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LA LITTÉRATURE NÉGRO-AFRICAINE FACE À L'HISTOIRE DE L'AFRIQUE

Lilyan Kesteloot

De Boeck Supérieur | « Afrique contemporaine »

2012/1 n° 241 | pages 43 à 53


ISSN 0002-0478
ISBN 9782804170011
DOI 10.3917/afco.241.0043
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La littérature négro-africaine face
à l’histoire de l’Afrique
Lilyan Kesteloot

La littérature négro-africaine écrite naît entre 1930 et 1940, à la suite


des premiers mouvements d’émancipation négro-américains et afri-
cains, avec l’éclosion de revues spécifiques. Après la Seconde Guerre
mondiale, avec la revue Présence africaine, apparaît une littérature
de protestation. Parallèlement, le roman africain se développe en
réponse à la politique anticoloniale précédant les indépendances.
Après 1960, la littérature africaine décrit les problèmes internes aux
nouveaux États africains. De 1985 à 2005, un virage rend compte
de la détérioration progressive des structures sociales, politiques et
économiques de ces États dirigés par des dictateurs. Au xxi e  siècle
émergent des auteurs soucieux de s’affranchir du chaos africain au
profit d´une identité « mondiale » et purement littéraire.
Mots clés : Littérature africaine – Colonisation – Postcolonial – Histoire – Écrivain noir – Francophonie

L’œuvre littéraire, et le geste même de l’écriture, sont les


produits du combat de l’écrivain contre un extérieur (ou un
intérieur) qui l’agresse. Mais, à partir des années  1960, pour
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privilégier le texte, les tendances conjuguées du Nouveau
Roman, du structuralisme et des a  priori de la sémiologie
amènent les critiques littéraires à occulter l’auteur, le contexte
proche et le cadre historique. Ils s’emploient à déconstruire
consciencieusement les œuvres littéraires, les réduisant à des
jeux de Lego, exhibant leur mécanisme, plutôt que de chercher leur significa-
tion. Appliqué à la littérature, ce système se révèle destructeur. Concernant les
œuvres des écrivains négro-africains, cette démarche est particulièrement non
inappropriée. Mais elle est enseignée durant près de cinquante ans dans les
universités françaises et américaines, et exportée telle quelle, et tant bien que
mal, dans les universités africaines qui continuent de la pratiquer.
La réaction des post colonial studies aux États-Unis réintroduit l’his-
toire avec violence dans la critique littéraire des œuvres en provenance des
anciennes colonies. À un point tel qu’on tombe aujourd’hui dans l’excès inverse

Lilyan Kesteloot est spécialiste directrice de recherche à l’IFAN littérature négro-africaine


de la littérature négro-africaine (université de Dakar). (Karthala, 2001)
depuis plus de trente ans. Elle est Elle a publié Histoire de la (lkfongang@yahoo.fr).

La littérature négro-africaine face à l’histoire de l’Afrique 43


et qu’on ne voit plus que l’histoire et ses méfaits, aux dépens des autres aspects
(personnels, esthétiques, imaginatifs) constitutifs d’une œuvre littéraire.
Cependant, Jean-François Bayart rappelle avec raison que la démarche socio-
historique n’est jamais absente dans la critique, en France comme en Afrique 1.
En effet, la première évidence qui frappe les analystes de cette littérature des
Noirs américains, comme de celle des Antillais et des Africains, est cette collu-
sion avec une histoire profondément perturbatrice des consciences comme des
inconscients. On peut se demander pourquoi  ? C’est que les Négro-Africains,
plus que d’autres, souffrent d’un déni persistant de leur histoire.

