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La communication politique

(Nouvelle édition revue et corrigée)

Arnaud Mercier (dir.)

DOI : 10.4000/books.editionscnrs.21153
Éditeur : CNRS Éditions
Année d'édition : 2017
Date de mise en ligne : 30 octobre 2019
Collection : Les essentiels d'Hermès
ISBN électronique : 9782271122186

http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782271115058
Nombre de pages : 274

Référence électronique
MERCIER, Arnaud (dir.). La communication politique : (Nouvelle édition revue
et corrigée). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2017 (généré
le 12 novembre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/21153>. ISBN : 9782271122186.
DOI : 10.4000/books.editionscnrs.21153.

Ce document a été généré automatiquement le 12 novembre 2019.

© CNRS Éditions, 2017


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Cet Essentiel offre un large panorama permettant de comprendre les
nouvelles formes et les enjeux de la communication politique
contemporaine. Qu'en est-il aujourd'hui des connivences entre les mondes
de la communication, des médias et de la politique ? Quels effets produisent
les excès de la communication politique, lorsqu'on analyse les cas
emblématiques de Silvio Berlusconi et Donald Trump ? Quel poids réel
peuvent avoir l'internet et les réseaux socionumériques en contexte
électoral ou dans un cadre insurrectionnel comme lors des « printemps
arabes » ?
Il s'agit dans cet ouvrage de dévoiler la crise du tout-marketing politique et
l'urgence de penser autrement la communication politique, en identifiant
ses contradictions et les menaces qui planent sur nos démocraties dans le
cadre d'une guerre de l'information désormais ouverte. Menaces
omniprésentes lors de l'élection présidentielle américaine puis française, où
mensonges, rumeurs, « fake news » et attaques personnelles d'une rare
bassesse ont proliféré sur les réseaux sociaux.

ARNAUD MERCIER
Professeur de sciences de l'information et de la
communication à l'université Paris 2 – Assas et chercheur
au CARISM. Il a notamment dirigé chez CNRS Éditions les
ouvrages Médias et opinion publique, 2012, et Le
journalisme, 2009. Il est le président du site d'information
TheConversation France.
SOMMAIRE

Avant-propos à la nouvelle édition


Arnaud Mercier

Autour du même thème


Présentation générale. La communication politique entre
nécessité, instrumentalisation et crises
Arnaud Mercier
La communication politique comme nécessité sociohistorique
L’instrumentalisation de la communication politique : de la propagande au
marketing
Crises de la communication politique contemporaine
Enjeux de la communication politique

La communication politique : construction d’un modèle


Dominique Wolton
Éléments de définition
Cette définition présente cinq avantages
Rôles et fonctions
La communication, le « moteur » de l’espace public

Les dix contradictions de la communication politique


Dominique Wolton
1 – L’absorption de la société civile par l’espace public
2 – La confusion espace public/espace politique, la fin de la frontière vie
publique/vie privée
3 – L’égalitarisme, la fin de la responsabilité sociale des élites
4 – La médiatisation sans limite
5 – La représentativité omniprésente
6 – La simplification de l’argumentation politique
7 – L’unidimensionalisation des discours
8 – Le déséquilibre entre les trois discours de la communication politique
9 – Une communication hors de l’échelle humaine
10 – La communication politique détachée des cadres nationaux

Les nouvelles contradictions de la communication


politique
Dominique Wolton
Dix crises liées aux déséquilibres des relations entre information,
communication et action
Pour réduire ces contradictions

Communication délibérative et démocratie


participative…
Éric Dacheux

Le marketing politique
Gilles Achache
Le modèle dialogique
Le modèle propagandiste
Le modèle marketing

Le phénomène Berlusconi : ni populisme ni vidéocratie,


mais néo-politique
Pierre Musso
Populisme ou popularisme ?
L’art de la néo-télévision commerciale
La réponse médiatique à la crise de la politique
Espaces publicitaire et plébiscitaire
La néo-politique prolongement du management

Donald Trump ou la communication incantatoire


Marie-Cécile Naves
La double stratégie de communication de Donald Trump
Un utile flou programmatique
Un usage inédit des réseaux socionumériques

Médiatisation du politique : stratégies, acteurs et


construction des collectifs
Eliseo Verón
Le politique médiatisé, ou du déclin de la logique du long terme
Les registres du sens, ou de la construction des collectifs

Les bulletins municipaux : une contribution ambiguë à la


démocratie locale
Christian Le Bart

Personnel politique et médias socionumériques :


nouveaux usages et mythes 2.0
Alex Frame
Le mythe des interactions
La gestion des réseaux
Une reconfiguration des relations avec les journalistes
Les interactions publiques et privées
En période électorale
La gestion de l’image politique
L’image politique et la « culture LOL »
Communication politique bruyante et virale
Bourdes, dérapages ou communication stratégique ?

Blogs, réseaux sociaux et « révolutions arabes » : du


fantasme à la réalité
Tourya Guaaybess
Les postulats de la révolution numérique
Les nouveaux médias : instruments d’émancipation et de contrôle
Internet et les réseaux sociaux : rupture et rémanences
Les médias (« traditionnels ») sont morts, vivent les médias !

La guerre de l’information russe : une guerre


multidimensionnelle
Nicolas Tenzer
Une guerre de l’information multidimensionnelle
Les soutiens nationaux et les « idiots utiles » de la communication de
Poutine
Une guerre de l’information mue par des objectifs stratégiques
Une réponse technique, mais aussi politique : ne pas laisser la Russie définir
l’agenda

Point de vue. L’appui des médias à la destitution de


Dilma Rousseff
Juremir Machado da Silva

Bibliographie sélective
Les auteurs
Avant-propos à la nouvelle
édition
Arnaud Mercier

1 Dès les années 1980, il était commun de dire que nous


étions entrés dans une société de la communication.
Avec la fulgurante progression de la numérisation de
notre monde, avec des supports de communication
toujours plus performants et mobiles et un Internet
toujours plus omniprésent et indispensable au quotidien,
la tendance n’a fait que s’accélérer. La politique n’est pas
épargnée par ces évolutions. Que les acteurs politiques
subissent ces phénomènes ou qu’ils cherchent à en
maîtriser les effets au profit de leur effort persuasif ou
des rapports de force qu’ils souhaitent établir, les
logiques de communication politique sont plus présentes
que jamais et se doivent d’être mises à nue, disséquées,
critiquées.
2 Neuf années après une première édition, la réédition d’un
ouvrage entièrement revu et augmenté nous
apparaissait comme une nécessité impérieuse. Dans un
univers si mouvant, reprendre à nouveau frais la critique
de la communication politique est un salutaire impératif.
Au moment où certains des textes publiés alors furent
écrits, n’existaient ni l’internet grand public, ni Facebook
ou Twitter, ni la 4G, ni les smartphones tels que nous les
connaissons aujourd’hui, ni les algorithmes de détection
et classement de nos traces numériques. C’est assez dire
combien il était devenu indispensable d’offrir une édition
refondue de ce livre, tout en maintenant des textes
marquants et en actualisant les connaissances afin de
renforcer la pensée critique offerte à nos lecteurs.
3 À l’heure du débat sur la « post-vérité » induit par la
victoire du Brexit en Grande-Bretagne et de Donald
Trump aux États-Unis ; à l’ère de l’usage généralisé des
réseaux socionumériques ; après une élection
présidentielle française incertaine où les mensonges et
les rumeurs malveillantes ont essaimé depuis les réseaux
socionumériques jusqu’au plateau du débat télévisé du
second tour, avec une mise en cause massive du rôle des
journalistes, ce livre entend faire le point sur les ressorts
de la communication politique contemporaine. En
établissant des parallèles entre la manière dont elle était
conçue et pratiquée dans les années 1980 et aujourd’hui,
l’intérêt de cette publication revue et augmentée est de
montrer les évolutions de la communication politique
depuis trente ans.

AUTEUR
ARNAUD MERCIER
Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université
Paris 2 – Assas et chercheur au CARISM. Il a notamment dirigé chez CNRS
Éditions les ouvrages Médias et opinion publique, 2012, et Le journalisme,
2009. Il est le président du site d’information TheConversation France.
Autour du même thème

1 Autour du même thème, Hermès a déjà publié de


nombreuses études sous l’impulsion de son fondateur,
Dominique Wolton, spécialiste de la communication, qui
figure parmi les premiers à avoir étudié et théorisé la
communication politique moderne dès les années 1980.
Il est notamment à l’initiative, au CNRS du programme
Sciences-Technologie- Sociétés (1980-1985), du
programme Communication (1985-2000), et a créé deux
structures : le Laboratoire Communication et politique
(1988) et l’Institut des sciences de la communication
(2007).
2 Que ce soit dans la revue Hermès, dans la collection des
« Essentiels d’Hermès » ou la collection d’ouvrages
« CNRS Communication », 38 titres de références ont été
publiés depuis 1988.

1) La revue Hermès
3 Les chercheurs au cœur de l’expertise
Hermès 64, L. Maxim et G. Arnold (dir.), 2012.
4 Les langues de bois
Hermès 58, J. Nowicki, M. Oustinoff et A.-M. Chartier
(dir.), 2010.
5 Les guerres de mémoires dans le monde
Hermès 52, P. Blanchard, M. Ferro et I. Veyrat-Masson
(dir.), 2008.
6 Paroles publiques, communiquer dans la cité
Hermès 47, F. Massit-Folléa et C. Méadel (dir.), 2007.
7 Économie et communication
Hermès 44, J. Farchy et P. Froissart (dir.), 2006.
8 Peuple, populaire, populisme
Hermès 42, P. Durand et M. lits (dir.), 2005
9 Économie solidaire et démocratie
Hermès 36, E. Dacheux et Laville J.-L. (dir), 2003.
10 L’espace, enjeux politiques
Hermès 34, I. Sourbès-Verger (dir.), 2002.
11 L’opinion publique. Perspectives anglo-saxonnes
Hermès 31, L. Blondiaux et D. Reynié (dir.), 2001.
12 Dérision-Contestation
Hermès 29, A. Mercier (dir.), 2001.
13 www.démocratielocale. fr
Hermès 26-27, 2000, É. Maigret et L. Monnoyer-Smith
(dir.)
14 Mimesis. Imiter, représenter, circuler
Hermès 22, S. Ossman (dir.), 1998.
15 Voies et impasses de la démocratisation
Hermès 19, P. Meyer-Bisch et E. M. Swiderski (dir.), 1996.
16 Communication et politique
Hermès 17-18, G. Gauthier, A. Gosselin et J. Mouchon
(dir.), 1995.
17 Argumentation et rhétorique vol. 2
Hermès 16, A. Boyer et G. Vignaux (dir.), 1995.
18 Argumentation et rhétorique vol. 1
Hermès 15, A. Boyer et G. Vignaux (dir.), 1995.
19 Espaces publics en images
Hermès 13-14, D. Dayan et I. Veyrat-Masson (dir.), 1994.
20 Espaces publics, tradition et communautés
Hermès 10, J. M. Ferry (dir.), 1992.
21 Individus et politique
Hermès 5-6, E. Apfelbaum, J.-M. Besnier et A. Dorna (dir.),
1990.
22 Le nouvel espace public
Hermès 4, D. Bregman, D. Dayan, J.-M. Ferry et D. Wolton
(dir.), 1989.
23 Masses et politique
Hermès 2, D. Reynié (dir.), 1988.
24 Théorie poltique et communication
Hermès 1, C. Lazzerie et J.-P. Chrétien-Goni (dir.), 1988.

2) « Les Essentiels d’Hermès »


25 La communication politique
A. Mercier (dir.), 2017 Nouvelle édition (2008).
26 Les utopies
É. Letonturier (dir.), 2013.
27 La rhétorique
M. M. Carrilho (dir.), 2012.
28 Internet et politique
A. Coutant (dir.), 2012.
29 Le marketing politique
T. Stenger (dir.), 2012.
30 L’économie solidaire
J.-L. Laville (dir.), 2012.
31 Médias et opinion publique
A. Mercier (dir.), 2012.
32 L’argumentation
N. D’Almeida (dir.), 2011.
33 L’opinion publique
N. D’Almeida (dir.), 2009.
34 Populaire et populisme
M. Lits (dir.), 2009.
35 L’espace public
É. Dacheux (dir.), 2008.

3) Collection « CNRS Communication »


36 L’expression gestuelle de la pensée d’un homme
politique, G. Calbris, 2003.
37 Prévention du sida et agenda politique. Les
campagnes en direction du grand public (1987-
1996), G. Paichelier, 2002.
38 La démocratie mise en scènes. Télévision et
élections, M. Coulomb-Gully, 2001.
39 Les oies du Capitole ou les raisons de la rumeur, F.
Reumaux, 1999.
40 L’expert à la télévision. Traditions électives et
légitimité médiatique, Y. Chevalier, 1999.
Présentation générale. La
communication politique
entre nécessité,
instrumentalisation et crises
Arnaud Mercier

1 Même si le marketing politique contemporain n’est pas


sans dérives parfois, la communication n’est pas
l’ennemie de la démocratie. À tous les niveaux, la
politique a besoin de communication pour se réaliser
pleinement. Au niveau anthropologique, la
communication intervient comme mise en scène des
détenteurs du pouvoir, associée à un travail de
légitimation de l’autorité. Au niveau gouvernemental, la
communication est liée à la propagande qui contrôle les
représentations sociales et mobilise les gouvernés, ou à
l’art d’assurer la publicité la plus favorable aux actions
entreprises en s’appuyant sur les médias. Au niveau
électoral, la communication s’apparente à un travail
persuasif, pour s’attirer les suffrages. Au niveau
axiologique, la communication, associée au principe
kantien de Publicité (au sens de rendre public et
transparent), s’avère constitutive du pacte démocratique
et de l’avènement d’un espace public, où la libre
expression dans le respect de procédures garantissant la
reconnaissance d’autrui, permet un fonctionnement
pacifié du système politique. Il convient donc, à des fins
pédagogiques, de se livrer à un travail précis de repérage
de la communication telle qu’elle est imbriquée dans le
politique, afin d’en comprendre les enjeux multiformes.

La communication politique comme


nécessité sociohistorique
La mise en scène des pouvoirs à travers l’histoire :
une nécessité anthropologique

2 Les détenteurs du pouvoir politique s’exposent et se


mettent en scène depuis toujours, afin d’attester leur
existence et celle de la collectivité qu’ils incarnent.
L’anthropologue Georges Balandier (1992) décrit cette
« théâtralisation du pouvoir » comme un exercice de
« transfiguration mystique », mobilisant mythes,
symboles, rites, et dont aucun pouvoir ne « peut faire
l’économie ». Claude Rivière (1988) parle de « liturgies
politiques ». Les démonstrations d’existence et d’autorité
des pouvoirs en place contribuent à alimenter une
véritable « mise en spectacle du pouvoir », qui atteste
selon l’anthropologue Marc Abélès (1997) l’existence
d’un « lien organique entre politique et représentation ».
La mise en représentation n’est pas « une dimension
subalterne ou dérivée de l’action politique », mais plutôt
« une condition fondamentale, commune à l’ensemble
des sociétés humaines » écrit-il.
3 Tout se passe donc comme si le pouvoir devait exposer
ses signes et ses représentations pour s’exercer. La
« représentation » du détenteur du pouvoir « joue son
rôle parce qu’elle va être à la fois le moyen de la
puissance et son fondement » écrivait l’historien Louis
Marin. Le souci de communiquer du pouvoir est donc loin
d’avoir attendu l’essor des médias de masse. Depuis
toujours, toute forme d’autorité politique se met en
scène et en récit pour imposer ou confirmer son statut.
Au cœur de sa légitimité, on trouve la démonstration de
sa capacité à agir, en affichant son pouvoir de faire
changer les choses. Ce qui peut se résumer en une
formule : « les hommes politiques sont en
représentation, agissent pour être vus agissant »
(Bourdieu, 1981, p. 15).

La communication : un substrat de l’idéal


démocratique

4 Si la théâtrocratie correspond à une forme d’universel


des pouvoirs, il n’en reste pas moins que l’avènement
des idéaux démocratiques à l’ère moderne, change la
donne. Puisqu’à l’ère moderne, la société démocratique
refuse tout fondement transcendant, « l’être-ensemble
ne peut avoir d’autre légitimité que la communication
entre sujets définis originairement comme “libres”. C’est
dans le dialogue, dans l’argumentation que devra se
former la règle commune » (Akoun, 1993, p. 66). Cette
communication de la société avec elle-même implique
l’invention de modes et de lieux de communication,
l’invention des formes modernes de Parlements, la
diffusion de l’instruction et de la presse pour que chacun
communique à distance avec autrui, en faisant connaître
son point de vue et en prenant connaissance des points
de vue qui s’expriment, bref, la création d’un espace
public et l’amélioration des conditions de la Publicité. Les
médias sont intrinsèquement liés à la démocratie,
comme l’huile est indispensable au bon fonctionnement
d’une machinerie complexe. En assurant différentes
missions, d’information, d’éducation des citoyens, de
contrôle des pouvoirs, les acteurs médiatiques exercent
un rôle politique, en ce sens qu’ils sont amenés à
soutenir le fonctionnement démocratique. Le rôle dévolu
aux médias dans une société représente une sorte de
miroir tendu qui dit l’état de fonctionnement de la
démocratie et les voies empruntées pour résoudre les
problèmes qui se posent à elle. La liberté de la presse est
donc indispensable. Ils forment système avec le
personnel politique et les citoyens dans ce que
Dominique Wolton a appelé le « triangle de la
communication » (Wolton, 2015 et infra).
5 Aujourd’hui, l’essentiel de la communication politique se
joue dans la maîtrise ou non par les hommes politiques,
des médias de masse et la reprise ou non par les
journalistes, des intentions de communication des
hommes politiques. Les médias grand public ont
contribué à élargir l’espace public, espace d’information
et de délibération (cf. Dacheux, infra), et donc rendu
possible une démocratie élargie. Bernard Manin propose
de replacer dans l’histoire les caractéristiques de notre
société politique depuis l’apparition des médias de
masse. Il distingue trois temps dans l’histoire moderne
de la représentation. Après le modèle parlementariste,
né avec la Révolution, sont apparues « la démocratie de
parti », puis, « la démocratie du public » (Manin, 1995).
L’auteur dégage alors trois effets des médias
audiovisuels sur la politique :
la personnalisation du choix électoral, les médias conférant un caractère
direct et sensible à la perception des candidats par les électeurs ;
la quasi-disparition de la presse d’opinion, du fait des évolutions
techniques et économiques, puis de la désidéologisation. Radio et
télévision ayant finalement réussi à se construire sur des bases non
partisanes et grand public, la perception des objets publics est donc
devenue moins dépendante des préférences politiques ;
l’apparition d’une volatilité électorale, partiellement due aux électeurs
instruits, intéressés par la politique, et qui peuvent bien s’informer. Le
vote redeviendrait pour une partie de l’électorat le fruit d’une
délibération individuelle rationnelle.

6 Mais cette catégorisation créée avant l’avènement de


l’internet pour tous et des réseaux socionumériques se
doit d’être complétée par une réflexion sur ce que l’ère
numérique change au fonctionnement démocratique.

L’instrumentalisation de la
communication politique : de la
propagande au marketing
7 Idéalement conçue comme une publicité, un art de
rendre accessible à tous ce qui se passe dans les rouages
de décision, la communication politique s’est muée
rapidement en vecteur d’influence politique, surtout au
moment du passage au suffrage universel comme mode
suprême de légitimation. D’idéal de transparence, elle
s’est transformée en un instrument politique pour obtenir
l’assentiment du peuple, avec des modalités différentes
en fonction de la nature du régime politique 1 .

La propagande : un désir de contrôler les


représentations et de mobiliser les gouvernés

8 Traditionnellement, les détenteurs du pouvoir ont recours


à des moyens coercitifs pour servir leurs stratégies de
communication. Les régimes totalitaires du XXe siècle ont
ainsi utilisé tous les supports d’information disponibles
pour conditionner les masses, en mettant en place une
véritable propagande, dont les mécanismes ont été
minutieusement décrits par Jacques Ellul (1990). Par la
répétition incessante des mêmes thèmes, par la
simplification des idées, par le mensonge, par la
désignation d’ennemis, la propagande permet de rallier
au pouvoir de nombreuses personnes qui finissent par
croire les dogmes du régime.
9 Mais ce mécanisme est aussi utilisé par les démocraties
en cas de guerre. La guerre de 1914-1918 a donné lieu à
d’intenses campagnes de « bourrage de crâne », avec
des mensonges conséquents dans chaque camp. Il en est
allé encore de même en 2003, en Irak. Parmi les raisons
invoquées par l’administration Bush et le gouvernement
Blair pour justifier l’intervention militaire contre l’Irak, la
plupart se sont avérées fausses. L’Irak ne possédait
absolument pas d’armes de destruction massive, par
exemple (voir Charon et Mercier, 2004). La Russie de
Poutine est passée maître dans l’art d’orchestrer une
information biaisée, via des médias sous contrôle,
arrivant par exemple à faire croire à sa population qu’il
n’y avait pas de soldats russes dans l’est de l’Ukraine ou
que ce pays avait à sa tête des néo-nazis (cf. Tenzer,
infra. et Rakhmanova, 2014).

Le marketing électoral : un travail de persuasion à


destinations des citoyens

10 Depuis l’avènement du suffrage universel, les forces en


compétition déploient des trésors d’énergie pour rallier le
maximum de suffrages, en distribuant des tracts, en
collant des affiches, en organisant des réunions
publiques. À l’ère des médias de masse, les choses ont
encore évolué. La télévision sert de support premier au
marketing électoral. Face aux sollicitations des médias
audiovisuels, et sous l’impulsion de conseillers en image,
les hommes politiques des régimes démocratiques ont
peu à peu accepté d’adapter leurs discours, leur look,
leur physique aux exigences audiovisuelles. Ils acceptent
de se prêter à des mises en image qui relèvent plus du
coup médiatique, de la séduction publicitaire, que de la
solennité historiquement associée au pouvoir. Ils
exploitent ainsi toutes les vertus persuasives du
marketing et de l’audiovisuel, comme ce fut le cas dans
les années récentes de Silvio Berlusconi en Italie (cf.
Musso, infra), de Barack Obama en Amérique, Jun’ichirō
Koizumi au Japon, etc., faisant de ce phénomène, le trait
marquant de la fin du XXe siècle et du début du XXIe.
11 Le jeu politique dans son ensemble a été modifié par la
montée en puissance des médias de masse audiovisuels.
Les élites politiques se sont adaptées aux contraintes du
style audiovisuel en s’attachant les services de
conseillers en communication, en suivant des stages de
préparation (media training) avant le passage dans de
grandes émissions politiques télévisées. Ces élites
adaptent également leurs discours aux contraintes de
l’outil. Elles préparent des « coups » médiatiques ou des
« petites phrases » que reprendront les journalistes. Elles
s’obligent à se montrer plus décontractées, à jouer de la
séduction, à faire appel aux affects plus qu’à la raison, à
jouer la carte du spectaculaire, ce qui appauvrit souvent
le contenu des discours.
12 Le style de communication politique actuel ne peut plus
être celui du passé. Comme le montrait Jean Mouchon
(1995), les longs monologues, sur le modèle des
conférences de presse du général de Gaulle, ont cédé la
place à des dispositifs de mise en scène plus
« interactifs ». Le dialogue remplace le monologue. Les
médias induisent aussi une certaine starisation qui incite
les politiciens à « se livrer » davantage, à mettre en
scène leur « intimité » (Stanyer, 2013). La politique
s’humanise donc en apparence mais se privatise, ce qui
induit une certaine dépolitisation, surtout quand on
tombe dans la franche pipolisation (Dakhlia, 2008),
comme dans les « unes » consacrées au président
Sarkozy et son épouse, ex-mannequin et chanteuse,
Carla Bruni, ou au couple Brigitte et Emmanuel Macron,
plusieurs fois en couverture de Paris Match en une
année. À une rhétorique de la mobilisation s’est
substituée une esthétique de la séduction, au risque de
tomber dans une « démocratie des consommateurs »
(Scammell, 2014).

Le marketing gouvernemental : une des clés de la


gouvernance moderne

13 Les gouvernants doivent surmonter plusieurs défis


altérant la « gouvernabilité » de nos sociétés :
complexification des problèmes posés,
mondialisation et libéralisation des économies, qui ont ôté aux
gouvernements beaucoup de leur pouvoir réel d’intervention sur le
fonctionnement de nos sociétés,
opacité du circuit politico-administratif de la décision.

14 En réponse à ces défis, la politique de communication est


devenue un complément indispensable à toute action,
soit pour se faire mieux comprendre, soit pour mieux
masquer les difficultés. Et dans un univers médiatique
marqué par le tempo de l’urgence, la sphère politique
peut être tentée de s’adapter à ces exigences par des
artifices qui visent deux objectifs : faire croire qu’on fait
quelque chose (effet d’annonce) et habiller
astucieusement les mesures prises pour leur donner plus
de visibilité, plus de force apparente (effet d’emballage).
La pression médiatique engendre logiquement des
« réponses » politiques médiatiques, où l’événement est
parfois créé plus par une annonce que par une réelle
action. L’effet d’emballage est repérable dans la façon
dont Tony Blair, entouré de nombreux « spin doctors 2 »,
a géré son image personnelle à travers l’action de son
gouvernement. Le Times révéla ainsi le 17 juillet 2000 un
« mémo » confidentiel du gouvernement intitulé :
« Touchstone issues » daté d’avril 2000. Tony Blair en
personne fait un bref bilan des sondages et de ce qui en
ressort comme les limites de son action. « Sur les
questions de la famille et la problématique
homosexuelle, nous sommes perçus comme faibles ».
Aussi invite-t-il les quelques ministres destinataires de la
note à proposer : « deux ou trois mesures frappantes
allant dans le sens du renforcement de la famille
conventionnelle ». On voit bien qu’avec pareille attitude,
le faire-semblant se substitue au savoir-faire.

Crises de la communication politique


contemporaine
15 Un nombre croissant de citoyens en France et dans bien
d’autres démocraties éprouvent la sensation que la
politique tourne à vide, qu’à force de vouloir montrer une
belle façade au détriment du contenu, d’étaler la vie
privée et la psychologie des dirigeants au détriment des
programmes, de cacher les défauts sous des artifices
cosmétiques et des rhétoriques d’enfumage, la
communication politique a fait perdre son âme à la
politique.

Quand la politique s’abîme dans les excès de la


communication
16 La professionnalisation de la communication politique si
bien analysée par Negrine et Lilleker (2002) a fini par
porter un tort considérable à la fonction politique,
l’efficacité technique semblant l’emporter sur l’éthique
de conviction. Les excès de la pipolisation politique
(Dakhlia, 2008 ; Charbonneaux, 2015), où le personnel
politique se donne en spectacle à la façon des stars du
show business, comme des « célébrités » (Wheeler,
2013), dans des mises en scène télévisuelles
décrédibilisantes depuis longtemps déjà (Neveu, 1995),
contribuent également à dévaloriser les fonctions
politiques.
17 Un nombre croissant de citoyens se désolent donc de ne
pas trouver dans l’offre politique l’élan attendu, la
définition d’un cap, resituant leur pays dans un
imaginaire politique cher à l’anthropologue Benedict
Anderson (2006) qui écrit : « Cet imaginaire n’est ni la
réalité, ni une illusion de la réalité mais une façon pour
les peuples, les catégories sociales et les individus, de
s’approprier une réalité qui leur échappe ». Si la
communication politique s’est abimée à ce point, c’est
qu’elle se propose trop souvent en rustine d’une
chambre à air dégonflée… à bout de souffle, où la
« bonne gouvernance » remplace l’action politique, la
maîtrise de sa communication semblant être l’horizon
indépassable de nombreux professionnels de la politique.
La communication conçue comme cosmétique, pour
cacher la vacuité politique, a montré ses limites, elle
suscite deux formes de réaction : l’indifférence (montée
de l’abstentionnisme chronique) ou le rejet (montée des
forces populistes et démagogues qui entendent dénoncer
le « système politico-médiatique »). Le marketing
politique a poussé trop loin sa déconnexion avec le sens
politico-anthropologique profond de la communication,
soit un dialogue de la société avec elle-même pour
l’aider à se (re)définir, à s’inventer un ou plusieurs
imaginaires mobilisateurs.

Politique, information en continu et Internet : le


choc des quatre temporalités

18 La politique se compose de quatre temporalités qui ont


bien du mal à cohabiter. Traditionnellement en
démocratie, s’opposent la temporalité politique et la
temporalité électorale. Le temps long de l’action
publique ne porte ses fruits que sur plusieurs années,
voire une décennie. Le tempo du renouvellement
électoral fait que les hommes politiques doivent se faire
réélire régulièrement. Une partie de leur action est alors
conditionnée par les effets qu’elle pourrait avoir dans un
temps assez proche pour que les électeurs puissent les
voir. Ces deux temporalités ne sont pas forcément
compatibles. Les élus peuvent différer certaines
décisions impopulaires mais nécessaires au pays pour ne
pas gêner leur réélection, ou prendre des mesures
inappropriées à long terme mais dont les premiers effets
apparents seront visibles rapidement. La présence des
médias et l’usage quasi quotidien des sondages ont
introduit une nouvelle accélération. La temporalité
médiatico-sondagière évalue quasiment au jour le jour
l’action des gouvernants, ce qui peut devenir un facteur
d’ingouvernabilité, si les hommes politiques se sentent
dans l’obligation de répondre à cette pression par des
déclarations ou des actions spectaculaires immédiates,
comme l’a fait Nicolas Sarkozy, ministre puis président.
Enfin, l’arrivée massive des chaînes d’information en
continu, des sites d’information et des réseaux
socionumériques pour commenter en direct permanent
l’actualité, induit une nouvelle accélération de la
temporalité politique, celle de l’urgence permanente. On
réagit à chaud, sans recul et souvent sans assez de
discernement, l’émotion l’emporte.

Les marchands de doute et les mensonges


électoraux

19 Deux historiens des sciences américains (Conway et


Oreskes, 2012) reviennent sur une série de controverses
publiques concernant des thématiques où la science est
impliquée directement. À partir des cas du risque
cancérigène du tabagisme, des interprétations à donner
du trou dans la couche d’ozone, des pluies acides, du
réchauffement climatique, les auteurs démontrent avec
une minutie chirurgicale, l’ampleur des manipulations
auxquelles des lobbies américains se sont livrés pour nier
l’ampleur des problèmes, voire l’existence même d’un
problème. Leur ouvrage met au jour les réseaux
d’influence américains qui ont financé des stratégies de
mise en doute systématique d’enjeux de société et
écologiques majeurs et des campagnes de dénigrement
ad nominem contre des scientifiques qui jouaient le rôle
de lanceur d’alerte (« whistleblower »). La vertu de ce
livre est de décrire avec rigueur des mécanismes
concrets d’influence et de manipulation. « Une étude
académique a montré que parmi les cinquante-six livres
climatosceptiques publiés dans les années 1990, 92 %
étaient liés à ces fondations (néoconservatrices) » dont
Donald Trump sert désormais les intérêts à la Maison-
Blanche en démantelant systématiquement les mesures
de précaution prises par l’administration Obama (cf.
Naves, infra).
20 L’objectif premier de toutes ces actions d’industriels,
relayées par des scientifiques (qui souvent sont mus par
une idéologie et/ou par l’obtention de soutiens financiers
massifs, pour élaborer leurs propres programmes de
recherche, de la part de ces industriels) est de créer un
doute. Ils s’appuient ce faisant sur la « faiblesse » de la
démarche scientifique. Celle-ci accepte en effet le doute,
la critique. Elle chasse le dogme, au profit d’allers-retours
critiques entre pairs, jusqu’au moment où les faits et leur
interprétation feront l’objet d’un large consensus. Dès
lors, il suffit de trouver des scientifiques prêts à ouvrir
une polémique, à dénoncer des assertions plutôt
consensuelles, pour jeter le trouble et gagner du temps,
en réclamant des études plus poussées, des corrélations
mieux établies… C’est une « industrie du mensonge »
(Stauber et Rampton, 2004) qui s’agite ainsi
régulièrement pour paralyser la prise de décision
politique.
21 On ne saurait donc s’étonner que cette stratégie déborde
directement sur la communication électorale, comme on
l’a vu lors de la campagne du Brexit en Grande-Bretagne
ou celle de Trump aux États- Unis, en 2016. Les pires
mensonges ont été assénés, répétés, sans vergogne,
flattant un électorat qui avait envie de les entendre,
d’autant plus qu’il a la rage contre les politiciens
professionnels, les journalistes, les experts, et tout ce qui
est assimilé à du « politiquement correct », à de la
« pensée unique », à des discours politiques habituels
qui seraient déconnectés du vécu des « vrais gens ». Du
coup, même quand les journalistes rétablissent les
vérités, ces électeurs n’y croient pas. Ainsi, Michael
Gove, l’un des fers de lance de la campagne pour le
« leave », finit par objecter aux économistes qui
soulignaient les perspectives plus qu’hasardeuses de sa
vision des bienfaits du Brexit : « les gens de ce pays en
ont assez des experts ». Pareille posture visait à cacher,
tant bien que mal, la fausseté des arguments exposés.
Comme par exemple, l’affirmation faite par le leader du
parti nationaliste UKIP, Nigel Farage, que les économies
réalisées sur les contributions dues à l’Union européenne
permettraient d’abonder le budget du National Health
Service (la Sécurité sociale britannique) de 350 millions
de livres sterling par semaine. Le lendemain du vote en
faveur du Brexit, le même Nigel Farage, pressé de
questions sur la manière de mettre en œuvre ses
promesses électorales, finit par avouer qu’il ne pouvait
offrir aucune garantie que cela serait mis en place un
jour : « Je ne le peux pas et je ne l’ai jamais prétendu.
C’était une erreur faite par le camp du “Leave” » a-t-il
asséné aussi froidement que cyniquement. La presse
britannique a alors beaucoup avancé la thèse d’une
démocratie « post-vérité 3 » ou « post-factuelle », pour
souligner que de nombreux mensonges circulaient
désormais et que même un travail de démystification ne
suffisait pas à les démonétiser aux yeux des électeurs les
plus convaincus, pour ne pas dire les plus obtus.

Internet et les réseaux socionumériques comme


vecteurs de contestation politique

22 Les nouvelles technologies favorisent la diffusion ultra-


rapide de formes protestataires de mobilisation. Chaque
citoyen peut recevoir par courriel, un appel à
manifestation, à boycott, une dénonciation et avoir
l’impression d’agir en se contentant d’en faire profiter
son carnet d’adresses, par un simple « transférer », ou
en signant une pétition en ligne, en activant un « like »
sur sa page Facebook. La dérision politique aussi se porte
bien sur Internet, grâce aux vidéos diffusées sur les sites
spécialisés, à la circulation accélérée et massive de
caricatures, memes ou clips, comme la campagne
sarkostique de 2006-2007 l’a bien montré. Grâce à l’effet
d’archivage que ce support permet, il est devenu plus
facile de proposer des montages mettant des élus en
flagrant délit de contradictions entre leurs propos d’un
jour et leurs propos et actes présents (cf. Frame, infra).
Grâce à la démocratisation de la retouche photo et du
webdesign, il est facile de faire des montages corrosifs
qui trouvent un public conquis, hostile au personnel
politique. Si Twitter est devenu un espace politique, c’est
largement parce qu’il est un espace polémique (Mercier,
2015).
23 Ajoutons que les formes de militantisme observables en
ligne relèvent en partie d’une autre logique que les
actions collectives traditionnelles. Lance Bennett et
Alexandra Segerberg parlent de connective actions
(Bennett et Segerberg, 2012). Les auteurs insistent sur le
poids, dans nos sociétés individualistes de masse, des
« orientations politiques individualisées qui se traduisent
par un engagement politique comme une expression
personnelle d’espoirs, de modes de vie, ou de griefs »
(p. 743) et « les idées et les mécanismes pour
l’organisation d’actions deviennent plus personnalisés
que dans les cas où l’action est organisée sur la base
d’un groupe à identité sociale, d’une appartenance, ou
d’une idéologie » (p. 744). Benkler (2006) considère que
la participation politique est de plus en plus souvent
redevable d’une automotivation dès lors qu’un contenu
expressif personnel est partagé avec, et reconnu par,
d’autres qui, à leur tour, répètent ces activités de
partage en réseau. On le voit hélas tragiquement avec le
nombre de jeunes jihadistes occidentaux qui affirment
s’être radicalisés seuls, en ligne, dans leur chambre,
grâce aux partages sur Facebook ou YouTube.
24 En temps de campagne électorale, l’un des phénomènes
les plus notables sur les réseaux sociaux est l’apparition
de téléspectateurs actifs et critiques, qui commentent en
direct un programme télé et la prestation des candidats
et/ou qui suivent ces commentaires sur leur smartphone,
tablette ou ordinateur. Nous appelons ces citoyens des
twiléspectateurs (Mercier, 2013). Une partie non
négligeable de ceux-ci font preuve d’un esprit critique ou
activiste, tant vis-à-vis des candidats que des
journalistes. Le commentaire live (plus encore s’il est
doublé par des dispositifs de fact checking journalistique
– recoupement des faits) peut être un outil de subversion
des tactiques marketing et rhétoriques. La parole
politique est alors contestée au moment même où elle
est émise. Dans un cadre de partage collectif de l’esprit
critique, selon une logique d’égalisation de la légitimité à
prendre la parole et sans pouvoir contrôler le flux créé
par les hashtags (sauf peut-être en les saturant de
messages partisans de soutien ou de dénigrement des
adversaires), la parole politique est soumise à une
nouvelle épreuve de désacralisation, subissant des
procès en délégitimation par le biais de l’injure
numérique, de la critique factuelle, de la confrontation
aux actes ou propos passés, de la contre-argumentation,
de la réinterprétation ou de la dérision.

