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DROIT COMMUN DES SOCIETES

(Professeur Laurent GODON)

Fascicule 3
Le régime de la société en formation
puis l'avènement d'une personne morale

Points sensibles

- Notion de société en formation (distinction avec la société en participation


et la société créée de fait).

- Modalités de reprise par la société immatriculée des actes passés en son


nom au cours de la période constitutive.

- L'avènement d'une personne morale : les attributs de la personnalité


(patrimoine propre, responsabilité propre, dénomination, siège social...).

- La nécessaire représentation de la personne morale (mais selon des


principes propres au droit des sociétés et distincts du contrat de mandat).

- La "fondamentalisation" des droits d'une personne morale (droit d'accès au


juge, droit à un procès équitable, droit à l'image, protection du "domicile",
et... droit à la réparation du préjudice moral)

Documents

- Document 1 : Risques liés au régime de la société en formation (illustration


: absence de reprise du bail commercial et conséquences pour les associés
fondateurs).
+ La conception restrictive des modes de reprise par la société d'un acte
accompli par une personne physique au cours de la période constitutive.

- Document 2 : Notion de société en formation (distinctions avec les autres


sociétés dépourvues de personnalité morale)

- Document 3 : Théorie de la personnalité morale : une société peut souffrir


d'un préjudice moral (Cass. com. 12 mai 2012)

Travail à effectuer

Traitez la consultation juridique suivante :

Mr. Jean est directeur général de la société anonyme Express 2000 dont l’objet est le
transport de denrées alimentaires en France métropolitaine. La société connaissant
quelques difficultés financières, cherche à développer ses activités vers le Nord et
l’Est de la France, M. Jean est sur le point de passer un accord avec la société de
transport Logistic, laquelle est propriétaire d’un parc de camion réfrigérés et dispose
d’un réseau de clients et de fournisseurs dans la région Nord-Est. L’accord en
question porte sur la constitution d’une future filiale commune, sous la forme d’une
SARL, dont la société Express 2000 détiendrait 51% du capital et la société Logistic
49%. Il est prévu dans le protocole que la société prendra la dénomination
« Chicco », qu’elle aura son siège à Reims, que M. Jean aura la qualité de gérant et
qu’il disposera des pouvoirs les plus étendus pour agir au nom de la société.

En vertu de ces pouvoirs, M. Jean a d’ores et déjà accompli divers actes parmi
lesquels l’ouverture d’un compte bancaire, la souscription d’un contrat d’assurance
du local pris à bail, l’achat à crédit de deux camions semi-remorques
supplémentaires à l’effet de livrer, dans les plus brefs délais, deux commerces de
grande surface situés à Nancy avec lesquels un important contrat de livraison a été
conclu et commencé à être exécuté.

Faute d’une activité encore suffisante, et compte tenu des frais engagés, la société
Chicco n’est pas en mesure d’honorer l’échéance de remboursement des deux
camions semi-remorques.
Question : quelles pistes pouvez-vous conseiller au concessionnaire, vendeur des
deux camions, pour tenter d’obtenir au mieux le paiement de sa créance ?

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Document 1

Absence de reprise du bail commercial par la société en formation et


conséquences pour les associés fondateurs

Cass. 3e civ., mai 2012, no 11-14134, Société Étoile

La Cour

[…] Sur le premier moyen, ci-après annexé :

Attendu que les époux X n’ayant pas invoqué un manquement du bailleur à


l’obligation de délivrance due à l’impossibilité d’exploiter les locaux conformément
à leur destination du fait de leur situation, la cour d’appel, qui a relevé que les époux
X avaient pris possession des lieux le 15 septembre 2004 pour les restituer à la fin
du mois de janvier 2006, a, en les condamnant au paiement d’une indemnité
d’occupation, légalement justifié sa décision de ce chef ;

Sur le deuxième moyen, ci-après annexé :

Attendu qu’ayant retenu que les consorts X avaient entrepris, à leurs risques et
périls, les travaux de réaménagement des locaux donnés à bail et débuté
l’exploitation de la discothèque à leur issue, en janvier 2005, sans que M. X
bénéficie d’une mutation de la licence IV, et sans que la société soit inscrite au
registre du commerce et des sociétés, qu’en l’absence d’immatriculation de la
société SCS, le contrat de bail conclu au nom de la société en constitution n’avait
pu être repris par cette société, et que les consorts X ne subissaient pas de perte de
bénéfice dès lors qu’ils ne devaient pas eux-mêmes exploiter la discothèque, la cour
d’appel, qui n’était pas tenue de répondre à des conclusions que ses constatations
rendaient inopérantes, a légalement justifié sa décision de ce chef ;

Mais sur le troisième moyen :

Vu l’article 1382 du Code civil ;


Attendu que pour condamner Mme X à payer à la société Étoile une certaine
somme à titre de dommages-intérêts, l’arrêt retient que M. et Mme X ont engagé de
manière fautive une action au nom de la société SCS inexistante, mais que cette
action aurait pu être stoppée dès la procédure de première instance si la société
Étoile avait constitué avocat, qu’il ne peut leur être reproché à faute de ne pas être
intervenus volontairement dans le cadre de la procédure d’appel qui intéressait les
parties à la première instance, mais que les complications nées de la procédure
engagée par la société SCS justifient l’octroi de dommages-intérêts à la société
Étoile ;

Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait relevé que l’action engagée au nom de la
société SCS l’avait été par M. X, la cour d’appel, qui n’a pas caractérisé de faute
imputable à Mme X, a violé le texte susvisé ;

Et vu l’article 627 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs

Casse et annule, mais seulement en ce qu’il a condamné Mme X à payer à la société


Étoile la somme de 1 500 euros à titre de dommages-intérêts, l’arrêt rendu le 6 avril
2010, entre les parties, par la cour d’appel de Nancy ; […]

Note par Bernard Saintourens, Professeur à l’université Montesquieu-Bordeaux 4 –


Directeur de l’institut de recherche en droit des affaires et du patrimoine – IRDAP

Des circonstances de l’affaire, telles qu’elles résultent de l’arrêt de la troisième


chambre civile de la Cour de cassation en date du 3 mai 2012, on peut retenir qu’en
juillet 2004 des personnes physiques ont pris à bail commercial, au nom d’une
SARL en cours de constitution, des locaux en vue de l’exploitation d’une
discothèque et d’un débit de boisson sous licence IV. Les associés fondateurs ont
alors entrepris des travaux d’aménagement dans les locaux visés au bail et occupé
ainsi les lieux pendant plusieurs mois, sans que l’immatriculation de la société ne
soit effectuée. La société n’ayant finalement pas été immatriculée, les associés
fondateurs ont restitué les locaux au bailleur. Un jugement avait partiellement
accueilli la demande formée par la société en formation contre le bailleur en
indemnisation d’un manque à gagner consécutif au retard de l’ouverture de la
discothèque. En relevant appel de ce jugement, le bailleur a assigné en intervention
forcée les associés fondateurs et a sollicité à leur encontre une indemnité
d’occupation et des dommages et intérêts. La cassation très partielle de l’arrêt
d’appel permet d’illustrer les conséquences pour les associés fondateurs attachées
au défaut de reprise par la société de l’acte signé en son nom.