Le déni de l’histoire africaine


La colonisation fonde sa légitimité sur une absence de culture et d’histoire des
colonisés. La politique d’assimilation prétend y remédier en inculquant à ces
populations « notre culture » et « notre histoire ». Ce que réalise l’école colo-
niale qui enseigne dans toute l’Afrique la seule histoire de l’Europe, celle de
« nos ancêtres les Gaulois ». On a peine à imaginer aujourd’hui le surprenant
spectacle d’Africains déclarant descendre des Gaulois… Mais le ridicule ne
tue pas l’école coloniale, et il faut attendre les indépendances pour changer les
programmes.
Rien n’est prévu : pas de manuels, pas d’ouvrages de références ; seuls
quelques mémoires de gouverneurs et d’administrateurs coloniaux  : Maurice
Delafosse, Charles Monteil, Henri Gaden, Gilbert Vieillard, et aussi Leo
Frobenius, l’ethnologue allemand dont l’ouvrage Histoire de la civilisation
africaine (1903) n’est traduit et publié qu’en 1936, et inspire, dès ces années
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d’avant guerre, la génération de la Négritude. Le déni d’histoire est le premier
problème de ceux qui fondent la nouvelle poésie nègre et malgache, sous-titre
de l’Anthologie de L.S. Senghor en 1948.
Dans La Condition noire (2007), Pap Ndiaye décrit bien le problème :
«  La racialisation du monde (avait commencé) au seizième siècle, pour justi-
fier la traite et l’esclavage par une hiérarchie raciale fondée sur une hiérarchie
sociale.  » Mais c’est à partir de la conquête de l’Afrique que l’on s’acharna à
passer sous silence, voire à « oublier », tous les travaux qui tentaient de dessiner
le Moyen Âge africain évoqué par les récits des voyageurs arabes et les témoi-
gnages plus récents des Européens. A fortiori ceux d’une Antiquité remontant
à l’Égypte pharaonique. Cheikh Anta Diop en démonte le processus, et parle à
juste titre d’un « complot », puisque toute référence à la « négrité » de l’Égypte
ancienne a disparu des livres d’histoire scolaires.

1. J.-F. Bayart, Les Études 3. Fondé en 1910, c’est le magazine 4. Leader noir (1887-1940), il fut le
postcoloniales. Un carnaval officiel de la National Association précurseur du panafricanisme à
académique, Paris, Karthala, 2010. for the Advancement of Colored travers sa revue The Negro World,
2. Écrivain américain (1868-1963) People (NAACP), une organisation fondée en 1918.
qui fut l’un des fondateurs du de défense des droits civiques.
panafricanisme.

44  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


C’est pourquoi les critiques et écrivains de la Négritude intègrent les
études de Franz Fanon comme celles de Jean-Paul Sartre et de Memmi. On peut
ainsi constater que les premières approches de cette littérature sont accomplies
par un psychiatre et un philosophe qui axent leurs analyses sur les faits histo-
riques dénoncés par les écrivains : la traite esclavagiste, le racisme quotidien et
la domination coloniale. Tous considèrent ces œuvres comme révélatrices d’un
traumatisme grave dû à cette histoire. Une histoire qui ne peut être que celle
des traumatismes sur la personnalité, sur les relations sociales, sur la vie même
de ces écrivains assujettis et infériorisés depuis trois siècles.
Faut-il rappeler à quel point le contact entre les Européens et l’­A frique
noire fut brutal et humiliant  ? Dès que les navires portugais touchent la côte
africaine, une question se pose : a-t-on le droit non seulement de conquérir ces
peuples, mais d’en faire commerce ? Sont-ils vraiment des hommes ? Rappelons-
nous la fameuse controverse de Valladolid où ce problème fut débattu entre
ecclésiastiques. À quoi la bulle du pape Alexandre VI (1485) répondit en
résumé : « Allez-y, du moment qu’on les convertisse ! » La commémoration de
l’esclavage en mai 2011 a permis la diffusion d’un excellent film sur les débats
qui agitèrent le gouvernement français à propos du maintien ou non du système
esclavagiste aux Caraïbes. On y perçoit à quels types de préjugés Schœlcher dut
faire face, sans compter les arguments très concrets de type économique.
C’est sur une véritable construction idéologique fondée sur l’infério-
rité congénitale de la race noire (tant morale qu’intellectuelle) que les colons
s’appuyèrent pour défendre ce qu’ils considèrent comme leurs droits inviola-
bles. Et Schœlcher peina à détruire cet édifice, au nom de valeurs humanistes.
En  réalité, en 1848, l’égalité des hommes est loin d’être reconnue, et c’est sur
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le principe du droit à la liberté que Schœlcher l’emporta. Rien d’étonnant donc
que la prise en charge de cette histoire calamiteuse par des intellectuels noirs
mit près de cent ans à se réaliser.
Depuis lors, un certain nombre prit la plume, et souvent très bien. Mais
presque tous ces écrivains occultèrent l’histoire – leur histoire justement – pour
écrire dans le droit fil des lettres françaises. Que ce soient les poèmes roman-
tiques ou parnassiens des écrivains antillais ou haïtiens, ou les rares textes en
français de quelques Africains, rien ne les séparait des productions de ce qui
restait, à leurs yeux, la Métropole, celle des lettres et de la science, celle qui
disait l’Histoire pour les « petits-enfants de Vercingétorix » (titre d’un roman
d’Alain Mabanckou).