Les effets relatifs de la communication politique

25 À travers tous ces aspects, une question centrale est


toujours présente, celle de l’influence de la
communication politique. Les travaux de l’équipe de Paul
Lazarsfeld ont prouvé, dans les années 1940 (The People
Choice), que peu de citoyens changeaient leurs
intentions de vote durant la campagne, et que ceux qui
en changeaient citaient les discussions avec l’entourage
bien avant les médias, comme facteur d’influence de leur
revirement. Cette théorie des effets limités a été battue
en brèche régulièrement par ceux qui défendaient une
vision marxiste bien plus dominatrice des médias, leur
attribuant notamment un rôle de soutien à la domination
idéologique des classes dirigeantes (Philo, 1990).
26 En fait, ni limités ni puissants, d’autres travaux
permettent d’affirmer que ces effets sont : circonstanciés
et relatifs. En effet, comme Shanto Iyengar (1991) le
démontre, la télévision joue un rôle dans l’attribution des
responsabilités, dans l’émergence de problèmes et dans
leur résolution, à travers le « framing effect » – effet de
cadrage. L’essentiel des reportages s’inscrit dans une
présentation qui ne relie pas les faits à un environnement
global, du coup les causes politiques de ces faits sont
moins immédiatement perçues par le public. De même,
les médias ont parfois des effets sur la campagne
électorale et le vote, en faisant connaître les candidats et
certains aspects de leur personnalité ou de leur
programme. En outre, les médias mettent parfois au
cœur de l’actualité des questions qui peuvent devenir un
critère d’évaluation des candidats pour certains
électeurs, comme on l’a vu avec la forte médiatisation
des affaires politico-judiciaires qui ont terni l’image du
candidat Fillon. Mais pas de façon systématique, pas de
façon automatique, pas chez tous les électeurs, pas chez
tous les publics, car encore faudrait-il que tous accèdent
aux mêmes informations, avec la même motivation, le
même regard, dans le même contexte affectif et social.
Même sous son apparente passivité, un citoyen
téléspectateur ordinaire met en œuvre des filtrages
cognitifs qui le font potentiellement se soustraire à la
volonté d’influence contenue dans le message émis. Les
citoyens n’arrivent pas vierges, sans passé, sans a priori,
sans attentes, face aux campagnes électorales. Et dans
nombre de cas, ils donneront d’autant plus de crédit à
une information, un message, un candidat que cela
rencontre leurs opinions, leurs vécus, leurs espérances,
qu’ils ont envie d’y croire.
27 Pour comprendre au mieux l’influence de la
communication politique médiatisée, il faut donc
privilégier un mode de raisonnement qui restitue la
complexité des interactions formant le triangle de la
communication : hommes politiques, médias, publics
(Wolton, 2015). Au sein de ce schéma, chacun influence
l’autre, chacun agit en fonction de la réaction attendue
ou constatée de l’autre. Du coup, l’accent est à porter
sur la relativité des effets, en fonction des profils du
média, du consommateur, de la consommation effective,
etc. Approche que la revue Hermès a favorisée et que cet
Essentiel permet de mieux cerner.

Enjeux de la communication politique


28 Dans les premiers articles de cet ouvrage, on trouve une
volonté commune de conceptualiser l’approche de la
communication politique, en la reliant à la notion
d’espace public ou en la resituant dans le rôle structurant
global du politique, afin de sortir d’une vision négative
étroite de la communication politique, assimilée au
marketing politique, avec tout ce que cela véhicule de
suspicion en manipulation ou propagande. Dominique
Wolton montre ainsi tout l’apport démocratique de la
communication politique envisagée comme un triangle,
où se critiquent librement, hommes politiques, médias et
l’opinion publique représentée par les sondages. Il
souligne aussi toutes les contradictions contemporaines
de la communication politique. Celle-ci est un acquis du
processus de démocratisation de nos sociétés, car elle
implique la reconnaissance de l’autre, dans un esprit de
tolérance et d’ouverture, même si bien sûr, la tentation
de la manipulation n’est jamais absente. Tentation qu’il
faut combattre, explique Éric Dacheux, en prônant une
approche délibérative de la communication politique
basée sur les travaux de Patrick Viveret, et qui concerne
l’art de la construction des désaccords. Gilles Achache
s’inscrit dans la même approche, en offrant un distingo
entre trois modèles de la communication politique :
dialogique, propagandiste, marketing.
29 Eliseo Verón s’intéresse au rôle de l’instance politique
entendue comme gestionnaire des identités collectives,
comme pourvoyeuse de repères sociaux pour les
populations gouvernées. Mais justement, le marketing
introduit un affaiblissement des perspectives à long
terme, au profit d’une accélération du temps (que la
pression médiatique induit) et d’une hyperactualisation
du présent, comme disent les économistes. Il montre
alors que l’affaiblissement du système politique (mesuré
par la progression régulière de l’indécision électorale et
la montée régulière de l’abstention, en France et en
Europe) a renforcé la centralité sociale des médias. Tout
en soulignant que la télévision a pu enrichir la
communication politique, il explique que ses logiques
propres, gagnant la sphère politique, ont conduit à
affaiblir la puissance symbolique du langage politique.
30 Les articles suivants pointent d’autres conséquences
dommageables. Que ce soit la simplification de
l’argumentation politique, avec un appel de plus en plus
renforcé aux « émotions » (Karatzogianni, 2012) au
détriment de l’argumentation. Que ce soit la confusion
dans le bulletin municipal, entre un outil démocratique à
destination d’une meilleure information des citoyens et
un support d’autovalorisation des élus (Christian Le Bart).
Ces dérives par rapport à l’idéal démocratique
traditionnel n’obligent-elles pas à repenser les cadres
d’analyse de la communication politique, en interrogeant
l’émergence d’une « néopolitique » dont Silvio Berlusconi
serait le premier archétype (Pierre Musso) et Donald
Trump l’avatar le plus récent (Marie-Cécile Naves) ?
31 Deux contributions ouvrent ensuite la réflexion sur les
effets, sur la politique et la démocratie, de la
numérisation du monde. Sans tomber dans un
déterminisme technologique, la numérisation et la mise
en réseaux des citoyens ouvrent l’opportunité de tisser
autrement les appartenances sociales et les
mobilisations politiques, et donc de faire de la politique.
C’est ce que montre Alex Frame, en faisant la part des
choses entre la réalité de nouvelles pratiques et le
« mythe de la politique 2.0 ». Dans le même esprit,
Tourya Guaaybess revient sur les « Printemps arabes » et
tord le cou au fantasme de la « révolution Facebook » au
profit d’une analyse plus sereine des usages numériques
contestataires qui ont fleuri là-bas en 2011.
32 Enfin, Nicolas Tenzer et Juremir Machado analysent la
manière dont les médias traditionnels ou
socionumériques peuvent devenir des armes, pour
mener une « guerre de l’information » dans le cadre d’un
combat géopolitique et idéologique, comme le fait la
Russie de Vladimir Poutine, ou dans celui d’une opération
de déstabilisation politique interne afin de destituer la
présidente brésilienne.

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NOTES
1. Sur le marketing politique, lire Stenger, Thomas (dir.), 2012.
2. Le terme désigne ceux qui jouent un rôle de conseillers en
communication des hommes politiques actuels. Si l’on prend l’étymologie du
verbe to spin, on en vient à dire que « spin » signifie tout à la fois : tisser
une toile (donc attraper) ; raconter une histoire (donc mettre en récit) ;
baratiner (donc tromper par le mensonge). Doctors étant un terme
honorifique attribué de façon ironique par les journalistes anglo-saxons. On
pourrait donc traduire par « docteur es-bobards », comme on disait docteur
es-sciences ou es-lettres.
3. Cf. notre article sur le sujet : <http://www.inaglobal.fr/idees/article/post-
verite-nouveau-mot-ou-nouvelles-realites-9668>.

AUTEUR
ARNAUD MERCIER

Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université


Paris 2 – Assas et chercheur au CARISM. Il a notamment dirigé chez CNRS
Éditions les ouvrages Médias et opinion publique, 2012, et Le journalisme,
2009. Il est le président du site d’information TheConversation France.
La communication
politique : construction d’un
modèle
Dominique Wolton

NOTE DE L'AUTEUR
Ce texte a été publié pour la première fois dans son
intégralité dans Hermès no 4, « Le nouvel espace
public », 1989, p. 27-42. Il a été réactualisé par l’auteur
en mars 2017 et réédité. La version originale est
disponible sur : <https://www.cairn.info/revue-hermesla-
revue-1989-1.htm>.
1 Pas de politique sans communication. Contrairement au
stéréotype dominant, la communication politique n’est
pas la dégradation de la politique, mais simplement la
condition de son exercice. La politique, c’est parler et
agir. Et expliquer. A fortiori en démocratie où tout se joue
devant l’opinion publique, avec beaucoup d’informations
et de médias.

Éléments de définition
2 Autant la démocratie de masse, le suffrage universel, les
sondages et même la télévision ont finalement réussi à
acquérir leurs lettres de noblesse, autant la
communication politique continue de susciter des
réserves. Elle a « mauvaise presse » car elle condense
tout ce que l’on peut reprocher à la politique moderne.
3 La communication politique représente pourtant un
changement aussi important dans l’ordre de la politique
que les médias de masse l’ont été dans celui de
l’information, et les sondages dans celui de l’opinion
publique. La communication politique traduit
l’importance des échanges dans la politique, non pas au
sens d’une disparition de l’affrontement, mais au sens
celui-ci se fait maintenant sur le mode
communicationnel, c’est-à- dire finalement en
reconnaissant « l’autre ». L’émergence de la
communication politique comme concept est
l’aboutissement du processus de démocratisation et de
communication qui a commencé il y a deux siècles, avec
pour conséquence l’élargissement de l’espace public.
4 La communication politique n’est donc pas une
dégradation de la politique, mais au contraire la
condition du fonctionnement de notre espace public
élargi. En permettant l’interaction entre l’information, la
politique et la communication, elle se révèle être un
concept fondamental. Elle ne conduit pas à supprimer la
politique ou à la subordonner à la communication, mais
au contraire, à la rendre possible dans la démocratie de
masse.
5 Je définis la communication politique comme « l’espace
où s’échangent les discours contradictoires des trois
protagonistes qui ont la légitimité de s’exprimer
publiquement sur la politique : les acteurs politiques, les
journalistes et l’opinion publique, au travers notamment
des sondages ».
6 Elle est un lieu d’affrontement des discours qui portent
sur la politique et dont l’enjeu est la maîtrise de
l’interprétation politique de la situation. Cette définition
insiste sur l’idée d’interaction, de discours contradictoires
tenus par des acteurs qui n’ont ni le même statut ni la
même légitimité.

Cette définition présente cinq avantages


7 1. Élargir la perspective traditionnelle. La plupart des
travaux étudient l’influence des médias ou des sondages,
ou des hommes politiques, parfois les relations deux à
deux, mais très rarement les relations entre les trois. Ici,
au contraire l’interaction constituée par la circulation
simultanée des discours des hommes politiques, des
sondages et des médias est d’emblée l’objet de la
définition. Les trois discours font système dans la réalité,
au sens où ils se répondent, mais aussi parce qu’ils
représentent les trois légitimités de la démocratie : la
politique, l’information, la communication. C’est leur
interaction qui est constitutive de la communication
politique. Elle ne comprend qu’un nombre limité
d’acteurs, ceux qui ont légitimité à s’exprimer, et est
consubstantielle à une logique d’interaction. C’est aussi
en ce sens qu’elle est différente de ce que l’on appelle le
débat politique, qui réunit le discours des hommes
politiques au sens strict. En outre, dans l’idée de
communication politique, il y a aussi celle du heurt entre
plusieurs légitimités et la sanction que représente
l’élection. Cette double contrainte lui donne un statut
différent de celui du débat politique.
8 2. Souligner l’originalité de la communication politique :
la prise en compte des trois dimensions contradictoires
et complémentaires de la démocratie de masse qui sont
la politique, l’information et la communication.
9 La démocratie de masse est en effet inséparable de trois
caractéristiques. L’élargissement du poids de la politique
avec le nombre croissant de problèmes traités au plan
politique et par le nombre également croissant d’acteurs
impliqués dans le suffrage universel égalitaire.
L’existence de médias de masse pour informer le grand
nombre grâce notamment à la radio, la télévision et
Internet. La nécessité de connaître l’état de l’opinion
publique dans ses revendications et ses réactions à
l’action des hommes politiques. L’originalité et l’intérêt
de la communication politique sont d’être ce lieu
d’expression et d’affrontement des légitimités
constitutives et contradictoires de la démocratie de
masse.
10 Les trois composantes de la communication politique ne
sont pas apparues simultanément. La politique et
l’information se sont d’abord développées à partir du
XVIII
e siècle, puis il y a eu la bataille pour le suffrage
universel et, enfin, l’arrivée plus récente du concept
d’opinion publique, puis des sondages.
11 Pourquoi rapprocher communication et opinion
publique ? Parce qu’il n’y a pas de démocratie de masse
sans prise en compte de l’opinion publique, inséparable
d’un processus communicationnel, tant dans sa
constitution que dans son expression. En effet, l’opinion
publique n’existe pas en soi, mais résulte d’un
mouvement permanent de construction/déconstruction,
lié à la manière dont certains thèmes émergent ou non
dans le domaine social et politique et sont l’objet d’un
intérêt politique. Par ailleurs l’opinion publique n’existe
aujourd’hui qu’à travers les sondages qui en sont le
porte-voix et qui lui assurent sa publicité dans l’espace
public. Historiquement, ce sont donc les logiques de
l’opinion publique et de la communication qui sont les
plus récentes, mais aujourd’hui les trois caractéristiques
sont inséparables.
12 La différence entre la légitimité de la politique, liée à
l’élection et celle de l’information, liée à une valeur
indispensable au système démocratique, est claire pour
tout le monde. Par contre la différence de légitimité entre
médias et sondages requiert une précision, tant chacun a
parfois tendance à considérer information et
communication comme quasiment synonymes. La
légitimité de l’information repose sur le droit à
l’information et à la critique, qui est indépendant des
techniques de communication, même si celles-ci ont eu
progressivement une échelle de diffusion de plus en plus
vaste. Les techniques ne sont qu’un moyen. Le droit à
l’information est premier, même si aujourd’hui la
communication technique lui assure un écho sans
commune mesure avec ce à quoi pensaient les pères
fondateurs de la démocratie américaine et même
française.
13 Par contre, pour l’opinion publique, la communication est
une valeur essentielle. C’est en cela que la
communication politique assure la cohabitation entre ces
trois logiques dont chacune constitue une partie de la
légitimité démocratique. Les intellectuels peuvent faire
partie de la communication politique car ils ont autorité à
s’exprimer publiquement. Par contre, les experts,
techniciens, technocrates qui jouent un rôle décisif dans
l’administration, le fonctionnement de l’État et donc dans
la politique ne font pas explicitement partie, au départ,
de la communication politique. Non que leur intervention
ne soit pas politique, mais parce qu’ils n’ont pas vocation
a priori à s’exprimer publiquement, comme ils veulent
quand ils veulent sur les dossiers politiques. Ce statut de
« partenaire silencieux » est de moins en vrai car au
travers des décisions, notes, rapports semi-publics et
réseaux, ils influencent directement le discours des
acteurs politiques. Les journalistes et les hommes
politiques ont naturellement leur place dans l’espace
public. La formule « rendre public » exprime bien la
dimension de publicité au sens strict qui accompagne la
référence à l’espace public. Celui-ci est un espace ouvert
où s’expriment tous ceux qui s’autorisent à parler
publiquement, donc à assurer une certaine publicité et
médiation à leur discours. Ce sont d’ailleurs les
contraintes liées à la démocratie de masse qui ont obligé
à délimiter cet espace plus restreint de la communication
politique. L’espace public, lui, est plus large, ouvert par
principe à tous ceux qui s’y expriment et dépasse donc
largement le champ de la communication politique. Il
n’est pas sanctionné par l’élection.
14 Les techniciens, les technocrates et les experts,
s’expriment dans l’espace public comme d’ailleurs les
intellectuels et de plus en plus, les citoyens par le biais
des réseaux socionumériques. Si presque tout le monde
peut s’exprimer dans l’espace public, la communication
politique est un espace symbolique plus restreint, limité
à la question du pouvoir.
15 3. Rappeler que tous les discours politiques du moment
ne sont pas dans la communication politique. Seuls y
figurent ceux qui font l’objet de conflits et de
polémiques. La communication politique est l’espace où
s’affrontent les politiques contradictoires du moment, ce
qui signifie que son contenu varie dans le temps. Chacun
constate que les thèmes du chômage, de l’éducation, de
l’immigration, de l’écologie, de l’indépendance nationale,
de la régionalisation… n’occupent pas la même place au
fil des années. Le contenu contradictoire de ce qui
s’échange a deux sens : celui des oppositions politiques,
qui peuvent changer dans le temps ; celui du discours
qui varie lui-même en fonction des thèmes conflictuels.
16 4. Revaloriser la politique par rapport à la
communication. Ou plutôt, montrer que les deux sont
aujourd’hui intrinsèquement liées, tout en conservant
des différences radicales. La communication n’a pas
« mangé » la politique car c’est plutôt la politique qui se
joue aujourd’hui sur un mode communicationnel.
Pourquoi la communication est-elle devenue en un demi-
siècle un des problèmes essentiels ? Parce qu’elle est
une conséquence de la démocratisation en ce sens que
le suffrage universel et l’élévation du niveau de vie et
d’éducation obligent à la prise en compte des aspirations
d’un nombre croissant de citoyens. Il n’est donc plus
possible de gouverner sans « rétroviseur », c’est-à- dire
en ignorant ce que souhaite l’opinion publique, et les
sondages sont les rétroviseurs de l’opinion publique. La
communication est donc indispensable au
fonctionnement de la démocratie de masse dans le sens
« descendant », du pouvoir politique vers l’électorat via
les médias, et « ascendant », de l’opinion publique aux
hommes politiques, via les sondages et de plus en plus
via Internet et les réseaux.
17 Il y a donc deux causes différentes à la place plus grande
accordée à la communication. D’une part, la croissance
du rôle des médias, liée au modèle démocratique et aux
nécessités de fonctionnement de la société de masse.
D’autre part, l’apparition d’une communication avec
l’opinion publique par l’intermédiaire des sondages, des
événements et des réseaux. C’est d’ailleurs cette
croissance du rôle de la communication qui aboutit à une
disjonction : d’un côté une logique de l’information qui
est fondamentalement celle de la presse ; d’un autre
côté une logique de la communication liée à l’opinion
publique, aux événements, aux sondages et aux réseaux.
18 5. Montrer que le public n’est pas absent de cette
interaction. La communication politique n’est pas
seulement l’échange des discours de « la classe politique
et médiatique », mais on y trouve également une
présence réelle des autres acteurs et de l’opinion
publique par le biais des sondages et des réseaux.
Certes, le public et le corps électoral ne sont pas
équivalents à l’opinion publique et chacun fait la
différence entre les trois, tant d’un point de vue pratique
que théorique, mais il est admis que l’opinion publique
est une figure temporaire et imparfaite du corps
électoral.
19 Les sondages sont « représentatifs » de l’opinion
publique et elle-même est en partie représentative des
comportements électoraux. C’est cette double hypothèse
liée à notre philosophie politique centrée sur le choix
individuel qui permet de prendre en compte le point de
vue du public. Ceci dit, l’opinion publique ne se réduit
pas aux sondages. Il existe une tradition de travaux
expliquant les limites de cette réduction. La méthode
psycho-sociologique des sondages ne suffit pas à rendre
compte de la dynamique de l’opinion publique. Et
surtout, personne ne comprend réellement les processus
lents, souvent peu visibles, du mouvement de
construction et déconstruction « des » opinions
publiques. Je montre ailleurs la nécessité théorique de
maintenir une différence de nature entre sondages et
opinion publique 2 . La hiérarchie des sujets au sein des
sondages ne reflète pas toujours celle au sein de
l’opinion publique, car le fonctionnement de celle-ci est
plus complexe que celui des sondages, finalement
behavioristes. C’est pour cela d’ailleurs que le nombre
des études qualitatives augmente pour compléter les
sondages. En un mot, l’opinion publique est une réalité
fort complexe, non réductible aux sondages, même si
aujourd’hui, ceux-ci sont omniprésents… Les événements
bouleversent souvent les hiérarchies, et les réseaux
sociaux accentuent une autre logique : celle, croissante,
de l’expression.
20 La communication politique apparaît comme la scène sur
laquelle s’échangent les arguments, les pensées, les
passions, à partir desquels les électeurs font leur choix.
Elle est simultanément une instance de régulation,
quand les élections donnent régulièrement la victoire à
certains, et elle relance souvent d’autres débats dont
quelques-uns seront constitutifs de la communication
politique suivante. Ce processus indispensable à l’espace
politique contemporain, permet que se confrontent :
l’idéologie et l’action pour les hommes politiques ;
l’information pour les journalistes ; la communication
pour l’opinion publique, les sondages et les réseaux. Ces
trois logiques sont en tension permanente car chacune
détient une partie de la légitimité politique démocratique
et peut donc prétendre interpréter la « réalité » du
moment en excluant l’autre.
21 Pour les hommes politiques, la légitimité résulte de
l’élection. La communication est surtout assimilée à une
stratégie de conviction pour faire adhérer les autres
politiques, les journalistes ou l’électorat. Elle fonctionne
souvent de haut en bas. Pour les journalistes, au
contraire, la légitimité est liée à l’information qui a un
statut évidemment fragile, mais qui autorise à faire le
récit des événements et à exercer un droit de critique. Ils
observent et relatent la politique, ils sont les « face à
face » des hommes politiques. Pour les sondages,
« représentants » de l’opinion publique, la légitimité est
d’ordre technique. L’objectif est de refléter au mieux une
réalité qui n’a d’existence objective qu’au travers de leur
construction. La politique constitue la principale cause de
leur succès parce que chacun, au lieu de n’y voir qu’une
photographie, y cherche une anticipation des
comportements du corps électoral.

Rôles et fonctions
22 Le rôle essentiel de la communication politique est
d’éviter le renfermement du débat politique sur lui-
même. En intégrant les thèmes de toute nature qui
deviennent un enjeu politique et en facilitant ce
processus permanent de sélection, hiérarchisation,
élimination, elle apporte la souplesse nécessaire au
système politique. Ce va-et-vient entre les thèmes qui
entrent et ceux qui sortent se fait sans rationalité et de
manière inévitablement arbitraire, dépendant en réalité
des rapports de force.
23 La communication politique assure trois fonctions.
D’abord, elle contribue à identifier les problèmes
nouveaux qui surgissent, les hommes politiques et les
médias jouant ici un rôle essentiel. Ensuite, elle favorise
leur intégration dans les débats politiques contemporains
en leur assurant une sorte de légitimité. Le rôle des
sondages et des hommes politiques est ici sensible.
Enfin, elle facilite l’exclusion de thèmes qui ne sont plus
l’objet de conflits ou sur lesquels un consensus
temporaire existe. Là aussi, le rôle des médias est
important par la place qu’ils accordent aux thèmes
débattus sur la place publique.
24 En période d’élection, les sondages jouent un rôle
considérable puisque chacun essaie de savoir à l’avance
ce que pourra être le résultat, ceux-ci étant pour le
moment le seul instrument représentatif permettant une
telle approximation. À chaque campagne, on constate
cette prééminence des sondages, de plus en plus
nombreux, et de plus en plus souvent commandés et
publiés par les médias. Ils ont presque tendance à
« devenir » l’agenda de la campagne, rendant plus
difficile la nécessité pour les hommes politiques de
préserver une autre logique d’analyse.
25 En situation « normale », entre deux élections, la
communication politique est surtout animée par les
médias qui jouent au mieux leur rôle en faisant remonter
les événements et les problèmes qui ne sont pas vus par
le milieu politique. Ils assurent là une fonction de « veille
démocratique » devenant en quelque sorte le cordon
ombilical qui relie la classe politique, inévitablement
refermée sur elle-même, au reste de la société. Certes,
les hommes politiques sont des élus en contact
permanent avec les circonscriptions, mais le jeu politique
et l’exercice du pouvoir imposent souvent des règles
différentes entre deux élections. Les médias, en
informant, sont les principaux facteurs d’animation et de
renouvellement d’une communication politique qui tend
naturellement à se refermer sur elle-même. La
concurrence entre médias provoque, hélas, souvent
l’effet paradoxal d’une moindre représentation de la
diversité de la société. La question est aujourd’hui de
savoir si cette diversité est mieux assurée par la logique
de l’expression sur les réseaux. Ce n’est pas certain… En
situation de crise politique, intérieure ou extérieure,
l’équilibre de la communication politique est encore
différent, dominé par la prééminence des hommes
politiques. L’urgence de la situation, l’importance de
l’action et des décisions à prendre mettent l’homme
politique au centre de la communication politique. Le
rythme des événements et leur caractère inattendu
diminue, momentanément, le rôle de l’opinion publique
et l’intérêt des sondages, car la responsabilité des
acteurs dans de telles situations est rarement d’agir en
fonction de l’opinion publique. Si dans de telles situations
les hommes politiques n’assurent pas cette maîtrise de la
communication politique, le risque est que ce soit les
médias qui le fassent… comme on le voit souvent en
situation de crise.

La communication, le « moteur » de
l’espace public
26 L’existence de la communication politique, à la fois
réalité empirique et concept fondamental d’analyse pour
les démocraties dans les sociétés de masse présente
cinq intérêts du point de vue de la théorie politique.
27 Elle est d’abord la preuve qu’il n’y a pas d’antagonisme
structurel insurmontable entre les groupes sociaux. La
communication politique implique l’échange, donc la
reconnaissance de l’autre, c’est-à-dire de l’adversaire. La
conception de la communication politique que je défends
montre que non seulement l’espace public n’est pas
détruit, mais que son fonctionnement, à l’échelle de la
démocratie de masse, est inséparable de la valorisation
de ce concept. Quant aux médias et aux sondages, ils
n’ont pas non plus dénaturé l’espace public, tel qu’il fut
pensé au XVIIIe siècle, ils permettent simplement son
adaptation à cette nouvelle échelle de la « démocratie de
masse ». La communication politique, sans être la seule,
est probablement une des conditions les plus
importantes du fonctionnement de l’espace public élargi.
Mais cette conception n’est pas fréquente tant domine,
au contraire, l’analyse critique qui voit dans la
communication politique une dégradation de la
démocratie et une logique de manipulation…
28 La mise en valeur du rôle central de la communication
politique présente un avantage complémentaire :
déplacer l’éternelle question de la tyrannie des médias et
des sondages. Ces derniers ne détruisent ni la politique,
ni la communication politique, mais sont au contraire une
de ses conditions structurelles de fonctionnement.
29 Le second intérêt est de retrouver l’importance des
acteurs derrière les discours. Les logiques contradictoires
qui sont au cœur de la communication politique sont en
réalité incarnées par des acteurs. D’ailleurs, cette
revalorisation de leur rôle est parallèle à la revalorisation
de la communication. Cela ne signifie pas que les acteurs
« communiquent » mieux, mais que celle-ci permet de
gérer pacifiquement les affrontements inhérents à la
politique.
30 Le troisième intérêt est de rappeler l’autonomie des trois
logiques : la politique, l’information et la communication.
Cette autonomie a une conséquence importante :
souligner la séparation entre la logique de l’information
des médias et celle de la communication, avec l’opinion
publique. On a vu qu’historiquement les deux étaient
liées, mais aujourd’hui, notamment à travers la
croissance du secteur de l’information et de l’industrie
des sondages, les différences de nature entre
l’information des médias et la communication des
sondages sont nécessaires à rappeler. Cette
autonomisation de l’opinion publique par rapport à
l’information est probablement un des changements les
plus importants, consécutifs à la mise au jour du rôle
essentiel joué par la communication politique. Rôle
encore renforcé avec l’arrivée des réseaux qui donnent
aussi une place croissante, et ambiguë, à l’opinion
publique dans la politique. Expression, communication et
information renforcent la nécessité de valoriser l’action
politique.
31 Le quatrième intérêt est de montrer que cette conception
de la communication politique est dynamique. L’idéal est
une certaine égalité de tension entre les trois logiques
constitutives, mais cet équilibre est rare, ne serait-ce que
parce que les trois logiques de discours n’obéissent pas
au même rythme et que le contexte historique introduit
sans cesse des facteurs de déséquilibre. C’est pourquoi
la communication politique est un modèle d’analyse
dynamique et constitue souvent un révélateur de l’état
du système politique.
32 Le cinquième intérêt est de montrer que si la
communication joue un rôle essentiel dans nos
démocraties, la politique domine toujours. La
communication ne se substitue pas à la politique mais lui
permet d’exister. On peut même avancer l’hypothèse
que la reconnaissance du rôle de la communication
politique est le signe d’une certaine maturité politique.
Maturité au sens où sont acceptés, dans la gestion
nécessairement contradictoire des intérêts, les deux
paramètres complémentaires de la communication et de
la politique. Mais force est de constater qu’aujourd’hui la
marge de manœuvre des politiques, avec la pression de
l’information, des sondages et des réseaux, est plus
étroite, souvent trop étroite même, alors que la politique
reste l’activité la plus difficile.

NOTES
2. Wolton, Dominique, « Les médias, maillons faibles de la communication
politique », Hermès no 4, op. cit., p. 165-179. Disponible sur :
<https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-1989-1.htm>.
AUTEUR
DOMINIQUE WOLTON

Directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 75 numéros) et de la collection


« Les Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 40 volumes). Il a publié une
trentaine d’ouvrages, traduits en plus de vingt langues. Parmi ses derniers
ouvrages : La communication, les hommes et la politique (CNRS Éditions,
2015) et Communiquer c’est vivre, livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti
(Cherche-Midi, 2016).
Les dix contradictions de la
communication politique
Dominique Wolton

NOTE DE L'AUTEUR
Ce texte a été publié pour la première fois dans son
intégralité dans Hermès, no 17-18, « Communication et
politique », 1995, p. 107-124. Il a réactualisé par l’auteur
en mars 2017 et réédité. La version originale est
disponible sur : <https://www.cairn.info/revue-hermes-la-
revue-1995-3.htm>.
1 La politique est inséparable de la communication, et
d’ailleurs l’histoire de la démocratie est celle de leurs
relations. Le problème, aujourd’hui, est de mieux cerner
la spécificité de la « communication politique », au
moment où, avec la radio, la télévision, Internet et les
sondages, la communication est en pleine expansion.

1 – L’absorption de la société civile par


l’espace public
2 Si la société civile est historiquement antérieure à la
naissance de l’espace public, et conditionne son
apparition, le risque est aujourd’hui la fin de cette
séparation. L’espace public, avec la démocratisation, ne
cesse de s’étendre. Comme tout devient politique, tout
se retrouve dans l’espace public, au point de « manger »
la société civile.
3 « L’espace public est l’espace symbolique où s’opposent,
et se répondent, les discours pour la plupart
contradictoires, tenus par les différents acteurs
politiques, sociaux, religieux, culturels, intellectuels,
composant une société 2 ». C’est une zone intermédiaire
qui s’est constituée au moment des Lumières – Kant est
le premier à vraiment en parler – entre la société civile et
l’État. Elle est donc liée au double phénomène de
laïcisation et de rationalisation de la société. La
conséquence de cette extension de l’espace public est la
diminution du rôle de la société civile. Et simultanément,
l’extension de la politisation de l’espace public aboutit à
étendre l’espace politique au détriment de l’espace
public. L’emboîtement société civile, espace public,
espace politique se transforme au profit de l’espace
politique et du rôle de la communication politique. « Tout
devient politique », comme on dit.

2 – La confusion espace public/espace


politique, la fin de la frontière vie
publique/vie privée
4 La communication politique suppose la distinction entre
public et privé, c’est-à- dire entre ce qui, à un moment,
fait l’objet de discours publics, et au sein d’entre eux,
ceux qui peuvent faire l’objet d’un affrontement
politique. Ceci par opposition à ce qui reste dans l’ordre
du privé, à une échelle interpersonnelle ou de petits
groupes, et qui n’est pas destiné à être débattu sur la
place publique. Sur trente ans de vie politique, on voit
bien par exemple que les thèmes du chômage, de la
ville, de l’éducation, de la sécurité, de la formation
professionnelle, de l’autonomie régionale, du statut des
femmes, de l’immigration, de l’aménagement de la ville,
des relations internationales, de la décolonisation… n’ont
pas eu la même place dans l’espace public, et a fortiori
dans la communication politique. Certains thèmes
concernant l’individu, les mœurs, la sexualité, la
reproduction, la morale, sont même « sortis » de la
sphère privée pour devenir « publics ». En revanche,
d’autres thèmes comme ceux, hier très importants, des
anciens combattants ou de la décolonisation, ont quitté
la sphère publique. D’autres encore, comme le statut des
commerçants, ont suivi le même chemin, alors que des
discours liés au secteur tertiaire et à l’informatisation par
exemple, qui auparavant ne posaient « pas de
problèmes », entrent progressivement dans la sphère
politique du fait de leur poids social et des mutations
techniques. Ces quelques exemples prouvent que la
communication politique, comme forme temporaire des
affrontements, change dans le temps. À la limite, on
pourrait « tracer la carte » des grandes communications
politiques qui se sont succédé en un demi-siècle.
5 Autrement dit, il y a trois interfaces : privé/public ;
société civile/espace public ; espace public/espace
politique. La communication politique suppose ces trois
distinctions. La politisation réduit cette séparation entre
les trois niveaux. Le lien entre sphère privée, espace
public, espace politique et communication politique n’a
donc jamais été aussi direct qu’aujourd’hui. Plus les
espaces et les logiques de nature différente
« communiquent », plus il est difficile de caractériser le
rôle et l’enjeu de cette forme spécifique d’interaction
qu’est la communication politique. Son efficacité dépend
de la capacité à distinguer ce qui relève du privé, du
public, du politique. Autrement dit, « plus tout
communique », plus il faut maintenir la distinction et
l’autonomie de ces trois instances. Le pire serait de croire
qu’il y a un « progrès » dans la disparition de ces
distinctions qui sont au cœur du fonctionnement de la
société démocratique.

3 – L’égalitarisme, la fin de la
responsabilité sociale des élites
6 L’égalité devant le vote est le symbole de la
démocratisation. Chacun est au niveau de « tous » pour
penser et analyser les problèmes en tout genre, et voter.
Pourtant cette égalité politique symbolisée par le
suffrage universel n’existe pas pour le reste du
fonctionnement de la société. Avec la médiatisation et la
transparence, l’égalité semble se généraliser à tous les
aspects de la société. Et là intervient le glissement
douteux. À côté de l’égalité politique subsistent les
différences et les hiérarchies. Celles-ci peuvent être
critiquées, mais il n’y a pas de société sans hiérarchie. La
critique des élites et de tous les intermédiaires est
possible, mais pas la négation de leur rôle. Bien que leur
arrogance, trop visible aujourd’hui avec les médias,
rende cet élitisme insupportable. L’égalitarisme est aussi
dangereux que son symétrique, l’immuabilité des
hiérarchies. En d’autres termes, la communication
politique, comme enjeu de l’affrontement des discours
pour la conquête et la maîtrise du pouvoir politique, joue
ici un rôle central. Soit elle renforce l’idéologie de
l’égalité, peu compatible avec la réalité, soit elle
contribue à préserver le rôle essentiel des différences.
7 La communication politique est la possibilité de pouvoir
reconnaître tous les discours, mais aussi celle de pouvoir
les critiquer. C’est un espace de débats contradictoires.
Acquis fragile et récent de la démocratie… L’écueil ? Un
égalitarisme qui confond l’égalité politique par le
suffrage universel avec toutes les hiérarchies d’une
société. Avec souvent pour conséquence une croissance
disproportionnée d’une part de l’expression par
l’intermédiaire des réseaux et, d’autre part des experts
qui, au nom de leur compétence, créent une autre
hiérarchie parallèle. Le renforcement du pouvoir des
experts serait le résultat paradoxal du phénomène
d’égalitarisation des discours.
4 – La médiatisation sans limite
8 Je ne reviens pas sur ce que j’ai analysé ailleurs, lié aux
contradictions de l’espace public médiatisé 3 : tyrannie
de l’événement ; distorsion entre grande capacité
d’accès à l’information et faible capacité d’action ;
omniprésence de l’image… Je voudrais ici évoquer un
des effets les plus pervers du processus, par ailleurs
démocratique de publicisation, celui de la médiatisation
sans limite. On a vu que la publicité, par l’intermédiaire
des médias, a l’avantage de faciliter le passage des
problèmes et discours dans l’espace public : tout est
devenu discutable.
9 L’inconvénient, on l’a vu également, est la disparition de
la frontière public/privé. Mais il y a un autre effet
discutable pour l’équilibre fragile de la communication
politique : le fait que les médias deviennent le seul
étalon de la légitimité. Autrement dit, la logique de la
communication devient le critère ultime avec le
syllogisme suivant : ce qui est visible, connu est
médiatisé, donc ce qui est légitime est médiatisé. Ce qui
n’est pas médiatisé n’est donc ni important ni légitime.
C’est la confusion entre visibilité et légitimité.
L’omniprésence des réseaux et l’absence actuelle de
critique des médias à l’égard du règne de l’expression
renforcent ce déséquilibre.

