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Sommaire

1. Couverture
2. Titre
3. À lire également en Que sais-je ?
4. Copyright
5. Introduction
6. Chapitre premier - Naissance d'une discipline
1. I. – Qu'est-ce qu'une politique publique ?
2. II. – L'histoire d'une discipline
3. III. – Les séquences de l'action publique
4. IV. – La genèse d'une politique publique
7. Chapitre II - Le changement
1. I. – Ce qui change
2. II. – Ce qui fait changer vite et en profondeur
3. III. – Ce qui empêche ou ralentit le changement
8. Chapitre III - Des frontières mouvantes
1. I. – Le déplacement de la frontière entre public et privé
2. II. – L'Europe et les politiques publiques
3. III. – Internationalisation et transnationalisation
9. Chapitre IV - Le public
1. I. – Donner une place aux ressortissants
2. II. – Agir sur les ressortissants
3. III. – Écouter les ressortissants
10. Chapitre V - Étudier les politiques publiques
1. I. – Une stratégie de recherche (les « 3 C »)
2. II. – L'importance de la comparaison
11. Conclusion - Une science politique des politiques publiques
12. Bibliographie
13. Table des matières

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Guide
1. Couverture
2. Les politiques publiques
3. Début du contenu
4. Bibliographie
5. TABLE DES MATIÈRES
À lire également en
Que sais-je ?

COLLECTION FONDÉE PAR PAUL


ANGOULVENT
o
naud Denoix de Saint Marc, L’État, n 616.
o
rre Moulinier, Les Politiques publiques de la culture en France, n 3427.
o
nk Mordacq, Les Finances publiques, n 3908.
ISBN 978-2-13-081779-6
ISSN 0768-0066

re
Dépôt légal – 1 édition : 2020, août

© Que sais-je ? / Humensis, 2020

170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Introduction

Dans Qui a tué mon père 1, Édouard Louis liste les politiques publiques
menées en France depuis le milieu des années 2000 et en souligne les effets
néfastes sur la santé, le quotidien et la fin de vie de son père malade. Sans
prendre part à la controverse qui a entouré la sortie de cet ouvrage –
certains anciens ministres s’offusquant de se voir figurer au nombre des
coupables et souhaitant y répondre par roman interposé 2 –, on peut dire que
cet exemple littéraire met en exergue une vérité souvent oubliée ou négligée
concernant les politiques publiques : elles comptent, et elles ont des
implications concrètes dans la vie des individus. Quand l’État augmente les
impôts, cela a des répercussions dans les comptes du contribuable ; quand il
crée la couverture maladie universelle (CMU), des citoyens jusque-là sans
couverture sociale ont accès aux soins ; quand l’Union européenne interdit
l’usage des OGM, une contrainte s’impose aux agriculteurs, et
l’alimentation de la population s’en trouve modifiée ; quand une mairie met
en place le tri des déchets, l’organisation logistique des foyers doit
s’adapter. Et la liste est potentiellement infinie. Comprendre les politiques
publiques, soit les processus par lesquels elles sont conçues, formulées,
adoptées et mises en œuvre, permet donc de saisir (voire d’avoir une prise
sur) ce qui contribue à façonner nos sociétés, nos quotidiens et jusqu’à notre
sphère intime. Fournir au lecteur ces clés de compréhension est le premier
objectif du présent ouvrage.
Une sous-discipline de la science politique, la plus récente dans le
temps, s’est spécialisée dans ce travail de décorticage et de mise en
compréhension de l’action publique : l’analyse des politiques publiques (ou
APP), comme le dit explicitement son nom. Importée tardivement des
États-Unis, où elle apparaît dès les années 1950 (naissance des policy
sciences), nourrie de concepts et d’approches déjà existants, située au
carrefour de nombreuses traditions et disciplines, elle prend place
progressivement dans le paysage académique francophone et s’appuie sur
une « boîte à outils » relativement riche qui en fait sa marque de fabrique et
crée un vocabulaire propre 3 permettant de penser l’État en action 4. Comme
sa consœur, les « relations internationales », elle se définit avant tout par
son objet, à tel point que le terme « analyse » disparaît parfois tout
simplement de l’expression : le chercheur « fait des politiques publiques »
(comme le décideur qui les fabrique), le dictionnaire de la discipline est
celui « des politiques publiques » (et non celui de l’APP), et ce « Que sais-
je ? » s’intitule à juste titre Les Politiques publiques. Cette confusion avec
son objet est tellement vraie que certains chercheurs et universitaires de la
discipline ont envisagé d’en changer l’appellation afin de mieux rendre
compte des évolutions des politiques publiques, préférant par exemple
parler de « sociologie de l’action publique » pour souligner la pluralité des
acteurs et des niveaux de gouvernement intervenant dans son processus de
production. Dresser le tableau de la discipline, de sa genèse aux évolutions
plus récentes – liées, comme nous venons de le voir, aux évolutions mêmes
de son objet d’étude –, est le second objectif de cet ouvrage, qui mettra
ainsi en perspective (dans le temps et dans l’histoire de la discipline) les
clés de compréhension évoquées précédemment.
Il n’est évidemment pas possible de proposer une revue de littérature
exhaustive de cette discipline, à plus forte raison dans les limites de ce
volume. Il s’agit plutôt d’en présenter une introduction afin de familiariser
le lecteur aux « mots » des politiques publiques, aux enjeux de l’action
publique aujourd’hui dans un monde en pleine transformation
(mondialisation, régionalisation, développement de l’Union européenne), et
aux questionnements d’une sous-discipline encore en construction. Nous
faisons également le choix – dans le prolongement des éditions précédentes
de ce titre dans la même collection – de consacrer un chapitre aux questions
de méthodes, ou plus précisément à ce qu’est une stratégie de recherche
lorsqu’on étudie les politiques publiques. Nous ne prétendons pas fournir
des recettes, car il existe une pluralité de regards et de façons de faire face à
un même objet, une même politique publique. Notre ambition, plus réaliste,
et nous l’espérons plus utile, est de nous inspirer de nos propres travaux de
recherche afin d’accompagner le chercheur, l’acteur des politiques
publiques ou même le simple citoyen à se poser les bonnes questions pour
mieux analyser l’action publique actuelle.
CHAPITRE PREMIER

Naissance d’une discipline

Avant d’entrer dans la boîte à outils de l’analyse des politiques


publiques et d’en présenter les grandes approches, les principaux
questionnements et certaines grilles d’analyse nécessaires au décodage de
l’action publique d’aujourd’hui, il convient dans un premier temps de
s’arrêter sur les termes utilisés et de faire quelques repérages préliminaires.
Cela revient à se poser trois questions principales, qui structureront ce
chapitre : (1) Qu’est-ce qu’une politique publique, et peut-on réussir à
définir un objet qui varie autant dans le temps (l’action publique recouvre
aujourd’hui des domaines d’intervention beaucoup plus larges qu’il y a
trente ou quarante ans, comme l’illustre la protection de l’environnement) et
dans l’espace (l’intervention publique ne prend ni les mêmes formes ni les
mêmes proportions en Europe et aux États-Unis, par exemple) ?
(2) Comment est née et s’est développée l’analyse des politiques publiques,
à quel moment a-t-on ressenti le besoin de développer de nouveaux savoirs
permettant de les appréhender, et quelle est la traduction en France de cette
émergence disciplinaire ? (3) Quels sont les premiers modèles proposés
pour analyser l’action publique ?
I. – Qu’est-ce qu’une politique publique ?
La langue anglaise est parfois plus riche que le français ; c’est
notamment le cas si l’on s’intéresse au vocable « politique », qui peut se
traduire de trois manières différentes – chacune correspondant à trois
articles ou déterminants différents en langue française.
On trouve d’abord polity, pour « le politique », au sens le plus général.
Ce premier terme renvoie aux régulations de la cité, du monde social, à
l’« art du commandement social » au sens d’Aristote, au régime et au
système politiques et à l’État.
On a ensuite politics pour « la politique », qui renvoie à tout ce que l’on
entend communément par « vie politique » (conquête du pouvoir, partis
politiques, élections, débats politiques, etc.).
Le dernier terme est celui de policy (ou policies au pluriel), soit « les
politiques publiques ». On pourrait les envisager grossièrement comme tout
ce qui est produit par le système.
C’est bien sûr cette dernière signification qui nous intéresse au premier
chef, même si les politiques produites, comme nous le verrons, peuvent être
fortement influencées, voire déterminées, par le système dans lequel elles
sont conçues (le polity) et les acteurs au pouvoir qui les pensent et les
fabriquent (la politics).

1. Une politique publique est un construit. – On doit l’une des toutes


premières définitions de l’objet « politique publique » à l’Américain
Lasswell, qui écrit en 1936 1 : « who gets what, when, how ? », que l’on
pourrait traduire par : « qui obtient quoi, quand, comment ? ». L’intérêt
principal de cette définition est de souligner que les politiques publiques ont
un effet (elles ne sont pas sans conséquence sur la société), et de mettre dès
lors en avant leur ressort social : elles définissent des clientèles (des
bénéficiaires) et des victimes ; elles représentent des ressources et des
contraintes pour les individus, et certains acteurs ont intérêt à ce qu’elles
soient développées. Toutefois, elle demeure très imprécise et ne dit rien sur
les acteurs des politiques publiques, sur les processus qui les produisent, ni
sur leur spécificité par rapport à d’autres actions sociales. Depuis, de
nombreuses autres définitions ont été proposées – en 1985 par exemple,
quand Thoenig écrit le quatrième volume du Traité de science politique
2
consacré aux politiques publiques , il en recense plus de quarante. Mais
nous nous heurtons à chaque fois à des insatisfactions, à des manques et à
des imprécisions, comme s’il était finalement impossible de circonscrire et
d’objectiver avec peu de mots ce qu’est une politique publique. Cette
dernière ne se limite pas en effet à un contenu qu’il s’agirait de saisir ; elle
est aussi un processus, elle est le produit des acteurs qui la construisent, des
idées qui la sous-tendent et lui donnent sens, des instruments qui lui
donnent corps, des discours qui la façonnent, etc. C’est pourquoi il est
nécessaire d’élargir la focale si l’on souhaite approcher au mieux ce qu’elle
est.
Intuitivement, on comprend ce qu’est une politique publique. Si on
s’intéresse à la politique de lutte contre les infractions sexuelles par
exemple, on pourra dresser la liste des textes (législatifs ou réglementaires)
adoptés en la matière. On pourra également être attentif aux prises de parole
publiques du ministre de la Justice ou analyser la mise en place d’une
mission parlementaire sur la répression des infractions sexuelles sur
mineurs au Sénat. Cependant, le ministère de la Justice n’est pas le seul
susceptible d’intervenir sur ces questions. Si la dimension répressive lui
incombe directement, il en va par exemple différemment de la dimension
préventive ou de la question de la protection des victimes face au
phénomène des infractions sexuelles. Ainsi, les contours de la politique
publique ne sont en rien un donné – d’où la difficulté de circonscrire
précisément l’expression « politique publique » dans une définition unique
et définitive. C’est pourquoi l’on doit plutôt l’envisager comme un
construit.
En France, Pierre Muller et Yves Surel 3 sont les premiers à avoir avancé
cette idée qu’une politique publique est avant tout « un construit social et un
construit de recherche ».
D’une part, elle est le produit de l’action et de l’interaction des acteurs
qui la conçoivent, la fabriquent et la labellisent. Elle est ce qu’ils en font et
ce qu’ils en disent. Pas de politique culturelle, par exemple, tant que les
acteurs étatiques n’envisagent pas la culture comme une catégorie d’action
publique légitime (comme à la fin du XIXe siècle quand culture et État
étaient en opposition) 4. Il existe en effet un « caractère historiquement
5
construit des fonctions et catégories d’État », comme l’illustre, dans le cas
de la culture, la création d’un ministère dévolu à la culture au début de la
Ve République.
D’autre part, elle est construite comme objet de recherche par les
analystes des politiques publiques qui tentent de comprendre le processus
de construction sociale de la politique précédemment décrit. La politique de
lutte contre la pédophilie n’existe par exemple pas en tant que telle ; elle
n’apparaît dans aucun texte officiel et aucun ministère ne se consacre
spécifiquement à ces questions. C’est le chercheur qui la construit comme
un objet particulier, intersectoriel, qui regroupe des communications, des
mesures et des dispositifs situés à cheval entre la protection de l’enfance et
la répression de la délinquance sexuelle, et dont l’objectif est la limitation,
6
la réduction et la répression du phénomène des abus sexuels sur mineurs .
Selon les pays, cette construction n’adoptera pas les mêmes frontières
politiques et administratives – ces questions sont par exemple traitées par le
ministère de la Justice en France, mais relèvent du ministère de l’Intérieur
(Home Office) en Angleterre.
Si cette réalité d’une politique publique comme un construit nous
empêche d’en donner une définition satisfaisante, nous pouvons néanmoins
tenter de contourner la difficulté en proposant de décomposer les politiques
publiques afin de repérer quels en sont les éléments constitutifs.

2. Les éléments constitutifs d’une politique publique. – Mény et


Thoenig 7 ont proposé de distinguer cinq éléments constitutifs, présents dans
toute politique publique.
Le contenu renvoie aux instruments qui composent la politique. Ils
peuvent être d’ordre matériel, tels qu’une subvention, un texte de loi, la
mise en place d’une agence ou encore un changement dans le calcul du taux
d’imposition. Mais ils peuvent aussi être davantage symboliques et compter
pour le message qu’ils font passer. Entrent dans cette catégorie les discours
que prononcent les acteurs au pouvoir, les mises en scène publiques qu’ils
imaginent autour d’un sujet particulier, ou les campagnes d’information et
de sensibilisation qu’ils développent (contre l’alcoolisme ou l’obésité, par
exemple).
Le programme est le cadre plus général dans lequel s’insèrent les
différents instruments susmentionnés. Ses frontières peuvent être définies
de manière objective, par l’existence d’un ministère (le ministère de
l’Intérieur en France gère la politique de sécurité sur le territoire national) ;
mais ce n’est pas toujours le cas, et il faut alors s’intéresser aux logiques
sociales qui ont contribué à définir ces frontières. Le programme de la
politique de lutte contre la toxicomanie, par exemple, est vaste et à cheval
sur plusieurs secteurs : il englobe une politique curative, une politique de
sanction, une politique de prévention, etc., qui relèvent de ministères
différents (Santé, Justice et Intérieur, Santé publique et Éducation
nationale, etc.).
L’orientation normative fait référence à la dimension cognitive de la
politique, soit aux idées qui la sous-tendent et la portent. Ce peut être des
objectifs clairs et explicites, faciles à analyser, mais cela peut aussi être de
l’ordre du non-dit et de l’implicite et renvoyer aux valeurs, aux croyances et
aux préférences idéologiques des acteurs qui fabriquent la politique. Se joue
ici l’influence potentielle de la politics sur les politiques publiques, un
gouvernement de gauche n’adoptant pas nécessairement les mêmes mesures
8
qu’un gouvernement de droite . Mais les valeurs et les préférences des
acteurs vont au-delà de la simple appartenance partisane ou idéologique.
Les politiques publiques sont en effet aussi la « construction d’un rapport au
9
monde » ; elles sont décidées à partir de la représentation des problèmes
qu’en ont les acteurs et des solutions qu’ils entendent y apporter. Cette
représentation peut être individuelle ou collective, sectorielle ou à l’échelle
de l’ensemble de la société, et c’est elle qui oriente la politique publique.
On parle par exemple du « tournant néolibéral 10 » pour expliquer le
revirement des politiques économiques dans les pays occidentaux dans les
années 1970 et 1980 : à cette époque, les représentations dominantes sur ce
qu’il convient de faire en cas de crise économique ont changé, reléguant au
second plan les anciennes recettes keynésiennes au profit de politiques
néolibérales.
Le facteur de coercition renvoie au fait que, d’une manière ou d’une
autre, l’action publique vient contraindre les individus (publics ou privés) et
leurs comportements. Elle fixe en effet des règles, impose des cadres,
définit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, donne des droits mais aussi
des devoirs, crée des ayants droit et des non-bénéficiaires. Cette dimension
coercitive est évidente dans le cas des politiques réglementaires, comme
l’est la politique de l’environnement, qui établit des normes visant à limiter
l’usage des voitures, incite à changer d’équipements (automobiles
électriques, isolation des maisons, etc.), ou impose le tri des déchets. Mais
elle n’est pas moins absente dans les politiques dites « redistributives », qui
créent des ayants droit (pour les différentes prestations sociales, par
exemple), car en modifiant l’environnement juridique des individus, elles
donnent naissance par la même occasion à des victimes potentielles de ces
nouvelles dispositions.
Enfin, le ressort social regroupe quant à lui deux catégories
d’individus : il y a, d’une part, tous les acteurs qui interviennent dans le
processus de production de la politique publique (de sa conception jusqu’à
sa mise en œuvre concrète sur le terrain), qu’ils soient publics ou privés ; et
d’autre part le public de la politique, c’est-à-dire ses ressortissants 11. En
somme, pas de politique publique sans acteurs, qu’il s’agisse des artisans de
l’action publique ou de ses bénéficiaires. La politique du logement à
destination des plus pauvres a par exemple été impulsée en France dans les
années 1950 à la suite de l’appel de l’abbé Pierre pendant l’hiver 1954.
C’est donc un homme qui contribue à l’inscription sur l’agenda politique du
problème des sans-abris et des mal-logés. Puis la machine politique et
administrative prend le relais, dans ce cas le ministère de la Construction,
notamment. Cette politique s’adresse avant tout aux plus pauvres, puis dans
les années 1960 aux rapatriés d’Algérie qui arrivent démunis en métropole.
Nous retrouvons bien deux catégories d’individus, auxquels s’ajoutent les
12
« street-level bureaucrats », ces agents administratifs qui, sur le terrain,
appliquent, font vivre et adaptent la politique publique au quotidien.

II. – L’histoire d’une discipline


Malgré une rapide première émergence dans les années 1930 (avec des
auteurs comme Merriam ou Lasswell), l’analyse des politiques publiques
naît véritablement aux États-Unis dans les années 1950.

1. Une genèse américaine. – Cette nouvelle discipline s’appelle policy


science et, si elle est une science de l’action publique, elle est également
conçue comme une science au service de l’action publique – il s’agit en
effet de « combiner la connaissance de la décision et la connaissance dans
13
la décision ». Portée par des universitaires souvent proches des sphères du
pouvoir (consultants pour l’administration par exemple, ou fondateurs et
membres de groupes de réflexions sur les politiques publiques), son objectif
est de développer des savoirs qui permettront d’aider à la prise de décision,
de résoudre les problèmes que les pouvoirs publics ont à traiter et de
rationaliser leur action. La visée pratique de la discipline est donc centrale
et fait partie de son ADN.
On assiste cependant à un basculement dans les années 1960 et 1970 et
ce, pour trois séries de raisons.
Sur le plan pratique tout d’abord, on constate que les premiers
dispositifs développés coûtent cher et ne rencontrent pas toujours le succès
escompté (on peut penser par exemple aux échecs de l’armée américaine au
Vietnam, où elle avait pourtant cherché à rationaliser son action). C’est
aussi le moment où est révélée l’incapacité de l’État à répondre à la crise
(déclenchée par les deux chocs pétroliers des années 1970) :
progressivement, une conception moins ambitieuse de l’action publique
émerge.
Sur le plan idéologique, une vision libérale de l’économie et de l’État
s’impose, préconisant des politiques de rigueur (dérégulation,
privatisations, etc.) en lieu et place des politiques de relances budgétaires de
type keynésien précédemment à l’œuvre. On assiste à une redéfinition
globale du rôle de l’État, de plus en plus délégitimé, comme l’illustre
parfaitement cette citation du président Reagan à son arrivée au pouvoir :
« Dans cette crise actuelle, l’État n’est pas la solution à notre problème ;
l’État est le problème. »
Sur le plan théorique enfin, l’analyse des politiques publiques s’ouvre à
d’autres disciplines, et notamment à la sociologie des organisations, passage
obligé dans les années 1960 et qui va contribuer à modifier en profondeur
sa conception de l’action publique. Cette dernière, manquant en effet très
souvent de rationalité, subit de nombreux dysfonctionnements, n’est pas
toujours mise en œuvre efficacement, se heurte à l’autonomie des acteurs
chargés de l’appliquer sur le terrain, souffre du caractère limité de la
rationalité des acteurs qui la conçoivent, est victime des conflits entre les
acteurs chargés de son élaboration, est contrainte par des facteurs
organisationnels et institutionnels qui échappent aux individus, etc. C’est
l’ère du « pessimisme sociologique » (qui fait suite à l’« optimisme
14
rationalisateur » des policy sciences) . Désormais, l’État est envisagé non
plus comme un acteur unitaire et homogène, mais bien plutôt comme un
ensemble hétérogène et fragmenté, un conglomérat d’acteurs en interaction,
et aussi souvent en concurrence.
Pour toutes ces raisons (pratiques, idéologiques et théoriques), l’analyse
des politiques publiques évolue et se transforme. Elle va tout d’abord
s’éloigner du champ de l’aide à la décision pour s’autonomiser et devenir
progressivement une discipline académique à part entière – et s’inscrire
dans le champ universitaire en tant que sous-discipline de la science
politique. Elle va par ailleurs se nourrir des autres champs disciplinaires et
des autres courants de recherche (sociologie des organisations, sociologie
de l’action collective et des groupes d’intérêt, étude du fonctionnement des
institutions, sociologie de l’État, etc.) pour enrichir sa boîte à outils et
accroître sa scientificité – et sa légitimité.

2. L’analyse des politiques publiques en France. Cette sous-discipline


ne fait son apparition que bien plus tard en France, tout au début des années
1980. Bien sûr, le monde académique français s’intéressait aux politiques
étatiques avant cette date (politiques économiques, politiques sociales,
politique étrangère…), mais « nul ne pensait à les placer sous la rubrique
15
générale de “politiques publiques” » et ne les analysait avec les concepts
et outils de l’APP. On estime que l’acte de naissance officiel de la discipline
en France remonte à 1981, quand l’une des cinq tables rondes du congrès de
l’Association française de science politique (AFSP) qui se tenait à Paris fut
entièrement consacrée à l’analyse des politiques publiques.
Si quelques auteurs font de l’APP comme on fait de la policy analysis
aux États-Unis, la grande majorité des académiciens français qui
s’intéressent à cette nouvelle discipline va au contraire la développer,
l’interpréter et la pratiquer à partir des traditions intellectuelles déjà
existantes en France pour analyser l’État, ce qui va contribuer à donner une
coloration particulière à la recherche française. Ainsi par exemple, fidèle
aux travaux d’inspiration marxiste et aux travaux de science administrative,
cette dernière refuse généralement l’orientation problem solving qui
caractérise la plupart des travaux anglo-saxons, ce qui se traduit notamment
par un rejet des approches dites « de choix rationnel ». De la même façon,
l’influence de la sociologie des organisations se fait sentir dans la
valorisation, en France, des méthodes et données de nature qualitative
(notamment l’entretien), au détriment des méthodes quantitatives, tout
comme dans l’intérêt plus marqué accordé aux acteurs qui interviennent
dans les processus d’action publique.
Importée des États-Unis, adaptée ou, à tout le moins, hybridée au
contact des courants intellectuels dominants, l’analyse des politiques
publiques se fait donc progressivement une place dans le paysage
académique français, comme en témoigne le nombre de thèses,
publications, colloques et enseignements qui s’en réclament à partir de la
fin des années 1980 et tout au long des années 1990. Dans ce processus de
structuration progressive d’une discipline, un ouvrage a joué un rôle
déterminant en France. Il s’agit de L’État en action. Politiques publiques et
corporatismes de Bruno Jobert et Pierre Muller, publié en 1987. Il souligne
que les politiques publiques sont au cœur des rapports existant entre l’État
et la société et que leur dimension cognitive est centrale (l’action publique
est déterminée par la conception, que partagent les acteurs, de ce qu’il faut
faire, et cette représentation s’appelle le « référentiel »). Cet ouvrage,
16
inaugurant ce que l’on appelle communément les approches cognitives et
normatives des politiques publiques, représente un moment structurant de la
17
discipline en France . S’il ne la résume pas (loin de là), il en propose une
perspective innovante, permettant des échanges et des débats avec des
approches similaires développées à l’étranger et obligeant les autres
analystes des politiques publiques à se positionner par rapport à lui.
Les années 1990 et 2000 voient donc se développer l’analyse des
politiques publiques à coups d’importation de modèles analogues au
référentiel, de remises en cause de ce modèle au sein de la science politique
française et du développement d’approches alternatives. La discipline
évolue également sous l’effet des transformations du politique, au même
rythme et dans la même direction qu’au sein des autres pays où elle existe.

