrait donc
être reformulée ainsi :
(3’) Seules les personnes qui existent, ou qui existeront, peuvent
avoir des droits.
S’il est vrai que des personnes existeront dans le futur, alors,
d’après cette reformulation, leurs droits existent déjà10.
La Solution des Droits futurs des Personnes futures concède (1)-(5),
tout en niant la conclusion (6)11. Supposons que, juste avant d’avaler
[8] Cette formulation s’inspire de R. Elliot, Robert, « The Rights of Future People », Journal of
Applied Philosophy 6(2), 1989, p. 161.
[9] Cf. J. Feinberg, « The Rights of Animals and Unborn Generations », in W. Blackstone (ed.),
Philosophy and Environmental Crisis, Athens, University of Georgia Press, 1974, p. 65.
Comme Feinberg le souligne lui-même, cette stratégie soulève la difficulté suivante : à
partir de quand le caractère potentiel d’une personne est-il suffisamment « avancé » pour
que l’on puisse lui attribuer des droits ? Feinberg suggère deux critères : (i) l’importance
des causes déjà existantes de l’existence de cette personne ; (ii) le degré de déviation du
cours normal des évènements qui serait requis pour empêcher la venue au monde de cette
personne (ibid., p. 67‑68). La potentialité des personnes futures satisfait le critère (ii) : si le
genre humain décidait de cesser de procréer, ce serait sans doute une déviation importante
du cours normal des évènements.
[10] Cf. également Elliot, « The Rights of Future People », op. cit., p. 161‑162. Pour une cri-
tique de l’attribution de droits présents aux personnes futures, cf. Gosseries, « On Future
Generations’ Future Rights », op. cit., p. 454.
[11] Gosseries, « On Future Generations’ Future Rights », op. cit., p. 453‑457 ; L. Meyer, « Past
and Future : The Case for a Threshold Notion of Harm », in L. Meyer et al. (eds.), Rights,
Culture and the Law : Themes from the Legal and Political Philosophy of Joseph Raz,
Oxford University Press, 2003, p. 144‑145. La position de Feinberg, développée dans le
paragraphe précédent, peut aussi être interprétée ainsi. Cf. Elliot, « The Rights of Future
People », op. cit., p. 160.
219
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[12] Pour un exemple similaire, cf. Elliot, « The Rights of Future People », op. cit., p. 162.
[13] Pour une défense de la thèse selon laquelle la capacité de nuire aujourd’hui à une per-
sonne future suffit à légitimer l’attribution de droits dès à présent à cette personne, cf.
E. Partridge, « On the Rights of Future People », in D. Scherer (ed.), Upstream/Downstream.
Issues in Environmental Ethics, Temple University Press, 1990, p. 54‑55.
[14] Gosseries, « On Future Generations’ Future Rights », op. cit., p. 455.
[15] Notons que ce problème, lié à celui des « vies préjudiciables », concerne aussi la bioé-
thique et le droit. Sur la portée du problème de la non-identité, cf. Gosseries, « On Future
Generations’ Future Rights », op. cit., p. 459‑460.
220
Philosophie économique
[16] Cf. D. Parfit, Reasons and persons, Clarendon Press, 1984, p. 351‑355.
[17] Si les choix de G1 avaient été différents, les membres de G2, ou certains d’entre eux,
auraient été conçus à un instant différent. Comme le moment de la conception affecte
l’identité génétique de l’individu conçu, leur identité génétique aurait été différente
[18] Pour en savoir davantage sur le problème de la non-identité, cf. ces deux excellentes réfé-
rences : M. Roberts, « The Nonidentity Problem », in E. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia
221
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
aux personnes futures, parce cette politique les ferait tomber en-
dessous d’un seuil de qualité de vie (qu’il reste à définir). Que les
personnes futures puissent être mieux loties en l’absence de cette
politique ne serait pas pertinent pour déterminer si elles sont victimes
d’un dommage ou non21.
La Solution du Rattrapage conserve la conception comparative du
dommage (6) et fait appel à l’idée de rattrapage des obligations des
membres d’une génération sur leur vie complète22. Une fois que les
membres de G2 sont conçus, il se peut que G1 ait encore la capacité
d’agir de sorte à assurer à G2 le niveau de vie auquel G2 a droit. Au
lieu de comparer la situation actuelle de G2 avec la situation de G2 si
la politique d’épuisement n’avait pas été choisie, (a) la situation de G2
résultant de la politique d’épuisement sans rattrapage des dommages
avec (b) la situation de G2 résultant de l’épuisement avec rattrapage
des dommages. Certes, cela suppose que les générations précédentes
soient capables, une fois les descendants conçus, d’effectuer ce rat-
trapage d’obligations. Ce qui signifie que G1 doit rattraper les effets
de ses actions (ou omissions) sur la qualité de vie de G2, mais aussi
maintenir la capacité de G2 de maintenir la qualité de vie de G3 (et
ainsi de suite).
La Solution de l’Acceptation nous demande d’accepter la conclu-
sion (8)23 . Encore faut-il montrer que (8) est intuitivement plausible.
Pour ce faire, Boonin fait une analogie entre donner naissance et
sauver une vie24 . Voici un exemple, pertinent pour la justice intergé-
nérationnelle, qui illustre cette stratégie. Supposons qu’un groupe de
scientifiques a mis au point une technologie permettant de détourner
les météorites de leur trajectoire. Une météorite, justement, s’annonce.
Notre groupe de scientifiques peut agir sur la trajectoire et la vitesse
de la chute de la météorite de seulement deux manières. La première
méthode conduira à l’extermination de la population d’Ecoland, un pays
and Future : The Case for a Threshold Notion of Harm », op. cit., p. 152‑158 ; Meyer &
Roser, « Enough for the Future », op. cit., p. 232.
[21] Pour une critique des stratégies de réponse au problème de la non-identité basées sur un
changement de conception du dommage, cf. Boonin, The Non-Identity Problem and the
Ethics of Future People, op. cit., p. 52‑102.
[22] Cette stratégie est défendue par Gosseries, « On Future Generations’ Future Rights »,
op. cit., p. 462‑464.
[23] C’est ce que suggère T. Schwartz, « Obligations to Posterity », in R. Sikora & B. Barry
(eds.), Obligations to Future Generations, White Horse Press, 1978, p. 33.
[24] Boonin, The Non-Identity Problem and the Ethics of Future People, op. cit., p. 189‑236.
223
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[25] Par exemple, Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 486‑490 ; Meyer, « Intergenerational
Justice », op. cit.
224
Philosophie économique
[26] En revanche, il peut être plausible d’affirmer que la non-existence est préférable à une
vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue, une vie de souffrances intolérables – il y a donc
asymétrie. Cf. M. Roberts, « An Asymmetry in the Ethics of Procreation », Philosophy
Compass 6(11), 2011, p. 765-776 ; Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 391 ; McMahan,
« Review : Problems of Population Theory. Reviewed Work : Obligations to Future
Generations by R.I. Sikora and Brian Barry », op. cit. ; J. Narveson, « Moral Problems of
Population », The Monist 57(1), 1973, p. 62-86.
[27] Pour en savoir davantage, on consultera Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 381‑442 ;
G. Arrhenius et al., « The Repugnant Conclusion », in E. Zalta (ed.), Edward, The Stanford
Encyclopedia of Philosophy, 2014. http://plato.stanford.edu/entries/repugnant-conclusion
(consultée le 26 mars 2016).
[28] Par exemple H. Sidgwick, The method of ethics, Macmillan and Co., 1907, p. 418.
[29] Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 387.
225
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[35] Sur cette solution, cf. G. Kavka, « The Paradox of Future Individuals », Philosophy
and Public Affairs 11(2), 1982, p. 93-112 ; Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 404,
p. 411-418 ; C. Blackorby et al., « Critical-Level Utilitarianism and the Population-Ethics
Dilemma », Economics and Philosophy 13(2), 1997, p. 197‑230 ; J. Broome, Weighing Lives,
Oxford University Press, 2004.
[36] Parfit, Reasons and persons, op. cit., p. 411‑418, p. 427‑428 ; Arrhenius, Ryberg & Tännsjö,
« The Repugnant Conclusion », op. cit., sect. 2.1.
[37] Par exemple, T. Tännsjö, « Why We Ought to Accept the Repugnant Conclusion », Utilitas
14(3), 2002, p. 339 ; M. Huemer, « In Defence of Repugnance », Mind 117(468), 2008,
p. 899-933.
227
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
plus petite que celle des membres de la génération présente. Mais que
faire si, justement, la génération précédente n’a quasiment rien laissé ?
Pour cette raison, une interprétation suffisantiste du seuil de dom-
mage semble préférable46 . Le suffisantisme présente l’intérêt de ne pas
prendre comme point de référence ce que les générations précédentes
ont laissé, mais un seuil défini de manière indépendante47. Il serait
dommage qu’une théorie évite le problème de la dépendance de l’iden-
tité des personnes futures aux décisions des générations précédentes
pour tomber dans le problème de la dépendance de la définition de la
juste part aux décisions des générations précédentes48 .
La théorie suffisantiste de la justice entre générations la plus
connue est sans doute le suffisantisme de Brundtland. L’éthique inter-
générationnelle qui sous-tend le « développement durable » (sustainable
development) prôné par le rapport Brundtland est condensée dans le
principe suivant : « [Répondre] aux besoins du présent sans compro-
mettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs49. »
Le rapport distingue les « besoins essentiels » des « aspirations ». Les
besoins essentiels incluent notamment le besoin de s’alimenter, de
se loger, de se vêtir, de travailler, l’accès à l’énergie, l’eau potable,
l’hygiène publique, aux soins médicaux. L’équipe de Brundtland en dit
assez peu sur la nature des « aspirations ». Ces ambiguïtés autorisent
au moins trois interprétations du principe d’équité entre générations
du rapport Brundtland :
Interprétation minimale : chaque génération devrait répondre
aux besoins essentiels du présent sans compromettre la capacité
des générations futures de répondre aux leurs. Une fois les besoins
[46] Meyer & Roser, « Enough for the Future », op. cit., p. 233‑243.
[47] En ce sens, le suffisantisme est une théorie non cléronomique. Cf. Gosseries, « Qu’est-ce que
le suffisantisme ? », op. cit. ; Meyer & Roser, « Enough for the Future », op. cit., p. 233‑234.
[48] Pour d’autres arguments en faveur du suffisantisme intergénérationnel, on consultera E.
Page, « Justice Between Generations : Investigating a Sufficientarian Approach », Journal
of Global Ethics 3(1), 2007, p. 3‑20 ; Meyer & Roser, « Enough for the Future », op. cit. ;
Gosseries, « Qu’est-ce que le suffisantisme ? », op. cit.
[49] G. Brundtland et al., Notre Avenir à Tous, rapport de la Commission mondiale sur l’en-
vironnement et le développement, Les Éditions du Fleuve (traduction française de Our
Common Future), 1987, chap. 2. Daly défend également un suffisantisme intergénération-
nel des besoins : cf. H. Daly, Beyond Growth : The Economics of Sustainable Development,
Beacon Press, 1996. Sur les enjeux philosophiques du suffisantisme de Brundtland et de
Daly, on consultera également A. Gosseries, « Intergenerational Justice, Sufficiency, and
Health », in C. Fourie & A. Rid (eds.), What is Enough ? Sufficiency, Justice and Health,
Oxford University Press, à paraître.
230
Philosophie économique
[50] Sur le suffisantisme multiniveaux, on consultera Casal, « Why Sufficiency Is Not Enough »,
op. cit., p. 317.
231
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[51] A. Sen, « The Ends and Means of Sustainability », Journal of Human Development and
Capabilities 14(1), 2013, p. 6‑20. À noter également que la conception du développement
durable défendue par Sen n’est pas suffisantiste. Cf. Gosseries, « Intergenerational Justice,
Sufficiency, and Health », op. cit.
[52] Pour une introduction aux concepts de capabilité et de fonctionnement, à leur justification
et à leur opérationnalisation, on consultera par exemple A. Sen, Commodities and capa
bilities, North-Holland, 1985 ; M. Nussbaum, Nature, Function, and Capability : Aristotle
on Political Distribution, World Institute for Development Economics, 1987 ; I. Robeyns,
« The Capability Approach », in Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, op. cit.
[53] Dans les travaux de Sen, le terme « capabilité » désigne aussi les « ensembles capabilité »,
c’est-à-dire l’ensemble d’opportunités de fonctionnements d’une personne. Cf. I. Robeyns,
« The Capability Approach : a theoretical survey », Journal of Human Development 6(1),
2005, p. 100.
[54] M. Nussbaum, Creating Capabilities, Harvard University Press, 2011, p. 33-34. La liste
qui suit est en substance une traduction en français de la liste proposée par Nussbaum.
232
Philosophie économique
pas un besoin, mais une aspiration, alors l’interprétation minimale pourrait préconiser
une réduction drastique de la population afin de garantir la satisfaction des besoins de
base de la génération suivante, et ce en dépit des préférences et valeurs des personnes
qui souhaitent avoir des enfants. En revanche, l’interprétation maximale inclurait la
liberté de procréer au sein de ce qui devrait être garanti pour chaque génération. Elle
ne pourrait soutenir que la satisfaction des besoins nutritionnels, par exemple, a priorité
sur la liberté de procréer. L’interprétation multiniveaux, quant à elle, garantirait une
liberté de procréer de manière conditionnelle. Ce ne serait qu’une fois que la société est
capable de garantir les besoins de chaque génération que les êtres humains pourraient
exercer cette liberté.
[57] A. Sen, « Utilitarianism and Welfarism », Journal of Philosophy 76(9), 1979, p. 463-489.
235
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[58] F.P. Ramsey, « A Mathematical Theory of Saving », The Economic Journal 38(152), 1928,
p. 543.
[59] Supposons que Babette hérite d’une somme de 50 000 € à l’âge de 18 ans. Elle peut soit
s’acheter une très belle voiture, soit s’offrir des études en droit. Le premier choix consiste
à consommer son capital, le second à l’investir dans sa formation. Le premier choix n’ac-
croîtra pas ses opportunités de consommation dans le futur. Le second est susceptible
d’accroître ses opportunités de consommation dans le futur puisque, si tout se passe comme
elle l’a prévu (Babette obtient un diplôme et un emploi correspondant à ses qualifications),
le revenu de Babette sera plus élevé que si elle n’avait pas entrepris d’études.
[60] Ramsey, « A Mathematical Theory of Saving », op. cit., p. 544‑545.
236
Philosophie économique
[61] Ibid., p. 547. Cf. aussi M. Fleurbaey & P. Michel, « Quelques réflexions sur la croissance
optimale », Revue économique 50(4), 1999, p. 717.
[62] T.C. Koopmans, « On the concept of optimal economic growth », The econometric approach
to development planning. Pontificiae Academiae Scientiarum Scripta Varia, no. 28, 1965,
p. 225‑287. ; Fleurbaey & Michel, « Quelques réflexions sur la croissance optimale », op. cit.
[63] Koopmans, « On the concept of optimal economic growth », op. cit., p. 254.
[64] Si le taux d’actualisation est principalement utilisé par les welfaristes, il n’est pas propre
à cette famille de théories de la justice entre générations. Un welfariste pourrait refuser
de l’utiliser. Et on peut concevoir une version du contractualisme libéral égalitaire reven-
diquant une préférence pour le présent. Cédric Rio défend une proposition en ce sens :
237
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
« Préférer le présent pour mieux concilier justice sociale au sein et entre les générations »,
Revue de philosophie économique 16(1), 2015, p. 41‑68.
[65] Cf. J. Broome, Counting the cost of global warming, White Horse Press, 1992, p. 22.
[66] Pour une discussion détaillée des différentes justifications éthiques du taux social d’ac-
tualisation, on consultera T. Cowen & D. Parfit, « Against the social discount rate », in P.
Laslett & J. Fishkin (ed.), Justice between age groups and generations, Yale University
Press, 1992, p. 144‑161 ; Broome, Counting the cost of global warming, op. cit., p. 52‑112.
[67] Néanmoins, Cowen et Parfit critiquent cette justification, en soulignant notamment que
la productivité marginale du capital n’est pas exogène aux décisions relatives à la dis-
tribution des ressources entre génération. Si la société adopte un taux d’actualisation,
celui-ci va affecter les taux d’intérêt, ce qui aura un effet sur la productivité du capital.
Ils proposent donc de modéliser ces coûts d’opportunité d’une manière temporellement
neutre, sans utiliser le taux social d’actualisation. Cf. T. Cowen & D. Parfit, « Against the
social discount rate », in P. Laslett & J. Fishkin (eds.), Justice between age groups and
generations, Yale University Press, 1992, p. 151‑154. Pour une réponse à cette critique,
cf. J. Broome, « Discounting the Future », Philosophy & Public Affairs 23(2), 1994, p. 140-
141 et p. 145-146.
238
Philosophie économique
[68] Cowen & Parfit, « Against the social discount rate », op. cit., p. 149‑150.
239
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[69] Ramsey, « A Mathematical Theory of Saving », op. cit., p. 549. Une thèse similaire est
défendue par John K. Galbraith. Selon lui, la production économique crée les préférences
(ou du moins certaines d’entre elles) qu’elle cherche à satisfaire. Cf. J. Galbraith, The
Affluent Society, Mariner Books, 1998, chap. XI, « The Dependence Effect » ; A. Dutt, « The
Dependence Effect, Consumption and Happiness : Galbraith Revisited », Review of Political
Economy 20(4), 2008, p. 527‑550.
[70] K. Lippert-Rasmussen, « Equality of What ? and Intergenerational Justice », Ethical per-
spectives 19(3), 2012, p. 504‑509.
[71] B. Barry, « Sustainability and Intergenerational Justice », Theoria 44(89), 1997, p. 50‑52 ;
A. Gosseries, « What Do We Owe the Next Generation(s) », Loyola of Los Angeles Law
Review 35, 2001, p. 341 ; E. Page, « Intergenerational justice of what : Welfare, resources
or capabilities ? », Environmental Politics 16(3), 2007, p. 455.
[72] Barry, « Sustainability and Intergenerational Justice », op. cit., p. 50. Je traduis.
[73] Gosseries, « What Do We Owe the Next Generation(s) », op. cit., p. 340‑341 ; Page,
« Intergenerational justice of what », op. cit., p. 455 ; K. Bykvist, « Preference Formation
and Intergenerational Justice », in Intergenerational Justice, op. cit., p. 301‑322 ; Lippert-
Rasmussen, « Equality of What ? », op. cit., p. 509‑512.
240
Philosophie économique
[75] T. Otterholt, « “The Taste Approach”. Governance beyond Libertarian paternalism », Revue
de philosophie économique 11(1), 2010, p. 57‑80 ; Lippert-Rasmussen, « Equality of What ? »,
op. cit., p. 509‑512 ; D. Zwarthoed, « Cheap Preferences and Intergenerational Justice »,
Revue de philosophie économique 16(1), 2015, p. 69‑101.
[76] D. Zwarthoed, « Creating frugal citizens : The liberal egalitarian case for teaching fruga
lity », Theory and Research in Education 13(3), 2015, p. 298‑303. En fait, dans nos sociétés,
c’est davantage les techniques utilisées pour développer des préférences dispendieuses que
l’on peut légitimement soupçonner de ne pas respecter l’autonomie des agents (pensons
au neuromarketing, par exemple).
[77] Zwarthoed, « Cheap Preferences and Intergenerational Justice », op. cit., p. 95‑98.
243
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[78] Rawls est contractualiste et non pas contractarien. On distingue en effet, généralement,
ces deux types de théories du contrat social. Le contractarianisme interprète le contrat
social de manière hobbesienne. Les parties du contrat sont rationnelles au sens prudentiel
du terme. La coopération permet la production d’un surplus, et de ce fait augmente la
capacité de chacun à réaliser ses désirs. Chacun a donc intérêt à ce qu’elle se maintienne.
Or, si les règles qui régissent le partage des produits de la coopération sont insatisfaisantes
pour certains, ceux-ci risquent de se retirer. La stabilité de la coopération exige donc des
règles satisfaisantes pour tous, et la justice consiste en l’ensemble de ces règles.
Pour les contractualistes, les partenaires sont rationnels au sens moral du terme. Ils se
considèrent comme libres et égaux, se devant un respect mutuel, et s’engagent donc à
justifier publiquement les termes du contrat qu’ils proposent. L’objet de l’accord n’est donc
pas tant de maintenir la stabilité de la coopération que de déterminer à quelles conditions
celle-ci serait équitable.
Le contractarianisme (et non pas le contractualisme) fait face à des difficultés spécifiques
dans le contexte intergénérationnel, telles que le problème de la « bombe à retardement »,
c’est-à-dire des actions (ou des omissions) dont les effets négatifs n’affecteront que les
générations futures lointaines (pensons à la gestion des déchets nucléaires). Les contrac-
tariens ne peuvent expliquer pourquoi les générations présentes ne devraient pas poser ce
type de bombe. En outre, nous venons de voir que les préférences des jeunes générations
sont elles-mêmes formées par les générations anciennes. Or, une situation de négociation
dans laquelle l’une des parties a la capacité d’influencer les préférences de l’autre (et
donc les intérêts mêmes que l’autre va défendre) ne peut garantir un résultat équitable
pour toutes les parties. Sur le contractarianisme intergénérationnel, cf. G. Arrhenius,
« Mutual Advantage Contractarianism and Future Generations », Theoria 65(1), 1999,
p. 25-35 ; S. Gardiner, « A Contract on Future Generations ? », in Gosseries & Meyer (eds.),
Intergenerational Justice, op. cit., p. 78‑81. ; J. Heath, « The Structure of Intergenerational
Cooperation », Philosophy and Public Affairs 41(1), 2013, p. 31-66.
244
Philosophie économique
[79] J. Rawls, Justice as fairness : a restatement, Harvard University Press, 2001, p. 80.
[80] Une difficulté est que les partenaires de la position originelle savent que l’existence de
certains membres de la société dépend des principes de justice qu’ils choisiront. Mais cette
difficulté peut être contournée en rappelant que les partenaires de la position originelle
ne sont pas eux-mêmes des individus réels identifiés par leur ADN, mais des personnes
représentatives des intérêts des individus occupant certaines positions – la position éco-
nomique la plus désavantagée, par exemple. Cf. J. Rawls, A Theory of Justice, Oxford
University Press, 1999, p. 56. Les partenaires ne jouent donc pas leur propre existence
en choisissant les principes de justice.
245
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[91] Le principe de juste épargne postule donc que, au moins jusqu’à un certain point, l’accumu-
lation de capitaux est nécessaire à l’édification d’institutions justes. Pour une discussion de
ce postulat, cf. Gosseries, « What Do We Owe the Next Generation(s) », op. cit., p. 320‑323.
[92] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 255 ; Justice as fairness, op. cit., p. 159‑160.
[93] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 252.
[94] J. Rawls, Political Liberalism, Columbia University Press, 1993, p. 245.
248
Philosophie économique
Le leximin intergénérationnel
Il existe une tension entre les obligations d’une société à l’égard
de ses membres les plus démunis et celles à l’égard de ses descen-
dants. Comment Rawls pense-t-il l’articulation entre principe de juste
épargne et principe de différence ? D’après les textes, il semble que
le principe de juste épargne se situerait ainsi dans la hiérarchie des
principes rawlsiens95 :
1) Premier principe (principe de liberté) : chaque personne
a le même droit indéfectible à un ensemble pleinement adéquat
de libertés de base égales, lequel ensemble est compatible avec
le même ensemble de libertés pour tous ;
2) Second principe (les inégalités justes) :
A) Principe de juste égalité des chances : les inégalités
sociales et économiques doivent être attachées à des offices
et positions ouverts à tous dans des conditions de juste (fair)
égalité des chances ;
B) Principe de juste épargne :
Phase d’accumulation : chaque génération doit épargner
jusqu’à ce que la société possède assez de capitaux et de
biens pour établir et maintenir des institutions justes ;
le taux d’épargne est fonction de la capacité de chaque
génération à contribuer ;
Phase de croisière : chaque génération doit préserver ce
qui est nécessaire au maintien des institutions justes.
L’épargne supplémentaire est permissible, mais pas
obligatoire.
C) Principe de différence : les inégalités sociales et écono-
miques doivent être au plus grand bénéfice des membres les
plus désavantagés de la société.
Comment justifier la priorité du principe de juste épargne sur le
principe de différence ? Dans la phase d’accumulation, la priorité de
l’épargne juste sur le principe de différence peut se justifier par la
priorité du principe de liberté, que l’épargne permet de garantir 96 .
[95] Ibid., p. 258 ; R. Paden, « Rawls’s Just Savings Principle and the Sense of Justice », Social
Theory and Practice 23(1), 1997, p. 35.; F. Gaspart & A. Gosseries, « Are generational
savings unjust ? », Politics, Philosophy & Economics 6(2), 2007, p. 196‑197.
[96] Gaspart & Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 197‑201 ; Gosseries,
« Nations, Generations and Climate Justice », op. cit., p. 98.
249
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[97] Gaspart & Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 203‑204 ; Gosseries,
« Nations, Generations and Climate Justice », op. cit., p. 99.
[98] Remarquons que l’on pourrait répondre qu’il se peut que l’épargne intergénérationnelle
dans la phase de croisière ne représente pas un coût d’opportunité réel pour les plus défa-
vorisés, parce que les citoyens les mieux lotis ne seraient pas disposés à transférer aux
plus démunis la somme qu’ils seraient prêts à épargner pour la génération suivante. Par
exemple, ils feraient pression pour payer moins de taxes redistributives, et utiliseraient ces
économies d’impôt pour subventionner un organisme de protection de l’environnement. Ce
point a été mis en évidence par English, « Justice Between Generations », op. cit., p. 101.
[99] Gaspart et Gosseries discutent également des exceptions à ce principe général. « Are
generational savings unjust ? », op. cit., p. 207‑209.
[100] Notons qu’il s’agit d’un problème différent de celui des effets de l’héritage sur la juste
distribution au sein d’une génération.
[101] Gaspart & Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 205.
250
Philosophie économique
tous les enfants, que leurs parents soient généreux ou non. D’autre
part, l’épargne privée ne finance pas nécessairement le même type
de biens que les dépenses publiques, ou pas aussi efficacement, ne
serait-ce que parce qu’il est plus difficile pour les acteurs privés de
se coordonner.
Faut-il alors prohiber l’épargne intergénérationnelle privée ? Quelle
est l’importance normative de la liberté des parents de léguer un
héritage matériel à leurs enfants ? Dans certains cas, la transmission
intergénérationnelle de biens privés – une maison de famille, par
exemple – contribue au maintien de relations familiales réussies, et de
telles relations contribuent de manière significative au bien-être des
parents et des enfants102. Mais ce raisonnement ne justifierait que la
transmission de biens familiaux chargés de certaines significations,
et non pas toutes les formes d’héritage103 . La justice intergénération-
nelle rawlsienne bien comprise pourrait donc exiger de très fortes
restrictions de l’héritage privé (à l’exception, peut-être, des héritages
chargés de significations familiales importantes).
On peut se demander si, dans la phase de croisière, les rawlsiens ont
encore besoin d’un principe de juste épargne. Ne pourrait-on étendre le
principe de différence à l’ensemble des individus des différentes géné-
rations de la phase de croisière ? Rawls rejette cette éventualité, car il
n’y a aucun moyen pour la génération actuelle d’améliorer la situation
des générations passées104 . Mais cette difficulté peut être surmontée
en ajoutant une clause d’accessibilité au principe de différence105. Ou
encore, une solution plus élaborée, proposée par Gaspart et Gosseries,
fait appel à une interprétation particulière du principe de différence.
La structure formelle du principe de différence est proche de celle de
la règle du maximin, une règle de choix en situation d’incertitude106 .
La règle du maximin stipule que le classement de préférence des états
sociaux devrait être déterminé par la situation de l’individu, ou du
groupe, le plus désavantagé dans chacun des états sociaux du menu.
Mais si cet individu était, par exemple, un esclave des plantations du
sud des États-Unis au XIXe siècle, le maximin serait inapplicable.
[102] H. Brighouse & A. Swift, Family Values : The Ethics of Parent-Child Relationships,
Princeton University Press, 2014.
[103] J’emprunte cette ligne d’argument à Brighouse et Swift, ibid., p. 123-140.
[104] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 254.
[105] Gaspart & Gosseries, « Are generational savings unjust ? », op. cit., p. 203.
[106] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 132‑135.
251
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[107] Sur le leximin, on consultera A. Sen, Collective choice and social welfare, Holden-Day,
1970, p. 138.
[108] Rawls, Justice as fairness, p. 43, n. 3 ; p. 94-104.
[109] Attas, « A Transgenerational Difference Principle », op. cit., p. 208‑217.
[110] Ibid., p. 211 ; S. Wall, « Just Savings and the Difference Principle », Philosophical Studies
116(1), 2003, p. 79-102.
252
Philosophie économique
[111] Rawls, A Theory of Justice, op. cit., p. 256‑257 ; Justice as fairness, op. cit., p. 159‑160.
[112] Rawls, Justice as fairness, op. cit., p. 63‑64. Je traduis.
[113] Attas, « A Transgenerational Difference Principle », op. cit., p. 215‑216.
[114] Ibid., p. 216.
253
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
[121] Pour une liste des attitudes, ou vertus, qu’une société juste devrait encourager, cf. Rawls,
Political Liberalism, op. cit., p. 157.
[122] Sur le limitisme (limitarianism) intragénérationnel, cf. I. Robeyns, « Having Too Much »,
in J. Knight & M. Schwartzberg (eds.), NOMOS LVI : Wealth. Yearbook of the American
Society for Political and Legal Philosophy, New York University Press, à paraître.
255
Chapitre 5. La justice intergénérationnelle
IV. Conclusion
Ce texte ne peut prétendre clore un débat complexe et en pleine
effervescence. Mais on peut d’ores et déjà tirer quelques conclusions.
[123] D. Birnbacher, « What motivates us to care for the (distant) future ? », in Intergenerational
Justice, op. cit.
[124] Ibid.
[125] P. Van Parijs, « The Disfranchisement of the Elderly, and Other Attempts to Secure
Intergenerational Justice », Philosophy & Public Affairs 27(4), 1998, p. 292‑333.
[126] K. Hinrichs, « Faut-il accorder le droit de vote aux enfants ? », Revue philosophique de
Louvain 105(1), 2007, p. 42‑76.
[127] A. Gosseries, « Constitutions and Future Generations », The Good Society 17(2), 2008,
p. 32‑37.
[128] A. Dobson, « Representative Democracy and the Environment », in Democracy and the
environment : Problems and prospects, 1996, p. 124 ; K. Ekeli, « Giving a Voice to Posterity
– Deliberative Democracy and Representation of Future People », Journal of Agricultural
and Environmental Ethics 18(5), 2005, p. 429‑450.
[129] D. Bell, « Creating Green Citizens ? Political Liberalism and Environmental Education »,
Journal of Philosophy of Education 38(1), 2004, p. 37-82 ; M. Ferkany & K. Whyte, « The
compatibility of liberalism and mandatory environmental education », Theory and Research
in Education 11(1), 2013, p. 5‑21.
[130] Zwarthoed, « Creating frugal citizens », op. cit.
[131] M. Ferkany & K. Whyte, « The Importance of Participatory Virtues in the Future of
Environmental Education », Journal of Agricultural and Environmental Ethics 25(3), 2011,
p. 419‑434.
256
Philosophie économique
Épistémologie et
méthodologie économique
L’ontologie de l’économie selon Aristote
et la théorie économique actuelle
Ricardo F. CRESPO1
L’
intérêt pour la découverte de la pensée aristotélicienne concer-
nant les questions de théorie et de méthode en sciences éco-
nomiques n’obéit pas nécessairement à l’unique souci d’une
démarche de type archéologique 2 . On peut en effet trouver chez
Aristote de précieuses contributions potentielles à l’économie contem-
poraine. La pertinence de la pensée d’Aristote pour l’économie actuelle
peut alors être abordée selon deux angles qu’expriment les questions
suivantes :
1° Est-ce qu’Aristote est effectivement présent dans les débats en
sciences économiques aujourd’hui ? Ou encore, est-ce que les écono-
mistes fondent aujourd’hui quelques-unes de leurs réflexions sur les
enseignements d’Aristote ? La réponse requiert d’analyser l’influence
d’Aristote sur des économistes particuliers, de produire ainsi certaines
études de cas.
2° Que pourraient, à titre plus général, apprendre les économistes
d’Aristote aujourd’hui ? En quoi serait-ce de l’intérêt de leur discipline
de se pencher à nouveaux frais sur la pensée du philosophe antique
de Stagire ?
Quant à la première question, la présence d’idées issues de toute
évidence d’Aristote chez des fondateurs comme Karl Marx ou Carl
Menger, mais aussi chez des économistes, des historiens de la pen-
[1] Que le lecteur permette un mot personnel à l’auteur argentin que je suis : dans mon
parcours, j’ai étudié l’économie dans un Département de sciences économiques où les
préoccupations philosophiques étaient toujours bien présentes, et la philosophie dans un
Département d’études philosophiques avec une forte empreinte aristotélicienne : Aristote
a toujours été présent dans ma recherche en philosophie économique.
[2] L’orientation de ma propre recherche est explicitée dans R. Crespo, A Re-assessment of
Aristotle’s Economic Thought, Routledge, 2013.
260
Philosophie économique
[3] Hormis les occurrences des termes aristotéliciens dans les œuvres même de Marx, Menger,
Sen et Cartwright, citons ici à titre d’exemple (et parmi ceux sur lesquels j’ai pu tra
vailler pour ma part) : le rapport de Marx à Aristotle est étudié dans l’ouvrage de Meikle,
Aristotle’s Economic Thought (Oxford University Press, 1995), celui de Menger à Aristote
par Barry Smith dans : « Aristotle, Menger, Mises : an essay in the metaphysics of eco-
nomics » (in B. Caldwell, ed., Carl Menger and his legacy in economics, Duke University
Press, 1990, p. 263-88) et « Aristotelianism, apriorism, essentialism » (in P. Boettke, ed.,
The Elgar Companion to Austrian Economics, Elgar, 1994, p. 33-37), toujours sur Menger
et Aristote, les travaux de Gilles Campagnolo, notamment la réédition de Critique de l’éco-
nomie politique classique. Marx, Menger et l’École historique (Éditions Matériologiques,
2014, p. 313-355) portant bibliographie sur cette question qui a suscité une littérature
abondante ; enfin, concernant l’importance pour Sen et Cartwright de relire Aristote
aujourd’hui, je l’ai signalée et soulignée dans mon Theoretical and Practical Reason in
Economics, Springer, 2013.
[4] Les pages qui suivent reprennent mes réponses dans plusieurs articles divers rassemblés
en langue anglaise dans R. Crespo, A Re-assessment…, op. cit.
[5] Pour cette citation et les suivantes : Diogène-Laërce, Vie et doctrines de philosophes,
livre V/1, Charpentier, 1847.
261
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle
selon laquelle « la vertu seule ne suffit point au bonheur ; il faut qu’il
s’y joigne les biens extérieurs et ceux du corps ». Nous, humains, ne
devrions donc pas chercher seulement la vertu, mais aussi ces biens,
toujours selon Aristote. Dans l’interprétation de sa leçon par Diogène-
Laërce, « la philosophie pratique se divise elle-même en morale et
politique, cette dernière embrassant tout ce qui a rapport au gouver-
nement des États et à l’économie ».
En ce qui concerne l’économie, Aristote utilisait le terme oikono-
mike, qui est traduit ici par « économique ». Aristote parle d’« écono-
mique » en contraposition et en connexion avec la « chrématistique ».
Aristote définit la chrématistique comme cette « sorte d’art de l’achat
qui fait naturellement partie de l’économie : c’est celui par lequel, dans
l’économie, on a en mains propres, ou on cherche à avoir sous la main,
les ressources nécessaires à la vie et qui sont utiles pour la commu-
nauté civile ou domestique » (Politique I, 8, 1256b 26-30)6. Autrement
dit, la chrématistique est une technique, qui, comme telle, sert à la fois
les deux champs de la philosophie politique, l’oikonomike et la politikè.