5 – La représentativité omniprésente
10 Plus il y a de discours dans l’espace public, par
l’intermédiaire des médias et la prise de parole des
acteurs, plus se pose le problème, pour les journalistes,
du critère au nom duquel donner la parole aux acteurs.
Tout le monde ne peut parler ou s’exprimer. La
communication requiert donc une logique de
représentativité. Finalement, parle et s’exprime celui qui
est légitime, c’est-à- dire représentatif. Ce processus
produit un risque de rigidification, et d’inégalité, car qui
évalue la représentativité, si ce n’est finalement les
journalistes et le microcosme ? La représentativité liée à
la légitimité politique, avec l’élection, ne suffit plus et il
n’y a plus de critère objectif pour organiser la hiérarchie
des événements des expressions et des valeurs dans
l’espace public. Le problème existe depuis toujours, mais
l’extrême médiatisation, ce que l’on appelle pipolisation,
depuis les années 2000, renforce le pouvoir de
« représentativité » exercé par les médias. Autrement
dit, il peut y avoir simultanément médiatisation et
conformisme. Conformisme car chacun sait que le
processus de représentativité peut se dénaturer en
défense des intérêts acquis…, des modes et des réseaux.
11 La représentativité assurée par l’élection ne suffit plus,
médias, sondages et réseaux pouvant faciliter
l’émergence d’autres thèmes considérés comme aussi
« représentatifs » que ceux issus de l’élection.

6 – La simplification de l’argumentation
politique
12 L’avantage de la politique démocratique est d’obliger à
une simplification du discours politique : la politique faite
aux « balcons du peuple » doit être compréhensible. La
télévision, après la radio, facilite ce phénomène. Internet
et les réseaux sociaux, où chacun s’exprime librement,
l’accentuent. L’inconvénient est évidemment d’aller trop
loin dans cette simplification au point de réduire
l’argumentation politique à un jeu de stéréotypes.
Jusqu’où cette simplification est-elle possible sans
appauvrissement et renforcement des stéréotypes ? La
visibilité, l’élargissement du champ de la politique, la
vitesse et la concurrence entre les médias accentuent
également ce processus. Avec pour conséquence, dans
un premier temps, une sorte de clarification de la
politique, et dans un second temps, l’émergence d’une
« politique sauvage » qui conteste la politique
institutionnelle. Ce risque est constant, mais il devient
dangereux s’il parvient à mettre en cause l’efficacité de
la communication politique. Trop de simplification est
aussi dangereux que trop de représentativité. Avec le
risque corollaire : l’illusion de la maîtrise du temps. Car
telle est la conséquence ambiguë de cette simplification :
comprimer l’échelle du temps, déjà réduite par le jeu des
calendriers électoraux. L’avantage de la démocratie
médiatisée est de pouvoir parler de tout, simplement ;
l’inconvénient est l’usure de tout et le sentiment
d’impuissance quand les problèmes demeurent, ce qui
est le cas par exemple avec le chômage. La
simplification, condition de la communication élargie,
peut devenir un handicap. Nous assistons à ce
phénomène, avec la persistance d’un discours politique
d’extrême-droite concernant l’immigration et finalement
l’identité. Comme les autres forces politiques n’ont pas
pour l’instant réussi à trouver des contre-arguments
simples et convaincants, et que le problème reste
« délicat » en Europe, on le laisse pour le moment en
« jachère » de peur de relancer un débat politique
« défavorable ». La politique de l’autruche face aux
arguments du Front national… Comme si ne pas
combattre et argumenter faisait disparaître le
problème… C’est finalement ce que font la droite et la
gauche depuis plus de vingt ans. On en voit le résultat…
13 En un mot, la simplification de la communication
politique ne change rien à la complexité de la politique.
Au contraire ! Elle accentue les défauts de nos sociétés
« modernes » qui acceptent difficilement le temps et la
durée. L’accélération des débats, des échanges, des
arguments, des thèmes qui entrent et sortent de la
communication politique n’a pas forcément de
conséquence directe sur la solution des problèmes
politiques. La difficulté est d’admettre ce découplage : la
simplification des débats ne signifie pas la simplification
de la résolution de problèmes.

7 – L’unidimensionalisation des discours


14 C’est le risque complémentaire du précédent. La
simplification et l’institutionnalisation des problèmes de
société réduisent l’hétérogénéité des discours politiques,
vidant ainsi progressivement la communication politique
de sa fonction de « carrefour symbolique ». La paix civile
dépend de la représentation que les différentes forces
sociales se font de leur vision du monde et tout autant de
la manière dont ils la retrouvent « au sein » de la
communication politique. Un trop grand rétrécissement
de cet espace et trop de rationalisation favorisent le
retour de la politique sauvage et de son complément, le
populisme.
15 La communication politique assure la mise en forme, et
en scène, des discours politiques, avec le double écueil
d’un éventail trop large ou trop étroit. Avec la menace de
la « spirale du silence » : les acteurs et les groupes qui
ne se reconnaissant pas dans le jeu de la communication
politique s’en excluent sans qu’on le voit, avec le risque
d’un retour ultérieur violent dans l’espace public, avec
les sirènes de la démagogie et du populisme. Depuis
trente ans, on souligne à juste titre les avantages de la
communication politique élargie, sans hélas réfléchir aux
contradictions nouvelles qui en résultent.

8 – Le déséquilibre entre les trois


discours de la communication politique
16 On a vu que la communication politique est un équilibre
fragile entre les trois discours (journalistes, acteurs,
opinion publique) dont l’enjeu est la maîtrise,
momentanée, de l’interprétation de la réalité dans une
perspective liée à la prise de pouvoir, ou à son exercice.
Le premier risque est celui où les médias « mangent » la politique :
risque bien connu de la « politique spectacle ».
Le second risque est celui où les sondages « mangent » l’opinion
publique, en donnant le sentiment d’une représentation possible de
celle-ci. Ce qui est gagné en simplicité est perdu en complexité, et
vérité.
Le troisième déséquilibre résulte de la rupture de la relation entre
médias et opinion publique.

17 Hier, les journalistes représentaient l’opinion publique


face aux hommes politiques. Représentation libre et
subjective puisque par définition, le journaliste parle en
son nom personnel. Il était ainsi le « porte-parole
implicite » de cette opinion, au nom de laquelle il posait
des questions aux hommes politiques, ou les critiquait.
Mais il y a aujourd’hui une sorte de concurrence entre les
deux représentations de l’opinion publique, celle des
sondages, celle des journalistes. Avec le risque suivant
pour les journalistes : les sondages offrent une
« représentation objective », en tout cas quantitative de
l’opinion publique que l’on peut trouver « supérieure » à
celle des journalistes. Le danger est donc une
concurrence des visions du monde et une subordination
croissante, finalement, des médias à l’égard des
sondages.

9 – Une communication hors de l’échelle


humaine
18 La communication politique n’est possible que si les
citoyens s’identifient, d’une manière ou d’une autre, aux
discours et enjeux qui y circulent. Or, le drame de la
« société individualiste de masse » actuelle est la
distance entre l’échelle de l’expérience individuelle et
l’échelle où sont organisées la politique et l’économie. La
mondialisation est d’ailleurs la caricature de cette
distance croissante. L’individu est au centre du système
politique, mais il est perdu dans le nombre et la taille des
problèmes. Souverain et libre, il est en réalité seul et
sans pouvoir. Sans capacité d’action sur les grandes
décisions. Comme je l’ai souvent dit, « un géant en
matière d’information, un nain en matière d’action ».

10 – La communication politique
détachée des cadres nationaux
19 On retrouve ici le décalage structurel entre les
performances de la communication qui permettent de
tout voir, tout savoir sur tout, et le fait que la
communication politique, comme lieu d’affrontement des
discours requiert du temps et le respect des réalités
sociopolitiques.
20 Les formes et le sens de la communication politique sont
différents à Paris, Berlin ou Rome, même si en grande
partie, ce sont évidemment les mêmes problèmes qui
sont débattus. Mais tout, du langage, des traditions, des
vocabulaires, des représentations, des références
historiques, des symboles, est différent. Il n’y a de
communication politique que nationale. Et que dire pour
l’Amérique latine, l’Asie, l’Afrique ? Il n’y a pas de citoyen
mondial. Ce n’est pas parce que certains problèmes sont
mondiaux que la politique est mondiale. Car il n’y a de
politique que rapportée à un territoire physique et
symbolique à partir duquel les citoyens se sont engagés.
Aucun citoyen ne peut vivre à l’échelle mondiale. Il n’a a
même pas, finalement, de consommateur mondial. À la
rigueur, un financier… mais ce n’est pas un modèle. Telle
est la limite à « l’universalisme » d’un certain modèle
démocratique, ou plutôt la limite d’un modèle qui ignore
le poids déterminant des « identités culturelles ». Les
« variables locales » sont la condition du fonctionnement
réel de la démocratie.
21 La force et la fragilité de la communication politique
demeurent la gestion contradictoire de deux échelles de
temps constitutives de la politique : celle de
l’événement ; celle de la structure. En un demi-siècle,
tout a été vers une performance croissante de la
première. Le risque serait la délégitimation de la seconde
qui renvoie à l’anthropologie culturelle, mais sans
laquelle il n’y a pas de politique. A fortiori démocratique.
En un mot, plus l’événement domine, plus le temps long
doit conserver sa place. Car c’est au carrefour des deux
que se structure la communication politique ; le temps
court des communications et des événements, le temps
long de la politique et de l’histoire.

NOTES
2. WOLTON, Dominique, Éloge du grand public. Une théorie critique de la
télévision, Paris, Flammarion, 1990.
3. Wolton, Dominique, « Les contradictions de l’espace public médiatisé »,
Hermès, no 10, « Espaces publics, traditions et communautés », 1992, p. 95-
114.

AUTEUR
DOMINIQUE WOLTON

Directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 75 numéros) et de la collection


« Les Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 40 volumes). Il a publié une
trentaine d’ouvrages, traduits en plus de vingt langues. Parmi ses derniers
ouvrages : La communication, les hommes et la politique (CNRS Éditions,
2015) et Communiquer c’est vivre, livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti
(Cherche-Midi, 2016).
Les nouvelles contradictions
de la communication
politique
Dominique Wolton

1 Depuis une trentaine d’années, je souligne l’importance


conceptuelle de la communication politique pour la
démocratie, mais aussi le risque d’un déséquilibre
structurel entre ces trois dimensions : les politiques, les
journalistes et l’opinion publique. Entre ces trois logiques,
la plus fragile est celle des politiques. Ils sont menacés
d’être dominés par les journalistes et l’opinion publique.
En 1989, j’ai construit un modèle théorique de la
communication politique (cf. infra). En 1995, j’en ai
étudié les contradictions (cf. infra). En 2017, il est
possible de faire le point sur « les nouvelles
contradictions de la communication politique ».
2 Elles sont au nombre de dix, certaines sont nouvelles,
d’autres se sont accentuées depuis 1995. D’où l’intérêt
de réunir ici trois textes, rédigés avec plusieurs années
d’écart, qui montrent les évolutions essentielles de la
communication politique. Il y a par contre, hélas, une
chose qui n’a pas changé : les stéréotypes concernant le
statut de la communication politique, réduite au
marketing, aux logiques de com’ et de manipulation. Elle
vaut pourtant beaucoup mieux ! Elle est plus que jamais
un concept politique central pour penser la démocratie
de masse et les contradictions de la « société
individualiste de masse » à l’heure de la mondialisation.
Et il est impossible de penser la politique sans la
communication politique.

Dix crises liées aux déséquilibres des


relations entre information,
communication et action
3 1 – Les hommes politiques sont les plus fragiles parce
qu’ils ont perdu leur prestige. Descendus du piédestal, ils
sont sans cesse critiqués, soupçonnés d’être inefficaces,
voire corrompus. Et ce au moment où il n’a jamais été
aussi difficile de faire de la politique, dans un monde
dangereux, sans boussole, sans idéologie autre que
l’argent, dominé par l’impatience et l’immédiateté et où
tout doit être, de plus, transparent et participatif…
4 Les journalistes, quant à eux, sont « montés » en
puissance de manière incroyable. Pas tous, mais du
moins la nomenclatura. Ils ont une proximité trop forte
avec les hommes politiques – et plus généralement les
élites – qui sont souvent coupés de la réalité. Les deux,
d’ailleurs, se servent de manière excessive des sondages
et des réseaux sociaux pour « accéder à la réalité ». Avec
un double risque : l’enfermement des élites entre elles et
un découplage par rapport à une réalité de plus en plus
complexe. Aujourd’hui, avec le poids des sondages et des
réseaux sociaux, les journalistes ne représentent plus
qu’eux-mêmes. Hier, ils parlaient plus ou moins au nom
de l’opinion publique. Aujourd’hui, celle-ci devient
autonome et la légitimité des journalistes devient plus
faible. Résultat : une contradiction entre la puissance de
leur rôle et une légitimité fragile. Après la dévalorisation
des hommes politiques, ce sont eux qui risquent d’être
déstabilisés. Le « dégagisme » menace tout le monde…
Or leur contre-pouvoir est indispensable.
5 Quant à l’opinion publique, elle est réduite à ce qui est
en est dit dans les sondages et par la montée de
l’expression à travers les réseaux sociaux. Double
simplification d’autant plus délicate que la
compréhension des opinions publiques, dans un monde
ouvert, interactif et « transparent » n’a jamais été aussi
compliquée. On sait de moins en moins comment elle se
fabrique, comment elle évolue. Les sondages sont
successifs, quasi instantanés, donnant l’illusion d’une
compréhension. Ils sont inévitablement behavioristes. Or
le plus important reste toujours lent, silencieux et peu
visible. La mode actuelle de « l’expression généralisée »
par les réseaux sociaux confirme le sentiment d’une
démocratie « en direct ». Mais la démocratie en direct est
une utopie dangereuse qui ne se réduit pas au règne de
l’expression. Et de plus, « si tout le monde s’exprime, qui
écoute ? »
6 Par ailleurs, l’alliance sondages/réseaux conduit à un
déséquilibre de l’espace public : les chiffres se
transforment en autant de lobbying. La demande et
l’expression s’imposent, sommant journalistes et
hommes politiques de « répondre ». Les hommes
politiques doivent « satisfaire les besoins de la société ».
Mais que reste-t-il de l’autre grande fonction de la
politique, celle qui vise à inventer une politique, anticiper
des choix, tracer un avenir qui n’est pas dans l’air du
temps ? Sortir de la réponse à la demande, et valoriser
l’offre… La politique, ce n’est pas seulement du présent
aménagé. Connaître le prix de la baguette de pain ou du
litre d’essence ne garantit pas d’être un bon chef d’État.
Mieux vaut avoir une vision… On reproche aux hommes
politiques de ne pas écouter les citoyens et leurs
demandes. Mais quelles autonomie et responsabilités
leur reste-t-il ? Le populisme peut très bien se développer
au bout de l’expression, des demandes et de
l’égalitarisme. Avec une idéologie quantitative
redoutable. Les pourcentages des sondages et le nombre
de participants aux différents réseaux s’imposent
finalement comme quelque chose d’aussi important que
le résultat de l’élection, seul domaine où la quantité
entraîne la légitimité. Que l’on donne aujourd’hui la
même valeur aux deux est un terrible contresens. Avec
cette tyrannie supplémentaire : le direct.
7 Tout ce qui est en direct devient symbole de la
démocratie. À mort les intermédiaires… Pourtant, la
démocratie ce n’est pas la suppression des
intermédiaires, mais la possibilité de les critiquer. La
domination du « tout en direct, interactif et transparent »
vire à la démagogie. Les hommes politiques, de peur
d’être taxés de conservateurs et de profiteurs, renforcent
cette tyrannie de l’expression en y succombant eux-
mêmes, avec pour résultat le despotisme de la
demande : répondre à ce que veulent les citoyens,
identifiés aux sondeurs et aux internautes. Sous prétexte
d’être « à l’écoute », les hommes politiques oublient
leurs propres propositions et analyses. Ils plongent dans
les réseaux, les tweets, et passent 80 % de leur temps
enfermés dans la bulle de la com’, avec les milieux de la
presse et une partie des « élites ». Du coup, on veut
moins savoir ce qu’ils pensent que comment ils vont
répondre aux « demandes » ! Et simultanément, une
sorte de peur panique envahit les acteurs, celle de
perdre le contact avec « la réalité » de l’expression et de
l’interaction. Ils en arrivent alors au résultat inverse : la
perte de leur légitimité. Le politique ne se réduit pas à la
satisfaction des demandes. Il y a toujours un conflit entre
offres et demandes.
8 2 – La vitesse de l’information et la confusion entre
expression et information. Face à l’explosion de
l’information et des réseaux, les journalistes devraient
prendre leurs distances. L’expression c’est très bien,
mais ce n’est pas de l’information. L’information est un
travail qui résulte d’une culture professionnelle, avec une
responsabilité. Le problème n’est pas de courir après les
réseaux, mais au contraire d’y mettre de l’ordre et de
distinguer l’information journalistique de toutes celles
existant sur les réseaux. Aujourd’hui avec la vitesse, la
concurrence des chaînes d’information, la spécificité de
l’information journalistique, bien rare, est banalisée. Tout
se mélange, avec le risque d’une dévalorisation du
travail journalistique et de sa légitimité. Pourtant dans
l’océan informationnel actuel, il y a plus que jamais
besoin de distinguer l’information journalistique de
toutes les autres. Plus il y a d’informations, plus le travail
du journaliste est indispensable. Et non l’inverse. Sinon
c’est l’une des trois dimensions de la communication
politique qui s’effondre. L’abondance d’information n’a
rien à voir avec davantage de vérité et de sérieux.
9 3 – crise imprévue : l’extension de la médiatisation ne
s’accompagne pas d’un élargissement du champ de
l’information. L’abondance ne crée pas la diversité. On
pensait que plus il y aurait de tuyaux, plus il y aurait de
diversité. Or c’est l’inverse qui se produit. Tout le monde
traite la même chose, de la même manière, avec en plus
l’emprise croissante de la pipolisation. Celle-ci, après
avoir humanisé les relations et désacralisé le pouvoir,
arrive à imposer la légitimité de l’expression, des récits
de vie. On est « tous pareil ». Une sorte de
« normalisation » qui s’accompagne d’une emprise de
l’entertainment. Non seulement on ne parle que de soi,
tout est ramené à l’expression quotidienne, mais tout
cela se fait sur le modèle de la bonne humeur.
10 Le monde de la connaissance se trouve marginalisé, à
l’exception d’une minorité d’intellectuels médiatiques qui
deviennent les gourous, en général affublés du titre
prestigieux de philosophe…
11 Donc, d’un côté, il y a ce rétrécissement de la diversité,
avec le risque de la spirale du silence, décrite par
Elisabeth Noelle-Neumann, et de l’autre côté, une
pipolisation croissante où l’on parle de tout en quelques
minutes, avec la seule boussole de la vie quotidienne et
du rire.
12 4 – L’illusion de la transparence. « On a le droit de
savoir. » L’opinion publique est devenue un tribunal. Tout
doit être visible et instantané. Tout ce qui est lent et
compliqué suscite de la méfiance. Si ce n’est pas
transparent, c’est que l’on cache quelque chose. La
tentation paranoïaque n’est pas loin. « Ils nous disent ça,
donc ça veut dire qu’ils nous cachent ça ! » Autrement
dit, il n’y a jamais eu autant d’information, et
simultanément, jamais autant de méfiance et
d’informations fausses. Les fake news deviennent
l’horizon d’un monde envahi d’informations ou chacun
devrait tout savoir. Elles ont mangé les fact news. On ne
fait plus confiance qu’à ses partenaires des réseaux, et la
méfiance s’installe à l’égard des hommes politiques, des
journalistes et en général de tous les professionnels, des
élites… Avec souvent, le règne du complotisme. Tout
simplement parce que domine actuellement l’hypothèse
folle que sur les réseaux, on dit la « vérité » et que les
internautes y sont vertueux ; avec comme conséquence
la suspicion à l’égard des autres, vite taxés de
« menteurs », voire de « pourris » surtout s’ils ont du
pouvoir. Et avec ce mécanisme propre à l’être humain : la
vérité n’intéresse finalement pas toujours. Ce qui
intéresse davantage ce sont les secrets, les rumeurs et
les mensonges. Une information publique séduit moins
qu’une révélation ou un secret ! Les journalistes en
réalité n’ont pas assez dénoncé les limites et le nid à
rumeurs des réseaux… Ils ont fait l’inverse : ils ont fait
croire que la vérité serait plus présente grâce aux
réseaux… Ils ont abandonné leur sens critique.
L’expression est devenue légitime en soi. Démarche
suicidaire à terme. Que des informations puissent
émerger dans l’espace public, cela existe depuis
longtemps – les radios ont depuis toujours des « lignes
rouges » dédiées à l’information des citoyens –, mais cela
ne remplace pas le travail spécifique et continu des
journalistes. Faire de l’information est un métier, et
d’ailleurs faire de la politique, aussi. Les deux ne
s’improvisent pas. La société civile n’est ni meilleure ni
plus transparente que le « système », tant dénoncé par
ceux qui y vivent.
13 5 – La tyrannie de la demande et de l’expression. « J’ai le
droit de tout dire, j’ai le droit de donner mon opinion. »
La tyrannie de l’expression complète et renforce la
tyrannie de l’égalité. Pourtant nous ne sommes pas tous
égaux, sauf devant le suffrage universel, et parfois
devant la loi. La tyrannie de la demande et de
l’expression aboutit à la tyrannie de l’événement et de
l’égalité. L’information est écrasée entre les rumeurs et
l’expression. L’expression sans contrainte, sans
intermédiaire, sans culture, n’est pas la démocratie. Une
société, c’est une hiérarchie, évidemment critiquable en
démocratie, mais tout le monde n’est pas égal. La
perversion, c’est la confusion entre le fait d’être égaux
pour le suffrage universel et d’étendre cette « capacité »
à toutes les autres situations de la vie. Admettre les
compétences et les hiérarchies, cela fait partie du
système démocratique. La limite des réseaux sociaux est
de faire croire qu’ils ont créé une égalité sociale.
L’égalité peut être expressive, pas sociale. Et quid de
ceux qui ne s’expriment pas sur les réseaux ? Eux aussi
sont intéressants ! Le paradoxe, triste, de notre époque
transparente et interactive, est que le conformisme n’a
jamais été aussi fort. Ne pas penser comme les autres
peut être encore aujourd’hui plus difficile qu’hier. La loi
de l’expression a renforcé le quantitatif. Si nous sommes
aussi nombreux à penser la même chose sur les réseaux,
et si en plus les sondages renforcent cette expression,
c’est que la vérité est là…
14 La double alliance, terrible, de l’expression et du
quantitatif… Pourquoi s’en méfier puisqu’en politique,
juste à côté, c’est le quantitatif qui est légitime ? Quand
on dit que 60 % des Français pensent ceci ou cela, on
croit que c’est plus vrai, plus juste, plus intéressant que
s’il y en a 0,2 %. Mais dans l’opinion, si 90 % des gens
pensaient qu’il faut déclencher une guerre, serait-ce
forcément juste pour autant ? Conséquence grave :
quand un poète, un scientifique, un artisan pense
différemment, on ne l’écoute pas. La démocratie ne
consiste pas à transformer l’expression en veau d’or.
L’expression, la demande et le quantitatif ne sont pas les
seules valeurs de la démocratie. Il n’y a que pour
l’élection que le lien entre quantité et légitimité existe.
Pour le reste, il y a des hiérarchies de compétences. La
démocratie permet de critiquer un médecin, un clerc, un
prof… Mais non de croire que tout le monde est l’égal de
l’autre ! La confusion ? Généraliser le principe du
suffrage universel et de l’égalité au fondement de la
légitimité politique dans l’ensemble de la société civile.
Dans cette confusion intellectuelle, les journalistes ont
une responsabilité, et les universitaires aussi !
15 6 – Le découplage élites/société. Les élites
technocratiques, universitaires, politiques, perdent le
contact avec la société et ont tendance à taxer de
« populisme » tout ce qui n’est pas dans leur schéma.
Dès que l’on sort des rets culturels des élites du moment,
on est « populiste ». Mais si au bout d’un moment, 50 ou
60 % de la population tombent sous le coup de ce
vocabulaire, cela peut tout de même signifier quelque
chose. Autrement dit, il y a deux contradictions
symétriques : croire que l’expression majoritaire signifie
légitimité et disqualifier ceux qui ne pensent pas comme
les élites. Dans cette condamnation des populismes, les
élites s’exemptent de toute responsabilité et
autocritique. D’ailleurs on le voit partout en Europe : plus
on brandit la menace du populisme, plus les populations,
par une sorte de pied de nez de l’Histoire l’assument,
sans forcément y adhérer. Une chose est certaine : il y a
un décrochage de représentation de la politique entre les
élites et la société. Les cadres mentaux et culturels des
uns et des autres ne se rencontrent plus. Une forme, une
fois de plus, d’incommunication se construit. Résultat,
une méfiance à l’égard des élites, que celles-ci appellent
un peu vite « populisme » et une sorte de « politique
sauvage » par les réseaux.
16 7 – La fascination pour les techniques. L’idéologie
technique est devenue, pour le moment, le substitut de
l’idéologie politique, qui s’est effondrée dans les
années 1990. Les grandes idéologies traversaient et
irriguaient les sociétés avec leurs forces et faiblesses.
Aujourd’hui, ces idéologies se sont délitées. La société
est en apparence plus transparente, mais en réalité plus
statique, renforcée par les effets inégalitaires de la
mondialisation. Résultat ? Le récit politique est en panne,
l’émancipation vient par les techniques, du moins elles
en donnent le sentiment. Internet comme utopie,
idéologie de la fraternité et de la démocratie directe. Le
politique est « mangé » par la technique, ou plutôt c’est
la technique qui devient, par ses promesses, l’utopie, et
finalement l’idéologie de la politique. Les deux se
recouvrent.
17 8 – Sortez les sortants ! C’est le dégagisme, lié à la
culture de l’internet. Réduire le temps au présent, à
l’immédiat, et penser qu’il faut toujours tout changer. Et
notamment dégager les sortants tous les dix ans…
Pourquoi un politique de soixante-dix ans est-il
« dépassé » par rapport à celui qui a quarante ans ?
Parce qu’il faut que « ça change, que ça tourne ».
Pourquoi le jeunisme serait-il une qualité pour la réalité
politique ? Les sociétés ont pratiquement toujours vénéré
les anciens, pourquoi l’inverse aujourd’hui ? Le jeunisme,
c’est la vitesse d’Internet. Oui à la vitesse, à condition de
ne pas confondre vitesse de traitement de l’information
avec capacité de compréhension du monde. D’autant
que l’on passe trop rapidement de la vitesse du
traitement de l’information à l’illusion de la maîtrise et de
la connaissance. Avoir le monde à portée de main avec le
Smartphone contribue à donner l’impression de maîtriser
le monde. Cela ne rend pas modeste, et renforce plutôt
le sentiment de toute puissance.
18 À la fois chacun est plus libre et plus indépendant,
condition réelle de l’émancipation, mais en même temps,
on a tendance à croire que la maîtrise de la
compréhension, et de l’action, sur le monde s’accroît
avec le nombre d’applications. Jusqu’au jour où il y aura
une panne… On retrouvera la lenteur et la complexité
des choses. Le dégagisme ou l’idéologie de la vitesse, de
la compétence, de la sûreté de soi.
19 Bien sûr, cela n’a pas commencé avec le Smartphone !
Notamment dans l’idéologie capitaliste libérale : passé
cinquante ans, un individu est « dépassé » et commence
à coûter trop cher. Mais les performances techniques
renforcent l’idéologie libérale de la vitesse et de la
jeunesse. Les jeunes s’adaptent évidemment rapidement
au monde technique, mais l’erreur, liée au point
précédent est de faire du monde technique le symbole
du progrès. Pourtant chacun sait bien que le temps est
une variable plus complexe que la performance
technique et qu’une société dépend de l’équilibre entre
les vieux et les jeunes, entre la vitesse des techniques et
la lenteur de l’Histoire et de l’expérience.
20 9 – Une continuité artificielle entre compétence, action,
commentaire, communication
21 Puisque tout est transparent, chacun devient compétent.
Résultat ? Autour d’un acteur, qu’il soit économique ou
politique, il y a maintenant une kyrielle de
commentateurs qui critiquent, et proposent. L’action et
le pouvoir étant dévalorisés, ou plutôt considérés comme
à la portée de chacun, ce sont les commentateurs, autres
experts et communicants qui deviennent centraux. Hier,
la spécificité de l’action valorisait l’acteur. Aujourd’hui, la
pseudo-continuité entre information et action valorise le
communicant. Il n’y a plus de différence entre l’acteur et
le commentateur, et le communicant est omniprésent.
Les réseaux et les plateaux de télévision regorgent
d’observateurs, d’experts… qui analysent tout. Tout le
monde sait tout, tout le monde a quelque chose à dire…
Chacun peut certes avoir une opinion sur tout, mais de là
à considérer qu’il pourrait, dans la continuité, devenir
l’acteur, il y a un fossé. Ce sont la complexité et surtout
la singularité de l’action qui sont niées.
22 Aspect positif, la démocratisation permet aux individus
d’accéder à de plus en plus de connaissances. Aspect
négatif, ce n’est pas parce que l’on sait davantage de
choses, plus rapidement, que l’on est capable de tout
commenter, et surtout de pouvoir agir plus facilement.
On ne voit plus la différence entre l’espace politique,
l’espace public et l’espace commun.
23 Un citoyen surinformé n’est pas forcément plus qualifié
pour devenir un acteur politique compétent. Il subsiste
une différence de nature entre l’information, la
connaissance et l’action. L’idée générale ? Le citoyen
d’aujourd’hui est intelligent et critique, mais cela ne
signifie pas que chacun d’entre nous puisse tout faire. Il
subsiste une spécificité bien particulière pour l’action, et
chacun ne peut pas passer si facilement du statut de
commentateur à celui d’acteur ! Chacun des mondes
symboliques (information, connaissance, communication,
action) à ses logiques et ses limites. Les gourous de la
communication qui savent tout sur tout et leurs cousins,
les experts, ne peuvent pas devenir les maîtres de « la
société numérisée »…
24 10 – Les mondes virtuels face à l’expérience et à l’action.
On parle de tout, on accède à tout, et la multiplication
des applications banalise la distance entre l’information
et l’action. Tout est si facilement accessible qu’une sorte
de continuité s’établit entre le monde de l’information et
celui de l’expérience. Or il s’agit bien de mondes très
distincts. L’expérience, l’action, la vie, les responsabilités
restent tout aussi difficiles qu’hier, même si l’accès au
monde paraît de plus en plus facile. C’est la différence de
nature entre le monde virtuel et la réalité qui s’estompe.
La frontière paraît dépassée. Or elle subsiste. Accéder à
tout ce qui est un progrès ne signifie pas pour autant
pouvoir tout faire. La distinction est nette pour la
politique. Chacun peut avoir, et tant mieux, des opinions
sur tout, mais la réalité et l’expérience politique restent
singulières. Agir pour l’Europe, l’environnement, le
respect de la diversité culturelle, est différent d’avoir des
opinions sur ces sujets.
25 La réalité du village global, non seulement ne réduit pas
les incommunications culturelles, mais surtout ne
simplifie pas les conditions de l’action, en politique par
exemple. Le raisonnement est identique pour l’économie,
la science, l’art… Les réseaux sociaux, l’omniprésence de
l’information, du direct, de la transparence, l’abondance
des applications… ne résolvent pas la différence de
nature qui existe avec l’action et l’expérience. Les
réseaux ne créent pas une « nouvelle réalité ».