Les premiers mouvements d’émancipation


Les années 1930-1940 : éclosion des revues américaines et européen-
nes. Les premières réactions américaines et européennes proviennent de
W.E.B.  Du Bois 2 avec l’ouvrage The Souls of Black Folk (1903) et le journal
The Crisis 3 , ainsi que Marcus Garvey4 et sa revue The Negro World. Puis il
y eut plusieurs congrès pour la libération des nègres, auxquels participèrent

La littérature négro-africaine face à l’histoire de l’Afrique 45


des syndicalistes et des anciens combattants. Enfin plusieurs journaux en
France naquirent en même temps que la Ligue de défense de la race nègre
en 1927, comme La Voix des Nègres, Le Cri des Nègres et La Race nègre. Les
acteurs principaux de ces publications et associations venaient des milieux
ouvriers, mais avec des leaders plus instruits, comme Lamine Senghor 5 , Kojo
Tovalou Houénou, Tiemoko Garan Kouyaté, Max Bloncourt, Camille Saint
Jacques et René Maran 6 . Cette période de pré-Négritude fut décrite par
Philippe Dewitte 7. Si les auteurs de la Négritude firent peu référence à l’œuvre
de Lamine Senghor, ils n’ont jamais nié l’inf luence réelle de W.E.B.  Du Bois,
René Maran et Marcus Garvey 8 .

Les années  1950 : la Négritude. Le journal L’Étudiant noir 9 , qui rassem-


ble les étudiants noirs d’Afrique comme des Antilles, est davantage en prise
sur l’histoire contemporaine, au vu de ses réactions lors de la guerre de libé-
ration de l’Éthiopie. Les fondateurs de la Négritude (Aimé Césaire, Léopold
Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, Léonard Sainville, Ousmane Socé Diop,
Georges Gratiant, Jean Price-Mars et René Maran), qui animent ce journal,
participent aux manifestations contre l’Italie.
Après la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement de protestation
contre l’emprise coloniale s’accentue. En 1947, Alioune Diop, avec l’équipe de
L’Étudiant noir, renforcée par quelques intellectuels français (Sartre, Gide,
Balandier, Mounier, Monod, et des députés africains de l’Union française), crée
la revue Présence africaine. Peu après, avec la naissance des éditions Présence
africaine (1949) et de la Société africaine de culture (1956), qui s’ouvre à tous
les intellectuels de la diaspora noire, on assiste à la mise en cause globale de
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l’histoire et de ses conséquences sur les peuples noirs. C’est l’élément fondateur
d’une nouvelle littérature, d’une littérature négro-africaine, et pas seulement
en français.
De leur côté, les intellectuels du Commonwealth opèrent un mouve-
ment analogue et, rejoignant ceux des États-Unis et des Antilles, se retrouvent