L’arrêt commenté, qui sera à ranger dans la longue liste des décisions témoignant
combien peuvent être dangereux les engagements pris par des associés au cours de
la période de formation d’une société, retient trois propositions complémentaires.
En premier lieu, il ressort de l’arrêt que l’associé fondateur est, à défaut de reprise
de l’acte par la société, le débiteur personnel d’une indemnité d’occupation des
locaux dès lors qu’il en prend possession. En second lieu, l’associé fondateur ne
peut invoquer une perte de bénéfice dès lors qu’il n’était pas censé exploiter lui-
même d’activité dans les locaux loués. Enfin, il peut se voir condamné au paiement
de dommages et intérêts pour avoir intenté une action en justice à l’encontre du
bailleur au nom d’une société inexistante.

1. L’associé fondateur est débiteur d’une indemnité d’occupation des locaux dès
lors qu’il prend possession des lieux formant l’objet du bail commercial.

Lorsque, comme en l’espèce, la société au nom de laquelle des locaux ont été pris à
bail alors qu’elle était en formation n’a pas fait l’objet de l’immatriculation,
formalité requise pour que puisse opérer la reprise de l’acte, le signataire se trouve
alors, en application des dispositions de l’article 1843 du Code civil, seul tenu des
clauses et conditions du bail commercial. Fort logiquement, dès lors que l’associé
fondateur signataire de l’acte, prend possession des lieux, sans attendre l’éventuelle
immatriculation de la société au nom de laquelle il a déclaré agir, il doit supporter
les conséquences attachées à cette occupation. En l’espèce, les associés fondateurs,
signataires de l’acte de bail, ont pris possession des locaux le 15 septembre 2004
pour y réaliser des travaux et commencer l’exploitation et les ont restitués au
bailleur en janvier 2006. Les juges du fond les ont donc condamnés à bon droit au
paiement, à titre personnel, d’une indemnité d’occupation pour la période
considérée. La société n’ayant pas été immatriculée et, par voie de conséquence,
l’acte de prise à bail des locaux n’ayant pas fait l’objet d’une reprise par la société, ce
sont bien les signataires de l’acte qui demeurent tenus des obligations attachées à
l’acte en cause.

2. L’associé fondateur ne peut invoquer une perte de bénéfice dès lors qu’il n’était
pas censé exploiter lui-même dans les locaux loués.

De manière plus intéressante, la troisième chambre civile rejette le deuxième moyen


présenté par les associés fondateurs reprochant à la cour d’appel de les avoir
déboutés de leur demande tendant à voir condamner la société bailleresse à leur
verser des dommages et intérêts destinés, selon eux, à réparer le préjudice subi du
fait de l’impossibilité d’utiliser la licence IV, liée à la proximité des locaux loués
avec une école et un centre de soin. La troisième chambre civile relève que les juges
d’appel ont retenu que les associés fondateurs avaient entrepris à leurs risques et
périls des travaux d’aménagement des locaux et débuté l’exploitation sans que
l’associé gérant ne bénéficie d’une mutation de la licence de débit de boissons et
sans que la société ne soit inscrite au registre du commerce et des sociétés. Ici
encore, il est constaté que l’acte n’a pas fait l’objet de reprise par la société en
formation au nom de laquelle il avait été conclu et que ce sont les signataires qui
doivent être considérés comme tenus des termes de cet acte. La conséquence
ultime que la Cour de cassation tire de cette situation apparaît toutefois bien
rigoureuse.

Elle considère que la cour d’appel a légalement justifié sa décision de débouter les
associés fondateurs signataires de l’acte de leur demande d’octroi de dommages et
intérêts pour défaut de mise à disposition de la licence de débit de boisson dont le
propriétaire des locaux loués était auparavant titulaire. Le motif est tout de même
intriguant en ce que la haute juridiction estime que les associés fondateurs ne
subissent pas de perte de bénéfice dès lors qu’ils ne devaient pas eux-mêmes
exploiter la discothèque. L’observateur de la jurisprudence est alors confronté à une
interrogation. Si l’acte n’ayant pas été repris par la société, est considéré comme
conclu dès l’origine par les associés fondateurs signataires, il semble alors logique
qu’ils étaient bien, rétroactivement, en droit d’exploiter eux-mêmes les locaux loués
et, le cas échéant, de se plaindre d’une faute éventuelle commise par le bailleur pour
défaut de mise à disposition de la licence de débit de boissons attachée à aux locaux
loués. On a un peu l’impression qu’emportée par son élan visant à considérer avec
rigueur les associés fondateurs qui n’ont pas réalisé l’immatriculation de la société
au nom de laquelle ils ont pris les locaux à bail, la Cour de cassation a un peu oublié
que si ce n’est pas la société qui est partie à l’acte (à défaut de reprise de l’acte), il
faut bien que ce soient alors les signataires dudit acte. En conséquence, ils devraient
pouvoir invoquer une faute commise à leur égard par le bailleur, dès lors qu’elle
leur a causé un préjudice. Écarter, comme cela résulte de l’arrêt commenté, que les
associés signataires puissent avoir subi un préjudice sous le prétexte qu’ils ne
devaient pas eux-mêmes exploiter les locaux loués, nous paraît être un raccourci de
raisonnement un peu discutable.

3. L’associé fondateur peut être condamné à des dommages et intérêts pour avoir
intenté de manière fautive une action en justice contre le bailleur au nom d’une
société inexistante.

