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UÉCOLE DE CHICAGO

Jf

UÊCOLE DE CHICAGO

Naissance de récologie urbaine

Textes traduits et présentés


par
Yves GrAFMEYER et Isaac JOSEPH

Champs ®ssais
Avant-propos

Cette nouvelle édition d'un ouvrage paru pour Ia première fois


en 1979 intervient peu de temps après Ia disparition d'lsaac
Joseph, décédé à l'âge de soixante ans, le 10 fèvrier 2004. H y a
vingt-cinq ans, les travaux de Péeole de Chicago étaient beaucoup
moins connus dans notre pays qu'ils ne le sont aujourd'hui. En
éditant ce ehorx de textes, nous avions souhaité combler une
lacune et attirer du même.coup 1'attention sur une tradition de
recherche qui traitait des phénomènes urbains selon une pers
pective três diffèrente de celle qui prévalait dans ces années-là ehez
les sociologues français.
Uuniversité de Chieago a donné naissance à plusieurs « écoles »
Édition originale ; The University ofChicago Press, Chicago ;
dans les domaines les plus divers : sociologie, architecture, éco-
Free Press, New York; Duncker and Humblot,Berlin ;
nomie... Dês sa crèation, en 1892, elle avait été conçue par ses fon-
K. F. Koehler Verlag, Stuttgart; Armand Colin,Paris ;
dateurs pour devenir une institution de grande envergure qui aceor-
Klawer Academic Publishers ; Litde Brown and Company derait une plaee importante à Ia recherche, s'ouvrirait sur le monde
non aeadémique et contribuerait scientifiquement au traitement des
© 1"éditíon :Les éditions du Champ Urbain, CRU,1979. problèmes de société.' D'emblée, Ia sociologie y fut présente et
© 1984,1990, Aubier. bénéficia d'un statut comparable à eelui des autres disciplines. Nèe
au sein du département d'anthropologie et de sociologie, 1'école
Schémas et cartes : adaptation Édigraphie,2004. dite de l'<i ècologie urbaine» a connu son apogée au cours des

• ISBN :978-2-0812-2663-0
AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS

décennies 1920-1930. À Ia suite des travaux entrepris par ranthro- ethnographique, Tobservation des pratiques dans leurs contextes,
pologue William Thomas dès avant Ia Première Guerre mondiale, les récits de vie, les ètudes de cas, Tanalyse des « dociunents per-
des sociologues (Robert Park,Louis Wirth,Roderick McKenzie...) sonnels » (correspondance privée, lettres aux journaux...).
et des géographes (en particulier Ernest Burgess) se sont attachés Ce foisonnement d'émdes empiriques s'est accompagné d'tme
à décrire et à comprendre les changements sociaux et culturels élaboration théorique visant à proposer tme pensée cohérente de Ia
considérables qui accompagnaient Ia spectaculaire croissance des, grande ville contemporaine. L'ambition de Park était de fonder une
villes américainesj et en tout premiei lieu de Chicago. véritable « écologie urbaine » permettant de saisir 1'ensemble des
Simple bourgade en 1830,Ia ville de Chicago comptait déjà plus relations entre les citadins dans letn milieu de vie. Uécologie ani-
de 1 million d'habitants en 1890 et plus de 3 millions dès Ia fin des male et végétale, qui était alors en plein essor dans le prolongement
aimées 1920. Nourrie de flux d'iminigration abondants et diver- de Ia théorie darwinieime, lui a fourni un cadre de référence pour
sifiés -notamment en provenance de TEurope cette urbanisation penser ces relations en termes de compétition,de dominance, d'in-
rapide s'opérait sur fond de déracinements multiples, d'extrême vasion-succession, de conflit, de symbiose. En partie influencé par
hètèrogénéité sociale et culturelle, de déstabilisation et de réorga- cette vision namralisante, le programme scientifique de 1'écologie
nisation permanente des activités, des stamts sociaux et des men- urbaine s'en démarquait néanmoins par Timportance qu'il accor-
talités. Chicago devint ainsi le lieu emblématique de Ia confron- dait aux phénomènes de mobilité et de crise. Le devenir de Ia
tation des origines et des cultures, ainsi que le symbole même de Ia grande ville est en effet dominé par des processus permanents de
délinquance et de Ia criminalité organisée. Pour les sociologues de déstabilisation et de réaménagement (des structures matérieUes,
son université, elle représentait un terrain d'observation privilègié des institutions, des mentalités). Milieu naturel de rhomme modeme,
ou, mieux encore, pour reprendre le mot de Park, un véritable 1'univers. urbain exacerbe les tensions qui sont cohstitutives de
«laboratoire social». toute vie sociale, notamment celles qui naissent de Ia confrontation
Les três nombreuses monographies réalisées par Robert Park et entre des populations hétérogènes amenées à coexister sur un
ses collaborateurs ont porté sur les sujets les plus variès : les trajec- même territoire; Les questions liées à 1'immigration et à Tintégra-
toires sociales et spatiales d'immigrants,les mobihtés quotidieimes, tiori des minorités ont occupé une place majeure dans les travaux
les mouvements de foule, les relations de voisinage. Ia vie asso- de cette génération de sociologues de Chicago, et tout particulié-
ciative et les formes de controle social dans les quartiers résiden- rement dans 1'oeuvre de Robert Park. Contre les interprétations
tiels. Ia ségrégation spatiale des minorités. Ia délinquance juvénile, biologisantes invoquant des spécificités raciales, ce dernier a donné
les gangs et autres organisatíons criminelleSj les marginaux,les per- une orientation décisive aux recherches proprement sociologiques
sonnes sans domicile fixe.Ia prostimtion.;. Les méthodes mises en dans ce domaine, en privüégiant Tanalyse objective des relations
oeuvre pour étudier ces divers objets rompaient avec Ia tradition interethniques, des inégalités économiques qui leur sont associées
antérieure des enquêtes sociales, le plus souvent empreintes d'inten- et des processus d'ajustement plus ou moins conflictuels qui les
tions caritatives, moralisatrices ou réformistes.Pour les sociologues redéfinissent en permanence.
de Chicago,1'apport de Ia recherche à Ia résolution des problèmes Vers la fin des années 1930, récole de récologie urbaine avait
sociaux se devait de passer par 1'observation rigoureuse des faits et pratiquement cessé d'exister en tant que telle. Au sein même de
Ia production de savoirs ètablis selon des règles explicites. Dési- 1'université de Chicago, et plus nettement' encore dans quelques
gnée après coup comme « qualitative », par opposition aux tech- universités de Ia'côte Est des États-Unis, les méthodes de l'obsèr-
niques ultérieures de Tenquête par questionnaire. Ia méthodologie vation directe avaient cêdê Ia place à un nouvel empirisme plus
qui s'estalors dèveloppée s'inscrivait dans le droit.fil des travaux de quantitatif, centré notamment sur les techniques de Tenquête par
William Thomas. Sans négligér pour autant le recours aux données sondage. Les héritages de cette période fondatrice sont cependant
statistiques, elle privilégiait nettement Tenquête intensivè de typé multiples, au point que Ton a pu parler d'une « seconde école de
AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS

Chicago » à propos de travaux plus récents qui, en shnspirant de Ia niers avaient proposées sur les ressorts de Tinteraction sociale entre
même perspective méthodologique, ont renouvelé au cours des les citadins. Par Ia suite, Isaac Joseph a grandement contribué à
trente dernières'armées les approches de Ia déviance ou encore des mieux faire cormaitre dans notre pays les travaux d'Erving
interactions dans Ia vie quotidienne. Goffman, dont il était intellectuellement três proche et dont il fut
À répoque oú nous avions entrepris de traduire et de présenter Tami. Sa farrtiUarité avec 1'oeuvre du maltre de rinteractionnisme
quelques-uns des textes fondateurs de Ia sociologie. urbaine de symbolique féconde les recherches empiriques que lui-même a
Chicago,Isaac Joseph venait de publier, avec deux de ses collègues conduites dans divers cadres institutionnels, au croisement d'une
de l'université de Lyon,urie recherche sur Ia généalogie des dispo- micro-écologie des scènes urbaines et d'une sociologie des interac
sitifs de normaüsation de Ia famille Fortement inspirée par les tions en public.
travaux de Michel Foucault, cette enquête de.sociologie historique Dans les années 1970,Ia recherche urbaine françáise était domi-
se démarquait toutefois d'une interprétation réductrice des nèe par un ample courant de socio-économie dünspiration
logiques de répression et de normaüsation,en mettant en évidence marxiste qui s'attachait à mettre en évidence les détêrminants éco-
Ia pluraüté de ces logiques institutiormeUes, leur absence de cohé- nomiques et politiques du phénomène urbain. En particuüer,
rence, 1'enchevêtrement de tactiques disparates et dünterstices Manuel Castells proposait un cadre théorique général pour penser
autorisant diverses formes de résistance aux emprises de Tenca- Ia (I question urbaine » à partir du processus historique sous 1'effet
drement disciplinaire. En explorant cette Ugne de. fuite, Isaac düquel Ia contradiction centrale des sociétés capitaüstes se serait
Joseph en est três vite venu à süntéresser à la.ville. Non pas Ia «vUIe- déplacée du monde de Ia production à celui de Ia consommation,
usine», ce üeu d'enfermement, dê reproduction et de moralisation de 1'habitat et de Ia vie urbaine Cétait donc, dès lors, le rôle
des travailleurs qui retenait dans ces mêmes annèes Tattention dominant de TÉtat planificateur et aménageur, ses rapports avec
d'autres sociologues français privilégiant une perspective foucal- les agents économiques et les collectivités locales qui constituaient
dienne Mais au contratre Ia vüle considérée comme le mUieu
les principaux objets de recherche Les travaux de sociologie
naturel des formes de sociabüité qui s'éIaborent au quotidien dans urbaine conduits dans ce cadre süntéressaient moins à Ia variété
un jeu complexe entre organisation et désorganisation, identités et
des simations locales qu'à leur valeur exemplaire. En effet,
mobiütés,- fréquentation du semblable et expérience de Tautre.
1'objectif était avant tout düllustrer des processus généraux qui se
Dans im texte qu'il a toujours considéré comme un moment clé de
déployaient à Téchelle de Ia société globale : restrucmration des
son itinéraire (Résistances et sociabilités, 1978), Isaac Joseph-,des-
sinait les grandes lignes d'un programme -de recherche-qui se
villes au profit du capitalisme monopoüste d'État ^ émergence de
mouvements sociaux' urbains autour des enjeux üés à 1'appro-
recentrait sur Ia question des cultures urbaines,.en Téclairant par
priation des espaces de Ia ville (logerrient,. transporta, cadre de
un dialogue serré avec les écrits de Georg-Simmel et d'Erving
vie...).
Goffman.
Ces deux auteurs ètaient alors peu connus en France. Le Or les sociologues de Chicago, qui font d'aiUeurs Tobjet d'une
premier fut une source intellecmelle majeure pour Robert Park, discussion três détaillée dans La Question urbaine de CasteUs,
qui avait suivi ses enseignements -à Berlin. Quant au second, avaient développé, nous Tavons vu, un ensemble considérable de
lointain héritier des premiers sociologues de Chicago,il fournit une
1. M. Castells, La Question urbaine. Paris, Maspero, 1972.
précieuse grille de lecture rétrospective des analyses que ces der- 2.Voir sur ce point rouvrage de M. Amiot, Contre VÉtat, les sociologues. Éléments
pour une histoire de Ia sociologie urbaine en France (1900-1980), Paris, Éditions de
1.1.Joseph,P. Frilsch, A. Battegay, Disciplines à domicile. Lédification delafamiUet rÉcole des hautes études en sciences sociales, 1986.
RecheTcheSyXX 22>,\.911. 3. M. Castells, F. Godard, Monopolville: Ventreprise, 1'État, Vurbain, Paris,
2. L. Murard,P. Zylberman,Le Petit Travailleur infatigable ou le ProUtaire régénéré. Mouton, 1974.
Villes-usines, habitai et intimités au XIX' siècle, Recherches, n 25, 1976. 4. Op. cit.

IV
AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS

recherches relevant d'une perspective radicalement différente, tant munity studies 1'écologie factorielle ou les modèles économé-
par leurs références théoriques que par leur manière d'étudier tout triques de localisation, l'une des nombreuses postérités au moins
ce qui se passe dans Ia grande ville moderne. À certains.égards, et indirectes des travaux d'écologie urbaine de Park et Burgess. Com-
en dépit des analogies plus que contestables qu'ils opéraient,avec -prendre Ia ville à travers 1'observation intensive -de quelques-unes
récologie animale et végétale, certains de leurs travaux n'étaient de ses parties, placer sous le projecteur quelques lieuX bien cir-
pourtant pas sans affinités avec le programme durkheimien'centré conscrits pour mieux saisir dans leur interdèpendance les divers
sur les coricepts de morphologie sociale, de densité «morale» et ordres de phénomènes qui s'y-imbriquent, privilégier 1'ètude de Ia
« physique »j de milieu interne. Toutefois, ni chez Durkheim lui- localitè pour en mieux enibrasser Ia complexité ; tout cela était en
même ni chez ses héritiers directs, à l'exception notable de train de devenir ou de redevenir, à partir de Ia fin des années 1970,
Maurice Halbwachs ^ ces cadres conceptuels n'avaient nourri de l'une des façons les plus ordinaires de faire de Ia sociologie iirbaine.
recherches empiriques visant à étudier, sur des terrains définis, les Simultanément, les méthodes teridaient à accorder davantage de
processus sbciaux qui interviennent dans Tévolution des espaces place aux études de cas, á 1'approche biographique,à Tobservation
urbanisés et les effets de cette urbanisation sur Ia vie en société. Le des pratiques dans leur contexte. Un rapprochement s'opèrait ainsi
contraste était donc saisíssant entre les formes prises par rinstitu- avec les techniques du travail de terrain telles que les mettaient en
tionnalisation de Ia discipline en France et aux États-Uitis : les ceuvre les chercheurs en ethnologie'urbaine
questioiis touchanit à Ia ville n'avaient occupé qu'une place três La production scientifique accumulée à Tuniversité de Chicago
marginale dans les travaux des premières générations de socio- dans les années 1920-1930 était manifestement en borme conso-
logues français, alors qu'elles avaient été au coeur de Ia constitution nance avec cesjnflexions thématiques et métíibdologiques. Ces
de Ia sociologie empirique nord-américaine. ècrits demeuraient cependant três difficilement accessibles au
Certes, Tattention que nous portions ainsi aux travaux de 1'école public français, y compris dans leur version originale. La publi-
de Chicago n'était nullement inédite chez les sociologues de langue, cation en 1979 de ce choix de textes traduits et présentés a peut-
française. La voie avait été ouverte par des auteurs aussi divers que être contribué à conforter les nouvelles orientations prises par Ia
Maurice Halbwachs,Paul-Henry Chombart de Lauwe,Jean Remy sociologie urbaine française. Dans certains domaines, elle les a
et Liliane Voyé, Daniel Bertaux... Mais il se trouve que cette plutôt précédées. En particulier, les phénomènes d'immigration,
relecture intervenait au moment oú les questionnements privilégiés d'ethnicité et d'interculturalité ne retenaient éncore guère Tatten-
par Ia recherche urbaine française commençaiént à se déplacer de tion dans Ia France de Tépoque. Cest surtout lorsque, quelques
Ia production de Ia ville aux usages qu'en font les habitants, des années plus tard, les difficultés des banlieues stigmatisées ont
contradictions sociétales aux rapports sociaux locàlisés, aux socia- accédé à Ia visibilité médiatique et ont été constituées en problème
bilités, aux réseaux d'acteurs, aux manières d'habiter et de cóha- de société que les recherches sur ces sujets ont connu un essor
biter. Un regain d'intérêt s'esquissait en faveur de Tapproche rapide.
localisée dans laquelle on peut voir, tout autant que dans les com- Réunir en un seul volume quelques textes représentatifs prélevés
dans une immense littéramre imposait des choix difficiles. Nous
1.Tout en s'en distinguant radicalement par l'importance qu'ils accordaient, à Ia avions décidé de nous centrer sur le moment fort de 1'écologie
suite de W.I.Thomas,à Ia prise en compte du sens conféré par les individus à leur urbaine proprement dite, marqué par les figures de Park, de
actíon pour expliquer les processus sociaux. p
2.Voir notamment M. Halbwachs, Morphologie sociale^ Paris, Armand Colin, Burgess et de leurs élèves ou proches coUaborateurs. B nous avait
1938 (rééd., 1970).
3. En particulier dans le cadre du programme <i Observatíon du changement 1. Dans Ia tradition anglo-saxonne, cette expression désigne toute étude de col-
social 9 lancè par le CNRS en 1976. Cf. coUectif, Cahiers de Pobservation du chan lectívité localisée (village, quartíer, petíte ville, etc.).
gement social, 18 volumes. Paris, Éditíons du CNRS, 1982; collectif, EEsprit des 2.Voir par exemple C. Pétonnet, On est tons dans le brouillard. Ethnologie des ban-
lieux. Localiiés et changement social en France, Paris, Éditions du CNRS,1986. lieues, PariSj-Galilée, 1979.