5. Ancien tirailleur et ancien postier, il de langue française (1963) et dans 10. On peut citer Kwame Nkrumah
écrivit Les Violations d’un pays Histoire de la littérature négro- (1909-1972, président du Ghana
(1927), parabole pamphlétaire africaine (2001). de 1960 à 1966), George Padmore
dénonçant la colonisation avec 9. Fondée en 1935, Damas la (1903-1959, écrivain et diplomate
violence et en des termes jugés définira ainsi : « L’Étudiant noir, trinidadien), Chinua Achebe
simplistes par les intellectuels noirs journal corporatif et de combat, (écrivain nigérian, né en 1930),
de l’époque. avait pour objectif la fin de la Wole Soyinka (écrivain nigérian,
6. Écrivain qui reçut le prix Goncourt tribalisation, du système clanique né en 1934), Ngugi wa Thiong’o
en 1921 pour son roman Batouala, en vigueur au quartier Latin ! On (écrivain kényan, né en 1938),
véritable roman nègre. cessait d’être étudiant Jomo Kenyatta (1894-1978,
7. P. Dewitte, Les Mouvements martiniquais, guadeloupéen, président du Kenya de 1964-1978),
nègres en France, Paris, L’Harmattan, guyanais, africain et malgache, pour Peter Abrahams (écrivain sud-
1985. n’être qu’un seul et même étudiant africain, né en 1919), Ezekiel
8. On en verra les traces dans La noir. » Aimé Césaire y développera Mphahlele (1917-2008, écrivain
Revue du monde noir (1931) et pour la première fois, dans un article sud-africain), Nelson Mandela
Légitime défense (1932) dont nous intitulé « Négrerie », son concept de (président de l’Afrique du Sud de
avons donné les principales Négritude. La revue n’a eu qu’un seul 1994 à 1999, né en 1918).
orientations dans Les Écrivains noirs numéro.

46  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


face à la même problématique que les écrivains francophones. De divers pays
de l’Afrique anglophone, des écrivains comme des leaders politiques contes-
tent la présence coloniale, accompagnant de la sorte la marche et le rythme de
l’histoire, dont on peut situer l’accélération au Congrès de Bandoeng en 195510 .
Il faut aussi dire que les écrivains de la Négritude n’avaient pas attendu
Bandoeng  : Léon-Gontran Damas avec Pigments (1937), Aimé Césaire avec
Le Cahier d’un retour au pays natal (1939), Léopold Sédar Senghor avec
Anthologie et Hosties noires (1948), et surtout de nouveau Aimé Césaire avec
Discours sur le colonialisme (1950), n’ont pas cessé d’en référer à l’histoire des
Nègres.
C’est Césaire encore qui, en 1963, avec sa pièce La Tragédie du roi
Christophe, détaille les déboires de l’indépendance d’Haïti, symbolisant clai-
rement ceux à venir des indépendances africaines. Tandis que dans Une saison
au Congo (1966) le symbolisme disparaît et Césaire est en prise directe avec
l’aventure de Lumumba et sa lutte héroïque contre le colonialisme belge. De
même, L.S. Senghor en 1956 écrit un grand texte lyrique sur Chaka. Le guerrier
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Le « Socrate noir ». C’est par ces mots que Léopold S. Senghor désigne Alioune Diop dans un hommage émouvant
au grand intellectuel sénégalais et au père de la revue Présence africaine, dont le premier numéro paraît en novembre
1947. Organisateur en 1956 à la Sorbonne du Congrès des écrivains et des artistes noirs qui réunit les intellectuels noirs
du monde entier, créateur du premier Festival mondial des arts nègres en 1966 à Dakar, capitale d’un Sénégal indépen-
dant, Alioune Diop incarne l’intellectuel complet, soucieux de la pensée des autres et de la reconnaissance des cultures
africaines.
© Présence Africaine Éditions.

