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et
RÉALISME MERVEILLEUX
Charles W. Scheel
RÉALISME MAGIQUE
et
RÉALISME MERVEILLEUX
DE LA THÉORIE À LA POÉTIQUE
2005
Il n'est que trop évident que le
mystère est autant en nous que
dans les choses, que le pays du
merveilleux est avant tout dans
notre être sensible.
Pierre Mabille
[PREFACE]
7
x
8
x
9
x
[Daniel-Henri Pageaux]
10
AVANT PROPOS
3
Bontempelli Massimo, L'Amante fedele (recueil de nouvelles, Milan,
Mondadori, 1953), 4e de couverture, ma traduction.
16
pays d’origine. On peut constater dans la bibliographie que, dans la
vingtaine de références concernant le domaine allemand, seuls
deux écrivains sont nommés (Ernst Jünger 4 et George Saiko) et que
les autres études limitent leur champ d’investigation à la
"littérature des ruines" de l’immédiat après-Seconde Guerre
mondiale. Quant au domaine italien, il est pratiquement réduit aux
œuvres de Bontempelli (qui dès la fin des années vingt d’ailleurs,
parlait plus volontiers de "réalisme mystique" ou "métaphysique").
D’autre part, à de très rares exceptions près, le réalisme magique
littéraire allemand ne semble intéresser que la critique allemande,
et celui d’Italie que la critique italienne.
On peut clore symboliquement la période de latence de ces
concepts avec la parution du Miroir du merveilleux de Pierre
Mabille en 1940 (auquel Carpentier avait participé en tant que
traducteur), afin de rappeler à quel point les Surréalistes sont alors
impliqués dans cette réflexion sur les rapports entre magie,
merveilleux et réalité en littérature.
2. 1948-1973. Après la tourmente (et l’extraordinaire
circulation d’hommes, de biens et d’idées) de la Seconde Guerre
mondiale, l’année 1948 place véritablement les premiers jalons
dans le champ littéraire autour des appellations dont il est question
ici. En Allemagne, plusieurs articles font le point sur l’actualité du
magischer Realismus dans la revue Aufbau (IV), soulignant au
passage les liens troublants entre les visions magiques et
l’idéologie guerrière de Jünger. En Belgique, Johan Daisne signe
un premier article sur le Magisch-Realisme flamand. A Madrid
paraît un ouvrage d’Arturo Uslar Pietri (qui avait rencontré
Bontempelli en Italie) dans lequel il utilise le terme realismo
mágico pour décrire la spécificité du conte vénézuélien. Mais à
côté de ses trois reprises isolées du réalisme magique, la même
année 1948 voit le lancement de l’appellation concurrente de real
maravilloso par Alejo Carpentier dans le quotidien El Nacional
de Caracas. Ce texte, réédité l’année suivante à Mexico comme
4
Notamment dans la thèse de Volker Katzmann, Ernst Jüngers
Magischer Realismus (1975), qui dégage un "modèle" du récit magico-
réaliste dans Les Falaises de Marbre.
17
prologue du roman de Carpentier Le Royaume de ce monde, fut
considéré rapidement comme le manifeste programmatique d’une
nouvelle littérature latino-américaine qui se voulait affranchie de la
tutelle européenne. Parce que ce prologue (et les deux manifestes
ultérieurs de Carpentier promouvant un "réel merveilleux
américain" qui serait bien plus authentique que les productions
culturelles "appauvries" d’une "Europe déclinante") continuent
d’être débattus aujourd’hui et n’ont pas été traduits en français, ces
textes fondateurs incontournables sont aussi analysés dans la partie
théorique du présent ouvrage.5
Sans doute partiellement inspiré du manifeste de Carpentier,
Jacques Stephen Alexis, antillais également mais franco-phone,
vint présenter les prolégomènes d’une esthétique du "Réalisme
merveilleux des Haïtiens" en Sorbonne en 1956. Cette initiative,
toute imprégnée d’un syncrétisme visant à fondre culture populaire
haïtienne, langue française et réalisme socialiste, devait attendre
une vingtaine d’années avant de trouver des échos, que ce soit en
France ou ailleurs.
Dans cette même période, l’article "Magical Realism in Spanish
American Fiction" d’Angel Flores, paru aux Etats-Unis en 1955,
suscita une discussion générale du réalisme magique dans la
critique littéraire latino-américaine – surtout celle installée dans les
universités nord-américaines. Au cours des années 1960, les
études, mémoires et communications abordant les auteurs latino-
américains contemporains sous l’angle du réalisme magique et/ou
du réel merveilleux, en anglais ou en espagnol, se multiplièrent
mais dans un grand flou théorique et méthodique autour de ces
termes, encouragé notamment par les différents, vis-à-vis de la
conception de Flores, introduits dans l’article de Luis Leal de
5
Une autre raison d’inclure une analyse de ces essais de Carpentier en
français dans ce contexte, parallèlement à celle de l’ouvrage de Franz
Roh, est que personne (ni les germanistes, ni les hispanistes, ni les
comparatistes qui ont traduit ces textes en anglais) ne semble avoir
remarqué la lecture très biaisée que Carpentier fait du réalisme magique
de Franz Roh pour promouvoir son concept concurrent de réel
merveilleux.
18
1967, "El realismo mágico en la literatura hispanoamericana." Si
bien que le XVIe Congrès de l'Institut international ibéroaméricain,
tenu à Michigan State University à East Lansing en 1973,
spécifiquement sur le thème de "Fantaisie et Réalisme magique,"
fut marqué par une vive controverse. L’invité d’honneur, Emir
Rodríguez Monegal, accueillit les congressistes en expliquant
longuement pourquoi il fallait bannir le terme realismo mágico de
leur vocabulaire, alors qu’un bon tiers des soixante-cinq
communications s’y référait. Plusieurs d’entre elles essayaient
d’ailleurs de clarifier les liens entre les notions de fantastique, de
surréalisme, de réalisme magique et de réel merveilleux –
malheureusement de manière peu harmonieuse.
3. 1974-1987. La brouille terminologique et théorique qui
avait éclaté à East Lansing aurait pu signifier l’enterrement
solennel de toute la discussion. Ce ne fut pas le cas. Quand les
actes de ce congrès mémorable parurent en 1975 (Donald Yates,
éd.), ce n’était que le cinquième ouvrage publié sur l’appellation de
réalisme magique dans le domaine latino-américain. Depuis, il y en
a eu trente deux autres... Parmi les plus intéressants, figure la
proposition d’Irlemar Chiampi de fondre le réalisme magique et
le réel merveilleux en un "Realismo maravilloso hispano-
americano" (Sao Paolo 1980 ; Caracas 1983) ; cette redistribution
des termes n’aura pas réussi à s’imposer dans la critique, mais elle
demeure l’une des théorisations les plus ambitieuses sous
l’étiquette "réalisme merveilleux" et ses grands traits seront
présentées plus loin, à la suite du manifeste d’Alexis, dans la
présente étude.
A la même époque parut à New York une anthologie intitulée
Magical Realist Fiction (David Young et Keith Hollaman, éd.,
1984) avec une très belle sélection de textes par trente cinq auteurs
prestigieux du monde entier (de Gogol à Kundera en passant par
Mann, James, Kafka, Woolf, Nabokov, Faulkner, Borges, Calvino,
Escarpit et d’autres), présentés comme appartenant à ce "genre" et
à cette "tendance" de la littérature (en l’occurrence, le seul
dénominateur commun que l’on entrevoit clairement dans la
variété des textes proposés, est leur refus du simple réalisme). La
19
critique anglophone canadienne s’était manifestée dès 1974 avec
les travaux de Michael Dash sur le Marvelous Realism de Jacques
Stephen Alexis, suivis d’une anthologie du Magic Realism (Geoff
Hancock, éd.) en 1980 et d’une publication collective sur le
Magical Realism and Canadian Literature (éd. Peter Hinchcliffe et
Ed Jewinski) en 1986. C’est de l’Université de Montréal, en langue
anglaise, que vint un ouvrage décisif, dans lequel, sur la base d’une
approche comparatiste, Amaryll Chanady (1985) propose une
distinction théorique claire entre le fantastique et le réalisme
magique en tant que modes narratifs de la fiction. Sa thèse, selon
moi in-surpassée et qui constitue le point d’ancrage de ma propre
conception du mode réaliste merveilleux, sera résumée et analysée
dans la partie théorique de la présente étude.
En Europe, c’est la Belgique qui se distingue avec l’ouvrage en
langue flamande de Christiane Van de Putte sur la poétique du
roman magico-réaliste allemand et néerlandais (1979) et surtout
avec un ouvrage collectif remarquable de l’Université de
Bruxelles, qui demeure la source d’information la plus complète en
langue française dans le domaine : Le Réalisme magique. Roman.
Peinture et cinéma (éd. Jean Weisgerber, 1987). En plus d’une
introduction très détaillée sur l’histoire du concept et de ses
variantes, c’est un véritable panorama de poétiques européennes et
américaines qui est proposé, y compris une exploration de la
littérature d’expression française. Par contre, comme on le verra
plus loin, la tentative de formulation d’une "poétique" générale et
du réalisme magique ne convainc pas.6
6
Notamment pour trop se baser sur le courant appelé "européen" dans
l’ouvrage, et qui relève plutôt du réalisme mystique ou métaphysique
(façon Bontempelli, Jünger, Gracq, Green ou Lampo, par exemple). Cette
remarque vaut aussi pour la thèse de Michael Scheffel, Magischer
Realismus, die Geschichte eines Begriffes und ein Versuch seiner
Bestimmung (1990), qui consacre un chapitre à la fonction de "pont," de
l'appellation, entre l'Ancien et le Nouveau monde, mais qui propose
surtout une tentative de définition du réalisme magique en tant que "style
du récit," apparent dans la littérature allemande entre les Républiques de
Weimar et de Bonn. Or on est là aux antipodes de la truculence des textes
magico-réalistes latino-américains.
20
4. Depuis 1988. C’est encore du Canada que provient une
publication influente en 1988. L’article de Stephen Slemon,
"Magic Realism as Postcolonial Discourse," inaugure un nouveau
courant de la critique en situant le concept au sein d’un
"engagement spécifique de la culture littéraire anglo-canadienne
dans la post-colonialité." Ce courant est aussi représenté dans une
importante publication collective aux Etats-Unis, Magical
Realism: Theory, History, Community (éd. Lois Zamora et
Wendy Faris, 1995) ; dans une première publication collective en
France (éd. Xavier Garnier, 1998), intitulée Le Réalisme
merveilleux, mais dont les études traitent plutôt de réalisme
magique ; dans l’étude de Jean-Pierre Durix, Mimesis, Genres and
Post-Colonial Discourse: Deconstructing Magic Realism, 1998),
ainsi que dans l’ouvrage collectif d’impulsion italienne
Coterminous Worlds: Magical Realism and Contemporary Post-
Colonial Literature in English (éd. Elsa Linguanti et al, 1999).
Dans tous ces travaux (notamment comparatistes), domine une
approche culturaliste du "réalisme magique," privilégiant une
lecture des aspects thématiques et idéologiques d’œuvres
provenant de pays et de continents divers, qui s’opposeraient à une
production littéraire occidentale (ou occidentalisée)
"hégémonique," rédigée dans des "genres conventionnels."
Face à cette montée très nette du courant angliciste autour d’un
magic(al) realism post-colonial et/ou post-moderne, la critique
latino-américaine continue à se servir des notions de realismo
mágico et de real maravilloso pour explorer sa littérature, sans que
l’on ait noté de percée théorique sur les rapports entre ses
appellations dans la quinzaine d’ouvrages parus depuis 1988. 7 Sauf
pour quelques études universitaires franco-canadiennes explorant
les littératures canadiennes et/ou antillaises, la notion de "réalisme
merveilleux" n’apparaît guère que dans mes propres travaux, dans
lesquels je propose, depuis 1991, une distinction théorique entre
7
Deux tentatives intéressantes seront présentés en guise d’épilogue du
chapitre consacré à Alejo Carpentier.
21
réalisme magique et réalisme merveilleux (et l’illustration de ces
modes narratifs dans la littérature française, notamment).
8
Il faut saluer cette parution, en anglais, d'essais importants dans la
première partie de cet ouvrage, intitulée "Foundations." On peut regretter
cependant que la traduction par Faris du texte de Franz Roh (sur le
réalisme magique dans la peinture postexpressioniste européenne) soit
basée sur la traduction en espagnol, parue sous forme réduite d'article
dans la Revista de Occidente, et non sur le texte allemand d'origine. Etant
donné la finesse de l'analyse de Roh, cette double traduction peut se
traduire par des glissements de sens dommageables et par une perte
d'information non négligeable. D’autre part, les co-éditrices ne signalent
pas, justement, les erreurs grossières et les interprétations tendancieuses
du texte et des images reproduites dans le livre de Roh, par Carpentier,
telles qu'elles apparaissent dans son essai sur The Baroque and the
Marvelous Real, traduit ici par Zamora.
22
incluent le terme "magie" ou "magique" dans leur titres (et que
trois autres articles ne se réfèrent ni au merveilleux ni au magique).
Dès l'abord, on peut donc constater que l'Atlantique continue de
séparer sinon les mouvances du moins leurs appellations : à nous,
en France, le réalisme merveilleux, à eux, aux États-Unis, le
réalisme magique.
Sur le plan du contenu, l'ouvrage américain bénéficie
manifestement d'une plus grande familiarité du thème abordé, en
vertu des discussions amples et déjà anciennes de la question au
sein de la critique latino-américaine (les co-éditrices sont des
comparatistes dans des universités texanes très axées sur le
domaine latino-américain). Cependant, elles accueillent aussi des
contributions sur des œuvres provenant du domaine nord-
américain, antillais non-hispanophone, britannique, anglo-indien,
allemand, maghrébin et Japonais, ainsi que des références aux
origines européennes de l'appellation et un abondant débat
historique sur les rapports entre réalisme magique et surréalisme,
dans le contexte des littératures américaines post-coloniales et
post-modernistes et de leurs liens avec l'Europe. On se retrouve
donc avec une grande pluralité de points de vue et avec un
panorama presque aussi large que celui proposé en 1987 dans la
publication sur Le Réalisme magique de l'Université de Bruxelles
(à laquelle Zamora et Faris renvoient d'ailleurs pour les aspects
plus particulièrement européens de l'histoire de ce concept).
Comme dans celle-ci, l'appellation est définie dans la
présentation générale en tant que "mouvement international
significatif de la littérature contemporaine," mais elle est surtout
abordée comme un "mode littéraire" de la fiction de certains
auteurs, dans les diverses études, sans que la définition soit
nécessairement précisée davantage en termes de narratologie ou de
poétique. A partir de là, la discussion porte sur la question de
l'interprétation de "ce" mode tel qu'il apparaît dans des textes
spécifiques et/ou au sein du post-modernisme et du post-
colonialisme. La plupart des études mettent l'accent sur l'aspect
identitaire de littératures émergentes et/ou marginales se posant par
rapport à des "centres privilégiés" et à des "paradigmes
23
métropolitains." Elles se situent donc assez clairement dans une
dynamique culturaliste (cultural studies), soucieuse de se
démarquer des "canons occidentaux," i.e. européens et étasuniens.