VI
1
AVANT-PROPOS

paru cependant utile d'ouvrir ce recueil par deux articles de Georg Présentation
Sirnmel afin d'illustrer ce que Park etWirth devaient au sociologue
allemand,à une époque oú pratiquement aucun de ses écrits n'était
encore disponible en français. Quant à Tartícle repris des Amoles La ville-laboratoire et le milieu
d'histoire économique et sociale, il témoignait du regard que Maurice
Halbwachs portait en 1932, après.son séjour aux États-Unis, sur urbain
les travaux de ses collègues de Chicago, dont il fut l'un des tout
premiers lecteurs français. Un texte d'Henrika Kuklick rappelle
combien les sociologues de Chicago ont aussi influencé les concep-
tions et les pratiques de Ia plahification urbaine aux États-Unis.
Les textes que nous avons traduits sont pris dans une histoire, à
Ia fois intellectuelle et institutionnelle, qui les précède et qui les suit.
Uceuvre de William Thomas, qui fit admettre Tancien joumaliste
Robert Park parmi les professeurs de Tuniversité de Chicago, est
un univers en sol. EUe ne pouvait être présente que par un texte
court mais éclairant, «Définir Ia situation», dans un volume
consacré pour Pessentiel à Ia génération suivante. Cette dernière a
elle-même été Ia source d'une postérité multiple, d'une exception-
nelle richesse, aujourd'hui mieux connue dans notre pays.
Le recueil d'articles de Robert Park, Emest Burgess, Roderick
Yves Grafmeyer McKenzie et Louis Wirth, paru en 1925 sous le titre Ia Ville, a
• Juin 2004 toutes les caractêristiques du manifeste ; venant après tm manuel
(Introduction to the Science of Sociology, de Park et Burgess,
paru en 1921), il jetait les bases d'une série de travaux repré-
sentatifs d'un courant original de Ia recherche en sociologie
urbaine : 1'écologie.
La publication en français, pius de soixante ans après Ia paru-
tion. du fameux article de Park. dans VAmerican Journal of
Sociology, d'un choix de textes de ce courant interyient sufSsam-
mçnt tard, si I'on peut dire, pour nous permettre de nous inter-
roger sur 1'unité de ce mouvement et les conditions de son
apparition.
LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MILIEU URBAIN

pour Fortune; qu'il devrait faire de manière tm peu plus pré-


cise, et avec un peu plus de recul que Ia moyenne, ce que mon
ami Ford appelait de Ia Grande Information. La Grande Infor
mation est ceile qui rend compte des tendances à long terme,
c'est-à-dire de ce qui se passe réellement plutôt que de ce qui
semhle simplement se passer à Ia surface des choses ». Les rap-
ports de recherche et les grandes enquêtes sociales sur lesquelles
s'appuie le programme de 1916' ne sont eux-mêmes aux yeux
de Park qu'une forme supérieure du journalisme dans leur
contenu comme dans les techniques d'élahoration ou de diffusion
qu'elles utilisent.
I. Journalisme, histoire naturelle, I De, sorte que, si, três vite, se constituo autour de Park et
histoires de vie fle Burgess une véritahle école, ayant une prohlématique écolo-
gique commune et un champ de recherches (un laboratoire)
Icommun, il reste qu'entre Técole de Chicago (McKenzie, Nels
jAnderson, Zorhaugh, Everett C. Hughes) et le passé joumalisT
Chicago, une école ? Etonnante en tout cas et à plus d un tique de Park il n'y a aucun divorce, aucune rupture épistémo-
ytitre : son fondateur, Robert Park (1864-1944), ne rejoint l'uni- logique. Park rappellera ã plusieurs occasions que «Ia science
Iversité qu'en 1913, à 49 ans, après avoir été repórter à Detroit, est simplement.un peu plus persistante dans sa curiosité, un peu
Minneapolis, Chicago et New York, après avoir été I'élève de plus exigeante et exacte dans ses ohservations que le sèns
William' James à Hárvard, de Georg Simmel à Berlin et de commun'». Des enquêtes sociales menées en Angleterre ou aux
Wilhelm Windelbànd àHeidelberg et après avoir essayé de Etats-Unis dans les demières années du xix° siècle et dans les
vaincre « Ti^orance dàns-laquelle nous vivons sur les manières premières décennies du xx*, Park avoue ne retenir que ce qu'elles
de-vivre des àutres -pcupíes >>, en étant secrétaire de Booker comportent de « document historique », et même Ia définition
Washington èt de son association de défense et de promotion de Ia ville comme laboratoire social n'est pas neuve. Elle a servi,
des noirs dü Sud.
comme G. Leclerc Ta montré récemment, d'affiche publicitaire
aux universités américaines soucieuses d'exploiter le matériau
Or,lorsque Park écrit en 1916 ses°« Propositiohs de recherche riche et proche qu'offrent des villes comme Chicago ou New
sur le compórtement humain en miheu urbain'», il est loin de York *. Les problèmes de Ia pauvreté, de Ia, mendicité, de
renier son passé de joumaliste, puisqu'il affirme que le ■ travail
du sociologue auprès de ces indigènes des grandes villes qui
habitent Littíe:Itàly ^ ou Greenwich Viliagé est nécéssaire, « nè 2. Cf. G. Leclerc, VObservation de 1'homme. Une histoire des enquêtes
sociales, Seuil, 1979.
serait-ce que pour nous permettre dè comprendre ce que nous 3. R. E. Paríc, E. W. Burgess, Introduction to the Science of Socio-
lisons dans le joumal»; et plus tard, dans une note -autobiò- logy, Unlversity of Chicago Press, 1921, p. 188.
4. (La ville de Chicago est Tun des lahoratoires sociaux. les plus
graphique', il rappellera que le sociologue a toujours été à ses complets du monde. [...] Aucune ville au monde ne présente une plus
yeux « une espèce de super-reporter, conime les gens qui écrivent grande variété de problèmes sociaux typiques que Chicago. [...] Les
sociétés charitables ainsi que les organisations religieuses de Ia ville four-
nissent aux étudiants de Tuniversité une formatíon' et un emploi.»
(Catalogue de 1901 de TUniversité de Chicago, cité par G. Leclerc, op. cit.,
P. 68.)
1. « An Autobiographical Note », in Race and Culture, Free Press, 1950, Même chose pour TUniversité de Columbia à New York :(La ville
est donc le laboratoire naturel de Ia science sOciale. b
I. 5-9.
LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MILIEU URBAIN
PRÉSENTATlüN

l'hygiène constituent donc pour lé sociologue non seulement ricaine de Ia fin du xix° siècle Les quelques allusions de Park
des situations exemplaires pour Tétude des dysfonctionnements à rhistoire des villes spnt souvent fantaisistes et allusives. II n'est
d'une organisation sociale, mais aussi les indicateurs d'une muta- pas à Ia recherche d'une causalité historique extérieure au donné
tíon vísible à roeil nu et qui aboutit à Ia formation de types urbain, il répète qu'il ne s'intéresse pas à Ia vilie comme artefact.
sociaux nouveaux — types professionnels; types de tempérament En paraphrasant le Marx de Misère de Ia philosophie, nous
et types pathologiques. Simplement, le devoir du sociologue, c'est dirions aujourd'hui qu'ii ne se préoccupe que de Ia ville « déjà
doimée ».
d'ajouter à Tceil du joumaliste un instrument susceptible d'amé-
liorer Ia forme : microscope, lunette, etc. - Le naturalisme qu'on a souvent reproché à récole de Chicago
n'est, en règle générale, qu'une naturalisation des processus et
L'observation du changement est donc quasiment Ia seule des tendances qui vise à se démarquer d'une vision politique
fonction scientifique du laboratoire; elle bénéficie de cet avan- de Ia ville et du « culte des héros ». La définition de rorganisation
tage que lui offre Ia ville et qui se résume à un agrandissement écologique de lá ville renvoie manifestement à des éléments de
des processus sociaux ; Ia ville donnle à voir des excés ; elle faít culture matérielle, et le « cours général de Ia nature humaine »
varier náturellement Ia durée et l'intensité des processus sociaux, auquel Park fait allusion au début de «Ia''Ville » s'appuie sur
de sorte que renquêteur-sociologue doit simplement faire un; « notre système de propriété individuelle ». Inversement, Ia défi
travail de mise au point passant tour à tour de Ia. perception. nition de Ia ville comme complexe culturel « incorpore » Ia struc-
lointaine et globale du type idéal de Ia personnalité urbaine' ture matérielle aussi bien que Ia tradition. L'idée centrale de
(Wirth) ou de Ia ville « comme état d'esprit», à' Tobservation ce naturalisme, donc, c'est que Ia nature d'une ville n'est pas
minutieuse des rites et des modes de vie d'un milieu ou encore seulement affaire de politique. Amos Hawley définira récologie
à l'enregistrement fidèle de rhistoire de yié d'un immigrant. mmme « Pétude morphologique de Ia vie collective dans ses
A rinverse peut-être de Burgess et de McKenzie, Park ne des- Aspects statiques et dynamiques' » et devra se séparer de son
cend guère jusqu'à Tanalyse de cette chimie sociale dont parle maítre McKenzie, à qui il reproche de subordonner récologie à
Halbwachs et s'en tient à cette double filiation de Ia sociologie: rétude des modèles de distribution spatiale des relations humai-
le joumalisme et Ia fiction d'une part, rhistoire naturelle de nes. Or, c'est bien cette morphologie de Ia vie collective qui
l'autre. définit, dès 1921, pour Park et Burgess Ia tâche de Ia sociologie:
On a sufiSsamment écrit sur l'empirisme òu le naturalisme de « Le point de vue sociologique fait son apparition dans Ia
récole de Chicago pour qu'il soit nécessaire de se poser une recherche historique dès lors que Phistorien passe de Pétude
question inverse : quels étaient donc le parti pris. Ia position des"périodes"à çelle des institutions. L'histoire des institutions,
c'est-à-dire ceUe de ia famille, de PEglise, des institutions écono-
de savoir de Park dans son approche de Ia ville en 1916 et 1925 ?
miques, politiques, etc., mène inévitablement à des comparaisons,
quel êtait donc 1'enjeu de cette analyse tour à tour «trop »
à des classifications, à Ia formation de catégories, de concepts
globale et « trop » empirique des phénomènes urbains ? en quoi
et finalement à Ia formation de lois. Par là même, Phistoire
rhypothèse écologique d'un environnement urbain défini comine devient histoire naturelie, et Phistoire naturelle passe à Ia science
unité ou corrélation (A. Hawley) d'un espace et d'une mentalité
exacte. Bref, Phistoire devient sociologie'. »
venait-elle confirmer les méthodes utilisées : études des milietK
et des implantations, analyse des mobilités résidentielles et socia-
les, observation des changements dans les techniques de contrôle,
histoires de vie ? 5. Cf. Don Martindale, < Prefatory Remarks i, in Max Weber, lhe
City, Free Press, 1950, p. 16-20.
Remarquons, pour commencer. Ia rupture de 1'approche écolo 6. A. Hawiey, Human Ecology, Ronald Press, 1950, p. 67-69.
gique avec rhistoire des villes qui occupe toute Ia littérature amé- 7. Introduction to the Science of Sociology, op. cit., p. 16

Jr
■>

PRÉSEOTATION LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MILIEU URBAIN

Naturaliser le milieu urbain pour mieux en analyser les régu- et de celle-ci au cosmopolitisme'. Mais remarquons aussi qu'il
larités et les variations, c'est prendre exactement le contre-pied ne s'agit:pas d'un trait culturel moyen : derrière Pimmigrant,
de ce mot d'ordre scientifique de Manuel Castells critiquant le commerçant, 1'étranger, le. hobo, il y a « Thomme doué de
récole de Chicago : « II faut d'abord casser Ia glõbalité de cette locomotion », 1'homme foncièrement mobile et qui sera autrement
société urbáine » Pourtant, 11 semble ráisonnable de penser, contrôlable ou « mobilisable » que le producteur ou le consom-
avec de nombreux critiques de l'écologie, que, même en défi- mateur. A. 1'image de Texplosion confuse qu'est Ia ville telle ■
nissant correctement renvironnement urbain conune culture que Park se Ia représente au travers des lunettes du marché
objectivée, il n'y ait aucune raison de faire de cette culture objec- et de Ia Bourse, correspond .cette figure toujours transitoire de
tivée dans Ia ville uhFcultufe objectivée de~lã"ville. Èst-cé~que 1'homme doué de locomptión. Un des articles de the City avait
Ia vlUe est pius qu'un simple espace d'effectuation ? Est-ce que pour titre : «1'Esprit du /io6o i.réflexions sur íe rapport entre
les « processus urbains » ne trouvent pas leur cohérence et leur mentálité et locomotion ». Ce n'est donc pas un contenu oü
articulation dans Ia société industrielle ou dans rindustrialisation un modèle culturel que Park désigne ainsi : c'ést une forme de
capitaliste ? sociábilité qui serait propfe â Ia ville, une mentaíité. Et là l'héri-
Sans compter que cette visioh de Ia ville-milieu n'est pas sans
tage de Simmel se mêle avec les rècherches plus concrètes de
détour : 1'« expérimentation » originelle est manifestement sub- Burgess, McKenzie, Anderson et d'autres. D'un côté, on insistera
jective. La naturalisation de Ia ville-milieu s'appuie d'abord sur sur Ia fantastique différenciation des typès sociaux, des types
une figure qui lui sert à Ia fois de support • et d'analyseur. professiònnels, des types de tempérament, chacun étant repré-
L'« étranger » de Simmel, Ia figure du juif ou du commerçant- sehtatif d'un milieu particulier, d'uhe région morale. Ia ville se
npmade, oú encore celle du hobo servent doublement dans les définissant alors comme une mosaique de milieux et une inter-
textes de Park : ils introduisent un facteur de déstabilisation
action dè types différenciés ; d'un autre côté, on çherchera à
dans un milieu qui est censé ne pas réagir à leur égard comme • définir le citadin par son système d'attitudes blasées, par Ia
communauté traditionnelle; ils soulignent des caractéristiques segmèntation des rôles, son opacité, sa capacité de jouer, dans
de mobilité, d'hétérogénéité, dè « prime à 1'excentricité » qui ne toutes relations, tout à Ia fois de Ia distance et de Ia proximité.
sont pas culturelles et qui opposent glóbalement — structura- Mais 1'étranger n'est pas seulemehtvla figure et 1'analyseur
lement — le rural à 1'urbaih. De sorte que 1'anatomie du juif de Ia mobilité urbaine. II montre par sa seule présence, par sa
devient une clé pour 1'anatòmié du paysan et que ce couple prédilection ppur les zones de plus grande mobilité et par le
typique, déjà largement exploité au'Xix° siècle, retrouvera avec type de relations qu'il entretieht àvec Porganisation sociale
Thomas, Simmel et Park une nouvelle jeunésse. Dans le juif ouv urbaine que celle-ci n'est pas un organisme comme les autres et
dans 1'étranger, les caractéristiques du thode de viè urbain sont/ sans doute que ce n'est pas un organisme du tout, quoi qu'en
. ramassées en uti iype, une figure de Turbanité. dise Park.

II est tout à fait súr que le premier opérateur de naturalisation


du milieu urbain, c'est Tidentification de 1'urbain à Turbanité, 9. a La plupart des caractéristiques du juif et^ -certainement» sa préémí-
nence comme commerçant, son esprit víf, sa sophisttcatíon, son idéalisme
et son manque de sens historique sont aussi des caractéristiques du
citadin, rhomme aux idées larges qui vit à rhôtel, bref le cosmopolite.
8. M. Castells, Ia Question urbaine, Maspero, Paris, 1971, p. 114. Cf. Les autobiographies d'immigrant8 juifs polonaís pubüées en grand nombre
aussi H. G. Gans : < Si les modes de vie ne coincident pas avec les types ces demières années sont toutes des versions ■ différentes d*une même
«fimplantation et s'ils sont fonction de Ia classe et de Ia position dans hístoire'— rhistoíre de Thomme marginal.» (R. E. Park, «Human
le cycle de vie [Ufe cycle slage] plus que des attributs écologiques de Migrations and the Marginal Man s, American Journal of Sociology,
rimplantation, on ne pouira pas formuler de définition sociologique de XXIII, mai 1928, ü® 6, p. 881-893, repris dans Jiace and Culture, p. 345-
Ia ville, > (< Urbanism and Suburbanism as Ways of Life >, in R. Pahl, 356.) Notons que Park-est, au dire d'Everett Hughes, le premier à avoir
Readings in Vrban Sociotogy, Pergaihon Press, 1968, p. 95-118). utilisé ce terme d' a homme marginal >.