Pour réduire ces contradictions


26 1 – Réaffirmer les distances entre politiques, journalistes
et opinion publique. Que chacun reste à sa place ! Que
les hommes politiques arrêtent le cousinage avec les
journalistes ; que les journalistes arrêtent de vivre en
commandant et commentant les sondages ; que les
sondages ne soient plus présentés comme la
« connaissance de la société ». Retrouver au contraire les
réalités, voyager, enquêter, sortir des tweets et
innombrables réseaux, résister à la folie de la vitesse, du
court terme et de l’endogamie. Les visions du monde ne
seront jamais les mêmes et ce sont ces antinomies qu’il
faut conserver à l’esprit. Chacun son rôle, l’information,
l’action, les connaissances. S’ouvrir sur les altérités de
l’Europe. Apprivoiser l’incommunication du monde
devenu tout petit, interactif, mais tellement
incompréhensible au-delà des emprises de la
consommation.
27 2 – Exercer son esprit critique à l’égard de l’explosion de
l’information. On a cru à juste titre pendant deux siècles
que l’information était le progrès. Elle l’est, parce que
l’esprit critique est toujours lié à l’existence de
l’information. Mais aujourd’hui elle explose, triomphante,
autant pour des raisons techniques qu’économiques ou
de liberté. Tout se mélange. Il faut faire le tri entre les
dimensions d’émancipation et toutes les autres. Arrêter
de s’imaginer que le monde est uniquement conduit par
l’information. D’abord parce que celle-ci est liée aux
pouvoirs, comme le montre la puissance inouïe des Gafa
(Google, Amazon, Facebook, Apple). Ensuite, parce que le
monde n’est pas seulement régi par l’information.
Certes, celle-ci exerce un grand rôle, mais il y a aussi les
représentations, les idéologies, l’anthropologie, mille
autres choses. Évidemment, si on réduit le monde à
l’instantanéité et l’interactivité, l’information est reine.
Mais elle ne vaut rien sans les connaissances, les
idéologies, la mémoire, l’action et l’Histoire. Et les
discontinuités sont considérables entre ces différentes
logiques. La société de l’information n’existe pas. Dès
qu’on en sort, tout se complique.
28 3 – Réfléchir aux liens de plus en plus complexes entre
information et communication. L’information, c’est le
plus simple, le message. La communication, le plus
compliqué, la relation. Et quand on introduit la relation,
on introduit le récepteur, donc l’autre, donc
l’incommunication. Ce n’est pas parce qu’il y a plus
d’information en ligne qu’il y a plus de communication.
Non seulement il y a de la perte en ligne, mais il y a aussi
des distorsions. La question centrale n’est ni
l’information, ni le message, ni l’émetteur, c’est le
récepteur. C’est-à- dire le début de l’incommunication et
la nécessité de la négociation. L’information, toujours
plus rapide et quantitative, butte de plus en plus sur la
lenteur de la communication. Et si le récepteur n’a pas
toujours raison, loin s’en faut, on ne peut pas l’éliminer. Il
faut faire avec lui… Informer n’est pas communiquer…
29 4 – Critiquer la nomenclatura journalistique, c’est-à-dire
la « classe supérieure » des journalistes. Rappeler que le
fondement du métier de journaliste n’est pas d’être
justicier, courtisan ou politique. La fonction critique est
indispensable, mais n’est pas l’essence du métier. Ou
plutôt, il faut réfléchir au triangle de plus en plus
compliqué entre information- connaissance-critique, où
cohabitent des logiques de temps et de valeur
différentes. Non seulement chacun doit rester à sa place,
mais l’avenir du journalisme dans un monde saturé de
méga données sera de plus en plus important. Et fragile.
Spécifier et valoriser son rôle est essentiel. Agir pour
rendre un peu plus modestes les communicants qui
entourent la nomenclatura du pays. Non, ils ne
comprennent pas tout. Non, ils ne sont pas tout-
puissants. Non, il n’y a pas de gourous…
30 5 – Penser la classification de l’information. Il n’y a pas
une catégorie, ni une définition univoque de
l’information, il y a en a plusieurs. J’ai distingué dès
1978/1980 cinq catégories : l’information-presse,
l’information-connaissance, l’information-service,
l’information-institutionnelle, l’information-relationnelle.
Toutes ne veulent pas dire la même chose, il faut casser
le concept de l’information dans sa fausse unité. Et en
distinguer les sens. C’est un travail critique,
indispensable. L’info-presse et l’info-service sont celles
qui bénéficient le plus d’Internet. Les plus complexes
restent l’information-relationnelle, avec le poids des
contacts humains, et surtout l’information-connaissance,
qui ne peut se réduire à une somme d’informations. Il
faut donc réfléchir à ces distinctions, mais aussi à leurs
points communs. Travail épistémologique d’autant plus
indispensable à effectuer que les méga données vont
« étendre » encore plus le champ de l’information… et
ses marchés.
31 6 – Réfléchir au statut des élites. Critiquer les « élites
people », les experts sûrs d’eux, les commentateurs
omniprésents. Il y a trop de proximité entre eux. La
preuve, c’est la même poignée de personnes qui se
retrouvent comme éditorialiste et commentateur dans
tous les médias. Où est la diversité ? Il n’y a jamais eu
autant de supports, jamais autant d’uniformité dans
l’analyse de la réalité. Il faudrait accroître notamment la
présence du monde académique, mais aussi celle des
entrepreneurs, des poètes, des militaires, des artistes,
des religieux… Si un expert apporte une « réponse », une
personnalité du monde académique par exemple apporte
« autre chose », pose aussi des questions, déplace les
problématiques et n’a pas toujours la réponse… La
réalité n’est pas un jeu de question-réponse…
32 Les journalistes réduisent souvent les personnalités du
monde académique à un statut d’« expert ». C’est
rassurant mais limité. Et la perversion de certains
académiques est alors de jouer le jeu. C’est au monde
académique de dire qu’une partie de ses compétences
peut être de l’expertise, et que l’autre partie reste de la
culture, de la tradition, du questionnement. Plus il y a de
faits et d’événements, plus on a besoin de distance.
33 7 – Inventer pour la communication politique ce qui
existe pour la publicité. Dans la publicité, depuis les
années 1930, trois partenaires cohabitent, qui ne sont
pratiquement jamais d’accord entre eux : les
annonceurs, les médias et les agences de
communication. Il existe un organisme privé, l’ARPP
(Autorité de régulation professionnelle de la publicité). J’y
préside le CEP (Conseil de l’éthique publicitaire) qui a
pour fonction de réfléchir aux enjeux globaux de la
publicité. L’avantage des trois instances de l’ARPP (CEP,
CCP et JDP) 1 est que chacune est à la fois
complémentaire et reste à sa place. C’est la force de
l’auto-discipline. Il faudrait faire la même chose avec la
communication politique : organiser la cohabitation des
logiques entre l’action, l’information, les sondages,
l’expression et arbitrer les conflits. Ce modèle
d’autorégulation dans les faits, n’intéresse, hélas, pas
grand monde, mais serait pourtant très utile pour
comprendre un peu mieux le fonctionnement de l’espace
public. C’est ambitieux et plus utile que la simple
déontologie ou l’existence d’un ordre professionnel.
Cette méthodologie pourrait être élargie à d’autres
domaines où cohabitent plusieurs logiques, comme la
recherche ou l’éducation.
34 8 – Faire la critique des réseaux. Sortir de la mythologie
« les réseaux sont la démocratie ». Avec la confusion
entre extension de l’expression et démocratie. Où est le
progrès si l’expression généralisée ne se double pas
d’une capacité d’action ? Qui s’exprime et surtout quid
de tous ceux qui sont « hors réseaux ». La société ne se
réduit pas à une somme de réseaux. Mettre en
perspective les réseaux par rapport à l’hétérogénéité
indépassable de la société permet de sortir des risques
du communautarisme inhérent aux réseaux. Ceci oblige
à ouvrir une réflexion critique sur le numérique, les méga
données, l’intelligence artificielle, l’humain augmenté,
l’École, l’Université, la société. Sortir du scientisme, du
technicisme et de l’économisme qui a envahi le
numérique. Toujours le même constat : le poids de
l’idéologie technique, sans contrepoint critique.
35 9 – Pourquoi le silence absolu sur les Gafa ? Internet est
perçu, et encore plus avec l’extension des applications,
comme le symbole de la liberté. Mais la « condition » de
cette liberté et de cette émancipation, est l’existence du
plus grand système de contrôle politique, économique,
technologique et financier au monde. Les Gafa sont les
maîtres de la « révolution numérique ». On n’en parle
jamais. Comment valoriser à ce point la liberté et oublier
le contrôle ? Autrement dit, pour l’instant, l’homme
achète le sentiment de liberté, acquis par ces outils, en
contrepartie d’un silence sur les dimensions de pouvoir
et de contrôle des quatre maîtres de l’information.
Arriver le plus vite possible à 7,5 milliards d’internautes
ne résoudra aucunement cette contradiction, mais au
contraire la renforcera. Et pour étouffer toute critique
naissante, les Gafa sont prêts à équiper gratuitement la
planète… Pourquoi ce silence absolu sur les enjeux de
pouvoir économique, technique, politique ? Pourquoi
cette schizophrénie entre séduction des outils et réalité
des rapports de force ?
36 Les élites intellectuelles ont une lourde responsabilité.
Prêtes à toutes les concessions pour bénéficier des
recherches formidables sur l’IA, l’humain augmenté, les
universités virtuelles, les MOOCs… elles n’exercent pas
leur fonction critique indispensable. Où est l’esprit
critique des scientifiques, des universitaires d’il y a un
demi-siècle pour dénoncer la dégradation de l’écologie ?
On devrait les retrouver aujourd’hui autour des Gafa pour
faire le tri… Est-ce parce qu’il s’agit d’information, c’est-
à- dire ce qui est au cœur des connaissances, que les
scientifiques ont du mal à développer leur esprit
critique ?
37 10 – Sortir de la fascination technique qui est devenue
finalement le grand substitut à l’utopie politique en crise.
On a vu que la crise renforce le technicisme. Jusqu’où ? Il
faudra bien un jour sortir de l’idéologie moderniste,
cousine de l’idéologie technique, qui voit le monde en
binôme modernité/conservatisme, au profit d’une vision
plus complexe qui ne nie pas l’existence des
affrontements et des antagonismes. Le technicisme
devient parfois à son insu le moyen de reporter à plus
tard la nécessité d’une pensée critique pour sortir de
cette sorte d’unanimisme et distinguer les dimensions
techniques, culturelles, sociales. Développer l’esprit
critique c’est faire confiance à l’École. Arrêter de taxer
les enseignants de réactionnaires parce qu’ils gardent
une distance par rapport à l’idéologie technique. Seuls
l’École et tous les lieux de formation peuvent permettre
de ralentir, par rapport à l’impérialisme de la vitesse et
du quantitatif.

***
38 En un mot, et pour confirmer la construction du modèle
que j’avais élaboré en 1989, soit il y a vingt-huit ans, la
communication politique n’a que peu de choses à voir,
malgré toutes les mutations intervenues en trente ans,
avec la caricature qui en a été faite. Simplement, dans la
politique, comme dans la publicité, les stéréotypes ont la
vie dure… La communication politique n’est pas cette
caricature de la manipulation, du marketing… qui
supposent l’existence d’un récepteur passif et
manipulable.
39 En réalité, si l’on voulait un symbole du retard de la
réflexion théorique sur la communication, on le trouverait
dans cette sous-valorisation du rôle du récepteur, et
donc de l’altérité. Avec en symétrie la domination de
l’idée de manipulation. Mais qui dit manipulation suppose
de n’être pas soi-même manipulé et de savoir, pourquoi
et comment, les autres le sont… Penser la
communication politique, dans toutes ses dimensions,
c’est comprendre comment elle est le véritable moteur
de l’espace public. Un moteur qui doit aujourd’hui
échapper à une autre déviation du modèle
démocratique : l’imperium du quantitatif. Le quantitatif
est le cœur de la légitimité politique. Le gagnant en
politique est celui qui reçoit le plus grand nombre de
suffrages. Avec le succès massif d’Internet, on assiste
aujourd’hui à un glissement pervers dans lequel on
pense que le nombre équivaut à la vérité et à la
légitimité. Mais en matière d’information, de
connaissance et de communication, il n’y a pas de lien
direct, la quantité ici n’est pas symbole de vérité. Et quid
des différences et des minorités ? Elles ne sont pas
moins légitimes. Le règne du quantitatif accentué par
toutes les nouvelles technologies de communication
risque bien de renforcer une légitimité déplacée du
quantitatif.
40 En conclusion, quels sont finalement les aspects positifs
et négatifs de ces nouvelles contradictions de la
communication politique, vingt-cinq ans après ? Six
dimensions sont positives :
l’abondance d’information favorise toujours, finalement, la réflexion
critique ;
l’extension de la capacité d’expression élargit l’espace public ;
les réseaux contribuent au jeu démocratique ;
les sondages éclairent partiellement les sociétés ;
la crise des élites obligera celles-ci à regarder autrement la société ;
la prise en compte du rôle du récepteur permet de comprendre
l’importance de la négociation et de l’incommunication dans toute
communication.

41 Sept dimensions plus complexes obligent à un vrai


renouveau de réflexion :
l’abondance de l’information, son statut, son industrie, ses enjeux
cognitifs et politiques ;
les rapports entre information, expression, communication et action ;
la réduction de la diversité de l’information au moment où l’abondance
de celle-ci n’a jamais été aussi grande ;
la tyrannie de l’opinion publique, de l’expression, des sondages et des
réseaux qui introduisent le règne du quantitatif, au nom de la
démocratie et mettent en cause finalement la légitimité du régime
majoritaire électif de la démocratie ;
la fascination pour les techniques et les nouvelles applications, véritable
fuite en avant pour échapper aux contradictions de la communication
politique, humaine et sociale ;
un réveil critique, indispensable pour mettre en cause le pouvoir et
l’hégémonie des Gafa. Impossible de sauver la dimension
d’émancipation de la « révolution de l’information et de la
communication », sans introduire une politique et une règlementation
de ces industries ;
une dernière chose, peut-être la plus nécessaire pour l’avenir. Faire du
comparatisme des différentes formes de communication politique.
D’abord en Europe, où la ressemblance et les différences sont
finalement compréhensibles. Ensuite dans le monde, par aires
linguistiques et culturelles pour domestiquer lentement cette
incontournable diversité culturelle. La communication politique oblige
toujours à tenir compte des différences culturelles et politiques
indépassables. Avec la mondialisation, elle intègre inévitablement tous
les soubresauts de cette ouverture sans boussole. En ce sens, la
communication politique n’est pas seulement le moteur de l’espace
public national, elle est aussi un des moteurs de cette inévitable et
difficile ouverture au monde. Un des « passeurs » entre l’identité
nationale et la diversité culturelle.

BIBLIOGRAPHIE
À lire
WOLTON, Dominique, Communiquer c’est vivre. Entretiens avec Arnaud
Benedetti, Paris, Cherche-midi, 2016.
—, La communication, les hommes et la politique, Paris, CNRS Éditions, 2015
(Odile Jacob, 2012).
—, Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS Éditions, coll. « Débats »,
2009.
—, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris,
Flammarion, coll. « Champs », 2001.

—, Penser la communication, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1998.


—, Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris,
Flammarion, coll. « Champs », 1993.
NOTES
1. CEP – Conseil de l’éthique publicitaire, instance de réflexion ; CPP –
Conseil paritaire de la publicité, instance de concertation ; JDP – jury de
déontologie publicitaire, instance de contrôle.

AUTEUR
DOMINIQUE WOLTON

Directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 75 numéros) et de la collection


« Les Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 40 volumes). Il a publié une
trentaine d’ouvrages, traduits en plus de vingt langues. Parmi ses derniers
ouvrages : La communication, les hommes et la politique (CNRS Éditions,
2015) et Communiquer c’est vivre, livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti
(Cherche-Midi, 2016).
Communication délibérative
et démocratie
participative…
Éric Dacheux

Plus le marketing politique se développe et plus le


fossé se creuse entre les citoyens et leurs élus
(Dacheux, 2016). Pourquoi ? Sans doute parce que
les citoyens ne constituent pas seulement une
opinion publique plus ou moins rétive aux opérations
de communication qui leur sont adressées. Ce sont,
également, des acteurs politiques à part entière qui
contribuent à la définition de l’intérêt général. C’est
pourquoi, les citoyens sont aussi bien les
destinataires que les auteurs de la communication
politique. Vu sous cet angle, loin d’être une tumeur
cancéreuse, la communication politique est l’un des
ventricules de la démocratie. « La communication
politique sert à gérer la contradiction principale du
système politique démocratique : faire alterner un
système d’ouverture aux problèmes nouveaux et un
système de fermeture destiné à éviter que tout soit
en débat permanent sur la place publique » (Wolton,
1989, p. 36). Pour « gérer cette double fonction
d’ouverture et de fermeture, poursuit l’auteur, la
communication politique assure trois fonctions » qui
sont : l’identification des problèmes nouveaux, leur
intégration dans les débats politiques et l’exclusion
des thèmes qui ne sont plus l’objet de conflits.
Cette mise en lumière des rôles que joue la
communication politique permet de la différencier,
nettement, de la propagande et du marketing
politique qui, par des voies différentes (la
manipulation pour la première, la persuasion pour le
second), poursuivent le même objectif : fabriquer de
l’adhésion. Or, l’adhésion ne produit pas une
communauté politique, mais provoque une
communion qui marque, non seulement la mort de la
communication, mais aussi la fin de la démocratie.
Car la vie démocratique n’est pas la perpétuation
d’un consensus à l’intérieur de règles préétablies,
mais un dissensus permanent. C’est la possibilité de
dire non, la possibilité de déclarer illégitime une
décision légitime qui est au cœur de la politique
démocratique (Lefort, 1986). Si, donc, il ne faut pas
confondre la communication politique avec les
techniques de persuasion et de manipulation
utilisées en période électorale pour provoquer
l’adhésion des citoyens à un programme ou à un
candidat, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès
inverse qui consiste à identifier communication
politique et information rationnelle, que cette
information soit échangée entre des participants
respectant des procédures préétablies (approche
dialogique) ou transmise par les pouvoirs politiques à
l’opinion publique (publicité politique).
Ainsi définie, la communication politique n’est donc
ni une manipulation, ni une méthodologie de
persuasion, ni un dialogue éthique, ni même une
transmission d’informations rationnelles, mais un
processus symbolique complexe et ambivalent qui
vise, par des moyens rationnels et non rationnels, à
faciliter la confrontation d’opinions contradictoires
dans l’espace public.
C’est pourquoi, nous nous proposons de promouvoir
une nouvelle approche – délibérative – de la
communication politique basée sur les travaux de
Patrick Viveret (2006) concernant la construction des
désaccords. Partant du point de vue que l’on ne
partage pas tous, y compris dans une même
organisation, les mêmes manières de percevoir,
comprendre et agir, la construction de désaccord
consiste, selon ce philosophe, à identifier les points
qui font consensus et les points qui font débat. Ce
qui permet, d’une part, d’agir de concert sur les
points d’accord et, d’autre part, de nourrir le débat
démocratique sur les points l’excès inverse qui
consiste à identifier communication politique et
information rationnelle, que cette information soit
échangée entre des participants respectant des
procédures préétablies (approche dialogique) ou
transmise par les pouvoirs politiques à l’opinion
publique (publicité politique).
Ainsi définie, la communication politique n’est donc
ni une manipulation, ni une méthodologie de
persuasion, ni un dialogue éthique, ni même une
transmission d’informations rationnelles, mais un
processus symbolique complexe et ambivalent qui
vise, par des moyens rationnels et non rationnels, à
faciliter la confrontation d’opinions contradictoires
dans l’espace public.
C’est pourquoi, nous nous proposons de promouvoir
une nouvelle approche – délibérative – de la
communication politique basée sur les travaux de
Patrick Viveret (2006) concernant la construction des
désaccords. Partant du point de vue que l’on ne
partage pas tous, y compris dans une même
organisation, les mêmes manières de percevoir,
comprendre et agir, la construction de désaccord
consiste, selon ce philosophe, à identifier les points
qui font consensus et les points qui font débat. Ce
qui permet, d’une part, d’agir de concert sur les
points d’accord et, d’autre part, de nourrir le débat
démocratique sur les points de désaccord. Il y a
donc, à la fois, agir stratégique (défense de son point
de vue sur l’intérêt général) et agir
communicationnel (recherche d’un consensus
partiel). Dans cette perspective, la construction de
désaccord est au centre de ce que nous appelons la
« délibération ».
Dans une vision classique incarnée par le philosophe
allemand J. Habermas (1987 ; 1997), la délibération
peut se définir comme un échange langagier
rationnel entre égaux qui, sous certaines conditions
éthiques devant impérativement être respectées,
permet un accord. Nous nous écartons de cette
définition restrictive et définissons la délibération
comme une construction de normes communes à
travers la confrontation de points de vue différents
portés par des acteurs égaux en droit (un homme
une voix). Ainsi, la délibération est, pour nous, une
forme de communication politique visant l’intérêt
général regroupant la publicité de l’information (pour
bien débattre il faut avoir accès aux informations), la
construction des désaccords et l’approche dialogique
(une fois les points d’accord identifiés, il est possible
de développer un débat rationnel visant au
consensus sur ces points). Comme le montre le
tableau ci-dessous, la délibération politique se
démarque donc des autres formes de la
communication visant le consentement politique (la
persuasion politique qui cherche l’adhésion, la
symbolique politique qui vise la cohésion et la
négociation qui cherche un accord commun
préservant l’intérêt singulier des négociants).
Une telle approche délibérative de la communication
politique ne prétend pas résoudre tous les
problèmes, en particulier ceux de la participation des
exclus à l’espace public qui est l’un des grands défis
des démarches de démocratie participative
(Blondiaux, 2008). Cependant, elle a le grand mérite
de se démarquer d’une approche persuasive de la
communication institutionnelle. Cette dernière, en
cherchant à fabriquer du consentement, mine l’esprit
critique pourtant nécessaire à la vitalité
démocratique et se rapproche alors dangereusement
de la propagande (Chomsky et Herman, 2008).
L’approche délibérative de la communication, au
contraire, cherche à s’en démarquer radicalement en
ravivant l’esprit critique des citoyens. Elle poursuit
donc un objectif totalement différent de celui du
marketing : non pas vendre un projet technocratique
déjà réalisé à une population qui ne veut plus
écouter ceux qui ne l’écoutent plus, mais créer une
culture commune par l’intermédiaire d’un « conflit
intégrateur ».
En effet, le sociologue G. Simmel a montré que le
conflit est aussi un processus de socialisation
(Simmel, 1995). Créer un conflit démocratique c’est
donc produire une socialisation démocratique. À
condition, bien sûr, que ce conflit ne soit pas
destructeur du vivre ensemble mais, au contraire,
vienne le renforcer. C’est, justement, le cas des
conflits portant sur l’élaboration de la norme
juridique, de la loi commune. En effet, comme le
précise Simmel : « La soumission commune à la loi,
la reconnaissance des deux côtés que la décision ne
doit être prise que d’après le poids objectif des
motifs, le respect des formes qui sont considérées
comme absolument contraignantes par les deux
parties, la conscience que toute la procédure a lieu
au sein d’un pouvoir et d’un ordre social, qui seuls lui
donnent son sens et la garantissent – tout cela fait
que le conflit juridique repose sur une large base
d’unité et de consensus entre les adversaires »
(1995, p. 50). Autrement dit, si comme le défend
Habermas (1997), le consensus est bien une forme
d’élaboration du droit, le conflit est également une
source de la norme commune. C’est même le signe
d’une démocratie vivante, car sans conflit le
consensus n’est que pure idéologie, unique vision
commune de l’intérêt général.
Certes, le conflit peut aussi être destructeur,
notamment lorsqu’il est porté par ce que Simmel
appelle une « pulsion d’hostilité » visant la rupture
des relations ou lorsque le conflit est porté
uniquement par l’amour du conflit ce qui, selon
Simmel, est rare en dehors du jeu (de la compétition
sportive). Or, nous l’avons dit, la singularité de la
société démocratique est d’être, selon Lefort (1986),
une société qui reconnaît légitime le débat sur
l’illégitimité d’une décision. Pour le dire autrement,
c’est la possibilité de contester la légitimité d’une
décision légitime qui marque la véritable démocratie
et la distingue des régimes pseudo démocratiques
comme celui de la Russie actuelle. C’est donc le
conflit, la contestation de la norme élaborée
légitimement, qui est au fondement de la démocratie
entendue comme gouvernement des citoyens par les
citoyens selon des lois qu’ils peuvent définir et
récuser à tout moment. Or, le conflit n’est jamais
strictement rationnel. Pour se déclencher, dit
Simmel, il faut de l’intérêt rationalisé mais aussi de la
passion. C’est donc en passionnant les débats publics
que l’on peut construire un conflit intégrateur qui
renforce la démocratie, donc légitime ses institutions.
Pour cela, il convient d’organiser des débats publics
sur des sujets qui clivent (le protectionnisme, la
fiscalité, la laïcité, etc.) plutôt que de développer une
communication politique aseptisée 1 ou
dangereusement unitaire 2 .
Une approche délibérative de la communication
politique peut accompagner un processus de mise en
place d’une démocratie plus participative, elle ne la
crée pas de toute pièce. Sans volonté politique de
changer les pratiques, l’évolution de la stratégie de
communication ne change rien à la démocratie.
L’intérêt d’une communication politique délibérative
est d’accompagner un processus revenant à
l’essence même de la démocratie : l’autonomie
(Castoriadis, 1975), la capacité à faire et à défaire
constamment les lois qui nous gouvernent. Pour
résumer d’une formule notre propos : ne plus nier le
désaccord permanent de nos sociétés
démocratiques, mais le valoriser.

Tableau No 1 : Deux approches opposées de la communication politique

Le consentement
La délibération politique
politique

La construction de normes La construction de normes


communes à travers la communes à travers
Définition
confrontation de points de l’adhésion aux décisions
vue différents prises par les institutions
Problème Faire émerger une culture Obtenir l’adhésion des
commune respectueuse des citoyens
différences

Moyens Créer un conflit intégrateur Cibler

Processus
La communication La persuasion
principal

– L’approche dialogique
– La publicité de – Négociation politique
Composantes l’information – Persuasion politique
– La construction des – Symbolique politique
désaccords

Participative (les citoyens Technocratique (les citoyens


Vision de la doivent être associés à choisissent des élites qui
démocratie l’élaboration des normes font pour eux les choix
qui les gouvernent) nécessaires)

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
BLONDIAUX, Loïc, Le nouvel esprit de la démocratie, Paris, Seuil, 2008.
CASTORIADIS, Cornelius, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil,
1975.
CHOMSKY, Noam et HERMAN, Edward S., La fabrication du consentement. De la
propagande médiatique en démocratie, Paris, Agone, 2008.
DACHEUX, Éric, Sans les citoyens l’Europe n’est rien. Pour une communication
publique au service de la démocratie, Paris L’Harmattan, 2016.
HABERMAS, Jürgen, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997.
HABERMAS, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, tome 1 et 2, Paris,
Fayard, 1987.

LEFORT, Claude, Essais sur le politique : e et


XIX
e siècles, Paris, Seuil, 1986.
XX

SIMMEL, Georg, Le conflit, Paris, Circé, 1995 (1918).

VIVERET, Patrick, « Qualité démocratique et construction des désaccords », in


CAILLÉ, Alain (dir), Quelle démocratie voulons-nous ?, Paris, La Découverte,
2006.
WOLTON, Dominique, « La communication politique, construction d’un
modèle », Hermès, no 4, 1989.

NOTES
1. À force de ne vouloir déplaire à personne on ne dit que des banalités.
2. L’unité se fait en rejetant l’autre. Ce dernier n’est plus l’adversaire à
combattre, mais l’ennemi à abattre.

AUTEUR
ÉRIC DACHEUX

Professeur en sciences de l’information et de la communication, directeur du


département communication de l’université Clermont Auvergne où il a fondé
le groupe de recherche « Communication et Solidarité » (EA 4647). Il est
notamment l’auteur de Sans les citoyens l’Europe n’est rien : pour une
nouvelle communication publique au service de la démocratie (L’Harmattan,
2016).
Le marketing politique
Gilles Achache

NOTE DE L'AUTEUR
Ce texte a été publié pour la première fois dans Hermès,
no 4, « Le nouvel espace public », 1989, p. 103-112. La
version originale est en ligne sur :
<https://www.cairn.info/revue-hermes-larevue-1989-
1.htm>.
1 Qu’entendons-nous par modèle de la communication
politique ? Toute forme de communication politique
suppose que soit satisfait un certain nombre d’exigences
minimales. En nous inspirant du modèle classique des
conditions de la communication en général, nous dirons
que pour qu’il y ait communication politique, il faut que
soient définis :
un émetteur, i.e. les conditions sous lesquelles un acteur peut produire
un énoncé politique ;
un récepteur, i.e. les conditions sous lesquelles un acteur est visé et
atteint par un énoncé politique ;
un espace public, i.e. les modalités selon lesquelles les individus se
constituent en un récepteur collectif. Puisque ce qui nous intéresse ici,
c’est la communication en tant qu’elle est politique, en tant que
communication dans et pour une communauté ;
un ou des médias, c’est-à- dire que soient sélectionnées une ou
plusieurs modalités selon lesquelles l’énoncé est pertinemment
transmis, eu égard à l’effet qu’on en attend (conviction, persuasion,
adhésion, etc.).

2 Dans nos sociétés ces conditions minimales sont


satisfaites de trois manières différentes, qui constituent
autant de modèles de la communication politique, que
nous avons baptisés : modèle « dialogique », modèle
propagandiste et modèle marketing.

Le modèle dialogique
3 C’est le premier qui s’impose à nous comme étant à la
fois le plus ancien et celui qui est doté de la légitimité la
mieux assurée. Il se constitue autour du mouvement des
Lumières aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le dialogue, au double
sens d’échange de paroles et de rationalité à plusieurs, y
est présenté comme la forme légitime de la
communication politique.

Les acteurs de la communication politique

4 La compétence requise pour être acteur de la


communication politique est selon ce modèle de trois
ordres : les individus y sont rationnels, libres et égaux.
5 La raison est ici entendue en deux sens. Elle est tout
d’abord ce que l’on pourrait appeler une faculté
« communicationnelle ». Elle n’est rien d’autre que la
capacité de tout homme à énoncer un argument qui
puisse être compris par n’importe quel autre homme.
Réciproquement, elle est la capacité à comprendre un tel
argument. La raison est la condition sans quoi on ne
saurait concevoir le dialogue. Elle est la présupposition
qu’il faut bien faire dès lors que l’on entreprend
d’échanger ses arguments avec autrui. Je ne m’efforce
de convaincre autrui que dans la mesure où je suppose
que les raisons sur lesquelles je fonde ma persuasion
peuvent également devenir celles de mon interlocuteur.
6 Le second trait de la rationalité est sa prétention à
pouvoir énoncer un discours de validité universelle. Si un
discours rationnel est compréhensible par tous, et peut
éventuellement être admissible par tous, c’est que la
validité de son contenu est identique pour tous. La
prétention de la raison est donc de tenir un discours dont
l’adresse comme le contenu sont universels.
7 La liberté de l’interlocuteur n’est pas primordialement la
liberté de s’exprimer. Être libre dans le modèle
dialogique, c’est être capable de maîtriser en soi toute
détermination psychologique qui pourrait perturber
l’exercice de la raison, notamment tout ce qui relève de
sa particularité personnelle, ses affects et ses
sentiments. La liberté consiste à maintenir et à
reproduire pour soi la distinction du public et du privé (du
rationnel et de l’affectif), et à ne pas laisser influencer
son opinion par des motifs ou des puissances qu’on ne
saurait expliciter et rendre clairs pour soi-même et pour
autrui. La liberté est donc la condition qui permet
d’évacuer la passion du discours politique.
8 L’égalité consiste ici en ce que la compétence pour
prendre la parole ou pour comprendre celle que l’on vous
adresse est suffisante pour chaque individu. Pour dire les
choses dans les mots de la tradition : « le bon sens est la
chose du monde la mieux partagée ». Cette égalité suffit
à fonder une réversibilité de la relation
émetteur/récepteur. Grâce à elle, chacun peut prendre
alternativement la place de l’autre au gré de l’échange
des arguments. Aucun rôle n’appartient en propre à
aucun acteur. L’homme politique n’est en fin de compte
rien d’autre que l’un d’entre nous.

L’espace public

9 L’espace public, dans le modèle dialogique est d’abord


défini par son contenu ; plus exactement par un principe
de sélection du contenu des énoncés qui y sont mis en
circulation : l’intérêt général (ou aussi le bien commun).
Pour le modèle dialogique, l’idée de l’intérêt général joue
en effet un rôle discriminant dans la communication
politique en ce qu’elle constitue l’exigence pour tous les
énoncés échangés, à ne porter que sur ce qui intéresse
tout le monde au même titre : l’intérêt commun. L’intérêt
général ne désigne donc pas un contenu déterminé sur
lequel tout le monde s’accorde. Il s’agit plutôt de l’idée
finale d’un accord possible en droit, vers lequel on tend
mais auquel, en fait, on ne parvient pas. Par suite, la
position de cet accord final à l’horizon de l’espace public,
fonde en retour celui-ci comme le lieu de sa recherche et
de son élaboration commune par l’échange des
arguments.
10 Du point de vue de sa définition positive dans le modèle
dialogique, l’espace public comme espace de
communication, est caractérisé par deux traits
solidaires : l’homogénéité et la continuité. L’homogénéité
signifie que par principe, le sens de ce qui s’échange
dans la communication politique est le même pour tous.
On ne saurait y concevoir des communications
particulières dont le sens exigerait, pour être compris,
une grammaire particulière et spécifique. L’espace public
de la communication politique comme dialogue est un.
Le caractère de continuité de l’espace public découle de
son homogénéité.

Les médias

11 Enfin le modèle dialogique opère une sélection parmi les


médias qui conviennent le mieux à la circulation des
énoncés. D’une manière générale, il préfère le discours à
l’image, et par suite les médias discursifs. Pour la
tradition rationaliste dont le modèle dialogique est
l’expression, l’image est toujours suspecte : elle a moins
de sens que de puissance. Une image n’est pas
dialogique. Et elle demande plus à être éprouvée qu’à
être comprise. Elle s’adresse à notre sensibilité, c’est-à-
dire à cette dimension psychologique qui précisément ne
relève pas de l’espace public.

Le modèle propagandiste
12 Avec la propagande, nous sommes dans le théologico-
politique, ou plus exactement dans une forme
théologique du politique. En premier lieu, le terme même
de propagande tient son origine de l’Église avec la
création en 1597, de la Congregado de Propaganda Fide
par le Vatican. Le terme gardera cette connotation
directement religieuse jusqu’au début du XXe siècle. Mais
après que la propagande s’est laïcisée quand à son
contenu avec l’apparition des partis de masse, elle
gardera sa forme théologique. La propagande organise
en effet sa communication en posant comme instance
dernière une réalité transcendante à l’espace de la
communication lui-même. La propagande, c’est ce
discours dont la référence est la Terre Promise, la société
sans classe, le Reich millénaire, etc. D’une manière
générale il s’agit de ces objets qui font les thèmes des
grands récits politiques, les idéologies. Le propre de tels
récits, c’est qu’on ne les discute ni ne les réfute. Ils
échappent par nature à l’évaluation et à la critique. C’est
pourquoi le type de conviction qui leur est attaché relève
de la foi, de la croyance, en tout cas d’une certitude
indiscutable. L’espace politique que suppose le modèle
propagandiste, c’est la communauté des croyants. C’est-
à- dire une communauté qui se constitue moins dans un
partage de la parole que par celui d’une écoute. Le
modèle en est donc moins celui d’une assemblée,
organisée selon les règles de la réciprocité des échanges,
que celui d’une assistance, d’un auditoire.

Les acteurs

13 Le modèle propagandiste distingue les acteurs selon des


rôles qui ne sont ni réversibles ni interchangeables.
Certains parlent, d’autres écoutent. Il y a une hiérarchie
et un déséquilibre des rôles. C’est ce déséquilibre et
cette hiérarchisation des rôles que relève Arendt (1958)
quand elle voit la propagande totalitaire comme la
rencontre entre l’élite et les masses. L’émetteur, celui
qui parle, c’est l’être d’élite, celui dont le discours est
légitime du fait que sa personne est investie par les
forces qui animent les grands récits. C’est le visionnaire,
l’intercesseur, l’élu chargé d’une mission au regard de la
destination historique du corps politique : un chef et un
guide. Le récepteur de la propagande est défini par deux
traits : son nombre et son affectivité. La propagande est
en effet destinée aux foules. Le peuple à qui s’adresse la
propagande, ce n’est pas le peuple qui s’est constitué
par la libre association d’individus volontaires. J. Ellul
note ainsi qu’avec la propagande moderne, « on cherche
à modifier une opinion publique dans son ensemble, à
obtenir des comportements de masse. En même temps,
on essaie d’utiliser le phénomène de masse en tant que
tel pour favoriser la propagande » (Ellul, 1967, p. 124).
Pour ce qui est de la dimension de la vie psychique à
laquelle elle s’adresse, la propagande vise plus volontiers
le sentiment que la raison. Dès lors qu’il s’agit de
produire ou d’entretenir une croyance, la propagande se
propose de susciter un sentiment d’adhésion, plutôt que
de fournir les éléments d’un choix. Le modèle
propagandiste suppose en effet que la raison n’est pas le
niveau pertinent de la communication politique, mais
qu’il existe par-delà la raison une couche psychologique
constitutive du sens à la fois plus profonde et plus
déterminante.
14 En conséquence, le récepteur de la propagande n’est pas
visé comme sujet libre et individuel, mais comme sujet
collectif et dominé par ses affects. De la même façon que
la raison structure l’espace de la communication
politique dialogique, c’est l’affect qui joue le rôle pour la
communication propagandiste.

L’espace public

15 En tant qu’espace de la communication, l’espace public


du modèle propagandiste est continu et homogène. Mais
il l’est à la manière d’une compacification, d’une fusion
des individus qui écoutent le leader. C’est pourquoi
l’unité de la foule/auditoire est obtenue entre autres par
l’exclusion de tout ce qui se refuse à cette
compacification, de tout ce qui ne partage pas l’affect
commun, l’identité du sentiment.

Les médias

16 Pour ce qui est des modes de communication privilégiés,


le modèle propagandiste se présente comme le
symétrique inverse du modèle dialogique. L’image trouve
en effet ici la place qu’on lui refusait tout à l’heure et
précisément pour les mêmes raisons qui la faisaient tenir
en suspicion. C’est pourquoi à la différence de l’image
républicaine, l’allégorie est un genre peu couru par la
propagande. Elle lui préfère le sigle, c’est-à- dire une
image qu’il s’agit moins de déchiffrer ou d’interpréter
que d’identifier et d’investir. Le sigle est en effet cette
image qui non seulement n’en appelle pas au discours,
mais le décourage. Qu’on songe, par exemple, à la croix
gammée dont on s’interroge encore sur le sens. Le
discours se trouve contaminé par la puissance que l’on
réservait à l’image. C’est par la forme du discours, son
aspect proprement dynamique, plutôt que par son
contenu, qu’agit la propagande.