Je subodore que c'est cette dynamique nouveau-mondiste et/ou
multiculturaliste d'opposition contre l'influence "métropolitaine" (à
la fois du réalisme et du surréalisme, selon certaines des études),
qui permet de réunir sous l'appellation unique de réalisme
magique, la nouvelle littérature post-coloniale "créolisée,"
provenant à la fois du monde antillais et du monde latino-
américain. Sans que les éditrices aient voulu (ou songé à) se
demander si tant d'œuvres, diverses par d'autres aspects que leur
condition post-moderniste émergente, ne cohabitent pas
malaisément dans un seul tiroir. Pourtant, plusieurs études mettent
en lumière des phénomènes d'intertextualité continue, évidents
entre Europe et Amérique notamment (Grass, García Márquez et
Rushdie étant les cas les plus connus). La question du va-et-vient
international des influences (réciproques, d'ailleurs, et non pas
nécessairement de l'Europe sur le "nouveau monde") n'est donc pas
ignorée mais, me semble-t-il traitée avec beaucoup d'ambivalence
et, au bout du compte, soit écartée soit inféodée à une autre
logique.
Comment expliquer, par exemple, que personne ne discute du
modèle théorique du mode narratif magico-réaliste proposé
naguère par Chanady, sinon par le fait qu'il a l'inconvénient de
casser l'unité de l'approche culturaliste, en forçant à diviser les
œuvres du soi-disant "mouvement spécifiquement multiculturel
créolisé" de la littérature du nouveau monde, selon des critères
formels, ce qui oblige donc à qualifier à l'aide d'une autre
appellation que celle de réalisme magique (sur laquelle se fait ce
nouveau et étonnant consensus), les œuvres qui ne répondent ni
aux critères des modes chanadiens ni à d'autres modes reconnus de
la fiction. Or c’est ce j'ai fait moi-même en proposant une
définition nouvelle du réalisme merveilleux, qui me semble
pouvoir concerner une assez grande proportion du corpus en
question, mais qui a l'inconvénient de ne pas se fonder sur la
"mouvance" culturelle anticolonialiste.
24
Cette notion d'une littérature soi-disant imprégnée d'un
"rationalisme binaire" qui serait propre aux "centres littéraires
métropolitains privilégiés" me paraît assez réductrice et illusoire
(au moins depuis les années 1960, et même depuis la "crise du
roman" après la première guerre mondiale). Inversement, et au
moins depuis ma lecture du prologue du Royaume de ce monde, je
m'interroge sur les manières ou sur les techniques d'écriture par
lesquelles des écrivains issus de cultures tiers-mondistes pourraient
exprimer, dans la pratique de la prose fictionnelle, des "mentalités
populaires" qui accepteraient, au même titre que l'expérience
perçue rationnellement, diverses formes de mythes ou de
manifestations du surnaturel. Jusqu'où faudrait-il remonter dans le
temps et dans les arrière-pays des Antilles ou d'Amérique latine,
par exemple, pour trouver des populations échappant aux "réalités"
modernes et vivant dans des sociétés qui ne distingueraient pas
entre les règles du quotidien et un héritage de croyances et de
mythes ? Une telle condition est-elle imaginable pour une
population alphabétisée et/ou lettrée ? Si elle n'est pas lettrée et
qu'elle parle une langue indigène non-écrite, comment un écrivain
local peut-il espérer communiquer avec elle par le biais de la
littérature et comment fera-t-il concurrence aux fictions télévisées,
autrement populaires ?
Par rapport à toutes ces questions, soulevées par la notion de
littérature émergente dans cette publication, la contribution la plus
intéressante est celle d'Amaryll Chanady, à qui ma propre
recherche doit tant. Son étude intitulée "The Territorialization of
the Imaginary in Latin America: Self-Affirmation and Resistance
to Metropolitan Paradigms" est suffisamment érudite et ambitieuse
pour avoir été placée par les co-éditrices dans la première partie,
consacrée aux fondations du réalisme magique latino-américain, à
la suite donc, des travaux de Franz Roh (1925), Carpentier
(1949/1967/1975), Angel Flores (1955) et Luis Leal (1967).
Comme son titre l'indique, Chanady s'élève au niveau d'une
réflexion sur l'imaginaire – notion abstraite de la littérature – du
continent latino-américain, dans une perspective post-colonialiste
"anti-métropolitaine." En l'occurrence, elle se base sur les travaux
25
de théoriciens de la littérature hispanophone et lusophone
s'attachant depuis un demi-siècle (et surtout depuis une vingtaine
d'années au sein des cultural studies) à définir la spécificité de la
fiction latino-américaine par opposition, donc, aux "paradigmes
métropolitains," c'est-à-dire au système de valeurs rationnelles
hégémoniques qui soutiendrait et limiterait l'imaginaire
"occidental." Sa discussion est illustrée par des références à
quelques œuvres littéraires, surtout de Cortázar et d'Asturias.
Les conclusions auxquelles Chanady arrivent dans son dernier
paragraphe ne me posent guère de problèmes, en dehors d'un léger
malaise face aux notions de "fétichisation de l'Autre européen" et
de la "cannibalisation créatrice" des écrivains latino-américains
(expression qui signifie, grosso modo, qu'ils ont bouffé de l'auteur
européen de manière sélective pour leur profit). Mais je voudrais
relever, dans sa démonstration, quelques aspects symptomatiques
d'une orientation du comparatisme nord-américain, qui me paraît
décevante. Après douze pages (sur dix-sept) consistant en une
présentation méthodique de textes ayant décrit le processus de
prise de conscience, par l'intelligentsia latino-américaine, de la
différence de sa culture, Chanady estime que :
27
est engagé dans une relativisation générale des modèles
occidentaux hégémoniques. (p.140 ; ma traduction)
9
Y compris celle de Xavier Garnier, coordinateur du numéro, sur le
thème "Métamorphoses réalistes dans les romans de Marie Ndiaye."
31
original mais un peu court.) Il passe alors à une analyse
substantielle, d'une vingtaine de pages, sous l'étiquette de "réalisme
tropical" (= qui serait proche des phénomènes climatiques et
littéraires de l'Amérique latine), pour conclure que "la poétique de
Sony Labou Tansi fait subir à la notion de réalisme merveilleux
une telle torsion et lui imprime un tel dynamisme qu'on ne sait,
pour finir, dans quel sens elle fonctionne ni même si cette question
a encore un sens." Là aussi, il me semble qu'un rapprochement
avec les définitions du réalisme magique et du réalisme
merveilleux, en tant que modes narratifs universels, et la
distinction entre les deux, auraient pu être fructueux.
L'introduction de l'étude de Michel Naumann, "La forêt urbaine
des années 90 et le réalisme magique de Ben Okri," offre une
discussion très synthétique de la "montée du réalisme magique
africain comme moyen de traduire la crise, de l'affronter et
d'avancer vers des réponses non-dogmatiques" et justifie "la
capacité africaine à s'inscrire dans ce mouvement" en vertu du rôle
fondamental des cultures africaines dans "la formation du réalisme
magique d'un Alejo Carpentier ou de Gabriel Garcia Marquez."
Sans donner d'autres références théoriques ou critiques, Naumann
se pose alors la question : "le réalisme magique d'un Ben Okri
travaille-t-il au surgissement d'une Modernité-Altérité capable de
dire ce temps d'anomie que nous vivons et de s'esquisser en tant
qu'avenir humain, ou sombre-t-il dans le nihilisme des jeux
étincelants mais vains d'une effrayante 'merdonité', pour reprendre
un calembour de Michel Leiris ?" Il conclura, après quelques pages
d'analyse de "la quête d'Azaro" (enfant-héros des romans nigérians
en question), que "le réalisme magique de Ben Okri est donc une
forme d'exploration de l'aliénation et de la crise actuelle du tiers-
monde qui ne prend ses distances vis-à-vis du réel que pour mieux
le saisir et le travailler." Tout cela est intéressant et donne envie de
lire Okri. De par son caractère synthétique, l'analyse des textes met
l'accent sur le contenu thématique et l'engagement de ces romans,
qui rappellent ceux d'Alexis (Compère Géneral Soleil est d'ailleurs
cité). Comme l'indique Naumann, l'étude détaillée reste à faire. Je
32
suggère qu'elle gagnerait à se baser sur une réflexion théorique
plus poussée autour de l'appellation retenue.
Pour conclure sur cette publication, je salue bien évidemment
cette première marque d'intérêt, par une équipe de recherche basée
dans une université française, pour un concept qui me tient tant à
cœur. Si certaines des études réunies ici posent des jalons
prometteurs dans l'étude d'un réalisme magique ou d'un réalisme
merveilleux dans les domaines de la littérature amérindienne et
africaine – notamment par rapport à l'utilisation (problématique,
comme le montre bien le travail de Durix) qu'en fait la critique
latino-américaine – les autres n'ont pas cherché à se raccrocher à
ces notions (ce qui n'est pas dommageable per se, sauf peut-être
dans le cas des "enfants de Rushdie"). Cette constatation incite à
s'étonner du titre et de l'introduction très générale d'une publication
qui se dispense d'une description de l'objet mis en vitrine et d'une
discussion des métamorphoses inexplicables du réalisme
merveilleux en réalisme magique au sein de ses pages. A partir de
là, il faut admettre que ce livre ne contribue guère à dégager le
réalisme merveilleux du "carrefour fort embouteillé de la création
littéraire contemporaine," dont il est question en quatrième de
couverture. En l'occurrence, un titre plus approprié eût été
"collection d'études diverses autour des notions de magie, de
merveilleux, de créolité et de tropicalité dans leur articulation avec
le réel ou le réalisme dans divers médias de divers pays de divers
continents."
La confrontation de ces deux publications comparatistes permet
de constater : 1) que l’utilisation de l’appellation de réalisme
merveilleux par les critiques français est loin d’être fondée sur le
plan théorique et convaincante comme outil de poétique ; 2) que
dans la mouvance culturaliste issue d’Amérique du nord,
l’appellation de réalisme magique est embrigadée dans une
approche basée bien davantage sur une lecture idéologique
réductrice des œuvres que sur l’analyse de leur fonctionnement
narratif. Baser une poétique sur une notion "d’hybridité" culturelle
post-coloniale relève de la mystification plutôt que de la littérature
générale.
33
Dans le présent ouvrage, j’espère démontrer que distinguer
entre les deux appellations sur la base de définitions
narratologiques permet de rendre compte de distinctions
essentielles dans le discours fictionnel, qui ne préjugent en rien des
aspects thématiques, idéologiques et stylistiques des œuvres en
question : Kafka n’est pas García Márquez, Giono n’est pas
Baghio’o, Faulkner n’est pas Carpentier. Et si le réalisme magique
d’un García Márquez paraît différent de celui d’un Marcel Aymé,
c’est peut-être parce qu’il se combine avec le réalisme merveilleux,
ce qui n’est pas le cas pour ce dernier. On comprend mieux la
singularité de cette combinaison de modes dans l’œuvre, en
commençant par les distinguer.
34
I. THÉORIES
35
36
La théorie esthétique du Magischer Realismus
de Franz Roh (1925)
12
Il faut préciser que, dans l'analyse de Roh, un même peintre illustre
parfois des esthétiques ou des courants différents.
38
La définition de la nouvelle esthétique post-expressionniste (et
par conséquent du réalisme magique), proposée par Roh, est basée
sur le concept fondamental de Gegenständlichkeit, dont
Sachlichkeit est un synonyme partiel. Le premier signifie la
"qualité d'être un objet" alors que le second, bâti autour du mot
"chose" se traduit communément par "objectivité." La nuance
apportée par Roh dans Gegenständlichkeit serait plus proche du
néologisme "objectalité.".13
Ce que Roh décrit dans son chapitre intitulé Gegenständlichkeit
überhaupt [L'objectalité avant tout],14 c'est une nouvelle présence
de l'objet représenté dans le tableau, par opposition, d'une part, aux
surfaces de réflections colorées et fluides de l’impressionnisme et,
de l'autre, aux mouvements de blocs schématiques et forcenés de
l'expressionnisme. Pour Roh, au-delà des couleurs et des formes,
les nouveaux objets de la peinture post-expressionniste ont
retrouvé de la profondeur, de la texture et de la substance. Ils
expriment une sensualité complète et stimulent en particulier le
"toucher" du spectateur.
Roh précise néanmoins que la seule "objectivité" ne saurait
rendre compte de la magie exsudée par les meilleurs tableaux
nouveaux (p.30). Le néologisme "objectalité" semble d'autant plus
approprié pour distinguer entre cette nouvelle "présence de l'objet"
de la simple "objectivité" que le réalisme traditionnel est censé
promouvoir et que la photographie rend dorénavant facile.
Pour cette même raison, Roh s'oppose à l'expression "néo-
réalisme" utilisée parfois pour qualifier le post-expressionnisme.
Selon lui, le retour à "l'objectalité" est peut-être un rejet de
13
Quoi qu'il en soit, l'expression Neue Sachlichkeit allait s'imposer au
détriment de Magischer Realismus et, les traductions vers l'anglais (New
Objectivity) aidant, c'est à la "Nouvelle Objectivité" que se réfèrent les
critiques et histoires de l'art en langue française.
14
"Der Nachexpressionnismus versucht hiergegen, die Wirklichkeit im
Zusammenhange ihrer Sichtbarkeit wieder einzusetzen. Elementare
Freude der Wiedererkennung tritt aufs neue ins Spiel. Die Malerei wird
wieder Spiegel des greifbaren Außen" (p.27).
39
l'idéalisme et de l'idéologie expressionniste, mais il n'est pas un
retour au simple réalisme. Cette distinction est clairement exprimée
dans l'expression "réalisme magique." La combinaison de ces
termes peut sembler oxymorique; pourtant, selon Roh, elle exprime
bien l'impression provoquée par ces nouveaux tableaux qui
traduisent un "émerveillement" (de l'artiste) face à l'existence
même des objets, représentés dans leur réalité la plus profonde et la
plus nette.15
Cette "mise en relief" des objets est obtenue par la combinaison
des moyens suivants :
– un statisme qui s'oppose résolument au vitalisme et à
"l'irrationalisme démoniaque" de l'expressionnisme : au lieu d'un
chaos naturaliste, il y a maintenant un sens nouveau d'équilibre, de
pureté, de discipline, de paix, un ordre rationnel magique 16;
– une tension sous-jacente entre la composition (contrastes
bizarres des proportions ou des qualités des objets, par exemple) et
l'exécution (respectueuse des plus petits détails sur toute la
profondeur de champ), entre l'idée et la réalité, la premiére
l'emportant sur la seconde.17
15
"Dies ruhige Anstaunen der Magie des Seins, des schon
vorgestaltetseins überhaupt ist der wiedergewonnene [...] Boden" (p.30).
16
"Nicht in einem magischen Vitalismus sieht man höchste Bejahung,
sondern in der Einordnung aller Vitalitäten in die nicht minder magischen
'Gesetze,' denen sie letztlich unterworfen sind. Damit will nach Ablauf
eines dämonischen Irrationalismus [...] bei den Jungen ein magischer
Rationalismus in Gang kommen, magisch, da er das 'rationale'
Geordnetsein der Welt als ein Wunder verehrt, um auf ihm aufzubauen
oder anarchische Vorstöße gegen jene Ordnung mit Anstrengung
zurückzutreiben" (p. 67-68).