3. Les évolutions récentes. – Au cours des deux dernières décennies, la


discipline a connu trois évolutions importantes.
La première est son institutionnalisation définitive en tant que sous-
discipline de la science politique. Les indicateurs sont nombreux :
l’explosion des revues spécialisées (Politique et management public,
Gouvernement et action publique, Journal of European Public Policy,
Governance, etc.) et du nombre de thèses soutenues dans cette spécialité ;
l’augmentation du nombre de publications, manuels, dictionnaires et autres
traités, consacrées aux politiques publiques ; ou encore la création de
groupes spécialisés au sein des associations de science politique.
La deuxième concerne sa « sociologisation », à prendre dans un double
sens : c’est d’une part, sur le plan méthodologique, le privilège accordé à la
démarche sociologique (entretiens, observation participante, données
qualitatives) ; et d’autre part, au niveau du regard adopté, l’intérêt croissant
pour les acteurs des politiques publiques, leurs interactions, leurs rapports
de pouvoir et leurs modes d’intervention. L’État n’est plus autant au centre
de l’analyse ; non seulement il est déconstruit et envisagé comme une
multitude d’acteurs en relation, mais on va également de plus en plus
chercher à comprendre les interactions existantes entre acteurs publics et
acteurs privés, et la façon dont les acteurs non étatiques, issus de la société
civile, s’invitent (ou sont invités) dans le processus de construction de
l’action publique. Des concepts sont (re)mis au goût du jour à cet effet
(« réseau de politiques publiques », « communautés épistémiques »,
« coalition de cause », etc.), et certains choisissent de délaisser l’appellation
« analyse des politiques publiques » au profit de celle de « sociologie de
l’action publique », afin d’inscrire cette évolution jusque dans le langage
18
utilisé pour qualifier la discipline .
La troisième a trait à son ouverture au-delà (et en deçà) du cadre
national. Les frontières de l’action publique sont en effet en mouvement, et
on assiste de plus en plus au développement de politiques publiques non
étatiques, qu’elles soient locales, régionales, européennes ou
internationales. Ce passage du cadre étatique de production de l’action
publique à la réalité d’une construction collective des politiques publiques,
à plusieurs niveaux du pouvoir, s’accompagne d’une internationalisation
plus grande de la discipline et d’un renouvellement du regard et des
approches : la comparaison, qu’elle soit internationale ou transnationale, est
de plus en plus valorisée ; on assiste à une innovation conceptuelle pour
rendre compte de ce changement de frontières, avec la « gouvernance
multiniveaux » ou la notion d’« européanisation » qui tente de saisir les va-
et-vient existant entre le niveau national et le niveau européen ; on
s’intéresse à de nouveaux objets, comme les transferts de politiques
publiques, entre pays et entre niveaux de gouvernement ; et l’on s’interroge
sur la spécificité de l’action publique en fonction de son niveau de
production (les politiques européennes sont-elles par exemple des politiques
publiques comme les autres ?).

III. – Les séquences de l’action publique


L’idée de découper une politique publique en différentes séquences
émerge dès l’époque des policy sciences. L’APP est en effet, à ce moment-
là, au service des décideurs, et tournée vers l’opérationnel : en isolant des
étapes distinctes de l’action publique, on tente de les rationnaliser afin
d’optimiser l’action de l’État. Le premier modèle séquentiel voit donc le
jour au milieu des années 1950, élaboré par Lasswell, le père fondateur de
la discipline. Il sera ensuite repris et reformulé par plusieurs de ses élèves.
Mais la forme plus ou moins achevée et stabilisée de cette grille
séquentielle se trouve dans les manuels de politiques publiques publiés dans
les années 1970 aux États-Unis, notamment celui de Charles Jones 19. Son
ouvrage rencontre un tel succès qu’on lui attribue souvent, de façon
erronée, la paternité de ce modèle – pour le qualifier, on parle
communément de la « grille de Jones ».

1. Une grille de lecture opérationnelle. – À partir des années 1970, on


prend l’habitude de diviser l’action publique en cinq séquences distinctes.
La première séquence correspond à l’identification du problème
(problem identification) et va jusqu’à la prise en charge de ce problème par
les autorités politiques (ce que l’on appelle aussi « la mise à l’agenda »).
Elle englobe plusieurs sous-phases ou activités : la définition d’une
situation que les acteurs identifient comme un problème ; l’organisation de
ces acteurs afin de formuler des demandes et de les transmettre aux
autorités compétentes ; l’accès enfin auxdites autorités. Si les acteurs qui
font émerger un problème peuvent appartenir aux sphères du pouvoir, ce
n’est pas nécessairement ni généralement le cas : cette première séquence
est l’une des plus ouvertes, au sens où des acteurs non étatiques sont
susceptibles d’y intervenir pour faire en sorte que leurs préoccupations
soient inscrites à l’agenda.
La deuxième séquence renvoie au développement du programme
(program development) et démarre lorsque les autorités politiques
interviennent afin de traiter le problème qui vient d’être inscrit à l’agenda.
Les activités de cette séquence sont les suivantes : la formulation des
solutions et options alternatives possibles ; le choix d’une solution, soit
d’une proposition d’action publique ; enfin l’action de légitimation (qui
peut être politique mais aussi juridique) de la décision nouvellement
adoptée. En somme, cette séquence est celle de la décision et des activités
annexes (formulation, choix, adoption, légitimation).
La troisième séquence est celle de la mise en œuvre du programme
adopté (program implementation), soit le moment où les mesures qui ont
été décidées sont concrètement appliquées par les autorités. À ce stade,
c’est l’administration qui joue un rôle central, d’organisation des moyens
pour la mise en œuvre, d’interprétation de la politique et d’application sur le
terrain.
La quatrième séquence a trait à l’évaluation du programme mis en
œuvre (program evaluation). Il s’agit de s’intéresser à ses effets et aux
réactions qu’il suscite, d’en analyser et d’en mesurer les résultats. Ce peut
être l’occasion de voir émerger de nouveaux problèmes ou d’assister à la
reformulation des solutions envisagées. Cela pose à chaque fois la question
des critères de jugement retenus et celle de l’opportunité qu’il y aurait à
revenir sur les séquences précédentes.
La cinquième et dernière séquence concerne l’achèvement ou la
terminaison du programme (program termination), soit l’arrêt de la
politique publique. Elle se produit lorsque le problème à l’origine dudit
programme a été résolu. Dans la réalité, cette phase ne se produit que très
rarement, car de nombreux problèmes (chômage, pauvreté, pollution,
éducation des enfants, inégalités entre les hommes et les femmes, etc.),
même traités et pris en charge, continuent de subsister, se renouvellent ou se
transforment, ce qui nécessite le maintien de l’action publique conçue pour
y répondre. Seuls des objectifs précis et circonscrits peuvent être atteints et
permettre la réalisation de cette phase de terminaison, comme la
construction d’une route dans le cadre d’une politique d’aménagement du
territoire. Mais le plus souvent, davantage qu’à l’achèvement d’une
politique, on assiste à un changement majeur de son orientation, et donc à
l’inauguration d’une nouvelle politique publique destinée à venir à bout
d’un problème préexistant.
Cette grille de lecture a le mérite de proposer une vision cohérente et
relativement exhaustive de ce qu’est une politique publique. Elle en
souligne les différentes facettes et en montre les divers acteurs susceptibles
d’intervenir dans sa production (acteurs gouvernementaux, administration,
citoyens, agents sur le terrain, experts, etc.). Ainsi, on s’éloigne d’une
conception purement juridique et légaliste de l’action publique pour adopter
un regard plus sociologique, qui est précisément l’une des grandes
spécificités de l’APP. Cependant, comme tout modèle, celui-ci n’échappe
pas aux critiques.

2. Les limites de la grille séquentielle. – Il se peut tout d’abord que la


représentation qu’il donne d’une politique publique ne « colle » pas
parfaitement à ce qui est observable sur le terrain.
Premièrement, les séquences ne sont pas toujours facilement
identifiables. À quel moment par exemple peut-on dire qu’une décision est
prise, quand le projet de loi est adopté par le Conseil des ministres, quand le
texte est voté par l’Assemblée nationale, ou quand la loi est officiellement
promulguée par le président de la République ? Et que dire des « non-
décisions » ? Pour de nombreux auteurs 20 en effet, elles font tout autant
partie d’une politique publique et doivent être étudiées au même titre que
les décisions effectives. Cette difficile identification est également
vérifiable au cours de la séquence suivante de la mise en œuvre, parfois
totalement inexistante, comme dans le cas des « lois de papier » qui ne sont
jamais appliquées. Toutefois, même a priori absente, il peut y avoir une
forme de mise en œuvre malgré tout, car dès qu’une décision est prise, elle
a des effets sur les perceptions des acteurs et peut donc influencer leurs
conduites sociales, les amener à modifier leurs comportements afin de
s’adapter à la nouvelle politique, ou en tout cas à ce qu’ils en perçoivent.
C’est ce que l’on appelle la dimension symbolique de l’action publique,
centrale et pourtant souvent sous-estimée et peu prise en compte dans
l’analyse.
Deuxièmement, il est parfois difficile de faire un découpage précis entre
les différentes séquences, celles-ci pouvant se chevaucher (on trouve, par
exemple, de multiples décisions tout au long du processus : décision
d’accorder de l’attention à un problème plutôt qu’à un autre, décision
d’envisager telle ou telle option pour y répondre, décision de ne retenir
qu’une mesure, décision de l’interpréter d’une certaine façon, décision de
l’appliquer à grande échelle ou de manière restreinte, etc.) ; mais elles
peuvent aussi être inversées ou leur ordre peut être perturbé. Il peut arriver
par exemple qu’une décision soit prise avant qu’un problème soit
clairement identifié et que ce dernier soit construit a posteriori ou
parallèlement à la prise de décision, et ce dans le but de la valider. Le choix
des États-Unis d’intervenir en Irak en 2003 relève sans doute de ce cas de
figure – la possession d’armes de destruction massive par l’Irak servant de
justification à la guerre, alors même que ces accusations se révéleront
infondées par la suite.
En somme, la grille séquentielle propose une vision linéaire des
politiques publiques qui se heurte à une réalité bien plus chaotique et
dynamique que le laisse penser une simple succession de séquences. Il est
donc important de garder à l’esprit que l’action publique est davantage un
processus circulaire, un flux continu de décisions multiples et de séquences
qui se chevauchent et dont il s’agit de comprendre le sens.
Cette grille repose en outre sur des postulats que l’on peut questionner.
Le premier de ces postulats est celui, rationaliste, selon lequel les politiques
publiques servent avant tout à résoudre des problèmes, suivant la
conception dominante des premières policy sciences. Or cette « orientation
21
problem-solving » a été battue en brèche depuis par d’autres conceptions
de l’action publique et notamment par celles, dans les approches cognitives,
qui envisagent les politiques publiques comme des moyens d’exprimer un
rapport au monde, comme des messages que l’on adresse à des publics afin
de jouer sur leurs représentations, ou comme le reflet de la façon dont les
acteurs perçoivent les problèmes publics.
Le second postulat est que les décideurs savent exactement quel est le
problème à résoudre et quel est l’objectif d’une politique publique. La
réalité sociale et politique est plus complexe : il y a rarement un seul
objectif ; s’il est clairement identifiable, il est généralement équivoque ; et il
arrive qu’il se précise seulement dans la phase de la mise en œuvre qui, loin
d’être une simple concrétisation de la politique adoptée, est l’occasion
d’expliciter, voire de redéfinir cette politique. De fait, de nouveaux acteurs
22
(agents au guichet, street-level bureaucrats , ressortissants), autres que
ceux qui ont contribué à la formulation de la politique, interviennent dans
l’implémentation des décisions et peuvent par là même les interpréter et les
adapter au terrain, faisant potentiellement de la mise en œuvre une séquence
quasi autonome par rapport à la séquence précédente 23.
En somme, la réalité est plus complexe et confuse que la façon dont la
grille séquentielle donne à la voir. Cette dernière néglige la dimension
souvent bricolée et aléatoire des politiques publiques. Elle passe également
sous silence une autre dimension pourtant cruciale dans la construction de
l’action publique, à savoir les contraintes qui pèsent sur elle. Ces dernières
peuvent être contextuelles (décider en période de croissance, ce n’est pas
décider en période de pleine récession ; adopter une politique quand on a
pour soi une large majorité de l’opinion est plus facile qu’en fin de mandat,
quand les cotes de popularité sont basses ; une crise internationale peut
fortement limiter la marge de manœuvre des gouvernants, tout comme une
catastrophe imprévue paralysant le pays). Elles sont également dues aux
héritages du passé. L’éventail des possibles est en effet fortement limité en
matière d’action publique par les choix qui ont été faits précédemment et
par les politiques publiques préexistantes. Quand on cherche à réformer les
retraites par exemple, on ne peut pas ne pas tenir compte du système déjà en
place. Il est notamment impensable de passer, du jour au lendemain, d’un
système par répartition à un système par capitalisation sans pénaliser toute
une génération de cotisants. De la même façon, les décideurs doivent tenir
compte d’une contrainte importante relative aux instruments et aux
ressources qui sont à leur disposition. Pour tenter de favoriser les énergies
renouvelables et moins polluantes afin de diminuer son empreinte carbone,
par exemple, il ne sera pas envisageable de développer l’énergie éolienne
dans un pays où le vent souffle peu.
En dépit de ces nombreuses limites, le modèle séquentiel reste utile, car
il est une représentation stylisée de la réalité et constitue une bonne grille de
lecture, notamment au stade du repérage de l’action publique que l’on
souhaite étudier. Par ailleurs, décomposer une politique publique en
plusieurs séquences permet d’affiner la compréhension de chacune d’entre
elles, et la première (émergence et mise à l’agenda) nous paraît tout
particulièrement essentielle à prendre en compte dans l’analyse de l’action
publique.

IV. – La genèse d’une politique publique


Il existe tout un pan de la littérature en science politique consacré à
24
cette première phase d’émergence et de mise à l’agenda (agenda-setting) .
Toutefois, l’intérêt pour cette séquence a été tardif en France, et si les
recherches centrées sur ces notions se sont progressivement développées,
elles constituent « davantage un chantier qu’un ensemble relativement
intégré et unifié de travaux 25 ». Or il s’agit d’une séquence cruciale, et ce,
pour plusieurs raisons : la façon dont un problème est construit et inscrit à
l’agenda va tout d’abord influencer, orienter, voire déterminer le contenu de
la politique publique finalement adoptée 26. Cette phase particulière permet
en outre de poser la question des frontières entre sphère publique et société
civile, car c’est un des moments de l’action publique où sont
potentiellement présents et visibles des acteurs non étatiques. Un problème
devient en effet généralement public (occupant les scènes publique et
médiatique) avant d’atteindre l’agenda décisionnel des autorités politiques,
et il est porté pour cela par des acteurs, individuels ou collectifs, profanes
ou professionnels, particuliers ou associatifs, qui se mobilisent pour le faire
émerger. Enfin, s’intéresser à l’agenda est un bon moyen de garder à l’esprit
qu’il n’y a pas d’évidence dans l’action publique et qu’aucune politique
publique n’est nécessaire ou inévitable. Certains phénomènes sociaux ont
en effet toujours existé (la pauvreté, la pollution, la pédophilie) ; pourtant,
ils n’ont pas toujours fait l’objet d’une prise en charge publique et politique.
Cela signifie qu’aucun problème n’est intrinsèquement public 27, et que tout
phénomène social peut à un moment donné devenir un problème public.
La première sous-séquence dans la phase d’émergence et de mise à
l’agenda concerne donc la construction des problèmes publics. Certains
faits sociaux sont en effet, à un moment donné, perçus puis construits,
labélisés et étiquetés comme devant faire l’objet d’une politique. Un même
phénomène peut ainsi avoir des significations et des implications différentes
selon les époques, les lieux, les valeurs dominantes et les configurations
d’acteurs qui l’envisagent : le port du voile est par exemple une simple
fantaisie vestimentaire s’il est le fait d’étudiantes au Canada ; il est en
revanche une question religieuse quand il est porté par de jeunes
musulmanes au Maroc ; il devient enfin un problème public et politique
quand il est source de conflit dans une école française et qu’il se heurte au
principe de laïcité.
Au cœur de ce processus de construction des problèmes publics, on
trouve généralement des acteurs, qu’ils soient directement concernés par
ledit problème, des professionnels experts du sujet, ou des acteurs
spécialisés dans la prise en charge de revendications collectives, comme des
associations, des groupes d’intérêt, des syndicats ou des partis politiques :
ce sont eux qui montrent quel est le problème et font d’un cas particulier
une cause (naming), qui désignent les responsables (blaming), et qui
formulent des revendications et s’adressent aux autorités politiques pour
obtenir leur intervention (claiming) 28. Dans ce processus de
problématisation en trois étapes, les acteurs racontent donc des « histoires
29
causales » qui permettent de mettre le problème en récit, d’imputer des
responsabilités et d’exiger un certain type de solution. Et ces histoires
causales évoluent en fonction du temps et des acteurs qui les racontent :
dans les années 1980 par exemple, le problème des abus sexuels sur
mineurs est porté par les féministes qui se mobilisent contre les violences
sexuelles faites aux femmes ; elles s’intéressent avant tout à l’inceste et
dénoncent les violences, la domination masculine et le patriarcat. Dans les
années 1990, le même problème réémerge grâce aux familles de victimes
liées à des scandales du type de l’affaire Dutroux, et c’est davantage la
pédophilie qui est publicisée, soit l’agression sexuelle sur mineur commise
par un adulte extérieur à la famille. Cette figure du stranger danger
implique des mises en garde et des solutions différentes de celles qui étaient
préconisées une décennie plus tôt.
Bien sûr, seul un petit nombre de problèmes portés par des acteurs
sociaux parviennent jusqu’à l’agenda des autorités et seront effectivement
30
pris en charge, car « l’attention publique est une ressource rare ». Il est
cependant possible de repérer des facteurs qui peuvent aider à la sélection
des problèmes : l’adéquation tout d’abord avec les croyances et valeurs
dominantes au sein de la société (ce qu’on appelle aussi la consonance
cognitive) – il est par exemple difficile de faire émerger la protection de
l’environnement au sortir de la guerre, dans une période dominée par les
valeurs matérialistes ; par ailleurs, le fait de disposer de relais au sein de la
sphère publique, d’autre part, qu’il s’agisse de personnalités politiques ou
scientifiques, de journalistes, de vedettes ou de porte-parole d’associations ;
le caractère particulièrement dramatique du problème également,
notamment en cas de catastrophe ou de forte médiatisation ; la possibilité
enfin d’objectiver le problème en ayant recours à des données chiffrées et
scientifiquement fondées (l’existence de statistiques fiables est de ce point
de vue un atout important). On peut ainsi aisément comprendre l’émergence
de la question de l’IVG en France dans les années 1970, l’ensemble de ces
conditions étant réuni : le procès de Bobigny en 1972 lui donne une grande
visibilité ; les chiffres des avortements clandestins mobilisés par les acteurs
(féministes et médecins pro-avortement) soulignent le caractère caduque de
la loi de 1920 interdisant l’avortement, quand d’autres statistiques
permettent quant à elles de mettre au jour les problèmes de santé des
femmes qui y ont recours ; le contexte culturel de l’époque est favorable
31
aux revendications des féministes (valeurs postmatérialistes post-1968,
libération sexuelle, recul de la religion, égalité des sexes et luttes féministes
en progression) ; et elles obtiennent le soutien de nombreux intellectuels de
premier plan, à l’instar de Simone de Beauvoir, ainsi que des partis de
gauche. Le problème passe donc de public à politique, et il est inscrit à
l’agenda des autorités.
Commence alors la deuxième sous-séquence relative à la mise à
l’agenda proprement dite, l’agenda pouvant être défini comme « l’ensemble
des problèmes faisant l’objet d’un traitement, sous quelque forme que ce
soit, de la part des autorités publiques et donc susceptibles de faire l’objet
d’une ou plusieurs décisions 32 ». Plus précisément, on distingue, depuis les
travaux fondateurs de Cobb, Ross et Ross 33, deux types d’agenda : l’agenda
public, qui regroupe l’ensemble des enjeux ayant atteint un haut degré
d’intérêt public et de visibilité ; et l’agenda formel, qui se compose quant à
lui des thèmes effectivement pris en charge par les gouvernants.
Il est possible de distinguer cinq grands types d’émergence d’un
problème public sur l’agenda, public ou formel, chaque type impliquant
l’action et la mobilisation d’acteurs différents 34.
Premièrement, on parle d’« émergence par la mobilisation » quand elle
se produit à la suite d’une grande mobilisation d’acteurs sociaux. Cela
commence généralement par une prise de conscience individuelle (un
individu particulier s’estime lésé, se sent injustement traité, est en position
de victime, souhaite changer quelque chose) ; puis elle se généralise, car
l’acteur concerné cherche des soutiens, des groupes se constituent autour de
sa cause et ils font entendre leur voix. Cela peut se faire de façon bruyante,
en ayant recours à la rue, aux médias et en occupant la scène publique. Mais
une voie plus discrète peut également être privilégiée, comme dans les
stratégies de lobbying auprès des autorités politiques. Le problème transite
alors généralement de l’agenda public à l’agenda formel.
Deuxièmement, l’émergence peut être le fait non d’acteurs appartenant
à la société civile, mais d’acteurs politiques, gravitant autour du pouvoir
sans en faire partie et sans être en position de pouvoir décider, comme
certains partis politiques dans l’opposition. Il s’agit alors d’une
« émergence par l’offre politique » : un thème est publicisé et politisé,
souvent dans un but de positionnement sur l’échiquier politique en vue de
prochaines échéances électorales, obligeant les gouvernants à prendre à leur
tour position – comme ce fut le cas avec le thème de l’immigration et de
l’insécurité imposé en France par le Front national dans les années 1990-
2000. Comme dans le type précédent, on passe de l’agenda public à
l’agenda formel.
Troisièmement, l’émergence est dite « instantanée » quand une situation
ou un phénomène est perçu presque immédiatement, sans qu’il soit besoin
d’un long processus de construction, comme problématique et comme
nécessitant de façon urgente une intervention publique. C’est notamment le
cas lors de catastrophes naturelles, d’accidents de grande ampleur ou
d’attentats terroristes. Un acteur joue cependant un rôle central : les médias.
Dans ce cas de figure particulier, la gravité du problème et l’urgence de la
situation sont telles que l’inscription dans les deux agendas (public et
formel) est simultanée.
Quatrièmement, on parle d’« émergence par anticipation » quand les
problèmes sont inscrits à l’agenda sans qu’il soit besoin de mobilisation de
la part des acteurs sociaux, situation inversée par rapport à la première
catégorie d’émergence par la mobilisation : ici, ce sont les acteurs au
pouvoir, les autorités politiques qui prennent l’initiative d’inscrire le
problème, comme dans le cas de la lutte contre le tabagisme. C’est donc
l’agenda formel qui est le premier concerné. Et c’est seulement dans un
second temps, et ce n’est pas toujours le cas, que l’agenda public est activé,
notamment si les autorités recherchent un soutien dans l’opinion pour faire
accepter leur politique ou faciliter sa mise en œuvre.
Enfin, le cinquième type est celui de l’« émergence captée » et concerne
les situations où il y a bien une mobilisation sociale importante qui se donne
pour but de faire émerger un problème, mais un petit nombre en obtient le
monopole et le problème n’atteint jamais l’agenda formel. La captation peut
être le fait d’institutions existantes (groupes religieux, syndicats, etc.),
d’associations ou d’instances qui se créent opportunément et contribuent à
sa politisation. Ce fut par exemple le cas des groupes écologistes au début
de la publicisation du problème de la protection de l’environnement.
CHAPITRE II

Le changement

Le changement est au cœur de l’action publique et des activités du


gouvernement. Quand des élections ont lieu, les citoyens sont appelés à se
prononcer en fonction des programmes électoraux des différents candidats,
c’est-à-dire en fonction des potentielles (nouvelles) politiques publiques
qu’ils promettent de mettre en place s’ils arrivent au pouvoir, ou de celles
qu’ils envisagent de supprimer ou de modifier. Les gouvernants parlent de
« réformes », d’« innovation » ou de « rupture » pour se positionner par
rapport aux décideurs précédents ; ou au contraire de « contraintes » et de
« marges de manœuvre réduites » pour justifier leur inaction. Car le
changement – et son corollaire, le non-changement ou l’immobilisme – est
ce qui caractérise de prime abord l’action publique : un nouveau problème
émerge à un temps t (changement par rapport au temps t-1) ; une politique
est modifiée en fonction de la couleur politique du ou des partis au
gouvernement (changement d’ordre idéologique) ; une mesure n’est pas
adoptée à cause des engagements internationaux du pays étudié (non-
changement lié à une contrainte supranationale) ; un dispositif est adopté en
urgence pour faire face à une crise inattendue (changement rapide dû à une
situation dramatique), etc. Il n’est donc pas surprenant que l’étude du
changement occupe une place centrale dans les modèles théoriques
développés au sein de l’APP. Nous proposons d’en dresser un tableau dans
ce chapitre.