Même si sur ce point seulement, l’arrêt de la cour d’appel fait l’objet d’une
cassation, il demeure intéressant pour la position qu’il retient implicitement mais
nécessairement et qui vient ajouter à la longue liste des inconvénients attachés à une
mauvaise maîtrise de la situation liée à la période de formation d’une société. On
sait, d’une jurisprudence bien établie, que tant que la société n’est pas immatriculée,
aucun acte ne peut être accompli par elle-même. Sur le terrain procédural, il en est
déduit qu’étant juridiquement inexistante, la société ne peut agir en justice1.
L’associé fondateur peut dès lors être condamné au versement d’une certaine
somme à titre de dommages et intérêts pour avoir engagé de manière fautive une
action au nom de cette société inexistante. Ainsi que cela est rappelé dans l’affaire
ici commentée, « des complications nées de la procédure engagée par la société SCS
(la société non immatriculée) justifient l’octroi de dommages-intérêts à la société
Étoile (le bailleur) ». En l’espèce, l’un des associés fondateurs échappe, grâce à la
cassation prononcée sur ce point par la troisième chambre civile, à la condamnation
à verser des dommages et intérêts tout simplement parce que la cour d’appel n’avait
pas caractérisé de faute qui lui soit personnellement imputable. Effectivement,
l’action en justice à l’encontre du bailleur n’avait été engagée, au nom de la société
non immatriculée, que par l’un des associés fondateurs. Pour autant, l’enseignement
à retirer sur ce point de l’arrêt commenté est aussi incontestable que rigoureux :
aucune action en justice ne peut être engagée au nom d’une société non
immatriculée, juridiquement inexistante. Celui qui serait à l’initiative d’une telle
action s’expose à des dommages et intérêts pour avoir engagé de manière fautive
une action au nom d’une telle société.

1 – 1. V. not. Cass. com., 7 juin 1994, n° 92-11954 : Rev. sociétés, 1995, p. 38.

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Voir également...

La conception restrictive des modes de reprise par la société d'un acte


accompli par une personne physique au cours de la période constitutive

Une société qui n’avait pas encore la personnalité morale lors de la conclusion du
contrat n’a pas la capacité de contracter. Dès lors qu’il n’est pas établi que les
personnes physiques signataires de l’acte avaient mentionné agir pour le compte ou
au nom de la société en formation, la reprise ne peut régulièrement s’opérer.

Cass. com., 10 juin 2020, no 18-16441, Sté Y&W, F–D

Extrait :

Faits et procédure

2. Selon l’arrêt attaqué (Paris, 2 mars 2018), le 5 avril 2011, MM. L. alias Z.,
F. A. alias F., J. A. alias M. et S. alias N. (les artistes), membres de l’ensemble
musical S’Crew, ont signé un contrat d’artistes avec une structure dénommée
Yonéa et Will L’Barge, alias, respectivement, de MM. F. et M., lesquels ont fondé
ultérieurement la société Y & W, immatriculée au registre du commerce et des
sociétés le 13 septembre 2011. M. Z. alias M. était également membre du
groupe S’Crew mais l’a quitté début 2012.

3. Les artistes ont constitué, le 21 février 2013, leur propre société de production, la
société Seine Zoo, qui a conclu avec la société Universal Music France (la société
Universal Music) des contrats de licence d’exploitation portant sur les
enregistrements de M. S. et du groupe S’Crew.
4. Ayant constaté que des morceaux de musiques enregistrés en 2011 par le groupe
étaient mis en ligne sur le site YouTube en 2013, en vue de faire la promotion d’un
album à paraître sous licence Universal Music, la société Y & W a assigné les
artistes en contrefaçon de ses droits de producteur ainsi que la société Seine Zoo et
la société Universal Music en concurrence déloyale, en présence de M. Z. La société
d’édition musicale et de production phonographique Because Music, invoquant un
contrat conclu le 17 novembre 2011 avec la société Y & W, portant notamment sur
des titres du groupe S’Crew, est intervenue volontairement à l’instance ; (…)

Examen des moyens

Sur le moyen unique, pris en ses troisième, quatrième et cinquième branches, du


pourvoi n° T 18-16.441 et le moyen unique, pris en ses troisième, quatrième et
cinquième branches, du pourvoi n° G 18-20.733, rédigés en des termes identiques,
réunis, ci-après annexés (…)

Sur ces moyens, pris en leurs première, deuxième et sixième branches, rédigés en
des termes identiques, réunis

Énoncé du moyen

6. Les sociétés Y & W et Because Music font grief à l’arrêt de dire que les artistes et
M. S. ne sont pas engagés vis-à-vis de la société Y & W aux termes des contrats
signés le 5 avril 2011 et que la société Y & W ne justifie pas de sa qualité de
producteur sur quelque titre que ce soit du groupe S’Crew ou de M. S., de débouter
la société Y & W de l’intégralité de ses demandes et d’interdire, sous astreinte, aux
sociétés Y & W et Because Music d’exploiter directement ou indirectement
différents titres musicaux ; (…)

Réponse de la Cour

7. En premier lieu, après avoir constaté que la société Y & W n’avait été inscrite au
registre du commerce et des sociétés que le 13 septembre 2011, l’arrêt retient
qu’elle n’avait pas la personnalité morale au jour des contrats litigieux, de sorte
qu’elle n’avait pas la capacité de contracter. Il relève ensuite qu’il n’est ni mentionné
aux contrats, ni allégué ultérieurement que les deux personnes physiques
signataires, MM. F. et M. ont agi « au nom » ou « pour le compte » de la société Y
& W en formation. La cour d’appel en a exactement déduit que l’assemblée
générale extraordinaire de la société Y & W du 1er mars 2016 n’avait pas pu
régulariser un contrat conclu par une société sans personnalité morale.

8. En second lieu, la cour d’appel ayant retenu que les contrats litigieux avaient été
conclus par une société dépourvue de personnalité morale, les griefs des première
et deuxième branches, qui reposent sur le postulat erroné que les contrats ont été
conclus au nom ou pour le compte de la société, sont inopérants.
9. Par conséquent, le moyen, pour partie inopérant, n’est pas fondé pour le surplus.

Par ces motifs : rejette les pourvois ; (…)

Note par T. de Ravel d'Esclapon, Maître de conférences à l'Université de


Strasbourg

Dans le contentieux très nourri que suscite la période de formation des sociétés,
l’on s’est beaucoup focalisé ces dernières années sur les modalités de reprise d’un
acte accompli durant cette époque par l’un des fondateurs. Plus précisément, le
nœud de l’affaire, qui n’en finit pas de surprendre tant les décisions s’enchaînent
avec une régularité déconcertante, réside dans la question suivante : est-il possible
de reprendre un acte, avec la rétroactivité qui s’ensuit, sans respecter l’un des trois
modes de reprise prévus par les textes ?1 Non, répond la Cour de cassation2, à
l’inverse de certains juges du fond qui continuent de s’opposer à une ligne pourtant
ferme, même si elle peut être contestée à certains égards3. Il ne faut cependant pas
oublier que le respect des conditions de la reprise ne tient pas aux seuls modes,
stricto sensu (état annexé, mandat, délibération). Il existe d’autres exigences à
satisfaire, principalement deux. D’une part, encore faut-il que l’acte ait été accompli
pendant la période de formation, dont il est parfois difficile de tracer les contours4.
D’autre part, et c’est ce que rappelle cet arrêt de la chambre commerciale du 10 juin
2020, il est nécessaire que l’acte indique qu’il a été souscrit pour le compte d’une
société en formation. En d’autres termes, il est impératif que l’acte fasse mention,
au moment de sa conclusion, de la particularité de la situation, ce qui revient à
informer qu’une reprise peut éventuellement intervenir. La décision n’est certes pas
publiée au Bulletin. Elle n’en retient pas moins l’attention car cet aspect spécifique
du contentieux est plutôt rare, dans le flot d’arrêts que charrient l’article 1843 du
Code civil et la reprise.