10 11
FRÉSENTATION LA VnXE-LABORATOntE ET LE KULIEU URBAIN

En effet, dans un rapport de contíguité, et non de filiation ou cosmopoiite ne signifie pas qu'il n'y ait pas, pour Park et Wirth,
d'identification, libre d'attaches (de racines et de préjugés), c'est- d'autres manières d'être citadin, comme le croit Gans, mais
à-dire libre de tout lien organique avec le groupe social dans simplement que ces autres manières seront tout aussi indivi-
lequel il est inséré et auquel 11 est pourtant indispensable struc- duelles, c'est-à-dire tout aussi libres et complexes, sociaiisées/
turellement Tétranger donne à voir un milieu qui est Tinverse désocialisées, universelles/singulières. De pius, si on remarque
d'un organisme, puisqu'il suscite Taltérité et ie brouiliage en sen que Turbanisation a sur Ia mentalité du citadin et son mode de
' sein. vie non seulement un effet d'individuation, mais aussi de nivel
lement, il faut voir que les deux processus ne sont pas contra-
Le rapport individu-environnement qui s'étabiit alors est non dictoires chez Park, pas plus qu'ils ne le sont chez Simmel.
seulement différent de celui qui est décrit à travers les modes de La notion d'individu comporte toujours deux sens chez Simmel,
socialisation traditionnelle, mais ii est opposé au modèle du puisque c'est à ia fois rhòmme universel du xviii® siècle et Pêtre
libéraiisme économique (compétition-adaptation), puisque Ia singulier du romantisme. Voilà qui expiique que le juif de Park
caractéristique du miiieu urbain est de multiplier ies phénomènes vive à i'hôtel et que son commerçant soit un marginai,' aiors
d'individuation, qu'iis soient pervers ou simplement «excen- que tqutes les foules sont manipulées, et de Ia même manière,
triques ». par des agitateurs ouvriers, 1'Armée du salut et ia pubiicité".
En même temps, Park s'inscrit de manière três particulière Le plus grand nivellement peut bien coexister avec Ia plus grande
dans le débat sur les conséquences morales de Turbanisation. individualisation. Plus, dans toute situation particulière il y a,
En posant à son tour Ia question des effets de Ia proximité et d'une part, ce qui ia rend tout à fait spécifique et, d'autre part,
de Ia densité (cf. Ia théorie des rêgions morales, qui explique ce qui fait qu'elie est tout à fait générale et commune.
comment Ia viile récompense et íige les éléments de divergence « Voici donc Ia corréiation dont on affirme ici Ia validité histo-
d'une personnalité) ou celle des efifets de nivellement et de rique et objective : les contenus et les formes de Ia vie, ã Ia fois
superficialité qui découlent de ia partialité et de ia fugacité des les plus larges et les plus généraux, sont intimement liés aux
contacts, Park souligne à chaque fois ia positivité de ces inter- plus individuais ; tous deux passent par une première étape :
actions d'un nouveau type, ia forme de régulation qui leur est ils ont pour ennemis communs les configurations étroites et les
propre, de sorte que tous les passages sur les effets désorgani- groupements restreints qui, pour ieur propre conservation, se
sateurs de Ia grande ville sont immédiatement corrigés par une défendent de 1'ampie et de 1'universel, comme de ce qui, en leur
présentation lyrique de Ia ville, et que Park conclut Ia plupart sein, se veut individuel et libre de mouvement". » Pour 1'éiève
de ses articles par une sorte d'apologie du transitoire. de Simmei et pour le joumaliste du début du siècle qui ayait
Or, cette apologie du transitoire n'est eile-même que 1'éioge parcquru tous les continents, un individu était donc.à Ia fois
de rindividu. Ce qui supporte ia spéciíicité du phénomène urbain quelqu'un parmi d'autres et un être tout à fait particuiier, typique,
est une figure, ceiie du cosmopoiite, parce que ce qui fait Ia en somme, queiqu'un ayant une vie à raconter : les histoires de
positivité de ia formation sociale urbanisée, c'est qu'elie exalte vie d'immigrants sont les documents auxquels Park se réfère
1'individu. Le fait que le citadin par exçellence soit 1'étranger presque autant qu'aux enquêtes sociales et qui iliustrent cette
combinaison de i'universei et du singulier. « Typique » signifie
alors irremplaçable plus que représentatif.
10. (Bien que ses attaches avec le groupe ne soient pas de nature
organique, Tétranger est cependant membre du ^oupe, et Ia cohésion
du groupe est déterminée par le rapport particuiier qu*il entretieot 11. La thèse de Park à Harvard en 1903, préparée sous Ia direction de
avec cet élément. > (G. Simmel, < Digressions sur Tétranger >, p. 59. Wíndelband à Heidelberg, s*intítulait Crowd and Public.
Les uuméros de page en italique renvoient aux articles publiés dans ce 12. G. Simmel, c Métropoles et Mentalité >, p. 70.
volume.) 13. O. Leclerc, VObservation de 1'homme, op, cit.

12 13
LA VILLE-LABORATOIKE ET LE MnjED lUtEAIN
PRÉSENTATION

Ia divergence des milieux, et c'est Ia seule qui soit Pobjet de


De sorte qu'il ne faut pas conclure trop vite de 1'écologie à 1'écologie.
rorganicisme. La ville est ce milieu particulier qui, loin de
contraindre les individus à s'y adapter, suscite les excentricités, Par contrè. Ia ville politique a un curieux statut chez Park.
les « récompense », dit Park, leur « accorde une prime », ^t Pour commencer, c'est le seul domaine oü le parallèle ávec Ia
Wirth. Cest qu'elle multiplie ses liens non organiques de petits société primitive est pertinent. In-groups et out-groups sont des
groupes ou de « régions morales » à Ia totalité de Ia villé, véri- catégories du politique; et le boss local exploite des felations et
tables isolats moraux d'amáteurs d'opéras ou de passionnés de des gròupes primaires. 11 exhibe ses attaches locales à des fins
courses de chevaux. EUe multiplie des milieux qui 1 ignorent et de représentation, il est le premier des manipulateurs iiínom-
qui s'ignorent entre eux. brables que Park voit évoluer dans 1'arène urbaine. Mais, préci-
sément parce que le régiine de Ia machine politique est manifes-
Et ces excentricités orgahisées nè sont pas les effets d un dys- tement archaique, parce qu'elle est impuissante devant 1'énòrme
fonctioimement : les quartiers louches èt.les quartiers réservés croissance urbaine et devant Ia' coiriplexité incroyable de sa ges-
sont des régions morales exemplaims, mais elles n ont d autre tion, 1'organisation locale en communautés'cède Ia place peu à
privilège que leur clarté : « II n'est pas nécessaire d entendre peu'à une mise en tutelle de plus en plus marquée, ét par le
par « région morale » un lieu ou un milieu forcément cnminel ou biais des « conseiUers » donne naissance à un monde de.profes-
anormal. Cest un terme qu'il faut plutôt appliquer à des secteurs sionnels> experts ét gestiónhaires. Ainsi, de Ia coutume on passe
oü prévaut un code móral divefgent; des régions oü les gens à Ia loi- positive et peu à peu à un règne du savoir-faire que
sont dominés plus que d'ordinaire par un goút, une pássion, nous appelleriòns sans doute aujourd'hui « technocratie ». Mais
quelque intérêt qui s'enracine dans Ia riature originelle de cette nouvelle société politiquè urbaine ne perd pas pour autant
1'individu » Amos Hawley plus tard fixera comme objet à ses caractéristiques' manipulatoires, ne serait-ce qu'en raison dés
1'écologie humaine 1'étüde des adaptations communautaires à enjeux éíectoraüx pour lesquels elle s'est constituée. Ce n'est
un environnement non organique". Mais, chez Park; 11 n est pas ici encore que nous troiiverons un rêgulateur global de Ia
pas encore question d'une telle adaptation. L'attrait de Ia ville vie urbaine. >
comme telle est de 1'ordre du tropisme, c'est un leurre pour des
De fait, il n'existe pas chez Park un régülateúr de ce type :
« tempéraments jeunes et fougueux » ; par contre, 1 intérêt des en effet, il est difiicile de découvrir dans-Ia ville quel'est le
micro-sociétés urbaines pour Ia ville ne va pas du tout de sol.
Et Ia meilleure preuve, c'est qu'il faut des techniques particu- príncipe écologique susceptible de jouer un rôle de rêgulateur
liêres et des techniciens particuliérs pour qu'elles sortent de global; Ia compétition elle-même ne peut pas avoir le sens qu'eUe
1'univers qu'elles se sont fabriqué. Cest précisémeiit cet écla- a.dans le libéralismè classique,- puisqu'elle ne fonctionne pas
tement de Ia ville en micro-sociétés qui est à 1'origine de son dans un univers intégralement atomisé. Entre régions morales
attrait, puisqu'il assure à tout individu Ia possibilité de trouver ou entre micro-sociétés à 1'intérieur de Ia ville. Ia compétition
quelque part son milieu, de sorte que le' lien entre ces milieux a pour limite Ia juxtaposition et Ia communication d'intérêts et
divergents — toute ré^on morale est divergente n a rien de mceufs divergents. II h'y a de compétition qu'à 1'intérieur
d'une classe ou d'un milieu. Si Park fait de Ia concurrence
de naturel : c'est au contraire le comble de 1'artefact, c'est le
domaine du politique, alors que Ia ville naturelle est celle de un rêgulateur économiqüe qui détermine le plan de Ia ville, son
organisation spatiale; il se refuse à, céder aux abstractions de
Vhomo aeconomicus et' se hérisse à 1'idée d'une còmparaisòn des
villes du point de vue de leur bien-être, comme Thomdike"
14. R. E. Park, «Ia Ville », p. 126.
15 Cf. A. Hawiey, Human Ecologs, op. cit., cnap. 11, i urg^ism 16. «Une espèce d*artefãct logique comme rhomme économiqüe.
and Environment >, p. 10-32, oü robjét spécifique de réeologie est défini cf. d La Ville, phénomène naturel», p: 190.
comme adaptation communautaire à un environnement non organique
\S
14

J
LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MIUEU URBAM
FBÉSENTATION

Ia communication introduisent chacun leur príncipe de variation


l'entrepiend. Or, si rhistoire naturelle des víUes ne découvre propre et se combinent toujours de manière inégale. Aussi,;alors
aucun régulateur universel, l'hypothêse écologique d'\ine régu- que dans Tanalyse d'une ville, 1'hypothèse écologique tend à faire
lation naturelle de rhabitat humain devrait- se réduire à une apparaitre Véclatement d'une totaUté apparemment organique en
position méthodologique, à une manière de poser Ia question une multiplicité de milieux divergents, cette hypothèse demande
de Ia régularité en ne se donnant pas Tatout a priori d une que Ia comparaison des villes entre elles repose sur le príncipe
définition de Ia ville comme artefact. Comme le fait de supposer dfune combinaison dans laquelle un élément' au moins n'est pas
que Ia, ville est un organisme pennet de Ia différencier, de maitrisable. D'oü cette insistançe. réaliste sur Pordre écologique
mettre en íumièrè des liens qui ne sont préeisément- pas orga- qui va jusqu'à le cpnfondre avec le géographique. ,
niques, de même l'analyse du système urbain a partir des prín ■ Alors que, s'adressant aux -géographes, Park souligne que Ia
cipes de compétition et d'adaptation aboutit à faire apparaitre ville n'est pas une simple agglomération d'hommes et d'équipe-
des zones d'onibre autonomes, une multiplicité et un encheve- ments, mais un « état d'esprít" », face à une tentative inspirée
trement de codes, une confrontation généralisée de manipulateure de Ia psychologie de laboratoire et visant ã tester les villes avec
développant les uns et les autres des stratégies homologues, mais pour seul crítère le fait qu'il y fasse bon vivre, il se rétracte
avec des õbjectifs différents. Ce désordre apparent est l'équilibre et ráppelle les príncipes de base de 1'histoire naturelle des villes.
spécifique des sociétés urbaines. Tout se passe comme si 1 his- Et il faut bien voir que 1'enjeu est là tout à fait politique en
toire naturelle des villes venait redoubler rétonnement du jour-
un triple sens, puisqu'il s'agit de ne pás céder aux demandes
naliste devant ces monstres urbains, leurs excrpissances homo- de différents organismes'gouvemementaux qui transformeraient
gènes, vérítables corps étrangers dans Ia ville ou à sa péríphéríe Ia descríption d'une ville en plaqüette ■ publicitaire, de ne pas
(les villes ouvríères), leurs formations pathologiques, leur fièyre rédüife Ia « sarité » d'une cdmmunauté à son niveau de vie èt
de mobilité. En somme, ce serait Ia naturalisation de Ia ville enfin de ne pas oublier qu'il y a, « dans Ia vie dés taudis, des
qui permettrait d'en faire un laboratoire, c'est-à-dire de révéler compensations que les habitants des banlieues résidentielles
1'impensé de Ia nature dans Ia nature même.
n'imaginent pas"». .
Pourtant, l'hypothèse écologique n'est pas toujours aussi for-
En ce sens, 1'appartenance à une cómmunauté oü le sentiment
melle chez Park. L'article de 1939, publié ultéríeurement : «Ia d'appartenance' à un voisinage ne peüt pas s'expliquer pár le
Ville, phénomène naturel», fait encore Ia distinction de trois seul jeu de facteurs socio-écoriomiques et en termes de choix
ordres : terrítoríal/géographique, économique/concurrentiel et
ou de contrainte puisqu'ils he sont que le résultat d'une
culturel, attríbuant à chacun d'eux un príncipe organisateur :
combinaison d'attaches toujours particulières à un quartier en
1'instinct, Ia concurrence et Ia communication; Cest qu'il s'agit
alors d'analyser les conditions de comparaison des villes les imes formation ou en dissolutión, dont la vie associative est plus ou
moins forte, etc. Par conséqüent, les coinmunautés ainsi formées
avec les autres et de s'élever contre une tentative de mesurer Ia sont toujours plus ou moins « inhabituellès ».
valeur relative de villes difPérentes à partir du seul crítère du
«bien-être, [...] avec toujours, évidemment, cette clause de II sufflt de comparer à ce sujet les analyses de Gans et celles
sauvegarde ; toutes choses égales par aiileurs». Mais, bien de Wirth súr Ia mobilité résidentielle : s'ojpposant à Ia définition
entendu, ajoute' Park, « ces autres choses ne sont jamais que Wirth dpnne de Ia ville (« établissèment relativement dense
égales"»... L'ordre écologique fait de migrations, Tordre concur-
rentiel organisé autour d'un marché, 1'Ôrdre culturel fondé sur
18. t La ViUe p. 79. ,
19. « La ViUe, phénomène naturel >, p. 192.
20. H. G. Gans,' cUrbanism and Suburbanism as Ways of Life»,
op. cit. . . -
17. « La Ville, phénomène naturel», p. 189.
17
16
1
LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MIUEU URBAIN
PRÉSENTATION