Trouvons-nous quelque indication dans la pensée d’Aristote sur
ce que, par ailleurs, nous nommons aujourd’hui (et dans la tradition
héritée de la pensée économique classique) « économie politique » ? La
chrématistique n’est pas nécessairement le lieu correct où regarder
pour trouver cette indication, car elle correspond en somme plutôt aux
notions de production, de commerce et de finance de nos jours, pas
à l’économie prise en tant que science de ces activités. Dans la pen-
sée aristotélicienne, les activités consacrées à ce que nous nommons
l’économie politique sont incluses dans sa politique. Incluons donc ici
sous le terme « oikonomike » à la fois l’utilisation de la richesse par
rapport au foyer domestique (la maison qu’est l’oikos) et en relation à
la communauté civile en son entier.
Il faut ajouter qu’« oikonomike » est, chez Aristote, quand il s’agit
de l’adjectif, le terme grec utilisé pour désigner tout ce qui concerne
l’utilisation de cette richesse. En fait, le mot même est un adjectif
nominal repris pour un usage propre. Quel est son sens ? Ce qui relève
de ce qui est « économique ». Quelle est sa réalité ? Il est possible de
[6] Les références à Aristote sont données selon l’usage traditionnel permettant de se réfé-
rer à différentes traductions françaises, notamment celles des traducteurs suivants :
B. Saint-Hilaire, Lagrange, 1874 ; J. Tricot (La Politique), Vrin (7 éditions jusqu’en 1995),
M. Aubonnet, Les Belles Lettres ; P. Pellegrin (Politiques), Flammarion, 1990. Les réfé-
rences à ce titre sont notées par Pol.
262
Philosophie économique
[7] R. Crespo, « The Ontology of the “Economic”: an Aristotelian Analysis », Cambridge Journal
of Economics, 30(5), 2006, p. 767-781.
[8] Pour les traductions françaises utilisées en renvoyant de manière traditionnelle aux œuvres
d’Aristote, notons pour l’Éthique à Nicomaque, celle de Gauthier et Jolif (Presses universi-
taires de Louvain, B. Nauwelaerts, 1958) et de J. Tricot (Vrin, 1959) qui a fait l’objet d’une
édition électronique : Les Échos du Maquis, echosdumaquis.com. Les références à ce titre
sont notées par EN. Concernant la Métaphysique, nous renvoyons à la traduction de J.
Tricot (Vrin, 1953), édition électronique également, echosdumaquis.com. Pour l’Éthique
à Eudème, nous avons choisi l’édition des Belles Lettres (2015) traduite par O. Bloch et
A. Léandri ; pour les Catégories, celle de Vrin, 1994, traduite par J. Tricot, et pour le De
Anima (De l’âme), celle traduite par J. Tricot, Vrin, 1995.
263
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle
par une pratique suivie, tend à, et finit par devenir une tendance
presque involontaire dans l’action qu’entreprend un agent.
À ce titre, les habitudes sont fondamentales pour la vie humaine.
Les êtres humains ne peuvent pas en rester toujours au stade de la
décision, ni lui demander toujours tout, parce qu’ils en deviennent
psychologiquement souffrants ; les habitudes viennent structurer le
comportement humain dans la vie quotidienne. La personnalité se
forme par l’acquisition de ces habitudes dans la répétition des actes
qui finissent par constituer une « seconde nature » chez chaque per-
sonne. Les habitudes sont déterminées par les actions humaines et
ces actions restent certes libres ; les habitudes peuvent donc différer
de personne à personne, de sorte que les habitudes sont en effet acci-
dentelles et demeurent contingentes.
I.4. Une science humaine
Le dernier sens d’oikonomike qu’il importe de relever est sans doute
le plus proche de la signification actuelle donnée à l’économie, en tant
que nous la regardons comme une science. Au début de l’Éthique à
Nicomaque, Aristote pose la catégorisation suivante :
[La politique] dispose quelles sont parmi les sciences celles qui sont néces-
saires dans les cités, et quelles sortes de sciences chaque classe de citoyens doit
apprendre, et jusqu’à quel point l’étude en sera poussée ; Et puisque la Politique
se sert des autres sciences pratiques, et qu’en outre elle légifère sur ce qu’il faut
faire et sur ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science englobera les fins des
autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement
humain (EN I 2, 1094b 4-6).
[10] Le lecteur des langues italienne ou anglaise pourra se reporter concernant ce point res-
pectivement à C. Natali, « Aristotele e l’origine della filosofia pratica », in C. Pacchiani
(dir.), Filosofia pratica e Scienza Politica, Francisci, 1980 et E. Berti, Le vie della ragione,
Il Mulino, 1992 ; F.D. Miller Jr, Nature, Justice and Rights in Aristotle’s Politics, Oxford
University Press, 1995 ; W.L. Newman, The Politics of Aristotle, Clarendon Press, 1951
et C.D.C. Reeve, « Aristotle on the Virtues of Thought », in R. Kraut (ed.), The Blackwell
Guide to Aristotle’s Nicomachean Ethics, Blackwell Publishing, 2006, p. 198-217.
268
Philosophie économique
[11] Pour ne prendre qu’un exemple de débat contemporain sur cette notion en rapport
à la philosophie d’Aristote dans une revue de référence d’histoire de la pensée écono-
mique en langue anglaise : W.S. Kern, « Returning to the Aristotelian Paradigm : Daly and
Schumacher », History of Political Economy, 15(4) 1983, p. 501-512 que suivit un débat dans
la même revue avec S.J. Pack « Aristotle and the Problem of Insatiable Desires : a Comment
on Kern’s Interpretation of Aristotle », History of Political Economy, 17(3), 1985, p. 391-
393 et W.S. Kern, « Aristotle and the Problem of Insatiable Desires : A Reply », p. 393-394.
272
Philosophie économique
[12] L’expression « communauté politique » est utilisée par P. Pellegrin (Aristote, Politiques, op.
cit.), et, en anglais, par E. Barker (The Politics of Aristotle, Oxford University Press, 1958).
Je pense trouver là une bonne manière de dénoter une réalité différente de l’État moderne.
275
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle
[13] R.F. Crespo, « “Practical Comparability” and Ends in Economics », Journal of Economic
Methodology, 14(3) 2007, p. 371-393.
277
Chapitre 6. L’ontologie de l’économie selon Aristote et la théorie économique actuelle
[14] L’expression de « réformes de deuxième génération » (Second Stage of Reform) fut intro-
duite par Moisés Naím dans ses articles « Paper Tigers and Minotaurs : The Politics of
Venezuela’s Economic Reforms », Washington : The Carnegie Endowment, 1993, et « Latin
America The Second Stage of Reform », Journal of Democracy, 1994, 5/4, p. 32-48. Tandis
que les « réformes de première génération » visaient à faire fonctionner les marchés plus
efficacement, les « réformes de deuxième génération » traitent de questions telles que la
transparence, la bonne gouvernance, l’éducation, la santé ou la justice. La portée de ces
« réformes de deuxième génération » est moins immédiatement perceptible et rend la
mesure de leur réalisation plus ardue (sinon impossible), tandis qu’elles sont plus com-
plexes et coûteuses que les réformes antérieures. Pour autant, elles semblent être une
condition nécessaire d’un développement poussé digne de ce nom.
278
Philosophie économique
[15] Thomas d’Aquin, De Veritate ; consulté sur le site (4/12 2015) docteurangelique.free.fr.
[16] Pour nous limiter à quelques des titres à cet égard (pour lecteurs anglophones ou hispano-
phones) : W.F.R. Hardie, Aristotle’s Ethical Theory, 2e éd., Clarendon Press, 1980, chap. III
« The Nature of the Inquiry », p. 28-45 ; J. Burnet, The Ethics of Aristotle, Methuen, 1990 ;
C.I. Massini, « Método y filosofía práctica », Persona y Derecho, 1995, 247 ; C.I. Massini,
« Ensayo de Síntesis acerca de la distinción especulativo-práctico y su estructuración meto-
dológica », Sapientia, 200, 1996.
282
Philosophie économique
S
i l’on entend par ontologie l’analyse des types d’entités qui sont
fondamentaux pour l’usage d’une théorie, l’économie théorique
est sans doute l’une des disciplines dont l’ontologie est la plus
manifeste. La théorie de la décision et la théorie des jeux, ou encore
la théorie de l’équilibre général, ou la théorie du choix collectif, pré-
sentent des formalismes dont les présupposés ontologiques ne néces-
sitent pas de grandes recherches en profondeur : ils sont accessibles
à partir de la surface formelle des théories, et on pourrait même se
demander si une enquête ontologique est bien nécessaire, puisqu’elle
risque de redoubler les formalismes. En revanche, quand on envisage
l’application de la théorie économique aux échanges qui ont lieu dans
une société et aux institutions économiques, les entités ontologiques de
base sont soit présupposées de manière naïve voire idéologique – par
exemple, on suppose que l’économie a une ontologie individualiste – ou
bien directement calquées sur les entités institutionnelles – entre-
prises, marchés, organisations. L’analyse ontologique pourrait être
alors plus utile, mais elle présente bien des difficultés, parce qu’on va
soupçonner derrière les spéculations ontologiques des enjeux existen-
tiels voire politiques dont elle aura du mal à se dégager.
Enfin se pose la question de savoir quels rapports entretiennent
les deux enquêtes ontologiques, celle sur les types d’entités convoqués
par la théorie, et celle sur les types d’entités invoqués par les descrip-
tions des interactions économiques dans une société. Ainsi une des
réponses à l’obstacle que représente la contamination du problème de
l’entité « individu » par l’idéologie de l’individualisme a été de distin-
guer un individualisme ontologique, supposé trop lié à l’idéologie, et
un individualisme méthodologique, supposé plus innocent parce que
ne prétendant à aucun impact existentiel ni ontologique. Mais cette
réponse n’est pas elle-même dépourvue d’ambiguïté, puisque l’ontolo-
gie, quand elle définit les types d’entités nécessaires à un discours sur
284
Philosophie économique
[1] Voir D. Kahneman, A.S. Tversky, Choices, Values and Frames, Cambrige University
Press, 2000 ; M. Allais, « Le comportement de l’homme rationnel devant le risque, cri-
tique des postulats et axiomes de l’école américaine », Econometrica 21, 1953, p. 593-546 ;
E. Diecidue, P. Wakker, « On the Intuition of Rank dependent Utility », The Journal of
Risk and Uncertainty 23(3), 2001, p. 281-298.
294
Philosophie économique
Bernard WALLISER
L
es traités d’histoire des sciences et d’épistémologie mettent en
exergue, selon les auteurs, tel ou tel mode de raisonnement
dominant chez les savants. C’est ainsi que l’analogisme
d’Aristote est opposé à l’inductivisme de Mill ou au déductivisme
de Popper1. En pratique, la démarche scientifique utilise tous les
modes de raisonnement, mais à un stade bien précis de l’élaboration
du savoir. À l’heure actuelle, on ne dispose pas d’une catégorisation
logiquement fondée et universellement reconnue des modes usuels de
raisonnement. Mais il est possible de s’appuyer sur un inventaire de
ces modes, même s’ils ne constituent pas un ensemble globalement
exhaustif et ne sont pas deux à deux exclusifs.
La démarche scientifique peut être décomposée en une succession
conventionnelle d’étapes, chacune étant caractérisée par les objets
qu’elle manipule et les opérations qu’elle réalise. Bien entendu,
ces étapes ne se succèdent pas selon un schéma d’action purement
linéaire, mais vont se répéter selon des cycles partiels ou globaux.
Par ailleurs, chacune de ces étapes peut être traitée avec des outils
purement littéraires, mais peut aussi recourir au moins partiellement
à des méthodes formelles. Cependant, dans les deux cas, chaque étape
utilise à titre principal un type de raisonnement particulier puisé
dans la liste des modes de raisonnement usuels. Les étapes, au nombre
conventionnel de sept, sont résumées dans le tableau ci-après.
Ce chapitre vise d’abord à expliciter les opérations effectuées à
chacune des sept étapes énumérées et à justifier le mode de raisonne-
ment dominant qui lui est associé (sections I à VII). Il montre ensuite
commentces opérations s’enchaînent non pas linéairement, mais selon
un processus « en spirale » qui se poursuit indéfiniment (section VIII).
[1] M. Blaug, The methodology of economics, Cambridge University Press, 1990, 1994.
298
Philosophie économique
comparaison,
Définition de concepts raisonnement taxonomique
catégorisation
V. Test de théories
Du point de vue qualitatif, les théories sont testées en comparant
leurs conséquences aux faits empiriques dans différentes circons-
tances. Cette validation est l’objet même du schéma hypothético-déduc-
tif de Hempel et Oppenheim3 . La combinaison d’une théorie générale
et de conditions particulières conduit à des conséquences observables.
Ce schéma permet de confirmer la théorie si les conséquences sont
conformes aux faits, ce qui ne signifie pas pour autant que la théorie
est vraie. Il permet de réfuter la théorie si les conséquences contre-
disent les faits, ce qui signifie en revanche que la théorie est fausse.
Bien entendu, une condition préalable doit être introduite pour pré-
ciser quand un fait grossièrement observé est dit coïncider avec une
conséquence observable.
Du point de vue formel, toute théorie admet des conséquences tes-
tables, exprimées sous forme de relations fonctionnelles entre des
grandeurs observables. Cependant, il est impossible d’engendrer
toutes les conséquences testables d’une théorie qui sont en nombre
[2] B. Walliser, D. Zwirn & H. Zwirn, « Abductive logics in a belief revision framework »,
Journal of Logic, Language and Information, 14(1), 2005.
[3] C.G. Hempel & P. Oppenheim, « Studies in the logic of explanation », Philosophy of Science,
15, 1948, p. 135-175.
304
Philosophie économique
abstraction dans les objets conceptuels qui sont mis en œuvre, depuis
les données de base jusqu’aux théories les plus sophistiquées. En pra-
tique, les sciences empiriques sont concernées par les étapes 1, 2, 3
alors que les sciences théoriques sont concentrées sur les étapes 4,
5 et 7. L’étape 6 a un statut mixte car il est possible de prévoir le
futur à partir d’une description du passé si on se trouve dans des cir-
constances suffisamment analogues. Mais dès que les circonstances
changent de façon substantielle, un modèle théorique se doit d’être
disponible pour mesurer les effets de ce changement.
Pour les sciences empiriques, des données brutes relatives à un
phénomène sont recueillies selon trois modes. Elles sont obtenues
librement sur le terrain (expérience historique), sous contrôle partiel
du contexte (quasi-expérimentation) ou dans des conditions de labora-
toire (expérimentation). Des relations empiriques sont ensuite définies
entre les grandeurs et traduisent des invariants du système. Pour les
sciences théoriques, le point de départ est précisément formé de ces
descriptions élémentaires qui sont intégrées dans des théories que
l’on cherche à généraliser sous trois points de vue. Leur domaine de
validité est étendu à des entités nouvelles (élargissement), leur degré
de généricité est augmenté (affaiblissement), des structures explica-
tives sous-jacentes sont mises à jour (enracinement).
Comme l’étude de classes d’entités s’accompagne d’une montée en
abstraction, la distinction entre sciences idiographiques et nomothé-
tiques n’est pas très différente de celle entre sciences empiriques et
sciences théoriques. Dès lors que l’on repère des analogies de pro-
priétés ou de relations entre entités semblables d’une même classe,
une première phase théorique commence. Dès lors que l’on recherche
des principes ou des invariants théoriques communs à des classes
distinctes d’entités, une seconde phase théorique s’amorce. La dis-
tinction n’est donc plus véritablement entre unicité ou pluralité des
entités, mais entre des niveaux d’emboîtement auxquels les entités
sont considérées, qui sont corrélés avec des niveaux d’abstraction
correspondants.
En pratique, une même discipline admet toujours une branche
empirique et une branche théorique. De plus, chaque branche est
développée par des scientifiques différents qui rencontrent rapidement
des difficultés de communication. Cependant, une discipline à part
entière comme l’histoire met en exergue sa dimension essentiellement
empirique. Si elle emprunte éventuellement aux sciences sociales des
éléments théoriques, elle ne considère pas qu’elle doive construire de
312
Philosophie économique
XVI. Conclusion
La méthode scientifique s’appuie sur des modes de raisonnement
qui contribuent à la compression optimale de l’information scientifique
disponible. D’une part, les modes de raisonnement déductifs font déri-
ver les faits de représentations plus fondamentales, qui s’avèrent dès
lors suffisantes. En effet, ils sont fondés sur un principe de cohérence
logique des objets conceptuels tant entre eux qu’avec les observations.
D’autre part, les modes de raisonnement inductifs servent à engendrer
des théories fondamentales de complexité minimale pour assurer cette
tâche. Cette fois, ils sont fondés sur une capacité d’imagination propre
à engendrer les structures les plus simples et les plus efficaces pour
justifier les données.
Les objets conceptuels proposés par la science sont logiquement
structurés de façon hiérarchique. Ils s’ordonnent de façon descendante
des théories aux modèles et des relations aux observations. Les modes
de raisonnement jouent un rôle interniveaux en ce qu’ils permettent
de monter ou descendre de niveau en niveau. Ils assurent un rôle
intraniveau en ce qu’ils permettent de résumer les informations de
ce niveau par une structure simple. Du point de vue dynamique,
les raisonnements aux niveaux inférieurs résultent d’un travail de
fourmi de savants qui cherchent à adapter les représentations aux
changements exogènes de tous ordres. Les raisonnements aux niveaux
supérieurs résultent plus de l’intuition de quelques grands savants
capables d’imaginer des structures originales.
Pour préciser la démarche scientifique, il est nécessaire de mieux
classer les modes de raisonnement au sein d’une « épistémologie for-
melle ». Du point de vue qualitatif, il importe de sélectionner les modes
de raisonnement à même de généraliser les objets conceptuels de tout
niveau dans les directions les plus fécondes. En particulier, il est
indispensable d’adopter des définitions plus spécifiques de la relation
de similitude qui est à la base même de l’induction. Du point de vue
logique, il faut examiner dans quelle mesure le calcul des prédicats
est l’outil le mieux adapté à l’expression des modes de raisonnement
dans une perspective hiérarchique. En particulier, il est nécessaire de
s’interroger sur la manière d’intégrer le calcul des probabilités dans
les modes de raisonnement.
La biodiversité comme
thème de philosophie économique
Yves MEINARD
L
a notion de biodiversité a une histoire courte mais déjà remar-
quable. À l’origine, le terme « biodiversité » est un néologisme
introduit par la biologie de la conservation1. La première publi-
cation qui le mentionne le définit comme « la variété et la variabilité
de tous les êtres vivants […] : variabilité génétique à l’intérieur des
espèces et de leurs populations, variabilité des espèces et de leurs
formes de vie, diversité des complexes d’espèces associées et de leurs
interactions, et diversité des processus écologiques qu’ils influencent
ou dont ils sont les acteurs2 ». Cette définition classique, structurée
uniquement autour de notions biologiques, ne pouvait guère lais-
ser présager qu’à peine quatre ans plus tard la signature, par cent
soixante-huit pays, de la Convention sur la diversité biologique (CBD)
de Rio, censée graver dans le marbre l’engagement par ses signataires
d’œuvrer à enrayer l’érosion de la biodiversité, allait conférer à cette
dernière une importance politique majeure qui ne s’est depuis lors
pas démentie.
Cette importance politique, d’ampleur internationale, n’est pas
conçue comme un sacrifice des hommes sur l’autel d’une nature
qui aurait été érigée en priorité absolue. Au contraire, la science et
la politique de la biodiversité n’ont eu de cesse, ces deux dernières
décennies, de souligner l’importance de la biodiversité pour le « bien-
être » humain3 .
[1] Il s’agit de la branche de l’écologie consacrée à l’étude des stratégies et méthodes de conser-
vation des espèces et populations naturelles.
[2] E.O. Wilson & F.M. Peters, Biodiversity, National Academy Press, 1988.
[3] S. Naeem et al. (eds.), Biodiversity, Ecosystem Functioning, & Human Wellbeing, Oxford
University Press, 2009.
320
Philosophie économique
Composantes du bien-être
Sécurité :
Services écologiques • Sécurité personnelle
Services • Accès sécurisé aux
d’approvisionnement : ressources
• Nourriture …
• Eau potable Bases matérielles de
… la qualité de la vie : Liberté de choix et
Services de support : • Moyens d’existence d’ac7on :
• Cycles des nutriments adéquats Opportunité d’être
Services de régula7on :
• Forma8on des sols • Accès aux biens capable d’être et de
• Régula8on du climat
• Produc8on primaire … faire ce à quoi un
• Purifica8on des eaux
… Santé : individu accorde de
…
• Force physique la valeur
• Accès à une eau et
Services culturels : un air purs
• Esthé8ques …
• Spirituels Bonnes rela7ons
• Éduca8fs sociales :
… • Cohésion sociale
• Respect mutuel
Vie sur Terre - Biodiversité …
[6] MEA, Ecosystems and human well-being : Biodiversity synthesis, World Resources Institute,
2005.
[7] L’ambiguïté est plus grande encore quand les auteurs (par exemple J.-M. Salles, « Évaluer
322
Philosophie économique
semblent pouvoir s’approprier. Plus encore, c’est une notion qui peut
être définie tellement simplement (la biodiversité est la diversité du
vivant) qu’elle semble abordable par tous les décideurs publics, tous les
citoyens, tous les consommateurs, qu’ils aient ou non des rudiments
de connaissances écologiques. La biodiversité semble ainsi être tout
à la fois une notion scientifique, une notion interdisciplinaire et une
notion abordable au niveau du sens commun.
Dans leur écrasante majorité, les auteurs de la littérature actuelle,
qu’elle soit biologique 8 , économique9 ou philosophique10 ne voient là
aucun problème. Rares sont ceux qui soulignent qu’une notion si
consensuelle peut couvrir des enjeux que l’on rechigne à problémati-
ser11, ou qui dénoncent l’incongruité de la présence d’une notion aussi
vague dans des discours scientifiques qui revendiquent la précision12.
Avant de prétendre transposer la notion de biodiversité de la biologie
à l’économie, tâchons de clarifier rigoureusement son statut épistémo-
logique. Nous montrerons tout d’abord que la notion de biodiversité
n’est pas ce qu’elle semble être : la biodiversité n’est ni une propriété
observable sur la base du sens commun, ni une entité inobservable
qui n’aurait de sens que par le réseau de concepts scientifiques dans
lequel elle s’inscrit. Nous pourrons alors préciser ce qu’elle est : une
notion qui sert à donner un sens, chargé de valeurs, aux problèmes
que les sciences écologiques se donnent pour tâche de résoudre.
I.1. La biodiversité n’est pas une propriété observable
sur la base du sens commun
Selon sa définition classique, la biodiversité est la diversité du
vivant13 . Or il semblerait que tout le monde sache ce que désigne le
terme « diversité » : une propriété, caractérisant des ensembles d’indi-
[8] G.M. Mace, K. Norris & A.H. Fitter, « Biodiversity and ecosystem services : a multilayered
relationship », Trends in Ecology and Evolution 27(1), 2012, p. 19-26.
[9] C. Aubertin, F. Pinton & V. Boisvert (dir.), Les Marchés de la biodiversité, IRD Éditions,
2007.
[10] C. Larrère & R. Larrère, Du bon usage de la nature, Flammarion, 2009.
[11] H. Le Guyader, « La biodiversité : un concept flou ou une réalité scientifique ? », Courrier
de l’environnement de l’INRA 55, 2008, p. 7-26.
[12] J. Delord, « Adieu la biodiversité », communication au colloque GAIÉ, 10 décembre 2011.
[Ndé : du même auteur, voir « La biodiversité : imposture scientifique ou ruse épistémo-
logique ? », in J. Delord & E. Casetta (dir.), La Biodiversité en question. Enjeux philoso-
phiques, éthiques et scientifiques, Éditions Matériologiques, chap. 3.]
[13] A. Purvis & A. Hector, « Getting the measure of biodiversity », Nature 405, 6783, 2000,
p. 2012-2019.
324
Philosophie économique
fonc/onnelle
Biologie de la
conserva/on
Écologie
Vers un indice
plus spécialisé
Indifférence
aux singletons
~
Monotonie/à
l’ajout d’une
espèce à un
~
singleton
Indépendance ~
Propriété
de jumelage
~
Monotonie par
rapport aux
espèces
Existence
d’un lien
~
Monotonie par
rapport aux ? ~
distances
Indépendance
restreinte
~
Robustesse
à l’ajout
d’ensembles
dominés
Dictature de la
paire la plus
dissimilaire
Weitzman
Shannon 1992,
Pattanaik Klemish- Bervoets &
17 1948, 1993, 1998 ; Solow, Polasky Nehring & Puppe
Sources & Xu Alhert Gravel
Shorrocks Bossert, & Broadus 1993 2002, 2003
1990, 2000 1993 2004
1980, 1984 Pattanaik
& Xu 2003
TABLEAU 1. D’après S. Aulong, K. Erdlenbruch & C. Figuières, « Un tour d’horizon des critères d’évalua-
tion de la diversité biologique », Économie Publique 16, 2005, p. 3-46, modifié ; Y. Meinard, L’Expérience
de la biodiversité, Hermann, 2011. Pour des définitions formelles des axiomes (en lignes), cf. Aulong,
Erdlenbruch & Figuières, « Un tour d’horizon des critères d’évaluation de la diversité biologique », op.
cit. La signification des symboles est la suivante : un «» dans une case signifie que l’axiome est respecté
par le critère en colonne, un «~ » que l’axiome peut ou non être respecté selon les paramètres du critère.
tats la conclusion qui s’impose, et les biologistes n’en ont pas même
[17] S. Bervoets & N. Gravel, « Appraising diversity with an ordinal notion of similarity : an
axiomatic approach », Mathematical Social Sciences 53(3), 2007, p. 259-273; W. Bossert,
P.K. Pattanaik & Y. Xu, « Similarity of options and the measurement of diversity »,
326
Philosophie économique
[18] Ces deux termes ne sont pas toujours des synonymes de « diversité », mais les textes qui
définissent la biodiversité à partir d’eux ne laissent guère de doute sur le fait qu’ils y sont
considérés comme des synonymes.
328
Philosophie économique
[19] G. Lecointre & H. Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Belin, 2001.
329
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique
[20] D.M. Hausman, « Problem with realism in economics », Economics and Philosophy 14,
1998, p. 185-213.
[21] B.C. van Fraassen, Laws and Symetry, Clarendon Press, 1980. Cette approche peut aussi
bien s’accommoder d’une vision réaliste que d’une vision instrumentaliste des concepts
scientifiques : qu’on les conçoive comme des entités réelles ou fictives instrumentales, les
entités inobservables sont inaccessibles pour le sens commun.
[22] S. Sarkar, Biodiversity and environmental philosophy, Cambridge University Press, 2005.
330
Philosophie économique
[24] P. Tassy, « Biodiversité », in D. Lecourt (dir.), Dictionnaire d’histoire et de philosophie des
sciences, PUF, 2006, p. 132-137.
[25] V. Maris, La Protection de la biodiversité : entre science, éthique et société, thèse de doctorat
de philosophie, Université de Montréal, 2006.
[26] Maris, Philosophie de la biodiversité, op. cit.
332
Philosophie économique
[27] Voir Meinard, L’Expérience de la biodiversité, op. cit., pour une tentative de définition,
éminemment modeste et provisoire, dont l’ambition est de faire droit à une originalité
remarquable de la notion de biodiversité, qui est son caractère cognitif fractal : le fait
qu’elle peut être utilisée de manière justifiable quelles que soient les ressources cognitives
sur lesquelles s’appuient ses utilisateurs.
[28] Sarkar, Biodiversity and environmental philosophy, op. cit. ; B.G. Norton, Sustainability,
The University of Chicago Press, 2005.
333
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique
[29] F.S. Chapin III et al., « Ecosystem stewardship : sustainability strategies for a rapidly
changing planet », Trends in Ecology and Evolution 25(4), 2010, p. 241-249.
[30] Cette analyse est prolongée dans Y. Meinard, S. Coq & B. Schmid, « A constructivist
approach towards a general definition of biodiversity », Ethics, Policy & Environment
17(1), 2014, p. 88-104.
[31] Notons également les modèles économico-écologiques (T. Eichner & J. Tschirhart, « Efficient
ecosystem services and naturalness in an ecological/economic model », Environmental and
Resource Economics 37, 2007, p. 733-755), qui ne sont pas à proprement parler des études
d’évaluation, mais qui s’appuient exactement de la même façon sur les préférences.
334
Philosophie économique
TABLEAU 2.
[32] MEA, Ecosystems and human well-being : Biodiversity synthesis, op. cit.
335
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique
[33] Salles, « Évaluer la biodiversité et les services écosystémiques : pour quoi faire ? », op. cit.
[34] R. Costanza et al., « The value of the world ecosystems and natural capital », Nature 387,
1997, p. 253-260.
336
Philosophie économique
mense majorité des travaux d’évaluation porte sur des choix publics.
Nous nous concentrerons par conséquent ici sur les situations du type
suivant. Une décision publique doit être prise en matière environne-
mentale. Par exemple, il s’agit de décider si l’État doit céder un site
naturel à un aménageur ou s’il doit, au contraire, organiser la préser-
vation de la biodiversité présente sur ce site. La question est alors :
une aide à la décision fondée sur une étude des préférences pour un
bien, site ou attribut environnemental peut-elle être considérée comme
pertinente pour fournir une aide pour ce type de décision publique ?
II.2. L’argument de Sagoff contre l’évaluation
économique de l’environnement
Les critiques sont nombreuses, qui dénoncent l’étude des préfé-
rences comme étant dénuée de pertinence pour ce type d’aide à la
décision35, sous prétexte que les questions environnementales seraient
politiques, et non économiques : sur ces questions les agents devraient
se comporter en citoyens, non en consommateurs. Cette critique n’est
pas dénuée de plausibilité, mais elle a besoin d’être amplement étayée
pour être convaincante. Détaillons quelque peu l’argument, tel qu’il
est présenté par Sagoff, afin d’évaluer sa solidité.
Sagoff mentionne les attitudes de ses élèves quand il leur parle du
projet de construire une station de ski sur un site protégé. Les élèves
expriment typiquement deux types d’attitudes contradictoires selon
la manière dont le problème d’arbitrage entre préservation du site
naturel et construction de la station de ski leur est présenté. Quand la
présentation du problème les place dans un statut de consommateurs,
ils apprécient la possibilité de faire du ski sur un site exceptionnel
pour cela, et leur consentement à payer (CAP) pour voir la station
de ski construite est par conséquent positif et important. Quand la
présentation les replace en revanche dans leur statut de citoyens, ils
estiment qu’il est de leur devoir de faire en sorte que le site naturel soit
préservé. Selon Sagoff, une étude comme une évaluation contingente
passerait à côté de l’attitude que les élèves expriment en tant que
citoyens. Concrètement, nombreux seraient ceux qui protesteraient
contre l’enquête en refusant de répondre, ce qui se traduirait, du
point de l’enquêteur, par des données manquantes : ce qu’expriment
les protestataires échappe par conséquent aux résultats de l’enquête.
[35] A. Anderson, Value in Ethics and Economics, Harvard University Press, 1993 ; M. Sagoff,
The Economy of Earth, 2d Ed., Cambridge University Press, 2008.
337
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique
[36] Cette possibilité a même fait l’objet de mises en évidence empiriques : D. Ami et al.,
« Willingness to pay of committed citizens : A field experiment », Ecological Economics
105, 2014, p. 31-39.
[37] Par exemple : Z. Szabó, « Reducing protest responses by deliberative monetary valuation :
Improving the validity of biodiversity valuation », Ecological Economics 72, 2011, p. 37-44.
[38] Y. Meinard & P. Grill, « The economic valuation of biodiversity as an abstract good »,
Ecological Economics 70, 2011, p. 1707-1714.
338
Philosophie économique
effectuer pour l’obtenir. Dans ce cas, le CAP peut bien être considéré
comme une mesure des préférences de l’individu. Mais que veut dire
le CAP pour la redistribution ? Il peut contenir simultanément deux
choses : une mesure de l’importance que l’individu accorde à l’existence
d’un système de redistribution, et une mesure de ce que l’individu
serait prêt à payer dans le cadre de ce système s’il existait.
Un individu i très pauvre, qui serait bénéficiaire du système de
redistribution si celui-ci existait, pourrait ainsi accorder une grande
importance à l’existence de ce système, ce qu’il pourrait vouloir expri-
mer39 par un CAP fortement positif, mais en même temps considérer
qu’il devrait bénéficier du fonctionnement du système, ce qu’il pourrait
vouloir exprimer par un CAP négatif. Le CAP finalement exprimé
par i pourrait se retrouver égal à celui d’un autre individu, j, qui ne
voudrait pas voir le système se mettre en place et qui, étant relative-
ment riche, serait amené à payer si un tel système était mis en place.
Ces deux situations (i est pauvre et accorde de l’importance à l’exis-
tence d’un système de redistribution ; j est riche et n’y accorde pas
d’importance) sont en fait les deux extrêmes d’un continuum bidi-
mensionnel d’attitudes qui, si elles sont traduites en CAP, pourraient
être représentées par une matrice de diagonale nulle (figure 3). En
effet, on ne peut pas, sans autre forme de procès, postuler que cette
matrice doit avoir une structure particulière, c’est-à-dire qu’il existe
une relation systématique entre certaines de ces composantes40. Il est
[39] Dans une enquête d’évaluation contingente, il pourrait également préférer refuser de
répondre par protestation.
[40] Notons que la représentation en matrice suppose une discrétisation des CAP, et que les
339
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique
fait qu’il est dans la situation qui est la sienne (ce que nous notons
par l’exposant « situation »). Inversement, s’il voulait n’exprimer que
i système,[situation], i devrait garder en tête que le système n’existe pas
factuellement, mais il devrait faire abstraction des paramètres qui
détermineraient la manière dont il serait traité par le système.
II.4. Les préférences abstraites : un objet économique
Avant de montrer en quoi cette décomposition des préférences per-
met une aide à la décision plus pertinente, commençons par désamorcer
une objection inévitable. Il serait naturel d’objecter que cette décompo-
sition n’intéresse pas l’économie parce que, ce qui intéresse la science
économique, ce sont les préférences « réelles » des agents : ce que le
comportement des agents révèle et ce qu’ils déclarent, dans la réalité.
L’idée selon laquelle l’économie aurait pour objet des préférences réelles
est cependant profondément ambiguë. Elle peut être comprise en deux
sens différents mais, dans ces deux sens, elle est malavisée.
Le premier sens dans lequel on peut la comprendre est issu de
l’approche samuelsonnienne des préférences révélées : dans cette
approche, les préférences ne sont rien de plus que ce que révèlent les
actions des agents, telles qu’on peut les observer46. Bien que cette théo-
rie soit encore très souvent évoquée, en particulier dans les manuels47,
il est clairement établi dans la littérature qu’elle est intenable48. Sen49
le démontre à partir d’exemples simples qui illustrent qu’il est impos-
sible de déduire, à partir d’un ensemble de comportements donné, un
ensemble unique de préférences expliquant ce comportement. En effet,
il suffit d’admettre que les agents peuvent suivre différentes règles
pour que plusieurs ensembles de préférences associées à différentes
règles puissent, tout aussi bien les uns que les autres, rendre compte
d’un même ensemble de comportements. De même, Davidson50 montre
que toute action peut être rendue compatible avec n’importe quel pré-
ordre de préférences, simplement en faisant varier les croyances impu-
tées aux agents. Le travail de l’économiste étudiant un ensemble de
[46] A.K. Sen, « Behaviour and the concept of preference », Economica 40, 1973, p. 241-259.
[47] Par exemple, en économie de l’environnement : R.Q. Grafton et al. (eds), The Economics
of the Environment and Natural Resources, Blackwell Publishing, 2004.
[48] J. Heath, Following the Rules, Oxford University Press, 2011.
[49] A.K. Sen, « Choice, Orderings and Morality », in S. Körner (ed), Practical Reason, Blackwell,
1974, p. 54-82.
[50] D. Davidson, « The structure and content of truth », Journal of Philosophy 87, 1990,
p. 279-328.
341
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique
[51] S.-C. Kolm, Macrojustice, Cambridge University Press, 2005, chap. 19.