Il n’est pas nécessaire de s’appesantir trop longuement sur les faits pour
comprendre la solution. Un groupe de chanteurs avait, le 5 avril 2011, conclu un
contrat d’artistes avec une structure, à l’époque encore informelle, et qui ne s’était
immatriculée au RCS que le 13 septembre 2011. Entre-temps, le groupe s’était lui-
même constitué en société et s’était rangé sous le pavillon d’une importante société
de production musicale. Du reste, deux ans plus tard, des morceaux de musiques
enregistrés à l’époque du premier contrat s’étaient retrouvés sur YouTube, ce afin
de promouvoir un album à venir. La première société avait donc agi en
contrefaçon, soucieuse de faire valoir les droits qu’elle entendait tirer du contrat
signé le 5 avril 2011. Ceci étant, à l’époque, la société était en formation. Or chacun
sait que cette période est pleine de pièges dont les conséquences peuvent s’avérer
fatales. Ce fut le cas dans cette espèce, étant donné que la cour d’appel a considéré
que les artistes n’étaient pas engagés vis-à-vis de la société avec laquelle ils avaient
contracté en premier, refusant ainsi de donner un quelconque effet à cette
convention. Bien évidemment, les moyens du pourvoi formé roulent
essentiellement sur l’idée qu’une reprise était régulièrement intervenue de sorte que
les chanteurs étaient engagés. Ce n’est pas l’avis de la cour d’appel de Paris, dans
son arrêt du 2 mars 2018, ni de la Cour de cassation. Pour la chambre commerciale,
la cour d’appel avait constaté que la société n’avait été inscrite au RCS que
postérieurement à la convention et qu’elle n’avait pas, lors de la conclusion, la
personnalité morale, et donc la capacité de contracter. Ensuite, rien n’indiquait que
les deux personnes physiques signataires avaient agi « au nom » ou « pour le
compte »5 de la société en formation. En conséquence, de quoi, la reprise ne
pouvait être efficace. Effectivement, « la cour d’appel en a exactement déduit que
l’assemblée générale extraordinaire (…) n’avait pas pu régulariser un contrat conclu
par une société sans personnalité morale »6. Le pourvoi est donc rejeté.

De deux choses l’une à la lumière de cet arrêt : si le contrat ne peut être signé par
une personne dépourvue de la personnalité morale, il est important que les
personnes physiques agissant mentionnent qu’elles interviennent pour le compte de
la société à constituer. La première partie de cette proposition ne saurait étonner.
La société qui n’est pas encore immatriculée ne peut agir elle-même ; elle est
dépourvue de personnalité morale. Sur ce point la jurisprudence est constante sans
que cela soit remis en cause7. De surcroît, comme l’énonce la seconde partie, il faut
que les fondateurs, à tout le moins ceux qui agissent pour la société en formation, le
mentionnent. L’acte doit l’indiquer, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Là aussi, la
jurisprudence est bien établie et les juges du fond doivent rechercher si « les
associés fondateurs avaient déclaré, dans l’acte litigieux, agir pour le compte de la
société en formation »8. En quelque sorte, il existe une condition formelle, qui
participe d’un formalisme informatif : le contractant doit savoir qu’une reprise est
susceptible d’intervenir et donc qu’une substitution rétroactive de débiteur peut
être envisagée. Cette exigence est logique car le changement de contractant lui est
potentiellement défavorable et il doit, dans ces conditions, contracter en
connaissance de cause. En effet, « l’exemple classique est celui d’un engagement
conclu sur la foi d’un patrimoine important, qui s’évaporera comme neige au soleil
une fois la société à risque limité substituée avec un capital dérisoire »9. Mieux vaut
être prévenu pour éviter une déconvenue dont les conséquences pourraient être
lourdes.

Notes de bas de page

1 – Le Cannu P. et Dondero B., Droit des sociétés, 8e éd., 2019, LGDJ, n° 354.
Sur cette question, v. Saintourens B., « L’acte juridique accompli pour une société
en formation : le royaume des incertitudes », in Mélanges en l’honneur du
professeur Jean Hauser, 2012, LexisNexis-Dalloz, p. 1019 ; Ansault J.-J., « Dans les
méandres des actes accomplis pour le compte d’une société en formation », Journ.
sociétés n° 117, mars 2014, p. 18.
2 – V. égal. Cass. com., 20 févr. 2019, n° 17-14242 : BJS mai 2019, n° 119t9, p. 6,
note de Ravel d’Esclapon T. ; Dr. sociétés 2019, comm. 108, obs. Hamelin J.-F. –
Cass. com., 9 oct. 2007, n° 06-16483 : Bull. civ. IV, n° 215 – Cass. com., 17 juin
2008, n° 07-14608 : BJS déc. 2008, n° 202, p. 958, note Barbièri J.-F. – Cass. com.,
6 déc. 2005, n° 03-16853 : Bull. civ. IV, n° 244 ; BJS avr. 2006, n° 103, p. 517, note
Le Cannu P.

3 – Sur cette question, v. not. de Ravel d’Esclapon T., « Pour une reprise implicite
des actes accomplis pour le compte de la société en formation », RTD com. 2018,
p. 1.

4 – Sur le point de départ, v. Plantamp D., « Le point de départ de la période de


formation des sociétés commerciales », RTD com. 1994, p. 1.

5 – Sans doute est-il préférable de privilégier la formule « pour le compte de » : sur


ce point, v. Mortier R., obs. sous Cass. 2e civ., 28 sept. 2017, n° 16-20903 : Dr.
sociétés 2018, comm. 41 ; v. égal. sous ce même arrêt, BJS janv. 2018, n° 117f1, p.
26, note de Ravel d’Esclapon T. Adde Storck M., Fagot S. et de Ravel
d’Esclapon T., Les sociétés civiles immobilières, 2e éd., 2019, LGDJ, Les
Intégrales, n° 199, p. 73 (pour une proposition de formule).