I. – Ce qui change
Quand on parle de « changement de l’action publique », on ne désigne
pas nécessairement par là l’apparition nouvelle d’une politique dans un
domaine jusque-là non couvert par l’État – même si ce cas de figure est tout
à fait possible, comme l’illustrent les mesures de plus en plus nombreuses
destinées à protéger l’environnement, totalement absentes du paysage
politique il y a encore quelques décennies. Cela ne veut pas non plus
forcément dire qu’on assiste à un revirement complet de l’action publique,
comme ce peut être parfois le cas à de rares occasions, telles que le passage
de politiques économiques keynésiennes à des politiques libérales dans les
années 1980 pour répondre à la crise économique. Le changement peut être
plus discret, plus subtil, moins évident ; pourtant il existe bel et bien. Il
s’agit donc de le repérer afin de savoir précisément ce que l’on veut
expliquer.

1. Différents degrés de changement. – On doit à Hall le modèle des


« trois ordres du changement », élaboré à l’occasion de l’étude qu’il a
menée sur les évolutions de la politique économique britannique des
années 1970 et 1980 1. Il propose en effet de distinguer trois degrés
différents de changement, hiérarchisés, partant du moins important (premier
ordre), pour aller au changement le plus grand et le plus profond (troisième
ordre).
Un changement de premier ordre concerne l’utilisation qui est faite des
instruments d’une politique publique. Face à une situation inédite, ou face à
une situation connue qui se renouvelle, ou encore face à une situation qui
évolue et qui nécessite qu’on s’y adapte, les gouvernants, sans modifier la
politique en place, décident de modifier à la marge son fonctionnement en
changeant le mode d’utilisation des instruments qui la composent.
Un changement de deuxième ordre consiste à créer de nouveaux
instruments de politique publique. Le cadre d’action demeure identique, et
dès lors on ne remet pas fondamentalement en cause la politique existante,
mais on lui ajoute des instruments qui ne faisaient pas partie du dispositif
originel. Comme dans le premier cas de figure toutefois, on ne touche pas à
l’esprit général de la politique, soit aux conceptions et au cadre cognitif et
normatif qui la portent – et que Hall nomme « paradigme » de la politique
publique.
Un changement de troisième ordre est celui qui bouleverse le plus la
politique publique puisqu’il correspond au changement de ses objectifs, de
son orientation et des conceptions ou représentations qui la sous-tendent :
on modifie le paradigme de la politique publique et ce changement, le plus
important, va conditionner les deux autres types de changement (d’où l’idée
de hiérarchie entre les trois ordres du changement). Se développe alors une
politique publique relativement nouvelle, reflétant des conceptions, un
rapport au monde et des croyances autres que ceux de l’action publique
précédente.
Hall a conçu et mobilisé ce modèle afin d’expliquer ce que l’on nomme
le « tournant néolibéral » dans le domaine économique à la fin du
e
XX siècle. On peut toutefois parfaitement l’appliquer à d’autres secteurs
d’action publique et pour d’autres niveaux de gouvernement que pour le
niveau national, tels que le secteur agricole au niveau européen. La
politique agricole commune (PAC) 2, mise en place dès les débuts de la
construction européenne en 1957, se prête en effet particulièrement bien à
ce modèle : reposant sur les principes d’unité du marché européen, de
préférence communautaire et de solidarité financière, cette politique a été
conçue pour augmenter la production et la productivité agricoles
européennes, garantir un niveau de vie équitable, stabiliser les marchés et
assurer aux consommateurs des prix raisonnables. Pour cela, un certain
nombre d’instruments ont été mis en place, tels que des subventions à
l’export ou des aides directes versées aux agriculteurs. Toutefois, face au
déclin des prix agricoles, au poids budgétaire croissant de la PAC, aux
tensions avec les partenaires commerciaux de l’Europe, et aux crises
sanitaires (comme celle de la vache folle), des incitations à réformer la
politique se font progressivement sentir. Dans un premier temps, les
partenaires européens y répondent par des changements limités, de premier
et de deuxième ordres : on maintient les instruments existants en en
modifiant l’usage, tels que la réduction des prix d’intervention ou le
découplage et la modulation des aides directes. On crée également de
nouveaux instruments, comme l’introduction d’un « deuxième pilier » de la
PAC en faveur du développement rural. Mais progressivement, c’est le
cadre cognitif même de la politique qui évolue, afin d’intégrer le fait
d’assurer la qualité alimentaire ou la protection de l’environnement dans les
objectifs de la politique. On parle alors de « multifonctionnalité » de la
politique et du verdissement de la PAC dans les années 2000 pour qualifier
ce changement de troisième ordre.
Comme dans le cas étudié par Hall, changement et non-changement
sont étroitement articulés : on peut par exemple changer un instrument sans
changer l’esprit général de la politique. Toutefois, pour Hall, si le
changement de troisième ordre entraîne et conditionne les deux autres
ordres de changement, on constate dans le cas de la PAC que la dynamique
peut être inversée et que les changements de premier et de second ordres
peuvent eux aussi progressivement conduire à un changement de troisième
ordre : c’est bien l’introduction progressive de nouveaux instruments portés
par de nouveaux objectifs (développement rural, qualité des produits,
protection de l’environnement) qui mène à un revirement progressif du
cadre cognitif et normatif de la politique agricole de l’Union européenne.
2. Différentes dimensions du changement. – Patrick Hassenteufel 3 a
par ailleurs souligné l’absence, dans la grille proposée par Hall, de deux
autres dimensions possibles du changement. La première concerne les
acteurs impliqués dans l’action publique. Le changement peut en effet
porter sur l’apparition ou au contraire l’effacement d’un acteur, ou sur un
rééquilibrage des rapports de force entre les acteurs présents dans le
processus. Dans le cas de la PAC par exemple, on assiste, à partir de la fin
des années 1980, à une ouverture des consultations de la Commission à
d’autres interlocuteurs (autres que le comité transnational unique
d’agriculteurs, en situation de monopole depuis la création de la politique) ;
ainsi les équilibres se modifient et de nouveaux acteurs entrent en jeu 4 –
confédérations d’agriculteurs, industrie agro-alimentaire, associations de
protection de l’environnement, etc. La seconde a trait aux règles du jeu
institutionnelles, soit le cadre qui régit les interactions entre acteurs ou les
procédures qui s’appliquent dans la fabrication d’une politique publique.
L’instauration de la « Commission du débat public » en France dans les
années 1990 a par exemple changé la donne pour la mise en place de
certaines politiques publiques (dans le domaine de l’aménagement du
territoire ou des transports notamment) en introduisant du débat public et
des consultations dans un certain nombre de processus de décision et en
faisant intervenir un nouvel acteur jusque-là plutôt silencieux : les citoyens
ordinaires. Ce changement apparemment « périphérique » peut à terme se
révéler très important, car l’émergence d’un nouvel acteur peut
s’accompagner d’une modification en profondeur des instruments ou même
des objectifs d’une politique publique.
C’est pourquoi Patrick Hassenteufel préfère parler de « dimensions »
plutôt que d’« ordres » du changement. Ces dimensions ne sont pas
hiérarchisées comme dans le modèle de Hall, mais elles sont
interdépendantes : elles peuvent avoir des répercussions sur les autres. Il en
distingue quatre (instruments, acteurs, cadre d’interaction et orientation de
la politique publique) qui correspondent aux quatre variables composant
toute politique publique – et que l’on peut résumer à l’aide de l’acronyme
5
« 4 i » : les instruments ; les intérêts (soit les acteurs) ; les institutions
(c’est-à-dire le cadre dans lequel évoluent les acteurs et se fabrique la
politique) ; enfin les idées (les éléments cognitifs et normatifs qui la
portent). Lorsque l’on décide d’étudier une politique publique, il est donc
important de se demander ce qui change ou ce qui a changé et, pour cela, de
décomposer la politique en différentes dimensions afin de n’en négliger
aucune, et de porter ainsi un regard exhaustif sur l’action publique
concernée.

II. – Ce qui fait changer vite et en profondeur


Il arrive parfois que le revirement de l’action publique soit brutal et de
taille, soit qu’il se produise très rapidement et de manière très visible, soit
qu’il concerne le cœur même de la politique (ses objectifs, son orientation
générale, sa philosophie), au point qu’aux yeux des observateurs l’action
publique qui se déploie semble entièrement nouvelle. Il est donc important
de se pencher sur ce qui permet de tels revirements.

1. Un contexte favorable. – La première réponse, qui peut paraître


évidente : cela dépend du contexte ! Un président nouvellement élu dans un
contexte de croissance économique aura potentiellement plus de chances de
faire passer de grandes réformes qu’un président à mi-mandat en période de
récession ou de crise politique. De façon plus générale, il arrive que se
présentent parfois des configurations propices au changement, permettant
aux décideurs de modifier en profondeur l’action publique. C’est ce que
Kingdon a tenté de modéliser avec sa notion de « fenêtre d’opportunité 6 ».
Selon lui, la sphère politique est traversée par trois courants qui
coexistent et évoluent de manière indépendante et parallèle, en suivant leurs
propres règles et leur propre calendrier : tout d’abord, le courant des
problèmes, qui se compose des problèmes politiques, soit ceux pour
lesquels « les gens sont convaincus que quelque chose peut être fait pour
améliorer la situation 7 » ; ensuite, le courant des solutions, qui rassemble
l’ensemble des options alternatives et des recettes de politiques publiques
existantes au sein de différentes communautés de politiques publiques ;
enfin, le courant de la politique ou des événements politiques, qui englobe
la politique électorale (partis politiques, campagnes, élections, etc.), les
alternances politiques et les changements au sein de l’administration,
l’action des groupes d’intérêt et les fluctuations de l’opinion publique.
Cependant, dans certaines conjonctures particulières, ces trois courants
se rejoignent, permettant la mise à l’agenda de nouveaux thèmes et des
changements importants dans l’action publique. Ce couplage des courants
est facilité par deux éléments principaux. Le premier est l’ouverture d’une
fenêtre d’opportunité, qui se produit soit dans le courant de la politique
8
(alternance électorale par exemple , ou changement soudain dans l’opinion
publique), soit dans celui des problèmes, lorsqu’un problème particulier
émerge brutalement (catastrophe, crise, accident, etc.) et capte
immédiatement l’attention des décideurs. Dans les deux cas, l’ouverture de
la fenêtre d’opportunité signifie le début d’une période de plus grande
réceptivité de la part des acteurs au pouvoir, et donc la possibilité de (faire)
changer les choses. Le second est le travail effectué par un entrepreneur
politique, qui parvient à se saisir de l’opportunité que représente l’ouverture
de la fenêtre pour faire correspondre certaines recettes aux problèmes posés
et promouvoir les solutions qui ont ses faveurs. Pour cela, cet entrepreneur
doit être doté de quelques qualités importantes, comme le fait de disposer
d’une certaine reconnaissance, de parvenir à se faire entendre (position
institutionnelle, prise de parole aisée, ressources relationnelles, etc.), de
savoir négocier et d’« être persévérant 9 ».
On explique souvent les grandes réformes lancées en France au début
des années 1980 (nationalisations, abolition de la peine de mort,
décentralisation, etc.) en ayant recours à ce modèle : l’alternance politique
historique qui se produit en 1981 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir
représente une fenêtre d’opportunité de taille pour appliquer le programme
réformiste porté par le candidat Mitterrand. Toutefois, on peut également
mobiliser ce modèle pour analyser des changements plus circonscrits, à un
secteur ou à une action publique particulière. Dans le domaine de la lutte
contre la pédophilie par exemple 10, le problème des abus sexuels sur
mineurs (qui a toujours existé) devient une priorité gouvernementale dans la
seconde moitié des années 1990 en France, à la suite de la conjonction de
deux événements en août 1996 (l’affaire Dutroux en Belgique et la tenue à
Stockholm du Congrès international pour lutter contre l’exploitation
sexuelle des enfants à des fins commerciales). Un groupe d’acteurs
(familles de victimes, associations de protection de l’enfance et
professionnels travaillant au contact des délinquants sexuels) en profite
alors pour avancer ses solutions, à savoir la création d’un registre des
agresseurs sexuels, tout comme l’injonction de soins et le suivi postcarcéral
des abuseurs condamnés. Ces dispositions sont intégrées dans la loi qui est
votée en juin 1998 en France sur ce sujet.

2. De nouveaux cadres cognitifs et normatifs. L’action publique peut


également changer en profondeur lorsque sa conception même évolue et
que l’« esprit » de la politique publique se modifie. En effet, comme l’a
bien expliqué Pierre Muller, une politique publique n’est pas qu’un
processus de décision impliquant différents acteurs ; elle est aussi « le lieu
où une société donnée construit son rapport au monde », un « processus à
travers lequel sont élaborées les représentations qu’une société se donne
11
pour comprendre et agir sur le réel tel qu’il est perçu » . En somme, une
politique publique est construite à partir de connaissances, de croyances, de
valeurs, de perceptions et de représentations du réel qui lui donnent son
orientation, sa forme, sa couleur et son sens. Quand ces éléments cognitifs
et normatifs, qui se trouvent au cœur de la politique, changent (il s’agit
alors d’un changement de troisième ordre, selon Hall), ce sont le visage et
l’essence même de la politique publique qui se modifient, d’où un
sentiment de nouveauté et de revirement complet de l’action publique.
12
Plusieurs approches, dites « cognitives », ont tenté de penser ce type
de changement profond et de grande ampleur. Paul A. Sabatier a par
exemple proposé un modèle centré sur les coalitions de cause (advocacy
13
coalition framework) afin de souligner qu’autour d’une même politique
peuvent coexister différentes perceptions et façons d’envisager le problème
et les solutions pour y remédier. Chaque coalition est composée de divers
acteurs (publics et privés) qui partagent les mêmes croyances sur la
politique publique en question, ces croyances pouvant être très générales
(deep core beliefs), propres à une politique précise (policy core beliefs) ou
secondaires lorsqu’elles touchent à des aspects plus techniques et
instrumentaux. Une coalition prime généralement les autres, et c’est elle qui
décide dans le sous-système politique concerné. Toutefois, lorsque des
perturbations se produisent (dans les autres sous-systèmes ou dans le
système dans son ensemble) ou que les conditions socio-économiques
modifient les ressources et les croyances des acteurs, un changement peut
intervenir, rendant dominante une coalition de cause jusque-là en minorité.
On peut trouver une illustration de ce modèle des coalitions de cause
dans le changement de politique publique sur les questions d’avortement en
France dans les années 1970. Pendant de nombreuses décennies, la coalition
« pro-vie » composée des décideurs français avec le soutien de l’Église
catholique, de nombreux médecins et d’une part de l’opinion publique a
dominé le sous-système politique, en défendant la loi de 1920 rendant
illégale l’intervention volontaire de grossesse (IVG). Toutefois, à partir des
années 1960, une nouvelle coalition voit le jour, portée par les mouvements
féministes, soutenue par certains médecins, des intellectuels et une partie de
la gauche : c’est une coalition « pro-avortement », qui défend la liberté
(deep core belief), et plus particulièrement celle des femmes à disposer de
leur corps (policy core belief), et réclame donc la légalisation de l’IVG
(secondary core belief). Le contexte intellectuel et social des années 1970
(libération des mœurs, succès des luttes féministes, réformisme du président
Giscard d’Estaing par rapport au gaullisme, et développement des valeurs
postmatérialistes) rend progressivement envisageables, puis possibles et
enfin réels le changement de rapports de force entre les deux coalitions de
cause, la victoire de la coalition « pro-avortement » dans l’opinion publique
et au sein du Parlement, et l’adoption finalement de la loi Veil de 1974
légalisant l’avortement en France.
14
Hall propose quant à lui de transposer la notion de paradigme du
domaine scientifique (où elle a été conceptualisée par Kuhn pour décrire et
expliquer les révolutions scientifiques) à celui de l’action publique : une
conception globale sous-tend chaque politique publique. Elle peut
néanmoins se transformer, voire disparaître, pour donner naissance à une
nouvelle conception globale, et cette transformation s’opère en six
15
étapes : la première correspond à la période dite « normale » ou de
stabilité, durant laquelle une matrice cognitive domine et guide les
décisions qui sont prises pour une politique donnée. Si changements il y a,
ce sont des ajustements à la marge (changements de premier et de deuxième
ordres). Au cours de la deuxième étape, un certain nombre d’anomalies
s’accumulent : cela signifie que le paradigme dominant est mis en difficulté,
car il se trouve dans l’incapacité de penser, d’anticiper, d’expliquer ou de
répondre à certains faits qui se produisent dans le monde réel. C’est le début
de la crise paradigmatique. La troisième étape est celle de l’expérimentation
au cours de laquelle les décideurs tentent d’amender quelque peu la matrice
dominante afin d’y intégrer les anomalies. Puis vient la phase de la
fragmentation de l’autorité, soit le moment où les acteurs de référence du
paradigme jusque-là dominant sont peu à peu discrédités et perdent leur
position prépondérante. Commence alors la cinquième étape de la
contestation qui voit émerger de nouvelles matrices normatives et
cognitives, portées par de nouveaux acteurs, qui entrent en concurrence
avec les acteurs précédents et alimentent le débat public. Lorsque ces
acteurs dissidents deviennent, à leur tour, dominants, prennent le pouvoir et
parviennent à imposer leur nouvelle matrice, la sixième phase
d’institutionnalisation du nouveau paradigme débute. On assiste alors à un
revirement important de l’action publique et le cycle peut à nouveau
recommencer – on entre progressivement dans une nouvelle période
« normale », de stabilité.
La lutte contre le terrorisme en Occident connaît, dans les années 1990
16
et surtout 2000, un changement de ce type : avant ces dates, les dispositifs
antiterroristes étaient conçus pour répondre au terrorisme « traditionnel »,
du type de celui pratiqué par l’ETA ou les groupes indépendantistes corses,
en France. Il s’agissait d’un terrorisme territorialisé, localisé avec des
objectifs clairs et identifiables (faire peur pour se faire entendre et tenter
d’influencer l’État), qui reposait sur des structures hiérarchiques, de type
militaire. Les renseignements nationaux jouaient par exemple un rôle
central dans l’arsenal antiterroriste, la surveillance et le contrôle permettant
notamment de prévenir certains attentats (phase « normale », paradigme du
contrôle dominant). Dans les années 2000 toutefois, les choses se
compliquent car le terrorisme emprunte de nouveaux traits – les attentats du
World Trade Center (11 septembre 2001) l’incarnent à la perfection :
désormais la menace est transnationale, le terrorisme est mondialisé
(financement transnational, recrues de différents pays, actions sur divers
territoires), les structures sont en réseaux, plus souples, moins hiérarchisées
et situationnelles (elles existent autour d’une opération précise puis se
transforment ou disparaissent), la religion est davantage présente et les
attentats sont beaucoup plus destructeurs et meurtriers. Les services de
renseignement, du fait de ces caractéristiques, sont mis en difficulté (les
« anomalies ») et bien souvent dans l’incapacité d’anticiper et de prévoir les
attaques. Ils prennent également conscience des limites de leurs actions en
raison du caractère transfrontalier du nouveau terrorisme. S’ouvre alors une
nouvelle période au cours de laquelle de nouveaux dispositifs sont testés
(« expérimentation »), des luttes entre acteurs se font jour (« fragmentation
de l’autorité »), comme entre la police judiciaire et les services de
renseignement intérieurs et extérieurs dans le cas français, pour finalement
donner naissance à un nouveau paradigme, transnational et de l’exception,
définitivement institutionnalisé et renforcé en France à la suite des attentats
de 2015 à Paris, qui fait la part belle au renforcement des moyens du
renseignement, aux mesures d’exception et à la coopération internationale
et européenne.

III. – Ce qui empêche ou ralentit le changement


Tous les changements ne sont toutefois pas rapides, brutaux ou
profonds, bien au contraire. Le plus souvent, ce sont le non-changement et
les petits changements (tels que ceux du premier ordre chez Hall) qui
dominent. Il est donc important de comprendre pourquoi et comment cela
se passe.

1. Les obstacles au changement. – Premier constat : de nombreux


freins empêchent le changement et entraînent l’immobilisme – ou le
sentiment d’immobilisme – de l’action publique. Une notion permet à elle
seule de synthétiser le phénomène : la path dependence 17, en français
« dépendance au chemin emprunté ». Venue de l’économie (où elle a été
18
utilisée pour expliquer le maintien des claviers QWERTY dans les pays
anglo-saxons alors que d’autres claviers plus efficaces existaient sur le
marché), elle met en évidence le poids des choix du passé dans les décisions
actuelles et l’inertie des processus décisionnels. Les choix initiaux qui ont
été faits ont tendance à s’autorenforcer avec le temps, et plus le temps
passe, plus il est difficile de revenir en arrière. Ce qui a été décidé
précédemment et qui existe déjà limite l’éventail des possibles au moment
du choix présent. En somme, l’action publique est contrainte ou
« verrouillée » (ce que Paul Pierson appelle des lock-in effects) par les
politiques publiques passées et en cours. L’exemple généralement mobilisé
pour illustrer ce phénomène est celui du budget 19 : on assiste en effet
chaque année à la reconduction des choix des années précédentes (pour
maintenir l’existant) et le changement ne peut finalement porter que sur une
part résiduelle et extrêmement limitée du budget qui est voté chaque année
20
(au point que certains parlent de « pétrification » du budget français ).
Plus précisément, en lien avec cette notion, il est possible de déceler six
types d’obstacles qui empêchent ou contraignent le changement de l’action
publique.
Le premier obstacle est lié à l’importance des coûts fixes et au montant
souvent élevé de l’investissement initial lorsqu’est mise en place une
politique publique : les coûts de départ sont tellement importants qu’il est
ensuite très difficile d’en changer. C’est notamment le cas des politiques de
transport ou d’aménagement du territoire ; une fois que les lignes
ferroviaires à grande vitesse ont par exemple été construites sur le territoire
français, il est devenu difficile, voire impossible d’en modifier le tracé, sauf
à en ajouter de nouvelles au réseau déjà existant.
Le deuxième obstacle concerne les interdépendances, soit les effets
retour des politiques publiques antérieures (policy feedbacks 21), qui créent
et structurent autour d’elles un certain nombre d’acteurs, dont des groupes
d’intérêt. Lorsque des possibilités de changement se présentent, ces acteurs
(constituencies, dans le langage de Pierson) sont toujours prompts à se
mobiliser pour s’y opposer afin de maintenir les équilibres préexistants, leur
place privilégiée ou encore les avantages qu’ils tirent de la politique telle
qu’elle est établie. C’est par exemple le cas des professeurs, des élèves ou
des parents d’élèves, qui n’existent comme catégories d’acteurs que parce
que l’Éducation nationale a été mise en place et développe des politiques
scolaires ; ils sont les premiers concernés par les réformes du système
scolaire ou des programmes, et donc généralement les premiers également à
descendre dans la rue, à faire grève ou à signer des pétitions pour tenter
d’infléchir les décisions du gouvernement dans ce domaine.
Le troisième obstacle a trait aux acteurs qui sont au pouvoir, et donc en
mesure de décider. Comme l’a souligné Lindblom avec la notion
22
d’incrémentalisme , deux éléments caractérisent ces acteurs et sont
susceptibles de bloquer ou de limiter le changement : ces acteurs disposent
tout d’abord d’une rationalité limitée (manque d’informations, de capacités
intellectuelles ou de ressources – temps et argent notamment, etc.), qui les
empêche d’envisager l’intégralité des options politiques possibles. D’autre
part, ces acteurs sont nombreux et divers, ce qui signifie qu’ils doivent
négocier entre eux, trouver des compromis et ajuster leurs options en
fonction des autres, pour qu’une décision puisse être prise, ce qui conduit le
plus souvent à choisir le plus petit dénominateur commun et des
changements à la marge pour satisfaire tout le monde et ne heurter
personne. En somme, les acteurs essaient de « se débrouiller au mieux »
(muddle through) et se limitent généralement à un nombre réduit de choix
déjà connus, familiers et routiniers. On change peu, graduellement et
progressivement (par tâtonnements successifs) en s’appuyant sur ce que
l’on connaît déjà.
Le quatrième obstacle est d’ordre cognitif et rejoint le point précédent :
il s’agit de la préférence pour le statu quo. Les acteurs au pouvoir penchent
en effet toujours plus naturellement vers ce qu’ils maîtrisent et connaissent,
qui sont autant d’éléments prévisibles et donc rassurants. Cette préférence
se retrouve également chez les bénéficiaires des politiques publiques : une
fois qu’ils ont pris l’habitude d’une certaine politique, ils rechignent à la
voir changer, car ils ne sont pas en mesure d’évaluer les conséquences, pour
eux, des autres options d’action publique. S’ajoutent à cela les éléments
culturels et normatifs qui se diffusent au sein de la société lorsque se
développe l’action publique et qui structurent les représentations des
citoyens. En France par exemple, la culture du « service public » est
fortement ancrée, ce qui contribue à alimenter les résistances face aux
tentatives de réforme de l’administration publique. Cela signifie que « les
gouvernements doivent d’abord chercher à changer les points de vue avant
de changer de politiques publiques 23 ».
Le cinquième obstacle est électoral. Les décideurs sont en effet
généralement élus, et ils tiennent compte de cette réalité (la possibilité
d’une réélection) dans leurs calculs politiques lorsqu’ils doivent développer
ou changer une politique publique. Leur objectif étant de ne pas être
sanctionnés par le vote afin de rester au pouvoir, ils ne sont pas incités à
adopter des politiques publiques trop coûteuses, impopulaires ou dont les
effets ne se feront sentir que sur le long terme. C’est ce que l’on appelle la
blame avoidance ou la logique d’évitement de la sanction par le vote 24.
Ainsi, les gouvernements rechignent toujours à développer l’action
publique dans les domaines où les coûts sont immédiats et les résultats
différés. C’est notamment le cas de la protection de l’environnement : le
coût économique (comme l’investissement dans la production des énergies
renouvelables moins polluantes) et les contraintes pour le consommateur (le
tri des déchets par exemple) sont visibles et ressentis sur le court terme,
mais pour des effets globaux sur le très long terme (plus d’un siècle), qui
échappent à la perception des individus.
Le sixième obstacle, enfin, est institutionnel. Les politiques publiques
sont développées dans des systèmes institutionnels particuliers, et ces
derniers sont résistants – Pierson parle de rigidité (stickiness) pour les
qualifier. Les institutions sont en effet conçues et configurées pour durer
dans le temps, indépendamment des alternances politiques ou de
l’incertitude politique du futur. Il existe en outre en leur sein des points de
veto (veto points) qui permettent aux acteurs de s’opposer au changement
d’action publique proposé. La possibilité de référendums abrogatifs
(comme en Suisse), la nécessité d’avoir l’aval de deux chambres au
Parlement (dans tous les pays où existe le bicaméralisme), l’obligation d’un
accord du président et des deux chambres du Congrès (aux États-Unis), ou
encore la règle de l’unanimité pour l’adoption d’une mesure (comme pour
certaines décisions au sein du Conseil des ministres de l’Union européenne)
sont autant d’exemples de points de veto à disposition des acteurs pour
éviter un changement. On peut ajouter à ces points de veto les « acteurs
veto » partisans ou politiques dont parle George Tsebelis 25 ; en cas de
coalition gouvernementale par exemple, si les acteurs partisans au pouvoir
sont nombreux et si leur distance idéologique est grande, le changement
d’action publique est moins probable et plus difficile à obtenir.
L’ensemble de ces raisons (ces six obstacles) favorise donc les effets
d’autorenforcement de l’action publique et contribue à sa pérennité, freinant
ou empêchant le changement – ou du moins les grands changements.
Toutefois, résistance au changement ne signifie pas absence de changement,
et si des changements marginaux ont lieu, il peut arriver, à terme, qu’ils
produisent des réformes en profondeur.