mode de vie un rapport de cause à effet et si, d'autre part, on


et permanent d'ihdividus socialement hétérogènes »), Gans estime soupçonne Park et Wirth d'avoir identifié le mode de vie de
que Ton ne doit pas chercher rexplication du caractère transi- toutes les populations du centre-ville au modèle cosmopolite.
toiie des relations sociales en milieu urbain dans l'hétérogénéité
Or, d'une part, le cosmopolitisme qui a pour figure représen-
sociale des populations, mais dans leur instabilité résidentielle, tative tour à tour le juif ou le hobo est sans doute plus, chez
elle-même liée au fait que Ia ville attire, pour des raisons éeono- Park, Ia caractéristique d'un type de relations que Ia définition
miques, une population... « transitoire » et hétérogène. Les carac- d'ime catégorie délimitée de Ia population urbaine. L'école de
téristiques de mobilité du centre-ville sont dono dés caraetéris- Chicago, sur ce point, n'innove guère d'ailleurs par rapport. à
tiqües du marché de Ia main-d'céuvre dans Ia societé industrielle ; toutes les descriptions des grandes villes. européeimes des xviii®
ce dont I'histoire natmelle ou récologle rendrait compte en
et xix° siècles. Que 1'efFet de melting-pot, comme^dit Gans, ne
térmes d'adaptatión à tm environnement et ce qu'elle se contente soit sensible que dans les quartiers plus ou moins eentraux des
de décrlre avec le vocabulaire des « tendances » n'est rien d'autre
grandes villes ne signifie pas que Ia zone de difiusion de eet eflíet
qu'un marché avec des oífres et des demandes particulières. Par soit circonscrife à ces quartiers, sauf précisément à ayoif une
ailleurs, on trouvera dans les quartiers voisins du centre deux conception géographique et empiriste de Ia notion d'aire
populations tout à fait différentes du point de vue de Tapp^e- urbaine".
nance de classe et de Ia position dans le cycle de vie : d'une
part, une population cosmopolita d'artistes et d intellectuels, céli- D'autre part, dans le texte inaugural de Park sur Ia ville, il
bataires et sans enfants, ayant choisi de vivre plus ou moins est tout à fait clair que 1'environnement urbain ne.produit pas
provisoirement là ; d'autre part, une population falte de eommu- à tous les coups.et de manière mécanique eette généralisation
nautés ethniques (ethnic villagers) de. sans-ressources ou de d'un type de relations secondaires et transitoires. Park insiste
laissés-pour-compte qui ne vivent là que par obligation. Donc, au contraire sur le fait que Ia ségrégation vient contrebalancer
dans un seul et même environnement se développeront deux Ia tendance à Ia mobilité en renforçant les attaches locales et
modes de vie différents : sophistiqué, transitoire, secondaire pour les sentiments d'appartenance à un voisinage sur un mode pri
les cosmopolites et les jeunes. couples en rupture de famille ; maire traditionnel (par exemple, le Bronx comme communauté
primaire, « villageois » et pas du tout anonyme pour les eommu- étroite hautement organisée) : « En milieu urbain, le voisinage
nautés ethniques défavorisées. Le fait que les caractéristiques tend à perdre une grande partie de Ia signification qu'il avait
écologiques des quartiers du. centre ne soient pas pertinentes dans des formations sociales plus.timples et plus primitives; [...]
pour expliquer le mode de vie de leurs habitants se confirme de Par contre, 1'isolement des eoloriies d'immigrants et des colonies
manière encore plus nette pour les quartiers périphériques des raeiales dans les "ghettos" et les aires de ségrégation tend à
suburbs. En règle générale, pn pourrá donc dire que les déter- préserver 1'intimité et Ia solidanté des groupes loeaux et des
minations urbaines ou suburbaines ne sont pas antithétiques et
qu'elles ne sont d'aucune efiBcacité pour Ia compréhension d'un
mode de vie. 21. «Peut-être contribuera-t-on à clarifier les propositions qui suivent
en répétant que, si le lieu géométrique du phénomèné urbain comme
Cette critique aboutit, nòus Tavons vu, à remettre en cause mode de vie se situe, de façón caráctérisée, dans les endrpits qui
toute possibilité de défiriition.sóciologique de Ia ville ou de Ia rémplissent'les conditions que nous iixerons pour définir Ia - ville, le
phénomèné urbain n'est cependant pas limité à de tels emplaceménts : il
banlieue ; et elle isole trois facteurs explicatifs de Ia distribution se manifeste à des degrés divers pártout oü parviennent les influénces
des populations dans 1'espace urbain : Einstabilité résidentieUe, de Ia ville. > WiRTH, < le Phénomèné urbain comme mode de vie >,
Ia position dans le eycle de vie (life cycle stage) et les caractéris p. 257.) De mSme, prenant pour caractéristique du mode de vie urbain
Ia rationalité inteúectuallste, Simmel est amené à faire une précision
tiques culturelles qui font, de Ia ville le simple espace d'effec- semblable ; .< MSme si des existences. souveraines et - impulsivas ne sont
tuation de processus globaux de Ia société industrielle. Mais elle pas du tout imposslbles en ville, elles sont cependant opposées au type
ne tient que si on fait du rapport entre renvironnement et le urbain... s (c Métropoles, et Mentallté >. p, 65.) ■

19
18

J
FRéSEHTATION LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MILIEU URBAW

groupes de voisinage » La seule erreur historique de Park, en lumière Ia spécificité de Ia vilIe en général et les traits suscep-
c'est d'avoir cru que Ia tendance à Ia mobilité et à Ia mobilisation tibles, par leur combinaison, de différencier les villes les unes
de Ia société urbaine áméricaine était suffisante pour faire dispa- des autres et les milieux urbains par rapport à Ia vilIe. II s'agit
raítre entièrement ces fonues de sociabilité traditionnelle subsis- moins chez ces deux auteurs, inscrits dans Lhéritage darwinien,
tant dans des poches distínctes ou dans les enclaves ségrégées de faire une typologie des quartiers « possédant en bloc une série
du milièu urbain, et de déduire des phénomènes d'invasion et de caractères bien tranchés à 1'exclusion de certains autres »,
de succession tels qu'ils apparaissaient dans I'histoire de Harlem, pour repréndre les termes de F. Jacob que de présenter « une
par exemple, une tendance inévitable à Ia mobilité généralisée certaine distribution » des différents traits observés en milieu
et tiniforme. Là encore, 1'article de 1939 est pius en retrait et urbain et qui, combinés à des facteurs de ségrégation ou de
repère des rigidités qui obligent Park à penser 1'organisation de survivance ethnique ou culturelle, aboutissent en effet à des types
Ia ville à partir d'ordres ayant chacun leur logique prbpre. particuliers observables par le sens commun ou Tenquête socio-
logique.
Donc les caractéristiques cosmopolites, sophistiquées, blasées
des relations spécifiquement urbaines sont tendancielles, ce sont Ce qui fait peut-être Ia difiiculté des textes de Simmel, Park
des caractéristiques de Ia vilIe comme « état d'esprit» et il est et Wirth, c'est qu'ils utilisent le terme de « type » en déux sens
curieux de constater à quel point les critiques de Gans sont au moins. >11 désigne tantôt Ia condensation tendancielle de traits
empiristes et réalistes, alors que Wirth insiste dès le début de de Ia vie ou de Ia personnalité urbaine, eux-mêmes três dispa
son texte sur le fait que sa tentative de cemer une personnalité rates et divergents; tantôt, au contraire, ce qui fait Ia particu-
spécifiquement urbaine n'a d'autre prétention que de construire larité, et quasiment le pittoresque (pour I'observateur, Ie jouma-
le type idéal de communauté urbaine, rnême si; du point de vue liste ou Tenquêteur), d'un quartier, d'un personnage spécifique
du relevé des facteurs de mobilité, Wirth ne se montre pas en ment urbain (cf. par exemple les types professionnels dans Ia
reste par rapport à Gans j « La densité, les valeurs foncières, vilIe).
les loyers, 1'accessibilité, Ia salubrité, le prestige, les considé- Cest précisément cette recherche tout à Ia fois du tendanciel
rations esthétiques, 1'absence de nuisances telles que le bruit. et du singulier qui fait 1'énorme privilège des monographies de
Ia fumée. Ia saleté déterminent 1'attrait de diverses zones de Ia quartiers ou des histoires de vie ". Ellés illustrent concrètement
vilIe comme lieux d'impIantation pour diverses tranches de Ia le conflit entre, des forces dé nivellement et d'individuation, de
population. Le lieu et Ia nature du travail, le revenu, les carac spcialisation et de réserve. Les 15 000 lettres échangées entre des
téristiques raciales et ètbhiques, le statut social, les coutumes, immigrants polonais ou 1'autobiographie d'un aventurier polo-
les habitudes, les goúts, les préférences, les préjugés font partie nais, telles qu'elles sont recueillies par Thpmas et Znaniecki,
des facteurs significatifs en vertu desquels Ia population urbaine constituem le « type parfait du matériau sociologique » parce
est triée et distribuée en des localisations pIus ou moins dis- qu'elles matérialisent ce rapport entre un individu et son envi-
tinctes » Ce catalogue de facteurs significatifs peut être pris ronnement, rapport qui, autrement, demeurerait abstrait". Les
comme guide pour un classement empirique des différents quar- histoires de vie nous font percevoir cláiremènt ce que nous ne
tiers ; mais telle n'est pas Ia préoccupation de Wirth qui, quelles saisissions qu'indirectement à travers des données statistiques,
que soient les distances qu'il tient à garder par rapport aux mais dans Ia mesure oü elles sont volumineuses nous devons
premiers textes de Park, garde Ia même problématique : mettre finalement les « réduire à des types pIus ou moins formeis ».

24. Le Monde, 10 février 1979.


22. f La VilIe. Propositions de recherche sur Tétude du comportement 25. Cf. les pages sur les histoires de vie dans rarticle de 1929 : c Socio-
bumain i, p. 88. logy, Community and Society >, Human Communities, p. 202-209.
23. L. WiRTHi «le Phénomène urbain conune mode de vie », p. 266. 26. Ibid., p. 206.

20 21
1
PRÉSENTATION LA VILLE-LABORATOIRB ET LE MIUEU URBAIN

« Cependant aucun schéma classificatoire satisfaisant des types résistance d'une conscience collective est liée à ses particularismes
de personnalité ne nous a ancore été proposé... à l'exception des et à ses préjugés, c'est-à-dire non seulement à Ia capacité de
trois types mentionnés par Thomas et Znanieeki — le philistin, défendre ses intérêts particuliers, mais à sa capacité de réserve.
le bohémien et le créateur (le génie) Et c'est cette capacité qui se manifeste explicitement dans l'his-
toire d'un quartier ou dans les histoires de vie d'immigrants.
L'intérêt d'une histoire de vie, c'est d'être tout le contraíra
d'une autobiographie, comme Tintéret d'une monographíe de
quartier, c'est d'illustrer les échecs ou les ratés d'un processus
d'unifonnisation, de mettre en lumière les forces de résistance,
de crispation et de fixation Ce parallèle entre rhistoire dHine II. La ville comme conãguration spatiále
vie et celle d'un quartier se légitime aux yeux de Park à partir
d'une analyse des préjugés. Cest ce qui lui permet de mettre sur
le même plan « nos réserves persormelles et raciales"» et, sur- « A 1'intérieur des limites de tout territoire naturel, les popu-
tout, c'est ce qui lui interdit de prendre pour modèle de toute lations tendent à se distribuer suivant des formes définies et
socialisation le rapport pédagogique scolaire ou iamilial. Cest typiques. Tout groupe donne à voir une configuration plus ou
qu'un enfant n'a pas de « réserve ». Or, « si nous étions aussi moins définie de ses composants individuels » La ville; commu
naifs que des enfants ou encore si nous étions tout aussi influen- nauté humaine élargie, est à Ia fois un système d'individus et
çables et dépòurvus de réserve que certains hystériques, il n'y d'institutions en interdépendance, et un ordre spatial. D'ün
aurait sans doute ni personnes ni société. Une existence person- côté, elle est une mécanique, un artefact de Ia civilisation, qui
nelle solide, tout comme une société saine exigent en effet une assigne à 1'homme des cónditions d'existence aussi éloignées que
certaine résistance ■ aux influences et aux emprises sociales. II possible du « milieu naturel». Mais, d'un autre côté,'il s'agit
est aussi inconcevable qu'il y ait des personnes sans intimité d'une mécanique sans mécanicien, dont les niodalités d'émer-
[privacy] qu'une société sans personnes. Dès lors, il est évident gence et de développement sont à penser en termes de processus
que l'espace n'est pas le seul obstacle à Ia communication et que naturels. Dans le modèle urbaih qui sert de référence à 1'école
Ia distance sociale n'est pas toujours mesurable de façon adéquate de Chicago, il n'y a de place ni pour le prince, ni pour Turbaniste,
en termes purement physiques. L'obstacle ultime â Ia commu ni pour une classe oú un groupe qui marquerait son hégémonie
nication, c'est Ia conscience de soi ». dans un certain agencement de 1'espace. II n'y a que des forces
Méfiance donc à Tégard des explications du "processus de impersonnelles,- à Ia fois « sociales » et « naturelles », en un
socialisation ã partir des seuls mécanismes de Timitation et de triple sens : elles renvoient à un état des techniques et, plus
Ia suggestion" et méfiance par rapport à toutes les formes de généraleiiient, aux conditions dans lesquelles 1'homme transforme
résistance fondées sur Ia conscience de classe (le mouvement Ia matière et agit sur son environnement physique ; elles exaltent
socialiste, dit Park, n'a jamais réussi à créer, sauf peut-être en les singularités inscrites dans Ia nature individuellè de chacun;
Russie, qu'un parti politique). En d'autres termes. Ia part de elles ont pour effet de constituer les villes en «super-orga-
nismes », analogues à ceux décrits par 1'écologie animale et
végétale, ou encore par le courant évolutionniste représenté par
27. Ibid., p. 208.
Spencer ".
28. Cf., par exemple, le travail de Richard Sennett, Families agamst
lhe City. Middle Class Homes of Industriai Chicago. 1872-1S90, Harvard
University Press, 1970; Vintage, 1974. ^ f
29. R. E. Paex, «Ia Communauté urbaine ; un modèle spatial et un 31. R. E. Park. «Ia Communauté urbaine ; un modèle spatial et un
ordre moral >, p. 205. ordre moral >, p. 194.
30. Ibid., p. 203. 32. R. E. Park, «Ia Ville, phénomène naturel •.

22 23
PKÉSENTATION LA VILLE-LABORATOIRE ET LB MILIEU URBAIN

Sur le premier point, Park et ses collègues tiennent pour et complémentaires, les individus sont répartis dans 1'espace de
acquises les analyses conduites par leurs contemporains histo- Tagglomération en vertu de mécanismes complexes de filtrage,
riens, géographes et sociologues: action centralisatrice des formes de sélection et de regroupement. Par là même ils s'incorporent
modemes d'énergie et d'industrialisation, importànce du système à Ia ville, conçue comme une manière d'organisme, qui toutefois
de transport et de communication et notamment des points de ne serait figé ni dans sa structure interne ni dans son rapport
rupture de charge, économies d'échelles indultes par Ia concen- à 1'environnement. S'il y a une métaphore organiciste adéquate,
tration spatiale d'activités industrielles, commerciales et tertiaires, c'est ici celle de 1'éponge, comme le remarque M. Halbwachs :
effets de Ia divísion du travail sur Ia croissance des villes et sur « La ville, à moitié, n'est pas construite, [...] on y a enfermé
Ia diSérenciation sociale de leurs populations, etc. Âu demeurant, des espaces, vides, des usines, des lignes de chemin de fer, des
récole de Chicago est aussi peu engagée dans une réflexion . "zones interstitielles ", oü Pon est dans Ia ville sans y être réel-
originale sur Vurbanisation qu'elle ne Test dans une pensée de lement, sans se confondre encore avec sa chair et son sang :
Vurbanisme (entendu au sens de théorie normative des formes tels ces organismes simples, tout en cavités, qui, bien qu'intemes,
urbaines). baignent dans le milieu et le liquide extérieur »
Le thème de Ia différenciation des individualités, aú contraire, Cette référence permanente aux modèles de 1'écologie ainimale
y est beaucoup plus central. Les progrès incessants de Ia division et végétale — voire de Ia biologie" — n'est donc ni naive ni
technique du travail, Ia spécialisation des activités et Tapparition réductríce. Penser Ia ville comme une manière de « super-orga-
de nouvelles fonctions requises par Ia grande ville multiplient nisme », analpgue aux formations végétàles, c'est d'abord prendre
les métiers, donnant naissance à des catégories professionnelles au sérieux le rapport de Ia société et de 1'espace, 1'eSet de Ia
et à des «types professionnels ». Industrialisation et urbani- position sur les individus et les institutions. « Une société est
sation sont ici indissolublement liées pour produire ce processus constituée d'individus séparés dans 1'espace, répartis sur un
de différenciation sociale, qui s'appuie sur Ia diversité des capa- terrítoire, et capables de locomotion indépendante » Cest
cités individuelles. La « nature humaine » est dès le príncipe R. D. McKenzie qui donne Ia présentation Ia plus systématisée
modulée en fonction des tempéramerits, des dispositions et des de ce que peut être ,1'« approche écologique dans 1'étude de Ia
aptitudes de chacun. Le carcan rigide d'une société rurale tradi- communauté humaine». Différents les uns des autres par leurs
tionnelle a plutôt tendance ã gommer ces différences en imposant caractéristiques, leurs projets et leur capacité d'action, les indi
à tous ses membres un mode de vie uniforme et un modèle vidus entretiennent des rapports spatiaux qui sont réglés par Ia
culturel unique. La ville au contraire tolère et même récompense compêtition, analogue dans ses efifets à Ia lutte pour Ia vie obser-
ces inégalités latentes qui vont y trouver un « emploi», dans vable chez les animaux et les plantes. Les éléments les plus
tous les sens du terme. Ainsi 1'artefact urbain, complice et révé- vigoureux parviendront à,s'assurer Ia maitrise des emplacements
lateur de.Ia nature, « amplifie, étale et af&che les manifestations prívilégiés, conformément à Ia loi de dominance identifiée par
les plus varíées de Ia nature humaine"»,. Les anciennes spéci- 1'écologie animale et végétale': aux points stratégiques de Ia
ficités culturelles seront d'ailleurs réutilisées de manière ana- ville, notamment au centre, commerces et industries s'appropríent
logue dans le processus de différenciation urbaine. Tout comme les zones les plus convoitées, déterminant ainsi les lignes princi-
le caractère de Tindividu, le trait culturel — peut-être lui-même pales de Ia configuration urbaine. Par rapport à cet usage domi-
fondé sur le «tempérament de Ia race » — tend à se muer,
dans le milieu urbain, en caractéristique sociale et profession-
nelle : d'oü le portier belge, le policier irlandais, etc. Différents
34. M. Halbwachs, i Chicago, expérience ethnique >, p. 324.
35. a La mobilité comme pouls de ragglomération >, E. W. Burgess,
in c Ia Croissance de Ia ville >.
33. R. E. Park, c Ia Ville comme laboratoire social >, p. 179. 36. R. E. Park, W. Burgess, Introduction to lhe Science of Sociology.