6 – Dans ces conditions, selon la Cour de cassation, les griefs formulés au soutien
des première et deuxième branches sont inopérants, étant donné qu’ils reposent sur
le postulat erroné que les contrats ont été conclus au nom ou pour le compte de la
société.

7 – Cass. 3e civ., 5 oct. 2011, n° 10-12073 : BJS déc. 2011, n° 550, p. 948, note
Le Cannu P. ; Gaz. Pal. 12 mai 2012, p. 21, note Dondero B. ; Dr. sociétés 2012,
comm. 4, obs. Mortier R. ; LPA 20 févr. 2012, p. 14, note Martron H., Le Cannu P.
et Dondero B., Droit des sociétés, 8e éd., 2019, LGDJ, n° 344.

8 – Cass. com., 2 févr. 2010, n° 09-13405 : BJS mai 2010, n° 88, p. 454, note
Barbièri J.-F. ; Gaz. Pal. 7 oct. 2010, n° I3111, p. 15, obs. Dondero B. ; Dr. sociétés
2010, comm. 132, obs. Coquelet M.-L. ; Rev. sociétés 2010, p. 37, obs. Lienhard A.

9 – Puget A.-S., « La reprise des actes de la société en formation. Précautions à


prendre et devoir de conseil du rédacteur d’actes », Defrénois 30 oct. 2012,
n° 40629, p. 1009 et s.
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Document 2

Société en formation : frontière avec la société en participation et la société


créée de fait

Société en formation - Associé – Acte accompli au vu et au su des tiers(non) –


Engagement(non) – Société immatriculée tardivement – Solidarité(non)

Fondement : C. civ., art. 1872-1, al. 2

Cass. com., 26 nov. 1996, n° 1884 P, Cons. Chery c/ Cons. Lautier

La Cour

Sur le moyen unique, pris en ses trois branches :

Vu l'article 1872-1, alinéa 2, du Code civil ;

Attendu que dans les sociétés en participation, chaque associé contracte en son
nom personnel et est seul engagé à l'égard des tiers ; qu'il en est toutefois
différemment si les participants agissent en qualité d'associé au vu et au su des tiers
ou si un associé a, par son immixtion, laissé croire au cocontractant qu'il entendait
s'engager à son égard ;

Attendu, selon les énonciations de l'arrêt attaqué, que, le 15 juin 1987, a été
constituée la société Création système (la société) ; que les époux Lautier ont, le 17
novembre 1987, conclu avec M. Malnory, agissant en tant que représentant de cette
société, une convention pour la construction d'un immeuble ; qu'ayant été mise en
redressement judiciaire le 26 mai 1988, la société a été inscrite au registre du
commerce le 30 mai suivant ; que les époux Lautier ont assigné tous les associés de
la société, dont les époux Chery, en réparation du préjudice résultant de malfaçons
affectant l'immeuble objet de la convention ;

Attendu que, pour condamner les époux Chery, solidairement avec les autres
associés de la société, à payer certaine somme aux époux Lautier, l'arrêt retient qu'il
est manifeste que l'inscription tardive de la société au registre du commerce est
dépourvue d'intérêt ; que, cependant, le fonctionnement de la société et les actes
accomplis dans le cadre de l'objet social, et plus particulièrement découlant de la
convention passée avec les époux Lautier, entrent dans les prévisions de l'article
1872-1, alinéa 2, du Code civil ; que la simple chronologie des faits en cause conduit
à considérer que le défaut d'inscription au registre du commerce est délibéré et ne
peut en aucun cas s'analyser en une simple négligence, pas plus pour M. Malnory
que pour les autres membres de la société ;

Attendu qu'en se déterminant par de tels motifs, sans caractériser les actes
personnels des époux Chery permettant de considérer qu'ils avaient agi en qualité
d'associés au vu et au su des époux Lautier ou qu'ils s'étaient immiscés dans l'accord
passé par M. Malnory avec ceux-ci, leur faisant croire qu'ils entendaient s'engager à
leur égard, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

Par ces motifs

Casse et annule, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 10 février 1994, entre
les parties, par la cour d'appel de Bordeaux ; remet, en conséquence, la cause et les
parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les
renvoie devant la cour d'appel de Toulouse.

Note par Patrick Serlooten, Professeur à l'Université de Toulouse

Une société a été constituée en juin 1987. En novembre de la même année, une
convention a été conclue pour la construction d'un immeuble avec le représentant
de cette société. La société a été mise en redressement judiciaire en mai 1988,
quelques jours avant qu'elle soit inscrite au registre du commerce et des sociétés.

A la suite de malfaçons affectant l'immeuble objet de la convention, tous les


associés ont été assignés en réparation du préjudice.

Dès lors, la question principale posée aux juridictions de fonds paraissait être celle
de la qualification de la situation (société en formation, société en participation ou
société créée de fait ?). S'agissant des rapports de la société avec les tiers, cette
question ne fut cependant pas considérée comme fondamentale par la Cour de
cassation.

I - La qualification de la situation, question principale

Il ressort du moyen de cassation annexé à l'arrêt de la Chambre commerciale que la


cour d'appel était saisie d'un jugement qui avait refusé de déclarer les personnes
ayant participé à la formation de la société, solidairement tenues d'un acte accompli
par l'une d'elles, motif pris de ce qu'il résultait des énonciations mêmes de l'acte,
que cette personne y avait déclaré agir en sa qualité de représentant légal de la
société en formation et qu'ainsi, les cocontractants, en connaissance de cause,
s'étaient engagés envers une société en formation et non envers une société de fait.
La question principale posée à la cour d'appel et donc, indirectement, à la Cour de
cassation, était donc bien celle de la qualification de la situation.

La notion de société en formation n'apparaît pas dans la législation. C'est la


doctrine qui l'a progressivement dégagée1. La terminologie même, utilisée pour
décrire la situation, indique que la société en formation est une situation transitoire.
La société est en train de se former ; elle n'est pas destinée à rester toujours, ni
même longtemps, dans cette situation. La société en formation n'est donc pas une
société en participation. La société est en formation lorsque les fondateurs se sont
engagés dans la procédure qui permettra d'aboutir à la réunion des deux éléments
que suppose la constitution d'une société jouissant de la personnalité morale : un
contrat de société et l'immatriculation qui confère la personnalité morale.

Si le processus est interrompu après le contrat de société et que les fondateurs n'ont
pas l'intention de le poursuivre jusqu'à l'immatriculation, la société n'est plus une
société en formation mais devient une société en participation. Il n'y a, en effet, de
société en participation que lorsque les associés ont convenu qu'elle ne serait pas
immatriculée.