Le modèle marketing
17 Le marketing politique présente un paradoxe 2 . Il est
aujourd’hui le modèle dominant de la communication
politique, et cependant, il a lui-même une assez
mauvaise image. Sa légitimité reste encore à constituer.
On continue de penser qu’il y a quelque chose
d’insatisfaisant sur le plan éthique à « vendre un
candidat comme une savonnette », pour reprendre le
reproche traditionnel. On demandera donc comment un
mode de communication peut ainsi se développer avec
une légitimité si faible, précisément dans un domaine, la
politique, où la question de la légitimité est centrale. Si,
avec le modèle propagandiste, le politique se présentait
sous la forme du théologique, avec le marketing il se
présente sous une forme commerciale. Quel est le sens
d’une telle représentation ? Tout autre chose, en tout cas,
que la (trop) simple idée que l’on vend un candidat et
que les électeurs l’achètent.
18 Retournons brièvement aux conditions de naissance du
marketing lui-même. L’apparition et le développement
du marketing sont liés à la saturation du marché de
masse, dont il constitue une solution. Le marketing est
une des deux réponses que le capitalisme a apportées au
problème de l’extension de ses marchés, rendue
nécessaire par les contraintes de la concurrence. La
première fut l’impérialisme. Elle a consisté à ouvrir de
nouveaux marchés à l’extérieur. L’autre, celle du
marketing, a été de réarticuler le marché à l’intérieur.
C’est-à- dire de le redéfinir non plus comme une réalité
homogène et continue (le marché de masse standardisé),
mais plutôt comme un assemblage de différentes zones,
ce que les gens de marketing appellent des
« segments », chacun étant caractérisé par une
demande spécifique et distincte des autres segments. La
représentation qui préside à cette opération de
redéfinition du marché est que la sphère des besoins se
caractérise par une essentielle diversité. Tous les besoins
ne sont pas classés identiquement par tous les acteurs. Il
n’y a pas une seule hiérarchie des préférences pour
l’ensemble des marchés. Il en existe au contraire
plusieurs, qui définissent autant de marchés. Une même
valeur d’usage, un même produit, n’est pas demandé de
la même manière par tout le monde, chaque segment du
marché en exige sa propre version. Le marketing a ainsi
mis en œuvre une série de critères de segmentation du
corps social, afin de mieux cerner la demande, mieux
définir les marchés. C’est pourquoi au développement du
marketing est lié celui des sondages, en tant que
techniques de description du corps social par
segmentation sociographique. Dans son sillage sont
également apparues des techniques d’analyse plus
qualitatives, telle la sociologie des « styles de vie », des
« socio-styles » développés par des organismes liés à des
agences de publicité.
19 La mise en œuvre de ces techniques d’étude des
marchés conduit à la représentation d’un corps social
désarticulé, marqué d’hétérogénéité. Les raisons de cette
segmentation sont, comme on l’a dit, de rendre possible
une lutte entre les forces concurrentes que sont les
entreprises. Cependant, cette lutte n’est pas une lutte à
mort. Les batailles auxquelles elles donnent lieu ne
consistent pas nécessairement à chercher la mort de
l’adversaire, mais plus simplement à lui infliger une
défaite relative. Il ne s’agit pas tant d’obtenir la totalité
du marché (ce qui d’ailleurs n’a plus guère de sens) que
d’en obtenir des parts. La concurrence est l’horizon
indépassable du marketing. C’est cette représentation du
social sous les espèces de la diversité : diversité des
marchés, diversité des entreprises, que le marketing
importe dans la politique, et à partir de laquelle il
repense l’espace public. Puisque le marketing s’installe
d’entrée de jeu dans un univers politique à la fois pluriel
et concurrentiel qu’il accepte comme tel, il s’agit moins
pour lui de réduire cette diversité que de la gérer, de
l’aménager à la marge. Ainsi, à la différence des deux
autres modèles de la communication politique que nous
avons vus, le marketing politique ne suppose aucun point
de vue, aucune valeur substantielle (ni intérêt général ni
grand récit) par rapport à quoi devrait s’organiser la
totalité de l’espace de la communication politique. N’en
supposant aucun, il peut se mettre au service de tous.
C’est pourquoi il se présente comme un ensemble de
techniques purement instrumentales.

Les médias du marketing

20 Par principe, le marketing politique n’en exclut aucun, se


réservant la possibilité de les utiliser tous de la manière
la plus expédiente en fonction du segment visé. Toutefois
la publicité joue dans les moyens du marketing politique
un rôle privilégié. Ce privilège accordé à la publicité
permet de saisir comment le marketing politique vise le
destinataire de la communication politique.

Le récepteur

21 On sait que la publicité est d’autant plus efficace pour un


produit, que l’achat de celui-ci implique peu celui qui
l’effectue. Moins un acteur s’investit dans son achat et
moins il aura tendance à tester les informations que lui
communique la publicité, à l’évaluer de manière
rationnelle, et plus il se laissera séduire par elle. Tout le
monde sait en effet que la publicité, ce n’est pas
« sérieux ». On ne consent à la regarder et à se laisser
influencer par elle qu’à partir du moment où il est admis
que tout cela, au fond, n’est qu’un jeu. C’est une des
raisons qui font que l’humour est un des ressorts les plus
constants de la publicité. Une publicité qui prendrait son
auditoire complètement au sérieux, et lui parlerait
comme on parle dans les livres, raterait très sûrement
son effet.
22 Par suite, l’individu que vise la communication politique
selon le marketing est d’une part identifié et visé à
travers un segment social, et d’autre part n’est investi,
« impliqué », dans la politique que partiellement. Pour le
marketing politique, l’existence politique d’un individu ne
résume ni n’engage son existence en général. Elle n’est
qu’une dimension, parmi d’autres, qui se compose sans
s’y opposer avec les autres dimensions de son existence.

L’émetteur

23 Le marketing politique, du fait qu’il se situe dans un


espace concurrentiel, ne peut supposer a priori aucune
légitimité à partir de laquelle un acteur serait autorisé à
parler. La légitimité selon le marketing ne tient pas à
l’aptitude de l’homme politique à incarner les forces qui
meuvent l’histoire, ni à sa commune nature avec
n’importe qui d’autre. Les légitimités pour le marketing
peuvent être d’autres choses encore. Aucune n’a un
caractère obligatoire et exclusif par rapport aux autres.
En fait sa légitimité est à construire. Les conditions n’en
sont pas définies par avance. Cette construction s’opère
par l’accumulation de traits qui, mis bout à bout,
constituent ce que l’on appelle une image, ou plus
psychologiquement, une personnalité. Il s’agit pour celui
qui veut intervenir dans le champ de la communication
politique, de composer sur lui-même le plus grand
nombre de traits possibles, afin qu’à son association se
compose dans le corps social le plus grand nombre de
segments. Ainsi n’est-il pas utile de chercher à les
composer tous puisqu’il suffit d’en réunir sur soi 51 %.
BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
ARENDT, Hanna, The Origins of Totalitarianism, New-York, Meridian Books,
1958. (Traduction française, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.)

ELLUL, Jacques, Propagandes, Paris, Economica, 1990

NOTES
2. Pour un panorama plus complet sur cette question, lire Thomas Stenger
(dir.), Le marketing politique, Paris, CNRS Editions, coll. « Les Essentiels
d’Hermès », 2012 (NdE).

AUTEUR
GILLES ACHACHE

Philosophe, maître de conférences et chercheur associé à sciences Po Paris.


Il a créé et dirige l’institut d’études de l’opinion Scan-research. Il a
notamment publié Le complexe d’Arlequin : Éloge de notre inconstance
(Grasset, 2010).
Le phénomène Berlusconi :
ni populisme ni vidéocratie,
mais néo-politique
Pierre Musso

NOTE DE L'AUTEUR
Ce texte a été publié pour la première fois dans Hermès,
no 42, « Peuple, populaire, populisme », 2005, p. 172-
180. La version originale est en ligne sur :
<https://www.cairn.info/revue-hermesla-revue-2005-
2.htm>.
1 Silvio Berlusconi représente un phénomène original, et
même un cas unique, puisqu’il est le seul chef
d’entreprise du secteur des médias qui ait accédé, à
deux reprises, aux fonctions de Premier ministre dans
une grande démocratie. Les raisons de son double
succès tiennent, pour beaucoup d’observateurs, au fait
qu’il possédait trois grands réseaux nationaux de
télévision qui, en informant les électeurs, auraient
influencé, voire « déterminé », leurs choix électoraux. La
plupart des commentaires venus des dirigeants
politiques ou des « politologues » ont fonctionné sur ce
registre. En 1994, Laurent Fabius qualifia le phénomène
de « télé-populisme », L’Événement du Jeudi fit sa
couverture sur le « téléfascisme » et le Wall Street
journal évoqua pour sa part, la « tycooncracy ».
2 Dès l’entrée de Berlusconi en politique, Vincenzo Vita,
responsable du secteur communication au Parti des
démocrates de gauche, mit en garde contre les dangers
du « péronisme électronique ». Le phénomène Berlusconi
était si dérangeant par rapport aux rationalités
traditionnelles du politique en Europe qu’il fallait de toute
urgence le classer dans une formule boîte, comme pour
mieux le conjurer en tant qu’« accident ». Le télé-
populisme fit l’affaire. Or Berlusconi s’est inscrit dans la
vie politique italienne comme un phénomène politique
durable. Les interprétations de sa seconde victoire
de 2001 ont ajouté le qualificatif de « populisme de
droite » à la thèse de la vidéocratie. Ce faisant, le
phénomène Berlusconi a été plus souvent diabolisé
qu’interprété. Umberto Eco a justement souligné
l’insuffisance d’analyse du « cas italien » trop vite réduit
à un nouveau césarisme (Bocca, 2002), sinon même à un
« populisme médiatique » (Candiard, 2003).

Populisme ou popularisme ?
3 La notion de populisme, au contenu flou, vise en fait à
disqualifier a priori le personnage politique et à invalider
sa démarche, tout en limitant le travail d’interprétation.
4 Quelle est la portée de cette étiquette « populiste » ?
S’agit-il de classer sa coalition à l’extrême-droite ? Or,
elle occupe sur l’échiquier politique le centre-droit et a
même récupéré une bonne partie de l’électorat de
l’ancien Parti socialiste. S’agit-il de comprendre son
irruption soudaine dans la politique ? Désormais, il s’y est
installé depuis onze ans et dirige un gouvernement qui a
déjà la plus longue durée de vie depuis l’après-guerre,
avec plus de 50 mois d’existence. S’agit-il d’indiquer qu’il
est hors – voire anti – système politique traditionnel ?
C’est ce que le Cavalière ne cesse de revendiquer pour
se démarquer de la « partitocratie 2 », mais la question
demeure de savoir au nom de « quel ailleurs » il parle.
5 L’ambiguïté de la notion de « populisme », clef de son
usage inflationniste, n’offre pas un éclairage suffisant sur
ce phénomène. Elle sert avant tout de marqueur
idéologique péjoratif et, combinée à la manipulation
médiatique, elle finit par discréditer le politique. Le
populisme serait la maladie infantile (dans les pays en
développement) ou sénile (dans les pays industrialisés)
de la démocratie. Paolo Flores d’Arcais, philosophe italien
et directeur de la revue MicroMega, résumait ainsi :
« C’est un populiste représentant un régime nouveau non
démocratique, en partie péroniste… en partie
vidéocratique » (Libération, 13 septembre 2003). Le
cocktail berlusconien se réduirait donc à additionner
populisme, TV et publicité : autant d’éléments
symboliques qui le disqualifieraient aux yeux d’un idéal
démocratique fondé sur le débat argumenté et l’écrit.
6 Jean-Gustave Padioleau a avancé la notion plus
intéressante de « popularisme », dans lequel, dit-il,
Berlusconi excelle (Padioleau, 2003). « Le popularisme
est une forme générale de l’action politique […]. Mettre
en scène l’agir suffit au popularisme. Impressionner,
frapper, décider deviennent des preuves manifestes de
l’efficacité. La production d’effets substantiels s’efface
devant l’impératif de séduction […]. Le popularisme
manipule, à bon marché, les ressorts du consumérisme
de satisfaction d’opinions. Il ne connaît que le tempo de
l’urgence, de la vitesse et de l’immédiat. Il renvoie à plus
tard les tests de l’action efficace ou, avec adresse, tente
de les faire oublier. Il se soumet aux diktats d’un seul
objectif : gagner le pouvoir et le conserver ». Si certains
traits du popularisme caractérisent Berlusconi, son action
s’est installée dans la durée, prise dans les institutions
de la République et le jeu politique classique, et s’est
donc inscrite en dehors de ce concept. Populisme et
popularisme désignent plus qu’ils n’expliquent le
phénomène qui doit être appréhendé dans sa complexité
et dans sa durée.
7 Le mystère Berlusconi est d’autant plus fort que le
personnage est biface : chef d’entreprise et homme
politique, animal mi-politique et mi-télévisuel, leader
médiatique surexposé et homme d’affaires obscur. Le
Cavaliere possède une grande capacité à passer d’une
figure à l’autre. Il définit lui-même son savoir-faire
comme une combinaison de rêve et de pragmatisme.
C’est ce savoir-faire mêlant fiction et action, que
Berlusconi applique dans les affaires et en politique.
L’art de la néo-télévision commerciale
8 Si la télévision a contribué au succès politique de
Berlusconi, c’est moins comme un instrument de
manipulation de l’opinion que comme une machine à
« fictionner » une société et à dramatiser le débat public.
La « néo-télévision » de Berlusconi a joué un rôle majeur,
mais indirect, dans son dispositif de conquête du pouvoir.
C’est l’art de la programmation dans la néo-télévision
commerciale, c’est-à- dire la capacité à choisir et à
assembler des programmes en fonction des désirs des
téléspectateurs et des annonceurs, et non la télévision
considérée globalement, qui s’avère être une arme
redoutable dans le champ politique. En fait, il ne s’agit
même pas de « la » télévision, mais d’un type particulier
de néo-télévision commerciale italo-américaine, mis au
point par Berlusconi à la fin des années 1970 et opposée
systématiquement à la RAI publique. La programmation
des chaînes de la néo-télévision commerciale de
Berlusconi, composée surtout de fictions et de variétés,
est une télévision de la catharsis qui divertit, fait
s’évader et rêver : une télévision relationnelle et
émotionnelle, avec publicité pré-insérée pour financer
cette industrie du rêve.
9 Dans son laboratoire télévisuel, Berlusconi a expérimenté
avec ses équipes ce savoir-faire particulier de
« programmateur » de la néo-télévision commerciale
qu’il a pu, par la suite, exporter et imposer dans un
champ politique en ruines. Une connaissance quasi-
ethnologique de la société italienne résulte du travail très
sophistiqué de la programmation télévisuelle qui suppose
une étude fine et dynamique des désirs et attentes des
téléspectateurs, une contre-programmation par rapport
aux concurrents, en l’occurrence la RAI, et une forte
intuition, voire une capacité créatrice, pour assembler
ces programmes dans une grille attractive. Le « rêveur
pragmatique » est un praticien de la vente d’imaginaire
et de fictions destinés au plus grand nombre. Son
expérience du négoce des biens immatériels, amplifiée
par l’exercice du management de son groupe, la
Fininvest, lui a permis de développer la manipulation des
signes et symboles. Ce know-how a donné à Berlusconi
les clefs de ses succès économiques et politiques.
10 Ainsi sa carrière d’entrepreneur passe de la vente de
« rêves » dans la promotion immobilière et la finance
dans les années 1960-1970, à la télévision durant la
décennie 1980, pour entrer en politique au début des
années 1990. L’invariant dans ses déplacements
d’activités, c’est sa capacité à faire rêver le
consommateur et le citoyen. Il vend un rêve (ses
détracteurs disent qu’il vend du vent) dont il est le
producteur et un des messagers, avec ses proches. Il
n’exerce donc pas une séduction directe par simple
identification à sa personne, mais il sait produire des
clones, des médiateurs à son image, des copies fidèles.
Ainsi, le footballeur de son club du Milan AC, le
commercial de sa régie Publitalia, l’élu de son parti Forza
Italia ou l’animateur de ses chaînes de télévision, tous
deviennent des représentants « berlusclonés », mettant
en valeur leur référent. Berlusconi sait construire une
fable pour séduire des consommateurs, puis se présenter
comme le médiateur de ce rêve, entouré de stars
reflétant son image, et enfin, le réaliser dans un produit
ou un service. Il est un représentant, au sens commercial
du terme et au sens symbolique, c’est-à- dire un
messager des rêves qu’il promeut. Ce ne sont ni la
propriété de télévisions, ni son charisme qui, à eux seuls,
expliquent sa victoire politique en 1994, puis sa
répétition sous une autre forme en 2001, mais bien sa
« praxis managériale de l’imaginaire » qui porte remède
à une crise profonde de la représentation politique
traditionnelle.

La réponse médiatique à la crise de la


politique
11 Après la chute du Mur de Berlin et avec l’enquête Mani
Pulite (« mains propres ») des juges italiens, se produisit
au début des années 1990 en Italie un vide politique
qu’aucun autre pays européen n’a connu, entraînant la
disparition de plusieurs partis politiques, notamment la
Démocratie chrétienne (DC) et le Parti socialiste italien
(PSI) qui gouvernaient ensemble depuis les années 1960.
De ce fait, les deux grandes forces culturelles,
idéologiques et politiques du pays, à savoir les courants
démocrate-chrétien et communiste dont les positions
opposées se confortaient réciproquement depuis l’après-
guerre, éclatent. Anti-communisme et anti-catholicisme
se renvoyaient l’un à l’autre depuis plus de quarante
ans : Berlusconi vient occuper l’immense vide créé au
« centre » de l’échiquier politique, en se positionnant
« anti-partis » et « anti-État », récupérant l’espace libéré
par l’explosion de la DC et la disparition du PSI.
12 Si l’on veut bien considérer que le politique est d’abord
une affaire de symbolique, on peut dire que Berlusconi
« remplit le vide politique », grâce à une idéologie
construite dans son entreprise, combinant le discours du
management et les techniques de la télévision
commerciale. Dans le contexte très particulier de crise
dramatique que connaît l’Italie dans les années 1992-
1994, Berlusconi sait utiliser une idéologie puissante
issue de l’entreprise de médias pour conquérir le pouvoir.
Berlusconi théâtralise le discours managérial en le
rendant télévisuel, c’est-à- dire en le transformant en un
spectacle : il construit le « rêve » d’une Italie-entreprise
moderne, européenne, efficace, d’une Italie du plein
emploi, qui « gagne », comparable à son groupe, la
Fininvest, et à son parcours personnel de self-made man.
Maître du « management du désir », il sait toujours offrir
aux consommateurs les produits et services qu’ils
attendent. En 1993, il fallait un nouveau parti politique,
pour remplir l’espace laissé vacant par les forces
traditionnelles, il le crée en quelques mois à partir de la
régie publicitaire de son groupe et le nomme Forza Italia,
slogan que tous les supporters de l’équipe nationale de
football crient sur les stades ou devant leur téléviseur.
13 Le Cavaliere purge ainsi la politique et la « remplit » d’un
nouveau contenu, la symbolique managériale,
télévisuelle et sportive. Il importe dans le champ
politique les techniques de programmation et de contre-
programmation télévisuelle utilisées pendant vingt ans,
dans son combat frontal contre la RAI. Son ennemi
constant demeure le secteur public et l’État, l’impôt, la
bureaucratie et la partitocratie. Dès lors, Berlusconi peut
achever un processus de conquête du pouvoir télévisuel
et obtenir la victoire définitive sur son adversaire public.
Dans ce schéma, le politique est instrumentalisé par
l’entrepreneur de télévision, et non l’inverse. C’est moins
la télévision qui permet de conquérir le pouvoir politique,
que le politique qui devient de « l’audiovisuel continué
par d’autres moyens ». Berlusconi a poursuivi dans le
champ politique, le travail de l’industrie du
divertissement et de l’imaginaire, en injectant les
techniques de mises en scène de la néo-télévision
généraliste qui permettent de transformer la vie
quotidienne familiale en une fable consumériste. Avec sa
« traversée de l’écran » et sa « descente sur le terrain »,
le miracle semble s’accomplir : Berlusconi occupe le vide
politique par la séduction publicitaire, devenue utopie
plébiscitaire.

Espaces publicitaire et plébiscitaire


14 Dès l’origine, Berlusconi a construit un lien étroit entre le
programme télévisuel de divertissement et la satisfaction
marchande du désir consumériste des téléspectateurs
considérés comme des consommateurs de programmes
et de publicité confondus. Son expérience d’entrepreneur
dans le secteur de la communication lui avait permis de
toujours combiner les sphères symbolique et
marchande : la télévision où s’échange le temps des
téléspectateurs contre des programmes et des spots
publicitaires et le secteur de la grande distribution où se
vendent les produits promus sur les écrans. Pendant dix
ans, il a même intégré ces deux activités en devenant
propriétaire de chaînes nationales de magasins (La
Standa et Castorama), afin de lier étroitement la
promotion des marchandises et les images télévisuelles.
Dans sa démarche, la télévision n’est jamais « coupée »
du social : elle est fondue dans l’économie, la vie
quotidienne et la politique et s’adresse à des
téléspectateurs qui sont aussi des consommateurs et des
électeurs. Pour Berlusconi, la télévision n’est pas
simplement un instrument de pouvoir, mais le moyen de
mise en relation de différentes sphères d’activités : elle
permet l’échange et la transformation du temps social
des téléspectateurs en ressources publicitaires et
plébiscitaires. La télévision commerciale est un véritable
outil de transsubstantiation du temps libre en argent, en
actes d’achats ou en votes.
15 Berlusconi suit le consommateur, notamment la
casalinga, la ménagère de moins de cinquante ans,
depuis l’amont du désir d’achat jusqu’à l’acte final de
consommation. Il a positionné son groupe, la Fininvest,
en amont du processus de consommation, au moment du
rêve, de la conception, de l’information et de la
recherche du financement pour réaliser l’achat. Pour le
chef de l’entreprise de communication postfordiste,
pilotée par le désir du consommateur et en contact direct
avec lui, rien de plus facile que de circuler du
téléspectateur-consommateur au citoyen-électeur : il
s’agit à la limite, de lui présenter une offre intégrée de
produits et services (le packaging). La stratégie est
simple : tant qu’à satisfaire le consommateur, pourquoi
ne pas lui faire aussi une offre politique, en tant qu’il est
un électeur ? Pourquoi ne pas lui vendre un parti
politique ? Dès lors, le parti Forza Italia n’est plus que le
dernier élément de l’offre « packagée » du groupe
Fininvest. Berlusconi étend ainsi sa « gamme de
produits » à l’espace public et vampirise la sphère du
politique.
16 Avec son entrée en politique, Berlusconi n’a fait que
pousser à son terme sa logique commerciale en traitant
le citoyen-électeur comme un téléspectateur-
consommateur, c’est-à- dire en gérant son passage du
caddy à l’isoloir, via le petit écran. Il procède par
extension de l’intégration entre sphères imaginaire et
marchande, construite à l’intérieur de son groupe
Fininvest, vers une nouvelle fusion, celle de la sphère de
la représentation politique qu’il soumet au modèle de la
télévision commerciale étendu à la société tout entière.
Ne distinguant plus les espaces privé et public, il traite le
politique comme s’il fonctionnait au télévisuel et efface
les frontières entre activités individuelles et sociales.
Confusion générale qui autorise Berlusconi à opérer un
ultime « passage » de l’espace médiatico-publicitaire à
l’espace politique plébiscitaire, par le traitement du
téléspectateur-consommateur comme téléspectateur-
électeur. Le produit qu’il vend à ce dernier est le « rêve
italien ». Pour mettre en œuvre cette stratégie,
Berlusconi réalise grâce à son parti Forza Italia, créé en
quelques mois à partir de la régie publicitaire de son
groupe, l’identification de l’entreprise et du parti. Avec ce
parti-entreprise – parti patrimonial – dont les dirigeants
commerciaux experts en marketing deviennent les
militants et les candidats, Berlusconi injecte les
techniques du management, de la télévision et de la
publicité dans la sphère politique.

La néo-politique prolongement du
management
17 En combinant le management par le rêve et la
programmation télévisuelle, Berlusconi réunit rationalité
et symbolique d’entreprise pour l’imposer dans l’espace
public. Pour saisir ce phénomène, nous avons proposé le
néologisme de « commanagement », notion qui met
l’accent sur la puissance idéologique du management, de
la communication et de leur combinaison. Ce néologisme
identifie la confusion entre le management de
l’entreprise de spectacles et l’hégémonie symbolique du
discours communicationnel, en particulier du langage
télévisuel. Lucien Sfez a souligné que la « nouvelle
religion mondiale de la Communication évacue, entre
autres, le ou la politique » (Sfez, 1988, p. 15), et Pierre
Legendre insiste sur le dogme du management entendu
comme la « version technologique du Politique »
(Legendre, 1993, p. 40). Le commanagement désigne
ainsi le règne simultané et universel de la symbolique de
la communication et du dogmatisme du management.
Avec l’imposition générale à la société du dogme
managérial de l’efficiency et des formes de la
théâtralisation télévisuelle, la politique est reformulée en
termes d’efficacité et de communication. En période de
dérégulation et de crise du politique, le commanagement
est devenu le contrepoint et le contrepoison à la crise
d’identité de l’État-nation. Le commanagement occupe
l’espace libéré par la critique systématique de l’État – qui
est au centre du discours berlusconien – et crée
progressivement un nouvel espace de croyances
structurées autour de l’efficacité technico-économique.
C’est sur ce terrain de la foi en l’entreprise postfordiste
dont il se dit le missionnaire que Berlusconi mène son
combat politique.
18 En prolongeant la distinction d’Umberto Eco entre
« paléo » et « néo-télévision », on peut dire de Berlusconi
qu’il vise une « néo-politique » entendue comme une
politique expressive, basée sur la relation directe et
affective avec l’électeur-consommateur, par différence à
la « paléo-politique » construite sur le message
programmatique des partis et des élus. Cette néo-
politique de la relation directe est issue du modèle de la
néo-télévision commerciale qui met en scène le
téléspectateur ordinaire sur ses plateaux pour établir une
relation émotionnelle avec le téléspectateur placé devant
son écran. Berlusconi est alors dans la position de
l’animateur dans le talk-show, celle d’un médiateur
confident, complice et ordonnateur de l’échange public. Il
applique ainsi l’art de la théâtralisation télévisuelle dans
le politique. Dans cette translation, tout se passe comme
si le commanager visionnaire et gestionnaire, était
capable d’occuper toutes les fonctions, prouvant qu’il est
omniscient, flexible, disponible et adaptable. Tel
l’animateur de la néo-télévision, ses blagues, sa
décontraction, et surtout son éternel sourire,
garantissent la permanence de son personnage.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
BOCCA, Giorgio, Piccolo Cesare, Milan, Feltrinelli, 2002.

CANDIARD, Adrien, L’anomalie Berlusconi, Paris, Flammarion, 2003.


LEGENDRE, Philippe, « Communication dogmatique », in SFEZ, Lucien (dir.),
Dictionnaire critique de la communication, tome 1, Paris, Presses
universitaires de France, 1993.

PADIOLEAU, Jean-Gustave, International Regimes, Ithaca, Cornell University


Press, 1983.
SFEZ, Lucien, Critique de la communication, Paris, Seuil, 1988.

NOTES
2. La partitocratie est le nom donné à un régime politique où plusieurs
partis se partagent à l’amiable le pouvoir, en fonction de leur influence
électorale respective, et où ils se partagent également des postes étatiques
ou des allocations publiques pour satisfaire leur clientèle électorale.
AUTEUR
PIERRE MUSSO

Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université


de Rennes 2 et à l’École Télécom ParisTech, conseiller scientifique et Fellow
associé à l’Institut d’Études Avancées (IEA) de Nantes. Son dernier livre, La
religion industrielle Monastère, manufacture, usine, Une généalogie de
l’entreprise a paru aux éditions Fayard en avril 2017.
Donald Trump ou la
communication incantatoire
Marie-Cécile Naves

1 Depuis son entrée en campagne en juin 2015, Donald


Trump n’en finit pas d’interpeller les spécialistes de
communication politique. À ceux qui pensaient que, dès
le 9 novembre 2016, au lendemain de sa victoire, il allait
cesser ses formules et ses tweets péremptoires,
revanchards et mensongers, le 45e président des États-
Unis a très vite donné tort. Une fois à la Maison-Blanche,
il n’a pas rompu avec sa frénésie de messages lapidaires
qui lui permettent de glorifier son action comme de
vilipender ses adversaires du moment (élus démocrates,
juges, et plus globalement tous ceux qui le critiquent) ou
anciens (Barack Obama, Hillary Clinton), et de rappeler,
inlassablement, sa promesse de « rendre sa grandeur à
l’Amérique ».
2 Avec Trump, le martellement de phrases toutes prêtes et
incantatoires vise à alimenter la certitude collective que
ses projets et ses menaces se traduiront
automatiquement dans les faits. Trump est sans doute le
politicien occidental actuel qui mise le plus sur la
performativité de ses discours. En popularisant une
vision pessimiste de l’état de son pays et en garantissant
qu’il instaurera un changement radical de société, il
nourrit l’imaginaire de ses partisans comme de ses
adversaires et instaure une dynamique qui fait dire aux
premiers qu’il tiendra ses promesses et qui exaspère les
seconds (Naves, 2016). Contrairement à ce que l’on
pourrait croire, en effet, la communication de Trump, si
elle pioche bien sûr allègrement dans le registre de la
provocation, n’est pas (que) spontanée ou impulsive. Elle
obéit en réalité à une double stratégie, construite par ses
plus fidèles conseillers, au premier rang desquels le
nationaliste Steve Bannon.

La double stratégie de communication


de Donald Trump
3 La première est de montrer à ses électeurs, au peuple
américain tout entier, mais aussi aux entreprises,
lobbies, associations militantes et décideurs étrangers
qu’il est déterminé, qu’il ne craint rien et qu’il n’a rien à
perdre. La seconde stratégie est de laisser penser qu’il
instaure une démocratie directe aux États-Unis. Sa
casquette rouge de base-ball, ornée du slogan « Make
America Great Again », incarnait pendant la campagne le
symbole d’un populisme largement partagé en Occident
(Fassin, 2017) et qu’il entretient depuis qu’il est au
pouvoir.
4 Point de relais entre le peuple et lui quand il s’exprime,
point de corps intermédiaires ni de frein institutionnel
quand il décide, nous dit Trump. Et s’il échoue, comme
avec ses deux tentatives de décrets anti-immigration, il
pourra toujours accuser la partialité des juges, la frilosité
des parlementaires démocrates et républicains ou
l’idéologie des défenseurs du politiquement correct. Il
leur reproche de lui mettre des bâtons dans les roues.
C’est un peu comme s’il disait aux Américains : « vous
voyez, en cherchant à limiter l’immigration dangereuse,
je fais ce que j’avais dit pendant la campagne mais
l’establishment que j’ai tant combattu m’en empêche !
C’est la preuve que j’ai raison ». Tentation autoritaire,
mégalomanie ou volonté de mettre en place une
démocratie plébiscitaire ? Il y a sans doute un peu de
tout cela chez ce milliardaire longtemps méprisé par les
élites politiques et intellectuelles de la côte Est et qui
compte bien, aujourd’hui, tirer le profit maximum de sa
présidence.

Un utile flou programmatique


5 Un autre point fort de Trump consiste en l’absence de
programme précis et cohérent. Que le mur contre la
frontière mexicaine se fasse ou non, que des millions de
clandestins mexicains soient expulsés ou non, il
maintiendra sa rhétorique anti-immigrés. Il en va de
même sur la réforme de la santé d’Obama, plus connue
sous le surnom d’« Obamacare », qu’il a souhaité
remplacer en quelques mois – initialement en quelques
semaines –, mais dont on ne sait pas quelle sera
l’alternative tant les débats sont vifs chez les élus
républicains eux-mêmes. L’Obamacare a créé un
système permettant à des millions d’Américains peu
fortunés de bénéficier d’une assurance maladie et donc
d’accéder à des soins sinon hors de prix.
6 Le flou permet à Trump d’atténuer ses promesses, voire
de retourner sa veste, en cas de nécessité. Ce qui
compte, c’est de s’exprimer avec assurance, même s’il
se contredit d’une semaine sur l’autre. Seuls restent
intacts le slogan sur la grandeur de l’Amérique et le
projet de société, bien réel celui-là, d’un pays
nostalgique, blanc, patriarcal, fermé sur lui-même, auto-
suffisant. Ce storytelling plaît à ses électeurs. Le réel est
pour eux si insupportable que Trump s’efforce
d’entretenir dénis et interprétations fausses à son sujet.
Cette réalité, c’est celle d’une Amérique mondialisée
économiquement et culturellement, largement
désindustrialisée, qui donne des droits aux LGBT
(Lesbians, Gays, Bi- et Trans-sexuels), qui permet aux
femmes d’accéder de plus en plus à de hautes fonctions,
où les Blancs d’origine européenne seront minoritaires
d’ici trente ans et qui a rendu possible l’accession d’un
Noir à la Maison-Blanche (Kimmel, 2015).

Un usage inédit des réseaux


socionumériques
7 Le coup de force de Trump, c’est aussi d’avoir renouvelé
radicalement l’usage politique des réseaux
socionumériques. Il a fait de Twitter son arme
incontestable, sans doute la plus redoutable. Le candidat,
puis le président Trump, n’a cessé de laisser courir le
bruit qu’il twittait seul, à n’importe quelle heure du jour
et de la nuit, à destination de ses abonnés qui étaient au
nombre de 26,6 millions en mars 2017. C’est pour lui une
manière de faire savoir qu’il est sans cesse en prise avec
les tourments de son pays et en lien direct et permanent
avec le peuple américain.
8 Ceux qui sont de son côté ou qu’il considère comme ses
alliés, qu’il s’agisse de journalistes, d’hommes d’affaires
ou de leaders étrangers comme Vladimir Poutine, par
exemple, sont choyés, glorifiés en 140 caractères. Quant
à ceux qui le critiquent ou se moquent de lui – politiciens,
acteurs, humoristes, médias, etc. –, il ne manque pas a
contrario de les prendre pour cible. Trump est habité par
l’esprit de revanche, c’est même l’un de ses moteurs. Il
ne se prive pas de le faire savoir. Ses ripostes participent
de l’image virile qu’il veut donner de lui-même : fort,
tranchant, radical, autoritaire. Il s’agit aussi pour lui de
rompre ouvertement avec le style consensuel de son
prédécesseur, qu’il qualifie régulièrement de « faible »,
de « mou », autrement dit de féminin, dans un sens
négatif. Sur ce point, Trump n’a rien inventé : parmi les
nombreuses critiques auxquelles Barack Obama a été
confronté pendant ses deux mandats, celle de
« président qui s’excuse » revenait souvent dans la
bouche des Républicains.
9 On peut d’ores et déjà parler d’un « style Trump », à
l’écrit (tweets) comme à l’oral (interviews, conférences
de presse), qui vise lui aussi une connivence avec ses
partisans. Le registre des onomatopées – « wow » –,
l’utilisation d’expressions et de mots familiers – « great »,
« who cares ? », « enjoy ! », « will be fun », « bad guy »
–, le recours à une palette restreinte de mots et de
références participent d’une volonté de proximité avec
les classes populaires et a pour but de désamorcer sa
vulgarité récurrente, apprise dans les codes de la
téléréalité. « Il parle comme nous », « il dit tout haut ce
qu’on pense tout bas », entendait-on chez ses supporters
pendant la campagne. Afin de donner un gage
supplémentaire de son « authenticité », de son
éloignement de l’establishment, son compte Twitter
s’appelle @realDonaldTrump. En somme, il s’agit d’une
stratégie populiste classique… et en même temps
moderne. En outre, Trump écrit régulièrement des mots
en lettres majuscules dans ses tweets – « NO WAY »,
« JOBS JOBS JOBS » –, lesquels se voient quasi
systématiquement ajouter des points d’exclamation,
pour figurer qu’il élève la voix, qu’il ne se laisse pas
intimider. Quant au compte officiel du Président, @Potus,
il devait initialement être tenu par un community
manager mais un nombre important de tweets montre
que Trump s’en sert (aussi) lui-même, puisque, outre les
messages relatifs à l’agenda présidentiel, il parle
d’envoyer Snoop Dogg en prison (le rappeur avait mis en
ligne une vidéo où il feignait de tirer sur Trump) ou lance
des phrases comme « n’écoutez pas ce que vous dit la
presse ».
10 On trouve aussi sur son compte personnel des
injonctions, voire des menaces à l’encontre des
entreprises : « Build plant in U. S. or pay big border tax »
(« construisez votre usine aux États-Unis, ou bien payez
une taxe d’importation »). Il interpelle parfois
directement certaines multinationales (Toyota, Boeing)
ou les magasins Nordstrom après qu’ils ont annoncé
refuser de vendre les produits de la marque « Ivanka
Trump », ce qui pose une fois de plus la question du
conflit d’intérêts. On trouve aussi dans ses tweets des
remises en cause de conclusions du renseignement
américain sur le piratage des élections par la Russie, des
affirmations péremptoires et parfois contradictoires sur
des sujets complexes de géopolitique (colonisation des
territoires palestiniens par Israël, critiques de la politique
commerciale, financière ou militaire de la Chine, rôle de
l’OTAN, etc.). Mais lorsque l’agence de presse chinoise
Xinhua regrette « l’obsession de la diplomatie Twitter »
de Trump, c’est un aveu d’impuissance.
11 L’appui sur les « fake news » (fausses nouvelles) et
autres « alternative facts » permet par ailleurs au
président américain de justifier une interprétation très
personnelle, subjective, souvent fausse de la réalité.
Interrogée sur la comparaison des photos des foules
ayant assisté aux cérémonies d’investiture d’Obama
en 2009 et de Trump en 2017, et sur les estimations
chiffrées, sa conseillère Kellyanne Conway a évoqué
l’existence d’un débat entre les faits selon les
journalistes et des « alternatives facts », sous-entendus
des manières différentes de voir le réel qui ne seraient
pas des mensonges ou des erreurs. Et lorsque D. Trump
remet en cause les photos pourtant officielles de son
investiture, qui mettent en évidence une foule bien
moins nombreuse que pour celle d’Obama en janvier
2009, il entretient l’idée qu’il existe un complot contre lui
et qu’il a raison contre tous. Sans vergogne, il déplore lui-
même l’existence de « fake news » pour qualifier des
informations sur l’état du pays ou sur lui-même qui lui
déplaisent…
12 Cette manière d’agir lui permet de contourner les
journalistes, devant lesquels il serait obligé de se
justifier, d’expliquer, de détailler ses affirmations. Il ne
répond en outre que très rarement aux interpellations ou
aux questions qui lui sont adressées sur Twitter. Il laisse
Hope Hicks, sa directrice de communication, interagir
avec les journalistes qui, contraints de couvrir l’actualité
de la présidence, ne l’éviteront pas, à moins que Trump
ne les exclue des points presse de la Maison-Blanche,
comme cela a été le cas déjà pour certains d’entre eux,
sans raison objective.
13 Donald Trump cherche donc à galvaniser ses partisans et
conjointement à déstabiliser ses adversaires et ses
partenaires, notamment étrangers, avec lesquels il a
annoncé vouloir mettre en place une diplomatie par le
« deal », comme en affaires. Le bluff, les volte-face – sur
Assad et Poutine, par exemple – et les provocations en
font partie. Nul ne sait quand surviendra le prochain
tweet, ni quels en seront la teneur ou l’écho. Cette
communication relève de la manipulation. Cependant, il
est difficile de la contrer : le fact-checking (la vérification
des faits), pendant la campagne, n’avait pas suffi à le
décrédibiliser. Et la défiance dont pâtissent aujourd’hui
les médias traditionnels est immense. À ce sujet, Trump
ne cesse d’exprimer son mépris vis-à-vis des grands
quotidiens de la côte Est et des chaînes de télévision
nationales alors que ce sont ces dernières qui l’ont fait
connaître au grand public via les séries, les films et les
émissions de téléréalité où il apparaissait, parfois dans
son propre rôle.
14 Au final, Trump parvient à dicter largement l’agenda
médiatique car, par ses provocations mêmes, il occupe
l’espace en continu. Il est incontournable, toujours dans
la lumière et c’est sans doute son but premier, bien
avant celui de gouverner. Il rejoint ce faisant une
stratégie de communication dont fut adepte Nicolas
Sarkozy, quand il était ministre de l’Intérieur, puis
président de la République de 2007 à 2012. Il considérait
indispensable de capter l’attention des médias
quasiment tous les jours, via la multiplication d’actions
de terrain, de coups spectaculaires, de déclarations
fracassantes, de révélations intimes, etc. Trump pourrait,
à l’instar de Sarkozy, incarner une nouvelle forme
d’« hyperprésident » (Maigret, 2008) à l’heure des
réseaux socionumériques, des fake news et alternative
facts.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
FASSIN, Éric, Populisme, le grand ressentiment, Paris, Éditions Textuel, 2017.
KIMMEL, Michael, Angry White Men: American Masculinity at the End of an
Era, New York, Nation Books, 2015.
MAIGRET, Éric, L’Hyperprésident, Paris, Armand Colin, 2008.