[52] R.E. Goodin, « Laundering preferences », in J. Elster & A. Hylland (eds.), Foundations of
Social Choice Theory, Cambridge University Press, 1986, p. 75-102.
[53] J.C. Harsanyi, Rational Behavior and Bargaining Equilibrium in Games and Social
Situations, Cambridge University Press, 1977.
342
Philosophie économique
On voit donc que la critique assez naturelle que nous venons d’évo-
quer relève avant tout de la confusion : la décomposition des préfé-
rences proposée plus haut est tout à fait cohérente avec la littérature
économique actuelle. Qui plus est, elle a l’avantage de prendre acte
d’un des résultats les plus importants de la philosophie analytique
récente : la mise en évidence de l’importance ubiquitaire des struc-
tures conditionnelles contrefactuelles dans nos schémas de pensée
et de raisonnement56 . Cette décomposition semble donc parfaitement
légitime.
II.5. Décomposer les préférences pour déployer l’information
Nous avons défendu que la décomposition des préférences présentée
plus haut est légitime, et nous l’avons illustrée dans le cas des pré-
férences pour la redistribution. Mais cette décomposition peut être
opérée suivant la même logique dans le cas de n’importe quel système
ayant des effets redistributifs, c’est-à-dire dont l’existence impliquerait
des charges et des bénéfices différentiels pour les différents agents.
C’est clairement le cas des politiques de protection de la biodiversité.
En effet, les différents agents interagissant de diverses manières avec
un écosystème donné sont impactés de manière différentielle par les
politiques environnementales appliquées à cet écosystème.
De la même façon que dans le cas « pur » des préférences pour
la redistribution, s’il était possible de capturer sous forme de CAP
l’ensemble des préférences d’un individu i pour la mise en place d’une
politique de biodiversité donnée, ce CAP mesuré écraserait deux infor-
mations hétérogènes : l’expression de sa préférence pour l’existence
de cette politique, et son consentement à payer dans le cadre de cette
politique si elle existait.
Toutes les méthodes économiques actuelles partent du principe que
nous pouvons fournir une aide à la décision pertinente en matière de
politique de la biodiversité en nous limitant à l’information conden-
sée dans le CAP. Cette position nous paraît absurde. Si nous voulons
proposer une aide à la décision pertinente, il convient de décomposer
l’information et de séquencer l’aide à la décision : premièrement, éta-
blir une mesure de la politique environnementale à mettre en œuvre ;
deuxièmement, en établir les modalités au regard de ses conséquences
redistributives.
[56] J. Bennett, A philosophical guide to conditionals, Oxford University Press, 2003 ; Meinard
& Grill, « The economic valuation of biodiversity as an abstract good », op. cit.
344
Philosophie économique
[57] Voir entre autres : A. Alesina & E. La Ferrara, « Preferences for redistribution in the land of
opportunities », Journal of Public Economics 85, 2005, p. 897-931 ; R. Bénabou & J. Tirole,
« Belief in a just world and redistributive politics », Quarterly Journal of Economics 121,
2006, p. 699-746.
[58] M. Callon, P. Lascoumes & Y. Barthes, Agir dans un monde incertain, Seuil, 2001.
345
Chapitre 9. La biodiversité comme thème de philosophie économique
Les défenseurs des méthodes économiques actuelles ont donc toutes les
raisons de ne pas prendre au sérieux ces critiques, mais ce faisant ils
omettent que les quantifications qu’elles proposent risquent d’écraser
une information pertinente. Redéployer cette information nécessite
l’invention de nouvelles méthodologies de capture des préférences, dont
la littérature ne présente pour l’heure que des ébauches.
Notre question dans cette partie était celle de savoir si l’économie
de la biodiversité pouvait s’articuler de manière cohérente avec les
sciences de la biodiversité en participant à permettre aux individus
et aux sociétés de mieux s’adapter aux contraintes environnementales
et à leur dynamique. Il nous est apparu qu’elle le pourrait, si elle pou-
vait fournir une aide à la décision pertinente. Mais il nous est apparu
également que pour l’heure elle ne le peut pas, faute de fournir une
quantification des préférences abstraites.
III. Conclusions
Les questions relatives à la biodiversité prennent une place de
plus en plus importante dans les politiques publiques et dans le débat
public. Personne ne conteste que ces questions recouvrent des enjeux
philosophiques majeurs, mais bien souvent ces enjeux sont réduits à
des questions uniquement éthiques. Nous avons au contraire essayé
de mettre en évidence que l’importance grandissante des questions
relatives à la biodiversité revêt au moins deux autres dimensions
philosophiques, qui révèlent le rôle singulier que joue la notion de
biodiversité à la charnière entre les champs traditionnels respectifs
de l’écologie et de l’économie.
La première dimension ressortit à l’épistémologie et à la philoso-
phie du langage : elle est révélatrice de la puissance explicative que
l’écologie, l’économie et la philosophie peuvent recéler lorsqu’elles sont
appliquées de manière collaborative à l’accomplissement d’une tâche
commune – en l’occurrence, la clarification de la notion de biodiversité.
La seconde ressortit à la philosophie politique et à l’économie publique,
mais également plus fondamentalement à la philosophie de l’action
et des processus cognitifs : elle dévoile la richesse philosophique des
problématiques auxquelles les questions relatives à la biodiversité
amènent l’économie à se confronter.
Sur ces deux fronts, la biodiversité elle-même en finit par s’effa-
cer derrière les chantiers théoriques et pratiques qu’elle inaugure.
Devrait-on en conclure que l’on aurait pu « se dispenser » de la bio-
diversité ? Ce rôle de catalyseur de l’interaction interdisciplinaire,
346
Philosophie économique
Remerciements. Ce texte est issu d’un travail financé par la Fondation pour la
recherche sur la biodiversité (FRB). Je tiens à remercier J.-S. Gharbi et B. Schmid
pour leur aide à différentes étapes de l’élaboration de ce travail.
Modèles et simulations à base d’agents
dans les sciences économiques et sociales :
de l’exploration conceptuelle à une variété
de manières d’expérimenter
Denis PHAN & Franck VARENNE1
[1] Ce texte a été originellement publié en langue anglaise dans le Journal of Artificial Societies
and Social Simulation 13(1), 2010, p. 5 (http://jasss.soc.surrey.ac.uk/13/1/5.html). La tra-
duction a été effectuée par Gilles Campagnolo et revue par les auteurs qui remercient en
cette occasion le traducteur pour son travail considérable et remarquable. Par rapport à
la version originale, lors de leurs relectures, les auteurs ont voulu préciser le texte çà et
là de façon à lever des ambiguïtés, l’essentiel du propos du texte initial étant conservé.
Ils ont ainsi renoncé à produire une mise à jour qui aurait demandé la prise en compte de
nombreux travaux publiés entre-temps sur ces sujets, à l’exception de quelques références
bibliographiques des auteurs, où le lecteur trouvera des compléments. Ils ont pensé qu’une
grande partie des analyses avancées dans ce texte conservent leur actualité et c’est pour-
quoi ils ont accepté avec plaisir de faire paraître cette traduction. Ils rappellent également
qu’une première version du texte anglais avait elle-même fait l’objet d’une publication
précoce dès 2008 dans les « Actes du colloque Epistemological Perspectives on Simulation »,
3e édition, Nuno David, José C. Caldas, Helder Coelho (eds.), Lisbonne, 2008, p. 51-69.
348
Philosophie économique
Artificial Markets, Springer, 2008, p. 133-146 ; D. Phan (dir.), Ontologies pour la modé-
lisation par systèmes multi-agents en sciences humaines et sociales, Hermes-Sciences &
Lavoisier, 2014 ; P. Livet, D. Phan, L. Sanders, « Diversité et complémentarité des modèles
multi-agents en sciences sociales », Revue française de sociologie, 55-4, 2014, p. 689-729.
[9] T. Schelling, « Models of Segregation », American Economic Review, 59(2), 1969, p. 488-493 ;
« Dynamic Models of Segregation », Journal of Mathematical Sociology, 1, 1971, p. 143-186 ;
Micromotives and Macrobehavior, Norton and Co, 1978 (trad. fr., La Tyrannie des petites
décisions, PUF, 1980). Pour des références complémentaires et une discussion des modèles
« à la Schelling » en modélisation à base d’agents, cf. Livet, Phan, Sanders, « Diversité et
complémentarité des modèles multi-agents en sciences sociales », op. cit.
[10] P. Smolensky, « On the proper treatment of connectionism », The Behavioural and Brain
Sciences, 11, 1988, p. 1-74.
[11] N. Goodman, « Routes of reference », Critical Inquiry, 8(1), 1981, p. 121-132.
350
Philosophie économique
I. Modélisation et expérience
I.1. Les conceptions épistémologiques
concernant les modèles scientifiques
Depuis le début du XXe siècle, le terme de « modèle » s’est répandu
dans les descriptions des pratiques scientifiques, en particulier dans
les descriptions des pratiques de formalisation.
Les épistémologues ont en premier lieu rendu compte des modèles
scientifiques, après leur première expansion ancrée dans un mou
vement d’émancipation vis-à-vis des théories monolithiques en phy-
sique (comme celles prévalant en mécanique), en les comparant de
manière systématique aux théories. En conséquence, dans la première
épistémologie néopositiviste, on a regardé les modèles non comme
des objets dotés d’autonomie, mais comme des outils dérivés et déter-
minés par la théorie. À la suite du tournant « modéliste » en logique
mathématique (la « théorie des modèles »), la conception épistémolo-
gique sémantique des modèles scientifiques s’est développée mais elle
a continué à mettre l’accent sur la théorie12 . Dans une telle vision
des choses, un modèle est une structure d’objets et de relations (plus
ou moins abstraites) qui est l’une des interprétations possibles pour
une théorie donnée. Toutefois, cette vision met aussi l’accent sur les
différents niveaux des structures formelles, et à partir de là, sur leur
caractère discontinu et hétérogène.
Plus récemment, les modèles ont pu être comparés à des pratiques
expérimentales13 . Suivant un point de vue pragmatique assez simi-
[12] Pour une présentation rapide en liaison avec le point de vue adopté ici, cf. D. Phan,
A.-F. Schmid, F. Varenne, « Epistemology in a nutshell : Theory, model, simulation and
experiment », in Phan & Amblard (eds.), Agent Based Modelling and Simulations in the
Human and Social Sciences, op. cit., p. 357-392 ; F. Varenne, « Modèles et simulations :
pluri-formaliser, simuler, re-mathématiser », Matière première, n° 3, février 2008, p. 153-
180, repris in F. Varenne, M. Silberstein (dir.), Modéliser & simuler. Épistémologies et
pratiques de la modélisation et de la simulation, tome 1, Éditions Matériologiques, 2013,
p. 299-328 ; Phan (dir.), Ontologies pour la modélisation par systèmes multi-agents en
sciences humaines et sociales, op. cit., p. 62-66. Pour approfondir, cf. A.-F. Schmid, L’Âge
de l’épistémologie, Kimé, 1998 ; C.U. Moulines, La Philosophie des sciences : l’invention
d’une discipline (fin xixe-début xxie siècle), Éditions Rue d’Ulm, 2006 ; F. Varenne, Théorie,
réalité, modèle, Éditions Matériologiques, 2012.
[13] O. Fischer, « Iconicity : A definition », in O. Fischer (ed.), Iconicity in Language and
Literature, Academic Website of the University of Amsterdam, home.hum.uva.nl/iconi-
city, 1996 ; A. Franklin, The Neglect of Experiment, Cambridge University Press, 1986 ;
P. Galison, Image and Logic, University of Chicago Press, 1997 ; I. Hacking, Representing
and Intervening, Cambridge University Press, 1983 ; M. Morrison, « Experiment », in E.
Craig, (ed.), The Routledge Encyclopaedia of Philosophy, Routledge, 1998, p. 514-518.
351
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
[14] M. Morgan, M. Morrison (eds.), Models as Mediators, Cambridge University Press, 1999.
[15] M. Minsky, « Matter, Mind and Models », Proceedings of IFIP Congress, 1965, p. 45-49.
[16] Cf. F. Amblard, P. Bommel, J. Rouchier, « Assessment and Validation of multi-agents
Models », in Phan & Amblard (eds.), Agent Based Modelling and Simulations in the Human
and Social Sciences, op. cit., p. 93-114.
[17] Ajout au texte original (Denis Phan, 2015). C’est-à-dire que L ne pourrait être que le lan-
gage (généralement un formalisme mathématique) qui exprime une théorie. L peut être
un langage « intermédiaire » dans lequel sont exprimées des règles, ou plus généralement
un langage informatique qui met en œuvre ce modèle. Voir plus loin la section II.3 « Trois
genres de simulations sur computer ». Ajout au texte original (Franck Varenne, 2016). Les
auteurs choisissent d’employer le terme de computer pour traduire le mot anglais « com-
puter » dès lors que le terme « ordinateur » possède une signification restrictive qui a valu
un temps mais a aujourd’hui vieilli en particulier pour les usages dont il est question ici.
Voir F. Varenne, Qu’est-ce que l’informatique ?, Vrin, 2009.
[18] P. Livet, « Towards an Epistemology of Multi-agent Simulations in social Sciences »,
352
Philosophie économique
(A*) est lui-même « questionnable » dans son rapport à son objet (A).
Par conséquent, en général, un modèle scientifique n’est pas une inter-
prétation d’une théorie qui lui préexiste, mais une manière d’explorer
certaines propriétés dans le monde virtuel de ce modèle19.
Selon Solow par exemple, il peut servir à évaluer la puissance
explicative de quelque hypothèse (élaborée par abduction) qui a été
isolée par abstraction : « L’idée est de se concentrer sur un ou deux
Phan & Amblard (eds), Agent Based Modelling and Simulations in the Human and Social
Sciences, op. cit., p. 169-193.
[19] Ajout au texte original (Denis Phan, 2015). Phan (op. cit., p. 66-67 définit un « modèle
d’investigation » comme « une représentation (A*) exprimée dans un langage formel (L),
qui porte sur un domaine de référence déterminé (A), relatif à des phénomènes observés en
relation avec un point de vue finalisé et contextualisé relativement à un cadre de pensée qui
lui donne sens. Il décrit ou spécifie ce point de vue dans le langage considéré en adéquation
avec l’objectif poursuivi ». Dans la définition de Minsky, le « point de vue de l’observateur »
(B) est ainsi défini par la question qu’il se pose, le contexte dans lequel il se la pose (y
compris les moyens dont il dispose) et la finalité qu’il poursuit (en posant cette question).
Lorsque ce langage L est purement formel (syntaxique), on doit associer au modèle une
sémantique qui permette d’interpréter dans A les éléments, relations et propriétés de A*
selon ce point de vue. L’idée est alors que l’étude du modèle (A*), abstraction de (A) pour-
rait permettre d’apporter une réponse à cette question sur (A). Ceci implique de manière
sous-jacente qu’il existe un degré de similarité suffisante, selon ce point de vue, entre le
domaine de référence A et le modèle A* de ce domaine, afin de s’assurer que la réponse
donnée par le modèle à la question de B sur A est pertinente pour le domaine de référence A
dont le modèle A* n’est qu’une représentation heuristique, abstraite et partielle. C’est cette
“similarité” qui est « questionnable » et qui rend les modèles « problématiques ». Ils posent
une question sur un domaine d’intérêt (A), mais proposent des moyens pour y répondre
dans A* : la pertinence de la réponse dans A* à la question posée sur A reste discutée.
Ajout au texte original (Franck Varenne, 2015). En fait, les modèles de simulation les plus
complexes et aujourd’hui les plus courants en simulation intégrative ne sont pas d’abord
construits sur un seul langage (cf. F. Varenne, « Framework for Models & Simulations
with Agents in regard with Agent-Based simulations in Social Sciences : Emulation and
Simulation », in A. Muzy, D.R.C. Hill & B. P. Zeigler (dir.), Activity-Based Modeling and
Simulation, Presses universitaires Blaise Pascal, 2010, p. 53-84 ; « Chains of Reference
in Computer Simulations », FMSH-WP-2013-51, GeWoP-4, 2013, fmsh.fr/en/c/4002).
C’est pourquoi ils ne répondent pas non plus à une seule question. Ils restent certes des
« modèles » – mais au sens minimal de « moule »-cadre – dans la mesure où ils sont avant
tout des systèmes d’articulation de règles valant chaque fois localement et permettant
prioritairement à la computation d’opérer à la fois dans et entre différents niveaux de
systèmes de symboles. Dans de tels systèmes de computation, un calcul n’est pas tou-
jours équivalent à une déduction formelle valant dans un langage, ni à son émulation.
Ces modèles ne disposent donc pas nécessairement de sémantique unique. Ils ne sont
pas conçus prioritairement sur la base de cette contrainte-là. En général, on ne demande
pas à ces modèles d’assurer une fonction épistémique propre à celle d’une théorie, mais
une autre fonction épistémique ou plusieurs autres, différentes. Sur ces fonctions, cf.
F. Varenne, « Modèles et simulations dans l’enquête scientifique : variétés traditionnelles
et mutations contemporaines », in Varenne, Silberstein (dir.), Modéliser & simuler, tome 1,
op. cit., p. 11-49.
353
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
[20] R. Solow, « How did economics get that way and what way did it get ? », Daedalus 126(1),
1997, p. 43.
[21] U. Mäki, « On the method of isolation in economics », in C. Dilworth (ed.), special issue
of Poznan Studies in the Philosophy of the Sciences and the Humanities, « Idealization
IV : Intelligibility in Science », 26, 1992, p. 319-354 ; repris in J.B. Davis (ed.), Recent
Developments in Economic Methodology, Edward Elgar, 2004 ; « The dismal queen of the
social sciences », in U. Mäki (ed.), Fact and Fiction in Economics, Cambridge University
Press, 2002, p. 3-34 ; « Models are experiments, experiments are models », Journal of
Economic Methodology, 12(2), 2005, p. 303-315.
[22] F. Guala, « Experimentation in Economics », in U. Mäki (ed.), Handbook of the Philosophy
of Science, Vol. 13 : Philosophy of Economics, Elsevier, 2012, p. 597-640.
354
Philosophie économique
[23] Ibid.
[24] C’est ici le terme « stuff » de la citation d’origine que nous traduisons ci-dessus.
[25] R. Sugden, « Credible Worlds : The Status of Theoretical Models in Economics », in U.
Mäki (ed.), Fact and Fiction in Economics, Cambridge University Press, 2002, p. 107-136.
[26] Ibid. et Schelling, Micromotives and Macrobehavior, op. cit.
[27] Solow, « How did economics get that way and what way did it get ? », op. cit.
355
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
[28] On remarque que dans ce modèle séminal de Schelling, les agents acceptent d’être loca-
lement minoritaires (3/8 de leurs semblables contre 5/8 de différents, mais « pas trop » :
au-delà de ce seuil symbolique, ils déménagent).
[29] Sugden, « Credible Worlds : The Status of Theoretical Models in Economics », op. cit.
356
Philosophie économique
[30] Ibid.
[31] M. Friedman, Essays on Positive Economics, University of Chicago Press, 1953.
[32] Sugden, « Credible Worlds : The Status of Theoretical Models in Economics », op. cit.,
p. 118, traduction GC.
[33] D. Hausman, The Inexact and Separate Science of Economics, Cambridge University
Press, 1992.
[34] Sugden, « Credible Worlds : The Status of Theoretical Models in Economics », op. cit.,
p. 118, traduction GC.
357
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
[40] Ibid.
[41] Ibid., p. 131.
360
Philosophie économique
[42] Livet, « Towards an Epistemology of Multi-Agent Simulations in Social Sciences », op. cit.
[43] Robert Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, PUF, 1999.
361
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
[44] S. Hartmann, « The world as a process », in Hegselmann, Müller, Troitzsch (eds.), Modelling
and simulation in the social sciences from the philosophy of science point of view, op. cit.,
p. 82. Il s’agit d’imiter un processus du domaine de référence A (vu comme « système
cible ») par un autre processus dans le domaine formel du modèle A* (système artificiel).
[45] P. Humphreys, Extending Ourselves : Computational Science, Empiricism, and Scientific
Method, Oxford University Press, 2004.
[46] W. Parker, « Does matter really matter ? Computer simulations, experiments, and mate-
riality », Synthese 2009, 169(3), p. 483-496.
362
Philosophie économique
[54] Smolensky, « On the proper treatment of connectionism », op. cit., p. 3, traduction GC.
[55] I. Berkeley, « What the <0.70, 1.17, 0.99, 1.07> is a Symbol ? », Minds and Machines,
18, 2008, p. 93-105.
365
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
[56] Ajout de Franck Varenne (2015). C’est-à-dire que, d’une part, la sous-symbolicité n’est pas
absolue mais est bien une propriété relationnelle. Un sous-symbole à un certain niveau
peut être vu comme un symbole plénier à un autre niveau. C’est alors un symbole dénotant
selon d’autres voies de la référence que celles qu’appelle le symbole dont il n’est qu’une
partie ou un élément. D’autre part, cette relativité n’empêche pas pour autant que les hié-
rarchies de symboles et de sous-symboles ainsi constituées soient le plus souvent internes
au sens où elles peuvent appartenir à un seul et unique système ontologiquement indépen-
dant du ou des systèmes des entités dénotées (entités externes quant à elles matérielles,
idéationnelles, réelles ou fictives).
[57] Ajout de Franck Varenne (2015).
[58] Ajout de Franck Varenne (2015). Cette moindre puissance combinatoire est ce qui carac-
térise les sous-symboles relativement aux symboles. Cf. I. Berkeley, « What the ... is a
Subsymbol ? », Minds and Machines 10, 2000, p. 1-14.
La puissance combinatoire est une propriété valant pour un niveau symbolique ou sous-
symbolique donné : elle mesure la plus ou moins grande variété des types de combinaisons
autorisées par des règles ou conventions elle-même exprimables en un langage (concaté-
nation, substitution, réécriture, transformation de tous types…) entre tel et tel type de
symboles ou sous-symboles appartenant à ce même niveau symbolique ou sous-symbolique.
[59] Fischer, « Iconicity : A definition », op. cit., traduction GC.
366
Philosophie économique
[60] G. Frey, « Symbolische und Ikonische Modelle », in H. Freudenthal (ed.), The concept and
the role of the model in mathematics and natural and social sciences, Reidel, 1961, p. 89-97.
[61] Ajout de Franck Varenne (2015).
[62] Fischer, « Iconicity : A definition », op. cit., traduction GC.
[63] Ajout de Franck Varenne (2015). Cela signifie que le langage dans lequel peut intervenir
correctement un symbole reconnu comme référant par iconicité ne doit pas permettre
une glose facile – voire aucune – au sujet des raisons même de cette iconicité. Moins ce
langage disposera de la possibilité d’expliciter par lui-même des raisons qui pourraient
justifier cette relation référentielle, plus la relation référentielle pourra être dite iconique
relativement à ce langage. Une relation iconique laisse donc sans voix le langage qui la
reconnaît comme telle. Cette caractérisation négative permet de ne pas définir l’iconicité
d’un symbole par une quelconque propriété – certes positive mais problématique – de res-
semblance ou encore d’identité de caractéristiques ou de substances. C’est tout un système
de symboles qui reconnaît, par défaut, l’iconicité d’un symbole qui peut correctement y
être mobilisé comme iconique.
367
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
Figure 1
Figure 2
[65] Ajout de Franck Varenne (2015). C’est-à-dire une épistémologie des simulations fondée
en dernière analyse sur la confiance dans les savoirs experts socialement distribués et
socialement accrédités, savoirs distribués qui sont considérés comme étant à la fois à
l’origine et au fondement de la valeur épistémique de la simulation.
[66] Voir B. Walliser, « Topics of cognitive economics », in P. Bourgine, J.-P. Nadal (eds.)
Cognitive Economics, an interdisciplinary approach, Springer, 2004, p. 183-198 ; « Les
modèles de l’économie cognitive », Matière première 3, 2008, p. 183-197, repris in Varenne,
Silberstein (dir.), Modéliser & simuler, tome 1, op. cit., p. 731-747.
371
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
à base d’agents opèrent sur des signes fortement iconiques parce qu’ils
dénotent de manière directe quelque règle de raisonnement crédible –
terme à terme, et dès lors avec une dépendance faible aux conventions
de la langue.
II.3. Trois genres de simulations sur computer
En suivant la caractérisation qu’on vient d’indiquer, il est possible
de distinguer au moins trois genres de S selon les genres de sous-
symbolisation mis en jeu :
1. Une SC sera dite orientée par un modèle (ou numérique) quand
elle procède d’une sous-symbolisation d’un modèle donné. En
d’autres termes : on traite le modèle par un système discret
qu’on peut encore considérer comme un système de notation.
Il est à remarquer que le terme « modèle » possède ici son sens
neutre le plus large en ce qu’il ne dénote qu’un seul genre de
construction formelle, conçu en un seul langage formel67. On
peut considérer ce construit comme une « théorie » digne de ce
nom fournie par les spécialistes du domaine ou, de manière
plus rigoureuse, comme un « modèle de théorie68 ». De ce fait, le
spécialiste du domaine peut dire qu’une telle simulation infor-
matique est « orientée par la théorie [theory-driven] ». Rappelons
ici que la sociologie a produit des théories sans pour autant sug-
gérer des modèles bien clairs de celles-ci, comme il en va pour
certaines théories de l’action sociale : c’est d’une SC d’une théorie
de ce type qu’on peut dire de manière plus appropriée qu’elle est
« orientée par la théorie » des spécialistes du domaine. Et cela
pourrait sembler une erreur de les appeler des SC orientées par
un modèle stricto sensu. Mais à ce sujet, dans la présente sec-
tion, il ne s’agit pas de mettre en avant le degré d’engagement
ontologique qu’imposerait le formalisme sur lequel s’appuie la
SC, mais seulement la relation de dénotation interne simple qu’il
y a entre le formalisme et la SC qu’on fait de lui.
2. Une SC sera dite orientée par une règle (ou algorithmique) quand
elle ne procède pas de la sous-symbolisation d’un modèle mathé-
matique préexistant. Les règles sont alors constitutives. Les
règles de l’algorithme sont sous-symboliques en ce qui concerne
certains modèles hypothétiques qui sont exprimés ou pour-
raient l’être selon une formulation mathématique et elles sont
iconiques en ce qui concerne (ou relativement à) ces hypothèses
formelles qui sont implémentées (par exemple, dans les « faits
stylisés »). Par conséquent, du point de vue de l’utilisateur, un
aspect iconique demeure dans une simulation de ce genre. Et
cette iconicité sert d’argument supplémentaire pour parler d’une
expérience en un autre sens. Comme Sugden l’a souligné, c’est
précisément là le cas du modèle de Schelling : les mécanismes
de causalité sont dénotés au moyen de symboles partiels et ico-
niques relatifs. Ces mécanismes élémentaires (qui sont dénotés
de manière élémentaire dans la SC) sont ce qui se trouve affirmé
« empiriquement » ici. Cela est empirique dans la mesure où il
n’y a pas de théorie du comportement en masse de mécanismes
distribués de la sorte. Aussi les symboles qui dénotent ce méca-
nisme opèrent-ils d’une façon qui est symboliquement pauvre : ils
n’ont qu’une faible puissance combinatoire et une faible capacité
à se retrouver condensés directement et abrégés de manière
symbolique. On convoquera toutefois ici l’expérience (qui est stra-
tégie passive d’observation) plutôt que l’expérimentation (soit une
stratégie interactive de sélection, de préparation, d’instrumen-
tation, de contrôle, d’interrogation puis d’observation).
3. Une SC sera dite orientée par un objet (ou à base de logiciel,
software-based ou informatique au sens strict) quand elle pro-
cède d’abord, non à partir d’un formalisme uniforme donné (qu’il
soit d’ordre mathématique ou logique) mais à partir d’une variété
de genres et de niveaux de symboles dénotants dont la « sym-
bolicité » (symbolicity) et l’iconicité se définissent de manière
relative et interne et dépendent de relations internes entre ces
genres de symboles et leurs niveaux. La plupart du temps (mais
toutefois pas de manière nécessaire), de telles simulations sont
fondées sur des systèmes multi-agents implémentés par de la
programmation orientée-agents ou orientée-objets, de sorte à
mettre en situation de représenter les degrés divers de réifica-
tions relatives, ou inversement, de formalisations relatives, des
objets comme aussi des relations.
373
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
[69] Ajout de Denis Phan (2015). Dans ce cas, le langage formel L de référence ultime du modèle
est le langage mathématique, et la SC n’est qu’un autre moyen d’obtenir une preuve, par
exemple lorsqu’une solution analytique est inatteignable (G. Dowek, Les Métamorphoses
du calcul. Une étonnante histoire de mathématiques, Le Pommier, 2007).
[70] Ajout de Denis Phan (2015). Dans ce cas, le langage formel L qui décrit le modèle peut
être qualifié de « langage intermédiaire » au sens où il n’est généralement pas le langage
informatique d’implémentation de ce modèle et où il peut donner lieu dans certains cas à
une formalisation de type mathématique, mais celle-ci n’est plus la référence ultime du
modèle ; même si des « preuves » computationnelles ou même mathématiques pourraient
être obtenues, la finalité est avant tout dans la description phénoménologique.
Ajout de Franck Varenne (2015). Il peut même n’y avoir aucun langage intermédiaire ni
aucune ontologie partagée dans un système de simulation complexe. Même dans ce cas,
cela ne signifie pas non plus pour autant que le modèle de simulation n’a une fonction
épistémique que descriptive, phénoménologique en ce sens (fonction n° 7 in Varenne,
« Introduction. Modèles et simulations dans l’enquête scientifique : variétés traditionnelles
et mutations contemporaines », op. cit., p. 16). Lorsqu’un modèle de simulation utilise le
langage informatique de manière iconique pour représenter une règle de comportement
d’un agent, c’est souvent aujourd’hui à des fins d’explications mécanistiques du phénomène
global qui émerge des interactions entre de multiples instanciations de ces mécanismes
ainsi implémentés (voir en cela les travaux de sociologie dite analytique recourant aux
systèmes multi-agents).
374
Philosophie économique
tandis que certaines autres sont algorithmiques et pas loin d’être ico-
niques dans une certaine mesure, tandis que d’autres consistent seu-
lement à exploiter des numérisations de certaines scènes (comme c’est
le cas avec les simulations informatiques qu’on apparie avec des sys-
tèmes d’information géographiques). Dans cette perspective, comme
Varenne l’a indiqué en divers endroits71, une simulation à base de
logiciel (software-based simulation) ou simulation informatique (à pro-
prement parler)72 d’un système complexe est souvent une simulation
de modèles pluriformalisés en interaction. L’utilité technique d’une
simulation informatique de ce type est quelque chose de neuf. Elle ne
s’appuie plus dès lors sur la calculabilité pratique d’un modèle impos-
sible à traiter, mais sur la co-calculabilité des modèles hétérogènes
(d’un point de vue axiomatique) – par exemple, ce sont les simulations
informatiques qu’on trouve dans l’étude de la vie artificielle, de l’écologie
computationnelle, de la biologie développementale post-génomique, des
processus de multimodèles en interrelation ou encore les simulations
informatiques porteuses de perspectives multiples, et ainsi de suite73.
II.4. Types d’empiricité des simulations sur computer
En 2007, Varenne a montré qu’on peut user de quatre critères
d’empiricité, au moins, pour une SC, en fonction de sa caractérisation.
1. Quand on se concentre sur le résultat partiel ou global de la SC
afin de chercher à voir quelque genre de similarité dans ce résultat
(cette similarité s’interprétant alors en termes d’iconicité relative,
d’analogie formelle, d’exemplification ou d’identité de traits caracté-
ristiques), et quand on trouve que le résultat dénote quelque système
comme cible, alors nous pouvons parler d’une empiricité de la SC en ce
qui concerne les effets. On se concentre ici sur la seconde phase de la
simulation. Une fois qu’on les regarde depuis les résultats globaux, les
[71] F. Varenne, « Models and Simulations in the Historical Emergence of the Science
of Complexity », in A. Alaoui, C. Bertelle (eds.), From System Complexity to Emergent
Properties, Springer, 2009, p. 3-21.
[72] Précision ajoutée par Franck Varenne (2015).
[73] Ajout de Denis Phan (2015). Dans ce dernier cas, le langage de référence L pertinent est
celui de l’implémentation informatique du multimodèle, même si un (ou des) langage de
description intermédiaire(s) L’ peuvent être utilisés pour exprimer les différentes compo-
santes hétérogènes du multimodèle (E. Ramat, « Introduction à la modélisation et à la simu-
lation à évènements discrets », in Amblard, Phan, Modélisation et simulation muti-agents,
applications pour les sciences de l’Homme et de la Société, op. cit., p. 49-74 ; J.-P. Müller,
« Les points de vue et leur modélisation », in Phan (dir.), Ontologies pour la modélisation
par systèmes multi-agents en sciences humaines et sociales, op. cit., p. 111-129).
375
Chapitre 10. Modèles et simulations à base d’agents dans les sciences économiques et sociales
symboles élémentaires (qui ont été mis en œuvre d’abord) sont négligés
et traités comme des sous-symboles. Dans son étude épistémologique
des simulations Monte-Carlo de la diffusion du neutron (au laboratoire
de Los Alamos, au Nouveau-Mexique), Galison caractérise une telle
approche des simulations comme « épistémique » ou « pragmatique » :
Toutes les formes d’assimilation de Monte Carlo à l’expérimentation que j’ai
présentées jusqu’à présent (stabilité, recherche d’erreur, réduction de variance,
réplicabilité, et ainsi de suite) ont été fondamentalement épistémiques. C’est-à-
dire qu’elles consistent toutes en des moyens par lesquels les chercheurs peuvent
argumenter en faveur de la validité et de la robustesse de leurs conclusions74 .
[74] P. Galison, « Computer Simulations and the Trading Zone », in P. Galison, D.J. Stump
(eds.), The Disunity of Science, Stanford University Press, 1996, p. 118-157 ; Galison, Image
and Logic, op. cit. 1997 et pour la citation suivante : ibid., p. 738.
376
Philosophie économique
cela diffère tout à fait des deux sortes d’empiricités quant au genre
des choses qui sont données.
4. Quand enfin on se concentre sur l’intrication du statut épisté-
mique qui résulte d’une simulation informatique si complexe avec
des niveaux de modèles et ensuite des systèmes de dénotations, il se
manifeste un quatrième genre d’empiricité. C’est un problème, car
non seulement chacun de ces niveaux a sa propre forme, c’est-à-dire
son propre alphabet et ses règles de combinaison (faible ou forte),
mais encore parce que chacun possède un niveau dénotationnel dis-
tinct, ou encore une position au sein de leur hiérarchie qui l’est aussi.
De la sorte, chacun peut nous entraîner par lui seul sur un chemin
différent pour retourner à la référence. Chaque niveau de symbole
peut donc avoir un statut épistémique différent du fait qu’il appar-
tient à un « monde » différent79, l’un étant fictif, un autre descriptif,
un autre encore explicatif. Nous pouvons ici parler d’une empiricité
quant au défaut de quelque statut épistémique a priori que ce soit. En
d’autres termes : on doit traiter la simulation informatique – d’abord
et a minima – comme une expérience, parce qu’on ne sait pas a priori
si c’est une expérience pour l’une quelconque des trois autres raisons
évoquées, ou si c’est un argument théorique, ou si c’est seulement une
exploration conceptuelle. En outre, il est probable qu’il n’existe pas
de règle de composition générale des statuts épistémiques concernant
certaines de telles simulations informatiques complexes et qu’elles
exigent de mener une enquête épistémologique au cas par cas, au
moyen d’analyses dénotationnelles détaillées et prudentes. Dans ce
cas, l’empiricité est encore due à l’intrication des niveaux de symboles.
Mais encore, elle est également due à l’intrication des statuts épisté-
miques de ces niveaux de symboles. La chose résultant de la simu-
lation n’est pas seulement opaque, mais c’est son statut épistémique
qui reste lui-même obscur.