La société en formation se distingue également de la société créée de fait car les


fondateurs ont la volonté clairement exprimée de constituer une société alors que la
société créée de fait suppose que l'intention de créer une société ne se révèle que
par l'action des intéressés qui se sont comportés comme des associés et qui,
notamment, ont exploité une activité commune dans leurs intérêts collectifs.

Ainsi, lorsque sont effectués les « actes nécessaires » à la création de la société, la


société est en formation ; alors que, si sont accomplis des « actes d'exploitation », la
société n'est plus en formation, mais constitue une société créée de fait2.

En l'espèce, la question était donc posée de savoir si la situation constituait une


société en formation ou une société créée de fait.

La distinction entre société en formation et société créée de fait est délicate à


mettre en œuvre. Ainsi, a-t-on pu voir une décision considérer qu'une société
pouvait être regardée comme une société créée de fait à l'égard de l'un des associés
et comme une société en formation à l'égard de l'autre3. Il demeure cependant que
pour qu'une société en formation devienne une société de fait et soit soumise en
conséquence au régime des sociétés en participation, il ne suffit pas que la période
de formation soit longue, voire dure plusieurs années. Il faut qu'il existe des
éléments particuliers qui établissent l'existence d'une société créée de fait4. Il
convient donc qu'ait été développée de manière durable et importante une activité
dépassant l'accomplissement des simples actes nécessaires à sa constitution5.
Au regard de cette jurisprudence traditionnelle, la question de la qualification des
faits de l'espèce ne présentait pas de difficulté particulière. La signature d'un contrat
de construction immobilière (et son exécution) ne constitue pas un acte nécessaire à
la création de la société, mais directement un acte d'exploitation. La société n'est
donc plus en formation, mais constitue une société créée de fait. Une telle
conclusion n'est pas directement affirmée par l'arrêt commenté mais découle
nécessairement de son dispositif à partir du moment où, malgré la question posée,
la Cour suprême n'examine les faits qu'à travers leur qualification en société créée
de fait.

Le peu d'intérêt manifesté par la Chambre commerciale, envers la question de la


qualification de la situation de fait paraît par ailleurs s'expliquer par le fait que,
s'agissant des rapports de la société envers les tiers, la question de la qualification
qui paraissait principale n'était, en fait, pas fondamentale.

II - La qualification de la situation, question non fondamentale

La question des rapports des participants à l'opération avec les tiers se pose a priori
en termes différents selon que les participants ont la qualité de fondateurs (société
en formation) ou celle d'associés (société créée de fait). A la société en formation,
on applique le principe de la relativité des conventions. A la société créée de fait, on
applique le droit des sociétés.

La société en formation n'ayant pas la personnalité morale, ni la capacité juridique,


les rapports des associés avec les tiers sont régis par référence au droit commun des
contrats. Il en résulte que ni la société, ni les fondateurs ne sont engagés par les
actes passés pendant la période de formation. Les actes passés par les associés en
son nom ne peuvent donc, en principe, engager que leurs auteurs6 et non pas
toutes les personnes qui ont participé à la formation7.

Si les fondateurs n'ont accompli aucun acte de gestion et s'ils n'ont signé aucun
contrat particulier, ils ne sauraient voir leur responsabilité engagée8. De la même
façon, les associés ne peuvent être engagés, dès lors qu'ils n'ont passé aucun acte
pour le compte de la société et qu'ils n'ont donné aucun mandat pour accomplir
une quelconque activité au nom de la société9.

Par application du principe de la relativité des conventions, le participant à la


fondation d'une société ne peut être engagé que s'il a effectivement et
personnellement pris un engagement10.

Lorsqu'à la société en formation s'est substituée une société créée de fait, la


question des rapports des participants à l'opération avec les tiers est régie non plus
par le droit commun des contrats, mais par celui des sociétés. Les participants à
l'opération ne sont plus des fondateurs, mais des associés. En conséquence, tous les
associés sont tenus d'exécuter les engagements pris pour le compte de la société et
non pas simplement ceux qui les ont conclus11. Il ne s'agit plus, en effet, de la
responsabilité des fondateurs à l'égard des cocontractants, mais de celle des associés
qui sont tenus des dettes sociales à l'égard des tiers.

Malgré une position de principe diamétralement opposée, la situation des


participants à l'opération n'est cependant pas si différente. En vertu de l'article 1873
du Code civil, le droit des sociétés en participation s'applique aux sociétés créées de
fait. Or, selon l'article 1872, chaque associé d'une société en participation ou d'une
société créée de fait contracte en son nom personnel et est seul engagé à l'égard des
tiers. Pour qu'il en soit différemment et qu'un associé soit personnellement engagé,
il faut qu'il se soit immiscé dans la gestion de la société et qu'il ait laissé croire au
cocontractant qu'il entendait s'engager à son égard12.

Dès lors, qu'il y ait société en formation ou société créée de fait, les associés ne
pouvaient être personnellement engagés que s'ils avaient effectivement et
personnellement pris un engagement ou s'ils avaient personnellement accompli des
actes en qualité d'associés ou s'étaient immiscés dans la gestion de la société13.

La censure par la Cour de cassation s'imposait donc, quelle que soit la qualification
retenue, à partir du moment où la cour d'appel avait cru bon de retenir la
responsabilité des associés sans caractériser des actes personnels permettant de
considérer qu'ils avaient agi en qualité d'associés au vu et au su des tiers ou qu'ils
s'étaient immiscés dans la gestion de la société en faisant croire qu'ils entendaient
s'engager à côté d'elle.

1 – E. Paillet, « L'activité de la société en formation » : Rev. sociétés, 1980, p. 419.

2 – CA Paris, 3e Ch. A, 3 juin 1981 : Dr. sociétés, 1981, comm. no 163.

3 – CA Paris, 22 décembre 1983 : Rev. sociétés, 1984, p. 745, obs. Sortais.

4 – Cass. com., 20 novembre 1990 : Bull. civ. IV, no 296 ; Rev. sociétés, 1991, p. 71 ; D., 1990,
IR, p. 299 ; Bull. Joly Sociétés, 1991, p. 204, § 66, note P. Le Cannu ; Cass. com., 7 avril 1992 :
Bull. Joly Sociétés, 1992, p. 622, § 202, note P. Le Cannu.

5 – Cass. com., 17 mai 1989 : Bull. civ. IV, no 151 ; D., 1989, IR, p. 185 ; Rev. sociétés, 1990, p.
32, obs. Sortais ; Cass. com., 20 novembre 1990 : Bull. civ. IV, no 296 ; Rev. sociétés, 1991, p. 71
; D., 1990, IR, p. 299 ; Bull. Joly Sociétés, 1991, p. 204, § 66, note P. Le Cannu.