2. Des changements lents mais finalement importants. – Récemment


en effet, on s’est aperçu qu’il ne servait à rien d’opposer changement lent et
marginal, à changement rapide et profond, car la réalité est plus complexe,
certains changements incrémentaux et progressifs pouvant à terme se
traduire par un bouleversement profond de l’action publique. C’est
notamment ce que Streeck et Thelen ont mis en avant en parlant de
changements graduels mais transformateurs 26, dont ils proposent la
typologie suivante 27.
On trouve tout d’abord le changement par displacement, qui consiste à
« déplacer » les pratiques au sein des institutions existantes, soit à activer
des pratiques marginales ou délaissées mais déjà présentes dans le système
institutionnel en place. Dans le cas du tournant « néolibéral » de l’économie
britannique étudié par Hall et présenté précédemment, c’est par exemple le
recours, dans un premier temps, aux pratiques du secteur financier
(coexistantes aux recettes keynésiennes) pour faire face à la crise
économique.
Le second type de changement graduel est celui du layering, qui repose
sur l’empilement ou l’accumulation de nouveaux dispositifs, au départ
marginaux, mais qui vont progressivement prendre de l’importance et
modifier en profondeur l’action publique et la logique institutionnelle. En
France par exemple, dans le domaine de la protection sociale, on a créé de
nouveaux dispositifs, tels que la CMU (couverture maladie universelle) ou
le RMI (revenu minimum d’insertion) qui, au lieu d’être financés par les
cotisations sociales, le sont par l’impôt, et sont gérés directement par l’État,
ce qui contribue à l’étatisation progressive de la protection sociale et à un
éloignement du modèle bismarckien original.
Le troisième type est le changement par drift, soit la dérive des
institutions : lorsque ces dernières ne sont plus adaptées à un nouveau
contexte, au lieu de les supprimer, on les laisse continuer d’exister, mais
elles s’affaiblissent progressivement et sont dépassées par de nouvelles,
plus performantes et en phase avec ledit contexte. C’est le cas par exemple
des systèmes de couverture santé pris en charge par les entreprises aux
États-Unis : ils existent toujours mais de façon marginale (notamment dans
un contexte de précarisation croissante de l’emploi), largement supplantés
par la logique de privatisation du risque maladie au sein du système de
santé américain depuis les années 1970.
La quatrième modalité de changement graduel est la conversion, qui
repose sur l’utilisation des institutions existantes mais à de nouvelles fins,
en définissant de nouvelles fonctions. Ainsi, le tournant néolibéral en
France ne s’est pas accompagné d’un changement institutionnel majeur ou
d’un démantèlement des institutions existantes (fussent-elles dirigistes) : on
a simplement réorienté ces dernières vers une logique de marché, en lieu et
place de la logique interventionniste qui prévalait jusqu’alors.
Enfin, le dernier type de changement est dit par exhaustion ou
épuisement. Il consiste à laisser certaines institutions s’autodétruire. Le
système des préretraites en Allemagne en offre une bonne illustration ; il a
en effet été surutilisé jusqu’à son déclin, car il induisait des effets négatifs
(son financement pesait notamment sur la compétitivité des entreprises),
avec le développement du chômage de masse.
CHAPITRE III

Des frontières mouvantes

On ne peut pas parler du changement de l’action publique sans aborder


la question de ses frontières, et ce, pour au moins trois raisons.
Les politiques publiques incarnant l’« État en action », l’étude de leur
changement et de leurs transformations permet, d’une part, de saisir les
évolutions de la puissance publique et de son périmètre d’action. Sur le
temps long, ce périmètre s’est agrandi, modifiant progressivement la
perception de ce qui est public (relevant de l’intervention publique) et de ce
qui ne l’est pas.
Le changement peut, d’autre part, se produire à l’échelle d’une politique
publique particulière, mais il peut aussi, à une plus grande échelle, concerner
une partie ou l’ensemble des politiques publiques, dessinant ainsi des
évolutions générales de l’action publique. C’est par exemple le cas de celle
qui concerne les acteurs des politiques publiques : de plus en plus d’acteurs
privés participent à leur production, modifiant par là même la frontière entre
public et privé.
Enfin, la production des politiques publiques n’est plus le seul apanage
des États. Désormais, d’autres acteurs publics, infranationaux (communautés
territoriales) et supranationaux (organisations internationales notamment),
fabriquent de l’action publique, et cette dernière n’est potentiellement pas
sans effet sur les politiques publiques qui restent gérées au niveau étatique et
national 1.

I. – Le déplacement de la frontière entre public


et privé
La première grande évolution concerne la frontière qui sépare ce qui est
public, soit ce qui relève de l’intervention de la puissance publique, et ce qui
demeure du domaine du privé. Ainsi, le périmètre d’action de l’État s’est
élargi avec le temps, entraînant une nouvelle définition de l’intime et du
privé. Cependant, cette frontière peut aussi revêtir une seconde signification
lorsqu’elle touche, non plus au champ d’action de la puissance publique,
mais bien plutôt aux acteurs qui s’impliquent dans la production des
politiques publiques.

1. L’extension du domaine public. – Sur le temps long, le constat qui


s’impose en effet est celui d’une extension du périmètre d’action de l’État,
donnant le sentiment que le domaine public est de plus en plus vaste : les
secteurs de la société concernés par l’intervention de la puissance publique
sont de plus en plus nombreux et ce processus correspond à la construction
progressive des États modernes. Six étapes peuvent être distinguées.
La première figure de l’État, historiquement, est l’État régalien, qui se
construit en acquérant le monopole de la violence physique et celui des
ressources fiscales. Les premières politiques publiques, et ce, jusqu’au
e
XVIII siècle, sont donc de trois types : les politiques de maintien de l’ordre,

les politiques militaires et les politiques fiscales. Des acteurs administratifs


spécifiques sont institués dans le but de mettre en œuvre ces politiques
(administration territoriale, administration des impôts, armée, police,
justice, etc.). Le domaine public est à ce moment-là relativement circonscrit.
L’État devient très vite également un État-nation, tel qu’il domine la
e
scène européenne au XIX siècle, en unifiant son territoire, en homogénéisant
sa population, en créant une communauté nationale. Il s’appuie pour cela sur
de nouvelles politiques publiques qui élargissent encore son périmètre
d’action : politiques d’aménagement du territoire, politiques des transports et
politiques d’enseignement – pour imposer une langue unique, susciter le
patriotisme et unifier la culture nationale.
e e
À partir de la fin du XIX siècle – et tout au long du XX siècle avec les
effets des deux guerres mondiales –, l’État prend encore de l’envergure avec
le développement de l’État-providence, qui intervient dans les domaines
économique et social afin d’assurer aux citoyens un certain nombre de
prestations. Il s’agit pour l’État de protéger les individus face à différents
risques, tels que les accidents du travail, la maladie, le chômage ou la
vieillesse (la retraite). Se mettent alors en place de nouvelles politiques
publiques, redistributives, qui traduisent cette nouvelle conception collective
de la responsabilité.
La quatrième étape correspond à l’intervention de l’État dans l’économie
à l’issue de la crise économique des années 1930 et de la Seconde Guerre
mondiale. C’est la figure de l’État producteur qui s’impose, à travers
notamment des politiques publiques interventionnistes dans le domaine
économique, le développement de la planification, l’extension de la
protection sociale et les nationalisations. Cette figure étatique n’a cependant
pas duré, et on assiste, depuis les années 1970, à une rétractation de l’État –
avec, dans le domaine économique, un retour à la logique de marché.
Une cinquième phase s’ouvre alors, qui correspond au développement
massif des politiques publiques procédurales, règlementaires et incitatives :
2
c’est l’ère de l’État régulateur , « qui intervient plus indirectement que
directement, qui fait faire plus qu’il ne fait lui-même 3 ». Toutefois, ce recul
apparent de l’État (dans le domaine économique notamment) ne signifie pas
pour autant une réduction de son périmètre d’action, bien au contraire. L’État
régulateur intervient dans un nombre toujours croissant de secteurs de la
société, tels que les mœurs (PACS, mariage pour tous, PMA, etc.), la santé
publique ou la protection de l’environnement.
Enfin, une sixième figure se fait jour ces dernières années : il s’agit de
celle de l’État dépassé. La grande mutation récente en matière d’action
publique est en effet le dépassement du cadre national pour la production des
politiques publiques, comme l’illustre l’existence des politiques européennes
et des politiques internationales. Ce qui relève du public s’élargit donc, mais
au-delà des frontières nationales.

2. Une nouvelle frontière avec le privé et l’intime. L’élargissement du


périmètre d’action de l’État s’accompagne d’une nouvelle définition de la
frontière avec le privé et l’intime. Ce qui devient public, objet de politiques
publiques, sort en effet de la sphère privée et se retrouve géré par les
autorités publiques. Cela signifie que ce qui relevait auparavant du privé, du
personnel, de la famille, ou de la société, entre dans la sphère publique et
politique ; ce qui pose la question des frontières de l’État : jusqu’où celui-ci
doit-il aller ? Où s’arrête l’intervention de la puissance publique ? Tout peut-
il être géré par cette dernière ? Le constat, sur le long terme, est que l’État
s’immisce de plus en plus dans les affaires privées et l’intimité des
individus, modifiant profondément la perception de ce qui est public et de ce
qui ne l’est pas.
Deux exemples permettent de saisir cette évolution. Le premier concerne
4 e
la protection de l’enfance . Jusqu’à la fin du XIX siècle en effet, l’enfant
n’est pas un objet de politiques publiques, notamment parce qu’il
« appartient » à sa famille, à l’intérieur de laquelle le père est tout-puissant et
décide pour lui. L’idée que l’État puisse se mêler des affaires de la famille
est simplement intolérable ; ce dernier reste donc en dehors, et seule la
charité privée peut éventuellement assurer un rôle de protection. Cependant,
progressivement, sous l’effet d’un important mouvement international en
faveur de la protection de l’enfance, l’enfant devient, au tournant du siècle
e
dernier et tout au long du XX siècle, une catégorie d’action publique à part
entière : autrefois soumis à la puissance paternelle, il est désormais sujet de
droits ; ses parents sont « obligés » à son égard et la puissance publique fait
son entrée dans la cellule familiale. Un article du Code civil français
symbolise parfaitement ce changement 5 : alors qu’en 1804, l’article 375
précisait que « le père qui aura[it] des sujets de mécontentement très graves
sur la conduite d’un enfant aura[it] les moyens de correction suivants… », en
1958, il est formulé d’une tout autre manière, mettant en avant la place de
l’action publique dans la gestion de l’enfance : « Les mineurs de 21 ans dont
la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation sont compromises peuvent
faire l’objet de mesures d’assistance éducative… »
Le second exemple a trait à la sexualité. Relevant de l’intime par
excellence, cette dernière a elle aussi fait progressivement l’objet de
politiques publiques, sous l’effet de la « libération des mœurs » qui
caractérise les années 1960 et 1970 – et à la suite de la mobilisation des
mouvements féministes notamment, pour qui « le personnel est politique ».
Ainsi, depuis une soixantaine d’années, les législations en la matière se sont
multipliées, permettant de promouvoir une sexualité sans procréation
(contraception, avortement), une sexualité sans violence (répression du viol,
du harcèlement sexuel, de la pédophilie, etc.), et une sexualité sans normes
(dépénalisation de l’homosexualité, ouverture du mariage aux personnes du
même sexe, etc.) 6. Le périmètre d’action de l’État s’étend donc jusqu’au
plus personnel et au plus intime des individus. Les débats actuels autour de
la PMA (procréation médicalement assistée) pour tous et de la GPA
(gestation pour autrui) montrent que cette publicisation, ou politisation, de
l’intime et des corps est un processus toujours en cours et toujours plus
important.

3. Une privatisation des acteurs des politiques publiques. – La


frontière entre public et privé peut également regarder les acteurs impliqués
dans la fabrication des politiques publiques ; et de ce point de vue
également, on a assisté à une évolution de taille sur les dernières années,
avec l’introduction toujours plus grande de nouveaux acteurs, privés, dans le
processus d’élaboration de l’action publique.
Pendant longtemps a dominé une vision hiérarchique et stato-centrée des
acteurs des politiques publiques, comme l’illustre le modèle des « cercles »
7
concentriques élaboré par Muller , qui part du « milieu décisionnel central »,
le plus décisif et important pour l’action publique, pour aller vers les cercles
de moins en moins influents sur sa production (administrations sectorielles,
acteurs extérieurs, puis organisations politiques secondaires telles que le
Parlement ou les organes juridictionnels). Si certains acteurs « extérieurs » à
l’État sont bien pris en compte dans le modèle (troisième cercle), tels que les
organisations professionnelles ou les entreprises publiques et privées, ils sont
peu nombreux et généralement seulement envisagés à travers les processus
institutionnalisés (consultations, partenariats), instaurés par la puissance
publique. Cette vision a évidemment fait long feu, et personne aujourd’hui
ne penserait représenter les acteurs des politiques publiques de cette façon.
L’une des évolutions récentes de l’action publique réside en effet dans la
multiplication du nombre des acteurs qui interviennent dans les processus de
décision et dans l’élargissement (en nombre et en taille) des cercles des
acteurs impliqués, élargissement tel que certains décrivent l’action publique
8
comme « une construction collective d’acteurs en interaction ».
Si l’on cherche à dresser la cartographie des acteurs des politiques
publiques de nos jours, elle différera donc des cercles présentés
précédemment. De façon synthétique, il existe quatre grands groupes
d’acteurs susceptibles d’intervenir dans le processus de fabrication de
l’action publique, à différentes étapes ou séquences de ce processus. Et ces
groupes traversent la frontière qui sépare la sphère publique du reste de la
société :
D’abord, les acteurs institutionnels (politiques et administratifs), qui sont
en position de décider (gouvernement, parlement, administrations
sectorielles, etc.) ;
ensuite, les acteurs politiques qui gravitent autour du pouvoir et qui,
dépourvus de la faculté de décider, peuvent malgré tout influencer le
processus de décision ;
puis, les « acteurs intermédiaires », qui se situent à la frontière entre le
public et le privé et qui sont capables d’intervenir dans différentes
arènes, de parler différents langages – à l’image des experts qui utilisent
leurs connaissances afin de « conseiller le prince » en matière d’action
publique ;
enfin, les acteurs de la société civile (citoyens, professionnels,
associations, mouvements sociaux…), soit ces acteurs non étatiques,
outsiders, qui réussissent dans certaines configurations et selon le
contexte à entrer dans le processus d’élaboration des politiques
publiques.
Il arrive en effet parfois que des acteurs qui ne sont pas en mesure de
décider parviennent à être influents dans un processus de décision
particulier, et deviennent ainsi des « entrepreneurs » de politiques publiques.
Trois variables semblent compter dans ce processus : le positionnement de
l’acteur (sa place dans une institution par exemple, ou le fait d’avoir ses
« entrées » dans les coulisses du pouvoir), le contexte (politique, socio-
économique, international, etc.), ses ressources individuelles (matérielles,
juridiques, politiques, relationnelles, temporelles, de connaissances, etc.).
Autant d’éléments qui déterminent l’espace des possibles des acteurs et qui
conditionnent leurs stratégies. Mais pour qu’un acteur devienne un
entrepreneur, il faut aussi regarder la manière, soit les processus par lesquels
l’acteur devient influent, notamment à travers les alliances qu’il tisse, les
réseaux activés et les répertoires d’action qu’il mobilise (lobbying,
protestation, activisme judiciaire, expertise, etc.).
De nouveaux concepts ont été forgés afin de rendre compte de cette
multiplication des acteurs participant à l’action publique. C’est le cas par
exemple de la notion de « réseau de politique publique 9 » (policy network),
qui repose sur l’idée que l’action publique n’est pas seulement produite par
l’État mais par un ensemble plus vaste d’acteurs, publics et privés, collectifs
et individuels, en interactions, qui négocient et coopèrent de façon non
hiérarchique. Ces réseaux sont plus ou moins intégrés et permanents, la
configuration la plus stable étant représentée par la communauté de politique
publique (policy community) au sein de laquelle les membres sont
interdépendants et partagent de nombreuses ressources et croyances.
L’autre notion-clé est celle de « forum 10 ». Les débats autour d’une
politique publique se développent en effet sur de multiples scènes,
composées d’acteurs différents et fonctionnant selon des règles qui leur sont
spécifiques. Ces scènes ou instances sont appelées forums, et chacun est un
lieu producteur de représentations et d’idées sur la politique publique en
question. Initialement, quatre forums principaux ont été repérés 11 : le forum
scientifique des spécialistes (comme celui des économistes dans le cas de la
politique économique), le forum de la communication politique (ou de la
rhétorique politique), le forum des professionnels (notamment quand une
politique sectorielle comme la politique agricole est à l’étude), et celui des
communautés de politiques publiques (qui est le lieu où se fabriquent
concrètement les « recettes » pour les programmes d’action publique).
Toutefois, un usage plus libre du modèle peut être envisagé, afin de
« coller » à la réalité de la politique publique analysée. Ainsi, dans le cas de
la lutte contre la pédophilie en Europe dans les années 1990 12, il est possible
de distinguer quatre grands forums : le forum scientifique des
« professionnels de la psyché » ; le forum associatif (au croisement entre le
forum des professionnels et celui des communautés de politiques
publiques) ; le forum politique (qui croise les aspects politiques du forum de
la rhétorique politique avec les caractéristiques décisionnelles de celui des
communautés de politiques publiques) ; enfin le forum des profanes,
composé de citoyens ordinaires (ni politiques, ni experts, ni militants), qui
prennent malgré tout la parole et participent au processus de décision, à
l’instar des familles de victimes dans le cas des abus sexuels sur mineurs.
II. – L’Europe et les politiques publiques
La seconde grande évolution qui a redessiné les frontières de l’action
publique est le dépassement du niveau étatique comme lieu de production
des politiques publiques. Désormais, en effet, l’État n’est plus le seul acteur
public à développer de l’action publique. Au-delà des frontières nationales, il
est concurrencé ou travaille en partenariat avec d’autres entités publiques
supranationales, à commencer par l’Union européenne dont il est partie
prenante.

1. Le développement des politiques européennes. La construction


européenne a profondément modifié le paysage politique en Europe, en
créant un nouvel espace d’action publique, au-delà des États 13. Dans un
certain nombre de secteurs, les décisions se prennent désormais à l’échelle
européenne et non plus au niveau des États-nations, et on a assisté à une
délégation de souveraineté (plus ou moins importante suivant les politiques
publiques) au profit de l’Union européenne. En somme, l’histoire de la
construction européenne est celle d’une entité supranationale qui
« grignote » progressivement le champ de compétences des États en matière
d’action publique, notamment parce que la mise en place d’un marché
commun (au cœur du projet européen) nécessite l’adoption de politiques
communes (comme la politique de concurrence ou la politique commerciale)
et la production de règles communes destinées à harmoniser les législations
nationales et à assurer une réelle liberté de circulation.
Toutefois, ces politiques publiques européennes sont plus ou moins
intégrées, et différents degrés peuvent être distingués, affectant plus ou
moins l’action publique nationale.
Certaines politiques, qu’on appelle « communes » et qui sont
explicitement prévues par les traités, sont complètement intégrées et ne
dépendent plus du niveau étatique (même si les États participent au
processus de décision européen, à travers notamment le Conseil des
ministres). Elles ont un caractère fédéraliste et sont adoptées selon la
méthode communautaire 14 ; elles reposent sur du droit contraignant qui
s’impose directement aux États. Dans cette catégorie entrent par exemple la
politique commerciale, la politique agricole commune (PAC) ou la politique
des transports.
Par un effet d’engrenage (spill over), d’autres domaines d’intervention se
sont ensuite trouvés concernés par l’Europe, même s’ils n’avaient pas été
envisagés initialement dans les traités. Comment en effet instaurer la libre
circulation des marchandises sans prendre en compte la question des
conditions de travail ou celle de la protection de l’environnement que posent
la production et la circulation de ces mêmes marchandises ? C’est ainsi que
le champ d’action de la communauté européenne (puis de l’Union
européenne) s’est étendu avec le temps, « grignotant » toujours plus le
champ de compétences des États à mesure que sont adoptés de nouveaux
traités (protection de l’environnement, santé publique, égalité des sexes,
monnaie commune, etc.). Si la plupart de ces nouvelles politiques sont
gérées par la méthode communautaire, ce n’est pas le cas de toutes ; en
matière de politiques macroéconomiques par exemple, il n’y a pas de
véritable politique européenne mais plutôt une coordination des politiques
nationales. On est alors face à des politiques publiques européennes moins
intégrées que dans le cas précédent.
Dans les années 1990 et 2000, cette tendance s’est encore accrue et de
nouvelles politiques publiques dotées d’une importante dimension
européenne ont vu le jour mais sans être intégrées, les États restant les seuls
acteurs compétents. Une forme souple de coopération a ainsi émergé dans le
domaine social et celui de l’emploi (protection sociale, exclusion,
retraites, etc.), appelée « méthode ouverte de coordination » (MOC) 15, dans
laquelle la Commission européenne joue un rôle limité, et qui n’est
juridiquement pas contraignante (soft law), mais politiquement engageante
pour les États qui y prennent part.
Lorsque les États ont souhaité élargir le champ des politiques
européennes au-delà du domaine de la régulation du marché et que cela
concernait des secteurs jugés sensibles, au cœur de leur souveraineté
(politique étrangère, justice, défense), ils ont par ailleurs eu recours à de la
coopération internationale classique, sans déléguer trop de compétences aux
instances supranationales. Ils ont ainsi ajouté, à la communauté économique,
deux piliers intergouvernementaux (« politique étrangère et de sécurité
commune » et « justice affaires intérieures ») au sein desquels les décisions
sont prises à l’unanimité. Si la structure a évolué par la suite et si certaines
fonctions ont été communautarisées, il subsiste toujours des politiques de ce
type à l’échelle européenne de nos jours, notamment en matière de défense
et de politique étrangère.
Enfin, pour certaines politiques publiques, on se situe au degré zéro de
l’intégration : l’action publique est restée strictement nationale et relève de
la seule compétence des États. Cependant, même pour ces secteurs perçus
comme des chasses gardées, on s’aperçoit que l’influence de l’Europe peut
se faire sentir : on parle alors d’« européanisation des politiques publiques ».