Il convient de remarquer que ces genres d’empiricité ne supposent
pas tous (en tant que tels) une substituabilité complète des simulations
informatiques au réel en vue de pratiquer une expérience réelle. Des
empiricités de ce type n’empruntent pas ce qui leur est caractéris-
tique à une substituabilité complète des simulations informatiques à
une expérience, mais plutôt seulement à une substituabilité partielle
(critères reconnus en 1 et 2) voire même à aucune substituabilité du
tout. Cette empiricité vient parfois bien plutôt de l’opacité qui réside
dans l’intrication des symboles (critères reconnus en 3 et 4). En tant
que telles, ce sont toujours des empiricités en partie intrinsèques, et
elles ne sont jamais complètement consécutives à quelque emprunt.
II.5. Modèles, simulations et genres d’expériences
Maintenant que nous avons désormais réussi à nous pourvoir de
quelques outils conceptuels, interprétons à nouveaux frais et avec
leur aide, quelques-unes de ces diverses positions épistémologiques
que nous avions mises en perspective dans la première section de ce
chapitre. Tâchons de répondre question par question.
Comment et dans quelle mesure peut-on alors regarder les modèles
comme quelque genre d’expérience ?
Dans quelques cas, comme dans le modèle de Schelling tel qu’il
est discuté par Sugden, nous pouvons dire qu’un modèle possède une
dimension empirique en lui-même parce que certains facteurs de cau-
salité sont dénotés à travers les symboles dont l’iconicité partielle est
patente, qui peut raisonnablement se reconnaître comme une conjec-
ture assez « réaliste » dans l’approche argumentative dite du « monde
crédible ».
Inversement, on regarde les modèles d’un point de vue instrumenta-
liste quand ils ont un niveau faible d’iconicité dans leurs symboles (le
degré d’éloignement de la référence est dans ce cas élevé) et quand c’est
leur puissance combinatoire qui est requise à un niveau élevé au sein
de la hiérarchie dénotationnelle – qu’on voie ici l’irréalisme (unrealism)
de Friedman dans son argumentaire sur les hypothèses80. De manière
rétrospective, on peut regarder une épistémologie de ce type comme
une rationalisation contingente de certaines formalisations limitées à
un seul niveau (c’étaient d’ailleurs les seules disponibles par le passé),
par contraste avec les capacités plus complexes et développées, cou-
rantes de nos jours, et susceptibles en cela de faire varier les chemins
de la référence au moyen de modèles à base d’agents et de simulations
aidées par les outils computationnels.
La notion de « fait stylisé » est ambiguë à cet égard car elle peut
servir à mettre l’accent soit sur la stylisation, soit sur le caractère
factuel et alors sur l’iconicité éventuelle de la symbolisation utilisée.
Le fait est qu’indépendamment d’un engagement ontologique explicite
envers une hiérarchie dénotationnelle, on ne peut pas dire a priori des
III. Conclusion
Les années à venir verront se répandre, dans les sciences sociales
comme dans toutes les sciences des systèmes complexes, des simula-
tions informatiques à base plus empirique avec des agents, ainsi que
des simulations informatiques pluridisciplinaires, faisant en particu-
lier se croiser et s’intriquer les sciences sociales, la biologie ou l’écologie.
En raison des différences dans les habitudes méthodologiques dans ces
différentes disciplines, des malentendus épistémologiques pourraient
s’ensuivre. Dans ce chapitre, que nous croyons important au titre des
enjeux de cette pluridisciplinarité pour la philosophie des sciences
sociales et pour celle de l’économie en particulier, nous avons cherché
à montrer qu’on peut analyser le statut épistémique des modèles et
des simulations grâce au concept de hiérarchie dénotationnelle82.
Il y a été souligné que l’on doit prendre en compte la puissance
dénotationnelle des différents niveaux de symboles, si l’on veut affir-
mer le statut d’exploration conceptuelle – ou d’empiricité – que possède
une simulation informatique donnée. De manière plus spécifique, une
approche épistémologique de ce type montre sa fécondité propre en ce
qu’elle permet de distinguer entre trois types de simulations sur com-
puter et entre quatre types d’empiricité dans les simulations. Au final,
il a été ici proposé de prêter une attention minutieuse à la multiplicité
des points de vue sur les symboles, sur leurs rapports mutuels ainsi
que sur les chemins implicites de la référence qui sont mis en œuvre
au travers de ces derniers par les computations.
Cette attention aidera à cerner de manière plus précise la puis-
sance de dénotation, et par là le statut épistémique et la crédibilité
variables des modèles et des simulations complexes. Dans cette pers-
pective, nous avons proposé une première délinéation des développe-
ments conceptuels et applicatifs propre à ce qui se présente comme
une épistémologie appliquée, référentialiste mais aussi centrée sur des
niveaux multiples, de sorte que cette épistémologie puisse être adaptée
aux simulations, en particulier celles qui sont fondées sur des modèles
à base d’agents, mais, plus généralement, aux simulations de systèmes
complexes. Au regard du point de vue passant prioritairement par les
ontologies, notre approche est complémentaire, en ce qu’elle propose
des outils permettant d’exercer une discrimination rigoureuse, outils
qui peuvent s’appliquer à quelque modèle ou simulation complexe que
ce soit durant sa phase analytique, tandis que les ontologies supposent
une phase de synthèse fondée sur la réorganisation des niveaux de
symboles utilisés dans la modélisation ou dans le processus de simu-
lation (à l’aide d’un test ontologique, par exemple83).
[83] Voir à ce sujet P. Livet, L. Sanders, « Le “test ontologique” : un outil de médiation pour la
modélisation agents », in Phan (dir.), Ontologies pour la modélisation par systèmes multi-
agents en sciences humaines et sociales, op. cit., p. 95-110.
Partie III
Philosophie de l’action
et théorie de la décision
Le rôle de la psychologie dans la
théorie néoclassique du consommateur
Mikaël COZIC
L’
opinion reçue est que l’économie dite « néoclassique » ou « ortho-
doxe », après s’être montré accueillante vis-à-vis de la psycho-
logie, s’est développée, au début du XXe siècle, en lui tournant
le dos délibérément ; et qu’un ensemble de recherches contemporaines,
rassemblées pour l’essentiel dans ce qu’on appelle (de manière peu
judicieuse) l’« économie comportementale » (behavioral economics2)
cherchent à jeter les bases d’une nouvelle alliance avec la psycho-
logie – et même, désormais, avec l’ensemble des sciences cognitives,
neurosciences incluses3 .
Les rapports entre l’économie et la psychologie seraient donc mar-
qués par un double mouvement : « dé-psychologisation » du début du
XXe siècle aux années 1980 et « re-psychologisation » depuis les années
1990. Il est aisé de multiplier les indices qui parlent en faveur de cette
hypothèse du double mouvement, que ce soit au niveau des méthodes,
des modèles ou des institutions scientifiques. Concernant ces dernières,
[1] V. Pareto, Manuel d’économie politique, Giard & Brière, 1909, p. 40.
[2] Voir C.F. Camerer, G. Loewenstein & M. Rabin (eds.), Advances in Behavioral Economics,
Princeton University Press, 2004.
[3] P.W. Glimcher & E. Fehr (eds.), Neuroeconomics : Decision making and the brain, Academic
Press, 2014 [2009].
386
Philosophie économique
[4] Les publications récentes qui abordent la question abondent. En voici quelques exemples.
Du côté de la philosophie de l’économie : A. Caplin & A. Schotter (eds.), The Foundations
of Positive and Normative Economics : A Handbook, Oxford University Press, 2008 ; D.M.
Hausman, Preference, Value, Choice and Welfare, Cambridge University Press, 2012 ;
D. Ross, Philosophy of Economics, Palgrave MacMillan, 2014. Du côté de l’histoire de l’écon-
omie : N. Giocoli, Modeling Rational Agents : From Interwar Economics to Early Modern
Game Theory, Edward Elgar Publisher, 2003 ; F. Heukelom, Behavioral Economics : A
History, Cambridge University Press, 2014 ; M. Cozic & J.-S. Lenfant, Oeconomia, numéros
spéciaux « Psychology and Economics in Historical Perspective », 6(1) et 6(2), 2016.
387
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[5] Nous entendons par là à la fois la théorie du choix en situation de « risque », quand des
probabilités sont supposées exister et être parfaitement connues par l’agent, et la théorie
du choix en incertitude stricto sensu, où l’agent n’est pas nécessairement dans une situation
épistémiquement aussi favorable.
[6] De manière plus marginale, on pourrait aussi ajouter la théorie du choix social, dans la
mesure où elle a été fortement influencée par des considérations qui ont trait à la mesure
de l’utilité.
388
Philosophie économique
[7] Nous ne restreindrons donc pas a priori la base empirique aux données qui sont publique-
ment observables, comme c’est parfois le cas.
[8] Le terme n’est pas canonique : il désigne l’ensemble des témoignages verbaux qu’un individu
peut fournir à un observateur. On parle parfois de « jugements », mais on risque alors de
confondre le jugement comme attitude mentale de l’individu avec l’épisode communicatif
par lequel il en fait part à un tiers. Par ailleurs, on objecte parfois à la distinction entre les
comportements et les rapports verbaux en faisant remarquer que les rapports verbaux sont,
eux aussi, des comportements. C’est exact, mais la distinction reste utile. Généralement,
un économiste s’intéresse aux choix d’un agent dans différentes situations-cibles X, X’, X’’,
etc. – par exemple, différentes situations de consommation. Les comportements verbaux
de l’agent ne font (généralement) pas partie des comportements possibles considérés dans
ces situations-cibles. Quand nous parlons de données comportementales (et de manière
générale, quand il est question, dans la littérature, de « données de choix »), nous dési-
gnons des observations relatives aux comportements qui figurent spécifiquement parmi
les situations de choix qui sont la cible de l’économiste.
390
Philosophie économique
I. Le marginalisme
[9] W.S. Jevons, The Theory of Political Economy, Augustus M. Kelley, 1965 [1871] ; C. Menger,
Grundsätze der Volkswirtschaftslehre [Principes d’économie], W. Braumüller, 1871, rééd.,
C. Menger, Gesammelte Werke [Œuvre complète], vol. 1, J.C.B. Mohr, 1970 et L. Walras,
Eléments d’économie politique pure, Pichon & Durand-Auziais, 1926 [1874].
391
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[10] En cela, il existe une forte continuité entre les marginalistes et leurs prédécesseurs. Voir
par exemple Jevons, The Theory of Political Economy, op. cit., p. 16.
[11] M. Mandler, Dilemmas in Economic Theory, Oxford University Press, 1999, notamment
p. 70-72. La remarque est faite, de manière critique, par Marshall (Principles of Economics,
Macmillan, 1920 [1890], III, I, § 2).
[12] Voir L. Walras, Mélange d’économie politique et sociale, Economica, 1987, p. 332 : « L’utilité
[…] est un fait intime dont l’appréciation reste subjective et individuelle. »
[13] M. Pantaleoni, Pure Economics, MacMillan, 1889, p. 70 : « Utility is […] the abstract term
denoting the pleasurable or hedonic effect produced by the complex of conditions which
constitutes a thing a commodity. »
392
Philosophie économique
[14] L’utilité marginale est appelée « degré d’utilité » par Jevons (The Theory of Political
Economy, op. cit., p. 49) et « rareté » par Walras (Eléments d’économie politique pure, op.
cit., 8e leçon).
[15] Voir par exemple Jevons (The Theory of Political Economy, op. cit., p. 12-13), qui cite Bain
en l’approuvant, et F.Y. Edgeworth (Mathematical psychics : An essay on the application
of mathematics to the moral sciences, C.K. Paul & Co., 1881, p. 15).
393
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[16] C’est-à-dire que si un panier de biens intérieur x* (un panier de biens est intérieur si aucun
bien n’est en quantité nulle) est un maximum local, alors il satisfait l’équi-marginalité.
Voir par exemple C.P.Simon & L. Blume, Mathematics for Economists, W.W.Norton, 1994,
théorème 22.1. Rappelons que x* est un maximum local de u(.) si u(x*) ≥ u(x) pour tout
élément x appartenant au domaine de u(.) à « proximité » de x*. C’est un maximum global
si l’inégalité vaut pour tout élément du domaine de u(.), et pas simplement pour ceux qui
sont situés à proximité de x*.
[17] Voir par exemple P. Samuelson & W. Nordhaus, Economics, Mc-Graw-Hill, 1998 [1948],
p. 83.
[18] L’utilité marginale décroissante (UMD) est appelée « Law of the variation of utility » chez
Jevons (The Theory of Political Economy, op. cit., p. 43 sq.). Voir Marshall (Principles of
Economics, op. cit., III, III, § 1), Edgeworth (Mathematical psychics, op. cit., p. 61) et L.
Walras (Eléments d’économie politique pure, op. cit., 8e leçon, p. 76).
[19] Voir par exemple Pantaleoni (Pure Economics, op. cit., II, § 5) pour qui les « lois » de notre
aptitude à éprouver du plaisir et de la peine essentielles pour l’économie, en particulier
celle qui fonde l’UMD, « sont révélées par notre expérience quotidienne ».
394
Philosophie économique
[20] F.Y. Edgeworth, Mathematical Psychics, op. cit., p. 61 sq. ; G.T. Fechner, Elemente der
Psychophysik [Eléments de psychophysique], Breitkopf & Härtel, 1860 ; J. Delboeuf, Etudes
psychophysiques sur la mesure des sensations, C. Muquardt, 1876.
[21] La théorie du consommateur a progressivement intégré cette généralisation et ne sup-
pose une fonction d’utilité additivement séparable que dans des cas particuliers. Cette
évolution est décrite par I. Moscati, « History of Consumer Demand Theory 1871-1971 :
A Neo-Kantian Rational Reconstruction », European Journal for the History of Economic
Thought 14(1), 2007, p. 119-156 (voir en particulier le § 3).
[22] J.S. Chipman, « The Paretian Heritage », Revue européenne des sciences sociales 37, 1976,
p. 65-173.
395
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[25] F.S. Roberts, Measurement Theory, Cambridge University Press, 1985, chap. 2 ; L. Narens,
Theories of Meaningfulness, Lawrence Erlbaum, 2002, en particulier 2.3.
[26] Voir Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit.
398
Philosophie économique
[27] I. Moscati, « How Cardinal Utility Entered Economic Analysis : 1909-1944 », European
Journal of the History of Economic Thought 20(6), 2013, p. 906-939.
[28] P. A. Samuelson, « The numerical Representation of ordered classifications and the concept
of utility », Review of Economic Studies 6, 1938, p. 65-70.
399
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[29] Mandler développe une classification des propriétés des fonctions d’utilité un peu différente
de celle, traditionnelle, que nous utilisons ici, qui repose sur la préservation par des trans-
formations de type approprié (« Cardinality versus Ordinality : A Suggested Compromise »,
American Economic Review 96(4), 2006, p. 1114-1136). Cela lui permet de montrer que
la propriété de concavité de la fonction d’utilité (plus forte que celle d’utilité marginale
décroissante) se situe « entre » l’ordinalité et la cardinalité.
[30] R. Auspitz & R. Lieben, Recherches sur la théorie du prix, Giard & Brière, 1914 [1889].
Voir J.-S. Lenfant, « Complementarity and Demand Theory : From the 1920s to the 1940s »,
History of Political Economy 38, 2006, p. 48-85. Pour une discussion des différentes défini-
tions de la complémentarité et de la substituabilité, voir P. Samuelson, « Complementarity :
An Essay on the 40th Anniversary of the Hicks-Allen Revolution in Demand Theory »,
Journal of Economic Literature 12(4), 1974, p. 1255-1289. Dans une perspective plus
400
Philosophie économique
par Pareto31. Il est aisé de voir que ces propriétés ne sont pas non plus
invariantes par une transformation croissante.
I.3. Le cardinalisme et le requisit de bonne fondation
Nous venons d’examiner le cardinalisme comme propriété d’une
théorie (CARD-THEO) : prise en ce sens, l’affirmation cardinaliste est
que la théorie économique suppose une fonction d’utilité plus qu’or-
dinale. Si l’on part d’une théorie précisément formulée, la question
est en définitive d’ordre logico-mathématique : il s’agit de savoir par
quels types de transformation les propriétés mobilisées par la théo-
rie sont invariantes. C’est une manière (naturellement, pas la seule)
d’appréhender le contenu psychologique de la théorie en question. Mais
l’intérêt principal de cet exercice classificatoire dépend d’une seconde
question : celle de savoir s’il est possible d’obtenir des mesures du type
supposé par la théorie.
Cette seconde question contient une part empirique essentielle,
puisqu’il s’agit de savoir si la base de mesure a la richesse et la struc-
ture suffisantes pour obtenir des mesures du type supposé. En l’occur-
rence, concernant nos capacités de mesure de l’utilité, la thèse car-
dinaliste consiste à affirmer qu’il est possible d’obtenir une fonction
d’utilité cardinale (CARD-POSS). C’est une thèse qui a trait à nos
moyens de connaissance (plus précisément, de mesure) de la psycho-
logie individuelle.
Le lien entre les deux affirmations tient à l’idée selon laquelle il doit
y avoir une harmonie entre les suppositions de mesure de la théorie
et les types de mesure qu’il est possible d’obtenir. On appellera cette
exigence méta-théorique le réquisit de bonne fondation du point de
vue de la mesure (RBF).
L’attitude des marginalistes à l’égard de (CARD-POSS) est tout
sauf uniforme. D’un côté, toujours influencé par la psychophysique,
Edgeworth semble prendre au sérieux l’application à la décision éco-
nomique de la méthode psychophysique de Fechner qui consiste à
s’appuyer sur les « seuils différentiels » ( just noticeable differences),
c’est-à-dire les différences minimales de stimuli perceptibles par un
individu, pour fixer une unité à la mesure de la sensation. Jevons32
[33] I. Moscati, « Were Jevons, Menger and Walras Really Cardinalists ? On the Notion of
Measurement in Utility Theory, Psychology, Mathematics, and Other Disciplines, 1870-
1910 », History of Political Economy 45(3), 2013, p. 373-414, en particulier § 7.3.
[34] Walras, Eléments d’économie politique pure, op. cit., § 74.
[35] Voir W. Jaffé, « The Walras-Poincaré Correspondence on the Cardinal Measurability of
Utility », The Canadian Journal of Economics 10(2), 1977, p. 300-307.
[36] O. Lange, « The Determinateness of the Utility Function », Review of Economic Studies
1(3), 1934, p. 219.
[37] S.S. Stevens, « On the Theory of Scales of Measurement », Science 103, 1946, p. 677-680.
[38] Par exemple, pour une mesure ordinale, la médiane est acceptable, mais pas la moyenne.
402
Philosophie économique
[43] I. Moscati, « Were Jevons, Menger and Walras Really Cardinalists ? », op. cit.
[44] Ibid., § 7.
404
Philosophie économique
[45] Ce qui ne veut pas dire qu’on puisse nécessairement connaître leur valeur de vérité. Mais
on peut les confirmer ou les infirmer.
[46] Pour un exemple de méthode de mesure de l’utilité, telle qu’on peut en trouver aujourd’hui
dans les manuels de théorie de la décision ou de microéconomie, voir l’annexe V.1.
405
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[47] Voir N. Giocoli, Modeling Rational Agents, op. cit., en particulier 2.1.
406
Philosophie économique
[50] V. Pareto, « Sunto di alcuni capitol un nuovo trattato di economia pura del Prof. Pareto »,
Giornale degli Economisti 20(2), 1900, p. 216-235 et 511-549 ; tr. ang. « Summary of
Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by Professor Pareto », Giornale
degli Economisti e Annali di Economia 67(3), 2008, p. 453-504. Voir aussi Pareto, Manuel
d’économie politique, op. cit.
[51] J.R. Hicks & R.G.D. Allen, « A Reconsideration of the Theory of Value. Part I », Economica
1(1), 1934, p. 52-76; J.R. Hicks, Value and Capital, Clarendon Press, 1946 [1939].
[52] J. Chipman et al. (eds.), Preference, Utility and Demand : a Minnesota Symposium,
Harcourt Brace Jovanovich, 1971.
[53] Par exemple P. Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du consom-
mateur », Revue économique 51(5), 2000, p. 1125-1152 et Moscati, « History of Consumer
Demand Theory 1871-1971 », op. cit.
[54] A. Deaton & J. Muellbauer, Economics and Consumer Behavior, Cambridge University
Press, 1980 ; A. Mas-Colell, M.D. Whinston & J. Green, Microeconomic Theory, Oxford
University Press, 1995.
[55] L. Bruni & R. Sugden, « The Road not Taken : How Psychology was Removed from
Economics, and how it might be brought back », The Economic Journal 117, 2007,
p. 146-173.
[56] Ibid., p. 146.
[57] Giocoli, Modeling Rational Agents, op. cit. ; D.W. Hands, « Economics, Psychology and
the History of Consumer Choice Theory », Cambridge Journal of Economics 34, 2010,
p. 633-648.
408
Philosophie économique
[58] Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by Professor
Pareto », op. cit.
[59] E. Slutsky, « Sulla teoria del bilancio del consumatore », Giornali degli Economisti e Rivista
di statistica 3, 51, 1915, p. 1-26 ; tr. ang. E. Slutsky, « On the Theory of the Budget of the
Consumer », in G.J. Stigler & K.E. Boulding (eds.), Readings in Price Theory, Georges
Allen and Unwin Ltd, 1955, p. 27-56.
[60] R.D.G. Allen, « The Foundations of a Mathematical Theory of Exchange », Economica 36,
1932, p. 197-226.
[61] P. Samuelson, Foundations of Economic Analysis, Harvard University Press, 1947, p. 91.
[62] Slutsky, « On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.
[63] Hicks, Value and Capital, op. cit., appendice du chap. 1.
409
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[64] G. Debreu, Theory of Value, Cowles Foundation for Research in Economics, 1959 ; tr. fr.
Théorie de la valeur, Bordas, 1984, en particulier chap. 4.
[65] On trouve déjà une approche de ce genre chez Fisher : « For a given individual at a given
time, the utility of A units of (a) exceeds the utility of B units of (b), if the individual prefers
(has a desire) A to the exclusion of B rather than for B to the exclusion of A » (Mathematical
Investigations in the Theory of Value and Prices, Yale University Press, 1892, p. 12). Voir
aussi Slutsky : « The utility of a combination of goods is a quantity, which has the property
that its value is the greater the more the given combination is desired by the individual
whom one considers. The more desirable combination must be understood to be the one the
individual chooses in preference to another when he has the possibility of choice between
the two » (« On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.).
[66] Hicks & Allen, « A Reconsideration of the Theory of Value », op. cit.
[67] Soit dxi et dxj les quantités respectives. TMSij(x*) = – dxj /dxi. Or, du point de vue de la
théorie de l’utilité, puisqu’il y a indifférence, on a :
⎡ ∂u(x * )/ ∂x ⎤ ⋅ dx = − ⎡ ∂u(x * )/ ∂x ⎤ ⋅ dx
⎣ i⎦ i ⎣ j⎦ j
et donc :
∂u(x * )/ ∂xi
TMSij (x * ) = .
∂u(x * )/ ∂x j
410
Philosophie économique
économie pour désigner cette relation entre les deux concepts est celui
de « représentation ». Symbolisons les préférences par une relation « e »
définie sur l’ensemble X des options (ce que, d’ailleurs, ne font pas
les pionniers de l’ordinalisme). On définit la relation d’indifférence
« x ~ y » comme la conjonction de x e y et y e x. On dit qu’une fonction
d’utilité u : X → ! représente une relation de préférence e si :
u(x) ≥ u(y) ⇔ x ey (u ↔ PREF).
En théorie de la mesure, on appelle génériquement cette propriété
la préservation de l’ordre. Nous emploierons parfois cette expression.
Naturellement, une relation de préférence doit satisfaire certaines
propriétés pour être représentable par une fonction d’utilité. Et notam-
ment les deux suivantes, qui sont au cœur de la théorie ordinaliste
des préférences :
transitivité : pour tous x, y, z ∈ X, si x e y et y e z, alors x e y (T)
complétude : pour tous x, y ∈ X, x e y ou y e x (C)
Il s’avère que, lorsque le domaine d’options est dénombrable (c’est-
à-dire d’une taille inférieure ou égale à celle des entiers naturels),
ces propriétés sont aussi suffisantes : dans ce cas, une relation de
préférence satisfait la transitivité et la complétude si et seulement si
il existe une fonction d’utilité qui la représente. Quand X n’est pas
dénombrable, comme c’est le cas en théorie du consommateur, l’ajout
d’une condition sur les préférences est nécessaire pour obtenir l’équi-
valence avec la représentabilité par une fonction d’utilité – voir par
exemple Fishburn68 . Ce résultat d’existence s’accompagne d’un résul-
tat d’unicité : la fonction d’utilité qui représente e est unique à une
transformation croissante près. Autrement dit, les utilités induites
sont ordinales. On voit donc qu’il existe un lien très étroit entre une
théorie du consommateur fondée sur les préférences, pour autant
qu’elles obéissent aux propriétés mentionnées précédemment, et une
théorie fondée directement sur des fonctions d’utilité ordinales. Par
la suite, on notera génériquement TPREF la théorie du consommateur
fondée sur les préférences. On en donnera le contour exact progressi-
vement durant cette section.
Deux compléments à ces préliminaires. Notons tout d’abord que,
durant l’élaboration du programme ordinaliste, le concept mis en
avant comme concept primitif de la nouvelle théorie du consomma-
teur a souvent été celui d’indifférence et plus précisément de courbe
[68] P.C. Fishburn, Utility Theory for Decision Making, Wiley, 1970, chap. 3.
411
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[69] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., III, § 36 bis (nous soulignons). Voir aussi
Hicks : « We start off from the indifference map alone ; nothing more can be allowed » (Value
and Capital, op. cit., p. 18).
[70] Notons que toute fonction d’utilité qui représente cette relation de préférence n’est pas
continue. Autrement dit, la propriété de continuité n’est pas ordinale.
[71] Voir par exemple V. Pareto, Cours d’économie politique, F. Rouge, 1896, § 43. Voir aussi
Hicks : « The ideal consumer […] chooses that alternative, out of the various alternatives
open to him, which hem most prefers, or ranks most highly » (A Revision of Demand Theory,
Clarendon, 1956, p. 17-18).
412
Philosophie économique
(« x e y » signifiant alors « x apporte plus de plaisir que y » ou « x est
jugé par l’agent comme apportant plus de plaisir que y »). C’est avant
tout parce que les préférences reçoivent une interprétation non-hédo-
niste que l’utilité n’est plus interprétée de manière hédoniste.
II.1.2. Interprétations monadique et comparative de l’utilité
Indépendamment de la question de l’hédonisme, il vaut la peine
de se demander ce que peut signifier l’utilité une fois qu’on l’introduit
comme représentant les préférences. Les textes de micro-économie72
ou de théorie de la décision73 semblent parfois considérer que la signi-
fication de l’utilité est assez clarifiée une fois qu’on a dit qu’elle est une
représentation des préférences, et que les préférences sont le concept
primitif de la théorie. C’est également le cas dans certains textes plus
réflexifs comme celui de Broome74 . Il nous semble pourtant que les
implications sémantiques de la notion de représentation ne sont pas
si univoques, et qu’il vaut la peine de les clarifier.
Une distinction très générale s’avèrera commode pour cette clari-
fication : celle entre des propriétés monadiques d’un ensemble d’enti-
tés et les relations comparatives associées. Les propriétés physiques
fournissent les exemples les plus simples. Considérons par exemple,
d’un côté, la longueur de différents objets et, de l’autre, la relation
comparative « …est plus grand que… », appliquée aux mêmes objets. Le
même genre de distinction s’applique à des attitudes psychologiques.
Considérons, d’un côté, les degrés de croyances d’un individu à l’égard
de différentes propositions et, de l’autre, l’attitude comparative « …est
cru à un degré supérieur à… ».
Ou, pour nous rapprocher plus encore de ce qui nous occupe : consi-
dérons, d’un côté, les degrés de désir d’un individu vis-à-vis de diffé-
rentes options x, y, z…et, de l’autre, l’attitude comparative « …est plus
désiré que… ».
Les économistes ont tendance à privilégier une interprétation qu’on
pourrait appeler « purement comparative » de l’utilité selon laquelle
l’utilité est une expression numérique des préférences, et rien d’autre.
De ce point de vue, en dépit peut-être des apparences, u(x) ne mesure
[72] Voir Deaton & Muellbauer : « The use of the term “utility” itself requires justification ;
indeed, utility functions might more appropriately be called “preferences representation
functions” » (Economics and Consumer Behavior, op. cit., p. 28).
[73] Voir R.D. Luce & H. Raiffa, Games and Decisions, Dover, 1985 [1957], section 2.6.
[74] J. Broome, « Utility », Economics and Philosophy 7, 1991, p. 1-12.
413
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[75] Luce & Raiffa, Games and Decisions, op. cit. K. Binmore, Rational Decisions, Princeton
University Press, 2009. Binmore va d’ailleurs plus loin, affirmant qu’il en va de même
pour les préférences vis-à-vis du choix. Nous y reviendrons en discutant la sémantique
« comportementale » des préférences.
[76] Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit.
414
Philosophie économique
[77] Pour une introduction à la philosophie de l’esprit, voir par exemple J. Kim, Philosophie
de l’esprit, Ithaque, 2008.
415
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[78] F.P. Ramsey, « Truth and Probability » (1926), in F.P. Ramsey, The Foundations of
Mathematics and other Logical Essays, Kegan, Paul, Trench, Trubner & Co, 1931, p. 156-
198 ; tr. fr. « Vérité et probabilité », in F.P. Ramsey, Logique, philosophie et probabilités,
Vrin, 2003.
[79] Voir D. Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, Garnier-Flammarion, 1995 [1739].
[80] Ramsey, « Truth and Probability », op. cit., p. 163-164.
416
Philosophie économique
[81] Voir Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by
Professor Pareto », op. cit. Voir aussi I.M.D. Little, « A Reformulation of the Theory of
Consumer’s Behaviour », Oxford Economic Papers 1(1), 1949, p. 90-99 : « The verb “to
prefer” can either mean “to choose” or “to like better”, and these two senses are frequently
confused in economic literature. »
[82] D.M. Hausman, « Sympathy, Commitment, and Preferences », Economics and Philosophy
16, 2005, p. 33-50 ; « Mindless or Mindful Economics : A Methodological Evaluation », in
Caplin & Schotter (eds.), The Foundations of Positive and Normative Economics, op.
cit., p. 125-151 ; Preference, value, choice, and welfare, op. cit. ; P. Pettit, « Preference,
Deliberation and Satisfaction », in S. Olsaretti (eds.), Preferences and Well-Being,
Cambridge University Press, 2006, p. 131-154 ; F. Guala, « Are Preferences for Real ? Choice
Theory, Folk Psychology and the Hard Case for Commonsensible Realism », in A. Lehtinen
& P. Ylikoski (eds.), Economics for Real : Uskali Maki and the Place of Truth in Economics,
Routledge, 2012, p. 137-155 ; C. Clarke, « Preferences and Positivist Methodology in
Economics », Philosophy of Science 83(2), 2016, p. 192-212.
[83] La distinction est souvent généralisée à l’entièreté des modèles de choix de l’économie
ou de la théorie de la décision. Guala distingue entre une interprétation « étroite » (thin),
d’inspiration béhavioriste, et une interprétation « épaisse » (thick) (Guala, « Are Preferences
for Real ? », op. cit.).
[84] Hausman, Preference, value, choice, and welfare, op. cit.
[85] J. Broome, « Reasoning with Preferences », in S. Olsaretti (eds.), Preferences and Well-
Being, Cambridge University Press, 2006, p. 183-208.
417
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[88] Hausman distingue une version « actuelle » d’une version « hypothétique » de la définition
des préférences en termes de choix. Il attribue la version actuelle aux pionniers de la théo-
rie de la préférence révélée (Samuelson et Little) et la version hypothétique, par exemple,
à Binmore ; et il soutient que la distinction est importante. Nous ne sommes pas certains
de la manière de positionner notre distinction entre les versions dispositionnelles et non-
dispositionnelles vis-à-vis de celle d’Hausman entre les versions actuelles et hypothétiques.
Ce qui semble compter, pour Hausman, c’est que, dans la version hypothétique, on conçoive
des choix entre lesquels l’agent ne peut, en réalité, choisir – par exemple, des choix entre
des états sociaux. Autrement dit, des choix entre des options qui ne sont pas ce que nous
avons appelé des « options réalisables ». Pour notre part, nous avons toujours considéré des
options réalisables. Il faut donc sans doute compter nos deux versions de l’interprétation
comportementale comme relevant de ce que Hausman appelle l’interprétation « actuelle ».
[89] Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by Professor
Pareto », op. cit., p. 457. Moscati qualifie le Pareto de 1900 de « béhavioriste » (From
Classical Political Economy to Behavioral Economics, Egea, 2012). Le texte de Pareto
n’est cependant pas univoque. Ainsi, même si elle n’est pas stricto sensu incompatible avec
une interprétation comportementale des préférences, la manière dont Pareto évoque leur
révélation est bien peu béhavioriste : « Voici un enfant, je lui demande : “Que préfères-tu,
10 cerises et 10 dates ou 9 dates et 11 cerises ?” “Je préfère la première combinaison”.
“Que dis-tu alors de 9 dates et 15 cerises ? C’est pour moi la même chose que 10 dates et
419
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
10 cerises”. C’est ainsi que deux points d’une courbe d’indifférence sont déterminés, et
d’autres pourraient être trouvés de la même manière » (p. 453, notre traduction).
Si cette méthode n’est pas incompatible avec une interprétation comportementale, c’est
qu’on peut la concevoir comme recueillant des jugements des individus concernant leurs
dispositions aux comportements. Du point de vue de l’interprétation comportementale, ce
ne sont pas les données empiriques privilégiées, mais ce peut être de bonnes approxima-
tions. Notons néanmoins que les économistes ont souvent manifesté un certain scepticisme
à l’égard de ce genre de données hypothétiques. C’est au moins le cas depuis la critique
des premières tentatives expérimentales pour construire des courbes d’indifférence par
W.A. Wallis & M. Friedman, « The Empirical Derivation of Indifference Functions », in
O. Lange, F. Macintyre & T.O. Yntema (eds.), Studies in Mathematical Economics and
Econometrics, University of Chicago Press, 1942, p. 175-189. Par ailleurs, un peu plus loin,
Pareto affirme que « toute analyse psychologique est éliminée » mais précise qu’il entend par
là l’élimination « des raisons des préférences et de l’indifférence ». Il n’est pas impossible
de lire ce commentaire d’une manière non béhavioriste, comme affirmant essentiellement
que Pareto entend se défaire d’une théorie de la motivation psychologiquement élaborée.
[90] Slutsky, « On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.
[91] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 91.
[92] H.R. Varian, Intermediate Microeconomics : A Modern Approach, 8e éd., Norton, 2010,
p. 34. Nous soulignons.
[93] Deaton & Muellbauer, Economics and Consumer Behavior, op. cit.
420
Philosophie économique
[94] A. Sen, « Behaviour and the Concept of Preference », Economica 40, 1973, p. 241-259.
[95] Hausman, Preference, value, choice, and welfare. op. cit.
[96] Clarke, « Preferences and Positivist Methodology in Economics », op. cit.
[97] Ross, Philosophy of Economics, op. cit., chap. 4.
[98] Pour une illustration contemporaine, voir par exemple P. P. Wakker, Prospect Theory,
421
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
Cambridge University Press, 2010 : « Je ne distingue pas entre la préférence et le choix.
La préférence n’est rien d’autre que le choix binaire » (p. 366, note 2).
[99] B.D. Bernheim & A. Rangel, « Choice-Theoretic Foundations for Behavioral Welfare
Economics », in Caplin & Schotter (eds.), The Foundations of Positive and Normative
Economics, op. cit., p. 155-192.
[100] Ibid., p. 158.
[101] Binmore, Rational Decisions, op. cit., p. 8. Pour être exact, l’affirmation se rapporte à la
théorie de la préférence révélée. Mais à cet endroit du texte, ladite théorie est introduite
par le fait qu’elle retient un concept comportemental de préférences.
[102] Clarke, « Preferences and Positivist Methodology in Economics », op. cit., p. 194.
[103] Parmi les références citées, outre Binmore (Rational Decisions, op. cit.), ce sont Gul &
Pesendorfer (« The Case for Mindless Economics », in A. Caplin & A. Schotter (eds.), The
422
Philosophie économique
Foundations of Positive and Normative Economics. A Handbook, op. cit., p. 3-39), Bernheim
& Rangel (« Choice-Theoretic Foundations for Behavioral Welfare Economics », op. cit.) et
Wakker (Prospect Theory, op. cit., App. B) qui affirment clairement la prépondérance de
la sémantique comportementale.