6 – Cass. civ. 1re, 16 février 1971 : Bull. civ. I, no 49 ; Rev. sociétés, 1971, p. 381, note J. Hémard
; Cass. com., 3 avril 1973 : Bull. civ. IV, no 150 ; Rev. sociétés, 1974, p. 90 ; Cass. 3e civ., 5 janvier
1994 : Bull. Joly Sociétés, 1994, p. 289, § 73, note Micha-Goudet.
7 – Cass. com., 4 mai 1981 : Rev. sociétés, 1982, p. 277, note Philippe ; D., 1982, p. 482, note J.-J.
Daigre ; Cass. com., 25 octobre 1983 : Rev. sociétés, 1984, p. 523, note Sibon ; Cass. com., 15
novembre 1983 : Rev. sociétés, 1984, p. 753, note C.-H. Gallet ; D., 1985, p. 149, note Cartier ;
Cass. com., 24 février 1987 : Bull. civ. IV, no 56 ; Bull. Joly Sociétés, 1987, p. 211, § 98, note
PLC.

8 – Cass. com., 4 mai 1981 : D., 1982, p. 482, note J.-J. Daigre ; Rev. sociétés, 1982, p. 277, note
Philippe.

9 – Cass. com., 14 janvier 1992 : Rev. sociétés, 1992, p. 303.

10 – Cass. com., 8 mars 1977 : Rev. sociétés, 1978, p. 83.

11 – Cass. com., 13 mars 1984 : D., 1985, p. 244, note Y. Reinhard.

12 – Cass. com., 15 juillet 1987 : Bull. Joly Sociétés, 1987, p. 723, § 303 ; Rev. sociétés, 1988, p.
70, note P. Didier.

13 – Cf. Joly Sociétés, Traité, vo « Société en formation », nos 3, 8, 24, 25 ; vo « Société en


participation », nos 118 à 122.

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Document 3

Théorie de la personnalité morale :


une société peut souffrir d'un préjudice moral

Cour de cassation (com.) 15 mai 2012, F-P+B, n° 11-10.278, Sté La Pizzeria c/


Fournier

L'essentiel :
Méconnaît les articles 1147, 1382 et 1383 du code civil la cour d'appel qui retient
que les sociétés ne peuvent prétendre à un quelconque préjudice moral.

La Cour,

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. et Mme Fournier ont cédé à M. Larreche,
agissant pour le compte de la société Jafa, la totalité des parts de la société La
Pizzeria ; que dans la convention de cession, une clause de non-concurrence a été
prévue ; qu'estimant qu'il y avait eu violation de cette clause par M. Fournier et
concurrence déloyale par la société Reine Victoria, la société La Pizzeria les a
assignés aux fins d'obtenir notamment des dommages-intérêts ;
Sur le premier moyen, pris en ses deux première branches et sur le second moyen, pris en ses
première, deuxième et quatrième branches :

Attendu que ces moyens ne seraient pas de nature à permettre l'admission du


pourvoi ;

Mais sur le premier moyen, pris en sa troisième branche et sur le second moyen, pris en sa troisième
branche :

Vu les articles 1147, 1382 et 1383 du code civil ;

Attendu que pour rejeter les demandes de la société La Pizzeria et de la société Jafa
au titre du préjudice moral, l'arrêt retient que s'agissant de sociétés elles ne peuvent
prétendre à un quelconque préjudice moral ;

Par ces motifs :

Casse et annule, mais seulement en ce qu'il a rejeté les demandes des sociétés La
Pizzeria et Jafa au titre du préjudice moral, l'arrêt rendu le 12 juillet 2010, entre les
parties, par la cour d'appel de Pau ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et
les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit,
les renvoie devant la cour d'appel de Toulouse ;

Mme Favre, premier prés. ; M. Jenny, cons. rapp. ; M. Petit, cons. doyen ; M. Mollard, av. gén.
référendaire ; SCP Bouzidi et Bouhanna, SCP Ancel, Couturier-Heller et Meier-Bourdeau, av.