2. L’européanisation des politiques publiques. – On peut définir cette


européanisation comme « l’ensemble des processus d’ajustements
institutionnels, stratégiques et normatifs induits par la construction
européenne 16 ». Cette dernière partie de phrase (« induits par la construction
européenne ») est à entendre au sens large, c’est-à-dire non seulement
l’impact de l’UE sur le niveau national, mais aussi tous les processus qui ont
lieu du fait du développement et de l’existence d’un système de gouvernance
européen. Ainsi, l’européanisation englobe ce qui devient européen (sans
être intégré), ce qui reste national et subit l’influence de l’Europe, mais aussi
toutes les interactions et tous les va-et-vient qui peuvent exister entre les
deux niveaux, européen et national.
À partir de cette définition, différents mécanismes d’européanisation
peuvent être envisagés en matière d’action publique – ces mécanismes ne
sont bien sûr pas exclusifs les uns des autres et peuvent coexister ou se
succéder pour une même politique publique.
Le premier est top-down et est impulsé par le niveau européen : des
décisions y sont prises et vont avoir une influence à l’échelon national 17. En
fonction du décalage éventuel entre les prescriptions européennes, les
politiques nationales (soit le fit ou le misfit) et les prismes nationaux à
l’œuvre (système institutionnel, croyances, valeurs dans le pays, etc.), cette
influence sera plus ou moins importante (absorption du modèle européen ou
adaptation parfaite aux recommandations ; traduction et ajustements par les
États ; absence d’influence ; ou rejet pur et simple du modèle européen). Les
règles de rigueur en matière budgétaire adoptées et imposées aux pays en
difficulté à la suite de la crise de 2008 (Grèce, Irlande, Portugal notamment)
sont des illustrations de ce type d’européanisation.
Le deuxième mécanisme est bottom-up et renvoie à la dynamique
inverse : le mouvement est impulsé par le bas, soit par les États membres ; ce
sont les processus nationaux qui influencent les décisions européennes. En
matière de lutte contre les abus sexuels sur mineurs par exemple 18, les
institutions européennes ont réagi aux législations nationales luttant contre la
pédophilie, adoptées un peu partout en Europe à la fin des années 1990, en
finançant des programmes et en faisant des recommandations dans ce
domaine.
Le troisième mécanisme renvoie à l’européanisation horizontale, celle
qui se produit entre les États membres, sans l’intervention de Bruxelles. En
effet, les « recettes » en matière d’action publique se diffusent d’autant plus
facilement dans les États que ceux-ci appartiennent à la même organisation
internationale, qu’ils interagissent régulièrement dans ce cadre, et que les
acteurs nationaux y ont acquis des habitudes de coopération. En matière
d’immigration par exemple, les Pays-Bas ont adopté la notion de « pays de
transit sûr », sur le modèle de l’Allemagne, avant que le concept ne soit
ensuite mobilisé par l’Union européenne en 1992 à la conférence de
Londres.
Le quatrième mécanisme renvoie aux boucles de rétroaction qui peuvent
exister entre le niveau national et le niveau européen. Les interactions entre
l’Union européenne et les États membres peuvent en effet être croisées,
simultanées et multiples, celle-là pouvant influencer les politiques publiques
de ceux-ci tout en s’inspirant de l’action publique de certains pays. C’est le
cas par exemple de la flexisécurité en matière d’emploi : elle est promue par
la Commission européenne après avoir été expérimentée en Finlande et au
Danemark.
Le cinquième mécanisme est d’ordre cognitif : l’européanisation se
produit au niveau des idées. L’Union européenne est en effet de plus en plus
le lieu de production des nouveaux paradigmes de l’action publique, ou la
caisse de résonance de ceux qui sont définis à l’échelle internationale, et
cette réalité conditionne et borne les réformes de l’action publique menée à
l’échelle nationale, en définissant le champ de ce qui est possible et de ce qui
ne l’est pas, et en fixant les orientations normatives des politiques à venir. La
rigueur budgétaire actuelle réclamée par l’Europe est une bonne illustration
de ce « bornage » de l’action publique étatique.
Enfin, un dernier mécanisme peut être distingué : il s’agit de celui qui
consiste à faire un détour par l’Europe. Si l’action publique n’est pas
européenne, il arrive que ses acteurs européanisent leurs stratégies afin
d’obtenir au niveau européen ce que le niveau national leur refuse. Le
lobbying exercé auprès des institutions européennes ou l’activisme judiciaire
auprès de la Cour de justice font partie de ces répertoires d’action
européanisés qui permettent ce type d’européanisation – on passe par
l’Europe pour obtenir des changements nationaux. Les arrêts Defrenne de
1976 en matière d’égalité de traitement entre les hommes et les femmes en
sont l’illustration parfaite.

III. – Internationalisation et transnationalisation


L’évolution des frontières de l’action publique ne concerne pas que la
création d’un espace européen d’action publique voulu par les États. Elle
renvoie également à des processus plus globaux, à l’échelle planétaire. À
l’heure de la mondialisation, du développement des échanges et des
communications, de l’interdépendance croissante des économies, on assiste
en effet au « retrait de l’État 19 » et à l’affirmation de nouveaux acteurs
transnationaux puissants, tels que les entreprises globales, dotées d’une
grande capacité d’influence sur l’action publique économique et
commerciale des pays. Il faut ajouter à cette réalité deux autres éléments
déterminants qui permettent de comprendre l’importance de la
mondialisation dans l’action publique actuelle : la montée du libéralisme sur
le plan idéologique d’une part, prônant le recul de l’État et louant les mérites
du marché ; le développement de nouveaux problèmes publics « globaux »
d’autre part, rendant de plus en plus inefficace l’action publique menée au
seul niveau national. Certains enjeux dépassent de fait les frontières
étatiques, que l’on songe à la menace terroriste ou à celle qui pèse sur
l’environnement. L’action publique s’adapte donc et se développe désormais
au-delà de l’État, à l’échelle internationale. C’est l’apparition des politiques
publiques internationales, auxquelles les États contribuent et acceptent de se
soumettre, dans le cadre des organisations internationales auxquelles ils
adhèrent.

1. Le développement des politiques publiques internationales. – On


peut définir une politique publique internationale comme « l’ensemble des
programmes d’action revendiqués par des autorités publiques ayant pour
objet de produire des effets dépassant le cadre d’un territoire stato-
national 20 ». Selon cette définition, deux types de politiques publiques
peuvent être internationales : la politique étrangère des États, d’une part ; et
les politiques publiques multilatérales, d’autre part, qui sont élaborées par
des organisations internationales, au-delà des États. Ce sont ces régulations
multilatérales et supranationales qui nous intéressent ici pour aborder les
frontières de l’action publique.
Ces politiques publiques internationales sont de plus en plus nombreuses
et variées. On peut en présenter un panorama relativement exhaustif en ayant
recours à la typologie des politiques publiques élaborée par Lowi 21, qui
propose de croiser le type de contrainte qu’exerce l’action publique (directe
et immédiate, ou indirecte et lointaine) avec le public concerné (les
individus, soit le comportement individuel, ou le groupe, soit le collectif et
l’environnement des individus). On obtient ainsi quatre types distincts de
politiques publiques :

On retrouve ces quatre types de politiques publiques à l’échelle


internationale.
Les politiques constitutives, que l’on assimile souvent à la mise en place
de dispositifs institutionnels, sont celles par lesquelles les organisations
internationales créent des organisations subsidiaires, élaborent des traités
internationaux ou établissent des régimes internationaux. La création du
GATT, puis de l’OMC, pour réguler le commerce international, ou la mise
en place des institutions de Bretton Woods en matière financière au sortir de
la Seconde Guerre mondiale entrent par exemple dans cette catégorie.
Les politiques règlementaires (ou de régulation) fixent quant à elles des
règles et font des prescriptions aux États en matière de comportement, dans
différents domaines (régulation du commerce, stabilisation financière,
gestion des conflits, etc.). Le protocole de Kyoto en 1997, destiné à réduire
l’émission des gaz à effet de serre pour lutter contre les changements
climatiques, en est une illustration dans le domaine de l’environnement.
Les politiques distributives ou allocatives correspondent généralement à
une action publique, une attribution, qui se fait au bénéfice des individus
(ici, les États), sous certaines conditions. À l’échelon international, cela peut
correspondre à la désignation de « biens publics mondiaux », dont tout le
monde jouit ou doit pouvoir jouir mais qu’il faut également protéger. C’est
le cas par exemple des ressources naturelles communes (eau, haute mer,
ozone, forêts, climat, espèces animales protégées, etc.). Les prises de
position internationales actuelles contre l’État brésilien sur la sauvegarde de
l’Amazonie ravagée par les flammes relèvent de ce type d’action publique.
Enfin, les politiques redistributives reposent sur une logique d’échange
et de solidarité selon laquelle le groupe est tenu (contrainte directe) de
contribuer à l’action publique à destination du groupe dans son ensemble ou
d’un groupe spécifique désigné. Au niveau international, ce type de
politiques est illustré par les politiques d’aide au développement que gèrent
notamment la Banque mondiale ou le Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD).
Si les quatre types de politiques publiques sont repérables à l’échelle
internationale, il convient cependant de souligner un déséquilibre entre les
différentes catégories, les politiques de régulation étant largement
surreprésentées par rapport aux autres – notamment les politiques
redistributives, impliquant une dimension budgétaire importante et étant
davantage l’apanage des États. En outre, si une contrainte directe s’applique
au niveau européen sur l’action publique nationale, à l’échelle internationale,
la contrainte n’a pas le même caractère obligatoire en raison de la
souveraineté des États, et les stratégies de résistance ou de rejet sont
monnaie courante, comme l’illustre le refus américain de ratifier les accords
internationaux en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Ainsi,
l’action publique internationale continue de reposer en grande partie sur le
bon vouloir des États-nations, même si, indépendamment de la volonté
étatique, la variable internationale fait de plus en plus sentir son influence en
matière d’action publique.

2. L’influence de l’international et du transnational sur l’action


publique nationale. – Il existe de plus en plus de dynamiques
transnationales et internationales qui modifient l’action publique. Ces
mécanismes, au-delà de l’échelle étatique, qui influencent (en orientant ou
en contraignant) la fabrique de l’action publique nationale, sont au nombre
de quatre, d’après la typologie élaborée par Holzinger et Knill dans leurs
travaux sur la convergence transnationale 22.
L’imposition correspond aux situations où un acteur public (un État ou
une organisation internationale) oblige un gouvernement à adopter certaines
politiques publiques. Cela suppose qu’il existe entre les deux entités en
question une relation de pouvoir reposant sur une asymétrie (domination ou
dépendance). C’est le cas par exemple des situations d’occupation militaire
(comme l’imposition de politiques publiques par les États-Unis au Japon
après 1945), des contextes coloniaux (comme l’adoption de politiques
publiques par les colonies sur ordre de la métropole pour la France), ou
lorsqu’un pays est en crise ou dans le besoin et sollicite l’aide d’autres
acteurs publics (comme les pays demandant des prêts au FMI ou à la Banque
mondiale et qui, en retour, doivent adopter des programmes d’ajustements
structurels).
L’harmonisation internationale renvoie quant à elle à l’adoption de
normes juridiques contraignantes par un ensemble de pays, qui sont tenus de
le faire, car ils s’y sont engagés en devenant membres d’institutions
internationales. L’exemple emblématique est bien sûr celui de l’Union
européenne, déjà mentionnée précédemment, qui adopte des directives et des
règlements que les États membres doivent incorporer dans leurs législations
et leur droit national. Mais d’autres exemples sont possibles, car d’autres
institutions internationales possèdent un pouvoir normatif important, à
l’instar de l’OMC dans le domaine de la régulation commerciale, qui dispose
même d’un organe arbitral en cas de non-respect des engagements.
Le troisième mécanisme est celui de la concurrence par les règles ou
par les normes (ce que les auteurs appellent regulatory competition), et il se
produit généralement lorsqu’on est face à des marchés relativement intégrés,
dans lesquels les économies nationales sont interdépendantes. Sous la
pression de la concurrence, les États n’ont d’autre choix que d’ajuster
mutuellement leurs politiques et leurs normes, et de se conformer aux
exigences du marché et des autres acteurs en présence, même si ce n’est pas
leur préférence première. C’est ce qui se produit par exemple dans la
situation actuelle de mondialisation économique, dans laquelle les États sont
poussés à adopter des politiques d’austérité compétitives et de retrait de
l’État-providence : les options alternatives à la voie néolibérale sont
devenues inenvisageables, comme l’illustre le fameux TINA (« There is no
alternative ») de Thatcher en Grande-Bretagne.
Enfin, le dernier mécanisme a trait à la communication transnationale et
repose sur la communication, l’échange d’informations entre pays et la
diffusion d’éléments cognitifs. Plus précisément, quatre sous-mécanismes
peuvent être envisagés dans cette dernière catégorie : (1) le premier est
l’émulation, soit le désir de « faire comme les autres », dans un souci de
conformité : on copie les recettes de politiques publiques adoptées ailleurs,
soit parce qu’elles sont fortement légitimées par certaines organisations
internationales (comme l’ONU), soit parce qu’on ne veut pas paraître à la
traîne, soit parce que de nombreux autres pays les ont déjà adoptées. Des
« transferts de politiques publiques 23 » volontaires ont alors lieu. (2) Le
deuxième est l’apprentissage (lesson-drawing) qui repose sur le processus,
également volontaire, par lequel les États tirent des leçons et apprennent des
politiques publiques développées dans les autres pays pour résoudre un
même problème. Ces leçons peuvent être positives (ce qu’il convient de
faire) ou négatives (ce qui est à éviter), et on en trouve par exemple des
traces dans les références aux autres pays présentes dans les projets de loi
nationaux. Il convient toutefois de rappeler que la copie d’une politique
publique ne se fait jamais vraiment à l’identique et que, généralement, des
phénomènes d’adaptation, de traduction et d’hybridation se produisent en
lien avec un système institutionnel, une culture donnée et des traditions
nationales différentes. (3) Le troisième sous-mécanisme renvoie à la
promotion de modèles de politiques publiques par des organisations
internationales (international policy promotion). Tous les nouveaux modes
de gouvernance transnationaux, comme la méthode ouverte de coordination
(MOC) au niveau européen, s’appuient sur ce mécanisme – on définit en
commun des objectifs à atteindre, on s’évalue entre pairs et on identifie
quelles sont les meilleures pratiques, on recourt au benchmarking, etc.
(4) Enfin, le quatrième sous-mécanisme est la résolution de problèmes de
façon transnationale (transnational problem-solving), qui se produit le plus
souvent au sein de réseaux transnationaux d’experts et d’élites, qui peuvent
être des « communautés épistémiques 24 » (soit le rassemblement d’un
ensemble de professionnels travaillant dans un domaine particulier –
économistes, psychologues, géographes, climatologues, etc. – qui partagent
un certain nombre de croyances et de conceptions sur l’action publique). En
matière de lutte contre la pédophilie, c’est par exemple au sein des
associations internationales de psychiatres travaillant au contact des
délinquants sexuels qu’ont été élaborées les solutions en matière de soin, de
guidance et de suivi des abuseurs sexuels, intégrées dans les législations
nationales à la fin des années 1990 en Europe.
CHAPITRE IV

Le public

Dans l’expression « politique publique », le terme « publique » a de


l’importance et renvoie à différents éléments.
La politique traite tout d’abord d’un « problème public », soit d’une
question qui a émergé sur la scène publique et politique et a été construite
comme devant faire l’objet d’interventions publiques.
D’autre part, la politique est une « expression de la puissance
publique 1 » ; elle est produite par des autorités politiques légitimes qui
adoptent des mesures dont l’application revêt une dimension autoritaire.
Elle se différencie par là même des politiques menées par d’autres entités ne
disposant pas de ce type de monopole de la violence physique légitime (on
peut penser par exemple à la politique des droits de l’homme d’Amnesty
International, ou à celle des ressources humaines de Coca Cola).
La politique, enfin, s’adresse à un public : elle a des ressortissants – que
l’on peut définir comme les « individus ou groupes à qui les politiques sont
destinées 2 ». Elle crée des ayants droit et des victimes, elle s’adresse à une
partie ou à l’ensemble des citoyens. Ce sont à ces acteurs que ce chapitre est
consacré. Longtemps négligés dans l’analyse, peu présents dans les manuels
de la discipline 3, ils sont pourtant au cœur de l’action publique et les
décideurs en tiennent de plus en plus compte.
I. – Donner une place aux ressortissants
Les premières approches de l’APP sont majoritairement top-down :
elles partent d’en haut et analysent l’action publique à partir des milieux
décisionnels centraux, en négligeant la réalité du terrain et les destinataires
de l’action publique. Il faut en effet attendre les années 1980 pour que, en
s’intéressant aux agents administratifs de terrain, on découvre par là même
les destinataires de l’action publique et leur rôle important dans la mise en
œuvre des politiques publiques. L’intérêt pour ces acteurs particuliers va
alors croissant, au point qu’une place centrale leur est accordée dans
certaines approches récentes de la discipline.

1. La découverte du public dans les travaux sur la mise en œuvre. –


Si les premiers travaux s’intéressant à la séquence de la mise en œuvre
analysaient cette dernière à partir de la décision centrale pour ensuite
regarder la réalité du terrain 4, la perspective s’inverse au début des années
1980 avec le développement d’approches « par le bas 5 », qui prennent pour
point de départ de l’analyse les interactions entre les agents administratifs
sur le terrain – les street-level bureaucrats 6 – et le public. Ces travaux
mettent en avant l’idée que les acteurs principaux d’une politique publique
ne sont finalement pas les décideurs politiques qui ont pensé et élaboré la
politique, mais bien plutôt les agents administratifs de base (travailleurs
sociaux, policiers, instituteurs, agents hospitaliers, etc.) qui la pratiquent et
prennent des décisions au quotidien à l’égard des usagers, ainsi que ces
usagers (allocataires, administrés, patients, citoyens) à qui elle est destinée.
Ce sont eux, « petits fonctionnaires 7 » et ressortissants, sur le terrain, à
travers leurs interactions 8, qui la rendent concrète, la réalisent et
coproduisent les services publics, l’ordre public, les prestations
sociales, etc. On a ainsi vu se développer de nombreux travaux adoptant
une telle perspective, pour étudier la mise en œuvre des politiques sociales 9,
10
les politiques migratoires « au guichet » ou encore le quotidien de la
police dans la lutte contre le proxénétisme 11.
Toutefois, si cette approche « par le bas », qui renouvelle l’analyse de la
mise en œuvre, permet de donner au public de l’action publique une place
dans l’analyse, jusque-là négligée, force est d’admettre qu’il ne s’agit que
d’une première découverte et que l’étude des interactions entre acteurs sur
le terrain n’est pas réellement une étude symétrique des agents
administratifs et des usagers. Ces derniers sont en effet moins au centre de
l’analyse que les premiers. On constate généralement un « prisme
12
institutionnel » dans les travaux de ce genre, notamment méthodologique.
Sur le terrain, les chercheurs enquêtent le plus souvent en partant de
l’administration, du côté des agents administratifs, derrière le guichet. C’est
pourquoi, récemment, des voix se sont élevées afin de prendre davantage en
compte le point de vue des ressortissants.

2. Pour une analyse de la réception de l’action publique. – L’idée est


cette fois-ci de se concentrer sur les ressortissants même et de privilégier
leur positionnement et leur regard afin d’analyser l’action publique en
partant de leurs perceptions. On peut définir la réception de l’action
publique comme « l’ensemble des processus par lesquels une politique
publique est appropriée et coconstruite par ses ressortissants, et par lesquels
elle produit ses effets sur ceux-ci 13 ».
Suivre cette approche en termes de réception entraîne un certain nombre
d’implications pour l’analyse 14.
La première concerne le point de vue adopté : à l’inverse de la plupart
des autres analyses de politiques publiques, il s’agit ici de se placer du côté
des ressortissants individuels, du côté des usagers et des citoyens ordinaires
et d’aborder l’action publique à travers ce prisme particulier. Si je décide
par exemple d’étudier les réformes de santé, je vais m’intéresser aux
patients, à leurs perceptions et à leurs pratiques. Pour cela, je dois
également tenir compte de leur « situation », au sens de positionnement
dans la société, d’identité, de background, de parcours et d’insertion dans
différents rapports sociaux (de race, de genre, de classe, de religion, etc.).
La seconde a trait à l’importance de l’investigation empirique auprès du
public des politiques publiques. Comme il est impossible de déduire la
réception de l’action publique à partir de la façon dont cette dernière a été
conçue ou appliquée, il est nécessaire d’aller à la rencontre directe de ses
ressortissants pour véritablement étudier comment elle est perçue.
Troisième implication : la réception n’est pas un processus univoque ;
elle est en effet une combinaison entre des effets de l’action publique et la
façon dont le public se l’approprie. Les individus ne sont pas des
réceptacles passifs mais bien plutôt des acteurs qui développent des usages.
Les politiques sont tout autant des contraintes que des ressources à leur
disposition, comme l’illustrent « la domestication de l’impôt par les classes
dominantes 15 », ou encore les usages qu’on a pu voir émerger autour de la
16
carte scolaire .
La quatrième tient au fait que la réception est à la fois objective et
subjective et qu’elle se traduit par des pratiques mais aussi des
représentations ; il faut donc l’envisager dans toutes ces dimensions si l’on
souhaite l’analyser : les politiques publiques ont en effet des effets matériels
et concrets sur les individus (comportements interdits, ressources allouées,
influence sur le cadre de vie, etc.), mais aussi des conséquences cognitives
(représentations modifiées, récits qui se diffusent, perceptions et croyances
qui évoluent, etc.). Et les individus s’approprient l’action publique à la fois
sur le plan cognitif (réinterprétation et traduction de la politique publique)
et sur le plan des pratiques (recours ou non aux mesures proposées,
contournement des dispositions, remise en cause, etc.). Les travaux qui
17
portent sur le non-recours (aux politiques sociales notamment) prennent
en compte ces différents éléments, cognitifs et matériels, pour expliquer le
fait que certains ressortissants ne réclament pas les prestations ou les
services auxquels ils ont droit.
Il s’agit donc de se tourner vers les ressortissants de l’action publique
afin d’étudier cette séquence particulière (qui n’a jamais été pensée comme
telle dans l’analyse séquentielle) au cours de laquelle les politiques
publiques atteignent leur public, et ce dernier y répond, se les approprie,
réagit et en fait, ou non, usage. Car l’action publique agit sur les citoyens,
influence leur vie ; ce qui renvoie à tout un pan de la littérature consacré à
l’« effet retour » des politiques publiques.

II. – Agir sur les ressortissants


Que l’action publique intervienne sur des publics et influence le social
est une idée aussi vieille que la naissance de la discipline APP, comme
l’illustre la typologie de Lowi dont l’un des deux critères, pour classifier les
politiques publiques, est justement le public concerné – les individus, soit le
comportement individuel, ou au contraire le groupe, le comportement
collectif 18. Malgré cette évidence, et comme mentionné précédemment, ce
n’est que très récemment que le public a trouvé une place dans l’analyse de
l’action publique. L’une des raisons de ce désintérêt tient au cloisonnement
des sous-disciplines de la science politique : à l’APP revient l’étude des
processus de décisions et des policies ; à la sociologie politique, l’analyse
des citoyens et de la politics. Pourtant, lorsque s’établissent des ponts entre
les deux disciplines, avec des concepts tels que les policy feedbacks ou la
prise en compte des dimensions symboliques de l’action publique, alors
l’analyse s’en trouve enrichie et l’on perçoit davantage le lien qui unit
action publique et publics, État et démocratie.