[104] Voir par exemple le chapitre consacré à la théorie du consommateur dans le monumental
Handbook of Mathematical Economics d’Arrow et Intriligator : « La décision finale, par le
consommateur, de choisir un panier de biens parmi ceux qu’il peut consommer dépend de
ses goûts et de ses désirs. Ils sont représentés par sa relation de préférence… » (A. Barten
& V. Böhm, « Consumer Theory », in K.J. Arrow & M.D. Intriligator (eds.), Handbook of
Mathematical Economics, vol. 2, North-Holland, 1982, chap. 9).
[105] Voir par exemple D. Bernheim & M. Whinston, Microeconomics, McGraw-Hill, 2008 :
« Economists refer to likes and dislikes as preferences » (p. 92) ; G.A. Jehle & P.J. Reny,
Advanced Microeconomic Theory, Pearson, 2011, p. 5 ; D.M. Kreps, Microeconomic
Foundations, vol. 1, Princeton University Press, 2013 : « A preference relation expresses
the consumer’s feelings between pairs of objects » (p. 25).
[106] Little, « A Reformulation of the Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit.
[107] A. Rosenberg, Economics – Mathematical Politics or Science of Diminishing Returns ?,
University of Chicago Press, 1992, chap. 5.
[108] Mandler, Dilemmas in Economic Theory, op. cit., p. 79.
[109] La théorie ordinaliste sous l’interprétation mentaliste est proche de ce que S.B. Lewin
(« Economics and Psychology : Lessons for Our Own Day From the Early Twentieth
Century », Journal of Economic Literature 34(3), 1996, p. 1293-1323) appelle l’« ordinalisme
423
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
disparaître, pourvu qu’il nous laisse une photographie de ses goûts » (ibid., § 57) ; voir
aussi App. § 6, 1911).
[113] G. Stigler, « The Development of Utility Theory », Journal of Political Economy 58, 1950,
p. 307-327 et 373-396.
[114] P.A. Samuelson, « Complementarity : An Essay on the 40th Anniversary of the Hicks-Allen
Revolution in Demand Theory », Journal of Economic Literature 12, 1974, p. 1255-1289.
[115] L. Bruni & F. Guala, « Vilfredo Pareto and the Epistemological Foundations of Choice
Theory », History of Political Economy 33(1), 2001, p. 21-49.
[116] « Starting from [the assumption of a scale of preference], and making certain convenient
restrictions about the form of the “normal” preference scale, it is possible to construct a
theory of value sufficient to explain the main features of a pure exchange equilibrium or of
the demand for consumer’s goods on a market » (« A Note on the Determinateness of the
Utility Function », The Review of Economic Studies 2(2), 1935, p. 155-158).
[117] « Only ordinal preference, involving “more” or “less” but not “how much” is required for
the analysis of consumer’s behavior » (Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 91)
[118] M. Allais, « Cardinal Utiliy », in M. Allais & O. Hagen (eds.), Cardinalism : A Fundamental
Approach, Springer-Verlag, 1994, p. 69.
[119] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., § 6, p. 543.
[120] Hicks, Value and Capital, op. cit., p. 18.
[121] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 93 et 97.
425
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
d’autre option dont l’utilité lui est supérieure d’au moins α, où α est
un certain seuil. Il est clair que cette règle n’est pas ordinale : deux
fonctions d’utilités u et u’ engendrant la même relation de préférence
peuvent très bien ne pas aboutir aux mêmes choix. Par ailleurs, on
pourrait s’intéresser à autre chose qu’aux choix entre paniers de bien.
On pourrait notamment solliciter de la part des individus certains
jugements sur la valeur que ces paniers ont à leurs yeux. Dans ce cas,
des informations non-ordinales pourraient tout à fait être pertinentes.
II.3.2. Utilite marginale décroissante et convexité des préférences
Ces observations sur le caractère ordinal de l’hypothèse de maxi-
misation de l’utilité ne suffisent pas à établir la thèse de dispensa-
bilité. Car les théories marginalistes ne se réduisent pas à ce nous
avons appelé leur « cœur ». Elles contiennent d’autres hypothèses, dont
certaines sont problématiques du point de vue ordinaliste. Or, les
conséquences des théories marginalistes dépendent parfois de ces
hypothèses. Si on veut pouvoir conserver ces conséquences (au moins
partiellement), il ne s’agit pas simplement d’éliminer les hypothèses
problématiques, mais de les remplacer par d’autres hypothèses qui
permettent de compenser (au moins partiellement) leur élimination.
Comme on peut s’y attendre, ceci concerne principalement l’hypo-
thèse d’utilité marginale décroissante (uMD). (uMD) a d’abord été
remplacée par l’hypothèse de décroissance des taux marginaux de
substitution entre biens (TMSD)123 . La décroissance du TMS signifie
que la quantité du bien j nécessaire à la compensation d’une perte
d’une unité marginale du bien i diminue avec la quantité de i. On
peut vouloir interpréter (TMSD) comme une conséquence comparative
de (uMD). Mais (TMSD) ni n’implique, ni n’est impliquée par (MD).
Et il y a une différence très importante entre (uMD) et (TMSD) : le
TMS est invariant par transformation monotone croissante124 et donc
(TMSD) est une propriété ordinale125. Il en suit notamment que l’une
des principales conséquences des théories marginalistes, la 2de loi de
Gossen (ou principe d’équi-marginalité) selon laquelle les rapports
d’utilité marginale sont égaux aux rapports des prix, soit :
[123] Voir Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by
Professor Pareto », op. cit., p. 479 et Hicks, Value and Capital, op. cit., p. 20.
[124] Voir R.G.D. Allen, « The Nature of Indifference Curves », The Review of Economic Studies
1(2), 1934, p. 117.
[125] (uMD) n’est pas nécessaire à la convexité des préférences. Voir par exemple les fonctions
d’utilité Stone-Geary où les utilités marginales ne sont pas décroissantes.
427
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
∂u(x * )/ ∂xi pi
= (GOS)
*
∂u(x )/ ∂x j pj
est également une propriété ordinale. C’est typiquement la dérivation
de ce genre de conséquence que vise un ordinaliste comme Pareto :
se dispenser d’utilités cardinales, c’est avoir une théorie qui permet
de dériver (GOS) en n’ayant recours qu’à des hypothèses ordinales.
Dans les présentations contemporaines de la théorie du consomma-
teur, plutôt que d’invoquer (TMSD), on postule directement une pro-
priété des préférences : leur convexité126 . Les préférences du consom-
mateur sont dites convexes si pour tout panier de biens x, l’ensemble
{y ∈! n : u(y) ≥ u(x)} des paniers qui sont préférés à x est convexe. Pour
le dire autrement, pour tout α ∈ [0,1],
Si y e x et z e x alors αy + (1 – α)z e x (CONV)
La convexité des préférences se laisse interpréter comme une préfé-
rence pour les paniers de biens diversifiés127. Elle implique notamment
que les courbes d’indifférence soient convexes puisque si y ~ x, alors
αy + (1 – α)x e x. Cette situation est illustrée à la figure 1a, par
contraste avec des courbes d’indifférences concaves (1b) et des courbes
d’indifférences qui ne sont ni partout convexes, ni partout concaves (1c).
[130] Voir par exemple Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., théorème M.K.2,
p. 959. En réalité, les conditions de Kuhn-Tucker, appliquées au problème qui nous inté-
resse, sont un peu plus générales que (GOS) : elles s’y réduisent exactement quand on
considère un panier de biens intérieur (c’est-à-dire où une quantité non-nulle de chaque
bien est demandée).
[131] Voir par exemple Jehle & Reny, Advanced Microeconomic Theory, op. cit., p. 24, théorème
1.4. Sur les motivations pour postuler la convexité des préférences, voir Hicks (Value and
Capital, op. cit., p. 21) et Moscati (« History of Consumer Demand Theory 1871-1971 »,
op. cit., p. 10).
[132] K.J. Arrow & A.C. Enthoven, « Quasi-Concave Programming », Econometrica 29(4), 1961,
p. 779-800.
[133] Voir Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., proposition 3.D.1.
430
Philosophie économique
Figure 2. (a) Solution avec des courbes strictement convexes. (b) Solutions avec
des courbes convexes. (c) Solutions avec des courbes ni convexes, ni concaves.
[134] Voir l’exemple d’économie d’échange pure à 2 agents exposé à la figure 3 dans K.C.
Border, « (Non)-Existence of Walrasian Equilibrium », 2000, Caltech.
[135] Voir par exemple K.J. Arrow & F.H. Hahn, General Competitive Analysis, North-Holland,
1971, chap. 5.
431
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[136] Les biens Giffen ont été introduits par Marshall (Principles of Economics, op. cit., III, VI,
§ 4). Voir G.J. Stigler, « Notes on the History of the Giffen Paradox », Journal of Political
Economy 55(2), 1947, p. 152-156.
[137] Slutsky, « On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.
[138] Hicks (Value and Capital, op. cit.) l’appelle l’« équation fondamentale de la théorie de
la valeur ».
432
Philosophie économique
[139] Pour une dérivation successive de ces deux propositions, voir Mas-Colell et al.,
Microeconomic Theory, op. cit., p. 30. Ces conséquences (et d’autres) sont dérivées dans
l’appendice mathématique de Hicks, Value and Capital, op. cit.
[140] P.A. Samuelson, « Consumption Theorems in Terms of Overcompensation rather than
Indifference Comparisons », Economica 20, 1953, p. 1-9.
[141] Voir Varian, Intermediate Microeconomics, op. cit, p. 147.
433
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[142] Pareto, « Summary of Some Chapters of a New Treatise on Pure Economics by Professor
Pareto », op. cit., p. 477 ; Manuel d’économie politique, op. cit., III, § 35 p. 159 et Appendice,
§ 8-10, p. 544-546. Pareto ajoute toutefois qu’on peut obtenir une utilité plus qu’ordinale
dans le cas où les préférences sont additivement séparables. Nous reviendrons sur cette
affirmation.
[143] Hicks & Allen, « A Reconsideration of the Theory of Value. Part I », op. cit.
[144] Mandler, Dilemmas in Economic Theory, op. cit., p. 83-84.
434
Philosophie économique
[145] Voir en particulier Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit., théorème 13,
p. 302 ; P. P. Wakker, Additive Representations of Preferences, Springer-Verlag, 1989.
435
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
qui représentent e ne sont pas reliées par une transformation affine
positive.
Le phénomène n’est en rien propre à la mesure de l’utilité. Comme
les théoriciens de la mesure l’ont souligné depuis longtemps146 , les
résultats d’unicité sont conditionnels à des contraintes imposées a
priori sur la mesure.
Considérons la mesure additive par excellence, la longueur. Le
résultat classique, qui remonte aux travaux pionniers de Helmholtz
et de Hölder147 est le suivant148 . On se donne un ensemble X de tiges
rigides x, y, z, etc. et deux opérations : la comparaison des longueurs
de deux tiges e (x e y signifiant que x est plus long que y) et la
concaténation de deux tiges ⊕ (x ⊕ y dénotant la tige obtenue par conca-
ténation des tiges x et y). On connaît un ensemble d’axiomes sur ce
domaine qui implique l’existence d’une fonction l(x): X → ! telle que :
l(x) ≥ l(y) ⇔ x ey (l ↔ LONG)
l(x ⊕ y) = l(x) + l(y) (l ⊕ -ADD)
En outre, l(x) est unique à un facteur multiplicatif positif près : si
k(x) satisfait aussi les conditions (l ↔ LONG) et (l⊕-ADD), alors il
existe α > 0 tel que k(x) = α.l(x). L’unicité ne vaut que si l’on exige les
deux conditions ; si on exige seulement (l ↔ LONG), alors les mesures
ne seront plus nécessairement reliées par un facteur multiplicatif
positif. Faudrait-il en conclure, comme le soutient l’objection précé-
dente, que la longueur n’est pas plus qu’ordinale ? Par ailleurs, si on
pose m(x) = el(x), on obtiendra une mesure multiplicative : elle satisfera
(l ↔ LONG) et
m(x⊕y) = m(x). m(y) (l⊕-MULT).
Avec une mesure multiplicative, le type unicité obtenue change : m´
représente également e (en respectant (l ↔ LONG) et (l⊕-MULT)) si et
seulement si il existe α > 0 tel que m´(x) = m(x)α. Et plus généralement,
[146] Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit., sect. 3.9 ; Voir aussi J.-C. Falmagne,
Elements of Psychophysical Theory, Oxford University Press, 1985, p. 61.
[147] H. Helmholtz, « Zählen und Messen erkenntnis-theoretisch betrachet », Philosophische
Aufsätze, Fues Verlag, 1887, p. 17-52 ; O. Hölder, « Die Axiome der Quantität une die
Lehre vom Mass », Berichte über die Verhandlungen der Königlich Sächsischen Gesellschaft
der Wissenschaften zu Leipzig, Mathematisch-Physikaliche Classe, 53, 1901, p. 1-64 ; tr.
ang. O. Hölder, « The Axioms of Quantity and the Theory of Measurement », Journal of
Mathematical Psychology 40, 1996, p. 235-252.
[148] Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit., chap. 3, théorème 1.
436
Philosophie économique
[149] « En dépit de son grand attrait et de son acceptation universelle, la représentation
additive n’est qu’une représentation parmi l’infinité de représentations, également adé-
quates, qui sont engendrées par la famille des transformations monotones croissantes »
(Krantz et al., Foundations of Measurement, op. cit., p. 102 ; voir aussi p. 12). De même,
voir Falmagne : « Il semble donc que le choix [entre mesures additive et multiplicative] est
essentiellement une affaire de convention et n’est justifiable que par des considérations
de commodité » (Elements of Psychophysical Theory, op. cit., p. 61).
438
Philosophie économique
[150] Le point est évident si l’on tient le seuil δ fixé – par exemple à δ = 1. Considérons ainsi
les préférences x ~ y, z (x et z (y et sa représentation u(x) : u(x) = 0 ; u(y) = 0,9 ; u(z) = 2.
Considérons maintenant une transformation croissante de u(x) : u´(x) = 0 ; u(y) = 1,5 ;
u(z) = 2. Il est clair que si l’on conserve δ = 1, u´(x) ne représente pas les préférences
initiales (conformément à (SO)). Mais aucun δ´ ≠ 1 ne peut faire l’affaire car la différence
entre u´(x) et u(y) est devenue supérieure à celle entre u(z) et u(y). Pour une introduc-
tion aux semi-ordres, qui contient une discussion de la question épineuse de l’unicité de
leurs représentations, voir I. Gilboa, Theory of Decision under Uncertainty, Cambridge
University Press, 2009, section 6.4.1.
439
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[152] De manière similaire, Baccelli & Mongin (« Choice-Based Cardinal Utility », op. cit.)
affirment que « tous les parétiens supposent une affinité étroite entre les préférences et les
choix ». Voir par exemple Allen (« A Note on the Determinateness of the Utility Function »,
op. cit.) pour qui l’hypothèse selon laquelle l’individu est capable de construire une « échelle
de préférence » « est clairement exprimable en termes d’actes de choix observables et est,
en ce sens, relativement objective ».
[153] List & Dietrich insistent sur cette distinction à juste titre (« Mentalism vs. Behaviourism
in Economics : A Philosophy-of-Science Perspective », Economics and Philosophy 32(2),
2016, p. 249-281). Ils la rapprochent, en psychologie, de celle entre un béhaviorisme
« psychologique » (qui concerne la base empirique du psychologue) et un béhaviorisme
« analytique ou logique » (qui concerne la sémantique des concepts psychologiques) ; et, en
économie, de celle entre une version « épistémologique » d’une approche par la préférence
révélée (à laquelle la prochaine section est consacrée) et une version « ontologique ».
[154] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., IV, § 32.
[155] Lange, « The Determinateness of the Utility Function », op. cit. ; Allen, « A Note on the
441
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
Determinateness of the Utility Function », op. cit. ; F. Alt, « Uber die Messbarkeit des
Nutzens », Zeitschrift für Nationalökonomie 7(2), 1936, p. 161-169 ; tr. ang. « On the
Measurability of Utility », in J. Chipman et al. (eds.), Preference, Utility and Demand,
Harcourt, 1971, p. 424-431 ; P.A. Samuelson, « The Numerical Representation of Ordered
Classifications and the Concept of Utility », The Review of Economic Studies 6(1), 1938,
p. 65-70. Pour une étude historique de la séquence, voir Moscati, « How Cardinal Utility
Entered Economic Analysis : 1909-1944 », op. cit. Pour une analyse axiomatique récente,
voir V. Köbberling, « Strength of Preference and Cardinal Utility », Economic Theory 27(2),
2006, p. 375-391.
[156] Voir Köbberling, « Strength of Preference and Cardinal Utility », op. cit., théorème 1.
[157] Lange, « The Determinateness of the Utility Function », op. cit., p. 224-225 ; Allen, « A
Note on the Determinateness of the Utility Function », op. cit.
[158] C’est, en substance, ce que Baccelli & Mongin (« Choice-Based Cardinal Utility », op. cit.)
identifient comme la troisième thèse centrale de l’ordinalisme.
442
Philosophie économique
[159] Et elle est perçue comme telle. Voir par exemple R.D. Luce & P. Suppes, « Preference,
Utility and Subjective Probabilty », in R.D. Luce, R.R. Bush & E.H. Galanter (eds.),
Handbook of Mathematical Psychology, vol. 3, Wiley, 1965, p. 249-410 : « If we speak in
terms of the utility differences, or the difference in preference, between pairs of alternatives,
then the classical objection of economists is that choices between alternatives do not yield
behavioral evidence on these differences » (p. 273).
[160] P. Suppes & M. Winet, « An Axiomatization of Utility Based on the Notion of Utility
Differences », Management Sciences 1(3-4), 1955, p. 259-270 ; Baccelli & Mongin, « Choice-
Based Cardinal Utility », op. cit.
[161] Voir par exemple Fishburn, Utility Theory for Decision Making, op. cit., p. 81.
[162] Une réponse possible à l’objection (P. Mongin, communication personnelle) serait de
questionner les individus sur ces situations, étant entendu qu’elles ne peuvent qu’être
contrefactuelles. La réponse ne serait pas alors purement comportementale (comme dans
la version initiale), mais l’individu se prononcerait sur un choix et non pas directement
sur une intensité.
443
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[163] Sur cette construction, voir Wakker, Additive Representations of Preferences, op. cit., III.5.
[164] Voir par exemple M.J. Machina, « “Rational” decision making versus “rational” decision
modelling ? », Journal of Mathematical Psychology 24, 1981, p. 163.
[165] Pareto, Manuel d’économie politique, op. cit., VI, § 32.
444
Philosophie économique
[166] Pour une discussion générale de ces méthodes, voir P.H. Farquhar & L.R. Keller,
« Preference Intensity Measurement », Annals of Operation Research 19(1), 1989, p. 205-217.
[167] M. Allais, « La psychologie de l’homme rationnel devant le risqué », Journal de la société
statistique de Paris 94, 1953, p. 47-73 ; « The So-called Allais Paradox and Rational
Decisions under Uncertainty », in M. Allais & O. Hagen (eds.), Expected Utility and the
Allais Paradox, Springer-Verlag, 1979, p. 437-681 ; « Determination of Cardinal Utility
According to an Intrinsic Invariant Model », in M. Allais & O. Hagen (eds.), Cardinalism,
Springer-Verlag, 1994, p. 31-64.
[168] M. Allais, « Cardinal Utility. History, Findings and Applications. An Overview », in M.
Allais & O. Hagen (eds.), Cardinalism, Springer-Verlag, 1994, p. 65-103.
[169] Allais avait conscience des difficultés potentielles d’intelligibilité de ces questions. Cette
partie du questionnaire s’ouvre ainsi : « Il est possible que vous rencontriez de grandes
difficultés pour déterminer vos réponse [à ces questions]. » Il prend d’ailleurs la peine
d’inclure une question qui demande si, pour eux, la question sur les différences de préfé-
rence a un sens.
[170] J. Plateau, « Sur la mesure des sensations physiques, et sur la loi qui lie l’intensité de ces
sensations à l’intensité de la cause existante », Bulletin de l’Académie royale de Belgique
33, 2e série, p. 376-388.
[171] Voir par exemple, J. Pfanzagl, Theory of Measurement, Springer-Verlag, 1973, chap. 7 et
L.E. Marks & D. Algom, « Psychophysical Scaling », in M. Birnbaum (ed.), Measurement,
Judgment and Decision Making, Academic Press, 1998, p. 110.
[172] R. Krzysztofowicz, « Strength of Preference and Risk Attitude in Utility Measurement »,
Organizational Behavior and Human Performance 31, 1983, p. 88-113. Voir aussi M.
Abdellaoui, C. Barrios & P.P. Wakker, « Reconciling Introspective Utility with Revealed
Preference : Experimental Arguments Based on Prospect Theory », Journal of Econometrics
138, 2007, p. 356-378.
445
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[173] Suppes & Winet, « An Axiomatization of Utility Based on the Notion of Utility
Differences », op. cit.
[174] Voir par exemple Pareto : « Il y a dans [la théorie de Jevons] quelque chose de super-
flu pour le but que nous nous proposons : la détermination de l’équilibre économique ;
et ce quelque chose de superflu est précisément ce qu’il y a de douteux dans la théo-
rie » (« Economie mathématique », in Encyclopédie des sciences sociales, Gauthier-Villars,
1911, p. 609). Voir aussi Varian : « Puisqu’une utilité cardinale n’est pas nécessaire pour
décrire le comportement de choix et que de toute façon il n’y a pas de manière convaincante
d’assigner des utilités cardinales, nous en resterons à un cadre où l’utilité est purement
ordinale » (Intermediate Microeconomics, op. cit., p. 58).
[175] Hicks, Value and Capital, op. cit., p. 18. Voir aussi Robbins (An Essay on the Nature and
Significance of Economic Science, MacMillan, 1952 [1935], p. 56).
447
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[176] Nous nous inspirons de A. Baker, « Simplicity », in E.N. Zalta (ed.), The Stanford
Encyclopedia of Philosophy, Fall 2013 edition. Baker parle de « version méthodologique »
du rasoir d’Ockham plutôt que de version « pragmatique ». Voir aussi E. Sober, Ockham’s
Razors. A User’s Manuel, Cambridge University Press, 2015.
[177] Pour une introduction à la théorie bayésienne, voir M. Cozic, « Confirmation et induction »,
in A. Barberousse, D. Bonnay & M. Cozic (dir.), Précis de philosophie des sciences, Vuibert,
2011, p. 62-99. [Ndé : voir aussi I. Drouet (dir.), Le Bayésianisme aujourd’hui. Fontements
et pratiques, Éditions Matériologiques, 2016.]
448
Philosophie économique
[178] Slutsky, « On the Theory of the Budget of the Consumer », op. cit.
449
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
h
contenu supplémentaire de Tu semble être non-pertinent du point de
vue explicatif (explanatory irrelevant).
L’analyse philosophique de l’explication est notoirement difficile179,
et les questions spécifiques de savoir ce qu’est la pertinence explicative
et quel rôle méthodologique elle doit jouer n’échappent pas à la règle.
Néanmoins, pour ce qui est des explications causales, il nous semble
y avoir un relatif consensus (tant chez les philosophes de la causalité
que chez les scientifiques) sur le fait que certaines explications cau-
sales sont trop détaillées, c’est-à-dire contiennent des informations
causalement non-pertinentes ; et que, dans ce cas, des explications
moins détaillées, dont sont exclues ces informations causalement non-
pertinentes, sont préférables. On parle de contrainte de proportionalité
pour désigner le fait que l’on attend de l’explanans causal qu’il soit
« proportionné » à l’explanandum causal, au sens où il n’invoque pas
plus que les propriétés nécessaires180. L’idée est souvent illustrée par
un exemple de Yablo181 : supposons qu’un pigeon soit entraîné à don-
ner un coup de bec quand on lui présente des stimuli de différentes
teintes de rouge ; et qu’on s’intéresse à son comportement après un
stimulus d’une certaine teinte de rouge (disons, écarlate). Comparons
maintenant les deux propositions explicatives suivantes :
La présentation du stimulus écarlate a causé le fait que le pigeon
ait donné un coup de bec. (Pig-1)
La présentation du stimulus rouge a causé le fait que le pigeon ait
donné un coup de bec. (Pig-2)
L’intuition communément partagée est que (Pig-2) est préférable à
(Pig-1) car l’explanans invoqué par (Pig-1) est trop spécifique182. Évi-
demment, les explications de la demande, par la théorie marginaliste
d’un côté et, de l’autre, par la théorie ordinaliste ne correspondent pas
exactement à cette illustration élémentaire, fondée sur la distinction
[179] Voir J. Woodward, « Scientific Explanation », in Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia
of Philosophy, Winter 2014 Edition et D. Bonnay, « L’explication », in Barberousse et al.
(dir.), Précis de philosophie des sciences, op. cit., p. 13-61.
[180] Voir J. Woodward, « Causation in Biology : Stability, Specificity and the Choice of Levels
of Explanation », Biology and Philosophy 25, 2010, p. 287-318.
[181] S. Yablo, « Mental Causation », Philosophical Review 101, 1992, p. 245-280.
[182] Pour une critique de l’intégration de la contrainte de proportionalité à la théorie inter-
ventionniste de l’explication causale, voir L.R. Frankin-Hall, « High-Level Explanation and
the Interventionist’s “Variables Problem” », British Journal for the Philosophy of Science
67(2), 2016, p. 553-577. Pour une critique plus générale de la contrainte de proportionna-
lité, voir L. Shapiro & E. Sober, « Against Proportionality », Analysis 72(1), 2012, p. 89-93.
451
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[185] Pour un rejet vigoureux des explications non causales, voir B. Skow, « Are There Non-
Causal Explanations (of Particular Events) ? », British Journal for the Philosophy of Science
65, 2014, p. 445-467.
[186] C.G. Hempel & P. Oppenheim, « Studies in the Logic of Explanation », Philosophy of
Science 15, 1948, p. 135-175. C.G. Hempel, « Aspects of Scientific Explanation », in C.G.
Hempel, Aspects of Scientific Explanation and Other Essays in the Philosophy of Science,
The Free Press, 1965.
[187] A. Bokulich, « How Scientific Models Can Explain », Synthese 180, 2011, p. 33-45.
453
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[188] Voir par exemple Giocoli, Modeling Rational Agents, op. cit.
454
Philosophie économique
[189] Robbins, An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, op. cit., IV, p. 139.
455
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[190] P. Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », Economica 5(17),
1938, p. 61-71.
[191] H.S. Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », Economica 17(66),
1950, p. 159-174.
[192] J.S. Chipman, « Samuelson and Consumption Theory », in G.R. Feiwel (ed.), Samuelson
and Neoclassical Economics, 1982, Kluwer, p. 31-71.
[193] K. Arrow, « Rational Choice Functions and Orderings », Economica 26(102), 1959,
p. 121-127.
[194] M.K. Richter, « Revealed Preference Theory », Econometrica 34(3), 1966, p. 635-645.
[195] L’appellation n’est pas universellement répandue. Nous l’empruntons à Mas-Colell et
al., Microeconomic Theory, op. cit.
456
Philosophie économique
s’il choisit le panier de biens x tandis que les prix sont p, l’égalité
p.x = w est vérifiée. La propriété centrale de la version initiale de
la TPR est l’A xiome Faible de la Préférence Révélée (WARP). WARP
est souvent présenté comme une propriété de cohérence des choix,
et ce dès son introduction par Samuelson196 . Avant de le formuler,
notons B(p,w)l’ensemble des paniers de biens qu’il est possible de se
procurer quand les prix sont p et que le consommateur dispose d’un
revenu w : c’est donc l’ensemble des x tels que p.x ≤ w. L’axiome affirme
alors que pour tous vecteurs de prix p, p’ et tous revenus w, w’ :
Si (a) x, y ∈B(p,w) et x ∈x(p,w),
(b) y ∈B(p',w' ) et y ∈x(p',w' ) et (c) x ≠ y,
alors x ∉B(p',w' ) (WARP).
La condition (a) signifie que le consommateur choisit x dans la
situation (p,w) alors que y est également disponible ; la condition (b)
que y est choisi dans la situation (p´,w´). L’axiome WARP197 exige que,
si x ≠ y (condition (c)), alors x ne puisse être choisi dans la situation
(p´,w´). La figure 3 (ci-dessous) représente une violation de WARP :
dans la situation ( p´,w´), le consommateur pourrait se procurer
x = x(p,w) – et pourtant il choisit plutôt y = x(p´,w´).
Par la suite, nous dési-
x(p,w )
gnerons par TWARP la théo-
rie de la préférence révélée
qui contient WARP (et la loi
de Walras)198 . Initialement,
Samuelson avait ajouté
deux autres propriétés :
d’une part, le fait que la
demande soit une fonction
à valeur unique ; d’autre
part, son homogénéité de
[196] Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit. Pour une
discussion critique de cette idée de cohérence des choix, voir A. Sen, « Internal Consistency
of Choice », Econometrica 61(3), 1993, p. 495-521.
[197] Pour « Weak Axiom of Revealed Preference ».
[198] S. Wong (Foundations of Paul Samuelson’s Revealed Preference Theory, Routledge, 2006
[1978], p. 35) défend la thèse historique selon laquelle Samuelson (« A Note on the Pure
x(p,w )
Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit.) conçoit TWARP comme une nouvelle théorie du
consommateur.
457
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[199] Formellement : pour toute situation (p,w) et tout α > 0, x(αp,w) = x(p,w).
[200] P.A. Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour : An Addendum »,
Economica 5, 1938, p. 353-354. Pour une présentation récente des implications de WARP,
voir par exemple Jehle & Reny, Advanced Microeconomic Theory, op. cit., p. 93-95.
[201] La littérature théorique est généralement avare de clarification sémantique. Une
exception récente est K. Eliaz & E. Ok, « Indifference or Indecisiveness ? Choice-theoretic
Foundations of Incomplete Preferences », Games and Economic Behavior 56, 2006, p. 61-86.
[202] Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., p. 10.
[203] Sen, « Internal Consistency of Choice », op. cit., p. 499.
[204] WARP’ correspond à WARP chez Sen (« Choice Functions and Revealed Preference »,
Review of Economic Studies 38(3), 1971, p. 307-317) et Mas-Colell et al. (Microeconomic
Theory, op. cit., p. 10).
[205] WARP’’ correspond à C5 chez Arrow (« Rational Choice Functions and Orderings », op. cit.).
458
Philosophie économique
[206] Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit.
[207] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 111.
459
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[208] Nous laissons la sémantique exacte du terme ouverte, conformément aux commentaires
précédents : les options « choisies » peuvent être celles qui sont préférables (parmi celles
qui sont réalisables) ou celles que l’agent est disposé à choisir.
[209] Varian, Intermediate Microeconomics, op. cit.
460
Philosophie économique
[210] Voir par exemple H. Uzawa, « Preference and Demand », in Proceedings of the First
Stanford Symposium on Mathematical Methods in the Social Sciences, Stanford University
Press, 1960 ; repris in H. Uzawa, Preference, Production and Capital, Cambridge University
Press, 1988, chap. 1.
461
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
Quand la réponse est positive, l’usage est de dire que x(p,w) est
rationalisée par e ; et quand x(p,w) est rationalisée par au moins
une relation de préférence, on dit que x(p,w) est rationalisable. Le
terme de « rationaliser » a sans doute été choisi (et maintenu) parce
que les propriétés du cœur de la théorie ordinaliste, selon lesquelles
les préférences sont transitives et complètes, sont ordinairement
conçues comme des conditions de rationalité : selon la conception domi-
nante, un agent rationnel a des préférences transitives et complètes.
Il n’est pas sûr, néanmoins, que le terme soit tout à fait judicieux :
pour n’importe quel modèle de comportement susceptible d’engendrer
une fonction de demande, que le modèle en question puisse ou non
être plausiblement conçu comme un modèle de rationalité, on peut se
poser la question de savoir quelles sont les conditions qu’une fonction
de demande doit remplir pour être compatible avec le modèle. C’est
d’ailleurs exactement le travail qui est au cœur de la branche la plus
récente de la TPR, qui s’intéresse à des modèles de choix qui ne sont
pas conçus comme des modèles de choix parfaitement rationnel211.
On parle aussi volontiers d’« intégrabilité » de la demande pour dési-
gner le fait qu’elle puisse être engendrée par une relation de préférence
obéissant aux propriétés de la théorie ordinale du consommateur. Il
s’agit, en quelque sorte, du chemin inverse de celui qui conduit des
préférences à la fonction de demande. Le terme d’intégrabilité est
néanmoins plutôt réservé à une approche différentielle de la question,
qui remonte à Antonelli212 et dont on trouve les résultats canoniques
dans Hurwicz & Uzawa213 . Si le terme d’intégrabilité est utilisé, c’est
parce que, dans cette approche, la résolution de la question passe par
l’intégration d’un système d’équations différentielles. L’intégrabilité
est garantie par un ensemble de conditions qui inclut la loi de Walras
et, surtout, deux conditions qui portent sur la matrice de Slutsky : son
[214] Pour une exposition récente, voir, par exemple, Jehle & Reny, Advanced Microeconomic
Theory, op. cit., théorème 2.6, p. 87.
[215] Arrow, « Rational Choice Functions and Orderings », op. cit. Pour une exposition récente,
voir par exemple Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., proposition 1.D.2 p. 13.
Ce résultat se démontre dans la théorie « abstraite » de la préférence révélée : la branche
de la théorie qui fait abstraction des spécificités du choix du consommateur et qui consi-
dère une famille B d’ensembles d’options réalisables B ⊆ X, où X est l’ensemble de toutes
les options concevables. Dans ce cadre, on appelle une fonction c : B → ℘(X) qui associe
à chaque ensemble d’options B ∈ B un sous-ensemble non vide c(B) ⊆ B une fonction de
choix. Un ensemble B s’interprète comme une situation possible de choix ; et c(B) comme
l’ensemble des options « choisies » par l’agent en B. Une fonction de demande est un cas
particulier de fonction de choix.
463
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[216] Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », op. cit.
[217] SARP’ correspond à l’Axiome de Congruence chez Richter (« Revealed Preference Theory »,
op. cit.), à l’Axiome Fort de Congruence (SCA) chez Sen (« Choice Functions and Revealed
Preference », op. cit.)
[218] SARP’’ correspond à SARP chez Sen (« Choice Functions and Revealed Preference », op.
cit.).
[219] Voir Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », op. cit. ; Uzawa,
« Preference and Demand », op. cit., théorème 1 ; B. Stigum, « Revealed Preference – A
Proof of Houthakker’s Theorem », Econoetrica 41, 1973, p. 411-423 ; Richter, « Revealed
Preference Theory », op. cit., théorème 1 ; K. Suzumura, « Houthakker’s Axiom in the Theory
of Rational Choice », Journal of Economic Theory 14, 1977, p. 284-290, « Rationalizability
Theorem ». Pour des expositions récentes, voir Mas-Colell et al., Microeconomic Theory, op.
cit., proposition 3.J.1, p. 91 ; C.P. Chambers & F. Echenique, Revealed Preference Theory,
Cambridge University Press, 2016, théorème 2.6. Pour des éléments de clarification sur
les relations entre les différents axiomes forts, voir Suzumura, « Houthakker’s Axiom in
the Theory of Rational Choice », op. cit.
464
Philosophie économique
[220] A. Mas-Colell, « Revealed Preference After Samuelson » in Feiwel (ed.), Samuelson and
Neo-Classical Economics, op. cit., p. 72-82.
[221] Ces conditions incluent notamment la loi de Walras, l’existence, pour tout panier de
biens x d’un ensemble de pris p et d’un revenu w tels que et une condition de régularité.
[222] L. Hurwicz & H. Uzawa, « On the Integrability of Demand Functions », op. cit.
465
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[229] Nous utilisons le terme de « modèle » de manière informelle, mais par analogie avec la
notion de modèle que l’on trouve en logique mathématique.
[230] Voir par exemple C. Glymour, « Theoretical Realism and Theoretical Equivalence »,
Philosophy of Science 1970, p. 275-288, en particulier p. 277.