La littérature négro-africaine face à l’histoire de l’Afrique 47


zoulou est d’ailleurs l’une des principales sources d’inspiration historique pour
une série de dramaturges francophones11. Par ailleurs, l’histoire précoloniale
de l’Afrique servit de tremplin à un courant théâtral12 qui utilise les événe-
ments du passé pour accuser sans ménagements la violence de la rencontre de
l’Europe avec les anciens royaumes africains et en faire un procès sans circons-
tances atténuantes.

Les années 1960 : les modérés face aux radicaux. La condamnation de cette


époque se retrouve chez les romanciers des années 1960. Yambo Ouologuem et
Ahmadou Kourouma sont les plus radicaux. Tandis que Cheikh Hamidou Kane
paraît plus modéré, au point que certains le jugent favorable à ceux qui savent
«  lier le bois au bois », cet Occident qui fascine par sa capacité à maîtriser la
nature. Cependant, lui aussi s’insurge contre la brutalité de l’envahisseur euro-
péen et la sauvagerie des premiers contacts avec les populations. Bien que plus
nuancée, sa critique se prolonge par une remise en question sérieuse de la civi-
lisation proposée/imposée aux Africains, à travers l’école et la société urbaine.
Sa critique de l’histoire coloniale est aussi intense et profonde, à travers une
écriture plus mesurée, plus polie, plus raffinée, que celles de Mongo Beti, de
Ferdinand Oyono, d’Ousmane Sembène13 .
Premiers témoins de la colonisation, ils en brossent un tableau à la fois
caricatural et ridicule. Dénoncer les mœurs et la bêtise de l’administration
(Ferdinand Oyono), se gausser de l’entreprise des missionnaires (Mongo Beti),
ou fustiger le mépris des cadres coloniaux lors de la grève des cheminots, ou
vis-à-vis des tirailleurs dans le Sénégal d’après guerre (Ousmane Sembène),
sont des prises de position sans équivoque contre différents aspects de la
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société et de la politique coloniales. Mais c’est L’ Aventure ambiguë14 de Cheikh
Hamidou Kane qui en dévoile les effets pervers sur la conscience, sur la vision
du monde des colonisés, qui en perçoit le rôle destructeur et irréversible sur les
sociétés archaïques et leurs valeurs. En portant la critique au niveau moral et
philosophique, il démontre à la fois le danger et l’envergure de la domination

11. Le Sénégalais Abdou Anta Ka (né (1928-2011, auteur de Monsieur conquérant européen et les chefs
en 1931), l’Ivoirien Eugène Dervain Toussaint, 1961). traditionnels africains, où compromis
(1928-2010), le Guinéen Condetto 13. Pour en savoir plus sur ces et trahisons aboutissent à la période
Nénékhaly-Camara (1930-1972), le auteurs, lire le repère p. 116-117. coloniale.
Malien Seydou Badian Kouyaté (né 14. Publié en 1961, L’Aventure En attendant le vote des bêtes
en 1928), le Sénégalais Marouba Fall ambiguë est l’histoire de Samba sauvages (1998) caricature sur le
(né en 1950). Diallo, qui vit au pays des Diallobé. mode épico-burlesque le temps
12. Illustré par les Sénégalais Dans la première partie du roman, le des Bokassa, Mobutu, Eyadema,
Cheik Aliou Ndao (né en 1933) et jeune homme passe de l’école où les États et leurs peuples sont
Amadou Cissé Dia (1915-2002), coranique à l’école des Blancs. Dans livrés à l’arbitraire des présidents à
Massa Makan Diabaté (1938-1988), la deuxième partie, il part vivre en vie. Enfin, avec Allah n’est pas
les Ivoiriens Bernard Dadié (né en France, séjour qui provoque la remise obligé (2000), il stigmatise l’époque
1916) et Bernard Zadi (né en 1938), le en question de sa foi en Dieu. De plus récente où les pouvoirs
Haïtien Gérard Chenet (né en 1927), retour dans son village, sa mort est politiques sombrent dans le chaos,
le Béninois Jean Pliya (né en 1931), causée par un fou. où la rue comme le palais sont
mais aussi les Martiniquais Daniel 15. Monnè, outrages et défis désormais aux mains de différentes
Boukman (né en 1936, auteur de Les (1990) est un flashback sur bandes armées en présence
Négriers, 1971) et Édouard Glissant l’époque de la rencontre entre le (Liberia, Somalie, Rwanda).