17
"Man glaubt auch weiterhin an einfache Grundformen des Seins und
diese haben – in den besten neuen Bildern – etwas ruhig Ehernes. Erst
indem man diese aber nun nicht abstrakt darlegen, sondern bis ins
Kleinste in der Natur selber aufzeigen will, kommt man zu dem neuen
Begriffe der 'Realisierung' in seiner ganzen Strenge. Nicht ein Abmalen,
sondern ein strenges Errichten, Aufbauen der Objekte, die letztlich in so
andrer Vorform in der Natur gefunden werden. [...] Es wird also nicht von
40
Selon Roh, le réalisme magique est moins engagé politiquement
que l'expressionnisme, bien qu'on puisse opposer, au sein de celui-
là, une attitude "de droite" dans la réalité lénifiante représentée par
la tendance naïve ou idylliste, au "gauchisme" des véristes qui
optent pour une réalité plus sujette à controverse (conditions et
activités sociales choquantes, chômage, contraste luxe-pauvreté,
ivrognerie, prostitution, etc.). Mais plutôt qu'un engagement
politique, cette dernière attitude reflète peut-être le cynisme et
l'imperturbabilité toute clinique du médecin. Le plus étonnant est
que des développements thématiques aussi opposés au sein du
post-expressionnisme puissent se réclamer des mêmes formes de
représentation.18
Roh ne traite que brièvement des domaines culturels hors-
peinture. Il esquisse néanmoins quelques idées sur l'évolution
contemporaine de l'architecture, la sculpture, la littérature, la
musique et la politique. En matière de littérature (p.109-10), il voit
encore à l’œuvre une expansion des procédés d'inspiration
expressionniste et dadaïste, mais constate aussi un retour à des
pratiques plus simples et plus modérées après les expérimentations
révolutionnaires auxquelles la langue avait été récemment soumise.
A propos de la littérature française, Roh mentionne deux
nouvelles directions (en émettant d'ailleurs quelques réserves
prudentes quant à leur place dans son étude): un "classicisme
moderne" promu par Le mouton blanc (qui le voit, ne serait-ce que
de loin, chez Gide, Romains, C. Vildrac...), et le tout nouveau
"Sur-réalisme" (deux courts extraits du Manifeste sont donnés, sans
commentaire). Il conclut ses remarques en soulignant que, dans la
den Objekten zum Geist gefunden, sondern von diesem zu den Objekten"
(p.36-37).
18
"Diese eiserne Objektivität mit der bis in die Poren des unverdunkelten
Gegenstandes miskroskopiert wird, kann aber auch einen zweiten Sinn
annehmen: den der Objektivität und Unbeteiligkeit etwa des Artztes. [...]
Daß beide Parteien sich derselben, nachexpresnionistischen Bildformen
bedienen können, gehört zu den hinzunehmenden Rätseln künstlerischer
Entwicklung" (p.94-95).
41
littérature (en général), on assiste aussi à un certain rapprochement
des extrêmes, puisqu'une vague revalorise Rimbaud, alors que Zola
est à nouveau apprécié dans de nouvelles tendances véristes.
42
L'impasse théorique des manifestes culturels
d'Alejo Carpentier sur le real maravilloso
1. "Le Prologue"21
Au début de ce texte, Carpentier se réfère explicitement au
voyage qu'il fit en Haïti en 1943, voyage dont le souvenir
éblouissant fournit aussi le décor et l'action du roman Royaume de
ce monde, avant d'affirmer ceci :
22
Cf. Richard Young, Carpentier : El reino de este mundo (Londres,
Grant & Cutler Ltd, 1983, p.42) : "The Prologue lacks the benefit of
calm reflection."
45
qui le conduit à une sorte d'"état-limite." Pour commencer,
la sensation du merveilleux présuppose une foi. (p.15)
Constatons qu'il n'y a rien dans ces lignes qui contredise les
théories surréalistes, lesquelles cherchent également à promouvoir
une perception du merveilleux, proche de la foi non-prévenue des
enfants vis-à-vis du réel comme de l'imaginaire, et à favoriser les
états-limites. En revanche, lorsque, parmi de nombreux exemples
d'effets de la foi, Carpentier en vient à opiner qu'"il suffisait à Van
Gogh de croire à la fleur de tournesol pour fixer cette révélation
sur la toile," deux remarques s'imposent, car cette formulation
occulte singulièrement deux aspects essentiels de l'art : d'une part,
le travail physique de l'artiste représentant (ou créant) l'objet et,
d'autre part, la réception de celui-ci, car la représentation d'un
objet, basée sur sa vision émerveillée par l'artiste, n'est pas
nécessairement perçue comme merveilleuse par le contemplateur.
Carpentier continue par des remarques laudatives sur la foi d'un
Cervantes, d'un Luther, d'un Hugo, ou d'un Marco Polo,
contrastées avec des appréciations assez sévères – portées parfois
jusque sous la ceinture – à propos d'autres écrivains, accusés de
compenser leur manque de foi par des "trucs de prestidigitateurs"
(c'est-à-dire les surréalistes), par les "clichés de la littérature
engagée" ou par la "joie scatologique de certains existentialistes."
Comme l’a souligné Emir Rodríguez Monegal, Carpentier s'est
débarrassé ainsi, d'un seul trait de plume, du réalisme socialiste, de
toute la littérature édifiante et pédagogique, des pestes, nausées et
aliénations qui proliféraient alors.23 Survient alors le noyau du
Prologue, avec la présentation du real maravilloso :
26
"A lire les chroniques de Bartolomeo de las Casas ou plus récemment
Les veines ouvertes de l'Amérique latine d'Edouardo Galeano, je n'ai pas
l'impression que les faits historiques qu'ils relatent relèvent du réel
49
dernières lignes, un clin d’œil au lecteur sous la forme d'une
allusion humoristique au prologue de type rabelaisien, encore
imprégné du boniment de l'auteur-camelot, vantant les qualités de
ses "Grandes et inestimables Chronicques," à la foire de Lyon ou
de Francfort.
La revendication polémique d'une singularité américaine d'un
"réel merveilleux" est donc doublement problématique : d'une
part, elle se pose en s'opposant à l'art européen, décrété décadent
en vertu de quelques manifestations marginales ; d'autre part, en
affirmant se fonder sur une perception indigène du monde, sur une
une foi mystique, elle n'apporte aucune réponse à la question
fondamentale de la représentation d'une telle vision par un artiste
étranger à cette culture et fermé à cette foi, comme c'est le cas de
Carpentier lui-même (une lecture attentive montre que Le
Royaume de ce monde, en particulier, affiche des marques de
tension évidentes entre les points de vue du narrateur et celui du
protagoniste, l'esclave Ti-Noël). Quelle qu'ait pu être sa valeur
stimulatrice pour toute une génération d'écrivains latino-
américains, le Prologue occulte le problème de la représentation
du réel soi-disant merveilleux.
51
Il est frappant à quel point cette vision du soi-disant "réel" est
loin d'une quelconque réalité contemporaine de Haïti, puisqu'elle
se nourrit presque exclusivement d'images nostalgiques et de
formules métaphoriques. Du point de vue de l'expression, les
complaisances romantiques sont évidentes: ce n'est pas "le
royaume d'Henri Christophe" que Carpentier a visité, mais la
République d'Haïti ; il n'a nullement "rencontré" Pauline, mais
rêvé d'elle. Carpentier continue ainsi :
28
"[Carpentier's notion of the marvelous real] is not autonomous to Latin
America, but the product of an external frame of reference," Richard
Young, op. cit., p.46.
29
Il parut dans Tientos, diferencias y otros ensayos, op. cit., p.103-119.
54
– Première thèse : redéfinition du terme "baroque," en accord
avec la théorie déjà émise par Eugenio d'Ors qui, au lieu de la
conception habituelle du baroque en tant que style historique
(originaire de l'Europe du dix-septième siècle et opposé au
classicisme), argue en faveur d'un esprit cyclique, le
"baroquisme," vu aussi comme une "constante humaine
universelle" (p.104-5). Illustration par un catalogue universel du
baroquisme.
– Seconde thèse : l'art américain a toujours été baroque, c'est
-à-dire exprimant "l'apogée, la richesse expressive maximale,
d'une civilisation déterminée," parce que né d'une civilisation
créole, riche de métissages (p.110-1 et 104-5).
– Troisième thèse : la créolité baroque américaine mène
"directement" au réel merveilleux. Redéfinition du "merveilleux"
qui, contrairement à la perception commune, n'est pas seulement
le beau, mais inclut également ce qui est laid et insolite. Le "réel
merveilleux américain" est distinct des importations européennes
du réalisme magique" (de F. Roh) et du "surréalisme" (d'A.
Breton).
– Synthèse : le monde merveilleux (latino) américain est
baroque. Il génère, "logiquement" et "spontanément," un art
baroque (p.117). Exemples.
– Conclusion : le "nouveau roman latino-américain" est baroque.
Le réel merveilleux est là, à la disposition de qui veut bien s'en
servir. Les écrivains latino-américains ont étudié les classiques,
puis développé un langage propre, adéquat. Ils ont atteint la
maturité et seront "les classiques d'un énorme monde baroque."
L'argumentation de Carpentier est aussi riche que sa thèse est
séduisante : qui songerait à nier qu'il y a, en effet, dans le
continent central et sud-américain, un foisonnement de vestiges
culturels inspirés par un "esprit baroque," une multitude d’œuvres
caractéristiques de "l'horreur du vide," d'un "art en mouvement,"
d'un "art de la pulsion" (p.106-7). Mais le discours de Carpentier
n'est pas toujours rigoureux et sa démonstration repose sur des
55
assertions parfois abusives. Ainsi, l'ambiguïté entre la tendance
universelle "constante" et le "retour cyclique" de la théorie du
"baroquisme" d'Eugénio d'Ors, devient une contradiction formelle
dans sa reprise par Carpentier, lorsqu'il affirme que l'histoire de
l'Amérique a "toujours été baroque," et donc, en vertu de sa propre
définition du baroque, toujours "à l'apogée." Or, il n'est besoin que
de rappeler le destin des grandes civilisations précolombiennes –
maya, aztèque, olmèque, etc. – pour invalider cette proposition.
La distinction que fait Carpentier entre le baroque en tant que
"mouvement épisodique" et en tant que "caractéristique
fondamentale d'une culture" (p.107) ne se réduit-elle pas alors à
une simple question de proportions temporelles ?
D'autre part, le concept de "classicisme" est expédié en
quelques lignes, comme synonyme d'un académisme figé, d'un
copiage servile, dû à l'incapacité innovatrice. En recoupant les
définitions apparemment contradictoires, données par deux
dictionnaires différents, Carpentier conclut que la notion de
classicisme est inutilisable dans la littérature hispanique (p.105).
Pourtant, dans sa phrase de conclusion, Carpentier joue lui-même
sur la double acception du mot "classique," entre le sens précis
d'un style historique d'inspiration gréco-latine et le sens général du
terme, attribué à toute chose faisant partie du patrimoine culturel.
Après avoir étayé la théorie de l'universalité du baroquisme en
donnant une liste impressionnante de "monuments" baroques
(l'oeuvre de Rabelais, de Shakespeare, les sculptures de Bernini,
celles des temples hindous, la basilique de Moscou, La Flûte
Enchantée de Mozart, l'Orlando Furioso de l'Arioste, le Faust de
Goethe, Les Chants de Maldoror de Lautréamont, A la Recherche
du temps perdu de Proust, la poésie de Maiakovski, etc.), l'art
américain – "depuis toujours" – est présenté comme
"entièrement,", "authentiquement" et "nécessairement" baroque en
vertu de la créolité, de l'aspect symbiotique de sa culture :
56
Et pourquoi l'Amérique latine est-elle la terre d'élection du
baroque ? Parce que chaque symbiose, chaque métissage
engendre un baroquisme. Le baroquisme américain se
développe avec la créolité, [...], avec la conscience de
l'homme américain [qu'il soit fils de blanc européen, de noir
africain, ou d'indigène] d'être autre chose [...] d'être créole;
et l'esprit créole est de par lui-même un esprit baroque. [...]
Avec ces éléments [créoles], apportant chacun son
baroquisme, nous rencontrons directement ce que j'ai appelé
le "réel merveilleux." (p.112-3)
30
"El término de realismo mágico, fue acunado en los alrededores del
año 1924 o 1925 por un critico de arte alemán llamado Franz Roth [sic]
en un libro publicado por la Revista de Occidente, que se titula El
realismo mágico. En realidad, lo que Franz Roth [sic] llama realismo
[sic], es sencillamente una pintura expresionista, pero escogiendo
aquellas manifestaciones de la pintura expresionista ajenas a una
intención politica concreta" (p.114).
31
Nach-expressionismus. Magischer Realismus (Leipzig, Klinkhardt &
Biermann, 1925 ; les citations qui suivent sont ma traduction). Carpentier
57
Carpentier du réalisme magique selon Roh à une version
politiquement édulcorée de l'expressionnisme est erronée, puisque
Roh inclut, parmi les sept courants qu'il distingue dans le post-
expressionnisme, un type de peinture qui décrit les "horreurs non
expurgées de notre temps, plutôt que ceux d'enfers lointains"
(p.24), en se référant notamment à la peinture d'artistes engagés
comme Otto Dix et le communiste Georg Grosz.
Parti sur ce malentendu, Carpentier fait l'éloge de quelques
"représentations authentiques de l'expressionnisme," comme les
pièces de Brecht, de Karel Capek et de Georg Kaiser, dont il
souligne les qualités critiques, polémiques et révolutionnaires,
alors que "ce que [Roh] appelle le réalisme magique était
simplement une peinture dans laquelle les formes réelles étaient
combinées de manière non-conforme à la réalité quotidienne." 32
Mais cette dernière assertion qui pourrait s'appliquer à la peinture
surréaliste, s'oppose directement à la caractéristique principale des
œuvres visées par Roh, dans lesquelles, selon lui, "il semble que
tout le rêve fantastique [expressionniste] ait disparu et que le
monde familier resurgit devant nos yeux avec la clarté nouvelle
d'un matin" (p.24).
L'interprétation tendancieuse de Carpentier pourrait s'expliquer
en partie par le fait qu'il considère l'intriguant tableau La
bohémienne endormie (1887) du Douanier Rousseau, reproduit en
face de la page de titre du livre de Roh, comme représentatif du
réalisme magique, alors que le critique allemand n'y voyait que le
précurseur d'une tendance (parmi sept), celle qu'il appelle
justement l'école "Rousseauiste" ou "naïve" (p.80). A partir de
cette reproduction, Carpentier affirme que "voilà le réalisme
33
"Y en la portada del libro aparecía el cuadro famoso del Aduanero
Rousseau [...]; aquello es realismo mágico porque es una imagen
inverosímil, imposible, pero, en fin, detenida allí" (p.114). Plutôt que
l'image, c'est la situation représentée dans le tableau qui semble – sinon
franchement invraisemblable – du moins d'une grande naïveté. Il est
intéressant de constater que la vision exprimée ici par Carpentier, du
réalisme magique comme une représentation (objectale) de
l'invraisemblable correspond, en fait, au trait le plus frappant du roman
latino-américain magico-réaliste (comme dans Cent Ans de solitude de
García Márquez), que Carpentier choisit d'ignorer dans son essai. Sa
lecture de la théorie de Roh semble être une projection rétrospective (et
erronée) de cette pratique latino-américaine sur l'appellation d'origine.
34
"También Franz Roh consideraba que el realismo mágico era
representado por la figura de Chagall, donde se véian vacas volando en el
cielo..." (p.114).