[231] K. Popper, The Logic of Scientific Discovery, Routledge, 1968 [1934], § 35.
[232] Nous empruntons l’expression à Chambers & Echenique, Revealed Preference Theory,
op. cit., p. 64.
468
Philosophie économique
[233] Voir notamment H. Halvorson, « What Scientific Theories could not be », Philosophy of
Science 79(2), 2012, p. 183-206 ; C. Glymour, « Theoretical Equivalence and the Semantic
View of Theories », Philosophy of Science 80(2), 2013, p. 286-297 ; J.O. Weatherall,
« Are Newtonian Gravitation and Geometrized Newtonian Gravitation Theoretically
Equivalent ? », Erkenntnis 81(5), 2016, p. 1073-1091 ; T.W. Barrett & H. Halvorson,
« Glymour and Quine on Theoretical Equivalence », Journal of Philosophical Logic 45(5),
2015, p. 467-483 ; « Morita Equivalence », Review of Symbolic Logic, à paraître.
[234] Glymour, « Theoretical Realism and Theoretical Equivalence », op. cit. ; « The Epistemology
of Geometry », Noûs 11(3), 1977, p. 227-251.
[235] Voir par exemple Hodges, Model Theory, Cambridge University Press, 1993, en parti-
culier 2.6.
469
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
pour des raisons que nous avons déjà avancées. Considérons la théorie
x(p,w ) PREF
ordinaliste sous son interprétation mentaliste. TSARP et Tment pos-
tulent des entités et des propriétés bien différentes . L’équivalence
238
[238] Une remarque analogue est faite par Wong : « Comment les deux théories peuvent-elles
être logiquement équivalentes alors que l’une est considérée comme observable et l’autre
non ? » (Wong, Foundations of Paul Samuelson’s Revealed Preference Theory, op. cit., p. 3).
[239] Samuelson, « A Note on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour », op. cit. ; « A Note
on the Pure Theory of Consumer’s Behaviour : An Addendum », op. cit. ; Foundations of
Economic Analysis, op. cit. ; « The Problem of Integrability in Utility Theory », Economica
17(68), 1950, p. 355-385.
[240] Houthakker, « Revealed Preference and the Utility Function », op. cit.
[241] Notamment Wong, Foundations of Paul Samuelson’s Revealed Preference Theory, op. cit. et
Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du consommateur », op. cit.
[242] Samuelson, « The Problem of Integrability in Utility Theory », op. cit., p. 369.
[243] S. Afriat, « The Construction of Utility Functions from Expenditure Data », International
Economic Review 8(1), 1967, p. 67-77 et H. Varian, « Nonparametric Approach to Demand
Analysis », Econometrica 50(4), 1982, p. 945-974.
471
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[244] D.W. Hands, « Foundations of Contemporary Revealed Preference », Erkenntnis 78, 2013,
p. 1081-1108.
[245] Chambers & Echenique, Revealed Preference Theory, op. cit.
[246] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 102.
472
Philosophie économique
[247] Ibid., note 13, p. 107. L’idée est également reprise par Samuelson : « Within the nar-
row framework of price-quantity observations, [the Integrability Theorem] is not entirely
satisfactory. Without introducing approximations, or explicit assumptions about the mag-
nitude of higher derivates, we can never be certain that we have detected a large enough
discrepancy to refute integrability. Why not ? Because we can never be sure that taking still
smaller changes in prices will not lower the discrepancy. […] But if we wish (p, q) data to
provide an exact refutation, we must fall back on the search for a finite chain contradicting
SARP » (« Consumption Theorems in Terms of Overcompensation rather than Indifference
Comparisons », op. cit., p. 8). Houthakker, quant à lui, dit que « les expressions différen-
tielles devraient être évitées parce qu’elles ne correspondent pas directement aux phéno-
mènes réels » (« Revealed Preference and the Utility Function », op. cit., p. 160).
[248] Samuelson, Foundations of Economic Analysis, op. cit., p. 116.
473
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[249] Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du consommateur », op. cit.
474
Philosophie économique
[251] Samuelson : « Il n’y a pas de raison de restreindre notre consommateur aux choix de la
forme [∑p.x ≤ w] ; un choix binaire entre n’importe quels x1 et x2 est souvent légitime, et cela
nous amène à la théorie traditionnelle de la préférence ordinale, qui est la version large
(broad) de la préférence révélée » (« Consumption Theorems in Terms of Overcompensation
rather than Indifference Comparisons », op. cit., note 3).
[252] Voir notamment, Gul & Pesendorfer, « The Case for Mindless Economics », op. cit. ;
Binmore, Rational Decisions, op. cit. ; Hausman, Preference, Value, Choice and Welfare,
op. cit. ; Hands, « Foundations of Contemporary Revealed Preference », op. cit. et Ross,
Philosophy of Economics, op. cit.
477
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
sagé par Pareto253 , ». Il est indéniablement vrai que la TPR constitue
une forme extrême de minimalisme psychologique. Si on se laisse
guider par les critères d’engagement psychologique que nous avons
proposés, il est clair que le contenu psychologique de la TPR est très
faible : les hypothèses (et a fortiori, les cibles) d’une théorie comme
x(p,w )
TSARP ne font pas référence à des états ou des processus mentaux (D1,
D2). La base empirique est intégralement comportementale, et même
restreinte, pour ce qui est de la TPR du consommateur, aux données
de consommation (D4). Enfin, la psychologie scientifique n’est guère
mobilisée pour justifier ou motiver les hypothèses de la théorie (D5).
Cette analyse appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, nous
n’avions pas abouti à des conclusions vraiment différentes pour l’in-
terprétation comportementale de la théorie ordinaliste ; mais désor-
mais, il n’y a plus d’incertitude interprétative, comme cela peut être
le cas avec la théorie ordinaliste. Deuxièmement, on pourrait vouloir
nuancer notre appréciation du rapport à la psychologie scientifique
(D5) en faisant remarquer que l’on rapproche très souvent la TPR (et
l’interprétation comportementale de l’ordinalisme) du béhaviorisme
– au point de les considérer comme l’incarnation du béhaviorisme en
économie. Les similitudes avec plusieurs des doctrines que l’on range
sous le terme de béhaviorisme sont en effet frappantes. Si nous ne
les avons pas considérées dans la rubrique (D5), c’est parce que les
hypothèses de la TPR ne nous semblent pas dérivées de (ou être jus-
tifiées par) telle ou telle hypothèse de la psychologie béhavioriste. Les
similitudes se situent plutôt au niveau méthodologique. Pour être un
peu plus précis, il est commode de distinguer différentes conceptions
rattachées au béhaviorisme :
(B1) Béhaviorisme de la cible : la cible de la psychologie scientifique
(ce qu’elle a vocation à prédire, décrire, expliquer) tient dans les
comportements des individus, et non dans leurs états, propriétés
et processus mentaux ;
(B2) Béhaviorisme de la théorie : les hypothèses de la psychologie
scientifique ne doivent pas faire appel à des états, propriétés et
processus mentaux ;
(B3) Béhaviorisme évidentiel : la base empirique de la psychologie
scientifique se restreint aux comportements ;
[253] Ross, Philosophy of Economics, op. cit., p. 56. Voir aussi Giocoli, Modeling Rational
Agents, op. cit., p. 99.
478
Philosophie économique
[261] Hausman, Preference, Value, Choice and Welfare, op. cit., p. 24. Hausman n’a pas toujours
été aussi clair sur la TPR. Voir aussi Guala, « Are preferences for real ? Choice theory, folk
psychology, and the hard case for commonsensible realism », in A. Lehtinen, J. Kuorikoski
& P. Ylikoski (eds.), Economics for Real : Uskali Mäki and the Place of Truth in Economics,
2012, p. 137-155.
[262] List & Dietrich, « Mentalism vs. Behaviourism in Economics : A Philosophy-of-Science
Perspective », op. cit.
481
Chapitre 11. Le rôle de la psychologie dans la théorie néoclassique du consommateur
[263] Nous empruntons l’expression à Chambers & Echenique, Revealed Preference Theory,
op. cit., p. 64.
[264] Afriat, « The Construction of Utility Functions from Expenditure Data », op. cit.
[265] Un ensemble de données (pt ,xt) satisfait GARP si et seulement si pour tous x1,…,xN, si
x1R´…R´xN, alors non xNP´x1.
[266] R.L. Matzkin & M.K. Richter, « Testing Strictly Concave Rationality », Journal of
Economic Theory 53, 1991, p. 287-303 parlent, quant à eux, de « subsemirationalization »
plutôt que de rationalisation faible. Pour une comparaison des deux notions, voir Mas-
Colell et al., Microeconomic Theory, op. cit., p. 14.
482
Philosophie économique
IV. Conclusions
Pour conclure ce chapitre, nous voudrions brièvement revenir sur
l’un des thèmes qui est apparu comme structurant la relation entre
économie et psychologie : celui de la valeur accordée à l’ambition expli-
cative de la théorie économique.
À ce sujet, il y a deux idées qui nous semblent importantes.
La première idée est une sorte de prescription méthodologique : il
s’agit de celle selon laquelle le recours aux hypothèses psychologiques
doit être proportionné aux objectifs épistémiques propres de l’économie.
Nous utilisons à dessein le terme « proportionné », pour faire écho à la
contrainte de proportionnalité évoquée précédemment à propos de la
pertinence en matière d’explication causale : l’économiste n’a certaine-
ment pas à se transformer en psychologue de la décision et à décrire
dans ses détails les plus subtils les antécédents psychologiques de
la décision. Il doit pratiquer une forme de parcimonie qui ne le fait
retenir que les éléments psychologiques qui « font une différence » pour
ce qui constitue son objet d’étude. On en trouve déjà l’expression chez
Fisher, qui passe pour l’un des précurseurs de l’ordinalisme ; ainsi
dit-il dans ses Mathematical Investigations in the Theory of Value and
Prices : « Pour déterminer le concept d’utilité, l’économiste ne devrait
pas aller plus loin que ce qui sert à expliquer les faits économiques.
Il n’est pas de son ressort d’élaborer une théorie psychologique268 . »
La seconde idée que nous voulons mettre en avant est celle selon
laquelle, quand on arrive au degré de dé-psychologisation qui est celui
de la TPR (ou de l’interprétation comportementale de la théorie ordi-
naliste), on perd une part considérable de pouvoir explicatif. C’est un
constat qui est partagé aussi bien par les critiques de la TPR269, que
par ses défenseurs270. Cela ne signifie pas que la théorie du consom-
mateur perde tout pouvoir explicatif causal : quand elle explique le
fait qu’un individu a augmente sa demande pour le bien k par
(1) l’hypothèse que k est un bien normal pour a,
(2) le fait que le prix du bien k ait augmenté et
(3) la théorie ordinaliste (sous son interprétation comportementale),
on peut considérer qu’il s’agit d’une explication causale bona fide. Cette
explication met en avant une variable causale explicative (la variation
du prix) et se sert de la théorie ordinaliste pour déterminer la dépen-
dance entre cette variable causale et l’explanadum (l’augmentation
de la demande pour k). C’est un schéma qui est, par exemple, compa-
tible avec la théorie interventionniste de l’explication causale271. En
revanche, ce que la TPR semble renoncer à expliquer, c’est la raison
pour laquelle on doit s’attendre à ce qu’un individu réagisse de cette
manière compte tenu de l’augmentation du prix de k. Pour le dire
de manière quelque peu approximative : le cadre théorique conserve
la capacité d’expliquer un comportement comme l’effet conjoint d’un
facteur extérieur (le changement de prix) et d’une disposition au com-
portement ; mais il perd la capacité d’expliquer (causalement) la dis-
position au comportement elle-même.
L’idée de proportionner le recours à la psychologie aux objectifs
de l’économie nous semble légitime. En revanche, ce qui est bien plus
contestable, c’est de renoncer à toute ambition explicative. Si on le
[269] Wong, Foundations of Paul Samuelson’s Revealed Preference Theory, op. cit., p. 46 ;
D.M.Hausman, The Inexact and Separate Science of Economics, 1992, Cambridge
University Press, p. 157-158 ; D. Satz & J. Ferejohn, « Rational Choice and Social Theory »,
Journal of Philosophy 91(2), 1994, p. 71-87; Giocoli, Modeling Rational Agents, op. cit.,
p. 103.
[270] Binmore, Rational Decisions, op. cit., p. 20 : « Le prix que la TPR doit payer pour avoir
abandonné la psychologie est élevée. Nous devons renoncer à toute prétention à proposer
une explication causale du comportement de choix de Pandore pour une approche qui
est une pure description du comportement de choix de quelqu’un qui choisit de manière
cohérente. Notre récompense, c’est que nous aboutissons à une théorie qui est difficile à
critiquer parce qu’elle a peu de contenu substantiel. »
[271] J. Woodward, Making Things Happen : A Theory of Causal Explanation, Oxford
University Press, 2003.
484
Philosophie économique
V. Annexes
Cas 1 : il existe une option x´ ∈ X´ telle que l’agent est indifférent
entre x´ et x*. Alors on pose u(x*) = u(x´).
Cas 2 : x* est strictement meilleure que toutes les options de X’.
Alors on considère l’utilité maximale des options x´ de X´ et on pose
u(x*) = [max x'∈X' u(x' ) + 1]/ 2
On vérifie que x* aura bien une utilité strictement supérieure à
celle de toutes les options de X´ – et inférieure à 1.
Cas 3 : x* est strictement moins bonne que toutes les options de X´.
Alors on considère l’utilité minimale des options x´ de X´ et on pose
u(x*) = [minx'∈X' u(x' )]/ 2
On vérifie que x* aura bien une utilité strictement inférieure à
celle de toutes les options de X´ – et supérieure à 0.
Cas 4 : x* est « entre » deux options de X´, appelons-les x – et x+ :
x –'x*'x+. Alors on pose
u(x*) = [u(x − ) + u(x + )]/ 2
On peut vérifier que la méthode que nous venons d’exposer assi-
gnera un nombre réel entre 0 et 1 à toute option de X, et que l’utilité
assignée aux options respectera bien les préférences de l’agent.
V.2. Quelques propriétés des préférences
Une relation de préférence e sur l’ensemble des paniers de biens
X est
• « monotone » si pour tous x, y ∈ X si pour tout i, xi > yi alors x (y.
• « localement non-saturée » si pour tout x ∈ X et ε > 0, il existe un
y ∈ X tel que ⎢⎢ x – y ⎢⎢ < ε et y (x.
• « continue » si pour toute suite infinie {(xn,yn)} avec pour tout n
xn eyn, x = limn → ∞ xn et y = limn → ∞ yn, alors x ey.
La monotonie implique la non-saturation, mais la réciproque n’est
pas vraie. Une fonction d’utilité u(x) : X → R qui représente une rela-
tion de préférence monotone (resp. non-saturée) est dite monotone
(resp. non-saturée).
Une relation de préférence ( sur l’ensemble des paniers de biens
X est
• « asymétrique » si ∀xy (x (y → non y (x).
• « négativement transitive » si ∀xyz ((non x (y ∧ non y (z → non
x (z).
486
Philosophie économique
Figure 4. (a) Nouvel ensemble budgétaire (trait plein) après une augmentation
du prix du bien 2. (b) Nouvel ensemble budgétaire (trait pointillé) après une
augmentation du prix du bien 2 et une compensation de richesse de Slutsky.
O
n laisse parfois entendre que le concept de rationalité est l’un
des concepts les plus fondamentaux de la pensée économique
parce que les agents économiques se comportent de façon ration-
nelle, comme le ferait l’homo œconomicus qui, dans maints ouvrages
d’économie, est censé les représenter. Or c’est là se méprendre sur
le rôle de ce concept en économie. En effet, la rationalité dont il est
alors question n’est nullement un concept psychologique ou ontolo-
gique qui caractériserait les agents dont les économistes étudient le
comportement. Cette rationalité doit plutôt être comprise comme un
concept épistémologique qui renvoie à un mode d’explication approprié
à l’analyse économique.
se révèle plus rationnel ou, en tout cas, plus explicable qu’il ne semble
au premier abord. Dans celui de la recherche égoïste des profits, l’ana-
lyse économique montre que les conséquences de ces comportements,
fussent-elles non voulues, peuvent produire un résultat plus conforme
à notre idée de la rationalité que ce à quoi on se serait attendu.
Certes, ces théories peuvent comporter de nombreuses failles, car
elles ne parviennent à cerner un mécanisme de manière intelligible
qu’en oubliant une foule de facteurs susceptibles d’en invalider les
conclusions. La célèbre analyse des avantages comparés proposée
par David Ricardo peut, elle aussi, l’illustrer assez clairement. Les
citoyens d’un pays donné ont tout naturellement tendance à supposer
qu’il est dans leur intérêt collectif de produire eux-mêmes les biens
dont ils ont besoin, plutôt que de dépendre pour cela d’un voisin plus
efficace qu’eux dans la production de chacun de ces biens. En effet,
peuvent-ils penser, ce voisin ne verrait aucun intérêt à échanger avec
un partenaire plus faible à tous égards, lequel risquerait fort de se
retrouver totalement à la merci d’un compétiteur trop puissant qui
n’aurait aucune raison de se préoccuper de lui. Il revenait aux éco-
nomistes de se demander s’il fallait absolument voir les choses ainsi.
Or David Ricardo a montré, à l’aide d’une argumentation fort ingé-
nieuse, quoique présentée de façon un peu touffue1, que les citoyens
de chacun de ces pays ont nettement avantage à ce que ceux du moins
productif d’entre eux se consacrent uniquement à la production de celui
des biens où son infériorité en termes de productivité est proportion-
nellement la moins évidente. En procédant ainsi, cet économiste fait
bien voir que même le pays le plus productif a un intérêt économique
non négligeable à acheter certaines marchandises chez un concur-
rent, même si, à la limite, celui-ci les produit moins efficacement qu’il
le ferait lui-même. Bien sûr, on a fait observer depuis que, dans une
économie réelle, les choses étaient loin de fonctionner aussi bien que
le modèle de Ricardo permettait de l’espérer. Mais l’important ici est
de bien voir que si Ricardo a pu tirer les conclusions qu’il estimait
valables, ce n’est pas parce qu’il invoquait une quelconque loi naturelle
qui aurait pour effet d’enrichir chacune des parties, c’est plutôt parce
qu’il présumait (de façon beaucoup trop optimiste, à vrai dire) que les
dirigeants de chacun des pays se laisseront rationnellement guider par
l’intérêt bien compris de leurs citoyens. Ce qu’il met en lumière, ce n’est
pas la présence d’une loi, c’est le fonctionnement d’un mécanisme qui
[1] D. Ricardo, The Principles of Political Economy and Taxation, chap. VII.
493
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité
[3] J.M. Keynes, The General Theory of Employment Interest and Money, Macmillan, 1967,
chap. 2 et chap. 19.
495
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité
[4] Voir, par exemple, B. Stigum, Toward a Formal Science of Economics, The MIT Press,
1990, p. 15-16.
497
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité
[5] Pour une analyse plus détaillée des problèmes associés à la rationalité-cohérence ainsi
qu’à quelques autres thèmes évoqués ici, voir M. Lagueux, Rationality and Explanation
in Economics, Routledge, 2010.
500
Philosophie économique
[6] Aristote, Politique, 1259a : 15-18 et Genèse 41 : 29-30 et 48-57 ainsi que 47 : 14-16.
501
Chapitre 12. Agents économiques et rationalité
plus pour que cette façon de voir soit assimilée à une sorte de sélection
naturelle et que l’on parle de diffusion des stratégies avantageuses
parmi les populations7.
Bien sûr, s’il s’agit d’expliquer comment certaines dispositions sont
apparues dans des populations données, c’est effectivement une sorte
de sélection naturelle plutôt que la rationalité qu’il faut invoquer, car
les dispositions qui nous caractérisent auraient difficilement pu être
choisies rationnellement. Reste cependant que, même dans des jeux
répétés indéfiniment, les agents sont appelés à choisir et occasionnel-
lement à modifier leur stratégie. Certes la rationalité qui les guide
alors est plutôt minimale dans la mesure où elle ne peut se manifester
que dans une préférence pour les options qui se sont massivement
révélées les plus avantageuses. Mais en cela cette rationalité minimale
ne diffère pas tellement, on l’a vu, de celle que requérait l’économie
la plus classique. Si, par contraste avec une théorie physique, où il
serait évidemment absurde d’invoquer la rationalité de quelconques
agents, une théorie économique peut expliquer un phénomène, c’est
parce que les comportements observés sont ce qu’ils sont du simple fait
que les agents sont assez rationnels pour choisir – ou, si l’on préfère,
ne sont pas assez stupides pour ne pas choisir – de faire ce qui leur
semble le plus avantageux. C’est en ce sens qu’une certaine forme de
rationalité, fût-elle minimale, continue de jouer un rôle même dans
une approche qui met l’accent sur la diffusion des stratégies. Par
contre, ce qu’il paraît plus difficile d’inscrire dans une telle approche,
c’est la rationalité-cohérence puisque celle-ci se concilie mal avec les
apprentissages, les changements de goût et les adaptations progres-
sives qu’on ne peut guère dissocier d’une perspective évolutionniste.
Il reste donc une place pour la rationalité en économie, d’autant
qu’il serait bien excessif de prétendre que toutes les activités humaines
seraient générées par une diffusion de stratégies qui s’imposeraient
aux agents. Il ne fait pas de doute que cette perspective évolution-
niste offre aux économistes quelque chose de fort intéressant à explo-
rer. Toutefois, on aurait tort de rejeter trop vite toute référence à la
rationalité simplement parce que celle-ci, il faut le reconnaître, ne se
prête pas aisément aux modes d’analyse qui ont assuré aux sciences
naturelles un prestige et une crédibilité à laquelle les économistes
peuvent légitimement, certes, mais, compte tenu des caractéristiques
propres à leur objet, beaucoup plus difficilement aspirer.
[7] H. Gintis, Game Theory Evolving, 2e éd., Princeton University Press, 2009, p. xvi.
Théorie des jeux
et analyse économique des institutions
Cyril HÉDOIN
D
u point de vue de l’analyse économique, les institutions peuvent
se définir comme l’ensemble des normes sociales, des règles, des
conventions et des organisations qui génèrent, au sein d’une
population donnée, des régularités de comportement suffisamment
stables et durables pour qu’elles soient en principe prévisibles par les
membres de cette population1. Cette définition, très large, reflète l’é
tendue du champ dit de l’analyse économique des institutions, ou
« économie des institutions » plus simplement. L’économie des insti-
tutions est ainsi le champ de la science économique qui s’intéresse à
la manière dont s’organisent les interactions sociales, en particulier
les relations d’échange, sur la base de règles, de normes et de conven-
tions. Elle vise notamment à étudier la manière dont les institutions
émergent, sont créées et évoluent, mais aussi à déterminer leurs effets
en termes d’efficience et d’équité sur le plan du bien-être social. Elle
doit permettre, enfin, de comprendre les mécanismes cognitifs et
sociaux qui sous-tendent le fonctionnement des institutions, en par-
ticulier via leur influence sur le comportement des individus.
Même si aujourd’hui l’analyse économique standard, au moins en ce
qui concerne sa branche microéconomique, est virtuellement devenue
une analyse économique des institutions à part entière2, la question
des institutions a pendant longtemps été considérée comme étant en
dehors du champ de la science économique. Cela peut s’expliquer par
le fait que le programme de recherche néoclassique dominant pen-
dant l’essentiel du XXe siècle s’est historiquement construit sur une
[1] Pour une définition similaire mais qui diffère dans ses détails, voir A. Greif, Institutions
and the Path to the Modern Economy : Lessons from Medieval Trade, Cambridge University
Press, 2006.
[2] D. Ross, Philosophy of Economics, Palgrave Macmillan, 2014.
504
Philosophie économique
[3] Lequel est néanmoins incontestablement une institution, bien que purement hypothé-
tique et théorique. Si le programme de recherche néoclassique, au moins dans sa partie
correspondant aux travaux sur l’équilibre général, a ignoré la dimension institutionnelle
du marché, c’est essentiellement parce que ce dernier était conçu comme un objet mathé-
matique ayant certaines propriétés, et non comme une réalité empirique se manifestant
au travers d’une diversité de formes concrètes.
[4] C. Hédoin, L’Institutionnalisme historique et la relation entre théorie et histoire en économie,
Classiques Garnier, 2014.
[5] Ironiquement, bien que Menger soit considéré comme l’un des fondateurs du marginalisme,
courant duquel est issue l’économie néoclassique, il est aussi à l’origine d’une analyse
évolutionniste (ou « génétique ») de certaines institutions telles que la monnaie qui a été
redécouverte au travers de la théorie des jeux.
[6] G.M. Hodgson, The Evolution of Institutional Economics : Agency, Structure, and Darwinism
in American Institutionalism, Routledge, 2004.
505
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[7] T. Veblen, « Why Is Economics Not an Evolutionary Science ? », Quarterly Journal of Economics
12(4), 1898, p. 373-397.
[8] Hédoin, L’Institutionnalisme historique et la relation entre théorie et histoire en économie,
op. cit.
[9] A. Schotter, The Economic Theory of Social Institutions, Cambridge University Press, 1981.
[10] On notera toutefois que l’ouvrage de Schotter n’est pas le premier à mobiliser une analyse
en termes de théorie des jeux pour l’étude des institutions, cf. D.K. Lewis, Convention :
A Philosophical Study, John Wiley and Sons, 1969. Cf. également E. Ullmann-Margalit,
The Emergence of Norms, Clarendon Press, 1977. Ces travaux ne sont toutefois pas le fait
d’économistes et utilisent la théorie des jeux essentiellement comme un cadre conceptuel
et non comme un outil mathématique à proprement parler.
506
Philosophie économique
[11] A. Greif & C. Kingston, « Institutions : Rules or Equilibria ? », in N. Schofield & G. Caballero
(eds.), Political Economy of Institutions, Democracy and Voting, Springer, 2011, p. 1343.
Voir aussi F. Hindriks & F. Guala, « Institutions, Rules, and Equilibria : A Unified Theory »,
Journal of Institutional Economics 11(3), 2015, p. 459-480.
[12] Notre distinction peut en revanche être rapprochée de celle mentionnée par Samuel Bowles
entre une institution comme équilibre et une institution comme jeu dans son ensemble, la
spécification de ce dernier incluant un concept d’équilibre, cf. S. Bowles, Microeconomics :
Behavior, Institutions, and Evolution, Princeton University Press, 2006.
507
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
Joueur 2
A B
A 2 ; 2 0 ; 0
Joueur 1
B 0 ; 0 1 ; 1
[13] O. Morgenstern & J. Von Neumann, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton
University Press, 1944.
[14] N. Giocoli, Modeling Rational Agents : From Interwar Economics to Early Modern Game
Theory, Edward Elgar Publishing, 2003.
[15] Un équilibre de Nash est un profil stratégique tel que chaque joueur joue sa meilleure
réponse (ou l’une de ses meilleures réponses) étant donné le choix des autres joueurs. Le
508
Philosophie économique
Joueur 2
D E F
A 20 ; 8 8 ; 1 8 ; 1
Joueur 1 B 4 ; 3 10 ; 0 4 ; 20
C 4 ; 3 6 ; 4 50 ; 2
jeu Hi-Lo comprend un troisième équilibre dans lequel chaque joueur joue une stratégie
mixte consistant à jouer A avec une probabilité 1/3.
[16] L’abandon de l’hypothèse de connaissance commune de la rationalité ne permet pas de
résoudre complètement ce problème. Ainsi, si l’on suppose que la rationalité des joueurs
est seulement connaissance mutuelle (chaque joueur sait que tous les joueurs sont ration-
nels), jouer A n’est rationnel que si J1 pense que J2 attribue une probabilité supérieure
à 1/3 au fait que J1 joue A. Toutefois, le joueur J1 n’a pas plus de raisons justifiant cette
croyance que de raisons justifiant n’importe quelle autre croyance. En ce sens, l’indéter-
mination subsiste.
509
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
s’attend à ce que l’équilibre de Nash soit joué, chaque joueur peut être
amené rationnellement à jouer n’importe laquelle de ses stratégies
pures. Ainsi, supposons que J1 attribue une probabilité de 1 au fait
que J2 joue F (auquel cas J1 envisage de jouer C). Étant donné que
J1 sait que J2 est rationnel, J1 sait que cela implique que J2 pense
que J1 va jouer B. De même, étant donné que J1 sait que J2 sait que
J1 est rationnel, J1 sait que cela implique que J2 pense que J1 pense
que J2 va jouer E. Par le même raisonnement, J1 sait alors que cela
implique que J2 pense que J1 pense que J2 pense que J1 va jouer C.
Finalement, J1 sait que cette conclusion implique que J2 pense que J1
pense que J2 pense que J1 pense que J2 va jouer F. Bien que le profil
[C ; F] ne soit pas un équilibre, la stratégie C est néanmoins rationa-
lisable du point de vue de J1 dans le sens où il existe un ensemble de
conjectures que J1 attribue à J2 tel que ce profil est cohérent avec la
connaissance commune de la rationalité. Cela ne fait que renforcer
le problème de l’indétermination dans la mesure où il est établi que
toute stratégie qui n’est pas strictement dominée peut être rationa-
lisée de la sorte17. L’attractivité du concept d’équilibre de Nash tient
en partie au fait que, dans les cas où les joueurs ont la possibilité au
préalable de s’entendre explicitement sur le profil stratégique à implé-
menter, l’accord ne pourra porter que sur un profil correspondant à
un équilibre de Nash18 . Toutefois, en dehors de telles situations, un
équilibre de Nash ne sera joué que si chaque joueur pense que tous
les joueurs joueront un équilibre de Nash, qui plus est le même (en
cas d’équilibres multiples). Or, rien ne justifie une telle croyance sur
un plan strictement logique.
Les théoriciens des jeux ont adopté deux stratégies très différentes
face au problème de l’indétermination. La première approche, suggérée
dès la fin des années 1950 par Thomas Schelling19, consiste à consi-
dérer que le raisonnement stratégique des joueurs repose nécessai
rement sur des éléments qui sont en dehors de la description formelle
du jeu. Schelling met ainsi en avance l’importance de la saillance et
des points focaux pour comprendre les mécanismes de coordination
entre des agents raisonnant de manière stratégique. La seconde stra-
tégie correspond au programme de recherche dit du « raffinement du
[17] D.G. Pearce, « Rationalizable Strategic Behavior and the Problem of Perfection »,
Econometrica 52(4), 1984, p. 1029-1050.
[18] D.M. Kreps, Game Theory and Economic Modelling, Clarendon Press, 1990.
[19] T.C. Schelling, The Strategy of Conflict, Harvard University Press, 1960.
510
Philosophie économique
[20] J.C. Harsanyi & R. Selten, A General Theory of Equilibrium Selection in Games, MIT
Press, 1988.
[21] Voir par exemple R. Sugden, « A Theory of Focal Points », Economic Journal 105(430),
1995, p. 533-550.
[22] C. Bicchieri, Rationality and Coordination, CUP Archive, 1997.
511
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[23] Voir C. Hédoin, « Accounting for Constitutive Rules in Game Theory », Journal of Economic
Methodology 22(4), 2015, p. 439-461.
[24] Pour une explicitation de ce cadre conceptuel et de ses implications sur le plan ontologique,
cf. J P. Smit, F. Buekens & S. du Plessis, « What Is Money ? An Alternative to Searle’s
Institutional Facts », Economics and Philosophy 27(1), 2011, p. 122. Voir également, des
mêmes, « Developing the Incentivized Action View of Institutional Reality », Synthese,
2013, p. 118.
[25] B. Skyrms, Evolution of the Social Contract, Cambridge University Press, 1996.
[26] R. Sugden, The Economics of Rights, Cooperation and Welfare, Palgrave Macmillan, 1986.
512
Philosophie économique
[27] D. Fudenberg & D.K. Levine, The Theory of Learning in Games, The MIT Press, 1998.
[28] H.P. Young, Individual Strategy and Social Structure : An Evolutionary Theory of
Institutions, Princeton University Press, 1998.
[29] M. Aoki, Toward a Comparative Institutional Analysis, MIT Press, 2001. Aoki inclut
également dans ce cadre les travaux qui rendent compte des institutions en termes de
jeux séquentiels et d’équilibres parfaits en sous-jeux, travaux que nous rangeons quant à
nous dans l’approche épistémique.
513
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[30] Certains auteurs considèrent qu’il s’agit là d’une question secondaire qui ne relève pas de
l’analyse économique des institutions à proprement parler, cf. notamment Smit, Buekens
& du Plessis, « What Is Money ? An Alternative to Searle’s Institutional Facts », op. cit.
[31] Sugden, The Economics of Rights, Cooperation and Welfare, op. cit.
[32] Skyrms, Evolution of the Social Contract, op. cit.
514
Philosophie économique
que pour toute position initiale dans le voisinage de p*, limtà∞ p(t) = p*,
avec p un vecteur décrivant la distribution statistique des stratégies
dans la population33 . Dans ce cadre formel, une institution corres-
pond donc à un équilibre évolutionnaire, c’est-à-dire à une distribution
dynamiquement stable de stratégies dans la population.
Il s’agit donc pour l’approche évolutionniste d’expliquer l’émergence
et la stabilité des institutions sur la base des mécanismes psycholo-
giques et sociaux qui déterminent la propension des agents à adopter
un comportement donné. La plupart des travaux relevant de cette
approche mettent en avant un mécanisme d’imitation (les agents
tendent à imiter le comportement de ceux qui réussissent le mieux)
ou des mécanismes d’apprentissage allant des plus rudimentaires
(apprentissage par renforcement) aux plus sophistiqués (apprentissage
de type bayésien). Si le problème de l’indétermination n’est pas levé en
tant que tel (de nombreux jeux possédant au moins deux équilibres
stables), la modélisation permet d’expliquer l’émergence d’une insti-
tution spécifique par l’existence de certains mécanismes d’imitation
et/ou d’apprentissage compte tenu de conditions de départ données et
possiblement de facteurs stochastiques tels que des « erreurs » de la
part des agents dans le choix de leur stratégie. Ainsi, dans le jeu décrit
par la figure 1 ci-dessus, les équilibres [A ; A] et [B ; B] sont tous les
deux stables dans le cadre de la fonction de transition correspondant
à l’expression (4). Toutefois, le bassin d’attraction de l’équilibre [A ;
A] est plus large que celui de l’équilibre [B ; B], ce qui signifie en
d’autres termes que toutes choses égales par ailleurs, le premier a
plus de probabilité d’être sélectionné que le second. Plus exactement,
il suffit que la proportion initiale de joueurs adoptant la stratégie A
soit supérieure à 1/3 pour qu’à l’issue d’un nombre de périodes stric
tement fini l’ensemble de la population converge vers l’équilibre [A ; A].
II.2. L’émergence des points focaux
Comme nous l’avons indiqué dans la section I, les notions de points
focaux et de saillance ont été proposées très tôt par Schelling pour
répondre au problème de l’indétermination. Le philosophe David Lewis
a repris à son compte ces notions dans sa théorie des conventions
développée quelques années plus tard pour expliquer l’origine et le
[33] Formellement, le vecteur p est équivalent à un profil stratégique comportant des stra-
tégies mixtes. On peut donc déterminer à partir de p l’état x du système via la fonction
de conséquence φ.
515
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
Joueur 2
A B
A 1 ; 1 0 ; 0
Joueur 1
B 0 ; 0 1 ; 1
[36] Bien entendu, le même résultat peut être obtenu en faisant passer de 1 à 1 +ε les gains
des joueurs dans l’équilibre correspondant au point focal.
[37] Par exemple, K. Binmore & L. Samuelson, « The Evolution of Focal Points », Games and
Economic Behavior 55(1), 2006, p. 2142.
[38] Young, Individual Strategy and Social Structure : An Evolutionary Theory of Institutions,
op. cit. ; Skyrms, Evolution of the Social Contract, op. cit.
[39] Dans le jeu de l’ultimatum, un premier joueur propose à un second le partage d’une
somme donnée dans les proportions de son choix (par exemple pour une somme de 100,
il propose de garder 60 et d’en donner 40). Si le second joueur accepte, les joueurs rem-
portent les sommes convenues tandis que s’il refuse, leurs gains respectifs sont nuls.