48  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


européenne qui mettait en péril l’âme même des peuples colonisés : en l’oc-
currence, la foi islamique et les valeurs de la Pulaagu, soit les bases mêmes de
la personnalité peule. C’est sans doute ce haut degré de coïncidence avec un
moment de l’histoire, lorsque le politique modifie profondément la vie sociale
et culturelle, qui a fait de L’ Aventure ambiguë un livre paradigme de cette his-
toire coloniale pour des générations d’Africains de toutes origines.

Le tournant des indépendances


Les années 1960-1980 : mutations internes. On peut penser que les indépen-
dances ont permis de tourner la page et de libérer les écrivains noirs de leur « devoir
d’histoire ». De fait, le mouvement est amorcé, en poésie notamment. Une période
d’euphorie, où les chants d’allégresse célèbrent la liberté nouvelle et un ave-
nir plein de promesses, jaillit de la plume des jeunes poètes du Cameroun, du
Congo, du Mali, comme d’Aimé Césaire ou de Léopold Sédar Senghor, vieux
combattants croyant toucher enfin le port. Cette parenthèse dure moins de
dix ans.
En effet, très vite, deux romanciers et deux dramaturges sonnent
l’alarme. Rien n’est fini, pas question de désarmer, le néocoloniasme arrive,
affirment-ils. Aimé Césaire le met en scène avec le ballet des banquiers dans
Une saison au Congo (1966) ; Bernard Dadié avec la nouvelle bourgeoisie locale
dans Monsieur Thôgô-gnini (1970) ; Yambo Ouologuem dans Le Devoir de vio-
lence (1968) dresse la fresque de cette classe de parvenus africains qui fait bon
ménage avec le colon en partance ; Ahmadou Kourouma, enfin, révèle dans
Les Soleils des indépendances (1968) les failles dans la société traditionnelle
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comme dans la ville moderne, qui menacent l’équilibre de cette Afrique nou-
velle. Et chaque roman de Kourouma va plus loin et plus profondément dans la
critique de l’évolution de cette société. En réalité, ses romans ne quittent jamais
le point de vue historique, au point qu’on peut prendre son œuvre comme exem-
ple pour suivre les étapes et accidents de l’histoire africaine15 . Chaque roman
est la représentation d’un des moments-clés des États du continent et met en
évidence le processus de sa détérioration.
En 1968, Yambo Ouologuem affronte lui aussi l’histoire coloniale avec
Le Devoir de violence. Mais sa lucidité, doublée de cynisme, et une volonté
manifeste de démystifier l’a priori d’une Afrique précoloniale idyllique, provo-
que un malaise dans l’intelligentsia de la Négritude qui avait privilégié jusqu’ici
l’innocence, voire l’irresponsabilité des chefs traditionnels devant l’envahisseur
étranger. Mais entre les années  1970 et 1980, les écrivains africains dévelop-
pent davantage le roman de mœurs et les multiples problèmes affectant les
sociétés en mutation. Ville et campagne, État et famille-ethnie, modernisme
et tradition, sont les thèmes dominants dans tous les ouvrages qui prennent
pour sujet l’éducation, l’union matrimoniale, la vie communautaire, le travail
et le développement. Il s’agit alors plutôt d’histoire des peuples à la Georges
Duby que d’histoire politique, car ces romans, ces comédies, demeurent très