NAVES, Marie-Cécile, Trump, l’onde de choc populiste, Paris, FYP Éditions,


2016.

AUTEUR
MARIE-CÉCILE NAVES

Chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques


(IRIS). Elle a publié récemment le livre : Trump, l’onde de choc populiste (FYP
Éditions, 2016).
Médiatisation du politique :
stratégies, acteurs et
construction des collectifs
Eliseo Verón

NOTE DE L'AUTEUR
Ce texte a été publié pour la première fois dans Hermès,
no 17-18, « Communication et politique », 1995, p. 201-
214. La version originale est en ligne sur :
<https://www.cairn.info/revuehermes-la-revue-1995-
3.htm>.
1 L’orientation qui a longuement dominé la théorie de la
démocratie dans la tradition anglo-saxonne était
d’inspiration économique. Elle présupposait un acteur-
citoyen individuel agissant selon une rationalité
instrumentale stricte. Je pense essentiellement aux
théories dites « néo-utilitaristes ». Le sociologue italien
Alessandro Pizzorno leur a consacré plusieurs travaux,
dans lesquels il a montré leur impuissance à rendre
compte des comportements politiques en démocratie
(Pizzorno, 1978 ; 1985).
2 La démarche de Pizzorno aboutit à une conception de la
démocratie qui est, certes, bien plus intéressante et riche
que celle fondée sur la rationalité instrumentale du néo-
utilitarisme. La démocratie n’apparaît pas comme le
système le moins mauvais que nous connaissons pour
gérer les intérêts individuels, mais comme le système le
moins mauvais pour gérer les identités collectives : « […]
Il y a une valeur que seule la démocratie peut réaliser :
ce n’est pas la liberté de choix politique (nous avons
démontré que c’est une illusion) mais la liberté de
participer à des processus d’identification collective ; et
les droits de ceux-ci de ne pas être détruits ou
déterminés uniquement par le pouvoir de l’État national.
Cette liberté, dans notre hypothèse, est née comme une
réponse à la dissolution des identités traditionnelles »
(Pizzorno, 1978, p. 368).
3 Mais l’acteur « pizzornien », est-il véritablement en
rupture avec l’acteur rationnel du néo-utilitarisme, qui
fait le calcul coûts/bénéfices à la lumière de son intérêt ?
Il a certes compris qu’il se trouve dans une situation
impossible à évaluer entièrement à partir de son point de
vue individuel, qu’il est de son intérêt de préserver la
fonction stabilisatrice des cadres identitaires collectifs, et
qu’étant donné la complexité de la société où il vit, il est
aussi de son intérêt de laisser à des individus plus
experts que lui-même le soin de gérer les incertitudes du
long terme. On pourrait dire que l’acteur social implicite
dans la théorie proposée par Pizzorno se caractérise donc
par une rationalité élargie.
4 Pizzorno souligne clairement que ces « collectivités
identifiantes », essentielles pour comprendre les
fondements du système démocratique, sont des produits
de l’activité propre à la politique. Et si cette production
des collectifs dont l’entrelacement structure l’identité de
l’acteur ne se faisait plus dans le champ du politique,
mais ailleurs ? Et si la crise du politique dont il est tant
question aujourd’hui n’était justement pas autre chose
que le déclin du pouvoir du système politique à générer
et faire évoluer les collectifs identitaires des citoyens ?
Autrement dit : et si des démarches comme celle de
Pizzorno, à « rationalité politique élargie » étaient, au
fond, des théories pré-médiatiques de la démocratie ?

Le politique médiatisé, ou du déclin de


la logique du long terme
5 Après la Seconde Guerre mondiale, la consolidation des
économies démocratiques industrielles et la forte
croissance ont été associées à une emprise forte du
politique sur l’économique. C’était bien une période où
les systèmes démocratiques géraient le long terme en
construisant et en faisant évoluer les « collectivités
identifiantes » du politique. Dans le même temps, la
médiatisation de ces sociétés progressait rapidement.
Les médias se sont progressivement articulés au marché
de la consommation : ce sont eux qui ont fait des
sociétés industrielles des sociétés de consommation. Et
c’est là que se situe le rôle historique de la télévision,
acteur « civilisateur » par excellence dans ce processus.
6 Soulignons que le marché de la consommation ne doit
pas être confondu avec le marché économique des
théories classiques. Le modèle du marché, celui que le
néo-utilitarisme a essayé de transférer au domaine de la
théorie politique, est celui d’un champ dominé par la
logique rationnelle-instrumentale. Ce modèle fondait (ou
prétendait fonder) les politiques économiques de
maîtrise du long terme. Or, le marché de la
consommation est un marché dominé par la logique du
court terme : celle de la communication commerciale à
travers les médias. La logique du « ciblage marketing »
est par définition une logique à court terme, destinée à
gérer le mieux possible l’univers complexe et changeant
de l’imaginaire quotidien des consommateurs.
7 Depuis la guerre et jusqu’à la fin des années 1970 ont
coexisté en France deux domaines bien distincts : celui
du politique, champ de construction des collectifs
identitaires associés à la gestion du long terme, et celui
des médias, lieu de construction de collectifs associés,
dans le court terme, à l’imaginaire du quotidien et aux
comportements de consommation. Entre les deux,
l’information médiatisée proclamait son statut de
« quatrième pouvoir ».
8 Dans les années 1980 s’accélère la médiatisation du
politique, avec la télévision comme support pivot. C’est
pendant ces mêmes années que s’amorce en France la
crise de légitimité du politique, qui devient grave au
début des années 1990. On aurait tort de rendre les
médias entièrement responsables de cette crise, mais ils
y sont, bien entendu, pour quelque chose. Cette crise a
plusieurs aspects entremêlés, dont il est bien difficile
d’évaluer le poids relatif.
9 Tout d’abord, bien entendu, la dissociation croissante
entre le système économique et le système politique.
Pendant les « trente glorieuses », comme on dit, la
politique économique était l’outil principal de gestion du
long terme, et partant, de clivage entre les collectifs
identitaires. L’internationalisation des systèmes
économiques nationaux les autonomisant de plus en plus
vis-à-vis du système politique, ce dernier a de moins en
moins de « substance » pour travailler le long terme tout
en maintenant la dynamique conflictuelle qui fait évoluer
les identités. Cette transformation des économies
nationales a sans doute contribué largement à
l’affaiblissement du pouvoir du système politique à
« sécréter » des « collectivités identifiantes » adaptées à
la nouvelle situation.
10 Cet affaiblissement du système politique (mesuré le plus
souvent par deux indicateurs classiques et intimement
liés entre eux : la progression régulière des citoyens
indécis en situation électorale, et la baisse régulière des
votants) a renforcé la centralité sociale des médias.
Ceux-ci étaient déjà depuis longtemps les principaux
gestionnaires du court terme, c’est-à- dire de l’imaginaire
quotidien lié à la consommation. Et cette logique du
court terme tend à soumettre à son emprise même
l’information médiatisée, qui commence à être conçue
comme une marchandise parmi d’autres. (À noter que
l’affaiblissement des conflits dans le champ politique a
produit un affaiblissement conséquent des
positionnements des médias informatifs grand public
dans la presse écrite, dont le « contrat de lecture »
comportait, jusqu’au milieu des années 1980, une
dimension politique.) La tentation est grande, pour les
médias, de se substituer aux institutions politiques en
déclin et de devenir le lieu où les collectifs associés au
long terme se construisent. Mais cela est-il possible ?
11 Que les médias soient de plus en plus sous l’emprise de
la logique du marché de la consommation, c’est-à- dire,
sous l’emprise d’une logique unidimensionnelle à court
terme n’est pas une explication suffisante de leur rôle
dans la crise du politique. Après tout, d’autres discours
que ceux déterminés par la logique commerciale peuvent
s’insérer à la télévision, à condition qu’ils préservent
leurs propres contraintes de production. Cela a été le cas
pendant un certain temps pour ce qui est du discours
politique.
12 C’est ici qu’un autre facteur intervient : l’évolution de la
communication politique elle-même, et des logiques
stratégiques qui s’y installent. Nous l’avons déjà signalé :
la logique unidimensionnelle du « ciblage » opère de
l’intérieur même du champ du politique, à travers une
approche qui emprunte au marketing l’essentiel de sa
démarche.
13 Nous assistons, d’un côté, au déclin du champ où
s’exerçait la gestion des collectifs du long terme (celui du
politique), et de l’autre, à la domination croissante d’un
autre champ (celui des médias) essentiellement orienté
en production par la gestion de collectifs de court terme :
c’est cela, à mon avis, le sens profond de la crise de
légitimité du politique dont on parle tant aujourd’hui.
Cela veut dire que dans la médiatisation du politique,
c’est ce dernier qui a perdu face aux médias : cherchant
à tout prix la maîtrise des médias, les hommes politiques
ont perdu celle de leur propre champ.

Les registres du sens, ou de la


construction des collectifs
14 Dans le processus de médiatisation du politique, le rôle
de la télévision a été tout d’abord d’enrichir la
communication politique, et donc d’accroître la
complexité de cette dernière (Verón, 1989). Pour le dire
dans la terminologie du sémiologue Charles Peirce 2 au
registre symbolique (ordre traditionnel où s’exerçait le
discours politique), sont venus s’ajouter l’ordre iconique
et l’ordre indiciel médiatisés. J’ai essayé de montrer dans
d’autres travaux, que la télévision grand public est un
média où l’ordre iconique est subordonné aux dispositifs
indiciels de contact qui définissent la spécificité du
média. L’ordre langagier du symbolique ne s’évanouit
pas pour autant : à la télévision, on parle aussi. Tout
dépend de la nature discursive de ce que l’on dit. La
préservation de cet enrichissement du discours politique
était conditionnée à la préservation des propriétés
discursives qui font la spécificité de la communication
politique telle qu’elle s’est construite dans l’histoire des
démocraties industrielles. Nous avons discuté ailleurs
des composantes du discours politique en situation
démocratique (c’est-à- dire en situation de pluralisme
des partis) et de certains aspects de la structure
énonciative qui le caractérisent (Verón, 1987).
15 Or, il semble bien que la médiatisation de la
communication politique tende aujourd’hui à
déstructurer cette spécificité. Et on comprend pourquoi :
si, à l’intérieur du champ du politique, la réflexion
stratégique est exclusivement orientée par la logique
unidimensionnelle du « ciblage », la composante
programmatique va disparaître, et des trois destinataires
du discours politique : le contre-destinataire
(l’adversaire), le prodestinataire (le partisan), et le para-
destinataire (l’indécis), il ne restera qu’un seul, le para-
destinataire, cible d’une stratégie « commerciale » à
court terme (ibid.).
16 Il n’y a pas de construction de collectifs identitaires à
long terme sans le fonctionnement d’une structure
argumentative orientée à la formulation de règles. En
discutant de la théorie de Pizzorno, nous avons signalé
l’importance de la temporalité, qui est inscrite dans la
définition même de la démocratie : le consensus des
intérêts est le postulat d’une convergence dans le futur.
Ceci correspond, point par point, à la définition que
propose Peirce de la vérité et de la réalité, indissociables
de la notion d’une communauté. La gestion des identités
en vue du long terme est bien de l’ordre symbolique de
la loi.
17 La logique marketing est parfaitement incapable de
traiter de tels objets. On ne construit pas de collectifs
identitaires dans le long terme avec les seules images, ni
non plus avec le seul contact indiciel de regard
caractéristique de la télévision. Si le discours politique
est un discours dont l’un des axes est la construction
argumentative d’un projet, alors il est qualitativement
différent d’un discours unidimensionnel ciblé, car il n’est
jamais purement persuasif.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
PIZZORNO, Alessandro, « Political Exchange and Collective Identity in Industrial
Conflict », in CROUCH, Colin et PIZZORNO, Alessandro (dir.), The Resurgence of
Class Conflict in Western Europe since 1968, Londres, Macmillan, 1978.
PIZZORNO, Alessandro, « On the Rationality of Democratic Choice », Telos,
no 63, 1985, p. 41-69.
VERÓN, Eliseo, « Télévision et démocratie : à propos du statut de la mise en
scène », Mots, no 20, septembre 1989, p. 75-90.

VERÓN, Eliseo, « Corps et métacorps en démocratie audiovisuelle », Après-


demain, no 293-294, 1987, p. 11-26.

NOTES
2. Le philosophe américain Charles Peirce (1839-1914) a fondé la science
des signes, qu’on appelle la sémiologie. Parmi ces nombreuses
théorisations, il distingue trois catégories de signes, en fonction de leur
écart plus ou moins grand avec le dénoté (soit ce qui se réfère à l’extension
d’un concept). L’icône possède des qualités identiques à l’objet qui est
dénoté (une tache noire et la couleur noire). L’indice est un signe qui se
trouve en contiguïté avec l’objet dénoté, « en vertu de la relation réelle qu’il
entretient avec lui » (un symptôme et une maladie). Le symbole est un signe
qui n’a de lien avec l’objet dénoté qu’après un travail interprétatif et la
reconnaissance d’une forme de codification, plus ou moins arbitraire (les
panneaux du code de la route et les situations réelles qu’ils évoquent).

AUTEUR
ELISEO VERÓN

(1935-2014), anthropologue, sémioticien et sociologue argentin. Auteur


d’une vingtaine d’ouvrages, il a été un des pionniers des études en
communication, en France et en Amérique latine. Il est entre autres auteur
de Sémiotique ouverte : Itinéraires sémiotiques en communication (avec
Jean- Jacques Boutaud, Lavoisier, 2007).
Les bulletins municipaux :
une contribution ambiguë à
la démocratie locale
Christian Le Bart

NOTE DE L'AUTEUR
Extraits du texte publié pour la première fois dans
Hermès, no 26-27, « www.démocratielocale.fr », 2000,
p. 175-184. La version originale est en ligne sur :
<https://www.cairn.info/revuehermes-la-revue-2000-
1.htm>.

Évoquer les fonctions identitaires du bulletin


municipal, c’est rompre pour partie avec le discours
de légitimation qui en accompagne la production.
Mais pour partie seulement : après tout, beaucoup de
journalistes municipaux reconnaissent à leur travail
une fonction « intégratrice ». De même
reconnaissent-ils volontiers que cette presse est
autant levier d’action que restitution, autant discours
performatif que discours constatif. Mais il est un point
sur lequel l’analyse savante peut et doit se poser
contre (et non plus seulement au-delà de) ces
discours d’acteurs, c’est celui de leur fonctionnalité
politique et même électorale. Sujet tabou donnant
lieu à de récurrentes dénégations, le soupçon de
politisation plane inévitablement sur le bulletin
municipal. Alimenté par quelques évidences (cette
presse est contrôlée par le maire, cette presse est
destinée à tous les électeurs, cette presse se
recompose au gré des alternances politiques), ces
soupçons ont troublé jusqu’au Législateur soucieux
de l’égalité entre candidats à l’approche des
élections 2 .
Il semble toutefois que la question soit souvent mal
posée, peut-être par manque d’analyses de contenu
rigoureuses. Plutôt que de traquer les dérapages
repérables ici ou là sous la plume de tel ou tel élu, il
nous semble possible de démontrer que par sa
définition même, le genre bulletin municipal
contribue à la légitimation du maire en place. Ce qui
revient à dire que les variations d’un bulletin à
l’autre, sur lesquelles se centrent les polémiques
mettant en cause tel bulletin, comptent finalement
moins que les régularités, les invariants, les lois du
genre « journal municipal ».
D’abord, le bulletin érige le maire en totem. L’élu
apparaît comme le représentant de tous (et non de
ses seuls électeurs), au service de tous (et non de
ses seules clientèles électorales). De ce point de vue,
il n’y a évidemment aucune symétrie entre la parole
du maire et celle de l’opposition, quand bien même
cette dernière aurait droit de cité dans le bulletin. Le
premier parle en surplomb, du haut d’un rôle
sacralisé, il parle le premier (éditorial), il parle à tous
et au nom de tous, il dit l’intérêt général. La seconde
prend la parole dans la confusion, et se voit conférer
le rôle dévalorisant de messager du malheur (tout ne
va pas si bien que ça). Face à un jeu d’emboîtements
métonymiques qui ne donnent pas prise à la critique
(le maire, c’est la commune), les opposants donnent
toujours l’impression de jouer contre leur camp : en
dramatisant les problèmes locaux, ils noircissent le
territoire ; en critiquant le maire, ils insultent la
collectivité que celui-ci symbolise. On pourrait
répliquer que cette totémisation du maire profite au
rôle (quasiment sacralisé) plus qu’à son titulaire :
mais ce distinguo est trop artificiel. Il néglige la
capacité des acteurs sociaux à incarner le rôle.
Un second argument peut être avancé : le glissement
de la presse municipale vers l’actualité locale (et non
plus strictement municipale) peut certes s’analyser
comme un élargissement qui met en valeur les
« citoyens », la « société civile » (associations,
entreprises, écoles…). Mais cette vision des choses
demeure superficielle. Il convient en effet de ne pas
oublier que l’effacement de l’instance politique n’est,
dans les journaux municipaux, que très relatif. Si les
élus ont certes cessé d’être les personnages exclusifs
du récit municipal, ils n’ont pas cessé d’en être les
héros.
Car que signifie la prétention du bulletin à couvrir
l’ensemble de l’actualité locale, sinon la prétention
des élus à s’attribuer l’ensemble des réussites
repérables à l’échelle du territoire communal ? La
frontière entre le strict domaine de l’activité
municipale (les politiques publiques) et la vie locale
qui déborde nécessairement la précédente (vie
associative, actualité économique, activités
culturelles…) n’est jamais vraiment lisible. On fera
certes valoir que cette frontière est de fait souvent
difficile à tracer : une municipalité peut cofinancer un
projet culturel, subventionner une association, mettre
un local à disposition, etc. La réalité de l’action
municipale se perd en d’infinies subtilités. Mais
précisément : le bulletin ne donne pas à voir celles-
ci ; par sa forme au moins, il accrédite la vision
simpliste d’un pouvoir municipal souverain, qui
connaît les problèmes, qui contrôle les ressources
disponibles, qui fait agir les acteurs de terrain.
La diversité s’ordonne alors : le maire en est le chef
d’orchestre. Son statut symbolique, sa double
position de locuteur maître du texte et de
personnage finalement toujours présent dans le
texte, tout ceci contribue à renforcer une vision du
territoire conforme aux mythologies politiques les
plus classiques : l’élu décide. Le choix de matériaux
composant le bulletin municipal ne se fait plus par
référence au critère municipal/non municipal, mais
par référence au critère positif/négatif.
Tout ce qu’il se passe de positif à l’échelle de la
commune sera susceptible d’y figurer, afin de nourrir
les stratégies d’imputation des élus : implantation
d’une entreprise, performances sportives, avancée
dans la lutte contre la pollution, tout cela doit
« quelque chose » (sans qu’on sache jamais quoi) à
l’action municipale. Le maire, en se réservant le
privilège de pouvoir annoncer les bonnes nouvelles,
joue de la confusion entre savoir et pouvoir. Il
travaille à produire une « impression causale » (Le
Bart, 1992).
Le bulletin municipal ne donne pas à voir la
complexité décisionnelle, il ignore les considérations
contemporaines sur la « gouvernance » : il effectue
des restrictions causales qui profitent aux seuls
politiques. Il transforme des processus sans sujet en
bilan de l’action municipale, il érige cette dernière en
variable toujours décisive. Au total, il répond à la fois
aux arrière-pensées des élus soucieux de leur image
et aux attentes des citoyens désireux de se voir offrir
une représentation positive et simplifiée de leur
territoire et de leur personne. D’où, sans doute, le
succès du genre, aussi bien auprès de ses
producteurs que de ses destinataires. Encore celui-ci
ne doit-il pas être exagéré : si les bulletins sont lus,
s’ils apparaissent même comme la première source
d’information sur la commune (avant la presse
locale), la grande majorité des lecteurs ne sont pas
dupes des proclamations de désintéressement
politique des élus. Tout semble indiquer qu’ils
considèrent cette presse comme une source
d’information utile mais qu’ils se refusent à y voir la
marque d’une avancée décisive en matière de
démocratie locale.

BIBLIOGRAPHIE
Référence bibliographique
LE BART, Christian, La rhétorique du maire-entrepreneur, Paris, Pédone, 1992.

NOTES
2. La loi du 15-1-1990 interdit, dans les six mois qui précèdent un scrutin,
toute « campagne de promotion publicitaire des réalisations ou de la gestion
d’une collectivité ». La jurisprudence n’interdit pas la parution des bulletins
municipaux pendant cette période, mais elle sanctionne les numéros
spéciaux qui se présenteraient par exemple sous la forme d’un bilan de la
municipalité sortante.

AUTEUR
CHRISTIAN LE BART

Professeur en science politique à l’Institut d’Études Politiques de Rennes, et


ancien directeur de la Maison des sciences de l’homme en Bretagne (2011-
2016). Il est notamment l’auteur de Les mots de la vie politique locale
(Presses universitaires du Mirail, 2014) et L’égo-politique, essai sur
l’individualisation du champ politique (Armand Colin, 2013).
Personnel politique et
médias socionumériques :
nouveaux usages et mythes
2.0
Alex Frame

1 Avec l’arrivée progressive, depuis bientôt une quinzaine


d’années, de Facebook, de Twitter, de YouTube,
d’Instagram et d’autres médias socionumériques à
destination du grand public, communément appelés
« réseaux sociaux », les pratiques en communication
politique ont évolué, en France et à l’étranger.
Utilisateurs passionnés ou contraints par la tendance,
amateurs ou professionnels encadrés par une équipe de
communicants, les acteurs politiques, du local au
national, ont été confrontés à la question de leur
« présence numérique ». L’image jeune et moderne de
ces médias, l’impression qu’ils peuvent donner
d’immédiateté et de désintermédiation, le caractère
ludique et personnel des contenus qui s’y échangent et
la facilité d’accès en permanence via leur téléphone
portable sont autant de facteurs qui ont pu pousser des
responsables politiques à tester ou à adopter ces
nouveaux dispositifs sociotechniques.
2 De la publication de photographies de footings matinaux
sur Facebook ou Instagram (Nicolas Sarkozy et Bruno Le
Maire en avril 2016) à des déclarations personnelles
lancées depuis des pages Facebook sous forme de
pseudo-communiqués de presse (Emmanuel Macron
réagissant à une accusation de dissimulation fiscale en
janvier 2016) ; de l’échange de petites phrases
assassines en 140 caractères sur Twitter ; de l’annonce
d’un retour en politique (Sarkozy) ou d’une candidature à
l’élection présidentielle sur Facebook, à la mise en scène
de soi sur YouTube comme a su si bien le faire Jean-Luc
Mélenchon, les médias socionumériques remplissent bien
des fonctions, et pas des moindres, en communication
politique.
3 L’arrivée de nouveaux médias est toujours accompagnée
d’affirmations à propos de leur caractère
« révolutionnaire », qui prévoient jusqu’à la disparition
imminente de la technologie précédente. Mais de telles
craintes se dissipent le plus souvent par la suite, au
regard de l’évolution et de la spécialisation progressive
des « vieux » médias qui adaptent leur offre afin de
mieux coexister avec le nouveau venu (Gurevitch,
Coleman et Blumler, 2009). Or, la médiatisation de la
communication politique et de la politique elle-même n’a
pas attendu l’arrivée d’Internet ni des médias
socionumériques (Kepplinger, 2002 ; Strömbäck, 2008).
Les politiques adaptaient déjà leurs pratiques
communicationnelles aux formats spécifiques des
différents médias, à travers les « petites phrases », ou
l’« info-divertissement » (« info-tainment » ; Brants et
Neijens, 1998). Par rapport aux différents effets parfois
attribués à la médiatisation de la politique, tels que la
baisse de la confiance envers les figures politiques,
l’augmentation du taux d’abstention, le mélange du
public et du privé et la personnalisation de la politique,
l’arrivée des médias socionumériques a été vue par
beaucoup comme un pas de plus dans le mauvais sens
(Lits, 2009).
4 Il ne sera pas directement question ici de chercher à
qualifier l’impact des médias socionumériques sur la
pratique ou les formes de la politique au sens de la
participation ou de la démocratie électronique. Différents
auteurs ont été porteurs de regards plus ou moins
optimistes ou pessimistes sur l’avenir de la politique à
l’ère numérique (cf. par ex. Barber, 1998 ; Norris, 2001).
Des espoirs sur l’impact positif de ces technologies sur la
participation des plus jeunes n’ont pas été validés
empiriquement (Jensen, 2013), et d’autres voix ont
critiqué l’activisme électronique sous les termes de
« slacktivisme » ou de « clicktivisme » (Morozov, 2009),
prétendument moins engageant ou n’impliquant que ses
formes non virtuelles.
5 Cet article s’intéresse plus spécifiquement à la place
occupée par les médias socionumériques parmi d’autres
dispositifs de communication politique, et à leur
utilisation par les acteurs politiques individuels 1 pour
publier des contenus à destination de différents publics :
politiques, journalistes, activistes, citoyens…, et à
différentes fins. Les pratiques observées et décrites ici ne
sont ni stabilisées ni généralisées à tous les acteurs
politiques, qui présentent différents niveaux de pratique
et de professionnalisation, et différents choix dans leurs
habitudes de communication. D’aucuns procèdent par
tâtonnement, alors que d’autres suivent des formations
professionnelles, qui peuvent même leur être proposées
par les grandes entreprises du domaine (Roginsky,
2016). D’autre part, les dispositifs sociotechniques dont
ils se servent ne cessent d’évoluer, que ce soit au niveau
des interfaces et des fonctionnalités, ou à travers
l’arrivée de nouvelles plateformes et services. Malgré
cette hétérogénéité en constante évolution, nous partons
du postulat qu’il commence à y avoir une maturation de
certaines pratiques. Grâce aux nombreux travaux qui ont
été menés ces dernières années, et à des entretiens
individuels réalisés en 2013 et 2014, auprès de figures
politiques de premier rang et de journalistes politiques,
nous évoquerons ici certains « mythes » liés à la
communication politique digitale, à propos des
interactions entre élus et citoyens, et sur la nature de
l’espace public numérique.
6 L’article présente la communication politique numérique
dans la continuité des pratiques préexistantes, mais
également en se référant à la « culture numérique » qui
contribue à la façonner. Twitter, par exemple, grâce à ses
caractéristiques techniques, semble particulièrement
adapté à la pratique de « vieilles » activités comme la
veille informationnelle ou la production de « petites
phrases », alors que la pratique des « retweets » –
mettant volontairement en avant des messages d’autres
utilisateurs via son propre compte – semble davantage
inédite lorsqu’il s’agit pour les politiques de
communiquer sur les actions de leurs collègues. De la
même manière, les discours populistes, la controverse et
les polémiques politiques (Mercier, 2015a) trouvent de
nouvelles formes via les logiques de fonctionnement
propres aux médias socionumériques, tels les hashtags,
la parodie ou les phénomènes de « viralité ». En passant
en revue certaines fonctionnalités en communication
politique pour lesquelles les médias socionumériques
semblent s’être imposés, l’article évoquera la
reconfiguration qu’elles entraînent, de l’espace
médiatique et de la communication politique plus
généralement.

Le mythe des interactions


7 L’une des raisons évoquées pour l’utilisation des médias
socionumériques par les acteurs politiques est la
désintermédiation, la possibilité pour eux de
communiquer, d’échanger directement avec leur
électorat (Jensen, 2013 ; Linders, 2012). Or, la grande
majorité des études en France et à l’international
s’accordent pour dénoncer un « déficit d’interactivité »
chez les élus, qui s’en servent avant tout à des fins de
diffusion d’informations (Compagno, 2016 ; Larsson et
Kalsnes, 2014). En réalité, les politiques interagissent
bien sur ces réseaux, notamment entre eux ou avec une
élite journalistique (Ausserhofer et Maireder, 2013 ;
Brachotte et Frame, 2015), mais très peu avec les
citoyens.
8 Dans un premier temps, l’absence d’échanges directs
entre politiques et citoyens, tous dispositifs confondus, a
pu être analysée comme un manque de maturité de la
part des premiers dans l’usage qu’ils en faisaient. Or, il
faut désormais admettre qu’un tel fonctionnement paraît
bien utopique. S’il peut sembler que les politiques aient
intérêt à répondre aux sollicitations de leurs électeurs,
dans un monde idéal, ne serait-ce que pour des raisons
liées à leur image, cela est moins évident lorsqu’on
prend en compte les risques ou freins à l’interactivité.
9 Le coût en temps ou en ressources pour un élu de
premier plan qui cherche à répondre à toute sollicitation
serait considérable. Mais plus encore, bien au-delà des
quelques bénéfices potentiels, de telles interactions
constitueraient une prise de risque importante en termes
d’image, pour tout politique cherchant à répondre
publiquement à des critiques ou à des insultes qui lui
sont adressées par des anonymes. S’exposer ainsi sur les
réseaux socionumériques serait une sorte de pilori sur
une place publique dématérialisée car, à la différence
des réunions publiques, des bains de foule ou des tours
de marché en circonscription, où le contact en face à
face n’empêche pas toutefois les débordements, les
agressions commises par voie électronique peuvent être
relayées à l’infini et constituent même le type de
contenu partagé par excellence via ces médias.
10 L’idée d’une communication interactive de proximité ne
correspond pas non plus à la réalité démographique des
réseaux socionumériques. Selon le réseau, certaines
catégories sociales y sont (encore) quasi absentes, et
même sur les réseaux assez bien implantés parmi les
citoyens, tels que Facebook, relativement peu d’individus
communiquent autour de questions politiques. En réalité,
les usagers politiques de Twitter et les consommateurs
de contenus politiques sur Facebook ou Instagram ne
sont qu’une petite minorité parmi l’électorat, plutôt bien
avertie politiquement.

La gestion des réseaux


11 Comme dans toute communication politique, la question
des réseaux est ici centrale pour comprendre leur
fonctionnement. Selon Klinger et Svensson (2014), dans
la logique des médias en réseau (network media logic) le
plus important n’est pas ce qui s’échange (les contenus)
mais bien les connexions entre les individus. Que ce soit
pendant les périodes électorales qui provoquent
systématiquement une utilisation accrue de ces médias,
ou bien au quotidien, hors campagne, la première cible
pour bien des messages sur Twitter, Facebook ou
Instagram reste les sympathisants ou les activistes du
parti, notamment à l’échelle nationale.
12 Ces socionautes (soit les utilisateurs des réseaux
socionumériques) partisans constituent une part
importante des abonnés ou « followers » des comptes de
figures politiques sur ces réseaux et sont également
susceptibles de s’intéresser aux débats politiques en
ligne. Ils opèrent souvent dans une logique de renvoi
(retweet/« j’aime »), que l’on peut qualifier de « positif 2
», de l’information postée par le responsable politique.
Leurs motivations pour procéder ainsi peuvent inclure
des questions d’image publique, la volonté de souligner
une affiliation politique, mais aussi, puisque l’usager à
l’origine du message est par défaut informé de tout
commentaire ou renvoi lié à ses contenus, ces actions
peuvent avoir pour objectif de se donner de la visibilité
(notamment si le responsable politique répond),
d’interpeller ou d’établir des contacts. Quelle qu’en soit
la cause, le message d’origine qui a été relayé, ainsi que
son auteur, gagnent potentiellement en visibilité à
l’intérieur du réseau des sympathisants.
13 Comme en communication politique de proximité, la
fonction phatique est également à prendre en compte et
semble être à l’origine de certains messages envoyés.
Ceux-ci visent à entretenir des contacts, à remercier
autrui, ou à donner de la visibilité aux actions d’un
collègue, à travers un retweet, par exemple.
14 Les échanges publics entre politiques de différents bords
restent minoritaires, ce qui peut s’expliquer par la
volonté d’éviter le risque d’un conflit public, visible aux
sympathisants de l’opposant, qui pourraient eux aussi
décider de prendre part aux échanges. C’est pour cette
raison qu’il est assez rare sur Twitter, par exemple, pour
un personnage politique avisé de citer le nom du compte
d’un opposant, sachant que dans ce cas le message
deviendrait visible à tous les followers de l’opposant. Il
est plus habituel de citer le nom de la personne sans
« @ » (le marqueur d’un nom de compte sur Twitter), ou
de faire précéder le nom d’un « # » (hashtag) pour en
faire un sujet de conversation, afin d’éviter les réactions
des sympathisants de l’opposition, potentiellement
difficiles à gérer publiquement.
15 La logique de réseau joue également un rôle important
dans les appels à la mobilisation lancés par les politiques
via les médias sociaux. Dans ce contexte, Bennett et
Segerberg (2012) parlent de « réseaux connectifs »
(« connective networks ») dans lesquels le capital
personnel peut pousser les individus à s’engager dans
des actions politiques, par amitié ou simplement en
suivant l’exemple. Les auteurs suggèrent que les
citoyens se mobilisent plus facilement en réponse à des
appels à l’action lancés sur les réseaux socionumériques,
en passant par des liens apparemment désintéressés,
fondés sur « l’amitié », que lorsque l’appel est envoyé
via les canaux officiels ou présenté par un militant
inconnu. La cible jeune est ici visée en première ligne,
mais en politique locale aussi, la proximité aidant, on
peut mobiliser des réseaux d’acteurs qui se connaissent,
susceptibles de relayer une information.
16 Quels sont les contenus envoyés via ces médias à
destination du réseau, et avec quels objectifs ? En ce qui
concerne les élus nationaux, la majeure partie des
informations diffusées concerne ce que Jackson et
Lilleker (2011) appellent la gestion de la circonscription
(« constituency service »). Sorte de newsletter
électronique, ce type de contenu relate l’agenda
quotidien du personnage politique, de manière assez
linéaire, sur le régime : « ce que je vais faire », « ce que
je fais », « ce que j’ai fait », « merci », à grand renfort de
photos, plus rarement de vidéos, et d’éventuels retweets
sur Twitter.