Le jeu du dictateur n’offre pas au second joueur la possibilité d’accepter ou de décliner
l’offre. Dans les deux cas, l’équilibre parfait en sous-jeux consiste pour le premier joueur
à proposer le partage qui lui est le plus favorable et, pour le second joueur, à l’accepter
(dans le jeu de l’ultimatum). Toutefois, il ressort des nombreux travaux expérimentaux
menés sur ces jeux que les individus jouant en première position ont largement tendance
à offrir un partage équitable voire égal à ceux en seconde position. De la même manière,
les expériences montrent que ces derniers ont tendance à préférer ne rien obtenir plutôt
qu’accepter une répartition qu’ils jugent inéquitable (ce qui semble contredire l’hypothèse
qu’ils maximisent strictement leurs gains monétaires).
517
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
Joueur 2
Demander Demander Demander
1/3 1/2 2/3
Demander
1/3 X/3 ; X/3 X/3 ; X/2 X/3 ; 2X/3
Demander
Joueur 1 1/2 X/2 ; X/3 X/2 ; X/2 0 ; 0
Demander
2/3 2X/3 ; X/3 0 ; 0 0 ; 0
[40] Dans une situation où tous les joueurs adoptent la stratégie « Demander 1/3 », les straté-
gies « Demander 1/2 » et « Demander 2/3 » ont une utilité espérée supérieure et vont donc
se répandre dans la population. Le même raisonnement est valable pour la stratégie
« Demander 2/3 ».
[41] Par exemple, dans le cas où chaque joueur peut demander 200 partages différents, les
simulations convergent vers l’équilibre monomorphique dans plus de 60 % des cas.
[42] Une telle conclusion n’est permise qu’à la condition d’en dire plus sur la nature précise
des mécanismes d’évolution sous-jacents. La saillance étant par ailleurs un phénomène de
nature en partie psychologique, une explication quant à la manière dont un tel processus
de sélection culturelle interagit avec la cognition des individus est par ailleurs nécessaire,
cf. J. D’arms, R. Batterman & K. Gorny, « Game Theoretic Explanations and the Evolution
of Justice », Philosophy of Science 65(1), 1998, p. 76-102.
518
Philosophie économique
[43] T. Veblen, The Instinct of Workmanship and the State of the Industrial Arts, Forgotten
Books, 1919.
[44] C. Hédoin, « Did Veblen Generalize Darwinism (And Why Does It Matter) ? », Journal of
Economic Issues 44(4), 2010, p. 963-990.
[45] S. Bowles, « Endogenous Preferences : The Cultural Consequences of Markets and Other
Economic Institutions », Journal of Economic Literature 36(1), 1998, p. 75-111.
[46] S. Bowles, « Is Liberal Society a Parasite on Tradition ? », Philosophy & Public Affairs
39(1), 2011, p. 4681.
519
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[47] R. Boyd & P.J. Richerson, Culture and the Evolutionary Process, University of Chicago
Press, 1988.
520
Philosophie économique
bien que cette dernière ne repose pas explicitement sur des modèles
de théorie des jeux. De manière plus générale, l’analyse de ce type
de coévolution participe à un développement de l’interdisciplinarité
non seulement au sein des sciences sociales mais également entre les
sciences sociales et certaines sciences de la nature. En ce sens, elle
retrouve largement les intentions des auteurs de l’institutionnalisme
historique, lesquels s’opposaient en principe comme en pratique au
cloisonnement disciplinaire.
[48] Hédoin, « Accounting for Constitutive Rules in Game Theory », op. cit.
[49] J.R. Searle, The Construction of Social Reality, Simon and Schuster, 1995.
[50] J. Rawls, « Two Concepts of Rules », The Philosophical Review 64(1), 1955, p. 3.
521
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[51] Sur la correspondance entre les deux approches, voir G. Bonanno, « Modal Logic and Game
Theory : Two Alternative Approaches », Risk, Decision and Policy 7(3), 2002, p. 309-324.
Voir également R.J. Aumann, « Interactive Epistemology I : Knowledge », International
Journal of Game Theory 28(3), 1999, p. 263-300.
[52] Cela implique notamment que plus aucune incertitude ne subsiste dans un état du monde
w donné. On suppose qu’un état w est toujours totalement déterminé. Par extension, si les
joueurs connaissent w, ils connaissent toutes les caractéristiques qui lui sont associées.
523
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[53] Dans le cas particulier où les agents sont rationnels au sens bayésien, Pi,w(γ) = Pi(γ ∩
Ri(w))/Pi(Ri(w)) avec γ l’ensemble des états du monde où une proposition donnée est vraie.
Pi,w(γ) s’interprète alors comme la probabilité que i confère à γ lorsqu’il est dans l’état w.
[54] Il est relativement aisé d’établir une correspondance entre une structure sémantique et
une syntaxe donnée sur la base d’un « modèle ». Un modèle correspond à une structure à
laquelle on ajoute une fonction V(.) qui indique, pour chaque état w, si une proposition
p donnée est vraie ou fausse. Un état w quelconque correspond alors à une liste de pro-
positions vraies selon la fonction V. Le travail des logiciens consiste essentiellement à
s’assurer qu’une syntaxe est complète et consistante pour une classe donnée de modèles.
[55] H. Gintis, The Bounds of Reason : Game Theory and the Unification of the Behavioral
Sciences, Princeton University Press, 2009.
[56] R.J. Aumann, « Correlated Equilibrium as an Expression of Bayesian Rationality »,
Econometrica 55(1), 1987, p. 118. Un équilibre corrélé est un profil stratégique composé
de stratégies corrélées, chaque stratégie corrélée correspondant à une distribution pro-
babiliste de stratégies pures définie par une fonction f(.) et où chaque joueur maximise
son utilité espérée.
[57] Gintis se focalise essentiellement sur les normes sociales. Une idée similaire a cependant
été développée concernant les conventions par Peter Vanderschraaf, cf. P. Vanderschraaf,
524
Philosophie économique
surtout les hypothèses que les joueurs partagent une croyance initiale
P(.) et qu’ils disposent tous d’une partition de l’information Ii qui
sont les plus discutables. Certaines applications que nous discutons
ci-dessous s’écartent, de manière plus ou moins prononcée, de ces
hypothèses.
III.2. Croyances culturelles et organisation des échanges
Dans le cadre de ses travaux sur l’organisation des échanges
marchands dans les économies du Moyen-Âge, l’économiste Avner
Greif63 s’est intéressé au rôle joué par ce qu’il appelle les « croyances
culturelles64 ». Bien que cet auteur ne caractérise pas son approche
en termes de jeux épistémiques, on peut facilement la reformuler sur
la base du cadre formel développé ci-dessus. Le concept de croyances
culturelles est introduit dans le cadre d’une analyse comparative de
l’organisation des échanges au Moyen-Âge dans deux communautés
ayant des histoires socio-économiques et culturelles significativement
différentes, à savoir la communauté des marchands maghribis65 au
XIe siècle, d’une part, et la communauté des marchands génois au
XIIe siècle, d’autre part.
Ces deux communautés partageaient un certain nombre de carac-
téristiques et de contraintes concernant l’organisation des échanges
marchands. En particulier, l’absence d’un droit commercial écrit
et plus généralement d’un État structuré posait un problème clas-
sique de crédibilité des engagements pris dans le cadre des contrats
d’échange. Le bon déroulement des échanges (et leur mise en œuvre)
suppose l’existence de règles et de normes limitant les comportements
opportunistes et, dans le cas des marchands magribis et génois, ces
règles et normes ne pouvaient être définies et mises en œuvre par une
autorité étatique exogène. Les deux communautés avaient également
en commun de dépendre significativement du commerce à longue
distance, lequel impliquait souvent le transport des marchandises
bayésien dans l’ensemble des états w ce qui, par construction, implique que la rationalité
bayésienne est connaissance commune parmi les joueurs.
[63] Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy, op. cit.
[64] Voir en particulier A. Greif, « Cultural Beliefs and the Organization of Society : A Historical
and Theoretical Reflection on Collectivist and Individualist Societies », Journal of Political
Economy 102(5), 1994, p. 912-950.
[65] Les marchands maghribis étaient des descendants de marchands juifs ayant quitté Bagdad
et ses alentours en raison de l’instabilité politique au Xe siècle pour émigrer initialement
en Tunisie puis, vers la fin du XIe, en Égypte.
527
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
par-delà les mers. Enfin, les deux communautés œuvraient dans les
mêmes zones géographiques, disposaient d’une technologie navale
similaire et échangeaient les mêmes types de biens.
En pratique, les marchands maghribis et génois avaient recours à
des intermédiaires ou « agents » pour l’acheminement des marchan-
dises sur de longues distances. Ces agents procuraient plusieurs ser-
vices : outre le transport des marchandises proprement dit, ils géraient
le chargement et le déchargement des cargaisons, s’assuraient du paie-
ment des éventuels droits de passage, taxes voire pots-de-vin et étaient
responsables de la vente des marchandises66 . Le recours à des inter-
médiaires permettait aux marchands de réduire de manière significa-
tive un certain nombre de coûts ainsi que le risque liés au commerce
de longue distance. Cela n’était toutefois valable qu’à la condition de
résoudre le problème de la crédibilité des engagements pris par les
intermédiaires à l’encontre des marchands, à savoir notamment la
restitution de la marchandise ou de leur valeur monétaire à l’issue de
la transaction67. C’est au niveau des arrangements institutionnels mis
au point pour résoudre ce problème que l’organisation des échanges
dans les communautés maghribi et génoise diverge. Greif propose un
modèle de théorie des jeux pour rendre compte des mécanismes res-
ponsables de cette divergence, les mécanismes en question renvoyant
aux croyances culturelles, définies comme « les idées et pensées par-
tagées qui gouvernent les interactions entre les individus entre eux,
ainsi qu’entre les individus, leurs divinités et avec les autres groupes
humains68 ». On présente ci-dessous une version stylisée de ce modèle
reformulé en termes de jeu épistémique.
Soit un jeu Γ avec un ensemble N de joueurs divisé en deux sous-
ensembles M et A de marchands et d’intermédiaires respectivement,
avec M < A. À chaque période t, un marchand est apparié aléatoi-
rement avec un agent et décide de conclure ou non un contrat avec
l’agent. Dans le cas où un contrat est conclu, le marchand spécifie
un salaire W que le marchand versera à l’agent en cas de respect
[66] Le prix, le lieu et le moment de la vente étaient ainsi la plupart du temps du ressort de
l’intermédiaire.
[67] L’engagement des marchands de payer un salaire aux intermédiaires peut également
poser un problème de crédibilité. On suivra toutefois ici Greif en ignorant ce point.
[68] Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy, op. cit., p. 269, notre traduction.
Greif ajoute à la suite : « Les croyances culturelles sont différentes du savoir au sens
strict dans le sens où elles ne peuvent pas être empiriquement découvertes ni prouvées
analytiquement. »
528
Philosophie économique
A
a1
(Honnête) a2 (Malhonnête)
m1 (Embauche) γ - W ; W γ - α ; α
M
m2 (N’embauche pas) κ ; ŵ κ ; ŵ
[69] L’hypothèse d’information complète et parfaite revient à supposer qu’un marchand sait
nécessairement si un agent a été honnête ou non. Le modèle diffère sur ce point des modèles
principal-agent classiques. L’introduction de problèmes de vérification/observation ne
modifie toutefois pas qualitativement les résultats obtenus.
[70] La signification des différents paramètres et variables dans la matrice est la suivante : γ
correspond aux gains bruts associés à la coopération, W est le salaire versé par M à A, α
correspond aux gains de A s’il ne respecte pas le contrat, κ est le gain de M s’il place son
capital et ŵ est l’utilité de réserve de A.
529
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[71] Autrement dit, [(1 - τ + τph)W* + τ(1 – ph)δŵ]/(1-δ) > α + δŵ/(1-δ) avec ph > 0 la probabilité
qu’un agent qui a toujours été honnête soit réembauché lorsque son contrat n’a pas été
renouvelé (ce qui se produit avec une probabilité τ).
[72] Si un agent malhonnête est réembauché cela implique pc > 0. Or, W* dépend positivement
de pc, ce qui signifie qu’un salaire plus élevé qu’à l’équilibre est nécessaire pour inciter un
agent à respecter un contrat.
530
Philosophie économique
[73] Greif note explicitement que les croyances culturelles sont partagées à l’identique par tous
les membres d’une communauté et qu’elles sont connaissances communes. Comme on l’a
noté plus haut, c’est également le cas des croyances initiales Pi(.) dans un jeu épistémique
où les joueurs se coordonnent sur un équilibre corrélé.
531
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[74] Un état du monde peut naturellement s’interpréter ici comme une « histoire » du jeu,
c’est-à-dire une liste exhaustive des actions de chacun des joueurs depuis la première
période. Notons que cette histoire est « complète », dans le sens où elle intègre aussi les
actions futures.
[75] Dans l’approche évolutionniste, ce n’est pas le point focal qui explique la convergence
des croyances et des actions des agents, mais bien le processus d’évolution sous-jacent.
Par ailleurs, une fois qu’un équilibre stable selon une fonction de transition donnée a été
atteint, la saillance ne joue en elle-même aucun rôle dans la compatibilité et la stabilité
des comportements.
[76] C. Hédoin, « A Framework for Community-Based Salience : Common Knowledge, Common
Understanding and Community Membership », Economics and Philosophy 30(3), 2014,
p. 365-395.
532
Philosophie économique
[77] Ibid., p. 373. Le jeu est symétrique et on indique uniquement les gains du joueur en ligne.
[78] Cet exemple est dû à D. Levine, « Neuroeconomics ? », International Review of Economics
58(3), 2011, p. 287-305.
[79] L’annonce de la présidente de la Réserve fédérale peut s’interpréter comme un signal f(.)
public qui, suivant l’état du monde w, indique à chaque joueur la même stratégie pure
533
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
(Vendre ou Ne pas vendre). Il est clair que chaque joueur a rationnellement intérêt à suivre
le signal si les autres joueurs font de même. La fonction f(.) définit donc une distribution
corrélée et les stratégies corrélées correspondantes constituent donc un équilibre corrélé.
[80] Notons qu’étant donné que l’on suppose que chaque agent dispose d’une partition Ii, si la
condition (S) est vérifiée pour un monde w ∈ ES, elle est vérifiée également pour tous les
autres mondes w’ ∈ ES.
534
Philosophie économique
[81] C. Hédoin, « Institutions, Rule-Following and Game Theory », Economics and Philosophy,
à paraître.
[82] L. Wittgenstein, Philosophical Investigations, John Wiley & Sons, 2010.
[83] Voir la discussion de S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language : An
Elementary Exposition, Harvard University Press, 1982.
[84] Pour un argument dans ce sens, voir D. Bloor, Wittgenstein, Rules and Institutions,
Routledge, 1997.
[85] Hédoin, « Institutions, Rule-Following and Game Theory », op. cit. Il faut noter que le cadre
formel s’écarte ici sensiblement de celui utilisé dans le reste de cette section. Notamment,
l’ensemble de l’analyse est conduite dans les termes de la notion lewisienne de « raisons
de croire ». Ainsi, la relation d’accessibilité Ri n’est pas réflexive, ce qui implique que les
croyances des individus peuvent être fausses même s’ils ont toujours à leur disposition
une partition de l’information. On distingue également raison de croire et croyance effec-
tive : un agent ne croit un évènement E que s’il a des raisons de croire que E et qu’il est
conscient (au sens de « awareness ») que E. Enfin, l’analyse ne suppose pas que les agents
possèdent une distribution Pi. On utilise à la place une relation d’indication au sens de
Lewis combinée à un axiome de « raisonnement symétrique » selon lequel il existe au moins
deux évènements E et F tels que si un agent a des raisons de croire que E, alors il a des
raisons de croire que tout le monde a des raisons de croire que F.
535
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
sR = (s1, …, sn) tel que les trois conditions suivantes sont satisfaites
dans le monde effectif w :
(a) Soit E l’évènement « la règle R est suivie » et F l’évènement « pro-
fil stratégique sR = (s1, …, sn) est implémenté » : ∩iRiE ⊆ R*F avec
Ri et R* les opérateurs de raison de croire et de raison commune
de croire respectivement (Compréhension commune).
(b) ∀i : B iE ∩ B i F avec B i l’opérateur de croyance effective
(Intentionnalité minimale).
(c) ∀i : Ci = si ∈ max si [ui(si , sR -i)|BiE] (w) avec sR -i = (s1, …, si-1,
si+1, …, sn) le profil stratégique joué par tous les joueurs sauf i
(Rationalité minimale).
La condition (a) stipule que si les joueurs ont une raison mutuelle
de croire dans le fait que la règle R est suivie dans la population,
alors les joueurs ont une raison commune de croire qu’un profil stra-
tégique donné sera implémenté. La relation d’inclusion ⊆ ne reflète
pas une implication matérielle sur le plan syntaxique, mais plutôt une
relation d’indication au sens de Lewis86 . Cette dernière correspond à
l’ensemble des formes d’inférence (y compris inductives et abductives)
et des modes de raisonnement pratique que les individus peuvent
mobiliser. La condition (a) implique que les joueurs raisonnent de
manière symétrique à partir de l’évènement E. Cette compréhension
commune ne signifie pas que les joueurs « interprètent » la règle de
la même manière mais plutôt que la nature même de la règle et de
sa connaissance mutuelle réside dans le fait de partager une « forme
de vie » (lebensform) au sens de Wittgenstein87. L’existence d’une ins-
titution dépend donc du partage d’une forme de vie qui, selon une
lecture plausible de Wittgenstein, trouve son origine dans le fait que
les individus appartiennent à une même communauté.
Les conditions (b) et (c) sont plus prosaïques. Partant du principe
qu’avoir des raisons de croire quelque chose n’implique pas nécessai-
rement de le croire effectivement 88 et que suivre une règle suppose
une intentionnalité minimale (auquel cas le mouvement d’une planète
pourrait s’interpréter en termes de suivi de règle), la condition (b)
[89] Voir K. Binmore, « Do Conventions Need to Be Common Knowledge ? », Topoi 27(1), 2008,
p. 1727. Binmore rejette ce qu’il appelle l’approche « éductive » sur la base de la rareté des
évènements publics qui sont à l’origine de la connaissance commune. La présente approche
n’est pas sujette à cette critique.
537
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[94] J.M. Smith, Evolution and the Theory of Games, Cambridge University Press, 1982.
[95] J.M. Smith, « The Theory of Games and the Evolution of Animal Conflicts », Journal of
Theoretical Biology 47(1), 1974, p. 209-221.
[96] P.D. Taylor & L.B. Jonker, « Evolutionary Stable Strategies and Game Dynamics »,
Mathematical Biosciences 40(1-2), 1978, p. 145-156.
[97] J. Maynard Smith & G.R. Price, « The Logic of Animal Conflict », Nature 246(5427), 1973,
p. 1518.
[98] J. Maynard Smith, « Group Selection and Kin Selection », Nature 201(4924), 1964,
p. 1145-1147.
[99] Cf. Sugden, « The Evolutionary Turn in Game Theory », op. cit.
539
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[100] On peut par exemple démontrer que ce résultat reste valable pour une classe plus large
de dynamiques ou de modèles.
[101] Un autre excellent exemple de ce problème est donné par l’analyse de l’émergence de la
monnaie développée dès le XIXe siècle par Carl Menger. Sur la base d’un raisonnement de
type « génétique » facilement transposable en termes de théorie des jeux, Menger montre
comment la monnaie peut émerger dans une population à partir d’une situation de troc.
Cependant, bien que le mécanisme évolutionniste mis en avant par Menger soit plausible,
les travaux des historiens tendent à indiquer qu’il ne donne pas l’explication correcte à
l’existence universelle de formes de monnaies dans les sociétés humaines.
540
Philosophie économique
[102] Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy, op. cit.
[103] Voir en particulier l’ouvrage collectif coordonné par R.H. Bates, Analytic Narratives,
Princeton University Press, 1998.
[104] Ibid., p. 10.
[105] Ibid., notre traduction.
[106] Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy, op. cit., p. 357 sq.
541
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[107] G. Clark, « A Review of Avner Greif’s Institutions and the Path to the Modern Economy :
Lessons from Medieval Trade », Journal of Economic Literature 45(3), 2007, p. 725-741.
542
Philosophie économique
[109] J. Elster, « The Case for Methodological Individualism », Theory and Society 11(4), 1982,
p. 453-482 : p. 453, notre traduction.
[110] J.S. Coleman, Foundations of Social Theory, Harvard University Press, 1994.
544
Philosophie économique
[111] Une remarque similaire peut être faite concernant les prix dans un modèle de marché
parfaitement concurrentiel, cf. K.J. Arrow, « Methodological Individualism and Social
Knowledge », American Economic Review 84(2), 1994, p. 19. Plus généralement, voir la
discussion sur l’individualisme « structurel » dans L. Udehn, Methodological Individualism :
Background, History and Meaning, Routledge, 2001.
545
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
V. Conclusion
Nous avons présenté dans ce chapitre deux manières par lesquelles
la théorie des jeux peut contribuer à améliorer notre compréhension
des institutions et de leur rôle dans le fonctionnement des sociétés et
des économies. Nous avons souligné leur caractère essentiellement
complémentaire : l’approche évolutionniste permet d’étudier les méca-
nismes sous-jacents à l’émergence, l’évolution et la stabilité des ins-
titutions ; l’approche épistémique offre un cadre méthodologique et
théorique pour étudier le fonctionnement des institutions sur la base
de la distribution de l’information et des modes de raisonnement des
agents. La dernière section a néanmoins suggéré que les implications
de ces deux approches concernant la relation entre modèles théoriques
[116] Il est bien entendu possible en principe de construire un jeu épistémique avec des
partitions et des croyances initiales spécifiées comme étant fonction de l’état du monde
w. Cependant, ce modèle comportera nécessairement une méta-partition et des méta-
croyances qui seront elles-mêmes invariantes sur un méta-espace Ω’. En revanche, l’uti-
lisation de logiques modales non monotones peut permettre d’éviter ce résultat, puisque
ces systèmes ne comportent pas d’axiome garantissant la connaissance par les agents des
théorèmes qui en sont issus.
547
Chapitre 13. Théorie des jeux et analyse économique des institutions
[117] Pour une exception, voir P. Vanderschraaf & B. Skyrms, « Learning to Take Turns »,
Erkenntnis 59(3), 2003, p. 311-347.
Les normes et la philosophie économique
Emmanuel PICAVET
L
a référence aux normes (sociales et économiques, juridiques,
politiques, morales) importe à plus d’un titre pour les études
qui relèvent de ce que l’on appelle aujourd’hui la philosophie
économique. Ainsi, l’épistémologie économique possède une dimension
prescriptive qui s’appuie sur des normes d’établissement des faits, de
bonne administration de la preuve, de cohérence des raisonnements
et des démarches scientifiques. Toutefois, ces normes ressortissent à
la théorie de la connaissance et s’appliquent au champ économique
comme à d’autres ; elles ne sont pas en elles-mêmes reliées aux enjeux
spécifiquement économiques. Les normes juridiques intéressent, quant
à elles, indéniablement l’activité économique qu’elles encadrent ; le
rapport à ces normes mobilise la philosophie économique pour autant
que celle-ci comprenne (comme on l’admettra) les enjeux éthiques et
politiques et, tout d’abord, ontologiques, de l’inscription de l’activité
économique dans les institutions. Il est évident que ces normes condi-
tionnent la sûreté des échanges, la valeur de la propriété, les arbi-
trages de droit privé et bien d’autres caractéristiques cruciales de
la vie économique, et l’économie est au cœur de ce que l’on analyse
aujourd’hui comme les « sujets constitutionnels transnationaux1 ».
Ce qu’a de spécifique la mise en validité juridique ne s’inscrit cepen-
dant pas vraiment dans le champ de la philosophie économique et
relève plutôt de la théorie générale du droit. Les normes juridiques
intéressent la philosophie économique principalement en raison de
leur insertion dans des structures de comportement et dans l’orga-
nisation institutionnelle, par là même bien sûr aussi dans l’état des
sociétés et dans leur vie économique. Ce qui est en jeu est alors l’inter
[2] Voir à ce propos : N. Brisset, « La construction de la finance contemporaine », Cités, 64, déc.
2015 ; G. Vanel, « Les autorités épistémiques de la normalisation financière », in C. Walter
(dir.), Nouvelles normes financières, Springer, 2010, p. 137-159.
553
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
[3] Sur la théorie de l’emprise des normes en rapport avec la régie de l’action et les structures
d’interaction sociales, et pour l’essai d’une approche d’esprit naturaliste, voir en tout pre-
mier lieu l’ouvrage majeur d’A. Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings. À Theory of Normative
Judgment, tr. fr., Sagesse des choix, justesse des sentiments, PUF, 1999.
[4] Sur cette insuffisance, voir notamment l’analyse du « dogme » de l’intérêt personnel bien
compris, chez C. Menger, Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und
der Politischen Ökonomie insbesondere, tr. fr., Recherches sur la méthode dans les sciences
sociales et en économie politique en particulier, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 223-230.
555
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
[5] Voir en particulier : R. Boudon, Effets pervers et ordre social, PUF, 1977 ; M. Cherkaoui,
Le Paradoxe des conséquences. Essai sur une théorie wébérienne des effets inattendus et
non voulus des actions, Droz, 2006 ; J. Coenen-Huther, « Purposive actions and their unin-
tented consequences », in Theories of Social Mechanisms. Essays in Honor of Mohammed
Cherkaoui, vol. I, The Bardwell Press, 2015, chap. 7.
556
Philosophie économique
[6] A. Schotter, The Economic Theory of Social Institutions, Cambridge University Press, 1981, p. 118.
[7] Voir en particulier : P. Livet, Les Normes, Armand Colin, 2006. Pour une application de la
dualité du constitutif et du régulatif, voir N. Brisset, « La construction de la finance contem-
poraine », Cités, 64, 2015, p. 39-51 (dossier « Politiques du capital », dir. G. Campagnolo,
E. Picavet et C. Walter).
[8] J. Buchanan et G. Tullock, The Calculus of Consent [1962], nouvelle éd., Collected Works,
vol. 3, Liberty Fund, 1999.
557
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
[9] P. Verri, Meditazioni sulla economia politica, 1771, éd. bilingue A. Tiran, Méditations sur
l’économie politique, Classiques Garnier, 2015, p. 387.
558
Philosophie économique
[10] Voir notamment A. Leroux, Une société à vivre. Refonder le personnalisme, PUF, 1999.
[11] Voir, pour des exemples classiques empruntant les voies de la formalisation mathéma-
tique : A.K. Sen, Collective Choice and Social Welfare, North Holland et Oliver and Boyd,
1970 ; S.-C. Kolm, Justice et équité, Éditions du CNRS, 1972. La possibilité de décrire
objectivement les relations mutuelles entre les normes donne quelquefois lieu à un dia-
gnostic de primauté du descriptif dans les domaines réputés normatifs : voir en ce sens
J.-F. Laslier, « L’homo œconomicus et l’analyse politique », Cités, 19(3), 2004, et du même
auteur : Le Vote et la règle majoritaire, CNRS Éditions, 2004. Voir également M. Fleurbaey,
Théories économiques de la justice, Economica, 1996.
559
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
[12] Voir en particulier A.K. Sen, Choice, Welfare and Measurement, Blackwell, 1982.
[13] H. Putnam, The Collapse of the Fact-Value Dichotomy and Other Essays [2002], trad. fr.,
Fait-valeur. La fin d’un dogme, Éditions de l’Éclat, 2003 ; E. Picavet, « Politics, Economics
and the Putnam-Sen Dialogue on Facts and Values », in M. Cherkaoui et P. Hamilton
(eds), Raymond Boudon, A Life in Sociology, The Bardwell Press, 2009, vol. 4, 4e partie.
[14] A.K. Sen, « Informational Analysis of Moral Principles », in R. Harrison (ed.), Rationality
in Action, Cambridge University Press, 1979.
560
Philosophie économique
[15] B. de Bruin, Ethics and the Global Financial Crisis, Cambridge University Press, 2015.
561
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
[16] Voir F. Peter et H.-B. Schmid (eds.), Rationality and Commitment, Oxford University
Press, 2007.
[17] Voir H. Sidgwick, The Methods of Ethics, VI, MacMillan, 1874, 7e éd. Hackett Publishing
Company, 1907.
[18] R. Goodin, « Laundering Preferences », in J. Elster (ed.), Foundations of Social Choice
Theory, Cambrige University Press et Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme,
1986 ; voir aussi la théorie de la modification des préférences développée par H. Igersheim,
Liberté et choix social. Contribution à l’analyse de la liberté en économie normative, thèse
de doctorat, Université Louis Pasteur, 2004. Depuis lors, le renouveau des perspectives
paternalistes a donné une ampleur nouvelle aux recherches ; voir notamment I. Collombet,
562
Philosophie économique
Politique et qualité des choix : le traitement des choix individuels dans les théories libérales,
thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.
[19] Voir S. Moller Okin, Justice, Gender and the Family [1989], tr. fr. Justice, genre et
famille, Flammarion, 2008 ; S. Ringen, Citizens, Families and Reform, 2e éd., Transaction
Publishers, 2005.
[20] Voir le diptyque de C. Guibet Lafaye, La Justice comme composante de la vie bonne et
Justice sociale et éthique individuelle, Les Presses de l’université Laval, 2006.
563
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
[21] S. Weil, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain [1943],
Gallimard, 1949 ; M. Nussbaum et A. Sen, The Quality of Life, Clarendon Press, 1993 ;
J. Griffin, Well-being, Clarendon Press, 1986.
[22] J.S. Mill, Principles of Political Economy, II, John W. Parker, 1848, 7e éd. 1871.
[23] H.L.A. Hart, The Concept of Law [1961], tr. fr. Le Concept de droit, Éditions des Facultés
universitaires Saint-Louis, 2006.
564
Philosophie économique
[24] P. Demeulenaere, Les Normes sociales. Entre accords et désaccords, PUF, 2003, p. 22.
565
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
[26] Voir le cadre théorique général proposé par P. Mongin, « Le principe de rationalité et
l’unité des sciences sociales », Revue économique, 53, 2002, p. 301-323.
[27] V. Pareto, Manuel d’économie politique, V. Giard et E. Brière, 1909 (trad. fr. A. Bonnet
revue par l’auteur). Voir aussi l’inflexion comportementaliste donnée à cette approche
par P.A. Samuelson, Foundations of Economic Analysis, Harvard University Press, 1947
(éd. revue 1983).
567
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
[34] Voir par exemple l’étude d’une négociation au sujet des droits des travailleurs, dans
R. Bellamy et J. Schönlau, « The Normality of Constitutional Politics – An Analysis of
the Drafting of the EU Charter of Fundamental Rights », Constellations, 11(3), 2004,
p. 412-433.
572
Philosophie économique
[35] R. Boyer et A. Orléan, La Convention salariale fordienne, Cepremap, 1990. Sur les rap-
ports entre modes de régulation et économie des conventions, et un lien avec la thématique
philosophique des normes, voir B. Reynaud, Operating Rules in Organizations, Palgrave-
Macmillan, 2002.
574
Philosophie économique
[36] Sur cette dualité, sur la coexistence des deux modèles et sur les éventuelles complémen-
tarités, voir S. Swaton, Une entreprise peut-elle être sociale dans une économie de marché ?,
Éditions de l’Hèbe, 2011.
[37] Voir à ce sujet, F.-G. Trébulle et O. Uzan (dir.), Responsabilité sociale des entreprises,
Economica, 2011.
[38] Voir M. Bonnafous-Boucher et J. Dahl Rendtorff, La Théorie des parties prenantes, La
Découverte, 2015.
575
Chapitre 14. Les normes et la philosophie économique
V. Conclusion
La philosophie économique est inévitablement une philosophie des
normes à plusieurs titres et en particulier dans les registres suivants :
recherche d’orientations normatives dans le conseil, étude de l’inser-
tion de l’activité économique dans la normativité sociale plus large,
étude de la structure des normes dans la structuration propre de l’acti-
vité économique. Nous avons pris le parti, ici, de ne pas traiter pour
elles-mêmes des questions qui concernent les normes épistémologiques
et les normes juridiques dans ce qu’elles ont de spécifique, même si ces
normes peuvent éventuellement concerner l’économie. Dans le champ
ainsi délimité, si la philosophie économique hérite des efforts d’une
partie des sciences économique pour théoriser une normativité limitée
aux questions d’efficacité, d’une part, à la description des possibles en
matière d’alliance de souhaits normatifs possibles, d’autre part, cette
approche est limitative et ne peut pas suffire.
En effet, la philosophie économique ne peut guère laisser de côté la
recherche d’orientations qui font intervenir des considérations écono-
miques, mais qui ne se limitent pas à des questions d’efficacité. Elle
ne peut pas ignorer non plus qu’au-delà de la description du champ
des possibles dans l’alliance des critères d’évaluation, la question se
pose toujours du caractère plus ou moins raisonnable de ces critères,
de leur valeur dans des contextes donnés et de la rationalité ou de la
justice dans les priorités que l’on introduit parmi eux. Les questions
qui sont proposées à la philosophie économique sont dès lors largement
transversales par rapport aux différents champs de la normativité
dans la société.
Les tâches qui en résultent sont assez amples et l’on a toute raison
de chercher à les ramener à des proportions traitables. Pour cela, on
peut certainement miser sur la recherche d’une union étroite entre
les données qui concernent les mécanismes sociaux ou les systèmes
d’interaction, l’interprétation et la formulation des critères d’appré-
ciation (recouvrant des priorités entre les normes reconnues) et la
578
Philosophie économique
[39] R. Nozick, The Nature of Rationality, Princeton University Press, 1993, p. 134-135.
Philosophie de la finance :
l’exemple de l’efficacité informationnelle
d’un marché
Christian WALTER
L
es règles financières internationales dites « Bâle III1 » (pour les
banques), « Solvabilité II 2 » (pour les compagnies d’assurances),
« UCITS V3 » (pour les sociétés de gestion d’actifs) ou « MIF 24 »
(pour l’organisation des bourses européennes) mettent aux normes
les pratiques professionnelles financières. Cette mise aux normes
passe par la recommandation de l’usage d’instruments de gestion
et de modes de calculs comme les estimations des provisions tech-
niques prudentielles des assureurs, opération qui constitue l’une des
clés de voûte du nouveau régime prudentiel de Solvabilité II et qui
confère une importance déterminante à la structure par terme des
taux d’intérêt sans prime de risque appelés par abus de langage « taux
sans risque »5.
Le principe de base qui fonde l’usage de ces calculs est la condi-
tion de non-existence d’arbitrage d’un marché, dont la contrepartie
mathématique dans la modélisation financière est un processus aléa-
toire précis décrivant l’évolution des cours appelé une martingale6 .
Aujourd’hui, toutes les évaluations financières des engagements sont
effectuées à partir de martingales avec une probabilité modifiée et
[1] Accords de Bâle III, Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (Basel Committee on Banking
Supervision, BCBS) du 16 décembre 2010.
[2] Directive 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 dite
« Solvabilité 2 ».
[3] Directive 2014/91/UE du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 2014 dite « UCITS
V ».
[4] Directive 2014/65/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 dite « MIF 2 ».
[5] EIOPA, Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles.
[6] L’annexe du chapitre fournit une intuition de la notion mathématique de martingale.
580
Philosophie économique
des taux de rendement sans prime de risque, même si les actifs ou les
passifs sont risqués. Pour étrange que cette pratique puisse paraître,
elle représente la norme actuelle de l’évaluation financière. Il s’agit
d’une convention de quantification7 très particulière qui, loin d’être
naturelle, représente l’aboutissement d’un siècle de pensée théorique
financière et s’appuie sur l’hypothèse entièrement reconstruite et
renouvelée d’efficacité informationnelle d’un marché. L’usage régle-
mentaire de cette hypothèse a naturalisé des modes de calculs dont le
fondement scientifique n’est plus questionné aujourd’hui, imposé qu’il
est par la mise en place d’un treillis de normes qui enserre l’économie
et les marchés dans un entrelacs de règles contraignantes censées
destinées à rendre le système financier plus résistant aux chocs.