35
Carpentier attribue aussi à Roh un goût prononcé pour les œuvres de
Balthus dont les représentations de "rues parfaitement réalistes" sont
pourtant "dépourvues de toute poésie et de tout intérêt." Or je n'ai trouvé
trace de Balthus dans l'édition allemande (ni dans le texte, ni parmi les
œuvres reproduites, ni dans la longue liste des artistes illustrant le
réalisme magique, selon Roh, p.133-34).
59
Si de telles erreurs d'interprétation de l'appellation d'origine du
"réalisme magique" sont gênantes, elles le sont moins, en fait, que
le silence assourdissant de Carpentier, dans cette partie de son
discours, sur l'usage spécifiquement latino-américain du réalisme
magique. Or, le realismo mágico alimentait les discussions et les
publications littéraires depuis vingt ans,36 et les œuvres de deux
prix Nobel étaient associées à ce qui constituait au moins un
courant, sinon un mouvement. Si le rappel de l'origine de
l'appellation ne manquait pas d'intérêt historique, il semblait bien
plus important, devant un auditoire latino-américain, de confronter
le réel merveilleux aux œuvres littéraires latino-américaines déjà
associées par la critique au réalisme magique.
Ayant ainsi disposé du réalisme magique, Carpentier s'attache à
distinguer aussi le surréalisme du réel merveilleux. S'il reconnaît
que le mouvement de Breton a le mérite de voir (comme lui) le
merveilleux dans l'insolite, le macabre et le cruel, il lui reproche
cependant de "poursuivre le merveilleux à travers les livres et a
travers les choses préfabriquées," plutôt que dans la réalité. C'est
faire peu de cas de nombreux poèmes et de textes en prose aussi
fondamentaux que Nadja ou Le Paysan de Paris, qui sont de
ferventes déclarations de foi dans une surréalité moderne et
urbaine, que l'on pourrait appeler aussi un réel merveilleux. Mais
Carpentier se réserve la définition ce dernier :
36
L'article d'Angel Flores "Magical Realism in Spanish American
Fiction" (Hispania 38/2, 1955, p.114-129) proposait déjà une tentative de
remise au point.
60
Carpentier fait donc la promotion de son concept, sur la base
d'un patrimoine culturel que l'audience de Caracas pouvait
aisément reconnaître aussi comme sien. Ce faisant, il revient au
même type d'inégalité des termes de la comparaison, qu'il
établissait, dans le premier paragraphe du Prologue du Royaume
de ce monde, entre les merveilles d'Haïti et les toiles grises et sans
vie d'Yves Tanguy.
Se pose à nouveau la question de l'intérêt, en littérature ou en
esthétique, de la notion d'un "réel merveilleux" limité à la
caractérisation d'une partie du monde. 37 Comme dans ses textes
précédents, Carpentier procède par généralisations abusives : "le
quotidien est toujours insolite" en Amérique. Aux yeux
émerveillés d'un Carpentier, sans doute, mais les exemples du réel
américain "merveilleux et baroque" que Carpentier cite sur deux
pages, excluent toute référence à des réalités plus prosaïques : la
capitale de Moctezuma (de superficie immense, par rapport au
Paris, contemporain de François Ier...), la végétation foisonnante,
l'architecture baroque, la citadelle de Laferrière (dont "le ciment
fut renforcé du sang de centaines de taureaux, afin que les murs
résistent aux attaques des Européens"), la révolte de Mackandall,
les "temples brésiliens dédiés au positivisme d'Auguste Comte,"
un dictateur affligé d'un délire de persécution, "bien plus
extraordinaire que Macbeth," etc. Au milieu de cette liste,
Carpentier formule l'assertion suivante :
37
Parmi d'autres critiques, Richard Young a souligné l'ambiguïté entre
les aspects phénoménologiques et ontologiques de la notion proposée par
Carpentier (op. cit., p.44).
61
vie de Oaxaca, je ne peux pas faire une description d'un
type, disons, classique ou académique. Je dois atteindre,
avec mes mots, un baroquisme parallèle au baroquisme du
paysage tropical tempéré. Et nous nous rendons compte que
ceci conduit logiquement à un baroquisme qui se produit
spontanément dans notre littérature. (p.117 ; mes italiques)
63
américain" de manière souvent caricaturale et polémique à des
productions artistiques européennes marginales ;
– Le second est de maintenir l'hésitation quant à son domaine
d'application : s'agit-il de la réalité culturelle même du continent,
ou d'une esthétique de sa représentation ? L'introduction tardive
d'un parallélisme avec le concept de baroque ne fait que
confirmer, implicitement, la non-pertinence du réel merveilleux en
tant que concept stylistique ou esthétique ;
– enfin, en choisissant d'ignorer le concept voisin et concurrent
de "realismo mágico," pourtant largement répandu dans la critique
latino-américaine, Carpentier a contribué au développement d'une
confusion, souvent décourageante, entre les deux notions.
Quoi que l'on puisse penser de sa validité dans le cadre d'une
poétique littéraire ou d'une esthétique, la notion carpentérienne du
real maravilloso americano eut un grand retentissement dans la
littérature latino-américaine : elle contribua certainement à lui
donner ses lettres de noblesse, en l'affranchissant de sa longue
tutelle des milieux culturels européens. D'autre part, comme le
suggère François Lopez, il importe de se souvenir que Carpentier,
"esprit curieux de tout, mais surtout de beaux arts, n'était ni
historien ni philosophe. Sa pensée était esthétique avant tout,
même dans ses œuvres les plus engagées politiquement."38
En affirmant que le merveilleux n'est visible que pour les
"croyants," Carpentier prive son concept de tout fondement
théorique rationnel. Le réel merveilleux américain n'est alors autre
chose que le credo d'une religion "nouveau-mondiste," d'une
nouvelle théologie de la fiction dans laquelle l'acte de foi est
confondu avec l'acte de création, la vision du monde avec le mode
(ou style) de sa représentation littéraire.
38
François Lopez, "L'affirmation polémique de l'américanité dans
l'œuvre de Carpentier : un noyau générateur et un système de pensée
esthétique" in Hommage à Alejo Carpentier, Actes du Colloque de
Talence, Presses U. de Bordeaux, 1985, (p.45-60). l'analyse de F. Lopez
montre comment l'œuvre romanesque de Carpentier repose sur le même
système de pensée antithétique que celui développé dans les essais.
64
En dépit de ses aspects exaltants et de son effet stimulant dans
l'histoire de la littérature latino-américaine, il faut donc conclure
que le concept carpentérien du réel merveilleux américain s'insère
mieux dans l'histoire des idées que dans une théorie narrative ou
dans une esthétique. D'autre part, ses liens avec le réalisme
magique restent à élucider.39
39
La confusion entre les deux notions a été encouragée notamment par
l'assertion (surprenante sous une plume aussi érudite) d’un Carlos
Fuentes qui fait de Carpentier "el inventor del realismo mágico," sans
autre forme d'explication, dans Valiente Mundo Nuevo (Madrid,
Mondadori, 1990, p.127). Or non seulement Carpentier n'a pas "inventé"
la locution "realismo mágico", mais on a vu qu’il s'est défendu
expressément (et aussi tard qu'en 1975), du moindre rapport entre le
réalisme magique et son réel merveilleux. Il est tout aussi troublant de
constater par ailleurs, que Fuentes ne mentionne pas le réalisme magique
dans son chapitre sur García Márquez.
65
Epilogue : L'enlisement de la critique hispano-américaine
entre real maravilloso et realismo mágico
42
"Carpentier y el realismo mágico" in Otros mundos, otros fuegos,
D. Yates, éd., 1975, p.221-31.
43
Magías y maravillas en el continente literario :para un deslinde del
realismo mágico y lo real maravilloso, Caracas, La Casa de Bello, 1988.
Bizarrement, cette étude substantielle et intéressante n’est citée dans
aucune des bibliographies afférentes au realismo mágico.
67
cette base, il conclut en proposant la distinction théorique
suivante :
45
Voir notamment Mario Vargas Llosa, "Lo real maravilloso o artimanas
literarias?" in Letras Libres 2-13, Mexico, janv. 2000, p.32-36; rééd. in
Mario Vargas Llosa, La verda d de las mentiras, Madrid, Alfaguara,
2002, p.235-248.
70
Le "réalisme merveilleux" selon Jacques S. Alexis
et Irlemar Chiampi
46
Trois sont parus chez Gallimard : Compère Général Soleil (1955), Les
Arbres musiciens (1957) et L'Espace d'un cillement (1959), ainsi qu'une
collection de contes et de nouvelles, Romancero aux étoiles (1960).
47
Le sous-titre précise qu’il sagit de "Prolégomènes à un manifeste du
Réalisme Merveilleux des Haïtiens." Les actes de ce congrès sont parus
dans un numéro spécial de Présence Africaine, Automne 1956.
71
La culture haïtienne. Un thème important – et
problématique – dans le discours d'Alexis, est celui de l'opposition
entre l'aspect national et l'aspect universel de l'art et de la culture.
Alors même qu'il défend l'existence d'un art national haïtien – dont
le réalisme particulier serait le résultat de formes expressives
spécifiques et d'un contenu esthétique évident dans "l’École du
Réalisme Nouveau" qu'on commence à appeler "l’École du
Réalisme Merveilleux" (p.246-48) – Alexis affirme aussi que les
caractéristiques du vingtième siècle (comme la vitesse des
communications, le progrès vers la justice et l'égalité) créent une
"rencontre inévitable de l'art de tous les peuples sur le plan du
contenu esthétique," en un mot, un "humanisme nouveau." D'où la
nécessité pour l'artiste de s'engager et de lutter pour "changer le
monde" et la nécessité aussi d'établir "un programme général de
travail" basé sur la définition des "besoins de tout l'art national"
(p.247). Une conception aussi volontariste des arts et du rôle des
artistes est évidemment inspirée du réalisme socialiste.
Dans sa définition de la culture haïtienne, Alexis souligne ses
qualités nationales et syncrétiques. La culture haïtienne est le
résultat de siècles de brassages entre trois groupes raciaux : les
indiens Chemès-Taïno d'origine, les esclaves africains et les
colonisateurs européens (surtout français et espagnols). La
manifestation la plus évidente de ce syncrétisme culturel est le
créole haïtien parlé par la vaste majorité de la population et qui,
selon Alexis, n'est pas un patois mais une langue de filiation
africaine par sa sémantique et dont le vocabulaire est d'origine
avant tout française (p.252-54).
Plutôt que d'opposer, selon une ligne de séparation coloniale,
une culture française à une culture africaine sur l'île, Alexis voit
une opposition entre la culture "bourgeoise cosmopolite" et la
culture "populaire prolétaire. " Les deux étant néanmoins
haïtiennes, même si l'élite bourgeoise est plus attirée par la France
et les États-Unis que par la culture populaire haïtienne. Tout
comme Alexis évite prudemment d'opposer les éléments français
72
et africains, il refuse de cautionner le concept de négritude (alors
que cette notion, popularisée par Césaire, était inscrite dans le titre
même du congrès). S'il concède des effets positifs au mouvement
indigéniste, Alexis ne craint pas d'ajouter ceci :
74
et africain, c'est les défendre tous deux contre le préjugé si
répandu d'un soi-disant "art primitif":
77
Il est difficile d'occulter le problème soulevé dans les lignes ci-
dessus : si le merveilleux implique un mysticisme que l'artiste doit
transcender, où reste le merveilleux ? Il est intéressant de noter
qu'Alexis semble se distinguer ici de la formulation d'Alejo
Carpentier, dans le Prologue du Royaume de ce monde, selon
laquelle "la perception du merveilleux présuppose une foi." Car
est-il vraiment possible de "rejeter le manteau animiste qui cache
le noyau réaliste, dynamique, de leur culture" sans renier l'aspect
religieux ou mystique de leur tradition ? Alexis semble le croire
puisqu’il affirme que "les hommes de culture haïtienne sauront
dans une voie dynamique, positive et scientifique, une voie de
réalisme social, comprendre toute la protestation humaine contre
les dures réalités de la vie, toute l'émotion, le long cri de lutte, de
détresse et d'espoir que contiennent les œuvres et les formes du
passé" (p.267).
Aux yeux d'Alexis, la "forme" appropriée du "contenu humain"
d'un tel réalisme social ne peut qu'être nationale. Si elle ne l'était
pas, elle n'aurait aucune "prise sur la sensibilité du peuple" et ne
serait que "pseudo-mondialiste" comme l'art cosmopolite. Or, l'art
et la littérature étant conçus pour délecter mais aussi éclairer un
peuple non-éclairé ne saurait participer au "mouvement de
l'humanité marchant vers sa libération." Ce genre d'argumentation
pourrait sortir tout droit d'un tract marxiste. Le même type de
dialectique est utilisé dans la synthèse suivante :
78
L'adverbe "donc" semble clore une démonstration
syllogistique. En fait, il s'agit plutôt d'une série d'aphorismes et de
prises de position idéologiques. C'est sur la base de cette espèce de
"plate-forme politique" où Alexis s’exprime au nom des artistes
haïtiens –voire du peuple haïtien, puisqu'ils parlent dorénavant la
même langue – qu'un manifeste-programme national est lancé
dans les termes suivants :
48
Jacques Stephen Alexis ou le voyage vers la lune de la belle amour
humaine, Toulouse, Ed. Pierres Hérétiques, 1983.
49
Jacques Stephen Alexis, Toronto, Black Images, 1975.
80
la source de leur lutte contre la cruauté de leur condition.
[...] Contrairement aux auteurs de la "négritude," il n'y a
plus maintenant de rejet du passé ; la "décolonisation" est
inutile. Le passé composite est accepté comme héritage
légitime, comme mémoire cosmopolite cohésive. (p.88-91,
ma traduction)50
50
"Marvellous Realism – The Way out of Négritude" in Between
Négritude and Marvellous Realism, Toronto, Black Images, 1974, p.80-
95. Plutôt que de se limiter à Alexis, Dash présentait ici des tendances
générales dans la littérature antillaise, illustrées également par le
romancier guyanais Wilson Harris.
81
2. Le realismo maravilloso (1983)
Si donc Alexis ne mentionne pas le real maravilloso de
Carpentier, malgré une filiation qui semble évidente, il aura
néanmoins transposé judicieusement le concept d’origine sur le
terrain de l’esthétique. Une démarche analogue caractérise
l’entreprise de la critique brésilienne Irlemar Chiampi autour du
realismo maravilloso,51 qui, après une discussion de l’aspect
poétique et de la vraisemblance dans cette forme de littérature,
conclut son ouvrage ainsi : "le lecteur – à qui la narration destine
son objet forgé – s’intéresse moins à l’idéologie fallacieuse du réel
merveilleux qu’à sa conversion en vérité poétique du réalisme
merveilleux" (p.222). Chiampi corrigeait ainsi les tirs de
Carpentier, à la suite d’un long parcours théorique initié,
d’ailleurs, par une thèse sur le Partage des eaux. Mais il ne
s’agissait pas seulement de corriger la forme de l’appellation
lancée par Carpentier. Chiampi a voulu proposer un modèle
théorique qui tienne compte à la fois du caractère spécifiquement
hispano-américain des œuvres communément associées au
realismo mágico et des revendications culturelles du real
maravilloso americano. (D’où le sous-titre de son ouvrage :
Forme et idéologie dans le roman hispano-américain.) Ce sont les
constantes d’une "modalité discursive" qu’elle a relevées par
analyse déductive de la "totalité du langage poétique" dans les
œuvres retenues (p.56).52
Pour sa partie théorique, l’analyse de Chiampi est fondée sur
les publications les plus connues de la sémantique structurale, de
la sémiologie et de la narratologie. Au terme de l’étude, le
réalisme merveilleux est synthétisé ainsi :
51
Irlemar Chiampi, El realismo maravilloso: Forma e ideología en la
novela hispanoamericana (trad. Agustin Martínez et Márgara Russotto),
Caracas, Monte Avila, 1983.