Une reconfiguration des relations avec


les journalistes
17 L’un des avantages des médias socionumériques par
rapport aux autres médias est leur ubiquité. Cette
qualité, associée à leur fonctionnement en temps réel,
permet aux politiques de communiquer et de rester sur
le devant de la scène médiatique, même loin des micros
et des caméras, sachant que les messages peuvent
ensuite être relayés par les « socionautes » ou les
journalistes politiques à l’affût des nouveautés (Frame et
Brachotte, 2015).
18 Cette situation contribue à redistribuer les rôles entre
journalistes et politiques 3 . Les messages postés sur les
comptes Twitter et Facebook d’un responsable politique
sont devenus une source importante pour les journalistes
politiques, car ils ont le statut de prise de parole
officielle. Pour certaines informations, ils remplacent les
communiqués de presse, pour d’autres ils peuvent
anticiper le communiqué officiel. Si l’information s’avère
inexacte et/ou doit être retirée par la suite, c’est au
responsable politique de se justifier, prétextant le
piratage de son compte (Aurélie Filippetti, avril 2015) ou
encore les actions non autorisées ou peu avisées d’un
collaborateur ou d’un stagiaire. Cela a pour effet
d’obliger les journalistes à consulter les comptes des
politiques sur lesquels ils s’apprêtent à écrire, et les
oblige également à étendre leur veille à Twitter et à
Facebook (souvent via des outils d’agrégation des
contenus) en plus des fils des agences de presse. Les
politiques détournent ainsi, en quelque sorte, le circuit
d’information traditionnel.
19 Mis à part les quelques personnages politiques connus
pour poster régulièrement des informations originales ou
pour leurs prises de parole polémiques, les journalistes
politiques disent regretter la langue de bois des
politiques sur les réseaux et jugent leurs messages
publics assez peu utiles. En revanche, il arrive aux
acteurs politiques de suivre des journalistes, à l’image
d’une conseillère du ministre de l’Économie, abonnée
aux comptes Twitter des principaux journalistes
économiques qu’elle disait consulter avant même de
faire sa revue de presse matinale, sachant que des
articles ou des informations importantes seraient
nécessairement commentés par ces journalistes sur le
réseau de microblogging 4 .

Les interactions publiques et privées


20 Il peut y avoir une autre raison pour qu’un journaliste
suive un acteur politique et vice versa : le fait de se
suivre réciproquement était autrefois nécessaire pour
l’envoi de messages privés sur Twitter. Les messages
privés constituent une autre fonctionnalité importante
des médias socionumériques, mais qui est bien moins en
vue car non publique. Les journalistes et les politiques
qui se suivent peuvent échanger discrètement des
informations qu’ils ne pourraient raisonnablement
divulguer publiquement, faisant de cette fonctionnalité
une version électronique des conversations officieuses.
Dresser un portrait des liens réciproques entre comptes
Twitter permet ainsi de se faire une idée des réseaux
d’amitié et d’influence entre les politiques et les
journalistes (cf. Brachotte et Frame, 2015).
21 La messagerie directe de Twitter peut également être
utilisée entre acteurs politiques de bords ou de partis
opposés. Le fait de suivre un opposant politique constitue
une acceptation tacite de messages privés et peut
sembler moins engageant symboliquement que
d’échanger son numéro de téléphone portable. Enfin, la
fonctionnalité peut servir à d’autres personnes avec
lesquelles une communication publique serait
inappropriée, ou pour des contenus non destinés à l’œil
public. Les lobbyistes ou des messages envers les
activistes en sont un exemple, et les quelques
« bourdes » de députés (Éric Besson, Nadine Morano…),
qui ont envoyé publiquement sur Twitter des messages
censés rester privés, témoignent du fonctionnement des
dessous de l’Assemblée nationale.
22 En plus des messages privés, une autre utilisation des
médias socionumériques qui ne laisse pas de traces
visibles pour le chercheur mais qui est importante en
communication politique est la veille informationnelle
(Roginsky, 2015). Faciles et rapides d’utilisation et
accessibles à tout moment, ces médias permettent aux
politiques de rester au courant des nouveautés, de se
renseigner, de « prendre le pouls » de l’opinion sur
différents sujets. Activité réservée à des moments
perdus, dans les transports ou à des séances qui ne
demandent pas une attention sans faille, les politiques
peuvent passer autant voire plus de temps à consulter
ces médias qu’à rédiger des contenus, sachant que
souvent les deux activités sont indissociées, dans le cas
de « j’aime » ou de retweets, par exemple.

En période électorale
23 Les périodes électorales sont toujours des moments forts
d’utilisation de ces dispositifs et certains comptes ne
sont réactivés que pour les campagnes électorales. Il
s’agit alors de documenter la campagne et les
déplacements (agenda, vidéos et photos, messages de
remerciements, de mise en avant du travail des
militants, retweets d’autocongratulation…), de relayer les
informations des candidats à la tête du parti ou sur le
programme, parfois d’attaquer l’opposition ou de
participer à des polémiques.
24 Le site internet grand public lancé par Marine Le Pen en
vue de l’élection présidentielle de 2017
(www.marine2017.fr) reproduit les informations publiées
sur ses différents comptes de médias socionumériques.
Portail unique, il donne un accès direct pour ses
supporters à tous les contenus postés depuis ces
comptes. Ce site vient couronner une stratégie globale
de contrôle et de fléchage des informations opérée par la
candidate. Ses messages renvoient très souvent à des
contenus médias plus longs, produits par son parti, et
son utilisation des médias socionumériques contribue à
promouvoir ces mêmes contenus via différents canaux.
25 En plus des médias socionumériques et des sites grand
public, les grands partis ou même les candidats
individuels, lors de scrutins nationaux, peuvent
développer des dispositifs sur mesure dédiés à la
campagne, à la suite de la plateforme web baptisée
« Désir d’avenir » qui a été développée pour soutenir la
campagne de Ségolène Royal lors des primaires
socialistes en préparation des élections présidentielles
de 2007. Ces dispositifs sont dédiés à la diffusion des
informations à propos de la campagne, à l’annonce des
meetings, à la gestion du réseau des militants,
notamment pour coordonner des actions de mobilité, et à
la collecte de fonds. Cette dernière fonctionnalité n’est
pas aussi développée en France qu’aux Etats-Unis où,
en 2015/2016, Bernie Sanders, candidat à l’investiture
démocrate, a axé le financement de sa campagne sur
des micro-donations via les réseaux sociaux, dépassant
largement le montant des fonds levés par sa rivale,
Hilary Clinton.

La gestion de l’image politique


26 Fonctionnalité centrale des médias socionumériques, la
gestion de l’image est critique pour la communication
politique, puisque adopter ces dispositifs implique
également de se soumettre à leurs codes et au droit de
réponse de ses interlocuteurs. C’est justement ce
semblant de proximité, ainsi que le ton souvent informel
et ludique qu’on y adopte, qui font de ces médias des
dispositifs intéressants pour travailler l’image politique.
Résolument modernes et parfois associés à l’intime, ils
permettent au politique de chercher à cultiver une image
plus personnelle et humaine. Il peut ainsi se mettre en
scène via des images moins officielles, en se présentant
« en coulisses », ou dans un cadre non professionnel.
27 La personnalisation des contenus soulève également la
question de l’identité de la personne qui les rédige.
Parfois il s’agit de l’acteur politique en personne, mais
souvent, il est assisté dans cette tâche par ses
collaborateurs. Les pratiques varient énormément et le
profil de l’élu et son niveau d’exercice y jouent un rôle. À
un extrême, il y a des élus qui ne voient jamais leur profil
sur les médias socionumériques. À l’autre, les politiques
les plus acharnés, ou les moins entourés, font tout eux-
mêmes. Parfois une cogestion est affichée, et l’élu peut
signer de ses initiales les messages qu’il envoie lui-
même, par exemple. Michelle Delaunay tenait deux
comptes Twitter lors de sa délégation ministérielle : un
compte personnel ouvert avant la prise de fonction et
qu’elle gérait elle-même ; et un deuxième lié à la
fonction ministérielle, mais géré uniquement par son
équipe. Selon elle, ce fonctionnement n’avait pas reçu,
dans un premier temps, l’approbation de Matignon : « Au
début du mandat de ministre, on nous a dit très
clairement : “Moins vous tweeterez plus on vous aimera”
[…]. Le service de com’ du Premier ministre a
quelquefois recadré sévèrement des ministres 5 ».
L’image politique et la « culture LOL »
28 Au mois d’août 2015, sur le compte Twitter d’Hervé
Morin, on pouvait lire : « Je viens juste de trancher 94
fruits en mode Classique de @FruitNinja sur iPad ! » Le
tweet a été relayé au point de défrayer la chronique sur
Internet. L’intéressé a désigné son jeune fils comme
responsable de ce tweet semi-automatique généré par le
jeu FruitNinja, mais l’incongruité entre la posture
politique et le message peut prêter à sourire. Le fait
qu’une nouvelle qui n’en est pas une ait pu attirer bien
plus l’attention qu’un tweet politique habituel en dit long
sur les risques pour l’image politique qui proviennent de
ce qu’on a appelé la « culture LOL » (rire aux
éclats/laughing out loud en anglais). Une partie non
négligeable des contenus partagés sur les réseaux
socionumériques est censée faire rire, choquer ou
surprendre : des clips dans la tradition de Vidéo Gag aux
cartoons et aux blagues plus ou moins potaches, les
« réseaux sociaux » permettent à leurs utilisateurs de
faire des clins d’œil humoristiques à leurs « amis ».
29 Dans ce contexte, les représentants politiques peuvent
constituer une cible privilégiée de cet humour en raison
de leur statut dans la société et indépendamment de leur
usage ou non de ces médias (Mercier, 2015a ; 2015b).
Dans la tradition de la satire politique, de nombreux sites
web ont pris le relais sur la presse écrite ou les émissions
de télévision ou de radio dans ce domaine. Sur les
médias socionumériques, des vidéo-montages circulent
régulièrement, montrant les maladresses des politiques,
comme par exemple certaines « bourdes » diplomatiques
présidentielles de François Hollande. Toute bourde est
susceptible d’être relayée instantanément via ces
médias, d’autant plus s’il s’agit d’une mise en scène
ratée. Alors candidate aux élections régionales de 2015,
Valérie Pécresse s’était employée à nettoyer le site d’un
ancien campement Rom en région parisienne, action
symbolique quelque peu compromise lorsqu’elle a
affirmé, devant les caméras, avec sa pelle et ses gants
en caoutchouc : « Il faut une femme pour faire le
ménage ». La vidéo a connu un grand succès sur les
réseaux.
30 Lorsque la bourde est commise directement sur les
médias socionumériques, elle circule rapidement et peut
parfois donner lieu à des variantes créatives. Nicolas
Sarkozy, dans un tweet en mai 2015, a écorché le titre
du roman Quatrevingt treize de Victor Hugo, en l’écrivant
« 1793 ». D’autres « twittos » se sont saisis de l’erreur et
ont envoyé des propositions de titres erronés en utilisant
le hashtag #TweeteCommeSarko. Ces « renvois
négatifs » sont susceptibles de nuire à l’image politique
de l’auteur du message original, et posent un vrai
problème aux équipes de communication impuissantes,
qui perdent alors tout contrôle du message.
31 Derrière la « culture LOL » se cachent aussi des
agressions d’une grande violence symbolique, auxquelles
les médias socionumériques exposent les personnages
politiques comme jamais auparavant. Ils donnent aux
citoyens un canal de réponse, la possibilité d’exprimer
leur désaccord ou désapprobation face aux politiques
menées. Ce modèle de communication horizontal se
distingue des dispositifs traditionnels verticaux qui
donnaient la parole et le pouvoir aux élus, tout en les
protégeant symboliquement du peuple. Lors des
entretiens menés, plusieurs élus ont évoqué leur malaise
face à la violence des paroles des citoyens via les médias
socionumériques, en identifiant celle-ci comme l’un des
freins principaux à l’utilisation de ces dispositifs.
32 Cependant, rester absents des réseaux n’est pas non
plus une solution pour les politiques car de nombreux
faux comptes fleurissent sur les différents médias
socionumériques, satiriques pour la plupart, qui viennent
alimenter encore la machine avec des contenus
humoristiques voire absurdes, semant parfois le doute
quant à leur authenticité. Mais même lorsqu’il est
clairement non authentique, ce type de contenu drôle et
irrespectueux rencontre généralement beaucoup de
succès. Au sein de ce qu’Arnaud Mercier (2015a) décrit
comme un « contre espace public » numérique, la
participation politique répond à des principes de
fonctionnement tout autres que celui de la délibération
habermassienne, et les recettes qui marchent sont l’anti-
institutionnalisme, l’ironie, la parodie et le
sensationnalisme.

Communication politique bruyante et


virale
33 Dans un contexte social de désenchantement
démocratique (Perrineau, 2003) dans lequel la
communication politique via les médias traditionnels
semble avoir de plus en plus de mal à passionner les
foules, les médias socionumériques avec leur
effervescence et leur « logique connective » constituent-
ils une solution pour réenchanter la communication
politique ? Pour ce faire, il faudrait nécessairement
adapter cette communication aux spécificités
sociotechniques des dispositifs. Ana Deumert met en
avant l’importance, en quantité mais aussi en qualité,
des messages informels et ludiques sur les médias
socionumériques, souvent écartés en tant que « bruit »
dans les études « sérieuses » de communication
(Deumert, 2015). Or, ce sont précisément ces messages
« bruyants » (« noisy »), affirme Deumert, qui sont la clé
pour comprendre la communication sur ces réseaux. En
dehors des espaces bien ordonnés de la communication
« sérieuse », c’est ce qu’il se passe dans le
« wilderness », cet espace sauvage qui échappe au
contrôle et aux bienséances, qui intéresse le plus les
« socionautes », justement pour la liberté d’expression
qu’ils y trouvent. Les discours anti-Establishment des
figures populistes trouvent leur écho dans les
détournements, les parodies, les « coups de gueule » et
les renvois négatifs où l’on répond publiquement, se
moquant des puissants en toute impunité.

Bourdes, dérapages ou communication


stratégique ?
34 L’utilisation stratégique des médias socionumériques qui
se rapproche le plus de ces logiques est celle de l’auto-
médiatisation. Pour des personnages politiques qui ont
peu d’accès aux médias traditionnels, il peut sembler
opportun de produire ses propres apparences
médiatiques en se mettant en scène via les médias
socionumériques ou en essayant d’attirer l’intérêt
d’autres médias en provoquant des phénomènes viraux,
de « buzz ». La communication polémique (Mercier,
2015a ; 2015b) peut constituer un exemple de cette
stratégie, lorsque la polémique a pour origine un
message posté par un acteur politique. Cela pose la
question de l’intentionnalité des polémiques et plus
généralement des messages à caractère
sensationnaliste, susceptibles d’être repris et relayés
négativement par les socionautes.
35 La grande partie des polémiques politiques sur ces
réseaux semble échapper aux acteurs politiques, car très
souvent ils en sont la cible. Mais dans certains cas, on
peut soupçonner que des dérapages ou des bourdes
peuvent être orchestrés afin de donner de la visibilité au
personnage lui-même. Selon la phrase attribuée au
propriétaire de cirque américain, Phineas Barnum, il n’y a
pas de publicité négative (« there’s no such thing as bad
publicity ») et de telles stratégies visant à assurer la
notoriété de leur auteur ne sont pas nouvelles en
communication politique. En France, certains élus n’ont
pas attendu les médias socionumériques pour commettre
des « dérapages » lors d’une prise de parole publique,
dérapages ensuite sanctionnés ou non par leur parti,
mais qui peuvent servir à positionner politiquement leur
auteur ou à augmenter sa popularité parmi certains
partisans.
36 Désormais, les médias socionumériques servent de
chambre de résonance pour ce « bruit », avec la
temporalité qui leur est propre permettant de diffuser
très rapidement des messages à caractère
sensationnaliste. En marge du parti Les Républicains,
Nadine Morano s’est longtemps servie de ces logiques.
Suite à une intervention télévisée sur France 2 en
septembre 2015 pendant laquelle elle a qualifié la France
de « pays judéo-chrétien de race blanche », elle a ravivé
quelques semaines plus tard la polémique via son tweet :
« S’il n’y a pas de race, il faut donc supprimer les
subventions aux associations antiracistes ». Quel peut
être l’objectif de ce message à la causalité quelque peu
suspecte, si ce n’est de faire réagir, de faire parler,
d’affirmer une nouvelle fois une position politique à
propos de la question de l’immigration ?
37 Cet article a mis en avant diverses tensions entre les
normes préexistantes de la communication politique et
les normes de communication via les médias
socionumériques. Ces tensions se cristallisent autour des
dimensions de la temporalité (instantanéité, rapidité,
temps réel) ; les relations (réciprocité, anonymat, public,
privé et personnel, manque de hiérarchisation) ; la
désintermédiation (proximité, ouverture, transparence,
manque de barrières sociales et techniques, ubiquité) ; le
sensationnalisme (polémiques, controverse, viralité) et
l’humour (satire, détournements, faux). Elles ont permis
de faire émerger de nouveaux usages en communication
politique qui s’inscrivent souvent dans la continuité des
anciennes pratiques, adaptées pour tirer profit des
caractéristiques offertes par les dispositifs
sociotechniques.
38 Mais, au terme de ce tour d’horizon, il nous semble que
la question de la professionnalisation de la
communication politique via les médias socionumériques
reste entière, car outre l’adoption des quelques
fonctionnalités somme toute assez évidentes de ces
dispositifs, bien des enjeux restent à maîtriser. Une fois
déconstruite l’utopie de l’espace public numérique à
l’habermassienne et de la délibération démocratique via
des interactions interpersonnelles entre élus et citoyens
anonymes, d’autres objectifs communicationnels font
surface, liés à la gestion du réseau, de l’image et de la
notoriété du personnage politique.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Les partis politiques ont également une présence développée sur ces
médias, mais cet aspect ne sera pas évoqué directement ici. Par ailleurs,
cette discussion s’en tiendra aux dispositifs généralistes communément
appelés « réseaux sociaux », à l’exclusion des blogs, des pages Wikipédia et
autres sites internet personnels.
2. Les renvois « positifs » qui soutiennent le message relayé sont à
distinguer des renvois « négatifs » qui le détournent ou le critiquent.
3. Cette section s’appuie sur une série de 10 entretiens individuels semi-
directifs menés par l’auteur et Gilles Brachotte, auprès d’élus nationaux de
premier rang et de journalistes politiques des médias nationaux (presse
écrite et télévision) en 2013 et 2014.
4. Entretien personnel avec l’auteur en mai 2013.
5. Entretien personnel, le 30 janvier 2014.

AUTEUR
ALEX FRAME

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à


l’université de Bourgogne Franche-Comté. Il a codirigé récemment deux
ouvrages : Citizen Participation and Political Communication in a Digital
World (Routledge, 2015) et Tweets from the Campaign Trail : Researching
Candidates’ Use of Twitter during the European Parliamentary Elections
(Peter Lang, 2016).
Blogs, réseaux sociaux et
« révolutions arabes » : du
fantasme à la réalité
Tourya Guaaybess

1 Avant l’accès à l’Internet 2.0, les observateurs avaient


bien du mal à échapper à deux écueils en abordant les
médias des pays du Sud, et tout spécialement ceux des
pays arabo-musulmans. Le premier était de nourrir des
attentes inconsidérées en faveur de médias capables
d’apporter la modernité et le progrès – sur les plans
sanitaire, éducatif, normatif –, de favoriser la
participation politique et, ainsi, d’accélérer de supposés
« processus de démocratisation ». Cette croyance est
encore vivace, alors même qu’aucune expérience n’est
venue démontrer ce caractère magique des médias. Le
second écueil était de ne point se départir d’une
représentation récurrente, celle de médias forcément
marqués par une identité religieuse (Gonzalez-Quijano,
2012). Qu’il s’agisse de la radio, de la télévision, des
cassettes, des vidéocassettes, des chaînes satellitaires,
les médias dans les pays arabes ont souvent été porteurs
de promesses ou d’appréhensions. Ces deux visions,
utopiste ou culturaliste, sont biaisées et ne rendent pas
compte des réalités sociales, forcément plus complexes,
et au sein desquelles les médias ne font pas tout.
2 Pour autant, les médias sont des prismes analytiques
précieux qui permettent de rendre compte de réalités
sociales dans toutes leurs dimensions (culturelles,
politiques, anthropologiques, économiques) avant d’être
des vecteurs de changement. Il suffit, sans prénotion
invalidante, d’y appliquer les outils méthodologiques et
théoriques à l’œuvre pour l’étude des médias du Nord.
Observer les structures médiatiques d’un pays donné
pour comprendre le mode de fonctionnement du pouvoir
politique et son intrication avec le champ économique,
est plus sûr que de faire des pronostics sur la capacité ou
non des médias à répandre les ferments de la
démocratie. Avant 2010, bien que quelques travaux en
France avaient pris la mesure de l’usage d’Internet dans
les pays arabes (Mermier, 2003 ; Mohsen-Finan, 2009 ;
Gonzalez et Guaaybess, 2009) ils étaient plus nombreux
dans les pays anglo-saxons, historiquement plus actifs
sur l’étude des médias arabes (Lynch, 2006 ; Radsch,
2008 ; Elting et al. 2009 ; Hamdy, 2010 ; Hof heinz,
2005).
3 La découverte « grand public » de l’usage des médias
numériques et des réseaux sociaux se fait au moment
des printemps arabes et l’on évacue, pour un temps,
l’écueil d’une approche centrée sur le religieux pour
embrasser celui d’une approche politique du Net arabe.
La vieille antienne est remisée et appliquée au dernier
avatar médiatique (Internet) devenu porteur de la
démocratie.
4 Alors qu’au niveau international, l’un des enjeux
centraux d’Internet était celui de sa neutralité (Schafer et
Le Crosnier, 2011) et de la nécessité ou non de réguler le
cyberespace, des mobilisations à l’est et au sud de la
Méditerranée ont (ré)suscité une vision idyllique
d’Internet et des médias numériques. Des populations se
sont soulevées contre des régimes qu’elles jugeaient
dépassés et corrompus : d’abord en Iran en 2009 (Hare
et Darani, 2010), puis ce fut en 2010-2011 le début du
« printemps arabe » en Tunisie, en Égypte, en Libye, en
Syrie, au Yémen, au Maroc, etc. Et, ce sont autant ces
« révolutions arabes » qui ont pris de court les opinions
publiques européennes (Martinez, 2011), que le fait que
les insurgés aient utilisé de nouveaux médias via Internet
(la génération dite Web 2.0), les réseaux sociaux
(Granjon, 2011) et les smartphones. Jamais, les nouvelles
technologies de l’information et de la communication
n’avaient encore été à ce point les symboles d’un
évènement historique – et médiatique – si retentissant.
Les médias numériques sont devenus pour les
révolutions arabes ce que Radio Free Europe avait été
aux soulèvements en Europe de l’Est à partir des
années 1950 – (Lepeuple, 1995) – (notamment en
Hongrie en 1956) ; à tel point que l’on ne parlait plus que
de « révolution 2.0 » ou de « révolution Facebook », et
que l’on posât la question du rôle des médias dans ce
contexte, avant de poser celle du rôle des acteurs, par le
jeu d’une métonymie éclairante prenant le dispositif
technique pour l’acteur.
5 Aucune étude n’a permis d’établir qu’il existait une
relation de cause à effet mécanique entre nouveaux
médias et ouverture politique et, même, entre nouveaux
médias et soulèvements à grande échelle. Il n’est pas
question de nier le rôle possible des médias mais il
convient d’apporter deux bémols : les médias
numériques n’ont pas été les éléments déclencheurs
d’un processus démocratique mais des outils de mise en
visibilité des tensions sociales, un rôle déjà précieux dans
des régimes verrouillés. Ajoutons que tous les médias,
pas seulement ceux de l’ère d’Internet, ont été les porte-
voix des soulèvements.

Les postulats de la révolution numérique


6 Le lien dialectique entre médias numériques et
démocratie est débattu dans les régimes démocratiques
comme autoritaires, mais en termes différents. Dans le
premier cas, la question est de savoir si les nouveaux
médias représentent un bienfait pour la démocratie et,
dans ce cas, s’ils peuvent contribuer à sa consolidation,
en favorisant par exemple la participation politique via
Internet et les réseaux socionumériques (Maigret et
Monnoyer-Smith, 2002). Dans le cadre d’espaces, réels
ou symboliques, élargis tels que l’Union européenne, ces
sujets sont assortis de la thématique centrale d’un
espace public commun que les médias pourraient
matérialiser sinon promouvoir (Dahlgren et Relieu, 2000).
Plus récemment, pour l’élection de Donald Trump à la
présidence des États-Unis, une vaste polémique fait de
Facebook et des « informations » non vérifiées qui y
circulent (« fake news »), une source de soutien aux
arguments populistes du candidat Trump, pouvant
expliquer sa victoire.
7 Dans le cas des régimes autoritaires, il ne s’agit pas de
revivifier un espace public, ni de veiller à ce que les
médias jouent leur rôle pour rendre la démocratie plus
effective. Il s’agit plus basiquement de lui permettre
d’émerger et de se construire. Et cela rend épineuse la
question du rapport dynamique entre nouveaux médias
et démocratie, s’agissant des pays arabes.
8 Quelques années après le début des soulèvements dans
les pays arabes, ces révoltes ne se sont pas toutes
traduites par l’instauration de régimes démocratiques
stables. En Tunisie, où la destitution du régime a donné
lieu aux évolutions les plus encourageantes, la nouvelle
démocratie est encore en voie de définition après des
décennies d’autoritarisme. Y compris, sur la base de
nouvelles dispositions constitutionnelles – dans les cas
marocain, et quelques années après, tunisien et égyptien
–, tout reste à construire et à (ré)inventer (Dobry, 2000).
Le président Mohamed Morsi, démocratiquement élu par
les Égyptiens en 2012, a été écarté par l’armée après de
vastes manifestations qui soutenaient cette dernière, et
les caciques de l’ancien régime du président Moubarak
(falafoul) sont revenus sur le devant de la scène, grâce
aux militaires, réprimant sans ménagement tant les
opposants démocrates laïcs que les partisans islamistes
de l’ancien président Morsi. Pour autant, il ne s’agit pas
de nier les aspirations des sociétés civiles à l’origine de
ces révolutions et le rôle qu’y ont joué les médias, mais
ces aspirations n’ont pas attendu Facebook pour exister
et pour être relayées.
9 La perception d’un rapport entre technologie et
démocratie traduit une approche téléologique et donne
lieu à trois postulats :
les nouveaux médias sont des instruments performants, à même de
promouvoir le progrès social et la démocratie ;
Internet et les réseaux sociaux correspondent à une rupture historique
dans l’histoire des régimes autoritaires ;
ce qui induit que) les autres médias ne sont pas des instruments
démocratiques aussi performants que les nouveaux médias.
10 Ces postulats peuvent être sérieusement remis en
question.

Les nouveaux médias : instruments


d’émancipation et de contrôle
11 Dans la plupart des pays arabes, Internet et les réseaux
sociaux ont été des espaces d’information et
d’expression inédits bien avant le début des révolutions.
Les médias en ligne, dans les pays où l’information est
muselée, sont à la fois des instruments de résistance et
d’action et, tout simplement d’information. Ils ont permis
aux dissidents de se faire entendre et de contourner
efficacement la censure des autorités et les limites
qu’elles imposent à la liberté d’information (Mendel,
2009). Il n’était désormais plus possible de faire taire les
opposants sur la Toile et les exemples sont nombreux où
les cyberactivistes – symbole d’une nouvelle forme de
résistance – ont remis en cause les représentants du
pouvoir, au péril de leur vie parfois 1 . À l’époque du
président Ben Ali, alors que le pouvoir était
particulièrement hostile à la liberté d’expression, Internet
a permis à des internautes et à des blogueurs tunisiens
habiles, parfois de l’extérieur du pays, d’avoir un espace
public alternatif (Zeineb, 2012). Plus tard, au moment de
la révolution dite « de Jasmin », quand les autorités
officielles donneront une version euphémisée des heurts
à Kasserine où des dizaines de manifestants ont trouvé la
mort en janvier 2011, c’est Facebook qui a servi de canal
aux deux millions de Tunisiens abonnés qui auront ainsi
accès aux images de la répression, à Kasserine comme
dans les différentes villes du pays.
12 Le cas de l’Égypte est plus patent encore, où la
blogosphère politique d’opposition fut l’une des plus
vivaces et des plus précoces du monde arabe. De son
émergence au début des années 2000 avec une élite de
jeunes blogueurs férus d’informatique et bilingues, à son
accès plus large quelques années plus tard (Radsh,
2008), les cyberdissidents n’ont pas cessé de tester les
limites de la liberté d’expression et de remettre en cause
le régime en place et ses représentants (la police
notamment). L’âge d’or de Facebook en Égypte pourrait
bien être en 2008, où un mouvement dit du 6 avril a
constitué une page de 70 000 followers, qui
manifestèrent leur soutien aux ouvriers de l’usine textile
de Mahalla.
13 Mais ces médias sont aussi des « armes numériques »
entre les mains des régimes autoritaires (Morozov, 2011)
et des partisans de ces régimes. Ces contre-feux
médiatiques constituent une réalité, même s’ils collent
moins au récit journalistique ou à l’image d’Épinal
enchantée des « printemps ». D’une part, les autorités
interceptent les messages ou surveillent Internet avec
des spywares ou logiciels de surveillance, le plus souvent
exportés par des entreprises occidentales peu soucieuses
de leurs usages, telles Gamma, Hacking Team, Amesys et
Blue Coat 2 . Interception des messages, blocage de sites
(filtrage par URL ou mots-clés), ou carrément d’Internet
et des téléphones portables, en passant par les relais
que sont les entreprises de télécommunications, les
fournisseurs d’accès ou les propriétaires de cybercafés,
tout a été mis en œuvre pour contrôler les espaces
publics numériques.
14 On se souvient à cet égard de l’État égyptien qui moins
de 72 heures après l’historique 25 janvier, jour premier
de la révolution place Tahrir, coupa simplement Internet
et le réseau de téléphonie mobile 3 . On a aussi vu que
des États ont activement participé à la diffusion de
messages via des SMS ou sur Internet et les réseaux
sociaux. En 2011, les présidents libyen et syrien ont, par
SMS, enjoint les populations à les soutenir. Même chose
en Égypte (via les sociétés Vodafone, Etisalat et Mobinil),
où les Égyptiens étaient invités à manifester en faveur
de l’ancien président, Hosni Moubarak. La résistance
progouvernementale se manifeste à travers sa propre
communication via des médias numériques qu’on
pourrait qualifier de « loyalistes » (Rugh, 2004). Des
groupes d’activistes, à l’affût de voix dissidentes aux
régimes, lancent des attaques à leur encontre, comme
par exemple le groupe « Moroccan Kingdom Attack ».
L’enjeu de ces actions est l’adhésion de l’opinion
publique nationale et internationale. Et si à ce jeu les
cyber-opposants aux régimes ont dominé durant les
soulèvements de 2011, c’est moins grâce aux médias,
quels qu’ils fussent, qu’à la sympathie dont ils
bénéficiaient de facto compte tenu justement de leur
statut d’opposants à des régimes ouvertement
désavoués.

Internet et les réseaux sociaux : rupture


et rémanences
15 L’histoire des médias arabes montre que l’on a souvent
assigné aux médias des missions de développement
social, politique, économique (Guaaybess, 2002). Cet
espoir sera encore une fois déçu sur le terrain des
mobilisations : il apparaît aujourd’hui que les médias
n’ont pas été à même de promouvoir un « nouvel
homme », et des « sociétés démocratiques », invalidant
ainsi le modèle de Daniel Lerner (1958).
16 La démocratisation de l’usage d’Internet depuis les
années 1990 – la « révolution numérique » – pour
reprendre Dominique Cardon (2010) ou Rémy Rieffel
(2014) qui parle à juste titre d’une révolution culturelle –
représente un moment singulier dans l’histoire des
médias. Le cyberespace n’est pas régulé par les États,
c’est un espace inédit de liberté et d’échange, et une
base infinie de données et d’informations à la disposition
d’un nombre croissant d’individus à travers le monde. Ce
phénomène est inédit dans l’histoire, même si d’aucuns
craignent que cet espace soit soumis aux logiques
d’États régulateurs ou aux géants de l’internet. Le
problème est que l’on cède bien souvent à une vision
simpliste en confondant ce constat – Internet, un
formidable espace de liberté et d’échange – et le fait que
compte tenu de son exceptionnalité, Internet aurait un
effet de « transformateur social » qui aurait le pouvoir de
faire apparaître des démocraties en lieu et place de
régimes autoritaires.
17 Le fait que le Web 2.0 soit participatif et ignorant des
frontières des États-nations ne suffit pas à renverser la
donne politique. Les batailles que mènent les Syriens,
Égyptiens, Libyens, Algériens, Irakiens… se jouent
essentiellement à l’échelle des États-nations. Les
expériences récentes l’ont démontré : le taux de
pénétration d’Internet n’est en aucun cas corrélé au
degré de réussite des mobilisations. Le cas du Bahreïn a
été symptomatique : alors que la pénétration d’Internet
le place en peloton de tête des pays arabes, que les
cyber-opposants étaient actifs malgré les risques qu’ils
encourraient, c’est aussi le pays où les mouvements
populaires de mars 2011 (le « Printemps de la Perle »)
ont été les plus sévèrement réprimés.
18 Un examen de la blogosphère arabe dans le cadre d’une
grande enquête menée à l’université de Harvard (Elting
et al., 2009) montrait d’ailleurs que les internautes
communiquaient essentiellement (mais pas
« exclusivement ») avec leurs concitoyens. L’étude
démontre que les réseaux de blogueurs s’articulent
davantage autour des sujets de la vie ordinaire,
notamment en Arabie saoudite où la blogosphère était la
plus importante après l’Égypte. Les actualités et
personnalités politiques qui intéressent l’ensemble des
blogueurs arabes sont surtout nationales.