24 25
PRÉSENTATION LA VILLE-LABORATOntE ET LE MIUEU URBAIN

nant du sol, Ia distributíon des résidences apparaít comme un Certes, 1'analyse de ces processus est incontestablement proche
processus subordonné, qucique régi par des lois analogues. Les des théories économiques classiques et néo-classiques. Des corres-
zones qui entourent le quartier central des a£Fa:res, rognées en pondances manifestes unissent 1'écologie humaine et Ia pensée
permanence par son extension, occupées pour partie par des économique. II est clair, par exemple, que les phénomènes de
industries légères et servant de première installation aux nou- compétitipn, d'interaction et d'association décrits par Burgess,
veaux inunigrants, ne sont pas convoitées par les couches aisées: McKenzie et Park sont conçus. três largement par référence à Ia
celles-ci tendront, au contraire, à s'lnstaller le plus loin possible, sphère monétaire. En particulier. Ia concurrence entre les usages
là oü ne se font plus sentir les diverses nuisances liées à Ia du sol est réglée par 1'argent, par les possibilités inégales qu'ont
congestion centrale et oü peut s'épanouir un mode de vie familial différents agents à occuper les emplacements les plus convoités,
fondé sur Ia possession d'une maison individuelle. donc les plus chers. La « lutte pour Ia vie » de Técplogie animale
se traduit dans ia ville par une compétition pour 1'espace, objet
Le schéma en zones concentriques que Ton obtient ainsi, et d'appropriation privé réglé par les lois de Ia concurrence et du
que rendit fameux l'article de Burgess alimenta d'inépuisables marché. Les textes de McKenzie sont particulièrément explicites :
controversès, quand il ne fit pas tout simplement sourire par sa le plus « fort », c'est celui qui, ayant avantage à une localisation
naiveté. On proposa de le corriger ou de le remplácer par une privilégiéè, a aussi Ia plus forte capacité financiêre à triompher
représentation sectorielle (Hoyt) ou polynucléaire (Harris et de ses cohcurrents pour occuper 1'emplacement convoité. Le
Ullmann). Plus récemment, récologie factorielle décèle, au moina prix est à Ia fois manifestation et élément de contrainte de Ia
dans certains types de ville, une tendance à Ia superposition de compétition, qu'il s'agisse des valeurs foncières oü des loyers. De
ces trois schémas, selon que l'on prend en compte Ia distribution même. Ia dégiradation physique et « sociale » des zones én tran-
des caractéristiques démographiques et familiales, les différen- sition — quoique proches du centre — est expliquée par le
ciations à base économique et statutaire ou, enfin, les phéno- calcul économique des pròpriétaires de terrains et d'immeubles,
mènes de ségrégation ethnique'dans 1'espace urbain. En outre, 11 qui n'investissent plus dans 1'entretien et Ia valorisation d'un
est bien clair que le contenu d'un schéma de ce genre — concen- patrimoine en instance de réaffectation. Les regroupements et
trique ou non — ne saurait avoir une valeur universelle Ainsi, associations d'activités sont eux aussi guidés par Ia recherche de
on observe habituellement Ia persistance ou Ia formation de zones 1'avantage économique. En ce sens, 1'écologie humaine apparaít
résidentielles aisées dans Ia partie centrale de toutes les agglomé- três proche d'un Ibng courant d'économie spatiale, à dire vrai
rations — européennes et même américaines — oü existe un postérieur pour Tesseritiel, 'mais dont on peut tóut de même
centre historique plus ou moins valorisé par les catégories domi situer Ia source majeure três en amont, dês le milieu du xiX°
nantes.
siècle, avec l'Allemand von Thünen. Qu'il s'agisse — comme
Cependant, 1'intérêt de 1'étude menée par Burgess n'est pas dans ce demier càs — de Ia répartition des typés de cultures
purement anecdotique : il ne s'agit pas seulement d'une misè en sur une plaine agricole environnant une villé-marché ou de Ia
forme un peu hâtive et indüment généralisée des observations distribution des activités et des résidénces dans Tèspace urbain,
recueillies sur le Chicago des années 1920. Le schéma cartogra- on observe bien de pairt et d'autre üne même conception de Ia
phique ést sous-tendu par toute une réflexion sur les processuS dififérenciation spatiale, fondée sur Ia' concurrence entre usages
de distribution spatiale des activités et des résidences, qui repré- du sol n'ayant pas les mêmes avantages relatifs à occuper une
sente Tun des apports majeurs de 1'école de Chicago. localisation privilégiéè ; et l'on aboutit à des constructions géo-
métriques comparables, en forme de zones concentriques.
Faut-il voir alors dans les analyses spatiales de l'école de
Chicago une pure et simple transposition au domaine urbain des
37. I La Croissance de Ia vilIe : introduction à un projet de recherche ». schémas théoriques de l'économie classique et néo-classique ?
'38. Comme Burgess lui-même Tíndique d'aineurs três clairement.
27
26

i-

LA VILLE-LABORATOIRE BT LE MILIEU URBAIN
PBÉSEKTATION

population-ressources peut apparaitre bien sommaire, elle mani


En ce sens, Ia démarche annoncerait directement les modèles
feste 1'intérêt porté par 1'école de Chicago à Ia dynamique
économétriques qui proliféreront dans les décennies suivantes
mrbaine, aux tensions et aux bouleversements permaneiits qui
et qui feront reposer sur un processus d'agrégation des décisions permettent à Park de lier indissolublement Ia ville et Ia crise.
individuelles des agents urbains Ia détermination simultanée des
localisations, des prix fonciers et des surfaces occupées par Du coup, sur Ia base de métaphores écologiques et organicistes
chaque agent en tout point de l'agglomération. Le modèle dont il n'est d'ailleurs pas prisonnier, Burgess est conduit à déve-
d'Alonso par exemple, qui part de Ia concurrence entre lopper une conception originale et importante de Ia mobilité.
ménages ét entreprises ayant chacun une préférence de locali- Còncevoir Ia mobilité comme « poúls de Tagglomération », c'est
sation qu'ils cherchent à réaliser au mieux sous Ia contrainte pour lui une manière de s'attacher à Ia traduction spatiale des
de leur budget, représenterait une formalisation de ce qui était changements urbains, c'est dissiper d'entrée de jeu Ia confusion
seulement ébauché par Burgess et Park. qui n'est pas toujours évitée, même de nos jours, entre Ia mobi
lité au sens strict et lesi déplacements de pure routine, les migra-
Pourtant, quelles que soient les filiations réelles ou logiques tions et mouvements pendulaires qui ne manifestent rien d'autre
entre les deux démarches, 1'écologie hiimaine des années 1920
nous paraít riche d'autres potentialités. En particulier, le còncept que de Ia stabilité. « La mobilité, écrit Park en commenfaire de
1'article de Burgess, mesure le changement social et la désorga-
de compétitión y fonctionne autrement que comme une simple
métaphore empruntée à 1'écologie animale ou végétale, mais qui nisation sociale; parce qu'un changement social entraine toujours
tm changement de position dans Tespace et que tout changement
trouverait sa vérité, au sein des sociétés humaines, daris Ia notion
social, même celui que nous décrivons comme progrès, entraine
de concurrence réglée par le marché et aboutissant à un optimum.
Chez Park, chez McKenzie, chez Burgess, Ia compétition est au
une désorganisation sociale ". » Même si le jeu entre Ia mobilité
moins autant liée ã tme pensée de Ia crise, des bouleversements des activités- dans 1'espace urbain. Ia mobilité'sociale et Ia mobi-
urbains, de Ia mobilité qu'à une pensée de 1'équilibre ou du Uté résidentielle est plus subtil que certains textes ne le laissent
retour à 1'équilibre. « Selon Ia théorie écologique, écrit A. Piz- supposer, il y a là une intuition essentielle et Pàmorce- d'analyses
zomo", quand une population se concentre ou, plus exactement, capitales. Du coup, le lien entre les valeurs foncières et Ia
quand 1'équilibre population-ressources se rompt dans un habitat distribution spatiale des activités et des résidences est pensé
déterminé. Ia compétition devient aiguê. Pour éviter les consé- en référence explicite aux phénomènes ■ de mobilité, et ce n'est
quences de celle-ci, les individus sont portés à se spécialiser : pas là le moindre intérêt de 1'exposé de Burgess. Les points oh
ils s'assurent ainsi un champ d'activité moins exposé ã Ia compé les valeurs foncières atteignent un- haut niveau,'ou bien connais-
tition et contribuent en même témps à 1'augmentation du produit sent des variations rapides et importantes, sont des lieux oü «il
social. Le processus d'urbanisation peut sous cet áspect être se passe quelque chose » : déplacements nombreux (routiniers
considéré comme un cas typique de rupture d'équilibre. » Autre ou non), modification de 1'usage du sol, changement du type
ment dit. Ia compétition est considérée ici comme l'un des élé- d'occupants, etc. Les prix fonciers ne sont pas conçus principa-
ments explicatifs de Ia différenciation, au lieu d'être seulement lement comme indicateurs d'une répartition.statique des activités
une modaUté d'interaction entre des individus différenciés par
et des hommes dans une situation d'équilibre ,au moins provi-
ailleurs, selon im processus smithien de division du travail, par soire ;> 1'intérêt se porte plutôt sur les transformations localisées
exemple. De plus, même si l'idée d'une réponse à un déséquilibre ou globales dont ils sont une manifestation,,en même temps
qu'un facteur contraignant pour i les acteurs concemés. Cette

39. W. Alonso, Location and Land üse, Harvard University Press,


1964.
40. f Développement économique et Urbanisation i, Actes du V* 41. R. E. Park, t Ia Communauté urbaine : un modèle spatial et un
CoDgiès mondial de soeiologie, Washington, 2-8 septembre 1962. or^e moral i, p. 202.

28 29
] LA VILLE-LABORATOIKE ET LE MILIEU UKBAIN
frésentauon

perspective, qui se veut d'emblée dynamique, est féconde. On OU d'un refus de 1'autre, de 1'étranger, saisi non pas comme indi-
sait que, pour Ia plupart des agglomérations, les sêquences vidu, mais comme représentant d'un groupe social ou ethnique
chronologiques de cartes des valeurs foncières font apparaitre jugé indésirable.
non seulement des phénomènes d'élévation globale et de diffu-
sion, mais aussl des ruptures, des ligues de fracture, I'émergence
pius ou moins brusque de foyers de hausse au pourtour du centre
ou à ia périphérie plus lointaine : autant d'éléments qu'il est III. «Logique spatiale» et «mythe
difficile d'expliquer par simple injection, dans une modélisation
trop rigide, de prétendus « facteurs sociologiques,» ou « pesan- de Ia culture urbaine » : deux aspects
teurs historiques ». d'une analyse purement formelle ?
Sur un point encore Tanalyse de Tèspace urbain conduite par
Técole de Chicago s'écarte notablement de Ia perspective écono-
mique classique. De même que leur concept de compêtition n'est On crédite volontiers l'école de Chicago' d'avoir souligné
pas I'équivalent exact de Ia concurrence, les nòtions de domi- 1'importance de Ia territorialité inhérente aux activités humaines :
nance, á'invasion et de succession —■ quelle que soit leur conno- pour comprendre les comportements, les formes d'organisation
tation naturaliste — les conduisent à un modèle explicatif des sociale, les changements sociaux, on ne saurait se passer' de
configurations urbaines qui ne repose pas sur Ia simple agré- prendre en compte les rapports qu'ils entretiennent avecd'espace
gation de comportements individuels fondés sur Ia fiction de dans lequel ils s'inscrivent nécessairement. Mais cet hommage
Vhomo ceconotnicus. Les mécanismes décrits font intervenir aussi se double souvent d'une critique du rôle assigné à Tespace dans
bien des groupes, des «types professionnels », des ethnies, etc., une théorie à laquelle on reproche de naturaliser les faits sociaux
que des individus. Certes, Ia description qui nous est présentée en pensant leur production à partir d'une «logique spatiale »
des rapports de dominance entre usages du sol ou entre groupes au demeurant três élémentaire. Ainsi W. Firey", sans rejeter
sociaux n'a rien de commun avec une théorie des rapports radicalement Ia perspective écologique, dénonçait chez ses foh-
sociaux de domination. Mais l'analyse des mécanismes de filtrage, dateurs Ia propension à expliquer le social par le spatial, à
de sélection et de regroupement des populations met en scène mettre au príncipe de Tanalyse urbaine le rôle déterminant de
autre chose que des individus épars. En dehors des solidarités 1'espace, conçu uniquement comme obstacle aux échanges et à
ethniques ou culturelles préexistantes à Ia ville, les processus 1'interaction sociale, comme somme de distances à surmonter
de différenciation liés à 1'urbanisation produisent des groupes, ou ã réduire, et source de coüts à minimiser. Plus près de nous,
des catégories, des milieux sociaux. Et il ne s'agit pas là de M. Castells écrít ; « Cette construction reste cependant à un
simples abstractions forgées par le sociologue, mais aussi, jusqu'à niveau formei, dans Ia mesure oü ces processus écologiques,
un certain point, de représentations collectives dotées d'ef5cacité explicatifs des configurations urbaines observées (zone, secteurs,
sur les attitudes et les comportements, surtout lorsque le senti- noyaux, rayons, etc.), ne sont pas eux-mêmes expliqués autrement
ment d'appartenancé se trouve renforcé et entretenu en perma- que par allusion aux lois économiques générales. Gr, une théorie
nence par Ia proximité territoriale. Autrement dit, les configu de Ia structure urbaine doit viser les lois par lesquelles différents
rations spatiales, les ségrégations de populations en «aires contenus sociaux sont exprimés à travers les processus énon-
naturelles » ne sont pas cangues à partir d'un modèle purement cés".»
agrégatíf, comme si le résultat d'ensemble était seulement Teffet
non voulu de Taddition de comportements individuels. La ségré-
42. W. .Firey. Land Use in Central Boston, Harvard University Press,
gation et 1'exclusion peuvent aussi être consciemment recher- 1947.
chées, en tant que manifestations d'im « vouloir-vivre ensemble » 43. M. Castells, Ia Question urbaine, op. cit., p. 157-158.