52
En l’occurrence, pour illustrer sa définition, Chiampi se réfère
principalement à Carpentier (Le Partage des eaux, Le Siècle des
lumières), Asturias (Hommes de maïs), García Márquez (Cent Ans de
solitude) et Rulfo (Pedro Paramo).
82
"Considéré au sein du schéma de la communication
narrative – en tant qu’ensemble dynamique mettant en
relation l’émetteur, le signe, le récepteur et le référent extra-
linguistique – ce type de discours de la fiction hispano-
américaine se caractérise, au niveau des relations
pragmatiques (émetteur > signe > récepteur) : 1) par la
production d’un effet d’enchantement qui tend à établir une
relation métonymique entre les logiques empiriques et
méta-empiriques du système référentiel du lecteur ; 2) par
l’énonciation problématisée, à travers la fonction
métadiégétique de la voix, engendrant le dialogue entre
narrateur et narrataire. / Au niveau des relations
sémantiques (signe référent extra-linguistique), le réalisme
merveilleux se caractérise par : 3) le renvoi à un référent-
discours – le ‘réel merveilleux’ – unité culturelle intégrée
dans un système d’idéologèmes de l’américanisme, dont le
signifié de base est la non-disjonction ; 4) la remodélisation
de ce signifié dans sa forme discursive à travers
l’articulation sémique, non contradictoire, des isotopies
naturelle et surnaturelle ; et 5) par la manifestation de la
combinatoire sémique en deux modalités : la déaturalisation
du réel et la naturalisation du merveilleux. (p.205) / […]
Tout ceci montre que dans le réalisme merveilleux, les
relations entre les pôles de la communication narrative sont
puissamment marquées par la non-contradiction des
opposés. Le dédoublement de ce signifié indique que le
modèle théorique du réalisme merveilleux est un tout
structuré par l’homologie des plans textuels et que, par
conséquent, son but de produire l’Autre Sens par la langue
seule devient effectif à partir de l’absorption, dans son statut
diégétique, de la même contradiction qui modélise l’histoire
et la société dans laquelle il s’inscrit comme forme
littéraire." (p.207, ma traduction)
53
Op. cit., p.15, ma traduction.
85
magique et un réalisme merveilleux – dans la littérature latino-
américaine ou ailleurs.
86
Le "réalisme magique" redéfini en tant que
mode narratif par Amaryll Chanady
54
Pour Jean Weisgerber, le courant européen constitue l'apport principal
("De ce noyau découlent deux tendances divergentes : l'une, européenne
surtout et majoritaire [...], l'autre - le "real maravilloso," op. cit., p.27).
La critique belge connaît le réalisme magique (et sa filiation allemande et
italienne) depuis plusieurs décennies. Mais les critiques américains et
français, par exemple, semblent ignorer totalement les "incarnations"
européennes du réalisme magique. Comme l'atteste la bibliographie
incluse dans le présent ouvrage.
55
New York et Londres, Garland Publ., 1985. C'est moi qui traduis les
citations.
87
néanmoins distincts dans le domaine de la prose fictionnelle : le
fantastique et le réalisme magique.
Je propose ici un résumé succinct de la démarche de Chanady
(développée sur 175 pages), concentré sur le volet du réalisme
magique. Les aspects ayant trait plus spécifiquement au mode
fantastique, que Chanady définit de manière tout aussi séduisante,
ne seront évoqués que dans la mesure où ils éclairent, par
contraste, la compréhension du mode qui lui est opposé.
Une des prémisses de la démarche théorique de Chanady se
trouve dans le concept de compétence littéraire, développée
graduellement par tout lecteur au fil de ses lectures et lui
permettant, par la reconnaissance des codes sous-jacents, de mieux
comprendre le texte et d'être à même de situer celui-ci dans un
cadre connu ou par rapport à lui. Alors que certains genres
littéraires sont désormais bien définis et donc facilement reconnus,
il n'en va pas de même avec la notion de mode narratif. Or,
plusieurs modes peuvent se superposer ou se succéder dans une
même œuvre. D'autre part, des modes voisins, comme le
fantastique et le réalisme magique en particulier, sont souvent
confondus, même dans l'étude de Todorov, Introduction à la
littérature fantastique, à laquelle Chanady reproche de ne pas
opter clairement entre une définition du fantastique en tant que
genre ou en tant que mode.
Chanady propose de définir le fantastique en tant que mode
narratif, selon les trois traits distinctifs suivants :
1) la présence dans le texte de deux niveaux différents de
réalité – le naturel et le surnaturel ;
2) l'antinomie irrésolue entre ces deux niveaux dans la
narration ;
3) la réticence auctoriale, c’est-à-dire "la rétention délibérée
d'informations et d'explications sur le monde déconcertant de la
fiction narrée" (p.16).
88
Le concept d'antinomie est suggéré afin d'aller au-delà de ceux
d'ambiguïté et d'hésitation – avancés respectivement par R.
Caillois et T. Todorov :
92
d'aucune. Dans le cas du réalisme magique, il y a beaucoup
de tels cas limites. (p.46-47)
93
– "la plupart des narrateurs magico-réalistes situent les deux
codes antinomiques au même niveau de réalité en les décrivant
tout bonnement de la même manière, comme s'il n'y avait aucune
différence dans leur perception [...] Puisque le naturel et le
surnaturel sont inextricablement liés dans le monde fictif, il n'y a
pas de hiérarchie de la réalité" (p.104). Dans ce contexte, Chanady
souligne le fait que, si les récits magico-réalistes peuvent se prêter
à diverses interprétations critiques (thématique, psychanalytique,
symbolique, etc.), c'est le niveau littéral des mots qui détermine la
catégorie du récit.
– un procédé d'authentification du point de vue du protagoniste
(effectif aussi dans le fantastique) consiste à introduire un
narrateur à la troisième personne, mais celui-ci ne peut pas
représenter exclusivement l'objectivité et la raison, qui
invalideraient le surnaturel (p.108).
– "la représentation d'une vision cohérente du monde, dans
laquelle le rationnel et l'irrationnel ne sont pas perçus comme
contradictoire, est quelque peu facilitée si l'auteur crée un code
spécifique identifiable à la weltanschauung caractérisant une
société radicalement différente de la nôtre. Le focalisateur n'est
plus alors un individu particulier, vivant dans un monde gouverné
par la raison, mais toute une culture" (p.111). Dans de tels cas, "le
lecteur n'a pas besoin de se poser la question si le narrateur est
fiable ou non, parce que nos critères de logique et de perception ne
s'appliquent pas dans la société représentée dans le texte. Le rôle
du lecteur est alors de comprendre le fonctionnement d'une
mentalité différente de la nôtre" (p.114), dans laquelle l'antinomie
entre naturel et surnaturel est résolue d'emblée.
Chanady souligne combien le monde de la fiction est similaire
au monde de la magie : l'impossible est possible dans les deux,
mais tous deux sont astreints à des codes de cohérence interne. Le
réalisme magique se trouve être l'un des modes les plus flexibles
de la fiction, où le naturel et le surnaturel peuvent co-exister de
bien des façons, mais où le lecteur doit être prêt à "participer
94
activement dans la création ludique d'une perspective absurde
mais aussi ordonnée" (p.118-20).
La réticence auctoriale,56 troisième critère proposé par
Chanady dans sa définition des modes narratifs fantastique et
magico-réaliste, est commune au deux modes, mais fonctionne de
manière distincte dans chacun d'eux. Ici, on soulignera surtout le
fonctionnement de la réticence auctoriale dans le réalisme
magique :
56
Je traduis littéralement le terme de "réticence" qui se distingue de la
rétention d'information telle qu'elle est pratiquée dans le roman policier,
à des fins de suspense, par exemple.
95
la distinction entre une histoire onirique et magico-réaliste
peut se faire sur la base d'une intrusion de l'auteur. (p.155)
96
réalisme magique. Le premier est celui du manque de fiabilité du
narrateur magico-réaliste :
99
100
Redéfinition d'un réalisme merveilleux distinct
du réalisme magique chanadien
Introduction
A la fin des années 1980, les études d’Irlemar Chiampi et
d’Amaryll Chanady constituaient les tentatives les plus abouties
de théorisation autour des notions de "réalisme merveilleux" et de
"réalisme magique," respectivement. Elles me semblent encore in-
surpassées. Malheureusement, ces deux propositions ne sont guère
conciliables.
Chanady a reconnu le revers de la médaille que constitue un
instrument aussi précis que celui qu'elle a élaboré : son modèle ne
convient pas à bon nombre de textes latino-américains associés
communément à l'appellation de "réalisme magique," selon des
critères plus vagues. Ainsi exclut-il clairement les romans d'Alejo
Carpentier, y compris celui par lequel il avait voulu illustrer sa
théorie du "réel merveilleux": Le Royaume de ce monde. Car si les
thèmes surnaturels (comme celui de la lycanthropie) abondent
dans ce récit (qui, par ailleurs, se veut non seulement réaliste mais
aussi historique), une lecture attentive montre que l'antinomie
entre les codes réaliste et surnaturel n'y est pas résolue par le
narrateur (celui-ci affichant un recul critique évident vis-à-vis des
manifestations de la superstition populaire des haïtiens). Peut-être
faut-il se féliciter que les romans de Carpentier n'entrent pas en
règle générale dans la conception chanadienne du réalisme
magique, puisque l'auteur cubain tenait de toute manière à se
distinguer de ce label.57
57
Certains persistent à ignorer ce fait, comme Carlos Fuentes qui qualifie
Alejo Carpentier "d'inventeur du réalisme magique" dans Le sourire
d'Erasme : épopée, utopie et mythe dans le roman hispano-américain
(trad. par Eve-Marie et Claude Fell, Gallimard, Paris, 1992, p.149). Il ne
s'agit pas d'une imprécision de la traduction. Le texte original dit bien:
"Alejo Carpentier – el inventor del "realismo mágico" (Carlos Fuentes,
Valiente mundo nuevo, Mondadori, Madrid, 1990, p.127).
101
Il aurait peut-être accepté celui du réal-isme merveilleux tel
que Chiampi l’a défini pour rendre compte à la fois de l’œuvre du
Cubain, justement, et des autres grands romans du boom latino-
américain. Car en se basant sur un tel corpus, Chiampi définit un
mode narratif caractérisé surtout par une exhubérance américaniste
pouvant aller jusqu'à l’inclusion non-problématique du surnaturel
dans un discours prétendant également au réalisme. Le modèle de
Chiampi peut donc admettre le type de discours mi-sérieux mi-
fantaisiste qui est au cœur du mode de Chanady – mais seulement
s’il est hispano-américain : Kafka en est exclu, puisqu’il ne
célèbre pas le réel (latino) américain. Or on peut constater que la
tendance générale de la critique latino-américaine depuis la fin des
années 1980 est d’utiliser (de manière non-explicite) le label de
Chanady pour se référer à ce que Chiampi a défini sous le sien. 58
Bref, la confusion persiste.
Le manifeste du réalisme merveilleux des haïtiens, proposé par
Alexis, n'est pas compatible non plus avec le modèle chanadien, à
cause surtout des restrictions imposées à l'imaginaire, par le
second et le quatrième points59 d’une définition affiliée au
réalisme socialiste : ils excluent toute confusion, dans la narration,
entre le surnaturel (qu'il soit rêve absurde, superstition, croyance
religieuse, ou mysticisme) et une représentation réaliste du
contexte social de l'action. Or une telle fusion est essentielle au
mode chanadien dont le second critère ("résolution de
l'antinomie") consiste justement à ignorer toute différence de
statut entre événements naturels et surnaturels (que ces derniers
fassent partie d'une tradition mystique ou qu'ils soient une
58
Cette constatation est sans doute l’une des raisons qui a conduit
Chanady, par la suite, à renier son modèle purement théorique, estimant
que le même mode narratif magico-réaliste ne saurait caractériser une
œuvre européenne et une œuvre latino-américaine.
59
On a vu qu’elle veut "chanter les beautés de la patrie haïtienne pour
atteindre à la vérité profonde de la vie"; "rejeter l'art sans contenu réel et
social"; "rechercher les vocables expressifs de son peuple" et "toucher,
de cultiver plus profondément et d'entraîner le peuple dans ses luttes."
102
invention ludique de l'auteur). Cette comparaison, même
sommaire, devrait suffire à convaincre de l'impossibilité
d'amalgamer ces deux théories.
Le modèle magico-réaliste chanadien a pour premier avantage
de se situer dans une perspective générale et comparatiste : il
s’agit d’un mode narratif caractérisé par des traits formels, non
liés à des thèmes ou des référents culturels spécifiques. Tout
comme l’on trouve des fictions relevant du réalisme, du
fantastique ou du féerique en Amérique (latine ou autre) et en
Europe (et ailleurs), l’on y trouve des textes correspondant au
réalisme magique redéfini par Chanady. Le second avantage de ce
modèle – à l’inverse justement du réalisme merveilleux de
Chiampi – est de ne pas mettre la plupart des grandes œuvres du
boom latino-américain dans le même panier : quoique ces deux
romans puissent avoir en commun sur le plan d’une thématique ou
d’une idéologie américanistes, le mode narratif de Cent ans de
solitude est assez différent de celui du Siècle des lumières. Bref,
comme on le verra plus concrètement, par exemple, dans la partie
consacrée à la poétique de certains romans antillais, il est possible
de recueillir les aspects essentiels communs des réalismes
merveilleux proposés par Alexis et Chiampi, pour formuler une
définition nouvelle d’un mode narratif qui donnerait à cette
appellation un potentiel élargi, en l’affranchissant justement de
traits distinctifs qui l’enferment dans une esthétique américaniste
(ou haïtienne).
Car l’exaltation d’un pays, n’est pas limité à la littérature
américaniste – qu’elle soit hispano-américaine et/ou antillaise,
qu’il s’agisse de Carpentier, d’Asturias, de García Márquez ou
d’Alexis. Plutôt qu'un style, qu'une idéologie ou qu'une esthétique,
les œuvres en question partagent, d'une part, une motivation
narrative fortement ancrée dans l'attachement à un lieu et ou dans
l’engagement pour une cause ; de l'autre, une écriture vibrante
d'émotion, plus proche du registre poétique que de l'objectivité
d'une narration romanesque réaliste moderne. La réunion de ces
103
deux aspects constitue, à mes yeux, la base d'un mode narratif
typique d'une bonne partie de la fiction antillaise (et hispano-
américaine également).60 Partant de ces constatations, il me semble
opportun de formuler une définition à la fois rigoureuse et souple
de ce mode pour lequel l'appellation de "réalisme merveilleux"
s'impose par une justesse oxymorique déjà reconnue dans les
travaux de Jacques Stephen Alexis et d’Irlemar Chiampi.