Ce chapitre revient sur cette histoire avec l’objectif de dénaturali-
ser l’efficacité informationnelle en utilisant les ressources méthodolo-
giques de la philosophie des sciences8. Nous faisons nôtre cette convic-
tion de Georges Canguilhem selon laquelle « la philosophie est une
réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions
volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère9 ». Ainsi,
ce chapitre vise à intégrer à la réflexion philosophique quelques-uns
des concepts de la théorie financière actuelle et des problèmes qu’ils
continuent à poser, à la fois aux professionnels qui tentent de les uti-
liser au mieux et à la société dans son ensemble, qui subit de manière
aveugle une financiarisation sans limite dont les causes peinent encore
à être correctement identifiées10.
Pour cela, nous procéderons en deux temps. Dans une première
partie, nous passerons en revue l’histoire de la notion d’efficacité infor-
mationnelle telle qu’elle se présente dans la littérature de recherche
spécialisée, par une relecture des principales définitions de cette
notion. Placer cette question en perspective historique répond au
[7] E. Chiapello & C. Walter « The three ages of financial quantification : a conventionalist
approach to the financier’s metrology », Historical Social Research, 41, 2016.
[8] Ce texte reprend sous une forme plus ou moins profondément modifiée et mise à jour
diverses publications antérieures : C. Walter, « Les martingales sur les marchés financiers.
Une convention stochastique ? », Revue de synthèse, 127, 2006 ; C. Walter, « Les quatre
causes de l’efficacité informationnelle des marchés », Finance & bien commun, 23, 2006 ;
C. Walter & E. Brian (dir.), Critique de la valeur fondamentale, Springer, 2008. Certains
éléments se trouvent également dans le chapitre 5 de C. Walter, Le Modèle de marche au
hasard en finance, Economica, 2013.
[9] G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF, 1966.
[10] Voir par exemple G. Campagnolo, E. Picavet, C. Walter (dir.), « Politiques du capital »,
Cités, 2015.
581
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[15] D. MacKenzie, An engine, not a camera : how financial models shape markets, MIT Press,
2006.
[16] B. Amboise, G. Salle & R. Sobel (dir.), « L’économie entre performativité, idéologie et
pouvoir symbolique », L’Homme et la société, 2016.
583
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
I. Problèmes de définition
Le concept d’efficacité d’un marché dans le sens informationnel,
(encore appelé « efficacité informationnelle d’un marché » ou « efficience
informationnelle d’un marché ») se présente comme un énoncé à ambi-
tion scientifique dont l’importance revendiquée pour la théorie finan-
cière est telle que nombre d’auteurs n’hésitent pas à le qualifier de
« fondement19 », de « clef de voûte20 » ou de « noyau dur21 » de cette théo-
rie. La forme de cet énoncé peut être écrite comme suit : « L’efficacité
informationnelle d’un marché désigne la propriété suivante : toute
l’information est bien reflétée dans le prix coté. » Si cet énoncé est
vérifié, le marché est dit efficace dans le sens informationnel.
coloration du monde, qui lui est propre. Chaque langue peut être
comparée, selon la belle image de Troubetskoï, à un « filet irisé qui
pêche un monde », à une vision du monde. L’usage d’une langue par
rapport à une autre pour penser un phénomène n’est donc pas neutre.
De manière plus précise, il a été montré que l’usage d’une langue
construit des associations d’idées qui exercent une influence sur le
mode de pensée des chercheurs, car elles mettent en jeu des repré-
sentations affectives 27, des équivoques fécondes, des homonymies
imprévues. Ces associations peuvent être de deux ordres : séman-
tique ou phonétique. Elles participent de la créativité scientifique des
chercheurs, dans le sens où les représentations mentales qu’elles sug-
gèrent appartiennent à l’intime de sa réflexion savante. En matière
scientifique, les mots ne sont pas des « habits neutres pour les idées28 »,
de simples « véhicules pour les idées scientifiques29 », des expressions
pluralistes d’un hypothétique logos universel. Il n’y a pas de paradis
prébabélien, de pensée scientifique « originelle » dont les différentes
langues seraient la « verbalisation30 ».
Choisir une langue, c’est ne pas entrer dans l’illusion d’une rationa-
lité universelle qui se projetterait linguistiquement selon les cultures,
une mise en garde que l’on trouve fortement soulignée chez Quine. Les
associations, voire même les lapsus ou les jeux de mots, permettent à
la créativité intellectuelle de s’exercer. Il existe ainsi une « heuristique
des langues31 » et c’est en cela que les langues constituent des lieux de
travail pour la recherche scientifique. Par exemple le mathématicien
français Laurent Lafforgue (médaille Fields en 2002) déclarait que ce
n’est pas parce que l’école mathématique française est mondialement
réputée que les mathématiciens français peuvent continuer à publier
en français dans des revues internationales, mais au contraire, c’est
parce qu’ils continuent à pouvoir écrire en français que l’école fran-
çaise conserve son originalité et sa force.
Pour ces raisons affectives, les mots de la langue maternelle sont
porteurs de représentations que ne peuvent pas atteindre les mots
[32] B. Cassin, L’Archipel des idées de Barbara Cassin, Maison des Sciences de l’Homme, 2014.
[33] J.Y. Campbell, A.W. Lo, A.C. MacKinlay, The Econometrics of Financial Markets, Princeton
University Press, 1997.
588
Philosophie économique
[34] I. Lakatos, « History of Science and its Rational Reconstructions », Proceedings of the
Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, 1970.
589
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[35] A. Cot & J. Lallement, « 1859-1959 : de Walras à Debreu, un siècle d’équilibre général »,
Revue économique, 57, 2006.
591
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[36] P.A. Samuelson, « Proof that Properly Anticipated Prices Fluctuate Randomly », Industrial
Management Review, 6, 1965 ; « Proof that Properly Discounted Present Value of Assets
Vibrate Randomly », Bell Journal of Economics, vol. 4, 1973.
592
Philosophie économique
bien évalué d’une société était donc celui qui rendait le marché tota
lement imprévisible. Formellement, en imaginant que les investisseurs
évaluent une société quelconque par la méthode des flux actualisés
avec un rendement attendu noté x, que le rendement attendu des
actions de cette société (rapport dividende/cours) soit y, l’on retrouve
une martingale sur le cours de l’action avec un rendement attendu de
x – y. Dans cette première martingale, le rendement attendu était une
donnée exogène et constante. Cette première forme de martingale sur
les marchés financiers était donc assez restrictive.
LeRoy en 1973 puis Lucas en 1978 généralisèrent cette première
martingale en imaginant que le rendement attendu soit aléatoire et en
le plaçant à l’intérieur de l’opérateur espérance mathématique (soit en
faisant du taux de rendement une quantité « endogène »). L’inverse de
ce rendement attendu est un facteur d’actualisation aléatoire appelé
« noyau de l’évaluation par le marché ». L’identification financière
concrète du noyau sera faite par Long en 1990 : le noyau sera inter-
prété comme un facteur d’actualisation au taux de rendement d’un
portefeuille qui maximiserait pour tout investisseur la croissance
de son patrimoine, le portefeuille Log-optimal. Avec le portefeuille
Log-optimal, on retrouve aussi une martingale, mais avec comme
rendement attendu, celui du portefeuille Log-optimal. Par l’intermé-
diaire du noyau d’évaluation, il y a équivalence entre une évaluation
juste d’une société au sens de Fisher-Williams et une représenta-
tion juste de la dynamique des prix actualisés par une martingale.
Ainsi, évaluer un actif ou un passif par le noyau d’évaluation revient
à « martingaliser » le marché. Et réciproquement, martingaliser un
marché permet d’obtenir des justes prix sur tous les actifs et les pas-
sifs examinés.
Si maintenant on se place dans l’univers économique du modèle
d’équilibre général, la valeur du noyau de l’évaluation dans un « état du
monde » est égale au prix du titre élémentaire d’Arrow et Debreu quan-
tifiant cet état, ajusté par la probabilité de l’état correspondant. D’où
l’écriture du noyau en actifs d’Arrow et Debreu. L’équation de Lucas
établit donc la jonction entre l’évaluation financière d’une société et
un modèle d’équilibre général en économie avec investisseur représen-
tatif. La représentation par le noyau d’évaluation représente ainsi la
spécification théorique la plus aboutie de l’efficacité informationnelle.
On peut donc considérer que la notion de noyau d’évaluation, qui repré-
sente l’aboutissement d’un processus d’apprentissage de la finance
mathématique via les développements de la théorie de l’équilibre géné-
593
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[38] E. Fama, « The Behavior of Stock Market Prices », Journal of Business, 38 (1), 1965 ;
« Efficient capital markets : a review of theory and empirical work », Journal of Finance,
25, 1970 ; « Reply », Journal of Finance, 31, 1976.
[39] Samuelson, « Proof that Properly Anticipated Prices Fluctuate Randomly », op. cit. ; « Proof
that Properly Discounted Present Value of Assets Vibrate Randomly », op. cit.
595
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
une autre approche vit le jour avec Jensen en 1978 40. La période de
flottement sémantique issue du premier groupe de définitions s’achève
en 1980 avec le paradoxe de Grossman et Stiglitz41.
La reconstruction rationnelle de la finance opérée alors autour de
la notion d’absence d’arbitrage dans les années 1980 ouvre la voie à un
second groupe de définitions et permet aux deux approches initiales
de se rejoindre, dans une même compréhension qui unit évaluation
financière et évolution des cours actualisés selon des martingales.
Dans cette seconde période, la notion d’efficacité informationnelle
est entièrement repensée à partir de la condition de non-existence
d’arbitrage et se réfère alors à un nouvel ensemble d’énoncés articulés
sur l’idée de marché arbitré. L’hypothèse de non-existence d’arbitrage
déterminera à partir de 1981 les choix de représentations probabi-
listes des fluctuations boursières qui utiliseront toutes des modèles
de martingales sur les prix actualisés.
Il se produit alors un renversement complet de perspective. La
première efficacité informationnelle (1959-1976) répondait au besoin
intellectuel de justifier économiquement le modèle de marche au
hasard gaussienne et résultait de mises en évidences empiriques. En
quelque sorte, la première efficacité informationnelle correspondait
à un travail d’induction à partir d’une « base empirique » déterminée,
les séries chronologiques financières (notons que se pose le problème
de la construction de la base empirique, que nous n’abordons pas ici42).
La seconde efficacité informationnelle (1976-2000) est posée d’em-
blée comme objectif théorique d’organisation des marchés, avec des
hypothèses auxiliaires choisies pour la modélisation financière : des
modèles d’évaluation à base de noyau et des martingales de carré inté-
grable. Les choix de modèle effectués (modèle probabiliste et modèle
d’évaluation) deviennent les instruments de la mise en ordre des mar-
chés, la contrainte martingale que nous avons appelée « martingali-
sation ». Pour rendre les marchés informationnellement efficaces, on
va alors chercher à les « martingaliser ».
[40] M. Jensen, « Some anomalous evidence regarding market efficiency », Journal of Financial
Economics, 6, 1978.
[41] S. Grossman & J. Stiglitz, « On the impossibility of informationally efficient markets »,
American Economic Review, 70, 1980.
[42] Le « fait » doit être « conquis, construit, constaté » dans une hiérarchie d’actes épistémolo-
giques : P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon & J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Mouton
de Gruyter, 2005. Voir un exemple de « bases empiriques » pour les trajectoires boursières
dans le chapitre 1 de Walter, Le Modèle de marche au hasard en finance, op. cit.
596
Philosophie économique
Dans les années 1990 et au tournant des années 2000, cette mar-
tingalisation est mise en œuvre par la régulation financière qui élabore
des normes professionnelles de plus en plus contraignantes. Le mur
réglementaire évoqué en introduction (Bâle III, Solvabilité II, UCITS
V, MIF 2, etc.) illustre à quel point la notion d’efficacité information-
nelle opère encore en 2012 dans les textes du régulateur comme une
notion théorique centrale vers laquelle les marchés réels doivent tendre.
De la même façon que, au XIXe siècle, la statistique était passée
de la recherche de moyennes à une moyennisation systématique des
variables, on peut considérer que la finance du XXe siècle est passée
de la recherche de martingales sur les marchés à une martingali-
sation systématique des variations boursières, la martingale rem-
plissant ainsi pour la finance du XXe siècle le rôle de la moyenne
pour la statistique du XIXe siècle. Tout se passe comme si l’expérience
collective de la finance au XXe siècle était passée par un triple mou-
vement (empirique, théorique, et institutionnel) d’ajustement à une
forme mathématique particulière dont les hypothèses sont finalement
relativement simples, voire trop simples pour le monde financier réel.
Il y a là comme une action collective normative pour les pratiques
professionnelles à grande échelle, et qui semble s’inscrire dans la
longue durée comme un processus séculaire.
Il est donc pertinent de se demander si ce mouvement ne consti-
tuerait pas un axe structurant l’évolution historique de la théorie de
la finance tout au long du XXe siècle, caractérisé par un processus
d’apprentissage, le cheminement de la réflexion financière vers le
noyau de l’évaluation par le marché dont la trace probabiliste est une
martingale avec la probabilité Q.
[43] S. LeRoy, « Efficient Capital Markets : A Comment », Journal of Finance, 31, 1976.
[44] C. Walter, « Aux origines de la mesure de performance des portefeuilles : les travaux
d’Alfred Cowles », Histoire & Mesure, 14, 1999.
[45] PricewaterhouseCoopers, « Twenty Five Years of Indexing », Report, 1998.
[46] PricewaterhouseCoopers, « Investment Style and Its Growing Role in Packaged Investment
Products », Report, 1999.
599
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
tir d’une allocation d’actifs fondée sur cet ensemble d’informations (efficacité
informationnelle de Jensen, 1978).
Une variante de cette définition de 1978 est donnée dans une autre
approche, qui partitionne les acteurs des marchés entre ceux qui ont
accès à une information particulière sur la société cotée et les autres.
C’est la définition de Beaver de 1981 :
Un marché boursier est informationnellement efficace par rapport à un
ensemble d’information spécifique donné, si la communication à tous les
participants du marché de l’information contenue dans cet ensemble n’a pas
d’impact sur le niveau des cours cotés (efficacité informationnelle de Beaver,
1981).
[47] E. Fama, « Efficient capital markets : II », Journal of Finance, 46, 1991.
600
Philosophie économique
faire) ne dépassent pas les coûts marginaux (Jensen, 1978) (efficacité informa-
tionnelle de Fama, 1991).
Bien qu’ayant été rédigée en 1991, on voit qu’il s’agit encore d’une
définition « à l’ancienne ».
II.2. Les définitions modernes
Les définitions que nous appelons « modernes » sont postérieures
au tournant des années 1980 et intègrent le changement produit par
la mathématisation de l’arbitrage. La définition de Jensen conduit à
celle donnée par Long en 199048 :
Un marché boursier est informationnellement efficace par rapport à un
ensemble d’informations donné s’il existe un portefeuille numéraire tel que
l’espérance de surperformance par rapport au portefeuille numéraire de toute
allocation d’actifs fondée sur cet ensemble d’information soit nulle (efficacité
informationnelle de Long, 1990).
[48] J.B. Long, « The numeraire portfolio », Journal of Financial Economics, 26, 1990.
[49] H. Geman, N. El Karoui & J.-C. Rochet, « Changes of Numeraire, Changes of Probability
Measures and Option Pricing », Journal of Applied Probability, 32, 1995.
[50] M. Harrison & D. Kreps, « Martingales and Arbitrage in Multiperiod Securities Markets »,
Journal of Economic Theory, 20, 1979 ; M. Harrison & S. Pliska, « Martingales and
Stochastic Integrals in the Theory of Continuous Trading », Stochastic Processes and
Applications, 11, 1981 ; I. Karatzas & S. Shreve, Methods of Mathematical Finance,
Springer, 1998.
601
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[51] L. Bachelier, « Théorie de la spéculation », Annales de l’École normale supérieure, 27, 1900.
[52] Hempel, Éléments d’épistémologie, op. cit.
602
Philosophie économique
sont guidées par la raison (ils ont « raison de croire » que les résultats
de l’entreprise seront etc.), guidées par ce qu’il est logique d’espérer à
la suite de l’analyse des informations disponibles sur une entreprise.
La « rationalité » des investisseurs exprime juste ici une cohérence
logique dans les évaluations qui sont faites des flux prévisionnels des
résultats de la société évaluée53 .
Valeur boursière = juste valeur = f (informations) (3)
!######"###### $
anticipations rationnelles
[53] Remarquons à ce propos que le vocabulaire de Mauss permettrait de ce point de vue une
traduction intéressante de « rational expectations ».
604
Philosophie économique
[54] S. LeRoy, « Efficient capital markets and martingales », Journal of Economic Literature,
27, 1989.
[55] C. Walter, « Une histoire du concept d’efficience sur les marchés financiers », Annales.
Histoire Sciences Sociales, 51, 1996.
606
Philosophie économique
[56] Walter, « Les quatre causes de l’efficacité informationnelle des marchés », op. cit.
607
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
risque même quand l’actif est risqué, avec l’usage d’une probabilité
modifiée pour tous les calculs d’espérance mathématique (le modèle de
Harrison-Kreps-Pliska de 1981). À chaque taux de rendement attendu
correspond un type de martingale : une hypothèse auxiliaire. Les
martingales avec noyau ou probabilité modifiée sont les hypothèses
auxiliaires de l’efficacité informationnelle. Les implications vérifiables
s’ensuivent.
Le tableau 2 résume ces hypothèses auxiliaires :
Auteurs des travaux Année de la Taux de rendement attendu Probabilité utilisée
initiaux publication utilisé dans la martingale pour la martingale
Constant et exogène
Samuelson 1965, 1973 P (phénomène)
(CAPM)
LeRoy, Lucas 1973, 1978 Aléatoire et endogène (noyau) P (phénomène)
Harrison, Kreps, Pliska 1979, 1981 Sans prime de risque Q (duale)
Tableau 2. L’hypothèse auxiliaire d’une martingale avec rendement attendu.
[58] Walter, « Une histoire du concept d’efficience sur les marchés financiers », op. cit.
612
Philosophie économique
[59] Walter, « Une histoire du concept d’efficience sur les marchés financiers », op. cit. ; « Aux ori-
gines de la mesure de performance des portefeuilles : les travaux d’Alfred Cowles », op. cit.
[60] Pour les origines intellectuelles du modèle de marche au hasard en finance entre 1863
et 1900 autres que résultant d’un travail d’induction, voir F. Jovanovic, « Pourquoi l’hypo-
thèse de marche aléatoire en théorie financière ? Les raisons historiques d’un choix éthique »,
Revue d’économie financière, 61, 2000 ; « L’origine de la théorie financière : une réévaluation
de l’apport de Louis Bachelier », Revue d’économie politique, 110, 2000 ; « Éléments biogra-
phiques inédits sur Jules Regnault (1834-1894), inventeur du modèle de marche aléatoire
pour représenter les variations boursières », Revue d’histoire des sciences humaines, 11, 2004.
[61] Les guillemets indiquent qu’il existe un travail de construction des faits, les procédures
mécaniques de construction graphique des représentations boursières. Voir le chapitre 1
de Walter, Le Modèle de marche au hasard en finance, op. cit.
[62] B. De Bruin & C. Walter, « Research habits in risk modelling : the case of non-normality
of market returns in the 1970s and the 1980s », in E. Ippoliti (ed.), Finance, Mathematics
and Philosophy, Springer, 2016.
[63] C. Walter, Les Structures du hasard en économie. Efficience des marchés, lois stables et
processus fractals, thèse de doctorat, IEP, 1994.
613
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[64] Walter, « Une histoire du concept d’efficience sur les marchés financiers », op. cit.
614
Philosophie économique
[65] Idem.
[66] I. Lakatos & A. Musgrave, Criticism and the Growth of Knowledge, Proceedings of
the International Colloquium in the Philosophy of Science, London, 1965, Cambridge
University Press, 1970.
615
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[67] J.B. De Long et al., « Noise Trader Risk in Financial Markets », Journal of Political
Economy, 98, 1990 ; « Positive Feedback Investment Strategies and Destabilizing Rational
Speculation », Journal of Finance, 45, 1990. A. Shleifer & L. Summers, « The Noise Trader
Approach to Finance », Journal of Economic Perspectives, 4, 1990.
618
Philosophie économique
[68] C. Walter, « Volatilité boursière excessive : irrationalité des comportements ou clivage des
esprits ? », Revue d’économie financière, 74, 2004.
[69] R. Shiller, Irrational Exuberance, Princeton University Press, 2000.
619
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[72] Revue Banque, « La finance américaine : grande gagnante de la crise ? », 797 bis, juin 2016.
[73] J.L. Austin, Quand dire, c’est faire, Seuil, 1970.
[74] M. Callon, « The embeddedness of economic markets in economics », in M. Callon (ed.),
The laws of the markets, Blackwell, 1998.
[75] F. Muniesa & M. Callon, « La performativité des sciences économiques », in P. Steiner &
F. Vatin (dir.), Traité de sociologie économique, PUF, 2009.
[76] D. MacKenzie, F. Muniesa & L. Siu, Do Economists make markets. On the performativity
of Economics, Princeton University Press, 2007.
621
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
[77] F. Muniesa, « Un robot walrasien. Cotation électronique et justesse de la découverte des
prix », Politix, 13, 2000. D. MacKenzie, « An equation and its worlds : Bricolage, exemplars,
disunity and performativity », Social Studies of Science, 33, 2003. D. MacKenzie & Y.
Millo, « Constructing a market, performing theory : The historical sociology of a financial
derivatives exchange », American Journal of Sociology, 1, 2003.
[78] D. MacKenzie, « The big, bad wolf and the rational market : Portfolio insurance, the 1987
crash and the performativity of economics », Economy and Society, 33, 2004.
[79] S. Montagne, Les Fonds de pension. Entre protection et spéculation financière, Odile Jacob,
2006.
[80] Cassin, L’Archipel des idées de Barbara Cassin, op. cit.
[81] C. Walter, « The financial Logos : The framing of financial decision-making by mathemat-
ical modelling », Research in International Business and Finance, 37, 2016.
622
Philosophie économique
des énoncés), elle doit être autoréalisatrice (on retrouve ici l’approche
de Merton sur les prédictions qui s’auto-accomplissent), elle doit être
compatible avec l’ensemble conventionnel au sein duquel elle s’insère
(une sorte de principe de non-contradiction). De ce point de vue, l’effi-
cacité informationnelle n’apparaîtrait comme performative que pour
autant que cet énoncé vérifie ces trois conditions. Dans ce cas, l’effi-
cacité informationnelle serait une convention sociale. On aborde ce
point ci-après.
IV.2. Une convention ?
Nous avons écrit en 2006 85 que cette représentation tant unifiante
que dominante du fonctionnement des marchés financiers issue de
l’efficacité informationnelle pourrait relever de l’idée keynésienne
de convention, sous la condition que le concept mathématique de
Q-martingale fût lui-même considéré comme une convention. Précisons
cela. John Maynard Keynes a employé le terme de convention dans
la Théorie générale :
Dans la pratique, nous sommes tacitement convenus, en règle générale, d’avoir
recours à une méthode qui repose à vrai dire sur une pure convention. Cette
convention consiste essentiellement […] dans l’hypothèse que l’état actuel des
affaires continuera indéfiniment à moins qu’on ait des raisons définies d’at-
tendre un changement. […] Dans la pratique, nous supposons, en vertu d’une
véritable convention, que l’évaluation actuelle du marché, de quelque façon
qu’elle ait été formée, est la seule correcte, eu égard à la connaissance actuelle
des faits qui influeront sur le rendement de l’investissement, et que ladite éva-
luation variera seulement dans la mesure où cette connaissance sera modifiée.
[…] La méthode conventionnelle de calcul indiquée ci-dessus est compatible avec
un haut degré de continuité et de stabilité dans les affaires, tant que l’on peut
compter sur le maintien de la convention86.
[87] E. Brian, Comment tremble la main invisible. Incertitude et marchés, Springer, 2009
625
Chapitre 15. Philosophie de la finance : l’exemple de l’efficacité informationnelle d’un marché
Annexe
L’intuition de la représentation martingale
[88] Sur les multiples sens du mot « martingale », voir R. Mansuy, « Histoire de martingales »,
Mathématiques & sciences humaines, 169, 2005.
626
Philosophie économique
C
omme l’introduction de ce volume a tenté de l’esquisser, le déve-
loppement de la philosophie économique francophone comme
champ disciplinaire spécifique est assez récent. Nous entendons
apporter ici quelques éléments pour retracer cette histoire – brève
mais déjà foisonnante. Bien qu’une telle démarche ne relève pas direc-
tement de la philosophie économique, elle nous semble d’un intérêt
certain pour comprendre la situation de la philosophie économique
francophone aujourd’hui, aussi bien sur le plan institutionnel que sur
le plan proprement scientifique, ce qui convient à l’état des lieux tenté
dans ce volume.
Lorsqu’on parle de philosophie économique en France, mentionner
plusieurs laboratoires s’impose. Le Grese (Groupe de recherches en
épistémologie et en socio-économie), laboratoire de l’université Paris 1
Sorbonne, fait aujourd’hui partie du Centre d’économie de la Sorbonne
et a porté dès 1974 un DEA1 d’« épistémologie et histoire de la pensée
économique » (devenu depuis un Master d’« épistémologie et philoso-
phie économiques »). Le Phare (Philosophie, histoire et analyse des
représentations économiques), laboratoire d’histoire de la pensée éco-
nomique, lui aussi rattaché à l’université Paris 1 Sorbonne, a toujours
accordé une place importante à la philosophie économique. Le Gredeg
(Groupe de recherches en droit, économie et gestion, université de Nice
Sophia-Antipolis) comporte un axe « Histoire de la pensée et philoso-
phie des sciences sociales : une approche contemporaine », ainsi que le
[1] « Diplôme d’études approfondies ». Il correspond à l’actuel Master 2, toutefois avec une dimension
intrinsèque de recherche.
628
Philosophie économique
[2] Si l’on quitte le monde francophone, il convient de mentionner notamment encore l’EIPE
(Erasmus Institute for Philosophy and Economics, université de Rotterdam), le Choice
Group du CNPSS (Centre for Natural Philosophy and Social Sciences, London School of
Economics) et le TINT (Academy of Finland Centre of Excellence in the Philosophy of the
Social Sciences, université d’Helsinki). Aux États-Unis, tandis qu’un centre de recherches
(mais un seul : le Center for the History of Political Economy, CHOPE, université Duke)
dédie un axe à l’histoire de la pensée, aucun, à notre connaissance, ne déploie en tant que
telle la thématique « philosophie économique ». Cependant, des individualités mènent des
travaux ayant contribué à forger des revues. Citons notamment Alexander Rosenberg
(Duke précisément), Daniel Hausman (université du Wisconsin), cofondateur d’Economics
and Philosophy ou John Davis (université Marquette et université d’Amsterdam) et Wade
Hands (université Puget Sound), actuels codirecteurs du Journal of Economic Methodology
– ces revues publient principalement une philosophie de tradition analytique.
[3] Pierre Livet est ancien directeur de l’unité de recherche en philosophie d’Aix-Marseille
(Ceperc), héritière du Séminaire d’épistémologie comparée fondé par Gilles-Gaston
629
Annexe. Éléments pour une histoire récente de la philosophie économique francophone
Granger. Il a travaillé durant des années avec Alain Leroux. Gilles Campagnolo a rejoint
en 2002 l’équipe du Master « Philosophie économique » comme chargé de recherches au
CNRS et a assumé la coresponsabilité du séminaire du département de philosophie éco-
nomique du Greqam depuis 2003. Jean-Sébastien Gharbi a suivi le Master « Philosophie
économique », puis a fait son doctorat dans ce département.
[4] G.-G. Granger, Méthodologie économique, PUF, 1955.
[5] D. Villey, Prolégomènes à l’enseignement de la philosophie économique, Sirey, 1959. S.-C.
Kolm, Philosophie de l’économie, Seuil, 1986, ouvrage où l’expression « philosophie éco-
nomique » prédomine.
630
Philosophie économique
[6] A. Leroux, Retour à l’idéologie, Pour un humanisme de la personne, PUF, 1995. A. Leroux,
G. Quiquerez & G. Tosi, Idéologies et doctrines en économie, Economica, 2001. Voir aussi
A. Leroux, « Ideology, an economic point of view », in J.B. Davis, A. Marciano & J. Runde
(eds.), The Elgar Companion to Economics and Philosophy, Edward Elgar, 2006, p. 159-179.
[7] Avec Philippe Grill, un économiste « connaisseur en philosophie plus que maint philosophe »
rejoignait le groupe, comme le souligne Pierre Livet dans sa préface au livre de Grill :
Enquête sur les libertés et l’égalité, t.1 : Origines et fondements, vol. 1 : Économie, métho-
dologie et philosophie politique, Éditions Matériologiques, 2015, p. 5.
[8] Alain Marciano, après une thèse soutenue en 1993 à l’université Paul Cézanne (Aix-
Marseille III), devint maître de conférences à l’université de Corte et enseigna plusieurs
années dans le Master de philosophie économique. Avec Alain Leroux, il a coécrit un
« Que sais-je ? » (Philosophie économique, PUF) et codirigé un ouvrage collectif : Traité de
philosophie économique, De Boeck, 1999.
[9] À partir de 2003, le séminaire de philosophie économique qui avait été organisé par Jean
Mathiot, est coordonné par Gilles Campagnolo, en coopération avec Philippe Grill et, à
partir de 2013, Feriel Kandil.
[10] Les écoles d’été se tinrent en 2001 : « Économie politique et philosophie sociale » ; 2002 :
« Économie normative et philosophie morale » ; 2003 : « Science économique et philo-
sophie des sciences » ; 2006 : « La pauvreté dans les pays riches » ; 2007 : « Économie et
neuro-économie ».
631
Annexe. Éléments pour une histoire récente de la philosophie économique francophone
[11] A. Leroux & P. Livet (dir.), Leçons de philosophie économique, t. I : Économie politique
et philosophie sociale, Economica, 2005 ; t. II : Économie normative et philosophie morale,
Economica, 2006 ; t. III : Science économique et philosophie des sciences, Economica, 2007 ;
La Pauvreté dans les pays riches. Leçons de philosophie économique, t. IV, Economica, 2009.
[12] Leroux & Marciano (dir.), Traité de philosophie économique, op. cit., p. 14.
[13] Alain Leroux dirigea la Revue de philosophie économique jusqu’en 2007. Alain Marciano
et Emmanuel Picavet assurèrent ensuite cette fonction. Depuis 2015, Gilles Campagnolo
et Emmanuel Picavet la codirigent.
[14] Aujourd’hui, le comité scientifique de la Revue se compose de Marcel Boumans, Luc Bovens,
Ian Carter, Nancy Cartwright, Renato di Ruzza, Marc Fleurbaey, Claude Gamel, Pierre
Garrouste (†), Caroline Guibet Lafaye, Wade Hands, Kevin Hoover, Serge-Christophe
Kolm, Catherine Larrère, Jean-François Laslier, Pierre Livet, Philippe Mongin, Véronique
Munoz-Dardé, Grégory Ponthière, Bertil Tungodden, Philippe van Parijs, Bernard Walliser.
[15] Miriam Teschl avait fait Master et doctorat (soutenu en 2005) dans le département de
philosophie économique du Greqam. Elle a été recrutée comme maître de conférences en
2014 par l’École des hautes études en sciences sociales, une des tutelles du Greqam/Amse
(Aix-Marseille Sciences économiques) ; elle fait depuis lors partie du département de phi-
losophie économique qui a fusionné avec le département d’économie publique.
[16] Pour plus de détail sur ce colloque et sur ceux qui l’ont précédé, voir l’introduction de ce
volume. Sa page Web : https://philoeco2016.sciencesconf.org/.
LES CONTRIBUTEURS
Introduction
Philosophie économique, un état des lieux …………………… 3
Gilles CAMPAGNOLO et Jean-Sébastien GHARBI
I. L’articulation entre philosophie et économie
II. Le choix des mots : comment appeler
l’interaction entre philosophie et économie ?
III. À propos de la définition de la philosophie économique
III.1. Philosophie économique et théorie économique
III.2. Philosophie économique et pluralisme
III.3. Philosophie économique et histoire de la pensée économique
IV. L’intérêt grandissant pour la philosophie économique
V. Y a-t-il une tradition francophone en philosophie économique ?
V.1. Des traditions distinctes en philosophie économique ?
V.2. La langue : une question cruciale
VI. Une nouvelle tripartition pour un état des lieux panoramique
VII. Les contributions réunies dans cet ouvrage
Partie I
Philosophie morale et politique, et économie politique
Chapitre 1
Une critique de la conception utilitariste
de la personne et de l’agent économique ……………………… 51
Catherine AUDARD
I. Rawls et la conception utilitariste
de la personne et de l’agent économique
I.1. Le principe d’utilité : une conception publique de la justice ?
I.2. Les avantages de la morale conséquentialiste
I.3. Deux présupposés philosophiques
II. La critique rawlsienne
638
Philosophie économique
Chapitre 5
La justice intergénérationnelle ………………………………… 215
Danielle ZWARTHOED
I. La justice entre générations fait-elle sens ?
I.1. Le problème de la non-existence
I.2. Le problème de la non-identité
II. Quelles obligations avons-nous à l’égard des générations futures ?
II.1. Le suffisantisme intergénérationnel
II.2. Welfarisme et justice entre générations
II.2.1. Utilitarisme et épargne intergénérationnelle
II.2.2. Les enjeux éthiques du taux d’actualisation
II.2.3. Le problème de la formation des préférences futures
II.3. Rawls et la justice intergénérationnelle
II.3.1. Position originelle et générations futures
II.3.2. Le principe de juste épargne
III. Comment mettre en œuvre la justice intergénérationnelle ?
IV. Conclusion
Partie II
Épistémologie et méthodologie économique
Chapitre 6
L’ontologie de l’économie selon Aristote
et la théorie économique actuelle …………………………… 259
Ricardo F. CRESPO
I. Facettes de l’oikonomike aristotélicienne :
une ontologie de l’« action économique »
I.1. Une action humaine
I.2. Une capacité humaine
I.3. Une habitude humaine
I.4. Une science humaine
I.5. Quelques conséquences déduites de
l’analyse ontologique de l’oikonomike chez Aristote
II. Conséquences éthiques de l’oikonomike aristotélicienne
III. Conséquences d’une conception aristotélicienne
en politique et économie politique
IV. Quelques enseignements épistémologiques
à tirer en économie des leçons d’Aristote
641
Table des matières
Partie III
Philosophie de l’action et théorie de la décision
Chapitre 11
Le rôle de la psychologie dans la
théorie néoclassique du consommateur …………………… 385
Mikaël COZIC
I. Le marginalisme
I.1. La théorie marginaliste du consommateur
I.1.1. utilité et utilité marginale
I.1.2. L’optimisation et la seconde loi de Gossen
I.1.3. L’hypothèse d’utilité marginale décroissante
I.1.4. Quelques implications de la théorie marginaliste
I.2. Les suppositions sur la mesure de l’utilité
I.2.1. Les types de mesure
I.2.2 La notion de supposition de mesure
I.2.3. Le cardinalisme du marginalisme
I.3. Le cardinalisme et le requisit de bonne fondation
I.4. L’engagement psychologique de la théorie marginaliste
II. L’ordinalisme et les préférences
II.1. Les différentes versions de l’ordinalisme
et la signification de l’utilité
II.1.1. L’utilité comme « représentation » des préférences
II.1.2. Interprétations monadique et comparative de l’utilité
II.1.3. Conclusion
II.2. L’interprétation des préférences
II.2.1. Les interprétations mentalistes
II.2.2. Les interprétations comportementales
II.2.3. Quelle est l’interprétation dominante de la théorie ordinaliste ?
II.3. La thèse de dispensabilité
II.3.1. En quel sens peut-on « se passer » d’une utilité cardinale ?
II.3.2. Utilite marginale décroissante et convexité des préférences
II.3.3. Remarques complémentaires
II.3.4. Conclusion
II.4. La thèse de non-mesurabilité
II.4.1. Un argument en faveur de la thèse de non-mesurabilité
644
Philosophie économique
ISBN 978-2-37361-058-1
Éditions Matériologiques
Collection « E-conomiques » dirigée par Gilles Campagnolo