30 31

J
1
FIUSSEOTATION LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MIUEU URBAIN

En cherchant de son côté ã identifier les invariants d'un mode


n'exhiberait qu'une pseudo-génèse de Ia «culture urbaine»,
méconnaissant les mécanismes effectifs de production des modes
de vie spécifiquement urbain, L. Wirth parait adopter une
de vie : « 11 suflSt d'examiner les caractéristiques proposées par
démarche analogue, donc sujette aux mêmes critiques. A partir
d'une définition minimale de Ia ville reposant sur des critères
Wirth pour comprendre que ce qu'on appelle"culture urbaine"
de taille, de densité et d'hétérogénéité, I'auteUr génère un modêle
correspond bien à une certaine réalité historique : le mode
d'organisation sociale liée à rindustrialisation capitaliste, en
de relations sociales et de «personnalité urbaine» dont les
grands traits sont célèbres, : caractère anonyme, superficiel et particulier dans sa phase concurrentielle".» Encore ce type
éphémère des relations sociales, qui tendent à devenir essentiel- idéal ne serait-il pas universalisable au sein même de Ia ville
industrielle : les caractéristiques sociales liées aux positions dans
lement segmeritaires, utilitaires et rationnelles ; multiplication des
roles et des appartenances oü l'individü n'engage qu'une partie le système de production sont plus explicatives des modes de
de lui-même ; remplacement des liens communautaires primitifs vie que les « facteurs écologiques », et 11 faudrait donc renoncer
par 1'association à base rationnelle, par les mécanismes de délé- à donner tme définition sociologique de Ia ville". Le lien de
causalité invoqué étant purement imaginaire — ou du moins
gation et de représentation; épanouissement de l'individu dont fortement surestimé —,le propos de Wirth se réduirait à une
les singularités sont valoristes, mais aussi nivellement et massi-
fication des opinions et des comportements. La coiistruction de fiction idéologique, à un « mythe de Ia culture urbaine». Le
Wirth a três vite servi de référence pour d'iimombrables études príncipe explicatif du mode de vie urbain serait aussi formei
empiriques qui ont cherché à en tester Ia pertinence à propos que celui des configurations urbaines, et le naturalisme inhérent
de diverses situations urbaines. Les écarts que Ton ne manque
à Tapproche écologique s'inverserait ici en un culturalisme tout
pas de constater.s'ordonnent aütour de trois thèmes principaux : aussi ignorant de Ia réalité du social.
spécificité de Ia ville traditionnelle ou coloniale par rapport à Pourtant, les analyses de l'école de Chicago sont incontesta-
Ia ville industrielle"; diversité des modes de vie urbains au blement plus complexes et plus fécondes que ne le laisse supposer
sein d'une même agglomération"; remise en cause de Ia thèse une lecture qui apparaít à son tour quelque peu réductrice. Par-
du continuum rural-urbain, corollaire explicitement assmné par delà les ambiguités d'une penséé qui parfois se fige en affirma-
Wirth (plus Ia ville serait grande, dense et hétérogène, plus les tions apparemment contradictoires, ou bien se laisse volontiers
çaractéristiques du mode de vie urbain seraient accentuées) porter par Ia polysémie de certains mots anglais", on repère un
Mais les démentis,au moins partiels, apportés par Tobservation effort constant poiir saisir Ia spécificité du milieu urbain comme
des faits ont servi de base à une critique plus radicale, qui porte forme originale et fondamentalement instable de liaison entre
Ia société et 1'espace.,
sur le prétendu lien causai entre les caractéristiques physiques
de Ia ville et le type de vie sociale qui s'y développe. Wirth Si l'on prend cet effort au sérieux, il signifie, entre autres
choses, qu'il n'y a pas lieu d'établir une coupure trop tranchée
entre 1'approche plus strictement écologique de Park, Burgess

44. Voir, par exemple, G. Siobero, the Prelndustrial City, The Free
Press of Glencbe, 1960; Ph. Hauser, Leo Scbnore, the Study of Vrba- 47. M. Castells, op, cit., p. 111.
tiization, Wiley and Sons, New York, 1965, p. 511-514. 48. H. G. Gans, «Urbanism and Suburbanism as Ways of Lifei,
45. Cf. H. G. Gans, » Urbanism and Suburbanism as Ways of Life •, op. cit.
in Pahl. Readings in Urban Soâology, op. cit. 49. Des teimes tels que community, settlement, neighborhood peuvent
46. Voir, en particulier, O. D. Duncan, fCommnnity Size and the renvoyer aussi bien à Tentité sociale qu*au tenitoire sur lequel eiie
Ruial-Urban Continuum i, in P. Hatt, A. Reiss, dites and Society, s*inscrít. Les modulations du seus, qui interviennent parfois dans le
lhe Free Press of Glencoe, 1951; William H. Key, « Rural Urban Diffe- corps d*un même paragraphe et qui peuvent être essentieiles au déroule-
rences and the Family •, Sociological Quarterly, 1961 ; « Urbanism and ment de Texposé, ne sont pas toujours susceptibles d'une traduction
Neighboring », Sociological Quarterly, 1965. satisfaisante par un seul et même mot français.

32 33
LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MIUEU URBAIN
PRÉSENTATION

sociaux", mesure du niveau d'intégration et d'assimiiation des


OU McKenzie et Ia démarche de L. Wirth, qui s'oriente en
immigrants ã partir de ieur degré de diifusion dans i'espace
priorité vers Tétude de Ia vie sociale urbaine et de Ia condition urbain", etc.
de citadin.
Mais si ies structures spatiaies sont d'une certaine manière
Tout d'abord, il ne faut pas se méprendre sur Ia signification
des reflets, i'espace n'est pas conçu pour autant comme simpie
que revêt pour l'écoIe de Chicago Ia notion même décqlogie. surface d'enregistrement. Le fait que ies activités humaines se
L'espace n'est jamais présenté comme príncipe expiicatif ni même dépioient sur un territoire n'est pas sans incidence en retour sur
comme objet príviiégié de l'anaiyse : i'attention se porte avant
ies modaiités de ia vie sociaie, ies formes d'organisation coiiec-
tout sur le système social, son organisation, son fonctionnement
tive, ies représentations. Tout d'abord, ies traces matéríeiies de
et ses transformations. Sur ce point, Park est particuiièrément
. ia vie sociaie, une fois inscrítes sur ie soi, ont vme certaine
explicite : « L'écoiogie humaine, dans ie sens que ies socioiogues réaiité : eiies possèdent ieur dynamique propre et induisent des
voudraient donner à ce terme, ne se confond pas avec ia géogra-
rígidités pius ou moins contraignantes pour Pévoiution future
phie, ni même avec ia géographie humaine. Ce qui nous intéresse, de ia viiie. A côté des cartographies et des schémas abstraits
c*est ia communauté pius que i'homme, ies rapports entre ^ ies de configuration urbaine apparait donc, au sein de i'écoie de
hommes pius que íeur rapport au soi sur iequei iis vivent'.» Chicago, une autre dimension de i'écoiogie, qui se rêciame expii-
Qu'ii y ait tentative pour éiaborer une histoire natureiie de ia citement de i'anaiyse morphoiogique durkheimienne et se vetit
viiie ne signifie pas que i'on veuiiié forcément penser ia pro- attentive aux diverses « formes matéríeiies » de ia société, pour
duction de ia société urbaine à partir de son substrat matériei.
Les «mécanismes» et ies « processus »' que Park et Burgess
reprendre i'expression chère à Maurice Haibwachs", i'un des
croient pouvoir identifier sont de nature sociaie, et i'espacé urbain premiers iecteurs français de Park et Burgess.
(à distinguer du soi, substrat purement physique) en est d'une Tei est bien, finaiement, ie sens des déveioppements de Park
certaine manière ie produit, voire ie simpie reflet . sur ies « aires natureiies » et ies « régions moraies ». La viiie est
ia conjonction, en perpétueiie redéfinition, d'une société compiexe
La particuiaríté de ce reflet, c'est qu'ii se présente comme une et d'un espace différencié. En vertu de mécanismes de séiection
trace matéríeiie identifiabie, mesurabie,' et donc précieuse pour
et de regroupement « qui ne sont pas encore compiètement éiu-
ia connaissance du social. Le reflet va fonctionner comme indi-
cidés », ies individus se iocaiisent et se dépiacent de façons
cateur; c'est peut-être même ie seui, si l'on suit certaines afiir-
miifir.ng péremptoires ; « Cest seuiement.dans ia mesure oü diverses dans i'espace urbain. Dans tei ou tei secteur particuiier
tendent ã se concentrer, bon gré mai gré, des citadins qui ont
nous pouvons réduire ou rapporter ies phénomènes sociaux ou entre eux, sinpn des aifinités, du moins des caractéristiques
psychiques à des phénomènes spatiãux que nous pouvons ies eommunes. Mais cette inscríption dans des espaces et des miiieux
mesurer d'une façon ou d'une autre » On peut rattacher à ce
spécifiques renforce à son tour ia diSérenciation giobaie de ia
postulat tout un erisembie d'études uitérieures qui mettront en
popuiation urbaine, en accentuant chez ies individus ies parti-
oeuvre des techniques pius ou moins sophistiquées : construction
euiarítés du contexte socio-cuiturei iocai. Et c'est bien à'effet de
d'indices de dissimiiarité et de ségrégation entre groupes
contexte qu'ii faut parier, en utiiisant Pexpression qui deviendra

un modèle spatíal et un 53. o. D. et B. Ducan, a A Methodological Analysis of Segregation


50. R. E. Park, t Ia Communauté urbaine Indexes i, American Sociological Review, avril 1955.
ordre moral», p. 193. 54. Voir, par exemple, Shevsky, Williams, lhe Social Áreas of Los
ji. Cf.
51. K.L. Park,
raia., écrivant dans
woi*» le
xw «.waa.w
même article . «A long teimc, Torga- Angeles, University of Califórnia Press, 1949.
nisation physique ou écologique d*une communauté est une réplique à 55. Cf., notamment, Morphologie sociaie, Armand Colin, collection U2,
Porganisation des emploís et de Ia culture, et en est le reflet.» st rimportante préface d'A. Girard.
52. R. E. Park, ibid., p. 207.

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34
I
FRáSENTAnoN LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MIUEU URBAIN

usuelle par Ia suite. En ville, Ia proximité peut jouer dans le sens paradigme nécessaire à une analyse de Ia ville : tel est bien le
d'im renforcement des particularités locales, donc de l'homogé- reproche qui a été parfois adressé à Park et à McKenzie.
néité d'une « aire » déterminée. Ainsi peut-on constater — c'est Mais ce serait négliger 1'autre versant de leurs analyses, complé-
un exemple parmi bien d'autres que les noirs enclavés dans ment indispensable et sans doute plus original : parce que Ia ville
le quartier blanc aisé du Hilltop, à Coliunbus, sont précisément met en présence des personnes qui sont fondamentalement étran-
les plus « rangés » et les moins délinquants de toute l'agglomé- gères les unes aux autres, parce que le citadin ne se départit que
ration". três rarement d'une distance qui est au coeur des relations sociales
Du coup, Ia mobilité résidentieUe, commandée en grande par- en milieu urbain. Ia proximité physique n'a pas nécessairement
tie pár Ia mobilité sociale, n'est pas pour áutant indépendante de cet eífet mécanique d'uniformisation des individus et de réafiSr-
cette inscription dans l'espace. Le fàit d'avoir habité quelque part mation permanente des liens sociaux que Ton croit pouvoir iden-
pèse sur l'itinéraire résidéntiel ultérieur : à Chicago, le juif qúi tifier — sans doute hâtiveraent — dans les petites communautés
cherche ã se sprtir du ghetto vise en priorité ia « Terre promise » traditionnelles.
que représente à ses yeux le quartier du Deutschland situé tout Cette distance sociale qui sépare les citadins est due en premier
à côté"; à Columbus, Ia famille áisée se déplace souvent de lieu à rinévitable hétérogénéité d'une société complexe, donc
quelques rues dans le même sectéur résidentiel, en quête d'un différenciée. Une aire naturelle n'est jamais tout à fait homogène,
voisinage plus conforme à une certaine image sociale ou à un note Park, et le voisin du citadin n'est pas vraiment son « sembla-
goflt nouveáu pour Ia vié associative organisée En retour, le ble ». Dans ces conditions. Ia proximité physique n'exclut pas Ia
nouveau venu subit 1'ihfluence du qüáftier oü 11 s'installe, 11 distance sociale. Elle peut au contraire Ia révéler et Ia renforcer,
« s'adapte plus ou moins complètemèht à sés conditibns et à ses en suscitant des tensions et des conflits bien différents, dans leur
codes"», et Park souligne à jiKte titre Timportance des histoires nature, des petités frictions observables dans Ia communauté
de vie pour saisir concrèteinent les interactions permanentes entre villageoise ".
le cheminement résidentiel des familles et 1'évolution « de leurs
Mais, plus fondamentalement, cette distance n'est pas seule-
attitudes, de leur état d'esprit, de leurs perspectives, et avant tout ment affaire d'hétérogénéité sociale. Même lorsqu'il y a commu
des idées qu'elles se font d'elles-mêmes ».
nauté de statut ou identité de profession, les citadins sont séparés
Si récole de Chicago s'en tenait là, sa conception du milieu par leur histoire personnelle. 11 ne peut y avoir entre eux cette
urbain serait en cohtinuité avec les représentations habituelles de forme d'intimité qui est censée caractériser le groupe primaire
Ia communauté villageoise. Simplement, les choses se passeraient villageois et qui ne pourrait naitre que d'un enracinement local
à une plus grande échellè et seraient plus confuses, à cause de prolongé sur plusieurs générations. Si Ia proximité physique n'est
rincessant bouleversemèht lié à Ia croissance urbaine ; mais, pas le garant d'une proximité sociale, c'est parce que «1'espace
fondamentalement, Tespace interviendrait ■ de part et d'aútre n'est pas le seul obstacle à Ia communication et que Ia distance
comme élément stabiUsateur et régulateur, en renforçant les sen- sociale n'est pas toujours mesurable en termes purement phy-
timents d'appartenance au milieu local, en favorisant les relations
sociales et en servant dé base ã diverses formes de « contrôle
écologique ». Le village serait à Ia fois le paradis perdu et le 60. L'hétérogénéité observée ici est le produit spontané — t naturel i,
dirait Park — du gigantesque brassage de populations lié à Ia croisswce
lapide de Chicago, U est intéressant de noter que Ia promiscuite résideutielle
peut avoir des incidences comparables sur les attitudes et les comporte-
ments dans un tout autre coutexte, celuí oü Ia cohabitation de catégories
56. R. D. McKenzie, c le Voisinage >. socialement distantes est le lésultat «préconstruit» du jeu de diverses
57. E. W. Burgess, <Ia Croissance de Ia ville». normes d*accès au logement collectif. (Cf. J.-C. Chamboredon, M. Lcmaibe,
58. R. D. McKen21E, < le Voisinage ». < Proximité spatiale et Distance sociale : les grands ensembles et leur
59. R. E. Park, < Ia Ville comme laboratoire social p. 172. peuplementi, Revue française de sociologie, vol. 11, n° 1, p. 3-33.)

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PRÉSENTATION LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MIUEU URBAIN

siques". L'obstacle ultime à Ia communication, ajoute Park, Ia mobilité (sur le travail social. Ia gestion politique, les relations
c'est Ia « conscience de sol », le souci qu'a chacun d'aflSrmer son capital-travail) à Ia manière dont Park, Burgess et Wirth s'effor-
individualité face à autruí, ce qui le conduit « à Ia cómpétition cent au contraire de tenir ensemble ses effets de désocialisa-
pour son statut, à Ia lutte pour maintenir son prestige personnel, tion/socialisation. Alors que McKenzie écrit : « A supposer que
son poínt de vue et Testime de sol ». En ville, Ia communication Ia mobilité soit, jusqu'à un certain point, inévitable et désirable
s'opère sur un fond de distance et d'altérité que toutes les formes à Ia fois, il ne fait aucun doute cependant que les déplacements
de mobilitê contribuent à rehfprcer : immigration, itinéraires excessifs de populations dans les temps modemes ont des consé-
résidentiels intra-urbains, et même déplacemehts routiniers, qui quences sérieuses"», Park, à propos des effets désorganisateurs
signifient Tinsertion fragmentée de chaque individu dans des de Ia presse et du cinéma, écrit, comme avec un haussement
milieux et des espaces séparés (domicile, travail, loisirs, etc.). d'épaules : « S'il me fallait énumérer toutes les forces sociales
Or, telle est bien I'une des idées directrices de Louis Wirth qui ont contribué à Ia désorganisation de Ia société modeme, je
lorsquMI propose son idéal type du mode de vie urbain. De même serais probablement amené à faire le catalogue de tout ce qui a
introduit une modiíication nouvelle ou frappante dans notre vie
que Ia íixation de populations auparavant nômades marque une
première rupture dans rhistoire de Ebumanité, Tapparition de quotidienne, par ailleurs si affreusement routinière. Apparem-
Ia grande vilIe correspond à un nouveau type de rapport à ment, tout ce qui donne à Ia vie quelque intérêt est dangereux
Tespace. Le thème de Ia mobilité et de I'instabilité propres à Ia pour 1'ordre établi". »
vilIe est associé directement ou indirectement à tous les éléments II faut d'ailleurs noter que, si McKenzie n'ignore pas le double
de son modèle, qu'il faut lire comme une tentative pour définir sens que Park attribue au terme de mobilité (déplacement géo-
non pas une « culture urbaine », mais Ia condition de citadin. graphique et multiplicité des stimulations résultant de Taccroisse-
Cest dans Ia petite communautê traditionnelle qu'un système ment des communications) il en reste aux deux premiers
uniíié de normes et de valeurs s'impose avec force aux membres critères de mobilité (d'une agglomération à une autre et à 1'inté-
étroitement solidaires du groupe. De 1'immense creuset urbain ne rieur d'une même agglomération) et ne dit rien de Ia mobilité
nait pas à proprement parler une nouvelle cultiire pius englo- sans changement de résidence. Or, c'est ce demier sens du
bante, mais des situations (d'interaction, de communication, de concept de mobilité, comme dêstabilisation, qui permet à Park
conflit, de manipulation) en perpétuelle redéfinition. Si qúelque et à Wirth de développer une conception du milieu urbain qui
chose est érigé en norme, ç'est « Tinstabilité" » ; si quelque ne le rabat pas sur Pespace et leur permet en même temps d'ana-
chose est valorisé, c'est Ia singularité de Tindividu et Taccepta- lyser les techniques de mobiíisation de Vindividu.
tion par tout un chacun de ces singularités Par fidélité à sa conception de I'« approche écologique » et
à une démarche pIus volontiers empirique, McKenzie est avant
tout soucieux de repérer, dans un milieu urbain fondamentale-
ment instable, les Índices de nouvelles formes d'enracinement
IV. Mobilité, superücialité, réserve dans des territoires et des réseaux de relations susceptibles de
rappeler, même de loin, le groupe primaire traditionnel. lei,
Sans doute faut-il opposer Ia manière dont McKenzie fait 1'ambivalence du mot neíghborhood joue à plein et lui permet.
soigneusement le décompte de tous les eSets désorganisateurs de

61. R. E. Park. <la Communautê urbaine : un modè|e spatial et un 64. R. D. McKenzie, a le Voisinage», p. 220.
ordre moral », p. 205. 65. R. E. Park, «the Natural History of the Newspaper », lhe City,
62. L. Wirth, a le Phénomène urbain comme mode de vie s, p. 267. 1925, p. 108.
63. Ibid., p. 20. 66. R. D. McKenzie, «le Voisinage», p. 220, n. 20.