Cette redéfinition du réalisme merveilleux s'inscrit dans une
démarche parallèle à celle ayant abouti au mode narratif magico-
réaliste de Chanady, c'est-à-dire dans un contexte théorique
narratologique. La notion d'un mode réaliste-merveilleux sera
donc elle aussi extraite de tout contexte thématique ou culturel
spécifique. Il s’agit d’une poétisation de la fiction portée par une
dynamique sentimentale et/ou idéologique. Défini en tant que
mode narratif, un tel "réalisme merveilleux" n'est pas plus limité
aux littératures "exotiques" (vues d’Europe occidentale,
notamment) que le "réalisme magique" défini par Chanady.
Catégorie située entre le style (qui reste, en règle générale, la
signature d'un auteur) et la thématique (dont la liste des
composantes est infinie), la notion de mode permet d'approcher un
récit sous son angle spécifiquement narratif, c'est-à-dire le plus
immédiatement pertinent, puisque la narration définit le récit de
fiction en tant que tel, par opposition aux autres modes littéraires
que sont les modes poétique et dramatique. Il convient de préciser
que la catégorie modale dont il est question ici, se situe dans la
mouvance du courant de narratologie modale ou formelle (cf.
Nouveau Discours du récit de Gérard Genette), par opposition à
d'autres acceptions du "mode," courantes dans la narratologie
contemporaine.61
60
Elle me semble caractériser également les œuvres du grand auteur
brésilien Jorge Amado que j'ai pu lire. D'autre part, on devrait entrevoir
qu'une telle conception du mode narratif réaliste-merveilleux peut
accueillir assez facilement des aspects du "réel merveilleux" et du
"baroquisme" chers à Carpentier.
104
Définition du mode narratif réaliste-merveilleux62
Le mode narratif réaliste-merveilleux que je propose est
constitué des trois critères textuels, ou traits pertinents, suivants :
1) la co-présence dans le récit d'un code réaliste et d'un code du
mystère ;
2) la fusion de ces codes antinomiques dans le discours
narratif ;
3) l'infiltration du discours narratif par l'exaltation d'une voix
auctoriale.
61
Dans son Nouveau Discours du récit (Seuil, 1983), Genette
reconnaissait les inconvénients du double usage du terme "mode" qu'il
faisait dans Figures III et dans Introduction à l'architexte (Seuil, 1972 et
1979). En fait, il y avait déjà deux acceptions du terme dans Fig. III. La
première y opposait le mode narratif au mode dramatique dans la
littérature. A un niveau moins général, dans le chapitre intitulé "Mode,"
le terme référait aux "divers procédés de régulation de l'information
narrative" adoptés par le texte et baptisés "codes de focalisations." Ces
questions de focalisation jouent un rôle certain dans les définitions des
modes narratifs présentés ici : des critères comme la "résolution
d'antinomie par la narration" et la "réticence (ou l'exaltation) auctoriale"
s'articulent largement autour de jeux de focalisation. Mais ces critères
font intervenir aussi la question de la "voix" que Genette traitait dans un
chapitre de Fig. III distinct du mode qui introduisait les notions de
narration "homo-, hétéro- ou autodiégétique." En fait, c'est l'association
du mode et de la voix (appelée "situations narratives" dans NDR) qui
fonde en grande partie le mode narratif tel qu'il est conçu dans la présente
étude.
62
Cette formulation a connu deux variations antérieures. Dans ma thèse
de PhD (University of Texas, 1991), j'avais proposé la formulation
suivante du premier critère : "the first criterion is the presence of a single
code of nature's mystery, as opposed to the distinctly double code of
magical realism." Cette formulation a été transformée dans ma thèse de
doctorat (Paris III, 1994) afin de conserver, au stade du premier critère, le
code du "mystère de la nature" parallèlement à celui du réalisme, plutôt
que de les fondre d'emblée. Dans mon étude "Le réalisme merveilleux
dans Que ma joie demeure de Jean Giono et dans Le Hameau de William
Faulkner" (mémoire d’HDR, Paris III, 2001), j'ai éliminé la restriction du
code du "mystère" à celui de la nature.
105
Chanady avait proposé une définition du réalisme magique en
s'appuyant sur une redéfinition du fantastique en tant que mode
narratif plutôt que "genre littéraire." Je propose ici de préciser ma
définition du réalisme merveilleux par rapport au réalisme
magique chanadien, en comparant terme-à-terme les trois critères
constitutifs de chacun de ces modes.
63
C'est le fondement même de la notion de "texte scriptible" du Roland
Barthes de S/Z.
106
a. Le code réaliste
Dans la littérature moderne occidentale, la logique du texte est
fondée, généralement, sur le rationalisme caractérisant notre
culture. Posons, par simplification commode, que le mode
conventionnel dit "réaliste" constitue un "degré zéro" de la prose
fictionnelle, constitué d’un seul code : celui régi par la notion de
vraisemblance – puisque "l'énoncé de fiction n'est ni vrai ni faux,
mais seulement, aurait dit Aristote, 'possible'."64
On a beaucoup souligné, dans l'analyse de la fiction réaliste,
l'importance des descriptions et des "effets de réel" ponctuels qui
interrompent le récit de l'action et lui confèrent des points
d'ancrage mimétiques, dont la valeur référentielle serait gage de
vraisemblance et donc de "vérité" fictionnelle. Mais on trouve
dans un ouvrage narratologique récent, une thèse qui conforte
mieux la notion de "code narratif réaliste" discutée ici. Selon
Michael Riffaterre, "la vraisemblance se trouve dans la
consécution plutôt que dans la mimésis imposée sur celle-ci," et
serait donc "un cas spécial de la motivation." 65 La "dérivation
grammaticale des réalisations possibles du modèle narratif" dont
parle Riffaterre me paraît assez proche de ce que j'appelle, avec
Chanady, un "code sous-tendant un mode narratif."
Indépendamment de la construction, dans le récit réaliste, d'un
cadre diégétique vraisemblable (par mimétisme, donc, du monde
réel), c'est évidemment l'action évoquée dans un tel cadre qui doit
répondre à des critères de causalité acceptables, c'est-à-dire se
développer selon une "grammaire motivationnelle" cohérente. Que
64
Genette, Fiction et diction, p.19.
65
Fictional Truth, (FT), Baltimore, The John Hopkins University Press,
1990, p.2 (c'est moi qui traduis). Riffaterre souligne que la vraisemblance
étant un "artefact" ("une représentation verbale de la réalité"), elle relève
donc elle-même de la fiction (p.XV). Le but fondamental de son ouvrage
est de montrer comment "la fiction souligne le caractère fictif d'une
histoire en même temps qu'elle en affirme la vérité" (p.XV). Plus
particulièrement, Riffaterre soutient que "la vérité narrative naît de la
tautologie. [...] Car tout ce qu'il importe [au lecteur] de vérifier, c'est que
le texte est dérivé grammaticalement, c'est-à-dire dans les limites des
réalisations possibles du modèle narratif" (p.7).
107
la correction (ou la lisibilité) d'une telle grammaire narrative soit
plus soumise à une cohésion interne formelle qu'à son adhésion
référentielle au monde extra-textuel, paraît indiscutable : en
linguistique, la lisibilité grammaticale et syntaxique d'une phrase
n'implique pas non plus sa cohérence sémantique. C'est
évidemment ce hiatus entre syntaxe et signification, que les
surréalistes ont exploité avec brio et alacrité dans leur activité
langagière, au niveau de la phrase comme à celui du texte (avec,
pour conséquence, l'hésitation qu'on éprouve parfois à qualifier
ces textes de "récit" ou de "roman").
109
résolution de l'antinomie entre les codes du réalisme magique, on
passe à sa fusion dans la narration réaliste-merveilleuse.
110
confronte le lecteur sagace à une incongruité difficilement
acceptable sur le plan phénoménologique, malgré les divers effets
de réel (sous formes d'éléments culturels attestés) contenus dans le
passage. Ainsi alerté, ce lecteur se méfiera de la suite du récit.
Face à la candeur d'un narrateur qui lui fait porter le poids d'une
proposition aussi absurde, la résistance du lecteur sera sans doute
inversement proportionnelle à son degré d'éducation et à son sens
de l'humour.
Car l'absurdité n'est pas tant dans le fait invraisemblable
rapporté, que dans le mode de ce rapport qui, manifestement, ne
fait pas la part des choses (c'est-à-dire qu'il ne choisit pas
clairement entre un code réaliste et un code fantaisiste). Le texte
magico-réaliste pose un narrateur fantasque. En résolvant une
antinomie criante par l'esquive, il la fait endosser au lecteur. Celui-
ci fait alors face à une autre énigme : que penser d'un narrateur qui
le met face à une résolution d'antinomie aussi incongrue ? Ainsi, la
question de l'antinomie dans le réalisme magique est déplacée sur
l'axe de communication : résolue par le narrateur, elle l'est d'autant
moins pour le lecteur.
Chanady souligne que le principe essentiel consiste, pour la
narration magico-réaliste, à éviter toute hiérarchisation des deux
codes. Le surnaturel est donc présenté de manière aussi factuelle
que le réalisme, que ce soit dans le discours direct des personnages
ou dans celui du narrateur. Le recours fréquent au discours
indirect libre permet d'ailleurs à ce dernier de se retrancher
commodément derrière une focalisation par les personnages. Un
tel usage est illustré dans l'incipit proposé plus haut, où la
constatation du déplacement de la Tour Eiffel est faite par les
balayeurs mais rapportée par le narrateur, l'exclamation "Allah est
grand" s'élevant, elle, dans l'indétermination de sa source, c'est-à-
dire dans une espèce de no-man's land narratif, de neutralité
douteuse.
La double ambiguïté potentielle du discours indirect libre,
"instrument favori du roman moderne,"66 est bien connue :
66
G. Genette, NDR, p.35-37.
111
discours et pensées du personnage et du narrateur peuvent s'y
mêler allègrement. Genette souligne aussi, avec raison, qu'une
telle fusion narrative n'exprime pas nécessairement l'empathie
entre narrateur et personnage. En fait, cet aspect est au cœur de la
distinction entre les modes étudiés ici. Si le réalisme magique peut
fort bien se passer d'empathie (il s'accommode d'ailleurs volontiers
de l'ironie, comme on aura l'occasion de s'en rendre compte chez
Marcel Aymé), il n'en va pas de même avec le réalisme
merveilleux, dont l'exaltation auctoriale implique précisément une
empathie généralisée entre narrateur et héros (laquelle n'exclut pas
nécessairement l'ironie vis-à-vis des opposants de ce héros).
L'importance du discours indirect libre dans la composition des
modes narratifs décrits ici m'induit à suivre l'opinion de Genette
qui compte le discours indirect libre parmi les traits narratifs plutôt
que parmi les faits de style. 67 Mais on verra à l'occasion de
l'analyse du réalisme merveilleux dans les textes, que le style est
inséparable de ce mode, caractérisé par la fusion narrative des
codes antinomiques.
67
Fiction et diction, p.89.
112
narratives – peut se trouver aux antipodes de la simple résolution
de l'antinomie propre au mode magico-réaliste, notamment quand
ce dernier s'accommode d'une distanciation ironique entre discours
du narrateur et discours du personnage.
Il y a entre la résolution de l'antinomie dans le réalisme
magique et la fusion de celle-ci dans le réalisme merveilleux, une
différence notable de degré d'imbrication des codes réaliste et
surnaturel. Dans le premier cas, les éléments surnaturels forment
une trame cohérente et intégrée de la narration, mais cette trame
est clairement isolable de son environnement réaliste dans le
discours du récit, en dépit des efforts d'un narrateur imperturbable,
voire pince-sans-rire, vers un traitement discursif égal des deux
codes. Dans le second, réalisme et mystère forment un tissu in-
défaisable : le discours narratif articule un récit dont le fil même
est double, composé du code réaliste renforcé (ou phagocyté : cela
reste à voir pour chaque cas) par le code, générateur de mystère,
d'une langue poétique. A la construction clairement bipartite de
l'un, s'oppose la texture intégrée de l'autre.
68
Ainsi, Les Versets Sataniques de Salman Rusdie ont été pris très au
sérieux par certains. Dans cet extraordinaire roman magico-réaliste, la
"réticence auctoriale" est pourtant explicitée à maintes reprises, tout
comme, d'ailleurs le caractère onirique et délirant d'une grande partie de
l'affabulation. Mais il y a de par le monde des formes de réticence
lectorale autrement fatales.
115
exaltation subjective de l'auteur (implicite ou non). On est aux
antipodes d'un "degré zéro" de l'écriture ; le texte est assimilable,
en fait, à une sorte d'intrusion permanente de l'auteur. Voilà ce que
j'entends en définissant le troisième critère du mode réaliste-
merveilleux comme l'infiltration du discours narratif par
l'exaltation d'une voix auctoriale.
L'intrusion auctoriale, même constante dans un texte, ne
produit pas nécessairement le mode réaliste-merveilleux. Ainsi,
dans Figures III, Genette conclut que A la Recherche du temps
perdu, monument s'il en est d'intrusion d'auteur, se caractérise par
la "prolifération du discours auctorial, […] terme qui indique à la
fois la présence de l'auteur (réel ou fictif) et l'autorité souveraine
de cette présence dans son œuvre."
Dans le réalisme merveilleux, la prolifération auctoriale
s'exprime de manière très différente, dans la mesure où son effet le
plus manifeste est la fusion narrative présentée comme le
deuxième critère du mode. Voix des personnages et voix du
narrateur sont comme emportées dans l'exaltation d'un même
souffle auctorial. Chez Proust, l'activité du narrateur est
éminemment auctoriale, mais loin de se fondre avec le discours
des personnages, elle consiste surtout à les dénigrer : "un Swann,
un Saint-Loup, un Charlus, malgré leur intelligence, sont des
objets d'observation, non des organes de vérité" (Fig. III, p.264).
Dans l'infiltration auctoriale réaliste-merveilleuse, l'aspect
essentiel est celui que je qualifie d'exaltation. Ce terme seul
devrait exclure toute confusion avec un discours auctorial de type
proustien (si tant est qu'on puisse en faire un type), dont le rapport
critique avec le récit est bien plus proche, en fait, d'une réticence.
Cette exaltation (que je préfère ne pas préciser davantage sur le
plan théorique, afin de ne pas encombrer ou limiter inutilement
mon modèle) traverse donc tous les niveaux du texte, depuis le
discours des personnages jusqu'à l'aspect auctorial de celui du
narrateur. Dans les niveaux discursifs de la narration ainsi
télescopés, l'exaltation auctoriale du mode réaliste-merveilleux est
l'aspect dynamique sous-tendant une écriture caractérisée par une
116
forte motivation (Weltanschauung ou idéologie) et par une fusion
narrative poétique du code réaliste et du code mystérieux.
Ce troisième critère distingue le mode réaliste-merveilleux à la
fois du fantastique et du réalisme magique, caractérisés eux,
comme on l'a vu, par une "réticence auctoriale" qui se traduit
avant tout en distanciation de la narration, l'auteur ayant soin de ne
pas se commettre avec le narrateur, qu'il soit fiable, comme dans
le fantastique, ou non, comme dans le réalisme magique.
Conclusions
119
120
II. POÉTIQUES
121
122
Monsieur Sylvestre Bonnard, vous
n’êtes qu’un cuistre. Savoir n’est
rien, imaginer est tout. Rien
n’existe que ce qu’on imagine. Je
suis imaginaire. C’est exister cela,
je pense !
Anatole France
Le réalisme magique
de Marcel Aymé à Gabriel García Márquez
70
Voir Charles Scheel, "Marcel Aymé, conteur magico-réaliste malgré
lui" in Cahier Marcel Aymé 12, 1996, p.82-109.