1. Les policy feedbacks. – On trouve dès 1935 l’idée que les politiques
publiques influencent l’action publique ultérieure, le développement des
groupes d’intérêt et les comportements politiques des citoyens (« new
policies create new politics 19 »). Mais c’est à Pierson que l’on doit l’article
qui, en 1993, va servir de fer de lance à l’approche en termes d’« effet
20
retour » des politiques publiques . À partir de là, de fait, on s’intéresse
davantage à l’action que les politiques publiques exercent sur les citoyens 21,
et deux principaux types d’effets sont ainsi mis en lumière 22.
Le premier mécanisme par lequel l’action publique agit sur ses publics
est d’ordre matériel : c’est ce que l’on appelle l’« effet ressource ». Il repose
sur les ressources et les incitations contenues et proposées par l’action
publique afin de façonner, de modifier, les comportements des individus.
Ces ressources peuvent être de différents types : des revenus (sous forme de
prestations sociales par exemple), du temps (comme le passage aux
35 heures travaillées par semaine en France à la fin des années 1990), de la
formation (comme l’illustrent les bourses scolaires pour les classes sociales
les plus modestes ou la mise en place de programmes de formation
continue), des droits supplémentaires (comme l’abaissement de l’âge légal
pour aller voter ou la création du droit au logement opposable, ou
DALO), etc.
Le second mécanisme est d’ordre cognitif et non plus matériel, et
souligne le fait que les politiques publiques agissent sur la culture et les
représentations des individus : c’est l’« effet interprétatif » ou informatif
selon lequel des messages et des récits sont véhiculés par l’action publique.
Cette dernière diffuse des informations sur l’action de l’État, les problèmes
à traiter, ce qu’il convient de faire, les caractéristiques des publics cibles ou
encore l’identité de l’« ennemi » à combattre. Et l’ensemble de ces éléments
a une influence, à terme, sur les représentations, les croyances, le sentiment
d’appartenance et les identités de certaines catégories de citoyens. Cela peut
aller jusqu’aux préférences normatives des citoyens, c’est-à-dire les
préférences relatives à ce que devrait faire la puissance publique, ce qui est
désirable en termes d’intervention. On parle alors d’« effet normatif 23 » de
l’action publique.
L’un des exemples les plus cités pour illustrer ces effets retour de
l’action publique est l’étude des effets de la G.I. Bill aux États-Unis,
effectuée par Suzanne Mettler 24. Les droits que cette loi accorde aux
vétérans ont en effet un double effet sur eux : un effet matériel direct d’une
part, puisqu’ils ont accès grâce à elle à une éducation gratuite ; un effet
cognitif et interprétatif d’autre part, se traduisant par un important
engagement civique, du fait d’un sentiment de devoir de réciprocité – ils se
sentent redevables envers la communauté qui leur a fourni de grandes
occasions grâce à cette loi.
Cependant, ces effets retour n’ont rien de systématique et de nombreux
paramètres en conditionnent l’existence ou l’ampleur : ils dépendent tout
d’abord de la visibilité et de la traçabilité des politiques publiques pour les
destinataires – si par exemple ces derniers ne perçoivent pas ou peu ce que
fait l’Union européenne, l’action publique de cette dernière aura plus de
25
difficultés à imprimer des effets sur les citoyens auxquels elle s’adresse .
Ils sont également dépendants de la distance ou de la proximité que les
citoyens ont à l’égard de la politique publique. Ces dernières sont
déterminées par des variables sociales et politiques, telles que l’âge, le
niveau d’éducation, la profession ou les préférences partisanes des citoyens.
Il n’y a donc pas d’automaticité des effets retour, comme l’illustre, pour le
cas de l’effet ressource, toute la littérature sur le non-recours aux prestations
26
sociales .

2. Les politiques symboliques. – En s’intéressant à l’« effet


interprétatif » dans la littérature sur les policy feedbacks, on touche du doigt
un aspect souvent négligé de l’action publique, à savoir sa dimension
symbolique. Depuis longtemps en effet, dans l’imaginaire collectif et en
27
APP, on conçoit le symbolique, sauf à de rares exceptions près , comme ce
qui ne compte pas, ce qui est sans effet tangible, par opposition aux
politiques concrètes, matérielles, palpables 28. On est dans l’ordre du
discours et des annonces, proche de ce que le sens commun appelle « les
politiques d’affichage ». Pourtant, le symbolique dans l’action publique est
central pour saisir la relation entre l’action publique et ses publics. D’où la
29
nécessité de bien le repérer .
Trois éléments composent et caractérisent cette dimension symbolique
de l’action publique.
Les symboles sont tout d’abord des langages, des mots, des histoires,
des gestes, des images, des objets, etc., qui portent des significations
particulières au-delà de ce qu’ils sont eux-mêmes ou représentent.
30
« Surchargés de sens », ils permettent d’envoyer des messages au public
(dans son ensemble ou, de façon plus restrictive, à des « publics cibles »).
Pour saisir cette dimension symbolique, il peut donc être utile d’envisager
les politiques publiques dans un sens large, en englobant bien sûr les textes
qui les composent, les moyens mobilisés, mais aussi la production
discursive et rhétorique qui les entoure, ainsi que la « mise en scène » des
politiques par les acteurs qui les portent (gestes, attitudes,
déplacements, etc.), car tous ces éléments sont porteurs de sens.
Les symboles sont, d’autre part, composés de deux pôles : l’un cognitif
(qui renvoie à des idées, à des connaissances, à des représentations
partagées et reconnaissables pour les participants) et l’autre émotionnel. Ils
font donc passer du sens, en « parlant » aux normes, aux idées, aux
croyances des individus, mais aussi en activant chez eux des émotions (ils
peuvent par exemple jouer sur les peurs et les colères ou au contraire
susciter de la joie et du plaisir). Ils permettent ainsi d’articuler des
représentations collectives avec l’expérience personnelle qu’en ont les
individus, de produire du consensus (fût-il illusoire). Le symbolique présent
dans l’action publique renvoie donc à la construction ou à l’activation d’un
« nous », d’un sens de la communauté. En ce sens, il est ce qui relie l’action
publique (policy) au politique (polity), en contribuant à produire et
maintenir le vivre-ensemble.
Parce qu’ils permettent d’envoyer des messages en disant plus qu’ils ne
sont, les symboles sont enfin utilisés, intentionnellement, par les acteurs
politiques dans le but de faire passer un certain nombre de messages. Cette
dimension intentionnelle est d’ailleurs ce qui distingue cette approche du
symbolique des approches dites « cognitives », qui s’intéressent seulement
aux cadres cognitifs et normatifs sous-tendant l’action publique. L’action
publique, dans sa dimension symbolique, s’adresse à un public, à des
destinataires, et cherche à « manipuler » (au sens neutre d’« influencer, agir,
former », mais aussi « activer, rendre importantes ou prépondérantes ») les
représentations, les perceptions et les attentes du public.
Envisager la dimension symbolique dans l’APP invite donc à élargir la
focale, afin d’intégrer des éléments jusque-là négligés ou sous-estimés : les
symboles visuels, architecturaux ou sonores, ainsi que les gestes, attitudes
et rituels qui participent de l’action publique et sont porteurs de sens au
même titre que les textes de lois ou les discours, etc. Ainsi, l’analyse des
politiques publiques peut dialoguer avec la sociologie politique, car le
symbolique est conçu pour s’adresser aux citoyens, pour jouer sur leurs
représentations, voire pour les pousser à l’action.
Cette dimension est par exemple centrale, voire cruciale, dans les
réponses gouvernementales aux attentats qui ont frappé la France en
31
2015 : si les mesures sécuritaires sont bien évidemment inévitables pour
résoudre la crise, leur dimension symbolique ne doit pas être sous-estimée
dans cette résolution. Quand l’État décrète l’état d’urgence ou qu’il décide
d’augmenter la présence militaire dans les rues de Paris, les transports en
commun et les lieux jugés « sensibles », il entend, non seulement empêcher
de nouvelles attaques, mais aussi rassurer la population en montrant qu’il
maîtrise la situation, et lutter ainsi contre le sentiment d’insécurité qu’a fait
naître l’attentat. Il cherche donc à travailler les représentations collectives et
à jouer sur les émotions des citoyens, dans un sens favorable au retour au
calme et à la paix sociale. Quand l’État coordonne la grande « marche
républicaine » du 11 janvier 2015, il recherche et met en scène l’unité
32 33
nationale dans les rues de Paris . En temps de crise , les mesures
symboliques peuvent être déployées pour rassurer ou rassembler. La
capacité des décideurs à apporter un sens à l’événement, par le truchement
d’une réponse symbolique, peut également contribuer à conforter leur
image d’homme ou de femme d’État « à la hauteur » des enjeux, et donc à
renforcer leur popularité et leur position dans le jeu politique et la
compétition électorale.

III. – Écouter les ressortissants


Si l’action publique a des effets sur ses publics, et si ces effets ne sont
pas nécessairement systématiques, on peut légitimement se poser deux
questions : premièrement, la relation inverse est-elle vraie ? En d’autres
termes : dans quelle mesure le public peut-il influencer l’action publique ?
Deuxièmement, comment les décideurs au pouvoir tiennent-ils compte des
attentes de la population afin d’être « bien » entendus par elle ? Il s’agit
donc de s’intéresser à la façon dont les ressortissants de l’action publique
sont pris en compte par les artisans de cette dernière.

1. Action publique et opinion publique. – L’une des façons d’intégrer


l’avis des ressortissants dans la fabrique de l’action publique est de tenir
compte de ce que pense et dit l’opinion publique (que l’on peut rapidement
34
définir comme l’opinion de l’ensemble des citoyens ), en la saisissant à
travers différents instruments, tels que des sondages, des enquêtes d’opinion
qualitatives, des focus groupes, des entretiens, etc. Si l’existence d’un « jeu
35
d’influence réciproque » entre opinion publique et politiques publiques a
pu parfois être soulignée, force est d’admettre que ces deux objets ont le
plus souvent été étudiés séparément 36. Pourtant, leur analyse croisée fait
émerger des résultats intéressants, montrant une forme d’influence de
l’opinion (ou des attentes de la population) sur la construction des
politiques publiques 37. S’il est exagéré de dire que l’action publique reflète
les évolutions de l’opinion publique, il serait à l’inverse erroné d’affirmer
que l’action publique se déploie sans en tenir compte. Ainsi, un ensemble
de travaux s’est intéressé aux rapports qu’entretiennent les gouvernants
avec les enquêtes d’opinion (contribuant parfois directement à la production
de ces données) 38 et a permis de distinguer trois usages principaux des
enquêtes par les décideurs au pouvoir 39.
Tout d’abord, les enquêtes représentent un outil pour communiquer :
elles renseignent sur l’opportunité ou non de communiquer ; elles aident à
désigner les sujets sur lesquels communiquer (et pour lesquels les
gouvernants peuvent compter sur un soutien de l’opinion) ; elles donnent
des informations sur la forme de la communication à adopter ; et ces
indications peuvent aller jusqu’au cadrage des enjeux à opérer pour être
audible auprès du public.
De plus, les enquêtes sont un outil de prévision permettant
d’accompagner le processus d’élaboration des politiques publiques, et ce, à
chaque séquence qui le compose : au stade de la mise à l’agenda, elles
aident à désigner quels sont les problèmes publics, et partant les politiques
qui bénéficient du soutien de l’opinion, ce qui peut être ensuite mobilisé
comme un argument pour légitimer la politique lancée et obtenir l’appui
d’une majorité politique sur le plan législatif. Au stade de la décision
proprement dite, elles permettent de faire le tri entre les projets populaires
au sein de l’opinion (et donc de l’électorat) et ceux que celle-ci
désapprouve, conduisant parfois les décideurs à abandonner tout
simplement certaines réformes, dans une stratégie d’« évitement du blâme »
40
(blame avoidance) . Au stade de l’évaluation, il est possible d’avoir
recours aux enquêtes d’opinion justement comme outil d’évaluation,
permettant de faire un retour sur une politique mise en œuvre et éprouvée
par ses ressortissants.
Les enquêtes sont enfin un outil de veille qui aide les décideurs publics
à percevoir, voire anticiper, en suivant l’évolution de certaines pratiques
(consommation d’alcool, tabagisme, sexualité, alimentation, etc.),
l’émergence de nouveaux problèmes publics, dans le domaine de la santé
publique notamment.
Face aux attentats terroristes qui ont frappé Paris en 2015, par exemple,
l’exécutif français s’est appuyé en partie, pour répondre aux attaques, sur ce
41
qu’il percevait des attentes de la population . Le Service d’information du
gouvernement (SIG) fut à ce titre une institution précieuse, qui rassemble
l’ensemble des enquêtes disponibles et en commande d’autres sur différents
sujets. À l’Élysée en outre, un conseiller « Études » chargé du suivi de
l’opinion a fait remonter au président de la République, sur l’ensemble de la
période, les tendances observées et les attentes des citoyens. Cela a permis
d’informer les gestes, paroles et décisions du chef de l’État et du Premier
ministre, comme l’illustrent l’appel à l’unité nationale, guidé par les
craintes de divisions sociales (qui transparaissaient dans les médias et les
courriers adressés au président) ; le choix de faire un cadrage sur la défense
de la République en janvier 2015 ou celui de tenir un discours plus guerrier
après le 13 novembre 2015 (en lien avec ce que manifestait spontanément la
population dans le sillage des attaques) ; ou la décision de proposer la
déchéance de nationalité pour les binationaux condamnés pour terrorisme
(fortement soutenue dans l’opinion publique). Ainsi, malgré l’urgence de la
situation que représente un attentat terroriste, les décideurs se mettent « à
l’écoute » des citoyens afin que leurs discours et leurs décisions soient en
consonance cognitive avec les attentes de ces derniers – ce qui est aussi
pour eux, bien sûr, un gage d’acceptabilité.

2. Action publique et participation publique. – Une seconde façon


pour les ressortissants de l’action publique de se faire entendre des
décideurs est d’avoir recours à la rue, à la protestation, comme l’illustre
le mouvement « des Gilets jaunes », lancé en novembre 2018 en France en
réaction à une hausse de carburant grevant un peu plus le pouvoir d’achat. Il
s’agit là de l’un des modes classiques de participation politique à
disposition des citoyens, à côté du vote. Et si, pendant longtemps, il a été
étudié quasi exclusivement par la sociologie politique, depuis peu, les
travaux se multiplient afin de faire le lien avec l’APP 42.
L’influence des actions protestataires sur les politiques publiques peut
se faire sentir à différentes séquences du processus d’action publique. C’est
notamment le cas au moment de la construction des problèmes publics et de
43
la mise à l’agenda , lorsque cette dernière est le fruit de la mobilisation
d’acteurs sociaux au sein de la société civile. Dans les années 1980 par
exemple, c’est grâce aux mobilisations féministes que le problème des abus
sexuels sur mineurs émerge sur l’agenda politique pour la première fois
44
dans différents pays européens . Les effets des mouvements sociaux
peuvent également intervenir dans la phase de décision et concerner le
contenu même de la politique publique. C’est par exemple sous l’influence
de fortes mobilisations sociales de soutien aux gouvernements en place que
des régulations permissives ont pu être adoptées en matière de prostitution
et de mariage pour les couples homosexuels en Italie et en Espagne, deux
pays pourtant fortement catholiques 45. L’influence des protestations peut
parfois aller jusqu’à l’arrêt pur et simple du processus d’action publique,
comme lorsque le gouvernement retire un projet de réforme à la suite des
grèves et des manifestations de masse – le retrait du contrat de première
embauche (CPE) imaginé par Dominique de Villepin pour lutter contre le
chômage des jeunes en 2006 en France, après trois mois de contestation
sociale, en est une bonne illustration.
Il peut arriver cependant que les effets des mouvements sociaux ne
portent pas sur l’action publique elle-même, mais plutôt sur son mode de
production, ses procédures et les « règles du jeu » de sa fabrication, comme
lorsque les mobilisations antinucléaires 46 ont contribué à mettre en place
des dispositifs de concertation qui ont durablement modifié la production
des politiques publiques et, partant, leur contenu ; ou lorsque l’exécutif
français a répondu au mouvement des Gilets jaunes début 2019 par la mise
en place d’un grand débat public. De façon plus générale, la tendance
actuelle étant à l’élargissement des catégories d’acteurs participant à
l’élaboration des politiques publiques, on assiste à une inclusion toujours
plus importante des acteurs protestataires, des policy outsiders et des
profanes dans le policy-making, par le biais d’une institutionnalisation de
procédures de consultation et de concertation, afin de donner la parole au
« public », dans un contexte de grande défiance à l’égard de la politique
(qui se traduit notamment par de fortes abstentions ou par des votes
populistes aux élections). Ainsi, outre les traditionnels référendums, des
« politiques de démocratie participative 47 » se développent depuis quelques
années, dont l’objectif est la promotion et le développement de la
participation publique (budgets participatifs, conférences de consensus ou
de citoyens, réunions publiques, etc.), afin « d’associer plus activement les
48
citoyens à la conduite de l’action publique ». Si les effets de cette
participation sur les politiques publiques sont parfois difficiles à évaluer
(amélioration de l’action publique ? émergence de nouvelles solutions ?
acceptation ou rejet d’une réforme ?, etc.), il y a toutefois un double effet
important et non négligeable à prendre en compte sur le plan symbolique : il
s’agit d’une part de faire passer le message (plus ou moins audible et de
façon plus ou moins efficace) que les citoyens ont leur mot à dire et qu’ils
ont la possibilité d’être entendus 49 ; on est donc dans la mise en scène,
adressée à tous, d’une consultation du public par les autorités. D’autre part,
cette opportunité d’une participation publique pousse les différents acteurs
impliqués (les acteurs traditionnels mais aussi ces nouveaux groupes de
citoyens qui « participent ») à modifier leurs comportements, attitudes et
50
représentations afin de jouer le jeu de la participation . On assiste donc à
des phénomènes d’apprentissage de la participation et à des transformations
des procédures et des règles du jeu dans l’élaboration des politiques
publiques.

3. Action publique et psychologie du public. – Enfin, l’une des


tendances récentes en matière d’action publique est la prise en compte, par
les décideurs et l’administration, des réactions du public afin de concevoir
au mieux les politiques publiques. Pour cela, ils se tournent vers les
sciences cognitives et comportementales (principalement anthropologie,
neurosciences, psychologie et sociologie) afin de comprendre le terrain sur
lequel s’appliquera l’action publique, d’anticiper le comportement des
citoyens et d’obtenir ainsi le résultat escompté en incitant les individus à
choisir l’option jugée préférable. On intègre donc le public dans
l’élaboration des politiques publiques, mais à son insu, en cherchant
insensiblement à changer son comportement ; l’idée étant que l’« incitation
douce » est parfois – souvent ? – plus efficace que les politiques reposant
seulement sur des lois, des règlements, des sanctions ou des incitations
financières.
L’exemple généralement cité pour illustrer cette nouvelle façon de faire
des politiques est l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol, aux Pays-Bas, qui est
parvenu à faire baisser ses coûts d’entretien en collant des images de
mouche au fond des urinoirs afin d’inciter les usagers à viser davantage.
L’individu n’étant pas un agent économique rationnel, on cherche à
comprendre comment il fonctionne, se comporte dans la vie de tous les
jours et prend ses décisions afin de trouver des leviers permettant aux
politiques et aux services publics d’être plus efficaces. Ce levier peut être
l’environnement (rendre plus visibles et plus accessibles des aliments sains
peut être un moyen de lutter contre l’obésité des jeunes dans les cantines
scolaires, par exemple) ; ce peut être aussi le besoin de « faire comme les
autres », soit le mimétisme social (on mobilise alors des exemples et on fait
des comparaisons afin d’inciter les individus à changer). C’est ce que l’on
appelle le nudge dans les pays anglo-saxons (ou « coup de pouce »,
« incitation douce » en français) 51.
Cette nouvelle façon de concevoir les politiques publiques trouve son
origine au Royaume-Uni à l’époque de Tony Blair, et s’est diffusée un peu
partout dans le monde depuis le début des années 2000 – une nudge unit a
même été mise en place à la Maison-Blanche du temps de Barack Obama.
En France, ce phénomène s’est traduit par le lancement d’un programme en
2013, très fortement développé depuis les débuts de la présidence
d’Emmanuel Macron, au sein de la direction interministérielle à la
transformation publique (DITP). Sept politiques publiques sont
actuellement concernées par le nudge et ont recours aux sciences
comportementales, dont la consommation des antibiotiques, le sommeil
chez les petits enfants, l’addiction des jeunes aux écrans, l’adoption de
modes de chauffage écoresponsables ou encore le non-recours aux aides
énergétiques.
CHAPITRE V

Étudier les politiques publiques

L’APP ne se définit pas par une approche méthodologique particulière.


Elle emprunte en effet ses techniques et ses méthodes aux autres sciences
sociales, qu’il s’agisse des entretiens avec les acteurs de l’action publique,
de l’observation participante, du dépouillement d’archives, des analyses
statistiques ou encore des techniques de terrain de l’anthropologie 1. Cela ne
signifie pas pour autant qu’un chapitre méthodologique n’a pas sa place
dans cet ouvrage, bien au contraire : parce qu’il n’existe pas un cadre
méthodologique standard et unique de l’APP qu’il suffirait d’appliquer pour
réaliser une recherche sur l’action publique, il est important de se poser les
bonnes questions au début de toute recherche afin d’adopter la démarche et
la méthode les plus adéquates. Cela est d’autant plus important que de telles
considérations sont souvent peu prises en compte et peu présentées dans les
manuels de la discipline, laissant les jeunes chercheurs généralement
démunis face à leurs objets d’étude.

I. – Une stratégie de recherche (les « 3 C »)


Dans Le Métier de sociologue 2, Bourdieu, Chamboredon et Passeron
décrivent la démarche scientifique comme un processus en trois étapes
successives (l’ordre étant important) : elle commence par un acte de rupture
(avec les préjugés, les opinions, les croyances et les représentations
préétablies) ; elle consiste ensuite à construire, par la raison, un
questionnement et un cadre d’analyse ; elle se termine enfin par la
constatation ou l’expérimentation, soit le travail de terrain permettant de
vérifier et valider ce qui a été construit lors de l’étape précédente. L’analyse
des politiques publiques, sous-discipline de la science politique, n’échappe
pas à cette règle et procède de la même façon. La coupure, la construction
et la constatation (ou les « 3 C ») servent de guide pour la recherche et
structurent cette première partie méthodologique.