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1
LA VILLE^LABORATOIRE ET LE MILIEU URBAIN
fbísentation

dans le même article, de disserter longuement sur Ia communauté parenté fictifs. Face à la disparition de 1'unité territoriale comme
primitive et d'analyser ies relations de voisinage dans les quar- base de la solidarité sociale, on crée des unités d'intérêts »
tiers aisés de Colombus. Ambivalence qui se redouble d'une Cest ià que Park et 'Wirth vont au-deià de i'« observation
autre imprécision três significative de sa terminologie ; residential généraie » du sens commun et ne s'en tiennent pas aux manifes-
district veut dirê parfois « quartier d'habitation », mais parfois tations dans i'ordre spatial de la forme mobilité : en d'autres
aussi, pius spéciíiquement, « quartier résidentiei». Ce qui, au termes, c'est seulement dans ia mesure oü la proximité et la
fond, intéresse McKenzie,'c'est ia naissance, dans les quartiers distance sont des catégories applicables aux relations entre
périphériques aisés, de ce que Gans propusera d'appeler tm mede groupes et aux interactions entre individus que ie milieu n'est
de vie suburbain « quasi primaire" ». A l'habitant « de typé pas i'espace et que 1'écoiogie humaine ne se réduit pas à ia
colon », chargé de familie, propriétaire, bon citoyen et bien- géographie hmnaine;
pensant s'oppose une population fluctuante de travailleurs pas « Si la mobilité s'introduit dans un groupe fermé, elle entraine
éncore vrainient instaliés, aux moeurs et aux attitudes politiques avec eile cette synthèse de proximité et de distance qui
« instables et radicales ». constitue la position formeile de 1'étranger » Cest. bien en
Situation typique des viiles américaines en croissance rapide, faisant 1'hypothèse précisément d'une absence de déplacement
oü le nouvel árrivant semble soumis, pour schématiser, à un que Simmei parvient à dégager ia forme " mobilité " de sa mani-
triple parcours qui va du centre à ia périphérie, de rinstabilité festation concrète dans 1'activité du commerçant-nomade-étranger.
à ia stabilité, de l'anomie à rintégration. L'assimilation du « labo- Si ie commerçant étranger continue d'être perçu comme « sans
rieux » au « dangereux », à peine voiiée chez McKenzie, ne se racines », même lorsqu'il s'établit sur son lieu d'activité, c'est
fait pas à travers la rèprésentation de quartiers prolétaires non qu'ii n'est qu'un intermédiaire. Encore faut-ii comprendre ce
contrôlés oü se développerait une conscience de classe sur la terme sans référence au déplacement. L' « absence de racines »
base d'un certain enracinement local, mais au contraire par Iden
tification de 1'iiistabiiité et de la délinqiiance, de la mobilité et
du désordre, qu'il soit individuel oü social. 69. L. Wirth, «Ie Phénomêne urbain comme mode de vie ., p. 275.
On a souvent attiré Tattention sur la peisistance ou Ia renaissance des
En jouant sur les mots, nous pourrions dire qu'une attentipn liens de parenté en milieu urbain, en les associant à des formes d*implan-
tation résidentielle relativement stables. Ainsi P. Willmot. et M. Young,
à la seule mobilité géographique conduit McKenzie à être dans leur étude d'un vieux quartier ouvrier de Londres (Family and
attentif aux effets désintêgrateurs de tout déplacement, alors Kinship in East London, Routledge and Kegan Paul, 1957); ainsi encore
que Park et Wirth, à la suite de Simmel, tentent d'analyser l'éco- A. Pitrou, qui met eu' évidence ,1'importance des réseaux familiaux dans
les villes françaises d'aujourd'hui et la rapporte à la stabilisation de la
homie de relations sociales oü toute trace d'intégralité a dispam. population urbaine à une époque oü c le temps des grandes migrations
■Wirth, par exemple, note que le citadin « n'est qu'à peine un semble révolu» («le Soutien familial dans la société urbaine», Revue
française de sociologie, XVIII, 1, 1977).
voisin » et s'intéresse bien plutôt ã rapparition dé fprmes dfiiiter- L'mtérêt de la remarque de Wirth est de mettre Taccent sur un phéno-
action sociale et de vie coliective qui se constituent en rapture mène assez difíérent ; le recours à la pseudo-parenté, qui ne doit pas être
avec les deux fondements « naturels » de la vie de groupe : considérée comme le point culminant d'un nouvel enracinement urbain,
car il est tout à fait compatible avec une forte instabilité des individus
le territoire et la parentê. Ainsi écrit-il : « Devant le manque et une extrême fugacité de leurs relations. Cest ce qu'illustre assez bien
de force des véritables liens de parenté, on crée des groupes de E. Liebow dans un contexte três précis, celui d'un quartier pauvre de
Washiugton ; 1'usage y est courant que des amis de date três récente
— et que la précarité de leurs conditions d'existence risque de séparer
bientõt — tiennent à afSrmer Pintensité de ce lien éphémère en se faisant
passer pour frêres ou cousins, alors que chacun ignore à peu prês tout du
67. H. G. Gans, < Urbanism and Suburbanism as Ways of Life >, passé de Pautre, y compris même son nom de familie (Tally's Corner,
op. cit. Little Brown, 1967).
68. R. D. McKenzie, de Voisinage».
70. G. SisátEL, IDigressions sur 1'étnmger >, p. 55.

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1
FRÉSEOTATION LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MILIEU URBAIN

de Tétranger ou de Têtre foncièrement mobile n'est que Ia tra- quartier (W. Whyte Jr), ses réseaux (E. Liebow), les rites des
duction immédiate de sa capacité à faire des « combinaisons « sociétés de pairs » (H. Gans)", mettra en éyidence toutes les
íUimitées » que le commerce rend possible, mais qui constitue techniques de mise à distance dans 1'interaction et Ia manière
une propriété nouvelle dans Ia sphète des mentalités et dans dont elles se combinent pour constituer un modèle de sociali-
celle de Ia communication. L'absence de racines de Tétranger sation distinct des formes traditionnelles, familiale et villageoise.
doit s'entendre « aussi dans son sens métaphorique, comme exis- Au terme de toutes ces études, il est possible que les diverses
tence substantielle. enracinée quelque part, . si ce n'est dans nostalgies de Ia sociabilité communautaire fondées sur une inten-
Tespace, du nioins en un point de Tenvironuement social" ».' sification et un approfondissement des échanges sociaux s'inver-
sent dans une véritable éthique de Ia mise à distance".
Ainsi, si nous pouvons sourire des oppcsitions entre le paysan
et le juif qu'affectionnent Sitmnel et Park, il faut bien voir qu'à Mais précisément, pour rpmpre avec les obsessions et les disci
travers le repérage de cette capacité « citadine » aux combinai plines de transparence d'une psychologie des affinités, il fallait
sons illimitées ils donnent le concept de ce que W. Whyte Jr reprendre conscience de Ia positivité d'une forme de sociabilité
appellera les « systèmes d'allégeance multiples » qu'il voit fonc- fondée sur le jeu de Ia présence et du retrait, de Ia distance et
tionner, dans Ia vie associative d'une nouvelle baniieue des années de Ia proximité. Gr, c'est bien chez Simmel et Park qu'òn trouve
cinquante (Park Forest), précisément comme substitut à 1'absence pour Ia première fois une théorisation de Ia distance sociale
de racines chez une population de cadres supérieurs et Ia formulation d'un príncipe de socialité qu'on peut appeler
príncipe de réserve. Dês les premières pages de 1'article de 1925,
L'incessante mise en contact « superficielle » prend ainsi Ia «Ia Cpmmunauté urbaine », on trouve ceci : « Si, en société,
place de Ia « relation effective » qui serait le propre d'uhe commu- nous vivons ensemble, nous vivons aussi à 1'écart^Ies uns des
nauté étroite, sans pour autant qu'il faille sombrer dans les autres, de sorte que les réiations humaines peuvent toujours être
nostalgies ou les inquiétudes du traVail social habitué aux rela- analysées, avec pius ou moins d'exactitude, en termes de dis
tions primaires et aux formes de contrôle social qu'elles fondent. tance ". » En règie générale, que ce soit pour le caractère transi-
On peut en déduire tout aussi bien Ia nécessité de mettre au toire. Ia superficialité ou Ia distance propre aux échanges
jour une logique de Ia sociabilité proprement urbaine oü les sociaux en milieu urbain, Park ne cède jamais à Ia tentation de
príncipes de transparence, de réciprocité, de plénitiide dans les les décrire simplement comme des manques et souligne au
interactions cèdent Ia place-à leurs contraires : Popacité, Ia contraire le fait que ce sont les caractéristiques d'un type d'inter-
contiguité. Ia multiplicité. action qui a ses modes de régulation propres, et c'est sans doute
Les travaux d'E. Goffman" mettront en lumière ces ressorts à ces modes d'interaction ou d'événements sociaux qu'il fait
de toute interaction que sont le tact. Ia rétenue, Ia discrétion,
et qui sont le propre de situations transitoires óü 1'échange est
défini d'eiitrée de jeu comme non intégral, obéissant à des règles
de partialité et à une logiqüe de Ia circulation. Et, dans le 74. W. H. Whyte Jr, VHomme de Vorganisation, op. .cit., l" partie;
domaine même des études de sociabilité urbaine, Ia sociologie E. Liebow, TaUy's Comer, op. cit.; H. Gans, Urban VWagers, Free Press,
1962,
américaine, explorant les «ligues de commerce social » dans un 75. a Les gens sont d*autant plus sociables, dít par exemple R. Sennett
dans un livre récent, quMl y a des barríères tangíbles entre eux, de même
quMIs ont besoin de líeux publícs spécífíqües dont Ia seule-fonction est de
les mettre ensemble. Disons-le encore d*une autre manière : les êtres
71. G. SiMMEL, « Digressions sur Tétranger >, p. 55. humains ont besoin de tenir à distance Tobservation intime par autrui,
72. W. H. Whyte Jr, 1'Homme de Vorganisation ; traduction française, pour se sentir' sociables. Plus le contact intime augmente, plus Ia socia
Plon, Paris, 1959. . bilité diminue.» {The Fali of Public Man, Víntage, 1978, p. 15.)
76. R. E. Park, c Ia Communauté urbaine : un modèle spatial et un
73. E. Goffman, Mise en scène de Ia vie quotidienne, t. U; traduction ordre moral», p. 194.
française, Editions de Mínuit, 1973.

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rnéSENTAUON LA VILLE-LABORATOmE ET LE MnJEU URBAIN

allusion Iorsqu'il assigne ã Ia sociologie Ia tâche de tendre Ia regard, et à 1'inattendu des impressions ». Cette indifférence aux
lecture des journaux simplement compréhensible. différences des choses est le produit d'un excès de différenciation.
On sait que Park a été Télève de G. Simmel à Berlin : ses Cest parce que Ia ville est le milieu de Tindividuation maximum
conférences furent, dit-il, sa « seule instruction formelle en socio qu'elle produit son contraire : le nivellement du vécu dans
logie"», et c'est évidemment ã Simmel qu'il emprunte cette 1'attitude blasée.
théorisation des formes sociologiques de Ia mise à distance qui De même. Ia superficialité des relations sociales et des contacts
fut déterminante pour Ia sociologie américaine. sociaux oblige le sujet à « s'arranger de cette forme d'existence »
Si les attitudes de réserve, Ia sophistication et l'attitude blasée et à se camper dans cette posture mentale de réserve, caracté-
que décrit Simmel dans « Métropoles et Mentalité » peuvent être ristique de Thabitant des grandes villes. « Si, aux contacts exté-
qualifiées à ses yeux de propreraent urbaines, ce n'est pas seu- rieurs incessants avec une multitude d'hommes, devaient corres-
lement parce que, pour lui cotnme pour Park, Ia ville est le pondre autant de réactions internes, comme dans Ia petite ville
laboratoire par excellence ou s'observent les effets sur les rela- oü l'on coimait presque chaque personne rencontrée et oü Ton
tions sociales (et non sur les rapports sociaux) des. processus a avec chacune un rapport positif, on serait complètement
de divisiqn du travail et de généralisation de réconomie moné- atomisé intérieurement et l'on tomberait dans une disposition
taire, amorcée au xix^.siècle, et dont ces attitudes ne sont que mentale inimaginable.» La superficialité des rapports conduit
le résultat. L'article de 1903 commence par une description du donc à une multiplication des allégeances, à une économie sub
type psychologique de Ia personnalité urbaine tel qu'il découlè jective oü 1'exigence d'intégralité est abandoimée, ne serait-ce
de Ia densité et de Ia diversité des échanges, c'est-ã-dire de que par crainte de Ia désintégration, et surtout elle développe
1'« intensification de Ia stimulatioh nerveuse ». L'intellectualisme cette attitude positive que Simmel appelle le « droit à Ia mé-
et Ia « sophistication» du psychisme citadin (et non de ses fiance » et qui a souvent été décrite par les moralistes et les
opinions et de ses goúts, c'est-à-dife du contehu de sa pensée idéologues de Ia vie urbaine comme un comportement mesquin
ou de sa sensibilité) se compreniient, dit' Simmel, comme des ou philistin. Or, ce qui fonde, aux yeux de Simmel, ce type
protections « contre le déracinement dont le menacent les cou- de comportement de discrétion, ce refus de savoir, ce sont les
rants divergents de son milieu externe ». ' conditions mêmes de 1'interaction qui impliquent toujours que
Ce processus d'intellectualisation de lâ vie subjective converge chacun des partenaires n'en maitrise pas toutes les données et
avec Ia généralisation deTéconomie monétaire pour produire cette que, même dans une situation de face à face, les individus se
« manière prosaique de traiter les hommes et les choses » qui définissent toujours par ailleurs. L'antipathie latente que l'on
peut passer pour de 1'indifférence, mais qui est, dirions-nous, peut découvrir dans toute interaction en milieu urbain est donc
de 1'indifférence par excès et non par défaut. Le fait que, fina- une manière de demeurer en deçà de Ia séduction, de Ia capta-
lement, tout se vaille peut être rapporté à ía fois au type d'équi- tion ou du conflit. L'aversion sous-jacente à Ia réserve est Ia
valence généralisée qu'introduit 1'économie monétaire et au fait condition de Ia poursuite d'une forme d'interaction consistente,
que les seuils de sensibilité et de réaction à un événement ou « elle produit des distances et des écarts sans lesquels, somme
à un comportement individuel sont de plus en plus élevés chez toute, nous ne pourrions pas mener ce genre de vie ». Voilà
un être sòumis aux. contrastes, à Ia «concentratioii rapide pourquoi Ia figure de Tétranger est capitale pour comprendre
d'images changeantes, aux brusques écarts dans le champ du cette dimension de toute interaction — même amoureuse —,
dimension faite d'une unité de Ia distance et de Ia proximité
dans une tension particulière.
77. R. Park, c An Autobiograpbical Note i, in Race and Culture, op. Mais cette tension dynamique est Ia condition de toute liberté,
cit., p. VI. qu'on Ia conçoive comme liberté de 1'«homme tmiversel»