71
"D’Anatole France à Marcel Aymé : le réalisme magique" in numéro
special Marcel Aymé de la revue Littératures contemporaines, éd. Alain
Cresciucci, Paris, Klincksieck, 1998, p.75-90.
124
1. La Jument verte
72
Gallimard, 1933. Les citations renvoient au volume I des Oeuvres
romanesques complètes de Marcel Aymé (ORC) dans la Bibliothèque de
la Pléiade (édition et introduction d’Y.-A. Favre), 1989.
73
Dans mes thèses de PhD et de doctorat je me suis attaché, entre autre, à
démontrer que le mode narratif chanadien permet de rendre bien mieux
compte de la spécificité de la partie la plus caractéristique de l’œuvre
fictionnelle de Marcel Aymé, que les tentatives précédentes par la critique
ayméenne (dont Claude Dufresnoy, Jean-Louis Dumont, Pierre Gripari,
P.-R. Leclercq, Graham Lord, René Garguilo, M. Lecureur et Y.-A. Favre
qui ont chacun proposé des combinaisons variées des termes réalisme,
merveilleux, fantastique, fantaisie physique et féerique).
125
Au village de Claquebue naquit un jour une jument verte,
non pas de ce vert pisseux qui accompagne la décrépitude
chez les carnes de poil blanc, mais d'un joli vert de jade. En
voyant apparaître la bête, Jules Haudouin n'en croyait ni ses
yeux ni les yeux de sa femme.
– Ce n'est pas possible, disait-il, j'aurais trop de chance.
[...]
C'était une grande nouveauté qu'une jument verte et qui
n'avait pas de précédent connu. La chose parut remarquable
car, à Claquebue, il n'arrivait jamais rien. On se racontait que
Maloret dépucelait ses filles, mais l'histoire n'intéressait plus,
depuis cent ans qu'elle courait ; les Maloret en avaient
toujours usé ainsi avec leurs filles ; on y était habitué. De
temps à autre, les républicains, une demi-douzaine en tout,
profitaient d'une nuit sans lune pour aller chanter la
Carmagnole sous les fenêtres du curé et beugler "A bas
l'Empire!" A part cela, il ne se passait rien. Alors, on
s'ennuyait.... (ORC I, p.829; mes italiques)
74
Deux épisodes ultérieurs affichent à nouveau ce type de comique
rabelaisien : la scène du chapitre XII décrivant la joute (à coup de porte-
voix et de cris au miracle) entre cléricaux et républicains autour du lit de
mort de Philibert Messelon, et la scène du chapitre XVI, où le narrateur
rapporte, sans sourciller, les discours et chamailleries des morts au
cimetière.
129
... mais l'effigie de la jument verte demeurait en place. Le
dimanche, lorsque toute la famille mangeait du bouilli ou de
la grillade de cochon dans la salle à manger, Jules Haudouin
levait les yeux vers la jument verte et, la tête penchée sur
l'épaule, soupirait en joignant les mains :
– Il y a des fois, on dirait qu'elle va parler.
Alors, tout le monde dissimulait son émotion en buvant
un coup d'aramon.
132
La réticence auctoriale.
75
Marcel Aymé, Berne, Ed. Peter Lang, 1987, p.93. Il s’agit du deuxième
ouvrage (rédigé en anglais), consacré par Graham Lord à cet auteur.
135
2. "Un monsieur très vieux avec des ailes immenses"
76
Paris, Grasset et Fasquelle, 1977, trad. Claude Couffon (édition
originale : La incréible y triste historia de la cándida Eréndira y de su
abuela desalmada, Buenos Aires, Sudamerica, 1972).
77
C’est aussi l’avis de Jacqueline Tauzin, dans l’une des rares études
françaises mentionnant le réalisme magique ("Un exemple de réalisme
magique : ‘Blacaman le Bon, marchand de miracles’" in Frontières du
conte, éd. François Marotin, Paris, Editions du C.N.R.S., 1982, p.137-
144). D’ailleurs le sous-titre d’origine est "Siete cuentos."
136
vêtu comme un chiffonnier. Il lui restait à peine quelques
effilochures déteintes sur son crâne pelé et quelques rares
dents dans la bouche, et sa lamentable condition de vieux
pépé trempé jusqu’aux os l’avait dépourvu de toute dignité.
Ses ailes de grand charognard, sales et à demi déplumées,
étaient enlisées à jamais dans la boue. Ils l’observèrent
tellement, et si attentivement, que Pelayo et Elisenda se
remirent très vite de leur surprise et finirent par trouver
l’inconnu familier. Alors ils s’enhardirent à lui parler et il
leur répondit dans un dialecte incompréhensible mais avec
une belle voix de navigateur. Ils oublièrent donc
l’inconvénient des ailes et conclurent avec bon sens qu’ils
étaient en présence d’un naufragé solitaire étranger dont le
bateau avait chaviré dans la tempête. Pourtant, ils firent
signe à une voisine avertie des choses de la vie et de la mort,
laquelle, dès le premier coup d’oeil, les détrompa :
– C’est un ange, leur dit-elle. Il venait sûrement pour le
petit, mais le pauvre est si âgé que la pluie l’a flanqué par
terre. (p.10-11 ; mes italiques)
141
Il arriva qu’à cette époque, parmi les nombreuses
attractions des bohémiens aux Caraïbes, on présenta au
village le triste spectacle de la femme changée en araignée
pour avoir désobéi à ses parents. Les billets d’entrée pour la
voir non seulement coûtaient moins cher que ceux qu’on
vendait pour regarder l’ange, mais ils permettaient aussi de
lui poser toutes sortes de questions concernant son aberrante
condition, et de l’examiner sous toutes les coutures afin que
nul ne mît en doute la vérité d’une telle horreur. C’était une
effroyable tarentule de la taille d’un mouton, qui exhibait
une tête de pucelle triste. […] Un tel spectacle, aussi chargé
de vérité humaine et de châtiment épouvantable, devait
ruiner sans le vouloir celui d’un ange méprisant qui daignait
à peine regarder les mortels. Et puis, les rares miracles
qu’on attribuait à l’ange révélaient un certain désordre
mental […]. Ces miracles de consolation qui ressemblaient à
des canulars avaient déjà ébranlé la réputation de l’ange
lorsque la femme métamorphosée en araignée acheva de
l’anéantir. Et c’est ainsi que le père Gonzaga fut à jamais
guéri de l’insomnie, et que la cour de Pelayo retrouva sa
solitude de l’époque où il avait plu sans cesse durant trois
jours et où les crabes marchaient dans les chambres. (p.15-
16 ; mes italiques)
78
L’étude de MTV par John Gerlach ("The Logic of Wings : García
Márquez, Todorov, and the Endless Resources of Fantasy" in Bridges to
Fantasy, ed. George E. Slusser, Eric S. Rabkin et Robert Scholes,
Carbondale, Southern Illinois U. Press, 1982, p.121-9, 210-11) prouve, on
ne peut mieux, à quel point la distinction de Chanady entre le mode
fantastique et le mode magico-réaliste (non encore publiée en 1982) est
incontournable, si l’on veut rendre compte de la spécificité des textes les
plus connus de García Márquez – notamment. Gerlach analyse MTV en
cherchant à repondre à la question si ce conte relève du "mythe" ou de la
"fantaisie" (bizarrement, il amalgame "fantaisie" et le "fantastique" tel
que Todorov l’a défini). Or, comme il l’admet à un moment (p.126), le
conte qu’il a choisi n’entre pas très bien dans ce "genre" et son analyse
n’est donc guère convaincante.
144
Elisenda pestant sur la "calamité d’un enfer plein d’anges." Quant
à la dernière phrase du conte, en focalisation interne par Elisenda,
elle met joliment l’accent sur la propension imaginaire (mais très
réelle) de la vision humaine à voir ce qu’elle souhaite voir.
Synthèse
79
Cette dernière caractérise notamment le récent ouvrage d’Erik Camayd-
Freixas, Realismo mágico y primitivismo. Relecturas de Carpentier,
Asturias, Rulfo y Garcia Márquez (Lanham, UP of America, 1998), selon
lequel ce mode est inséparable de la "présence du mythe, de la légende et
du syncrétisme indien, noir ou paysan des régions les plus reculées et les
plus isolées d’Amérique" (p.320, ma traduction).
146
difficile de comparer les effets de la technique magico-réaliste dans
un conte bref comme MTV et dans une œuvre substantielle et
foisonnante comme Cent Ans de solitude. L’on comprend aisément
que le roman se soit imposé comme particulièrement représentatif
à la fois de l’écriture de son auteur et d’un mode narratif
spécifiquement latino-américain. Mais ces conclusions sont hâtives
et trompeuses dans les deux cas : 1) il y a plusieurs variantes du
réalisme magique chez García Márquez et on ne peut ignorer que
celle du roman est très déséquilibrée (le mythe l’emportant très
largement sur le réalisme 80 – mettons à 95%, ce qui est d’ailleurs
l’inverse de La Jument verte où le surnaturel ne compte guère que
pour 5%) ; 2) le mode narratif – si personnel et génial – de Cent
ans de solitude n’est ni particulièrement représentatif ni spécifique
du roman latino-américain du boom. Car si l’on veut insérer ce
roman dans la poétique de son contexte latino-américain, il faut
considérer sa riche thématique (à la fois légendaire et historique)
ainsi que les aspects stylistiques qui le rapprochent davantage de la
poétisation de la narration du réalisme merveilleux, toutes choses
qui vont bien au-delà du simple truc magico-réaliste.
Or c’est dans MTV (et un peu moins nettement dans quelques
autres contes du même recueil 81 et du précédent, Les Funérailles
de la grande Mémé), qu’on peut relever comme une forme épurée
du mode magico-réaliste, étoffé par une intrigue minimale et
presque sans coloration thématique latino-américaine.
Si de nombreux critiques ont noté l’influence de Kafka, de
Faulkner ou de Hemingway sur les premières publications en
magazine de García Márquez (celles dont il n’avait pas souhaité la
publication en volume), il me semble que, bien plus que la
référence à Franz Roh, à Carpentier, aux Surréalistes ou à Kafka,
rien n’est plus instructif sur la technique narrative des œuvres du
80
L’affirmation bien connue de l’auteur, que Cent Ans de solitude relève
du "réalisme social," me semble relever de la boutade.
81
Jacqueline Tauzin a notamment mis en lumière la "surcharge de sens,
sous une apparence de truculence gratuite, qui caractérise l’écriture de
García Márquez" dans "Blacaman le Bon, marchand de miracles" (op.
cit., p.141).
147
Colombien, associées au réalisme magique, que la comparaison
avec les dizaines de contes et nouvelles du même mode, publiées
par Marcel Aymé entre 1932 et 1967 en France.
148
La "première manière" de Giono
ou le réalisme merveilleux
82
Ce travail est détaillé dans ma thèse de doctorat "Le réalisme magique
de Marcel Aymé et le réalisme merveilleux de Jean Giono: deux modes
narratifs distincts," Université Paris III — Sorbonne Nouvelle, 1994.
83
Robert Ricatte, Préface de l'édition de la Pléiade (I, p. xlvii).
149
dans son approche plutôt psycho-critique de l’œuvre, considère que
la distinction des manières est "superficielle."84
Pourtant, l’œuvre de Giono est souvent divisé en deux
"manières," que ce soit dans le cadre d'une recension de presse ou
dans celui d'une thèse d’État. Certains, comme Marcel Neveux 85 ou
Jean-François Durand,86 voient plutôt trois divisions que deux. De
telles divergences ne sont guère étonnantes car, si la distinction des
manières de Giono est communément admise, leur définition
relève d'un mélange souvent assez flou de considérations
chronologiques, philosophiques, thématiques, stylistiques, et/ou
esthétiques. Pour résumer grossièrement, il y a ceux qui rejettent le
concept des "manières" en invoquant, d'une part, l'unicité de
chaque œuvre (au féminin), et de l'autre, de la cohésion ultime de
l’œuvre entier, généré par l'écrivain. Face à ces défenseurs de
l'unicité, se dressent des lecteurs qui constatent des différences si
évidentes dans l’œuvre gionien, qu'il n'hésitent pas à voir, derrière
ces manières diverses, des "Giono différents," et font ainsi de la
personne de l'auteur une espèce de monstre bicéphale, voire
tricéphale. Alors que les premiers, partisans d'une sage théorie de
l'évolution, voient dans la diversité des thèmes et des techniques
romanesques une simple maturation progressive de l'écriture, les
seconds constatent la révolution d'un auteur qui aurait brusquement
tourné casaque, tant sur le plan des idées que sur celui du style,
vers 1939-45.
Entre des positions aussi tranchées, les tentatives de conciliation
n'ont pas manqué. Mais le malaise demeure, et la notion des
"manières de Giono" ne semble pas réussir à s'affranchir des
guillemets de la prudence ou de la suspicion. Si tel est le cas, cela
84
W. D. Redfern, The Private World of Jean Giono, Oxford, 1967, p.17.
85
Pour Marcel Neveux (Jean Giono ou le bonheur d'écrire, Monaco,
1990), au-delà du "Giono des années trente," la production d'après-guerre
se divise en genre de la "chronique romanesque" et en "veine
stendhalienne" (ou "période beyliste").
86
Dans sa thèse d’État "Giono, entre romantisme et modernité"
(Université de Provence, 1989), J.-F. Durand suit "l’œuvre dans sa
diachronie créatrice, tout en la divisant en trois grandes masses de sens
qui recoupent à peu près, ce qu'il est convenu d'appeler les manières de
l'écrivain" (p.35).
150
me semble dû principalement à un manque de rigueur dans
l'approche critique, qui ne distingue pas toujours nettement les
considérations formelles sur les genres et les styles, des remarques
sur les thèmes et la vision philosophique. Cela est particulièrement
évident dans la question de la "seconde manière," compliquée par
une querelle sur la pertinence de la division entre "romans" et
"chroniques."
Ainsi, l'usage fait jusqu'à présent de la notion de "manière" n'est
satisfaisant ni dans le cadre de la critique gionienne ni dans le
cadre de la théorie littéraire. Or, une approche modale,
d'inspiration narratologique,87 pourrait rendre compte de l'intuition,
communément admise, d'un changement marqué dans l'écriture de
Giono autour de la Seconde Guerre Mondiale. Jusqu'à cette
dernière, le mode narratif de l'écrivain relève avant tout de ce que
j’ai proposé d'appeler le réalisme merveilleux.
154
Il ouvrit le grand vantail. Il donnait directement sur le
large du champ. Quand on avait vu la lumière de la nuit,
comme ça, sans vitre entre elle et les yeux, on connaissait
tout d'un coup la pureté, on s'apercevait que la lumière du
fanal avec son pétrole, était sale, et qu'elle vivait avec du
sang charbonné. (II, p. 416)
155
Dès l’œil ouvert, Jourdan sauta du lit. (p. 438, ; c’est moi
qui souligne)
156
Ces deux choses-là, ça avait fait parler; on était dans les
transes. Plus d'un se levait au milieu de la nuit, allait pieds
nus à la fenêtre pour écouter, au fond de l'ombre, la
montagne qui gémissait comme en mal d'enfant... (I, p.441)
Conclusions
160
Ainsi, l'univers des premiers romans de Giono est le fruit d'une
narration tendue entre des pôles d'inspiration et des genres
littéraires généralement opposés : mimétisme du roman et
expressivité de la poésie. L'oxymore réalisme merveilleux. me
semble évoquer de façon satisfaisante la singularité d'un tel mode
narratif, entre réalisme et merveilleux.