1. La coupure. – Rien ne sert d’amasser des informations sans méthode


et sans savoir, au préalable, ce que l’on cherche. Il est nécessaire en effet
d’observer l’action publique que l’on souhaite analyser de façon ordonnée,
en se dotant d’une première grille de lecture 3. Pour cela, le chercheur
commence sa recherche avec une question, qui est comme un premier fil
conducteur exprimant ce qu’il cherche à élucider et à comprendre.
Concernant l’émergence des abus sexuels sur mineurs comme problème
public à la fin du XXe siècle par exemple, cette question de départ peut être
formulée de la façon suivante : pourquoi la pédophilie est-elle devenue un
problème politique dans les années 1990 en Europe alors que le phénomène
a toujours existé ? L’important est que cette question présente trois qualités
principales : elle doit être claire, c’est-à-dire précise, concise et univoque
(elle ne doit contenir qu’une seule question, relativement courte et formulée
sans confusion) ; faisable, soit réaliste (le chercheur doit tenir compte de ses
ressources, personnelles – comme les langues qu’il maîtrise –, financières,
temporelles et techniques) ; et enfin, pertinente, dans le sens où elle évite la
confusion avec le registre moral et normatif – une bonne question de départ
est celle qui cherche à comprendre et à expliquer ce qui existe ou a existé,
et non pas à le juger ou à prédire ce qui sera ou devrait être.
Dans cette phase de coupure, la deuxième étape, une fois trouvée la
question de départ, est celle de l’exploration, au cours de laquelle le
chercheur se renseigne sur son objet d’étude, trouve des informations le
concernant, tout comme les différentes manières de l’étudier. Cela passe en
priorité par des lectures préparatoires, qui permettent de prendre
connaissance des recherches déjà existantes sur cet objet (dans l’optique de
mieux se situer par rapport à elles), d’entrevoir des modèles théoriques
possibles, et de mieux connaître, empiriquement, la politique choisie (la
documentation primaire est de ce point de vue une source de données
précieuse). Mais la littérature n’est pas seule à pouvoir aider le chercheur
dans cette étape exploratoire et d’autres méthodes peuvent être mobilisées
en fonction de la question posée, telles que des entretiens informatifs avec
certains acteurs, de l’observation participante, le dépouillement d’archives
ou encore le recours à des questionnaires et des sondages. L’objectif est à
chaque fois le même : mieux connaître l’objet que l’on souhaite étudier,
établir une cartographie des acteurs en présence, se positionner par rapport
aux autres travaux existants et commencer à envisager le cadre théorique
qui sera retenu dans l’analyse. Pour continuer avec le cas des abus sexuels
sur mineurs, cette phase d’exploration a par exemple permis de faire un
premier repérage des acteurs impliqués dans l’émergence (féministes,
associations de protection de l’enfance et de victimes, psychiatres et
psychologues travaillant au contact des délinquants sexuels notamment), de
se positionner dans la vaste littérature consacrée à la mise à l’agenda, et
d’envisager la comparaison internationale comme étant une méthode
pertinente, car le processus d’émergence apparaissait comme similaire dans
des pays pourtant fort dissemblables (sur le plan de la protection de
l’enfance et du droit pénal).
2. La construction. – Commence alors la deuxième phase, celle de la
construction à proprement parler, au cours de laquelle le chercheur se dote
d’un cadre d’analyse pour répondre à sa question de départ. Pour cela, il
définit sa « problématique », c’est-à-dire l’approche ou la perspective
théorique qu’il décide d’adopter pour traiter le problème contenu dans cette
question. Il s’agit là d’ajouter à la question de départ une manière
d’interroger le phénomène étudié, d’injecter de la théorie dans l’analyse de
l’objet. Cela revient à répondre à la question suivante : comment vais-je
aborder cette politique ou séquence particulière de l’action publique ? Cette
construction d’une problématique s’opère généralement en deux temps.
(1) On commence par faire le point sur les différentes problématiques
possibles. En science politique, on considère généralement qu’il existe trois
grandes approches distinctes et complémentaires des phénomènes sociaux
et politiques, que l’on peut résumer par les « 3 i » : la première met l’accent
sur les institutions, les structures ; la deuxième sur les intérêts, soit les
acteurs, l’action des individus ; la troisième, enfin, s’intéresse aux idées, au
sens qui se cache derrière les actions et les décisions prises. Ces approches
(institutionnalistes, rationnelles et cognitives) ne sont toutefois pas
exclusives les unes des autres et il est tout à fait envisageable de combiner
et conjuguer certaines de leurs dimensions. (2) On construit ensuite sa
propre problématique, en choisissant une perspective particulière, le regard
que l’on souhaite porter sur l’objet étudié. Il existe deux manières distinctes
de s’y prendre : la première consiste à retenir un cadre théorique existant,
adapté au problème étudié et dont on a bien saisi les idées et les concepts
principaux, en y apportant éventuellement les adaptations ou corrections qui
le rendront plus approprié à l’objet étudié 4. La seconde façon d’opérer est
de se référer à plusieurs approches théoriques différentes et de chercher à
les combiner afin de traiter la problématique choisie. Dans les deux cas,
expliciter sa problématique est l’occasion de reformuler la question de
départ. Dans l’exemple des abus sexuels sur mineurs, une problématique
possible aurait été d’adopter une perspective institutionnaliste afin de
comprendre, dans les pays étudiés, les traditions nationales en matière de
protection de l’enfance et de répression de la délinquance sexuelle ; mais on
peut aussi faire un choix contraire et décider de mettre plutôt l’accent sur
les éléments de convergence existant entre les pays. Pour cela, il est
nécessaire de porter un autre regard sur le même objet, et de privilégier une
problématique davantage centrée sur les acteurs de l’émergence (insérés
dans des réseaux transnationaux) et sur les éléments cognitifs qui la sous-
tendent (même cadrage cognitif du problème notamment).
Pour choisir sa propre problématique, plusieurs pistes sont possibles :
on peut tout d’abord faire le choix de continuer à développer une théorie ou
un domaine théorique déjà prolifique et reconnu dans le secteur d’action
publique dans lequel on travaille (on peut penser par exemple au recours au
néo-institutionnalisme historique pour l’étude des États-providence en
Europe). On peut au contraire – deuxième option –, vouloir porter un
nouveau regard sur un objet d’étude constamment abordé de la même
manière théoriquement dans la littérature (comme choisir d’étudier la
politique d’égalité entre les hommes et les femmes en Europe en
s’intéressant prioritairement aux objectifs, aux instruments et aux acteurs du
secteur 5, plutôt qu’en l’abordant à travers le prisme néo-institutionnaliste et
en termes de corporatisme ou de pluralisme dans le système politique
européen). On peut enfin fonder la problématique sur un étonnement, soit
pour chercher à expliquer une anomalie, un phénomène inattendu (comme
la convergence des processus d’émergence de la pédophilie en tant que
problème public dans des pays pourtant différents sur le plan institutionnel),
soit pour essayer de comprendre un phénomène nouveau, peu ou pas étudié
jusque-là, tel que l’organisation de la « marche républicaine » du 11 janvier
2015 après les attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper
Casher, par les acteurs de l’exécutif en France 6. Lorsque la problématique
est définie, alors l’objet devient sujet : ce passage de l’objet au sujet s’opère
quand on pose à cet objet une question qui a des implications théoriques
particulières.
La deuxième étape de la phase de construction est la définition des
hypothèses de recherche, qui permettent de mener avec rigueur et ordre la
recherche, en fournissant des fils conducteurs efficaces et structurants. Avec
une hypothèse, le chercheur annonce : « Je pense que cette piste sera
féconde et qu’il faut chercher dans cette direction. » Tout le reste du travail
de recherche consistera ensuite à tester ces hypothèses sur le terrain, en les
confrontant aux données recueillies (par les entretiens, l’observation, les
sondages, ou tout autre type de sources). Aller sur le terrain avec des
hypothèses permet d’orienter le travail empirique (on sait ce que l’on
cherche à tester), et ainsi constitue un critère de sélection des données.
C’est aussi un moyen d’ajuster le regard, de corriger ou de nuancer le cadre
d’analyse retenu dans la problématique. En somme, la recherche est un
aller-retour incessant entre un cadre théorique et un travail empirique et les
hypothèses se situent à l’interface entre les deux.
Une hypothèse de recherche se définit par quatre caractéristiques.
(1) C’est tout d’abord une réponse provisoire à une question : elle nécessite
d’être vérifiée sur le terrain. (2) C’est d’autre part une réponse partielle à la
question posée ; il est en effet rare qu’une hypothèse permette seule d’y
répondre. Il faut donc généralement conjuguer plusieurs hypothèses pour
traiter la totalité du problème. (3) Elle est, en outre, théoriquement
orientée : elle contient un concept, renvoie à une approche particulière,
envisage une certaine variable explicative. (4) Elle est, par conséquent et
enfin, le fruit d’une construction qui va au-delà de la question de départ ;
elle n’est ni un préjugé ni une simple reproduction du discours des acteurs.
Dans le travail que nous avons consacré à l’émergence de la pédophilie
comme problème public en France dans les années 1990, trois grandes
hypothèses ont guidé la recherche 7. La première a trait aux idées et peut
s’exprimer ainsi : c’est la transformation du contexte d’interprétation et de
connaissance (notamment l’apparition d’un nouveau paradigme scientifique
centré sur le soin dans les milieux « psy » qui traitent les délinquants
sexuels) qui permet à la pédophilie d’accéder au rang de problème public,
car elle est désormais « soignable ». La deuxième concerne les acteurs et
soutient que c’est le changement des acteurs qui prennent en charge le
problème et le publicisent (avec des acteurs associatifs qui relaient le
nouveau paradigme médical) qui facilite l’émergence. La troisième, enfin,
s’intéresse au contexte et affirme que c’est l’apparition d’un contexte
favorable dans la décennie 1990 qui autorise une prise de conscience
globale du problème, aboutissant à des législations nationales (sur la
protection de l’enfance et la répression de la délinquance sexuelle), avec
l’ouverture d’une « fenêtre d’opportunité » en août 1996, consécutive à
l’affaire Dutroux en Belgique et au grand colloque international de
Stockholm contre l’exploitation sexuelle des enfants à des fins
commerciales.

3. La constatation. – La dernière phase, appelée « constatation » ou


« expérimentation », est celle au cours de laquelle le chercheur confronte
son cadre d’analyse à la réalité du terrain. Elle démarre donc une fois que
les hypothèses sont posées et doivent être testées empiriquement. C’est le
moment où la question des méthodes se pose concrètement, car ce sont elles
qui permettent de rassembler les informations nécessaires à la description
de l’objet étudié mais aussi de fournir les preuves nécessaires à la validation
ou au contraire à l’invalidation des hypothèses de recherche. Évidemment,
les outils méthodologiques mobilisés ne sont pas les mêmes en fonction de
la problématique retenue et de l’angle d’analyse choisi ; il s’agit donc pour
le chercheur d’adapter ses méthodes et ses sources en fonction de ce qu’il
cherche. La comparaison d’une politique sociale entre de nombreux pays ou
l’étude des répercussions d’une politique de transport inciteront, par
exemple, le chercheur à se tourner vers des enquêtes statistiques de plus ou
moins longue durée ; à l’inverse, l’analyse d’une décision précise, dans un
secteur circonscrit, au niveau national ou local, pourra être faite à l’aide
d’entretiens approfondis avec les acteurs impliqués dans le processus.
Généralement, on distingue deux grands types de méthode, quantitatif et
qualitatif, et le choix entre eux est dicté par la question que se pose le
chercheur, ce qu’il souhaite comprendre et expliquer, le degré de précision
qu’il entend atteindre ou au contraire la montée en généralité qu’il vise.
Ce chapitre n’est pas le lieu pour une présentation détaillée des
différentes méthodes à la disposition du chercheur en APP 8, mais il est
important de garder à l’esprit qu’aucune méthode n’est meilleure qu’une
autre (tout dépend de ce que l’on cherche) ; et que le pluralisme
méthodologique comporte de nombreux bienfaits. En France toutefois,
même si cette réalité a évolué depuis les vingt dernières années, les
9
approches qualitatives centrées sur l’entretien ont longtemps dominé le
champ de la recherche en analyse des politiques publiques. Pour reprendre
l’exemple de la lutte contre la pédophilie en Europe dans les années 1990,
les hypothèses de recherche portant notamment sur les éléments cognitifs
du changement et les acteurs de l’émergence, les méthodes que nous avons
retenues ont été le dépouillement de la littérature grise et de la
documentation primaire produites par les acteurs (associations,
professionnels travaillant au contact des délinquants sexuels), des séries
d’observation participante auprès des équipes de professionnels prenant en
charge les enfants victimes, et surtout des entretiens semi-directifs avec les
acteurs associatifs, les professionnels et les personnels politique et
administratif chargés du dossier, et ce dans les trois pays étudiés.
Quand ce travail de collecte de données sur le terrain ainsi que l’analyse
des informations recueillies sont achevés, arrive le temps des conclusions et
de la rédaction du travail de recherche et de ses résultats. Il s’agit pour le
chercheur de raconter et de mettre en récit les réponses qu’il a obtenues à sa
question de départ et à sa problématique.
Si la présentation de cette stratégie de recherche en trois temps (les
« 3 C ») donne l’image d’un processus linéaire, il faut cependant garder à
l’esprit qu’il n’en est rien dans les faits : la recherche est par définition
quelque chose qui se cherche, et elle donne lieu, par conséquent, à des
hésitations et à des va-et-vient entre la question et le cadre d’analyse retenu
au départ et les éléments empiriques finalement recueillis. Il n’est ni
étonnant ni inquiétant, dans cette dynamique, de revenir sur ses hypothèses,
de « bricoler » des questionnements ou de refaire des entretiens alors qu’on
pensait en avoir fini avec le travail de terrain. Loin d’être un parcours
tranquille et évident, la recherche est un processus chaotique, irrégulier et
parfois semé d’embûches, qui alterne des moments de découragement
passagers avec de grandes satisfactions. Il est donc important de le rappeler
pour que le jeune chercheur qui débute dans cette voie ne se sente ni seul ni
trop démuni face à son objet d’étude et son terrain.

II. – L’importance de la comparaison 10


Comme pour l’ensemble des sciences sociales, la comparaison est une
méthode centrale en analyse des politiques publiques, car elle permet de se
substituer à une expérimentation quasi impossible dans cette discipline (les
faits politiques sont en effet de nature historique et on ne peut les reproduire
de façon artificielle). Comme l’écrivait déjà Durkheim dans Les Règles de
la méthode sociologique : « Nous n’avons qu’un moyen de démontrer qu’un
phénomène est cause de l’autre, c’est de comparer les cas où ils sont
simultanément présents et absents, et de chercher si les variations qu’ils
présentent dans ces différentes combinaisons de circonstances témoignent
11
que l’un dépend de l’autre . » Si la démarche comparative a été, dans un
premier temps, délaissée par l’APP française (et la science politique dans
son ensemble), elle est devenue un impératif dans les grands lieux de la
12
recherche française depuis la fin des années 1990 . Et les chercheurs
comparatistes qui justifiaient auparavant le recours à la comparaison, en
indiquant par exemple les apports d’une telle méthode 13, se contentent
désormais d’expliciter l’usage qui en est fait à partir des questions de
recherche qu’ils tentent d’élucider ; car il est désormais acquis, dans la
discipline, qu’il s’agit d’une démarche valable, légitime et heuristique 14.

1. Types de comparaison. – Quand on demande à un chercheur quel


type de comparaison il fait, l’une des façons qui se présente à lui pour y
répondre est tout d’abord de préciser le nombre de cas étudiés. Depuis
15 16
Sartori , on distingue en effet trois grandes méthodes de comparaison .
La première concerne les études de cas uniques (single-country studies),
qui, en soi, ne sont pas comparatives, mais partent d’un raisonnement
comparatif ou ont une portée comparative. C’est par exemple le cas des
monographies comparatives qui s’appuient sur les catégories de la
comparaison (par exemple, une typologie) pour analyser dans le détail les
17
spécificités de la politique retenue dans le pays choisi .
La deuxième méthode est celle qui consiste à faire des comparaisons
portant sur un nombre limité de cas (small-n studies), généralement entre
deux et cinq pays – comme l’illustre l’étude de l’émergence de la
pédophilie comme problème public en Europe, qui compare la France, la
Belgique et l’Angleterre 18.
Enfin, la troisième méthode repose sur la comparaison d’un grand
nombre de cas (large-n studies), ce qui nécessite le plus souvent de recourir
à des méthodes quantitatives, à l’image du Comparative Agendas Project
qui repose sur la collecte et le codage d’un grand nombre de données sur les
agendas, dans plusieurs pays européens 19.
Toutefois, limiter le type de comparaison au nombre de pays retenus ne
dit finalement pas grand-chose sur l’objectif de la comparaison et l’intérêt
d’y avoir recours. Car ce qui détermine vraiment le choix entre les
méthodes comparatives, c’est la question de recherche et la construction de
la problématique.

2. Choix des cas. – On peut toujours mobiliser des raisons « non


scientifiques » pour expliquer la sélection des cas. Ce peut être, par
exemple, des variables individuelles et personnelles : le chercheur qui ne
parle pas un mot d’espagnol ne retiendra pas pour sa comparaison un pays
hispanophone ; de même, celui qui dispose de ressources financières
limitées ne se lancera pas dans une étude comparative impliquant un pays
lointain où il ne pourra pas se rendre. Ce peut être aussi des justifications
spontanées ou intuitives, comme le fait de travailler sur le cas belge quand
on s’intéresse à la pédophilie, « à cause » de l’affaire Dutroux qui a secoué
le pays au milieu des années 1990. Cependant, de tels arguments manquent
de rigueur et il convient de penser tout cela de façon plus précise, en
justifiant « théoriquement » le choix des cas. On en revient pour cela à la
question de recherche, ou problématique, retenue.
20
Depuis John Stuart Mill , on distingue en effet deux grandes pratiques
de la comparaison, qui dérivent de ce que l’on cherche à expliquer et qui
déterminent le choix des cas à envisager dans l’étude.
La première est celle de la différence et implique de choisir des cas
similaires (most similar cases) : pour expliquer un phénomène qui ne se
produit que dans un seul pays, on choisit des pays qui présentent de
nombreux points communs, sauf un, existant seulement dans le pays où
survient le phénomène ; ce facteur (absent des autres pays) pourra alors être
considéré comme la cause du phénomène en question.
La seconde, à l’inverse, est celle de la concordance et nécessite de
prendre des cas différents (most dissimilar cases) : pour expliquer un
phénomène commun à deux pays, on choisit ces derniers de façon à ce
qu’ils diffèrent en tous points, sauf sur un facteur, qui sera alors la cause du
phénomène commun en question.
3. Comparaison internationale, comparaison transnationale. – Ces
deux manières de procéder pour une recherche comparative, communes à
l’ensemble des sciences sociales, se retrouvent bien évidemment en APP.
Le constat est même celui d’une évolution dans le temps entre ces deux
modalités 21 : alors que pendant longtemps les analystes de l’action publique
comparaient afin d’expliquer des différences entre pays (pratique de la
différence), depuis une vingtaine d’années, dans un contexte mondial en
évolution (globalisation, régionalisation, développement de politiques
supranationales, etc.), ce sont les recherches analysant la convergence
(pratique de la concordance) qui se multiplient, ce qui implique des
changements méthodologiques importants.
Dans une comparaison internationale, on cherche à faire ressortir des
spécificités nationales ; par conséquent, on va choisir des cas proches,
comparables, qui se différencient seulement sur quelques dimensions clés.
À l’inverse, dans une comparaison transnationale qui s’intéresse à la
convergence entre pays, le choix des terrains suit une logique opposée :
pour expliquer des similarités, on choisit en effet des cas contrastés
(l’exigence de comparabilité n’est plus centrale).
C’est par exemple cette logique qui a guidé notre choix des cas dans
l’étude de l’émergence de la pédophilie comme problème public en France,
en Belgique et en Angleterre : la convergence des processus d’émergence
dans les trois pays (même calendrier, mêmes acteurs, même discours,
mêmes modalités d’émergence) peut être montrée et expliquée de façon
certaine et convaincante (insertion des acteurs de l’émergence dans des
réseaux transnationaux, mêmes cadres normatifs fournis par les institutions
internationales, communication transnationale), parce que la convergence
est attestée dans des pays différents, avec des histoires politiques différentes
et des systèmes institutionnels différents (systèmes de protection de
l’enfance et régimes pénaux divergents). Ainsi, l’émergence n’est pas
réductible à des facteurs proprement nationaux et s’explique par des
variables transnationales.
CONCLUSION

Une science politique des politiques


publiques

L’APP est une discipline récente ; elle est d’ailleurs considérée comme
la dernière-née des sous-disciplines de la science politique. Pourtant, après
seulement quelques décennies d’existence, elle a su trouver sa place dans le
monde académique et faire montre d’adaptabilité face aux transformations
de son objet d’étude. Ainsi, ses frontières ont évolué au même rythme que
celles de l’action publique ; elle a développé de nouveaux modèles afin de
saisir la privatisation des acteurs des politiques publiques, ou encore le
dépassement du cadre étatique national pour la fabrique de l’action
publique ; elle s’est également ouverte à d’autres disciplines et approches
pour renouveler son regard et mieux analyser la place et le rôle des
ressortissants (le public) dans l’action publique contemporaine. Cependant,
cette ouverture, gage d’enrichissement pour l’analyse, peut aussi parfois
devenir une menace pour la jeune analyse des politiques publiques. Car que
lui reste-t-il comme spécificité si elle n’est plus la seule à étudier son
objet ?
Cette question de la spécificité se pose dès l’apparition de la sous-
discipline : l’APP ne s’appuie pas sur des méthodes qui lui seraient
particulières et, comme nous l’avons vu, emprunte aux autres sciences
sociales des outils méthodologiques et des modalités de recueil de données.
Et même sa « boîte à outils », composée des concepts et des approches qui
la fondent, n’est en rien originale au sens où elle ne comprendrait que des
notions ad hoc qui lui seraient propres – de nombreux termes ont en effet
été importés d’autres disciplines, que l’on pense à la path dependence,
dérivée de l’économie, ou au « paradigme », conçu par un physicien pour
penser les progrès de la science. Par conséquent, c’est son objet, l’action
publique, qui semble la caractériser avant toute chose. Or, à la suite des
transformations de cette dernière dans les années récentes (décentralisation,
régionalisation, transnationalisation et internationalisation, notamment),
nombreuses sont les autres disciplines qui se sont intéressées à leur tour aux
politiques publiques et sont venues concurrencer l’APP sur son propre
terrain : la géographie et les études urbaines ont par exemple analysé les
politiques publiques locales ; les relations internationales (RI) se sont
lancées dans l’étude de l’action publique internationale, notamment quand
elle est le produit des grandes organisations internationales ; l’économie
publique se consacre aux politiques publiques, et travaille tout
particulièrement sur leur évaluation ; quant à la sociologie, elle a donné
naissance à de belles recherches sur la réception de certains instruments
d’action publique auprès de leurs bénéficiaires. Comment l’APP peut-elle
se distinguer et parvenir à se faire entendre dans cette effervescence de la
recherche entourant l’action publique ?
Il nous semble que le meilleur moyen d’y parvenir réside dans la
démonstration de ce que l’APP apporte de spécifique dans l’analyse de
l’action publique par rapport aux autres disciplines, et cette plus-value a à
voir avec ses origines : l’APP est apparue comme une sous-discipline de la
science politique, et cette appartenance n’a rien de fortuit ; elle la définit
profondément, en constitue son ADN. L’APP est une science politique des
politiques publiques, car la variable politique y est centrale. Policies
(« politiques publiques », en anglais) est d’ailleurs l’un des trois termes
anglo-saxons pour désigner « le politique ». Et c’est donc dans cette
importance donnée à la variable politique que l’APP peut se singulariser.
Les politiques publiques sont en effet articulées au politique et à la
politique ; elles sont l’expression d’une coercition, et donc d’une autorité ;
et se pose à travers elle la question du gouvernement et, partant, de la
légitimité politique. À l’heure où les citoyens sont de plus en plus méfiants
à l’égard de la chose publique, qu’une partie de l’action publique est définie
au-delà des États, par des acteurs dont la légitimité politique n’a parfois rien
d’évident, et que les temporalités de l’action publique et de la vie politique
sont de plus en plus déconnectées, il est plus que jamais nécessaire de se
tourner vers cette sous-discipline particulière pour saisir au mieux ce qui se
joue politiquement dans nos sociétés contemporaines.
BIBLIOGRAPHIE

L. Bernier, G. Lachapelle, S. Paquin, L’Analyse des politiques


publiques, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 2011.
T. Bossy, A. Evrard, C. Hoeffler, G. Gourgues, T. Ribémont,
Introduction à la sociologie de l’action publique, Bruxelles,
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P. Hassenteufel, Sociologie politique. L’action publique, Paris, Armand
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P. Lascoumes, P. Le Galès, Sociologie de l’action publique, Paris,
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Y. Mény, J.-C. Thoenig, Les Politiques publiques, Paris, Puf, 1989.
P. Muller, Y. Surel, L’Analyse des politiques publiques, Paris,
Montchrestien, 1998.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction

Chapitre premier - Naissance d'une discipline

I. – Qu'est-ce qu'une politique publique ?

II. – L'histoire d'une discipline

III. – Les séquences de l'action publique

IV. – La genèse d'une politique publique

Chapitre II - Le changement

I. – Ce qui change

II. – Ce qui fait changer vite et en profondeur

III. – Ce qui empêche ou ralentit le changement

Chapitre III - Des frontières mouvantes

I. – Le déplacement de la frontière entre public et privé

II. – L'Europe et les politiques publiques

III. – Internationalisation et transnationalisation

Chapitre IV - Le public

I. – Donner une place aux ressortissants

II. – Agir sur les ressortissants


III. – Écouter les ressortissants

Chapitre V - Étudier les politiques publiques

I. – Une stratégie de recherche (les « 3 C »)

II. – L'importance de la comparaison

Conclusion - Une science politique des politiques publiques

Bibliographie
www.quesaisje.com
1. É. Louis, Qui a tué mon père, Paris, Seuil, 2018.
2. M. Hirsch, Comment j’ai tué son père, Paris, Stock, 2019.
3. L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris,
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4. B. Jobert, P. Muller, L’État en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, Puf,
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1. H.D. Lasswell, Politics : Who Gets What, When, How, Cleveland (Ohio), Meridian Books,
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2. J.-C. Thoenig, « L’analyse des politiques publiques », in M. Grawitz, J. Leca (dir.), Traité de
science politique, Paris, Puf, 1985.
3. P. Muller, Y. Surel, L’Analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998.
4. V. Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris,
Belin, 1999.
5. Ibid., p. 21.
6. L. Boussaguet, La Pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, Paris, Dalloz,
2008.
7. Y. Mény, J.-C. Thoenig, Politiques publiques, Paris, Puf, 1989.
8. Voir par exemple K. von Beyme, « Do parties matter ? The impact of parties on the key
o
decisions in the political system », Government and Opposition, vol. 19, n 1, 1984, p. 5-29 ;
M.G. Schmidt, « When parties matter : a review of the possibilities and limits of partisan
o
influence on public policy », European Journal of Political Research, vol. 30, n 2, 1996,
p. 155-183 ; J. de Maillars, Y. Surel (dir.), Les Politiques publiques sous Sarkozy, Paris, Presses
de Sciences Po, 2012.
e
9. P. Muller, Les Politiques publiques, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2018 (12 éd.), p. 51.
10. B. Jobert, Le Tournant néolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994.
11. P. Warin, « Les “ressortissants” dans les analyses des politiques publiques », Revue
o
française de science politique, vol. 49, n 1, 1999, p. 103-120.
12. M. Lipsky, Street-Level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Services,
New York, Russell Sage Foundation, 1980.
13. H.D. Lasswell, D. Lerner (dir.), The Policy Sciences : Recent Developments in Scope and
Method, Stanford, Stanford University Press, 1951.
14. P. Hassenteufel, Sociologie politique. L’action publique, Paris, Armand Colin, 2008, p. 20.
15. J. Leca, P. Muller, « Y a-t-il une approche française des politiques publiques ? Retour sur
les conditions de l’introduction de l’analyse des politiques publiques en France », in P. Warin,
O. Giraud (dir.), Politiques publiques et démocratie, Paris, La Découverte, 2008, p. 35-72.
16. Y. Surel, « Approches cognitives », in L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.),
e
Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2019 (5 éd.), p. 87-94.
17. L. Boussaguet, Y. Surel, « Des politiques publiques “à la française” ? », in L. Boussaguet,
S. Jacquot, P. Ravinet (dir.), Une “French touch” dans l’analyse des politiques publiques ?,
Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 155-183.
18. La publication du manuel de P. Hassenteufel, Sociologie politique. L’action publique, paru
pour la première édition en 2008 chez Armand Colin, dans la collection U « Sociologie », est un
marqueur significatif de cette évolution.
19. C.O. Jones, An Introduction to the Study of Public Policy, Belmont (Californie), Duxbury
Press, 1970.
20. P. Bachrach, M.S. Baratz, « Decisions and non-decisions : an analytical framework », The
o
American Political Science Review, vol. 57, n 3, 1963, p. 632-642.
21. P. Muller, Y. Surel, L’Analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998, p. 30.
22. Voir supra.
23. J. Pressman, A.B. Wildavsky, Implementation. How Great Expectations in Washington Are
Dashed in Oakland…, Berkeley (Californie), University of California Press, 1973.
24. Un ouvrage de synthèse est d’ailleurs paru en 2016 : N. Zahariadis (dir.), Handbook of
Public Policy Agenda Setting, Cheltenham (Grande-Bretagne) et Northampton (Massachusetts),
Edward Elgar Publishing, 2016.
25. P. Garraud, « Agenda / émergence », in L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.),
e
Dictionnaire des politiques publiques, op. cit. (5 éd.), p. 60.
26. Ce que montre par exemple Padioleau dans le cas de l’IVG, in J.-G. Padioleau, L’État au
concret, Paris, Puf, 1982.
27. J.R. Gusfield, La Culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un
ordre symbolique, Paris, Economica, 2009 ; E. Henry, Amiante, un scandale improbable.
Sociologie d’un problème public, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
28. W.L.F. Felstiner, R.L. Abel, A. Sarat, « L’émergence et la transformation des litiges :
o
réaliser, reprocher, réclamer », Politix, n 16, 1991, p. 41-54.
29. D. Stone, « Causal stories and the formation of policy agendas », Political Science
o
Quarterly, vol. 104, n 2, 1989, p. 281-300.
30. S. Hilgartner, C.L. Bosk, « The rise and fall of social problems : a public arenas model »,
o
The American Journal of Sociology, vol. 94, n 1, 1988, p. 53-78.
31. R. Inglehart, The Silent Revolution : Changing Values and Political Styles Among Western
Publics, Princeton, Princeton University, 1977.
32. P. Garraud, « Politiques nationales : l’élaboration de l’agenda », L’Année sociologique,
o
n 40, 1990, p. 17-41.
33. R. Cobb, J.-K. Ross, M.H. Ross, « Agenda building as a comparative political process »,
o
The American Political Sciences Review, vol. 70, n 1, 1976, p. 126-138.
34. Cette synthèse est proposée dans : L. Boussaguet, La Pédophilie, problème public. France,
Belgique, Angleterre, op. cit., p. 180-183.
1. P.A. Hall, « Policy paradigms, social learning, and the State : the case of economic policy-
o
making in Britain », Comparative Politics, vol. 25, n 3, 1993, p. 275-298.
2. I. Garzon, « La politique agricole commune », in R. Dehousse (dir.), Politiques européennes,
Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 245-263.
3. P. Hassenteufel, Sociologie politique. L’action publique, Paris, Armand Colin, 2008, p. 227-
229.
4. P. Magnette, Le Régime politique de l’Union européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2009
e
(3 éd.), p. 216-217.
5. Le modèle original est celui des « 3 i » et comprend les intérêts, les idées et les institutions
(voir notamment B. Palier, Y. Surel, « Les “trois i” et l’analyse de l’État en action », Revue
o
française de science politique, vol. 55, n 1, 2005, p. 7-32). Toutefois, certains ont proposé d’y
adjoindre les instruments. Nous reprenons cette proposition à notre compte pour distinguer les
4 dimensions (ou variables) possibles du changement d’une politique publique.
6. J.W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston (Massachusetts), Little
Brown & Co., 1984.
7. Ibid., p. 119.
8. Pour une analyse plus précise des contextes politiques favorables au changement de l’action
publique à la suite d’une victoire électorale (le fameux « état de grâce » dont jouit le vainqueur
de l’élection et dont parlent généralement les médias), voir J.T. Keeler, Réformer. Les conditions
du changement politique, Paris, Puf, 1994.
9. P. Ravinet, « Fenêtre d’opportunité », in L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.),
e
Dictionnaire des politiques publiques (5 éd.), op. cit., p. 269.
10. L. Boussaguet, La Pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, op. cit.,
p. 321-329.
11. P. Muller, Les Politiques publiques, op. cit., p. 51-52.
12. Y. Surel, « Approches cognitives », in L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.),
e
Dictionnaire des politiques publiques (5 éd.), op. cit., p. 87-94.
13. P.A. Sabatier, H. Jenkins-Smith (dir.), Policy Change and Learning : An Advocacy
Coalition Approach, Boulder (Colorado), Westview Press, 1993 ; P.A. Sabatier, « ACF », in
e
L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques (5 éd.),
op. cit., p. 46-53.
14. Des approches théoriques autres que celle de l’ACF ou celle du paradigme existent et
pourraient être mobilisées ici. Nous faisons le choix cependant de n’en privilégier que deux afin
de ne pas alourdir notre propos. Pour la présentation des autres approches, voir « Les approches
cognitives des politiques publiques », numéro spécial, Revue française de science politique,
o
vol. 50, n 2, 2000.
15. P. Muller, Y. Surel, L’Analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998.
16. Voir notamment A. Mégie, « La “scène terroriste” : réflexions théoriques autour de
o
l’“ancien” et du “nouveau” terrorisme », Revue canadienne de science politique, vol. 43, n 4,
2010, p. 983-1003.
17. P. Pierson, « Increasing returns, path dependence, and the study of politics », American
o
Political Science Review, vol. 4, n 2, 2000, p. 251-267.
18. P.A. David, « Clio and the economics of QWERTY », The American Economic Review,
o
vol. 75, n 2, 1985, p. 332-337.
19. A.B. Wildavsky, The Politics of the Budgetary Process, Boston (Massachusetts), Little
Brown & Co., 1979.
20. A. Siné, L’Ordre budgétaire. L’économie politique des dépenses de l’État, Paris,
Economica, 2006.
21. P. Pierson, « When effects become cause. Policy feedback and political change », World
o
Politics, vol. 45, n 4, 1993, p. 595-628.
22. C.E. Lindblom, « The science of muddling through », Public Administration Review,
o
vol. 19, n 2, 1959, p. 79-88.
23. B. Palier, « Path dependence », in L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.), Dictionnaire
e
des politiques publiques (5 éd.), op. cit., p. 448.
o
24. K. Weaver, « The politics of blame avoidance », Journal of Public Policy, vol. 6, n 4,
1986, p. 371-398.
25. G. Tsebelis, Veto Players. How Political Institutions Work, New York, Russel Sage
Foundation, 2002.
26. W. Streeck, K.A. Thelen, Beyond Continuity. Institutional Change in Advanced Political
Economies, Oxford, Oxford University Press, 2005.
27. Les exemples mobilisés dans la typologie suivante sont empruntés à P. Hassenteufel,
Sociologie politique. L’action publique, op. cit., p. 248-250.
1. Nous faisons le choix de ne pas traiter dans ce chapitre la question des frontières de l’action
publique à l’intérieur de l’État avec l’action publique infranationale. Si celle-ci n’est pas sans
effet sur celle-là, elle nous semble cependant moins source de changement dans le cadre des
politiques publiques étatiques. Pour un panorama sur l’action publique territoriale, voir
notamment R. Pasquier, S. Guigner, A. Cole (dir.), Dictionnaire des politiques territoriales,
Paris, Presses de Sciences Po, 2011 ; A.-C. Douillet, A. Faure (dir.), Les Territoires de l’action
publique, Grenoble, PUG, 2005.
2. P. Hassenteufel, « L’État mis à nu par les politiques publiques », in B. Badie, Y. Déloye (dir.),
Le Temps de l’État. Mélanges en l’honneur de Pierre Birnbaum, Paris, Fayard, 2007, p. 311-
329.
3. P. Hassenteufel, Sociologie politique. L’action publique, op. cit., p. 15-16.
4. L. Boussaguet, La Pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, op. cit., p. 77-
130.
5. Exemple emprunté à D. Youf, Penser les droits de l’enfant, Paris, Puf, 2002, p. 9.
6. Nous reprenons là la typologie établie par J. Mossuz-Lavau, in Les Lois de l’amour. Les
politiques de la sexualité en France (1950-2002), Paris, Payot & Rivages, 2002, p. 11-12.
7. P. Muller, Les Politiques publiques, op. cit., p. 35-38.
8. P. Hassenteufel, Sociologie politique. L’action publique, op. cit., p. 103.
9. Pour une présentation détaillée de cette approche par les réseaux, voir P. Le Galès,
M. Thatcher (dir.), Les Réseaux de politique publique. Débats autour des Policy networks, Paris,
L’Harmattan, 1995 ; D. Marsh, R.A.W. Rhodes, Policy Networks in British Government,
Oxford, Clarendon Press, 1992.
10. Le premier auteur à mobiliser cette notion est B. Jobert, in « Le retour du politique », Le
Tournant néolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 9-20.
11. Il y en avait en fait trois dans les travaux de Bruno Jobert ; le quatrième, celui des
professionnels, a été ajouté par È. Fouilleux, in « Entre production et institutionnalisation des
idées : la réforme de la politique agricole commune », Revue française de science politique,
o
vol. 50, n 2, 2000, p. 277-305.
12. L. Boussaguet, La Pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, op. cit.,
p. 415-419.
13. Voir notamment R. Dehousse (dir.), Politiques européennes, Paris, Presses de Sciences Po,
2009 ; L. Boussaguet, « Typologie des politiques européennes », in R. Dehousse (dir.), L’Union
européenne, Paris, La Documentation française, 2014, p. 129-136 ; P. Magnette, Le Régime
e
politique de l’Union européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 (3 éd.) ; P. Hassenteufel,
Y. Surel, « Des politiques publiques comme les autres ? Construction de l’objet et outils
o
d’analyse des politiques européennes », Politique européenne, vol. 1, n 1, 2000, p. 8-24.
14. Il s’agit d’un système de gouvernance original qui accorde beaucoup de pouvoir aux
instances supranationales (Commission européenne et Cour de justice), tout en produisant du
droit contraignant pour les États membres. Pour une description de cette méthode, voir
R. Dehousse, « La méthode communautaire », in R. Dehousse (dir.), L’Union européenne,
op. cit., p. 27-34.
15. R. Dehousse, L’Europe sans Bruxelles ? Une analyse de la méthode ouverte de
coordination, Paris, L’Harmattan, 2004.
16. B. Palier, Y. Surel (dir.), L’Europe en action. L’européanisation dans une perspective
comparée, Paris, L’Harmattan, 2007.
17. T.A. Börzel, T. Risse, « When Europe hits home : europeanization and domestic change »,
o
European Integration online Papers, vol. 4, n 15, 2000.
18. L. Boussaguet, La Pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, op. cit.,
p. 352-361.
19. S. Strange, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, Paris,
Temps présent, 2001.
20. F. Petiteville, A. Smith, « Analyser les politiques publiques internationales », Revue
o
française de science politique, vol. 56, n 3, 2006, p. 357-366.
21. T.J. Lowi, « American business, public policy, case-studies, and political theory », World
o
Politics, vol. 16, n 4, 1964, p. 677-715 ; T.J. Lowi, « Fours systems of policy, politics and
o
choice », Public Administration Review, vol. 32, n 4, 1972, p. 298-310.
22. K. Holzinger, C. Knill, « Causes and conditions of cross-national policy convergence »,
o
Journal of European Public Policy, vol. 12, n 5, 2005, p. 775-796.
23. S.J. Bulmer, D.P. Dolowitz, P. Humphreys, S. Padget, Policy Transfer in European Union
Governance, Londres, Routledge, 2007 ; D.P. Dolowitz, Policy Transfer and British Social
Policy. Learning from the USA ?, Buckingham, Open University Press, 2000 ; S. Russeil,
« Transfert de politiques publiques », in L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.),
e
Dictionnaire des politiques publiques (5 éd.), op. cit., p. 650-658.
24. P.M. Haas, « Introduction : epistemic communities and international policy coordination »,
o
International Organization, vol. 46, n 1, 1992, p. 1-35.
1. P. Muller, Y. Surel, L’Analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998, p. 20.
2. P. Warin, « Ressortissants », in L. Boussaguet, S. Jaquot, P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des
e
politiques publiques (5 éd.), op. cit., p. 555.
3. Dans la première édition du Dictionnaire des politiques publiques par exemple, parue en
e
2004, seule une entrée « ressortissants » figure dans le sommaire. Il faut attendre la 5 édition
parue en 2019 pour que d’autres entrées relatives au public des politiques publiques soient
intégrées, telles que « policy feedback » et « opinion publique ».
4. C’est le cas par exemple des travaux fondateurs de Pressman et Wildavsky aux États-Unis ;
voir J. Pressman, A. Wildavsky, Implementation. How Great Expectations in Washington Are
Dashed in Oakland, Berkeley, University of California Press, 1973.
5. P. Hassenteufel, Sociologie politique. L’action publique, op. cit., p. 100.
6. M. Lipsky, Street-Level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Service, op. cit.
7. P. Warin, Les Dépanneurs de justice. Les petits fonctionnaires entre qualité et équité, Paris,
LGDJ, 2002.
8. Certains auteurs parlent de « relation administrative » pour qualifier ces interactions qui sont
au cœur de l’analyse. Voir notamment V. Dubois, La Vie au guichet. Relation administrative et
traitement de la misère, Paris, Economica, 2015.
9. Ibid.
10. A. Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975),
Paris, Grasset, 2005.
11. G. Mainsant, « Du juste usage des émotions : le rôle institutionnel des policier(e)s
o
chargé(e)s de la lutte contre le proxénétisme », Déviance et société, vol. 34, n 2, 2010, p. 253-
265.
12. A. Revillard, « Saisir les conséquences d’une politique à partir de ses ressortissants. La
o
réception de l’action publique », Revue française de science politique, vol. 68, n 3, 2018,
p. 476.
13. Ibid., p. 478.
14. Les quatre implications du concept de réception présentées ci-dessous sont empruntées à
A. Revillard, ibid., p. 479 sq.
15. A. Spire, « La domestication de l’impôt par les classes dominantes », Actes de la recherche
en sciences sociales, vol. 190, 2011, p. 58-71.
16. L. Barrault-Stella, « Jouer avec l’instrument : les usages institutionnels et sociaux de la
carte scolaire », in C. Halpern, P. Lascoumes, P. Le Galès (dir.), L’Instrumentation de l’action
publique. Controverses, résistances, effets, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 267-291.
17. Voir par exemple P. Warin, Le Non-recours aux politiques sociales, Grenoble, PUG, 2016.
18. Voir supra.
19. E. Schattschneider, Politics, Pressures and the Tariff, New York, Prentice Hall, 1935,
p. 288.
20. P. Pierson, « When effect become cause : policy feedback and political change », World
o
Politics, vol. 45, n 4, 1993, p. 595-628.
21. Pierson distingue en réalité trois types de publics susceptibles d’être affectés par l’action
publique : les élites au pouvoir, les groupes d’intérêt et les citoyens. Compte tenu de
l’orientation de ce chapitre, centré sur les ressortissants et les citoyens, nous nous concentrerons
ici quasi exclusivement sur le cas des citoyens (appelés mass publics dans ses travaux).
22. Pour une présentation synthétique de ces différents effets, voir C. Dupuy, V. Van Ingelgom,
« Policy feedback », in L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques
e
publiques, (5 éd.), op. cit., p. 453-461.
23. On doit à Stefan Svallfors la mise au jour de ce « troisième » mécanisme normatif, dans son
étude sur les préférences relatives à l’intervention de l’État dans l’Allemagne réunifiée :
S. Svallfors, « Policy feedback, generational replacement, and attitudes to state intervention :
o
eastern and western Germany, 1990-2006 », European Political Science Review, vol. 2, n 1,
2010, p. 119-135.
24. S. Mettler, Soldiers to Citizens. The G.I. Bill and the Making of the Greatest Generation,
Oxford, Oxford University Press, 2005.
25. C. Dupuy, V. Van Ingelgom, « Comment l’Union européenne fabrique (ou pas) sa propre
légitimité. Les politiques européennes et leurs effets-retours sur les citoyens », Politique
o
européenne, n 54, 2016, p. 152-187.
26. P. Warin, Le Non-recours aux politiques sociales, op. cit.
27. M. Edelman, Political Language. Words That Succeed and Policies That Fail, New York,
San Francisco et Londres, Academic Press, 1977 ; M. Edelman, Politics as Symbolic Action,
New York, San Francisco et Londres, Academic Press, 1971 ; M. Edelman, The Symbolic Uses
of Politics, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 1964.
28. C’est notamment la conception qu’en retient A. Mazur, in Gender Bias and the State.
Symbolic Reform at Work in Fifth Republic France, Pittsburgh et Londres, University of
Pittsburgh Press, 1995.
29. L. Boussaguet, F. Faucher, « Beyond a “gesture” : the treatment of the symbolic in public
o
policy analysis », French Politics, n 18, 2020, p. 189-205, https://doi.org/10.1057/s41253-020-
00107-9
30. P. Braud, L’Émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
31. L. Boussaguet, F. Faucher, « Mobiliser des symboles pour répondre au terrorisme.
o
L’exécutif français face aux attentats de 2015 à Paris », Policy Brief, n 28, LIEPP, Sciences Po,
2016 ; F. Faucher, L. Boussaguet, « The politics of symbols. Reflections on the French
o
government’s framing of the 2015 terrorist attacks », Parliamentary Affairs, vol. 71, n 1,
p. 169-195 ; L. Boussaguet, F. Faucher, « Identity and citizenship as symbolic responses to
o
terrorist attacks. The case of France in 2015 », Percorsi costituzionali, n 2, 2017, p. 511-530.
32. L. Boussaguet, F. Faucher, « Quand l’État convoque la rue. La marche républicaine du
o
11 janvier 2015 », Gouvernement et action publique, vol. 6, n 2, 2017, p. 37-61.
33. La symbolique n’est pas mobilisée qu’en temps de crise. Elle est également partie
intégrante de la politique ordinaire (rôle de rassemblement, de mobilisation et de légitimation).
34. C. Belot, « Opinion publique et politiques publiques », in L. Boussaguet, S. Jacquot,
e
P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques (5 éd.), op. cit., p. 417.
35. S. Soroka, C. Wlezien, Degrees of Democracy : Politics, Public Opinion and Policy,
Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ; C. Belot, L. Boussaguet, C. Halpern,
o
« Gouverner (avec) l’opinion au niveau européen », Politique européenne, n 54, 2016, p. 9-23.
36. C. Belot, « Exploring the democratic linkage through the lens of governmental polling : a
o
research agenda », French Politics, vol. 17, n 2, 2019, p. 211-226.
37. B. Page, R.Y. Shapiro, « Effects of public opinion on policy », American Political Science
o
Review, vol. 77, n 1, 1983, p. 175-190.
38. R. Eisinger, The Evolution of Presidential Polling, New York, Cambridge University Press,
2003 ; J.N. Druckman, L.R. Jacobs, Who Governs ? Presidents, Public Opinion, and
Manipulation, Chicago, University of Chicago Press, 2015 ; L. Blondiaux, La Fabrique de
l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
39. C. Rothmayr, S. Hardmeier, « Government and polling : use and impact of polls in the
policy-making process in Switzerland », International Journal of Public Opinion Research,
o
vol. 14, n 2, 2002, p. 123-140.
o
40. R. Kent Weaver, « The politics of blame avoidance », Journal of Public Policy, vol. 6, n 4,
1986, p. 371-398.
41. Voir L. Boussaguet, F. Faucher, « La construction des discours présidentiels post-attentats à
o
l’épreuve du temps », Mots. Les langages du politique, n 118, 2018, p. 95-115.
42. C. Dupuy, C. Halpern, « Les politiques publiques face à leurs protestataires », Revue
o
française de science politique, vol. 59, n 4, 2009, p. 701-722 ; L. Bosi, M. Giugni, K. Uba, The
Consequences of Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
43. Ce que l’on a appelé l’« émergence par la mobilisation » lorsqu’on a abordé la genèse de
l’action publique, dans le chap. I.
44. L. Boussaguet, « Les “faiseuses” d’agenda. Les militantes féministes et l’émergence des
o
abus sexuels sur mineurs en Europe », Revue française de science politique, vol. 59, n 2, 2009,
p. 221-246.
45. S. Schmitt, E.-M. Euchner, C. Preidel, « Regulating prostitution and same-sex marriage in
Italy and Spain : the interplay of political and societal veto-players in two catholic societies »,
o
Journal of European Public Policy, vol. 20, n 3, 2013, p. 424-441.
46. Y. Barthe, Le Pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris,
Economica, 2006.
47. G. Gourgues, Les Politiques de démocratie participative, Grenoble, PUG, 2013 ; C. Blatrix,
« Concertation et débat public », in O. Borraz, V. Guiraudon (dir.), Politiques publiques, t. II :
Changer la société, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 213-242.
48. T. Ribémont, T. Bossy, A. Evrard, G. Gourgues, C. Hoeffler, Introduction à la sociologie de
l’action publique, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2018, p. 81.
49. L. Boussaguet, « Participatory mechanisms as symbolic policy instruments ? »,
o
Comparative European Politics, vol. 14, n 1, 2016, p. 107-124.
50. S. Rui, La Démocratie en débat. Les citoyens face à l’action publique, Paris, Armand Colin,
2004.
51. R.H. Thaler, C.R. Sunstein, Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision,
Paris, Vuibert, 2012.
1. Pour une présentation relativement exhaustive des différentes méthodes employées par la
science politique, voir Y. Surel, La Science politique et ses méthodes, Paris, Armand Colin,
2015.
2. P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton et
Bordas, 1968.
3. On évite ainsi un des écueils souvent constatés dans les premières recherches, à savoir « la
gloutonnerie livresque ou statistique » (voir R. Quivry, L. Van Lampenhardt, Manuel de
recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 1995).
4. Voir supra, sur l’adaptation du modèle des « forums » de politique publique.
5. S. Jacquot, « La fin d’une politique d’exception. L’émergence du gender mainstreaming et la
normalisation de la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes », Revue
o
française de science politique, vol. 59, n 2, 2009, p. 247-277.
6. L. Boussaguet, F. Faucher, « Quand l’État convoque la rue. La marche républicaine du
11 janvier 2015 », art. cité, p. 37-61.
7. L. Boussaguet, La Pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, op. cit.
8. Pour cela, voir Y. Surel, La Science politique et ses méthodes, op. cit.
9. Voir notamment S. Cohn (dir.), L’Art d’interviewer les dirigeants, Paris, Puf, 1999 ;
P. Bongrand, P. Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques : un impensé
o
méthodologique ? », Revue française de science politique, vol. 55, n 1, 2005, p. 73-111 ;
N. Garcia, C. Hoeffler, « L’entretien et la place des acteurs dans la sociologie de l’action
publique », in L. Boussaguet, S. Jacquot, P. Ravinet (dir.), Une “French Touch” dans l’analyse
des politiques publiques ?, op. cit., p. 377-404.
10. Pour un panorama plus complet, voir M. Gazibo, J. Jenson, La Politique comparée.
Fondements, enjeux et approches théoriques, Montréal, Les Presses de l’université de Montréal,
2004 ; D. Caramani (dir.), Comparative Politics, Oxford, Oxford University Press, 2008.
11. É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Puf, 1983, p. 124.
12. Voir sur le sujet P. Favre, « La science politique française, une science à l’écart du
o
monde ? », in Y. Léonard (dir.), Découverte de la science politique. Cahiers français n 276,
Paris, La Documentation française, 1996 ; P. Hassenteufel, « De la comparaison internationale à
la comparaison transnationale. Les déplacements de la construction d’objets comparatifs en
o
matière de politiques publiques », Revue française de science politique, vol. 55, n 1, 2005,
p. 113-132.
13. Tels que « la mise à distance de sa propre réalité nationale, […] la validation et
l’invalidation d’hypothèses théoriques, […] la formulation et la reformulation d’hypothèses
explicatives ». Voir P. Hassenteufel, « Deux ou trois choses que je sais d’elle. Remarques à
propos d’expériences de comparaisons européennes », in CURAPP, Les Méthodes au concret.
Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, Paris, Puf,
2000, p. 105-124.
14. D. Caramani (dir.), Comparative Politics, op. cit.
15. G. Sartori, « Bien comparer, mal comparer », Revue internationale de politique comparée,
o
vol. 1, n 1, 1994, p. 19-36.
16. Voir T. Landman, Issues and Methods in Comparative Politics : An Introduction,
e
New York, Routledge, 2003 (2 éd.), p. 24-35.
17. C’est ce que fait par exemple Bruno Palier dans son étude des politiques sociales en France,
en partant des modèles traditionnellement identifiés d’État-providence en Europe : B. Palier,
Gouverner la sécurité sociale, Paris, Puf, 2005.
18. L. Boussaguet, La Pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, op. cit.
19. F. Baumgartner, C. Breunig, E. Grossman, Comparative Policy Agendas : Theories, Tools
and Data, Oxford, Oxford University Press, 2019.
20. J.S. Mill, A System of Logic, Ratiocinative and Inductive, Londres, John W. Parker, 1843.
21. Voir P. Hassenteufel, « De la comparaison internationale à la comparaison transnationale.
Les déplacements de la construction d’objets comparatifs en matière de politiques publiques »,
art. cité, p. 113-132.
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