Les médias (« traditionnels ») sont


morts, vivent les médias !
19 Enfin, dernier présupposé, les médias de l’ère numérique
conduiraient plus directement et sans détour à la
démocratie, ce que n’ont pu faire les autres médias.
20 Nombre de professionnels des médias audiovisuels ou de
la presse écrite ont été censurés, arrêtés ou remerciés,
comme ce fut le cas du célèbre journaliste égyptien
Ibrahim Eissa qui fut remercié en 2010 de son poste de
rédacteur en chef de l’hebdomadaire Al-Doustour car
jugé trop indépendant par le nouveau propriétaire. On
pourrait citer d’autres exemples plus tragiques comme
celui du Libanais Samir Kassir, intellectuel critique à
l’égard de la Syrie du président Bachar al-Assad, et
journaliste du quotidien libanais Al-Nahar, qui fut
assassiné en 2005. Il suffit pour alimenter cette triste
chronique de se référer aux rapports des organisations
de défense de la liberté d’expression. On pourrait pour
s’en convaincre prendre les exemples de journalistes et
de blogueurs qui furent sanctionnés sous l’ère Moubarak,
puis sous l’ère Morsi, puis, plus durement encore, sous
l’ère du gouvernement Sissi. Ces journalistes ont à
chaque fois eu un écho social. Que leurs voix aient été
minoritaires, et sans effet immédiat, est récurrent en
raison des contextes qui n’encouragent pas ce type
d’initiatives.
21 Remettre en question l’idée d’une relation quasi
automatique entre nouveaux médias et démocratie est,
hélas, aisé aujourd’hui : le maintien de régimes
autoritaires dans l’écrasante majorité des pays arabes
confirme cette hypothèse. Les mouvements de
résistance se poursuivent et s’organisent, notamment à
travers les médias, de telle sorte qu’il est plus pertinent
de parler de période « de transition », aussi bien dans les
pays où les chefs d’État ont été renversés, dans les pays
en crise, que dans les pays où la stabilité apparente ne
trompe personne.
22 Des débats politiques décisifs ont lieu qui jettent les
bases des régimes politiques à venir. Les réflexions
largement entamées et parfois abouties ont porté sur les
systèmes électoraux, sur les modalités de mise en place,
la nature et le contenu des Constitutions, de même que
sur la façon dont les médias devaient être régulés et les
instance(s) qui devraient en avoir la charge.
23 Les espoirs de libéralisation politique portés par la
jeunesse notamment, sont exacerbés par les possibilités
offertes par Internet et les nouveaux médias. Ces médias
donnent une visibilité aux voix dissidentes et assurent
leur diffusion. Au niveau supranational, ils ont la vertu de
donner à voir une partie de cette opposition spécifique et
de son discours, grâce à des blogs et autres plateformes
numériques destinés à une audience internationale – ce
que Marc Lynch appelle les « bridge blogging » (Lynch,
2007) – car cette opposition au sein des pays arabes
n’est pas inédite : elle devient juste visible pour l’opinion
publique internationale, notamment occidentale.
24 Cependant, les médias à l’œuvre au moment des
mobilisations ne se réduisent pas aux médias
numériques et à Internet. Le déroulement des
évènements et les chiffres de fréquentation des médias
prouvent que ces nouveaux médias s’inscrivent dans une
« confluence médiatique » (Guaaybess, 2012), dans le
sens où chaque média (presse, télévision, Internet) ne
fonctionne pas en vase clos. En 2010, seulement 36 %
des Tunisiens avaient accès à Internet selon les chiffres
de l’UIT. Si les médias numériques ont été au cœur des
espaces médiatiques, leur place et leur rôle tiennent
aussi à la relation qui les lie aux autres médias : la radio,
la télévision hertzienne ou satellitaire et la presse écrite
(eux-mêmes présents sur la Toile). Vidéos amateurs,
reportages journalistiques, textes, témoignages audio,
écrits ou photos sont passés d’un média à l’autre en
fonction des modes de production des médias, de leurs
publics, des possibilités de réception, des canaux de
diffusion accessibles. Ces messages contournaient la
censure des médias officiels en passant par des médias
alternatifs, lesquels leur ont parfois apporté un tel écho
qu’ils sont revenus par la grande porte des médias de
masse. Et c’est en revenant par les médias
« mainstream » justement qu’ils se sont fait connaître du
grand public, dans leur pays et à l’étranger. Le
mouvement massif d’opposition Kefaya ! en Égypte (qui
signifie « Assez ! » et qui d’une certaine manière
annonçait le fameux « Dégage ! » des manifestants
tunisiens) s’est fait connaître sur Internet en 2005, mais
aussi et surtout par une presse écrite indépendante, la
presse en ligne et l’audiovisuel. Les vidéos amateurs qui
ont sérieusement remis en cause les représentants de
l’État – la police le plus souvent – en Égypte ou au Maroc
par exemple, ont défrayé la chronique parce que la
presse puis les chaînes de télévision les avait reprises.
Ainsi, c’est sur les écrans de la télévision privée
DreamTV que les Égyptiens, puis le monde entier ont
découvert le jeune bloggueur Wael Ghoneim, employé
chez Google et devenu une des icones de cette
révolution – dans le cadre de l’émission de Mona Shazly –
et qu’ils l’acclameront quelques heures plus tard sur la
place Tahrir. On peut même dire que les médias
« traditionnels » servent de filtres, ou au contraire de
chambre d’écho, pour l’ensemble des messages
médiatiques.
25 Donnons un exemple plus récent et significatif de la
confluence médiatique. En octobre 2016, au Maroc, une
vidéo (et parfois juste la photo) a fait le buzz. C’était
celle d’un vendeur de poissons marocain qui a été
comparé à Mohamed Bouzizi, le vendeur de rue qui s’est
immolé le 4 janvier 2011 déclenchant les soulèvements
en Tunisie. La vidéo, relayée sur les réseaux sociaux,
montre trois personnes monter dans l’arrière d’une
benne à ordure pour s’opposer à une saisie de poissons.
Deux individus arrivent à sortir du camion avant le
déclenchement de la broyeuse, le troisième, Mouhcine
Fikri, se fait happer. Cet évènement, emblématique de la
situation économique et sociale marocaine, entraine le
31 octobre des mouvements de contestations dans
plusieurs villes marocaines, ainsi que la réaction du
palais qui diligente une enquête.
26 En réalité, ces faits ont aussi été relayés par la presse et
par la télévision, ce qui suscita dans les deux cas la
sympathie des populations et les réactions des autorités.
Les différents médias, sur un mode interactif – chacun
avec ses spécificités, ses temporalités, ses modes de
production, d’écriture et de mises en récit, relayent une
information, la traduisent en mots, en sons, la traitent en
temps réel – en live – ou l’inscrivent dans le temps plus
long avec force analyses et données chiffrées. Ainsi ils
apportent une visibilité à certains faits ou même à des
questions sociales. Cela peut avoir des effets en termes
de procédures judiciaires, être suivis par des
manifestations, susciter des réactions de la part des
dirigeants politiques (et systématiquement des leaders
d’opinion). La confluence médiatique a permis par
ailleurs à un événement d’être relayé à l’extérieur des
frontières des États-nations, par les médias extra-
nationaux, ou par les usagers sur Internet, et cela
constitue une pression qui peut peser sur les politiques
nationales.
27 Ce phénomène est-il nouveau ? Oui, car l’ajout des
médias sociaux permet aux usagers d’Internet de réagir
publiquement. Non, si l’on pense au système télévisuel
arabe qui a émergé au moment de l’avènement des
chaînes satellitaires dans les années 1990 et qui ont
permis à certaines questions d’émerger, obligeant les
médias publics à se positionner. Pensons à ce qu’on a
appelé « l’effet Al-Jazeera » au moment de sa création et
pendant toute une décennie…

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NOTES
1. Par exemple, le 9 avril 2011, le blogueur bahreïni, Zakariya Rashid
Hassan meurt en prison après y avoir été torturé. Il avait été arrêté pour
« incitation à la haine », « appel au renversement du régime sur des forums
en ligne ». Voir : <http://www.cpj.org/killed/2011/zakariya-rashid-hassan-al-
ashiri.php>.
2. Les produits exportés dans les régimes autoritaires par ces entreprises
« mercenaires de l’ère digitale » (sic) sont destinés à l’écoute à grande
échelle, à la surveillance du réseau dans son ensemble, à l’espionnage via
des logiciels (spyware) et à des dispositifs de surveillance ciblée. Cf.
Reporters sans Frontières/Les ennemis d’Internet, « Rapport spécial :
Surveillance », 2013. Disponible sur : <http://surveillance.rsf.org/wp-
content/uploads/2013/03/Ennemis-dinternet-20131.pdf>.
3. Laissant sans le vouloir à la chaîne satellitaire Al-Jazeera le soin d’être le
porte-voix et le canal de diffusion des vidéos des manifestants égyptiens.
Par ailleurs, des internautes solidaires du monde entier, des groupes
décentralisés tels que les Anonymous ou les Telecomix, apportèrent leur
soutien à leurs homologues Égyptiens pour les « reconnecter ».

AUTEUR
TOURYA GUAAYBESS

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à


l’université de Lorraine et chercheuse au CREM. Elle a notamment publié Les
médias arabes, Confluences médiatiques et dynamiques sociales, CNRS
Éditions, 2012, et dirigé l’ouvrage Cadrages journalistiques des « révolutions
arabes » dans le monde, Paris, L’Harmattan, 2015.
La guerre de l’information
russe : une guerre
multidimensionnelle
Nicolas Tenzer

1 La guerre de l’information est l’une des composantes de


la guerre tout court 1 . Elle combine ce qu’on appelle soft
et hard power et n’est pas limitée à la Russie de Poutine.
Moscou l’a toutefois développée avec une ampleur
inégalée ces dernières années avec des moyens
financiers et humains et une extension géographique
dont le KGB n’aurait jamais pu se douter. Cette guerre a
une dimension à la fois interne et externe : elle vise, d’un
côté, à laver le cerveau de ses citoyens en leur faisant
perdre tout repère (Irisova, 2015) tout en instillant la
crainte et, de l’autre, à gagner à ses thèses une partie
des dirigeants et de l’opinion publique à l’étranger.
2 Elle comporte des dimensions multiples, certaines
évidentes et vite repérables par des personnes
vigilantes, d’autres plus subtiles et pernicieuses. Une
réponse qui ne se limiterait qu’aux premières
n’éradiquera pas le virus, et si elle n’est que réplique et
non affirmation, elle sera vouée à l’échec.
Une guerre de l’information
multidimensionnelle
3 La pratique de la désinformation ne se limite pas au
mensonge, mais elle combine fausseté et vérité partielle.
Elle entend chambouler le monde et priver les citoyens
de toute référence et de toute évidence. Elle dérobe le
sol sur lequel nous nous tenons, déforme l’histoire
(Foxall, 2016), subvertit le sens des mots et annihile la
distance entre le jour et la nuit, la réalité et le
cauchemar, la guerre et la paix. En cela, 1984 de George
Orwell reste la référence indispensable. Cette mécanique
a été bien décrite pour la face interne de la
désinformation par Peter Pomenrantzev (Wood, 2015).
Elle la conduit à reproduire l’argument de cour de
récréation : « c’est celui qui dit qui est ». Elle dénoncera
avec d’autant plus aplomb la guerre de l’information de
l’Occident, la menace de l’OTAN ou la passivité devant le
terrorisme islamique qu’elle lance la première, envahit
ses voisins et ne combat pas l’État islamique.
4 À l’extérieur, cette stratégie emprunte plusieurs voies.
L’une des plus connues est la mise au service de la
propagande d’une armée de trolls (Parfitt, 2015), très
présente sur Twitter, qui vise à la fois à harceler
l’adversaire, à lui répondre par des contre-vérités, à
essayer de le faire douter si ses certitudes ne sont pas
suffisamment assises et à saper son moral, y compris par
des remarques agressives, parfois racistes et
antisémites. Les trolls sont des taons dont l’impact est
fort chez les personnes vulnérables et crédules. La
« postvérité » est son instrument privilégié et la
suspicion jetée sur les médias classiques son mode
opératoire dans un monde où l’autorité, comme le
développait Hannah Arendt 2 , s’est évanouie.
5 Cette propagande est aussi développée par les canaux
officiels du Kremlin, comme Russia Today et Sputnik, qui
diffusent et twittent dans plusieurs langues. Ces canaux
non seulement répètent les thèses de Moscou (pas
d’armée russe en Ukraine, jusqu’au demi-démenti
officiel ; guerre contre Daech en Syrie, alors que les
forces russes attaquent principalement les rebelles qui
s’opposent au régime d’Assad ; dirigeants de Kiev qui
seraient des néo « nazis », etc.), mais elles font aussi
appel à tous ceux qui, à l’étranger, soutiennent la
politique de Poutine. La présence régulière sur ces
chaînes de personnalités d’extrême droite et de la frange
dure de la droite classique, parfois aussi d’extrême
gauche et de partisans du Brexit, soutenu par le régime
russe, et la reprise des propos de ceux qui demandent la
levée des sanctions en constituent un signe. Elles
donnent aussi la parole à quelques-uns qui visent à salir
certains candidats à une élection jugés trop hostiles à
Moscou – Emmanuel Macron en a fait récemment les frais
(Haddad, Henin, Schmitt et al., 2017).
6 Mais cette guerre de l’information est aussi le fait de
médias apparemment plus anodins, qui diffusent des
informations de manière apparemment neutre, mais qui
soit, dès qu’il s’agit de la Russie, de la Syrie ou du Brexit,
reprennent les positions russes, soit alimentent les
thématiques que Moscou agite en Europe, notamment la
peur des réfugiés. Leur action installe dans le paysage,
de manière discrète, les thèses du Kremlin. Il en va de
même des sites dits « complotistes », souvent situés à
l’extrême droite de l’échiquier politique, qui reproduisent
les mêmes mensonges visant à déstabiliser les
démocraties occidentales et à accréditer les thèses les
plus extrêmes.

Les soutiens nationaux et les « idiots


utiles » de la communication de Poutine
7 Cette stratégie de désinformation ne peut avoir un
impact large qu’en prenant appui sur les nationaux.
Ceux-ci relaient beaucoup plus efficacement les thèses
de Moscou que les réseaux aisément identifiables. En
leur sein, il existe toutefois plusieurs catégories. Les plus
connus sont les thuriféraires quasi officiels du régime de
Moscou, comme certaines personnalités politiques,
universitaires ou médiatiques qui ne cachent pas leur
attachement au régime de Poutine. Situés à l’extrême
droite (Marine Le Pen et le Front national, certains sites
« complotistes », des personnes connues pour leur
révisionnisme, ou le journal Valeurs actuelles), à
l’extrême gauche (Jean-Luc Mélenchon et un Jacques
Sapir, qui fait le pont avec l’extrême droite – Alemagna
et Albertini, 2015 –, mais aussi Jean-Pierre Chevènement)
ou membres de partis de la droite classique (Nicolas
Sarkozy, François Fillon, Thierry Mariani, Yves Pozzo di
Borgo, etc.), ils ne font pas mystère de leur allégeance. Il
en va de même pour une partie de la communauté
d’affaires située en Russie.
8 Il faut aussi citer ceux qu’on nomme les « idiots utiles »,
peu au fait de la réalité russe et de son action, mais dont
l’anti-américanisme et la nostalgie sentimentale d’une
Russie éternelle font des jouets aisés pour la propagande
russe. Parce qu’ils ont une forme d’expression moins
brutale, leur pouvoir de conviction paraît parfois plus
élevé. Cette catégorie doit toutefois être complétée par
quatre autres qui concourent à populariser les thèses du
Kremlin de manière plus argumentée. Citons d’abord les
« gentils », toujours prompts à l’apaisement, qui ne sont
que les successeurs des pacifistes de la guerre froide,
soutenus par Moscou, sur lesquels François Mitterrand
avait eu cette phrase définitive : « Les pacifistes sont à
l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est ». Viennent
ensuite les naïfs, sincères ou non, qui pensent que la
négociation avec la Russie peut permettre de maîtriser la
situation (Tenzer, 2016), qu’on ne peut se permettre un
bras de fer avec elle et qu’elle peut nous aider à
combattre le terrorisme – ce que les faits infirment. Une
troisième catégorie est constituée par les « modérés »,
pour lesquels les fautes sont toujours équilibrées entre
les deux côtés, qui estiment que l’Ouest n’a pas toujours
fait ce qu’il fallait avec la Russie et qui rejouent le refrain
de l’humiliation de l’Allemagne après la Première Guerre
mondiale. Viennent enfin ceux qui se désignent eux-
mêmes comme réalistes ou pragmatiques (Shevtsova,
2016), mais dont le réalisme se résume à la non-riposte
et se conclut par un abandon de notre sécurité.
Une guerre de l’information mue par des
objectifs stratégiques
9 Comprendre comment ces relais sont utilisés dans la
guerre de l’information requiert la connaissance des
objectifs de Poutine. Son objectif central consiste à avoir
les mains libres pour continuer ses actions agressives en
Europe et à faire régner son ordre en Syrie après y avoir
commis des crimes de guerre et, partant, à annihiler
toute velléité de réponse. Dans cette perspective, il
entend démanteler l’Europe – Divide et impera (Nadeau,
2015) – et propager la discorde entre ses membres et
chez chacun d’entre eux. Pour ce faire, sa propagande
entend simultanément faire apparaître la Russie comme
un pays plutôt victime qu’agresseur et propager une
forme de peur – risque terroriste, migrants – à laquelle
Moscou pourrait apparaître comme une solution. Les
tensions internes aux pays européens ne peuvent aussi
que favoriser la montée des partis extrêmes. Tout ce qui
vise à baisser la garde et à minimiser le risque russe va
dans ce sens.
10 À long terme, la victoire du régime russe ne sera entière
que si elle s’accompagne d’une adhésion à ses valeurs
ou de leur banalisation. Sa propagande vise ainsi à
instiller un doute sur les valeurs libérales, à jeter la
confusion sur la concordance entre celles-ci et les prises
de position politiques – ainsi quand des personnes
censément modérées soutiennent le régime ou
demandent la levée des sanctions – et à présenter un
système de société fermée, conservatrice et nationaliste
qui résonne auprès de populations taraudées par la
crainte. Les médias sociaux donnent à cette propagande
une force accrue et l’inattention de nombreux
gouvernements occidentaux aux droits de l’homme
(Tenzer, 2016) et aux simples règles de droit constitue un
facteur permissif.

Une réponse technique, mais aussi


politique : ne pas laisser la Russie définir
l’agenda
11 Penser qu’il suffit de contrer les faux arguments
constitue une erreur. Un processus global de contre-
information suppose certes de rectifier sans relâche les
mensonges et de démentir les récits inventés, mais aussi
de promouvoir un discours cohérent et positif, fondé à la
fois sur la vérité et sur des valeurs – différence
fondamentale entre la démocratie et la dictature – et
montrer l’attractivité de notre modèle. Il ne suffit pas de
répondre à la propagande russe, mais de fixer les
nouvelles règles. Si nous laissons la Russie définir ses
angles d’attaque, nous aurons perdu. Nous devons
produire un discours propre, car le risque est aussi que
les autres pays qui sont engagés dans une guerre de
l’information exploitent notre faiblesse. Notre contre-
offensive repose sur sept types d’action.
12 D’abord, il faut rectifier sans relâche les contre-vérités et
rétablir les faits. C’est déjà ce que font, au grand dam du
Kremlin, de nombreux sites indépendants – Bellingcat
notamment, qui produit des faits incontestables –
notamment sur le vol MH17, la guerre russe en Ukraine,
les crimes de guerre et contre l’humanité en Syrie –
grâce à une analyse fondée sur les big data ou, de
manière différente, le centre dépendant du Center for
European Policy Analysis (CEPA) basé à Londres, un site
fondé par la Commission européenne, MythBusters 3 ,
qui produit des rapports détaillés sur les mensonges,
ainsi que de nombreux journaux comme Le Monde avec
son « decodex », mais aussi le New York Times ou le
Washington Post soumis à la vindicte de Donald Trump.
Ce n’est pas pour rien que, dans l’univers de Moscou où
le vrai se mêle au faux et où les mots voient leur sens
vaciller, la vérité a quelque chose d’insupportable.
L’offensive, officielle désormais, de Poutine – suivi par
Trump ainsi que l’extrême droite, l’extrême gauche et
une partie de la droite en France – contre les « médias
dominants 4 », habillée aux couleurs de la liberté –
l’assurance dans le mensonge est une technique
classique –, est une autre manière de jeter le doute sur
toute information vraie, danger numéro un du Kremlin
comme des adversaires de la démocratie et des faits.
Que des sites proches du Kremlin et, dans le premier cas,
clairement situés à l’extrême droite, empruntent leur
nom à Voltaire et à Orwell n’est que le point extrême de
la subversion. Elle explique la volonté de détruire les
médias libres (Bentumov, 2016). De nombreux sites
alliés de Moscou ont d’ailleurs souvent un slogan inspiré
du « on vous ment » ou « on vous cache tout », et se
prénomment « libres ». L’information est l’une des cibles
de la théorie du complot – les médias seraient dominés
par la CIA, George Soros, etc. La Russie ne fait
qu’exploiter un terreau fertile à cette théorie : le discrédit
qui touche toutes les puissances établies, dont les
journalistes.
13 Ensuite, il convient de démonter point par point le
discours de l’humiliation et du mauvais traitement,
beaucoup plus insidieux (Applebaum, 2014). Cela
suppose un travail de vérité historique, de rappel des
faits, mais aussi de réponse systématique, y compris au
niveau politique, à ceux qui propagent cela. C’est l’un
des principaux dangers : que des gens d’un certain
niveau, mais piètres connaisseurs de l’histoire, répètent
ces thèses de la propagande russe sans s’en rendre
compte. Un rappel analogue des faits doit être effectué
pour contrer le discours pseudo-réaliste et montrer ses
dangers – dont la banalisation de l’agression et du crime.
14 En troisième lieu, l’offensive contre les principes que
mène la Russie ne pourra être combattue uniquement
par la dénonciation morale. Au discours bigot,
homophobe, parfois aussi outrageusement
antiscientifique que celui de Lyssenko 5 , et nationaliste
de la Russie, il faut être capable d’opposer une autre
cohérence. C’est tout le travail indispensable que doit
conduire l’Europe : définir les valeurs qui fondent son
projet.
15 Ajoutons au nombre des principes notre caractère
irréprochable. C’est le propre de la propagande que
d’exploiter la moindre faille de l’adversaire qui permet
d’occulter les siennes propres. La minorité de fascistes
ukrainiens est devenue le prétexte au discours repris à
foison sur les « nazis de Kiev » ; la corruption réelle de
l’oligarchie ukrainienne sert d’argument pour discréditer
les libéraux de la place Maidan et la cause ukrainienne
en général, et une bavure, inadmissible, de l’armée
américaine comme le bombardement de l’hôpital de
Kunduz le 3 octobre 2015 va être montée en épingle pour
dissimuler – et relativiser dans l’opinion – les
bombardements volontaires des hôpitaux de Syrie. Aussi
injuste cela soit-il, un pays agressé doit toujours faire
plus d’efforts que l’agresseur pour démontrer qu’il est
dans son droit. La légitimité est ici vitale : rien ne sera
pardonné à l’agressé parce que les attentes à son endroit
sont paradoxalement plus fortes qu’à celui de
l’attaquant.
16 En cinquième lieu, les démocraties ne doivent pas garder
le silence devant leurs adversaires. Leurs dirigeants
doivent se mobiliser davantage en répondant aussi bien
aux États qui s’opposent aux valeurs de liberté qu’aux
personnalités politiques en leur sein. En France,
notamment, ils ne répondent pas suffisamment aux
arguments factuellement inexacts de ceux qui réclament
la levée des sanctions.
17 De manière globale, ils ne sauraient montrer aucune
tolérance envers les pays, même alliés, dont les positions
menacent les valeurs européennes. Le cas de la Pologne
est intéressant : clairement opposée à la politique
agressive de la Russie, elle pourrait constituer le maillon
faible de ce combat dans la mesure où ses valeurs
épousent de plus en plus l’idéologie illibérale, et ses
méthodes envers les médias les techniques des régimes
autoritaires.
18 Enfin, la riposte à la guerre de l’information n’est pas
dirigée contre la Russie en tant que telle, et cela doit être
clair. Contrairement au discours officiel, il importe de
montrer que Poutine n’est pas toute la Russie. Il existe
une autre Russie, celle des défenseurs des droits, qui ont
le courage de défiler en demandant pardon pour
l’invasion de l’Ukraine, énonçant que la Crimée n’est pas
russe et exigeant la libération des prisonniers politiques.
Il y a la Russie de ceux qui manifestent en hommage à
Boris Nemtsov 6 , fleurissent le pont où il a été assassiné
et continuent d’honorer la mémoire d’Anna Politkovskaïa
7 , de Natalia Estemirova 8 et de centaines d’autres

assassinés au nom de la liberté. La Russie qui soutient


Alexeï Navalny 9 et qui défile contre la corruption des
élites politiques du clan Poutine. La Russie n’est pas
notre adversaire, mais ce régime est l’ennemi de son
peuple qui, lui, doit être soutenu. Répliquer, c’est d’abord
lutter pour la liberté de la Russie et lui offrir l’espérance.

BIBLIOGRAPHIE
Références bibliographiques
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true-and-everything-is-permittedpeter-pomerantsev-review-russia-oil-
boom>.

NOTES
1. Une première version de cet article est parue dans The Conversation
(France) le 24 juin 2016 sous le titre « La guerre de l’information russe : pour
une réponse globale ».
2. Voir principalement « La crise de l’autorité », La crise de la culture,
Gallimard, 1972.
3. <https://euvsdisinfo.eu/>.
4. Radio Free Europe/Radio Liberty, « Putin Preaches Free- Press Gospel At
State-Run Media Forum », 7 juin 2016, <http://www.rferl.org/content/russia-
putin-press-freedom-mediaforum/27784901.html>.
5. « Kremlin Experts Blame Condoms for Russia HIV Epidemic », The Moscow
Times, 31 mai 2016,
<http://www.themoscowtimes.com/news/article/kremlin-experts-blame-
condoms-for-russianhiv-epidemic/571102.html>.
6. Boris Efimovitch Nemtsov est un homme politique libéral russe, qui a
notamment participé au gouvernement Eltsine. Opposant résolu à V.
Poutine, il fut assassiné le 27 février 2015, dans la rue, à proximité de la
place Rouge.
7. Anna Politkovskaïa est une journaliste russe, militante des droits de
l’homme, vivement opposée à la politique de V. Poutine. Elle a notamment
dénoncé les exactions de l’armée russe lors du conflit tchéchène. Elle a été
assassinée le 7 octobre 2006. Le 14 décembre 2012, l’ancien lieutenant-
colonel Dmitri Pavlioutchenkov a été condamné à onze ans de camp à
régime sévère par un tribunal de Moscou pour avoir organisé son assassinat.
8. Natalia Khoussaïnovna Estemirova, journaliste russe et militante des
droits de l’homme, membre du Conseil d’administration de l’ONG russe
Memorial. Son travail a été distingué par l’attribution à cette association,
en 2004, du prix Nobel alternatif décerné par le Parlement suédois. Enlevée
à son domicile de Grozny, en Tchétchénie, le 15 juillet 2009, son corps fut
retrouvé criblé de balles.
9. Alexeï Anatolievitch Navalny est un avocat et militant politique russe
connu pour être un opposant au président Poutine et qui a déclaré sa
candidature pour la prochaine présidentielle en 2018 en dénonçant la
corruption des membres du clan Poutine.

AUTEUR
NICOLAS TENZER

Chargé d’enseignement à Sciences Po Paris, président du Centre d’étude et


de réflexion pour l’action politique (CERAP), think tank indépendant, et
directeur de la revue Le Banquet (www.revue-lebanquet.com). Il a
notamment publié Pour une nouvelle philosophie politique, (PuF, 2007) et Le
Monde à l’horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011).
Point de vue. L’appui des
médias à la destitution de
Dilma Rousseff
Juremir Machado da Silva

Dilma Rousseff, première femme à présider le Brésil,


a été destituée du pouvoir en 2016. Elle a été victime
d’une orchestration qui est en train de devenir un
nouveau classique en Amérique du Sud : les élites de
droite, ne pouvant pas reprendre les rênes d’un pays
par la voie électorale (dans le cas brésilien, la gauche
en était à son quatrième mandat consécutif à la
présidence de la République) et ne pouvant plus
recourir aux coups d’État militaires du passé,
profitent de la crise économique pour, avec l’aide des
médias, dénoncer une supposée banqueroute
nationale et, trouvant un motif, se débarrassent d’un
élu devenu insupportable. À coups de grands
reportages à la télévision et d’éditoriaux
impitoyables dans les journaux, la corruption est
souvent le bon prétexte pour préparer la population,
avec les classes moyennes en première ligne, à la
rupture de l’ordre constitutionnel tout en feignant de
le défendre et même de le valoriser.
Les médias et l’opposition ont donc réussi un coup
parfait : constitutionnel en apparence, sans recours
sur le fond à la Cour constitutionnelle, montré en
direct à la télévision, avec simulation des droits de la
défense, même si rien ne pouvait changer, et exposé
comme une opération de sauvetage national contre
la corruption de la gauche.
Pour comprendre, connaître et critiquer le coup
d’État brésilien de 2016, il faudrait pouvoir le situer
dans l’histoire politique républicaine du Brésil pour
suivre la transition de la dictature à la démocratie,
avec l’entrée en scène des quelques nouveaux
acteurs sociaux parmi lesquels le Parti des
travailleurs (PT). Sans cette contextualisation
historique, l’éternelle instabilité brésilienne devient
incompréhensible. Ce coup d’État fait partie d’une
série où tout change pour revenir de la même façon.
Nous ne reviendrons pas ici sur ces racines
historiques que nous avons déjà exposées (Machado,
2016), et nous ne focaliserons notre attention que
sur une seule question : pourquoi des médias
brésiliens ont-ils appuyé la destitution de Dilma
Rousseff ? Comment ont-ils fait ? De quels médias
s’agissait-il ? Rousseff ? Comment ont-ils fait ? De
quels médias s’agissait-il ?
Le 17 avril 2016, la Chambre des députés a voté
l’autorisation de procédure de destitution de la
présidente de la République. Dilma Rousseff a
obtenu, avec les fautes et abstentions, 146 votes. Il
en fallait 172. C’était la première partie d’une fin de
règne divisée en trois étapes. Puis, Eduardo Cunha,
ancien vice-président de Dilma, a été suspendu de
ses fonctions de député par la Cour suprême et
Delcídio do Amaral a perdu son mandat de sénateur.
Le 11 mai 2016, Dilma Rousseff a été écartée du
pouvoir (55 votes à 22) par le Sénat. C’était sa
deuxième mort politique. Les sénateurs ont eu
180 jours pour prendre une décision définitive. Dilma
mourrait-t-elle une troisième fois ? Pour que cela
arrive, il fallait 54 votes sur 81 sénateurs. Les dés
étaient jetés.
Comme lors d’autres moments de l’histoire du Brésil,
par exemple en 1964, les médias se sont mis en
marche d’abord par idéologie conservatrice : défense
du libéralisme économique réclamant moins d’État et
plus de liberté pour les patrons, allègement des lois
du travail, réforme de la sécurité sociale et
prévalence des négociations entre patrons et
travailleurs sur la rigidité des lois. Puis les médias
légitiment leur action en affichant leur sens du devoir
journalistique accompli par la dénonciation de la
corruption du gouvernement. Enfin, il y a eu un fort
sentiment médiatique contre le Parti des travailleurs,
considéré comme porteur d’une idéologie marxiste
ou étatiste dépassée. Les médias ont mené
campagne contre le gouvernement soit en exagérant
les méfaits de celui-ci avec des couvertures-fleuves,
soit en minimisant les accusations portées contre
l’opposition. Il y a eu des éditoriaux interminables
demandant le départ de Dilma ou sa destitution. Il
fallait l’achever, la disqualifier, la démonter,
l’humilier et la mettre à la porte.
La campagne médiatique contre Dilma Rousseff et
son gouvernement a été menée par les « suspects de
toujours » : le puissant réseau Globo, les quotidiens
Estado de S. Paulo et Folha de S. Paulo et les
hebdomadaires Veja (avec un tirage à plus d’un
million d’exemplaires), Época (appartenant à Globo)
et IstoÉ. Le quotidien français Libération a bien
compris la situation dans un texte publié le 17 avril
2016 : « Cette hostilité s’expliquerait par le fait que
les groupes de presse sont aux mains d’une poignée
de grandes familles soucieuses de défendre leurs
intérêts économiques, soi-disant menacés par la
gauche : les Marinho pour l’empire médiatique Globo,
les Frias pour la Folha de São Paulo, premier
quotidien national, les Civita pour l’hebdomadaire à
fort tirage Veja. Ce brûlot de droite abonné aux unes
sensationnalistes a fait de Lula l’homme à abattre.
Son concurrent Istoé, pour sa part, se lâche contre
Dilma Rousseff, accusée de passer ses nerfs sur le
mobilier du palais présidentiel… » Tout était bon pour
faire des papiers incandescents contre la
« communiste ».
Les médias ont réduit Dilma Rousseff au statut de
femme arrogante, décervelée, incompétente,
confuse et à bout de nerfs. Lula a été transformé en
homme assoiffé d’argent, ouvert à toutes les
magouilles possibles, ivrogne et bavard. Le reste fait
partie d’un scénario classique. Un fait en appelle un
autre, les classes moyennes commencent à avoir
peur, les réseaux sociaux servent de champ de
bataille entre les défenseurs du gouvernement et les
partisans de la destitution de la présidente. Ce
n’était plus qu’une question de temps. Avec une
demi-heure soutenue chaque soir au journal national
(le 20 heures de Globo), un gouvernement de gauche
ne pouvait pas tenir debout longtemps.
Comme dans un classique coup d’État, les médias
ont fait feu de tout bois : des reportages basés sur
des sources anonymes et manquant de preuves aux
éditoriaux assassins repris un peu partout dans le
pays. L’alliance de Globo avec le Parquet et la police
fédérale a permis de publier des scoops à l’heure où
il fallait mettre un grand coup de pied dans la
fourmilière gouvernementale. Le pari est gagné. Les
médias s’en réjouissent. Ce sont les médias
étrangers qui, petit à petit, racontent la véritable
histoire du coup d’État médiatique, constitutionnel et
juridique donné au Brésil en 2016. C’était l’automne
de la démocratie.
Dilma Rousseff a été destituée définitivement le 31
août 2016 par le Sénat avec 60 votes favorables à
son départ et 20 contre. Michel Temer a pris le
pouvoir. Eduardo Cunha, le président de la Chambre
des députés responsable de la procédure contre
Dilma, devenu encombrant, a été destitué et mis en
prison. Teori Zavascki, ministre de la cour suprême,
chargé des affaires de corruption touchant des
hommes politiques, est mort dans un accident
d’avion en janvier 2017. Les médias voient la crise
économique grandir et la corruption se maintenir,
mais ils essaient quand même de trouver des
qualités dans le piètre gouvernement Temer pour
qu’il puisse survivre jusqu’à 2018. En échange,
Temer propose des reformes des lois du travail et des
retraites. Parmi ses propositions pour la retraite, il y a
l’exigence de 49 années de cotisation et l’âge
minimum de 65 ans pour toucher le bénéfice
intégral, dans un pays où la population du nord-est
vit en moyenne 66 ans. Le « marché » et les médias
s’en réjouissent. Voilà pourquoi il était important de
jouer le coup de la destitution de Dilma Rousseff.
En 2016, les médias ont joué le rôle qu’on attendait
d’eux et le « coup » a bien marché. Un nouveau
gouvernement a été mis en place au Brésil, mais
plusieurs ministres de Temer ont été accusés de
corruption par la suite. Quelques-uns ont même été
obligés de partir. Les mêmes médias et les classes
moyennes n’ont pas pour autant demandé le départ
du président. Notons toutefois que Michel Temer a
été rattrapé par la justice, puisque le 4 avril 2017 son
procès s’est ouvert devant le Tribunal supérieur
électoral pour des motifs de financement illégal de
campagne électorale et de corruption lorsqu’il était
le deuxième membre du ticket formé avec Dilma
Rousseff. À peine ouvert, son procès a été ajourné lui
donnant quelques semaines de répit. Et ses avocats
ont annoncé qu’ils utiliseraient tous les recours
possibles en cas de condamnation, ce qui devrait lui
permettre de finir son mandat, ce dont la presse
brésilienne ne s’émeut pas particulièrement.

BIBLIOGRAPHIE
Référence bibliographique
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de Dilma Rousseff au Brésil », 9 novembre 2016 [En ligne] :
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AUTEUR
JUREMIR MACHADO DA SILVA

Journaliste, écrivain, docteur en sociologie et professeur à l’université


pontificale catholique du Rio Grande Sul (Porto Allegre).
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WOLTON, Dominique, La Communication, les hommes et la politique, Paris,
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Les auteurs

1 Gilles Achache est philosophe, maître de conférences et


chercheur associé à sciences Po Paris. Il a créé et dirige
l’institut d’études de l’opinion Scan-research. Il a
notamment publié Le complexe d’Arlequin : Éloge de
notre inconstance (Grasset, 2010).
2 Éric Dacheux est professeur en sciences de
l’information et de la communication, directeur du
département communication de l’université Clermont
Auvergne où il a fondé le groupe de recherche
« Communication et Solidarité » (EA 4647). Il est
notamment l’auteur de Sans les citoyens l’Europe n’est
rien : pour une nouvelle communication publique au
service de la démocratie (L’Harmattan, 2016).
3 Alex Frame est maître de conférences en sciences de
l’information et de la communication à l’université de
Bourgogne Franche-Comté. Il a codirigé récemment deux
ouvrages : Citizen Participation and Political
Communication in a Digital World (Routledge, 2015) et
Tweets from the Campaign Trail : Researching
Candidates’ Use of Twitter during the European
Parliamentary Elections (Peter Lang, 2016).
4 Tourya Guaaybess est maître de conférences en
sciences de l’information et de la communication à
l’université de Lorraine et chercheuse au CREM. Elle a
notamment publié Les médias arabes, Confluences
médiatiques et dynamiques sociales, CNRS Éditions,
2012, et dirigé l’ouvrage Cadrages journalistiques des
« révolutions arabes » dans le monde, Paris,
L’Harmattan, 2015.
5 Christian Le Bart est professeur en science politique à
l’Institut d’Études Politiques de Rennes, et ancien
directeur de la Maison des sciences de l’homme en
Bretagne (2011-2016). Il est notamment l’auteur de Les
mots de la vie politique locale (Presses universitaires du
Mirail, 2014) et L’égo-politique, essai sur
l’individualisation du champ politique (Armand Colin,
2013).
6 Juremir Machado da Silva est journaliste, écrivain,
docteur en sociologie et professeur à l’université
pontificale catholique du Rio Grande Sul (Porto Allegre).
7 Arnaud Mercier est professeur de sciences de
l’information et de la communication à l’université Paris 2
– Assas et chercheur au CARISM. Il a notamment dirigé
chez CNRS Éditions les ouvrages Médias et opinion
publique, 2012, et Le journalisme, 2009. Il est le
président du site d’information TheConversation France.
8 Pierre Musso est professeur de sciences de
l’information et de la communication à l’université de
Rennes 2 et à l’École Télécom ParisTech, conseiller
scientifique et Fellow associé à l’Institut d’Études
Avancées (IEA) de Nantes. Son dernier livre, La religion
industrielle Monastère, manufacture, usine, Une
généalogie de l’entreprise a paru aux éditions Fayard en
avril 2017.
9 Marie-Cécile Naves est chercheuse associée à l’Institut
de relations internationales et stratégiques (IRIS). Elle a
publié récemment le livre : Trump, l’onde de choc
populiste (FYP Éditions, 2016).
10 Nicolas Tenzer est chargé d’enseignement à Sciences
Po Paris, président du Centre d’étude et de réflexion pour
l’action politique (CERAP), think tank indépendant, et
directeur de la revue Le Banquet (www.revue-
lebanquet.com). Il a notamment publié Pour une nouvelle
philosophie politique, (PuF, 2007) et Le Monde à l’horizon
2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011).
11 Eliseo Verón (1935-2014), anthropologue, sémioticien
et sociologue argentin. Auteur d’une vingtaine
d’ouvrages, il a été un des pionniers des études en
communication, en France et en Amérique latine. Il est
entre autres auteur de Sémiotique ouverte : Itinéraires
sémiotiques en communication (avec Jean- Jacques
Boutaud, Lavoisier, 2007).
12 Dominique Wolton est directeur de la revue Hermès
(depuis 1988, 75 numéros) et de la collection « Les
Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 40 volumes). Il a
publié une trentaine d’ouvrages, traduits en plus de vingt
langues. Parmi ses derniers ouvrages : La
communication, les hommes et la politique (CNRS
Éditions, 2015) et Communiquer c’est vivre, livre
d’entretiens avec Arnaud Benedetti (Cherche-Midi, 2016).

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