161
162
Trois réalistes-merveilleux antillais :
Alejo Carpentier, Jacques Stephen Alexis
et Jean-Louis Baghio’o
[...]
163
x
164
x
165
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202
x
203
x
204
Le réalisme merveilleux
dans Le Hameau de William Faulkner
91
Premier volet de la Trilogie Snopes, ce roman est paru sous le titre The
Hamlet en 1940 à New York ; Le Hameau, trad. René Hilleret, Gallimard
1959. Mes citations renvoient à la traduction grandement remaniée par les
éditeurs du volume III des Œuvres Romanesques de Faulkner en Pléiade,
2000.
92
Michel Gresset, Nouveau Dictionnaire des Œuvres, Laffont-Bompiani,
1994.
205
densité et/ou la complexité du discours narratif – l’articulation de
la parole des personnages et du discours ou des silences des
narrateurs – qui constitue la particularité de l’œuvre. Ce discours
narratif hautement personnalisé constitue, au-delà de la
manifestation de préoccupations d’ordre stylistique, une
modalisation profonde de la narration. Non seulement le style de
l’auteur est en général plus baroque que classique, mais son
discours n’est pas celui réputé "lisse" ou "à plat" d'une prose
réaliste ordinaire.
La présente étude aborde Le Hameau par le biais du “réalisme
merveilleux” comme je l’ai défini plus haut en tant que mode
narratif de la fiction. Le récit correspond, en grande partie, aux
trois critères qui composent cette définition. L’intérêt de ceux-ci
est de servir de guide dans l’analyse du texte. C'est la singularité
de ce dernier que je souhaite mettre en lumière, même s’il me
paraît intéressant d’établir aussi que l’œuvre étudiée appartient à
un courant romanesque qui mérite d'être distingué du réalisme, du
surréalisme, du fantastique et du réalisme magique. 93
1. Réalisme et mystère
Le Hameau relate principalement l’ascension sociale de
Flem Snopes, fils de métayer pauvre au physique ingrat qui, en
cinq ans, met la main d’abord sur le magasin de fournitures
générales du village de Frenchman’s Bend (dans le comté
mythique du Yoknapatawpha), puis sur Eula Varner, fille du
potentat local, d’une grande beauté, qu’il épouse alors qu’elle est
enceinte des œuvres d’un tiers. Ce mariage de raison et de
convenance apporte à Flem, en guise de dot, le domaine de
l’ancienne plantation, en ruine, certes, mais néanmoins symbole du
Vieux Sud aristocratique d'avant la défaite. Sur cette branche
principale de l’intrigue se greffent toutes sortes d’anecdotes de la
93
Je propose ici une version grandement réduite du volet faulknérien de
l’étude "Le réalisme merveilleux dans Que ma joie demeure de Jean
Giono et dans Le Hameau de William Faulkner," mémoire en vue de
l’habilitation de littérature générale et comparée (direction Daniel-Henri
Pageaux, Université Paris III – Sorbonne Nouvelle, 2001) 380 p.
206
vie rustique du hameau, souvent rapportées par V.K. Ratliff,
vendeur de machines à coudre itinérant, colporteur de nouvelles,
négociant en tout genre et espèce de barde local malicieux. Il se
fait néanmoins rouler par Flem à la fin du livre, lorsqu’il lui
rachète le vieux domaine, convaincu d’y trouver le trésor enfoui du
Vieux Français, alors que Flem part, lui, s’installer à Jefferson,
chef-lieu du comté (où il fera fortune avant de mourir assassiné :
ces prolongements fournissant la matière des volumes suivants de
la trilogie Snopes, La Ville et Le Domaine). Tout ceci est rapporté
par un narrateur extradiégétique anonyme, volontiers poète ou
philosophe, qui laisse néanmoins une large place aux scènes
dialoguées ou aux histoires contées par Ratliff – d’où l’importance
quantitative des tournures dialectales et du parler paysan dans
l’oeuvre.
Pour ce qui est des événements s’inscrivant dans une fiction de
type réaliste, Le Hameau offre une représentation souvent détaillée
des affaires du village. Il y est question de location de fermes, de
mulets, de l’élevage de vaches et de chèvres, de la culture du
coton, du fonctionnement du magasin de fournitures générales, du
prix des choses, etc. De nombreux passages décrivent la pauvreté
des métayers et des petits fermiers, leur mesquinerie, leurs
querelles de voisinage, leur goût du marchandage et des bonnes
affaires, qui n’exclut pas le recours à la ruse, à la duplicité ou à
l’escroquerie. Bref, il s’agit, dans l'ensemble, d’une représentation
crédible de la vie à la campagne dans le Sud autour de 1900.
Du côté du merveilleux, il y a tout d'abord les épisodes
extraordinaires et mystérieux. D’une part, ceux rapportés par
Ratliff, comme la rumeur des Snopes, incendiaires de grange, et
celle de la joute de maquignons entre Ab Snopes et Pat Stampers.
Puis ceux narrés par le narrateur extradiégétique : l’histoire
singulière de Labove, étudiant infatigable et génie du football,
vaincu par l’amour ; le portrait de Eula, espèce de déesse bovine ;
l’idylle à la fois bestiale et romantique entre Ike Snopes et la
vache ; le combat acharné entre Mink Snopes et le chien pour la
possession du cadavre de Jack Houston ; l’épisode épique des
poneys sauvages vendus par le maquignon texan ; la chasse
207
comique au trésor enfoui dans le jardin du vieux Français. Mais
dans le mystère s’inscrit aussi le portrait presque surnaturel d’un
Flem Snopes secret et impassible. Ce portrait tire sa force du fait
qu’il ne s’agit que d’une esquisse assez proche du mode
fantastique : Flem effraie parce qu’il reste dans la pénombre, c'est-
à-dire dans une "inquiétante étrangeté," et ce tout au long de la
trilogie à laquelle il donne son nom.
Le traitement temporel du Hameau est complexe. Le
mouvement d’ensemble du récit y est chronologique, mais de façon
peu claire dans le détail. L'action est fréquemment rapportée dans
le cadre de narrations intradiégétiques relevant de l’oralité et
incluant de nombreuses analepses. D’autre part, le narrateur
extradiégétique introduit de temps à autre des prolepses, allant
jusqu'à quarante ans au-delà de la fin de l’action. Un même épisode
peut être présenté par différents personnages à divers moments du
récit. Ceci entraîne parfois des retours sur un passé déjà exposé, au
moins partiellement, ailleurs.
Une autre source de perception diffuse de la chronologie
comme de la causalité de l’action se trouve dans la complexité
narrative et/ou stylistique de certains passages. L’imbrication des
niveaux narratifs, l’effet (parfois conjugué) de la paralepse et de la
paralipse94 (tant chez les personnages que chez le narrateur
extradiégétique), et les méandres de la phrase (surtout chez ce
dernier), produisent assez régulièrement des zones brumeuses. En
fait, les complexités de l’expression constituent une bonne partie
du code du mystère dans ce roman.
Le réalisme du Hameau n’est donc que relatif. Comparé à un
roman comme Le Bruit et la fureur, les effets de réel ne manquent
pas et les rapports de causalité non plus. Mais Le Hameau abonde
en lieux, personnages, animaux, et événements hors du commun,
exaltants, mystérieux, voire monstrueux et effrayants – ou du
moins présentés comme tels, soit par un personnage, soit par le
narrateur extradiégétique. Ces éléments mystérieux ne sont pas des
94
Au sens que Genette attribue à ces termes, dans le premier cas
d'information excédant l'approche modale adoptée dans la narration et,
dans le second, de rétention d'information (NDR, p.44-47).
208
accidents occasionnels, des phénomènes inexplicables venus
d’ailleurs, des intrusions brutales du magique, que le lecteur
classerait immédiatement dans l’invraisemblable. Il s’agit plutôt de
manifestations d’un aspect mystérieux de la vie en général, présent
dans certains paysages, dans certains lieux, dans certains
personnages et s’inscrivant dans une vision du monde particulière
que le texte établit progressivement : une vision imprégnée de
l’histoire et de la culture sudiste. C’est dans cette "nature humaine"
spécifique de la culture rurale du Sud, plutôt que dans la nature
tout court, que se situe le mystère constitutif du réalisme
merveilleux faulknérien.
"Alors Flem est rentré chez lui, dit Ratliff. Je vois. [...]
Peut-être que vous pourriez attendre que la vente soit finie,
et alors vous feriez deux groupes, un qui suit Flem, un autre
qui suit le type du Texas pour voir lequel des deux dépense
l'argent. Mais après tout, c'est vrai que, quand on s'est fait
rouler, on veut pas savoir à qui est allé l'argent.
— Peut-être que si Ratliff partait ce soir, ils réussiraient
pas à lui faire acheter un des poneys demain, dit un
troisième.
— C'est vrai, dit Ratliff. On peut échapper à un Snopes,
mais il faut prendre le départ de bonne heure. D'ailleurs, à
mon avis, il suffit qu'il rencontre deux personnes sur son
chemin pour qu'une des deux se retrouve victime – une de
plus. Vous, les gars, vous allez quand même pas acheter ces
machins-là." Personne ne répondit. Ils étaient assis sur les
marches, le dos appuyé contre un des montants de la galerie
ou contre la balustrade. Seuls Ratliff et Quick étaient assis
dans des fauteuils, de sorte que les autres apparaissaient
comme des silhouettes noires se découpant sur la lueur
laiteuse et rêveuse de la lune, au-delà de la galerie. En face,
de l'autre côté de la route, le poirier était en pleine
floraison, comme couvert de givre ; ramilles et rameaux ne
s'élançaient pas des branches mais, immobiles, se
dressaient, perpendiculaires aux rameaux horizontaux,
pareils à la chevelure déployée à la verticale d'une femme
noyée dormant à même le sol au fond d'une mer sans vent
ni marée. (p.517-8; mes italiques)
211
Fusion des codes et fusion des voix. Les aspects mystérieux
et le déroulement d'une action en grande partie réaliste sont
inséparables dans le texte. Dans Le Hameau, la narration se
caractérise par un discours typé et intense qui ne se contente
nullement de s'effacer pour rapporter de manière neutre et
objective ce qui se passe dans un univers diégétique qui serait
simplement réaliste. Il est clair que le discours narratif – qui est
pourtant, a priori, celui d'une simple "instance extradiégétique
anonyme" – reflète une implication profonde, de nature auctoriale.
La matière même du roman consiste en une combinaison constante
de réalisme et de mystère, obtenue par une poétisation (au sens
large du terme) de la narration. Cette poétisation peut être de nature
diverse : lyrique, fantastique, comique, grotesque, épique, tragique
– ou une forme hybride de ces aspects. Elle existe surtout dans le
discours du narrateur extradiégétique, mais aussi dans celui de
certains personnages. Or c'est dans l'articulation du discours de ces
derniers avec celui du narrateur que l'on constate des différences
importantes. Celles-ci sont liées aux thèmes exposés et aux
rapports entretenus par les personnages principaux avec ces
thèmes. Sous cet angle, la narration du Hameau apparaît rarement
fusionnelle ou homogène, comme elle l’est dans les premiers
romans de Giono, par exemple.
212
Les rôles antagonistes de Flem et de Ratliff. Le roman
narre les effets du séjour de cinq ans que Flem Snopes fait dans le
hameau de Frenchman's Bend. Arrivé comme un gueux dans le
sillage de son père, il repart à la tête d'une famille et d'une petite
fortune pour se faire une place en ville, après avoir installé
plusieurs parents à des postes-clefs de l'économie du village. Ce
thème est proche du mythe américain du self-made man, dont Le
Hameau aurait pu être une énième illustration. Or l'action des
Snopes – et de Flem Snopes en particulier – est valorisée très
négativement dans le roman, non pas seulement par la plupart des
personnages, mais aussi par le narrateur, dont le statut
extradiégétique n'est nullement synonyme de neutralité objective.
Le thème du roman est clairement l'anti-Snopesisme, c'est-à-dire
sinon la résistance à l'emprise croissante des Snopes dans la société
du Yoknapatawpha (il est trop tard pour cela), du moins son décri.
La narration s'inscrit surtout dans l'opposition et la réaction. Flem
étant clairement ostracisé par le narrateur du roman dont il est
l'anti-héros, il n'est donc pas question de fusion de leurs discours
respectifs.
Si fusion il y a, c'est plutôt entre le discours du narrateur et celui
de Ratliff, le marchand ambulant qui prend à cœur les intérêts et
les mœurs du village, et tâche d'organiser la résistance pour le
mieux-être d'une communauté dont il ne fait pas vraiment partie.
D’ailleurs Ratliff ne bénéficie que d'un soutien partiel à
Frenchman's Bend et s'attaque à un clan qui lui donne d'autant plus
de fil à retordre, que Flem parvient à allier étroitement ses intérêts
avec ceux du potentat local, Will Varner. Les sympathies du
narrateur ne sont pas toujours évidentes et la fusion de son discours
avec une focalisation particulière peut surprendre (comme dans le
chapitre consacré à Mink, qui oblige le lecteur à nuancer entre
Snopes et Snopes). Il n'y a donc pas de fusion systématique des
discours, même pas en ce qui concerne Ratliff. L'aspect éclaté de la
narration est dû aussi à de grandes variétés stylistiques et/ou à des
variations de perspective, liées notamment à l'intégration de
diverses nouvelles dans le roman.
213
En dépit de ces allégeances complexes et de l'éclatement des
voix qui en résulte, la fusion des codes réaliste et mystérieux n'en
opère pas moins. L'aspect mystérieux des événements ou de
certains personnages se conjugue assez systématiquement avec des
effets réalistes, évidents surtout dans les scènes dialoguées,
auxquelles Faulkner sait donner une vie intense. C'est dans les
sommaires que le discours du narrateur verse volontiers dans un
style ampoulé et/ou symboliste. Cette impression de vie est due en
grande partie à la nature extraordinaire des événements décrits
et/ou à l'emphase stylistique (par l'ironie, le comique,
l'agrandissement épique ou tragique). Le narrateur a beau être
extradiégétique et éviter de prendre explicitement parti pour tel ou
tel personnage, il n'est pas neutre dans sa façon d'utiliser
l'omniscience et la focalisation : il rend Ratliff et Eck Snopes
sympathiques, Will Warner divertissant, son fils Jody antipathique,
Mink Snopes presque admirable, Flem et Lump franchement
détestables, Eula mystérieuse et incompréhensible. On sent aussi
que le traitement de l'action révèle un attachement d'autant plus
fort au pays décrit (le Mississippi, en filigrane derrière le
Yoknapatawpha), que son héritage culturel se perd – s'il n'est pas
déjà entièrement perdu à Frenchman's Bend.
219
désaltéré, auprès de sa compagne, au cœur d'un univers mi-terrien
mi-cosmique :
96
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mieux parler de "réalisme merveilleux," mais l’esthétique proposée par
Alexis sous cette appellation est trop créole et engagée, et celle de
Chiampi colle trop au corpus hispano-américain.
223
224
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254
TABLE
Avant-propos ……………...............................……................. 11
Introduction ..............................………............………......…. 12
Parcours historique et extension géo-critique
de ces appellations ..............................………........….......... 15
De l’intérêt de distinguer entre réalisme magique
et réalisme merveilleux ............................……………........ 22
I. THÉORIES..............................………............……............ 35
256