44 45

J
LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MILIEU ORBAIN
PRÉSENTATION

(rhomme de TAthènes antique et du xvin' siècle) ou comme crations de Ia vie communautaire » : b) Ia fuite en avant dans
liberté de l'lndividu singulier (de Ia division du travail et du une singularité toujours plus accentuée des contenus afíectifs
romantisme). Toutes deux ont pour opposés les mesquineries de sa vie oti : c) le retrait dans Ia forme puro de Ia sociabilité
et les préjugés de Ia petite coimnunauté. La grande ville se débarrassée de tout contenu. Cest un texto de 1910, « Sociologie
définit conune le berceau de Ia pius grande universalité et de de Ia sociabilité"», qui développe ce thème et vise à montrer
Ia singularité Ia plus performante, mais en même temps sa vie que « les hommes peuvent se plaindre justement et injustement
est « indépendante des personnalités les plus éminentes ». Cest à Ia fois de Ia superiicialité des contacts sociaux ». Ainsi ce
là le prix et Ia contrepartie de rindépendance que rindividu que nous avons appelé plus haut sociologie de Ia réserve trouve
trouve en elle. La grande ville assure dono à 1'individu Ia plus son fondement dans une sociologie de Ia sociabilité comme forme
grande liberté, tout en lui notifiant qu'elle peut rester indifEérente puro du social.
au rôle qu'il y jouera. Elle proclame en quelque sorte un droit L'objet de cet article, c'est l'analyse de Ia sociabilité comme
à l'irresponsabilité qui « pousse finalement aux bizarreries les « forme ludique de l'association », comme « structure sociolo-
plus tendancieuses, aux extravagances spécifiquement citadines gique particulière, correspondant à celles de Tart et du jeu, et
de l'être à part, du caprice, de Ia préciosité »,' c'est-à-dire qu'elle qui tirent leurs formes de Ia réalité, tout en Ia laissant néanmoins
développe une liberté purement formelle qui se manifeste par derrière eux"». Si nous abandonnons Ia substance de Ia socia
le seul désir de devenir remárquable, comme elle développe un bilité, et les contenus de Tassociation, nous pouvons nous deman-
savoir purement formei qui se traduit par une volonté de der quel est 1'attrait, le contentement qui tient au seul fait d'être
paraitre au fait. associé à d'autres, et quelle est l'importance qu' « il faut accorder
à 1'individu comme tel, inséré dans, ou opposé à son milieu
Ainsi, toutes les qualités que Ia grande ville fait éclore chez social». Dans Ia mesure oü Ia sociabilité dans sa forme pure
un individu se transforment en leur çontraire : l'intellectualisme n'a pas de fin ultérieure, dans Ia mesure oü elle n'a pas de
n'est qu'un savoir-paraítre. Ia liberté n'est que caprice, Ia singu contenu et pas de résultat en dehors d'elle, « elle est orientée
larité n'est que le leurre d'une participation contingente, et entièrement sur les personnalités Les traits personnels de
1'exigence d'authenticité ou de convivialité n'est que le reflet l'amabilité, les bonnes manières. Ia cordialité et les attraits de
inversé d'un type de relations fondées, au çontraire, sur 1'aversion toutes sortes sont caractéristiques de l'association purement
ou Ia mise ã distance. Qu'est donc devenue cette liberté ou cette sociable. Mais, précisément parco que l'orientation se fait sur
libération des énergies que promet Ia grande ville ? En résumant les personnalités, celles-ci ne devront pas sé mettre en avant
les textos de Simmel, on pourrait dire que Ia liberté ; a) s'aliène ; de manière trop individualiste. Là oü des intérêts réels qui
b) se pervertit; c) se rétracte. ° coopèrent ou se combattent déterminent Ia forme sociale, ils
Si l'on prend en effet pour repère le corps plein de Ia commu- attendent que 1'individu, eu égard à ses intérêts, n'expose pas
nauté traditionnelle, il faudrait dire que Ia substantialité du ses particularités et son individualité avec trop d'abandon ou
social subit chez Simmel un curieux destin et un curieux partage : d'agressivité. Mais là oü cette retenue fait défaut, pour que
a) d'un côté, elle explose dans ime immense culture objective Tassociation demeure un tant soit peu possible, une autre retenuè
qui se matérialise et s'incorpore « dans les choses et les connais- des pulsions personnelles doit prévaloir et elle doit émaner de
sances, les institutions et le confort», dans Ia science comme Ia seule forme de l'association. Cest pour cette raison que le
dans les objets de renvironnement domestique, une « manière
d'esprit cristallisé »,iin « fleuve d'intérêts et de façons de remplir
le temps et Ia conscience oü les mouvements propres de Ia 78. American Journal of Sociology, 1949, p. 254-261; traduction f^-
çaise dans les Cahiers du Groupe de recberche sur le procès de sociali-
personnalité sont à peine nécessaires pour nager » ; d'un autre sation, n° 3, décembre 1978.
côté, rindividu n'a que deux issues pour résister aux « consé- 79. Ibid.

46 47
FRáSENTAllON
1 LA yiLLE-LABORATOIBE ET LE MUJEU URBAIN

sens du tact est d'unè telle importance dans Ia société, parce de cercies amicaux, de salons mondains ou de bistrots fonction-
qu'il guide Tautorégulation de Tindividu dans ses relatíons per- nent dans ce régime des échanges allégés qui peut friser Ia cari
sonnelles avec d'autres, lorsque aucun intérêt extérieur ou pro cature à partir du moment oü il est codifié et devient un rituei
prement égoíste n'assure cette régulatíon"». de sociabilité, mais qui impose de toute façon à Ia circulation
de Ia parole deux conditions : que persome ne Vaccapare et
Cette forme de refenué originaire que Sininiel désigne sous
qu'elle demeure au-dessus de toute intimité individuelle. La
le nem de tact ou de réserve est dono le seuI régulateur — et
circulation de Ia parole « sociable » implique donc que 1'indi-
un régulateur eh deçà des contenus déterminés liés à Ia culture,
vidu soit réservé en un dpuble sens : il faut, d'une part, que
au statut, à Téducation ou à Ia compétence. Dè sorte que cette
sa parole demeure superficielle; d'autre part, qu'elle demeure
forme pure d'interaction, qui n'a par définition d'autfe fonction
parcellaire : « La pIus belle histoire qu'pn puisse raconter du
que de satisfaire une impulsion uníverselle à Têtre-ensemble, point de vue de Ia sociabilité est.celle qui autorise le narrateur
impose en même temps à chaque individu de rester en retrait
à laisser sa personne complètement en retrait. »
de 1'interaction, de laisser en dehors de réchange ce qui est
personnel. La réserve est donc Ia condition de possibilité' de La conversation est donc Ia manifestation Ia pIus courante
toute interactíon. Ia forme du social ou le social comme pure et Ia pIus concrète de Ia positivité des contacts sociaux super-
forme. Elle régit aussi bien les échanges sociaux les pius deuses ficiels, puisque cette superficialité est un régulateur de circulation
que les rituels morts de Ia société de cour d'Ancien Régime. entre individus supposés égaux ou faisant «comme s'ils Tétaient».
Et dans Ia mesure oü Ia sociabilité correspond à une impulsion Fuite ou résistance ? Les deux sans doute : « La sociabilité ne
de rhumanité, elle présuppose que ces échanges;se produisent compterait pas tant pour tous les hommes sensés, qui éprouvent
entre égaux, elle crée (« à condition qu'on le veuille ») un monde à tout moment les urgences de Ia vie, elle n'aurait pas cette
artificiei, débarrassé des pesanteurs de Ia culture objective ou teneur d'émancipation ou de gaieté salutaire, si elle n'était qu'une
des demandes et des intérêts concrets. fuite en dehors de Ia vie. Ia volatilisation momentanée de son
La sociabilité, ainsi définie comme abstraction Indique de sérieux. Elle peut souvent n'être que cette entité négative, un
1'association, trouvera de multiples manifestations' concrètes : conventionnalisme et un échange cios de formules mortes. [...]
dans le jeu de société, dans Ia coquetterie, par exemple, et surtbut Ce qui est libérateur et éclairant pourtant dans Ia sociabilité,
atix yeux des hommes sensés, est ailleurs; 1'association et
dans Ia conversation. Dans Ia conversation purémént sociablé,
«Ia parole est vme fin en elle-même, elle n'est au servicè d'aucun 1'échange stimulant par lesquels tout le poids et toutes les tâches
contenu; elle n'a d'autre but que de perpétuer Tinteraction en de Ia vie se réalisent sont consumés ici dans un jeu artistique,
dans Ia sublimation et Ia dilution simultanées des forces de Ia
esquivant les sujets délicàts, que de permettre de jouir de I'exci-
tation du jeu de relations ». Dans"cette situation typique, il est réalité qui n'apparaissent qu'à distance, alors que leur pesanteur
clair que Ia parole ne circule que si elle est allégée de tout son - s'estompe comme par enchantement. »
poids de vérité, si elle sait glisser rapidement d'un sujet à Tautre" La micro-sociologie de Simmel fait donc des résistances et de
et si ce sujet est « interchangeable et accidentel ». Conversations 1'opacité de 1'individu un príncipe régulateur du social et elle
les inscrit non pas dans les profondeurs de Ia conscience ou du
quant-à-soi, mais à Ia surface même du social comme un effet
de Ia superficialité et de Ia multiplicité, bref, comme un effet
80. Ibid. de Ia densité de circulation.
81. Hasel < adorait écouter les gens, ce n*était pas les mots qu*il écou-
tait, c*était le ton, c*était le ry^zne de Ia conversatíon. II posait des On comprend, dès lors, que 1'étude du comportement collectif
questíons, nem pour entendre les réponses, mais bien pour maintenir le que Park se propose d'entamer dans Ia Ville soit une morphologie
courant» (J. Stbinbeck, Rue de Ia Sardine, GaUimard» Paris, 1948 ; i^.
collectíon c Folio >, 1978, p. 42-43). plus qu'une psychologie de Ia vie quotidienne en milieu urbain

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PRÉSENTATION LA VILLE-LABORATOIRE ET LE MILIEU URBAIN

et qu'elle développe une conception originale des formes de parallèlement à 1'emprise de ces facteurs qui s'exercent sur une
contrôle social. population homogène par son recrutement ou par son apparte-
nance de classe. Ia ville voit éclore, à travers Ia Bourse et Ia
Park, étudiant les mouvemerits de foule, se défie de Le Bon
et fait peu de cas des « moments psychologiques » comme déter- presse, deux machines de contrôle qui fonctionnent à Ia stimu
lation et à Ia manipulation, c'est-à-dire au coup par coup ; elles
niinants des soubresauts collectifs en milieu urbain. L'étude du
comportement collectif, c'est Tanalyse du phénomène et des se contentent, comme dira Goffman, de « dégager Ia circula
tion"».
pratiques de raobilisation et de déstabilisation (des individus
et des groupes) dont le modèle est offert par les manipulations Cest qu'elles travaillent non seulement en situation, c'est-à-
et les réajustements du monde boursier. Alors que le mátériau dire sur une conjoncture, mais aussi sur une cible três particu-
essentiel du joumaliste est Tévénement, celui du sociologue, c'est lière : une opinion publique ou un public, c'est-à-dire un
Ia situation. Alors que le domaine propre à Ia presse est celui ensemble três disparate d'individus n'ayant a priori entre eux
de Ia circulation des informations qui de nouvelles se trans- que des relations secondaires. La mobilité fonciêre de Ia popu
forment en rumeúrs et légendes, celui du sociologue se limite lation urbaine, dans ses implantations comme dans ses compor-
atix définitions et aux redéfinitions de situations dont les nou tements, ses modes, sa sensibilité. Ia différencie de Ia population,
velles ou les rumeurs ne sont qu'tm facteur ou un élément; Si cible traditioimelle des institutions de contrôle. Elle est consti-
le problème du sociologue est celui du contrôle social, c'est dans tuée de séries de faits, de séries déjà données. Du coup, les
Ia ville que celui-ci a réussi à se sophistiquer suffisamment pour techniques de contrôle que doit étudier le sociologue, pour en
inclure à Ia fois les manipulations dti spéculateur boursier ou dégager Ia vérité du social en milieu urbain ne sont pas des
de Tagitateur et les nouvelles techniques du conseillisme en techniques de sérialisation (désentassement, police des relations
matière de justice ou de contrôle de 1'opinion publique par Ia et des voisinages, lutte contre Ia proximité, mise en place de
publicité. Ces techniques nouvelles ou traditionnelles du contrôle dispositifs visant à l'invisibilité latérale), mais des techniques
social seront toutes définies ou étudiées en situation. Et c'est de maitrise conjonctureUe de situations instables, de stimulation
dans ce sens que Ia Bourse constitue, au sein même du laboratoire de séries déjà données.
urbain, le laboratoire par excellence. Mais c'est Ia Bourse non D'oü 1'intérêt, pour le technicien du contrôle comme pour le
pas comme régulateur, mais comme microcosme d'un milieu dont sociologue, de repérer comment ces séries focalisent leurs atten-
Ia caractéristique principale est d'être dans un état de crise per tions, comment elles se reconnaissent dans des leaders ou dans
manente. Le propre d'une situation boursière, c'est : 1) d'être des types, comment des informations destinées à un public ou
conflictuelle et : 2) d'impliquer des techniques de contrôle et à des communautés dont les intérêts sont toujours divergents
de stimulation. La Bourse n'est pas conçue ici comme le para- se transforment en « nouvelles », comment ces « nouvelles »
digme d'un système particulièrement bien régulé, donc comme circulent en milieu urbain, se transforment en pôles de fixation,
l'emblème possible de Ia grande « mécanique urbaine ». Bien au comment Ia presse joue le rôle du ragot de village. Tout cela
contraire, à Timage smithieime de Ia Main invisible, Park oppose constitue, pour une bonne part, le travail du joumaliste. Encore
les manipulateurs, source de perturbations et de «prises de faut-il qu'il soit secondé par le sociologue, qui doit simplement
contrôle ». Ainsi, à travers le modèle boursier, 1'histoire natu-
rélle de Ia ville ne se limite pas â 1'inveiitaire des formes dè
ségrégation et d'implantation dans des aires naturelles. La Bourse
offre le modèle d'une situation qui se redéfinit quotidiennement, 82. E. Goffman, Mise en scène de Ia vie quotidienne. op. cií., t. 11,
p, 110-112.
mais de plus elle permet à Ia sociologie du coiitrôle social en 83. i Cest bien Ia méthode par laquelle les objets sont contrôlés en
milieu urbain de ne pas sombrer dans une exagération des fac- pratique qui révèie ieur nature essentielle, c'est-à-dire leur earaetère pré-
teurs de régulation institutioiinels ou socio-économiques, puisque, visible. > (R. B.- Park, Ia Ville, p. 87.)

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FSéSEinAllON

déplacer Taccent, des situations aux techniques de controle ou


de définition des situations, des événements aux tendances, sans
Digressions sur Fétrànger
abandonner pour autant Tobsession du joumaliste ; Ia ville
comme « état d'esprit» ou comme mentalité.
Yves Grafmeyer
Isaac JosEPH

Georg Simmel

Si Terrance est Ia libération par rapport à tout ppint donné


dans Tespace et s'oppose conceptuellement au fait d'être fixé en
ce pqint, Ia forme sociologique de 1'étranger se présente comme
Tunité de ces deux caractéristiques, Cependant, ce phénpmène
montre aussi que les relations spatiales ne sont que Ia cohdition,
d'une pait, et le symbole, d'autre part, des rélations humaines.
Ainsi, l'étranger dont nous parlons ici 'n'est pas ce personnage
qu'on a souvent décrit dans le passé, le voyageur qiii arrive un
jour et repart le lendemáin, mais piutôt Ia personne arrivée
aujourd'hui et qui restera demain, le voyageur potentiel en
quelque sorte.: bien qu'il n'ait pas poursuivi son chemin, il n'a
pas tout à fait abandonné Ia liberté d'aller et de venir. II est
attaché à un groupe spatialement déterminé ou à un groupe
dont les limites évoquent des limites spatiales, mais sa position
dans le groupe est essentiellement déterminée par le fait qu'il
ne fait pas partie de ce groupe depuis le début, qu'il y a introduit
des caractéristiques qui ne lui sont pas propres et qui ne peuvent
pas Têtre.

L'unité de Ia distance et de Ia proximité, présente dans toute


relation humaine, s'organise ici en une constellation dont Ia

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