Note par Philippe Stoffel-Munck, Professeur à l'Ecole de droit de la Sorbonne

1. Les sociétés peuvent-elles souffrir un préjudice moral ? Un banal contentieux de


violation d'une obligation de non-concurrence a permis de poser cette question de
principe à la Cour de cassation.
En l'occurrence, un couple ayant tenu un restaurant à Biarritz durant trente ans
céda la totalité des parts de la société d'exploitation, dénommée « La Pizzeria ».
L'acte de cession contenait une clause de non-concurrence. Post-cession, les
cédants méconnurent leur obligation en dirigeant une exploitation concurrente.
L'acquéreur, qui était une SARL, agit sur un fondement contractuel contre les
cédants et « La Pizzeria » agit conjointement, en se plaçant sur le terrain de la
concurrence déloyale. Bien que les résultats de l'exploitation acquise fussent en
nette progression, un « préjudice financier » était allégué. La cour d'appel de Pau
l'admit, car la clientèle aurait pu être plus nombreuse encore sans la concurrence
des anciens exploitants. Les sociétés demanderesses réclamaient également
réparation d'un « préjudice moral » à hauteur de 50 000 €. La cour d'appel ne
l'admit pas, estimant que les sociétés ne pouvaient par nature en subir. Un pourvoi
fut formé au motif « qu'en affirmant péremptoirement que, s'agissant de sociétés,
les exposantes ne peuvent prétendre à un préjudice moral » la cour d'appel aurait
violé les articles 1147, 1382 et 1383 du code civil. La Chambre commerciale
accueille le moyen et, sur ce triple visa, casse la décision paloise pour avoir retenu à
tort que « s'agissant de sociétés elles ne peuvent prétendre à un quelconque
préjudice moral ».
En soi, la solution n'est pas nouvelle car toutes les chambres de la Cour de
cassation l'avaient admise dans des contextes variés ; elle était cependant discutée
(2). L'intérêt de l'arrêt réside donc dans la réaffirmation, sous forme de principe du
droit de la responsabilité civile, de l'aptitude des sociétés à souffrir un préjudice
moral. A quoi cela correspond-il concrètement ?
2. En premier lieu, ce chef de préjudice peut simplement servir à exprimer la
fonction normative de la responsabilité civile, c'est-à-dire sa tendance à déborder
sur la matière pénale et à tolérer que le juge civil participe à la régulation sociale en
définissant des comportements appelant per se une sanction. Cela se rencontre
toutes les fois où la Cour de cassation estime qu'une certaine espèce de faute cause
« nécessairement » un préjudice (3). Le droit de la concurrence déloyale connaît du
procédé depuis longtemps, comme l'exprime la formule selon laquelle il s'infère «
nécessairement » de tels actes un préjudice « fût-il seulement moral » pour la
victime. Or, celle-ci est fréquemment une personne morale et la première fois où
cette formule a été exactement employée, cela a d'ailleurs été au profit d'une société
(4). Il n'en reste pas moins que la notion de « préjudice moral » se révèle ici
artificielle car entièrement instrumentalisée.
3. En second lieu, le préjudice moral peut refléter l'atteinte à une valeur
extrapatrimoniale. Pour en rendre compte, il serait plus clair d'adopter la
terminologie distinguant les notions de dommage et de préjudice et de voir dans la
première l'atteinte à un intérêt juridiquement protégé et dans la seconde les
conséquences défavorables qui en sont résultées pour l'intéressé (5). On peut, en
effet, admettre qu'une société ne se résume pas à son patrimoine et qu'elle peut être
titulaire d'intérêts extrapatrimoniaux susceptibles d'être lésés, ce qui caractérise son
aptitude à subir un « dommage moral ». La raison en est que si la personnalité
morale est sans doute une fiction juridique, le caractère fictif de cet « être » est plus
ou moins accusé. Quand derrière la société se trouve une communauté d'hommes
et de femmes, une histoire, une culture voire des valeurs - en somme une «
entreprise » - la société devient sinon un être de chair du moins l'incarnation d'un
ensemble de traits qui lui dessinent une personnalité au sens commun du terme. La
personne morale devient une entité à laquelle s'attachent, dans l'espace public où
elle opère, certains caractères inscrits dans un continuum : une réputation, voire une
identité.
4. À son optimum, cette « personnalité sociale » peut engendrer des vertus très
précieuses : confiance du marché, attraction de nouveaux talents, fierté d'appartenir
à l'entreprise. Pour autant, elle n'est pas l'objet d'un droit réel, même si la
théorisation de la notoriété comme objet de propriété a sensiblement progressé ces
temps derniers (6). Par conséquent, l'altération de cette personnalité reste
aujourd'hui une atteinte à un intérêt d'ordre extrapatrimonial.
5. Un tel dommage peut engendrer différentes sortes de conséquences néfastes.
Certaines s'inscrivent dans l'ordre des préjudices économiques, notamment
commercial ou financier. L'éventuelle perte d'attractivité commerciale peut être
appréhendée de manière analytique, en s'attachant à la dépréciation de tel ou tel
élément d'actif (marque, clientèle), ou de manière synthétique en tant que
diminution de la Goodwill dans la valorisation de la société. Encore faut-il que ces
pertes soient certaines et pas simplement virtuelles. Elles ne sont donc pas toujours
réparables au moment du procès. Plus certainement, pourront s'y ajouter diverses
pertes, tels les frais de reconstitution d'image.
6. Un dommage immatériel peut-il aussi avoir des conséquences de nature « morale
» ? Ce n'est pas parce que l'arrêt emploie le mot de « préjudice moral » qu'il faut
estimer l'affirmative acquise. En effet, faute pour le vocabulaire judiciaire d'adopter
la distinction entre « dommage » et « préjudice », on ne sait pas si les rédacteurs de
la décision ont voulu rappeler que les sociétés pouvaient subir un dommage
extrapatrimonial (ce dont nul ne doute vraiment) ou s'ils ont voulu dire qu'à l'égard
des personnes morales aussi, l'indemnisation pouvait dépasser les conséquences
économiques du dommage. Pour savoir si cette dernière option peut être retenue, il
faut d'abord se demander ce qui peut se trouver au-delà du préjudice économique.
7. Rapporté au monde des personnes physiques, ce dépassement couvre
notamment la part de souffrance, d'affliction, de dépression que peut souffrir l'être
humain en son for intérieur. La situation des personnes morales n'est évidemment
pas identique et même la puissance de l'analogie trouve ici une limite puisqu'elles
sont apparemment dépourvues d'émotions. Pour autant, au travers des êtres qui
l'animent, une personne morale a une dimension intérieure et peut sinon souffrir du
moins voir son climat interne se troubler, se tendre et s'assombrir. N'importe quel
dirigeant d'entreprise pourrait en témoigner. Or, la pesanteur du climat social, le
pessimisme du management ou la défiance qui se développe à l'égard de
l'entreprise, voire celle qui s'installe entre ses composantes, tout cela forme des
maux dont l'effet néfaste est immédiatement palpable au sein de la société. Pourtant
leur traduction commerciale ou financière n'est qu'éventuelle et n'existera peut-être
jamais de sorte que ces maux ne caractérisent pas un préjudice économique
réparable. Le préjudice moral d'une société peut déjà être l'expression de cette
dégradation diffuse du moral au sein de l'entreprise et de la perte de confiance en
son devenir. Il peut aussi couvrir d'autres choses. En particulier, il a parfois trait à
l'honneur quand la personne morale est porteuse de valeurs qui font son identité,
que celles-ci soient professionnelles ou, plus adéquatement, spirituelles,
philosophiques ou politiques.
8. D'évidence, ces différentes sortes de préjudice moral ne concernent pas
également toutes les sociétés. Une pizzeria peut-elle subir un tel préjudice à raison
de la concurrence de ses anciens exploitants ? Peut-elle même être victime d'un
dommage moral si on veut distinguer dommage et préjudice ? Cela ne tombe pas
sous le sens et il faudra en convaincre les juges du fond. Comme quoi, en matière
de concurrence déloyale, il est moins facile de démontrer un préjudice moral que de
le postuler pour les besoins de la sanction quand la réalité économique du préjudice
subi fait défaut.
(2) V. notamment contra : V. Wester-Ouisse, Le préjudice moral des personnes
morales, JCP G 2003. I. 145 ; pro : Ph. Stoffel-Munck, Le préjudice moral des
personnes morales, Mélanges Ph. le Tourneau, Dalloz, 2007, p. 959.

(3) Ex. : Soc. 17 mai 2011, JCP G 2011. 1333, n° 2, et nos obs.

(4) Com. 9 févr. 1993, n° 91-12.258, Bull. civ. IV, n° 53 : « il s'interférait


nécessairement des actes déloyaux contestés l'existence d'un préjudice pour la
société MBF, fût-il seulement moral ».

(5) Sur cette distinction, V. Ph. Le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats, 9e
éd., Dalloz Action, 2012, n° 1309.

(6) C. A. Maetz, La notoriété : essai sur l'appropriation d'une valeur économique, préf. J.
Mestre et D. Poracchia, PUAM, 2010.

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