La littérature négro-africaine face à l’histoire de l’Afrique 49


proches des réalités quotidiennes16 . Tous construisent un immense puzzle de la
vie sociale dans les vingt premières années de l’indépendance. Malgré les partis
uniques mis en place un peu partout, les structures de l’administration colo-
niale, remplacées en coupé/collé par celles des nouveaux États, tiennent bon.
Et les peuples sont plutôt optimistes dans la mesure où tout diplômé trouve
un emploi dans la fonction publique. La conjoncture économique des Trente
Glorieuses en France se répercute sur l’économie africaine, et sur la généreuse
Coopération.

Les années 1980-2000 : l’avènement des écrivains féminins17. Depuis


les années 1980 jusqu’aux années 2000, l’intérêt pour les problèmes sociaux est
relayé par les « romans de femmes ». En effet, jusqu’alors la littérature africaine
est presque uniquement illustrée par les hommes. Il existe néanmoins quel-
ques exceptions avec la Sénégalaise Annette Mbaye d’Erneville (née en 1936), la
Camerounaise Thérèse Kuoh-Moukouri (née en 1938), la Malienne Aoua Keïta
(1912-1980) et la Congolaise Clémentine Faïk-Nzuji (née en 1944). C’est peu
pour les quatorze pays d’Afrique francophone… Pour le domaine anglophone,
on ne compte que la Ghanéenne Ama Ata Aïdoo (née en 1942).
À partir de 1980, c’est une nouvelle génération qui s’exprime. Des fem-
mes instruites offrent un point de vue sur leur condition. Elles mettent à jour
une série de questions jusqu’ici mal abordées, lorsqu’elles ne sont pas simple-
ment occultées, par les « mâles ». Ainsi les situations liées à la stérilité, la poly-
gamie, l’excision, l’éducation des filles, aux relations avec la famille du mari,
sont développées et analysées, et élargissent donc considérablement la thé-
matique du roman de mœurs. Des romancières comme Mariama Bâ (Sénégal,
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1929-1981), Aminata Sow Fall (Sénégal, née 1941), Calixthe Beyala (Cameroun,
née en 1961), Philomène Bassek (Cameroun, née en 1957), Fatou Keïta (Côte
d’Ivoire, née en 1955), Buchi Emecheta (Nigeria, née en 1944), Flora Nwapa
(Nigeria, 1931-1993), Ken Bugul (Sénégal, née en 1947), Régina Yaou (Côte
d’Ivoire, née en 1955), Werewere Liking (Cameroun, née en 1950) sont des por-
te-parole et témoins du sexe dit faible et de ses revendications. Cependant que
d’autres, comme Tanella Boni (Côte d’Ivoire, née en 1954), Véronique Tadjo
(Côte d’Ivoire, née en 1955), Fatou Diome (Sénégal, née en 1968), Léonora Miano
(Cameroun, née en 1973), Aminata Sow Fall (encore) n’hésitent pas à soulever
les questions politiques de corruption, d’émigration, de mendicité, de conf lits
ethniques. Rejoignant ainsi le nouveau courant littéraire amorcé par les écri-
vains vers 1985, celui que nous avons baptisé du nom de « chaos ». Et dont ils
ne sont toujours pas sortis.

16. Le Mandat (1968) d’Ousmane (1971) et La Nouvelle Romance (1976) de Vumbi Yoka Mudimbe, Buur
Sembène, Les Fils de Kouretcha (1976) de Henri Lopes, Le Fils Tilleen, roi de Médina (1974) de Cheik
(1973) d’Aké Loba, Le Lieutenant de d’Agatha Moudio (1967) de Francis Aliou Ndao, L’Errance (1975) de
Kouta (1973) de Massa Makan Bebey, Le Sang des masques (1976) Georges Ngal, Perpétue et l’habitude
Diabaté, La Marmite de Koka-Mbala et Sous l’orage (1963) de Seydou du malheur (1974) de Mongo Beti.
(1976) de Guy Menga, Tribaliques Badian Kouyaté, Le Bel Immonde 17. Voir le repère p. 118-119.

50  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


Les écrivains du chaos. À partir du milieu des années  1980, l’histoire
inf léchit l’économie et donc la politique africaine. La période est marquée
en Afrique par la politique malthusienne du FMI, puis dix ans après par la
dévaluation de 50 % du franc CFA. Ces mesures ne sont que les prolégomènes
de la crise euro-américaine qui éclate vers 2005 suite à l’emballement de la
spéculation financière capitaliste. Mais pour les ex-AEF et AOF, elles sont un
coup fatal à une situation d’équilibre qui permettait un développement encore
possible.
Cependant d’autres facteurs, comme l’extrême corruption des instances
gouvernementales et l’extension de l’économie libérale avec la privatisation des
moyens de production aux mains des trusts étrangers, aggravent dangereuse-
ment les écarts entre les Africains qui en bénéficient et une classe moyenne
et ouvrière ne vivant que de son salaire. Par ailleurs, une politique de scola-
risation produit des diplômés que l’économie locale en difficulté ne parvient
plus à absorber, entraînant la fuite d’un nombre important de cerveaux qui
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Mongo Beti : L’œuvre du romancier Mongo Beti (1923-2001) traverse toute la seconde moitié du x x e siècle. De la cri-
tique acerbe du monde missionnaire et colonial avec la parution du roman Le Pauvre Christ de Bomba (1956) qui fait
scandale à la dénonciation des maux de l’Afrique apportés par les États postcoloniaux avec La Ruine presque cocasse
d’un polichinelle (1979), Les Deux Mères de Guillaume Ismaël Dzewatama futur camionneur (1983) et La Revanche de
Guillaume Ismaël Dzewatama (1984), Mongo Beti incarne l’écrivain « de combats » qui inlassablement, avec L’Histoire
du fou (1994) puis les deux premiers volumes d’une trilogie restée inachevée, Trop de soleil tue l’amour (1999) et
Branle-bas en noir et blanc (2000), s’est battu jusqu’à la fin de sa vie contre les abus des pouvoirs africains en place.
© Présence Africaine Éditions.

La littérature négro-africaine face à l’histoire de l’Afrique 51


investissent en Amérique ou en Europe. En outre, un chômage sans précédent
s’installe dans les villes africaines surpeuplées.
Les tensions sociales débouchent sur des manifestations et des émeutes
qui sont réprimées avec violence et qui, dans plusieurs pays, dérivent en lut-
tes tribales, génocides partiels et vastes déplacements de populations réfugiées
totalement démunies. Les conséquences sont un mouvement quasi-­p sychotique
d’émigration des jeunes sans formation (au péril de leur vie) et une fuite des
diplômés. Est-il possible d’en analyser les répercussions sur les écrivains et
leurs productions ?

La crise de 1995-2012. À partir de 1995, on peut distinguer trois types de


réactions. Une grande partie des romanciers et poètes se lancent dans une cri-
tique de plus en plus aiguë des régimes en place et de leurs abus. Deux tons
dominent  : l’un sérieux, voire tragique18  ; l’autre, un humour qui évolue vers
la dérision19 . Car peu à peu l’histoire devient innommable, les faits débordant
l’imagination. Les romanciers ne peuvent plus en rendre compte à la manière
de témoins fidèles. Ils ne peuvent désigner le scandale ou l’horreur de certaines
situations que sous le masque de la métaphore ou du sarcasme (le mot est de
l’écrivain guinéen Tierno Monénembo). Ainsi le drame du Rwanda est évoqué
par Véronique Tadjo ou par le Guinéen Nocky Djedanoum (né en 1959). De
même, les pièces et romans du Togolais Kossi Efoui (né en 1962) ou de l’Ivoirien
Koffi Kwahulé (né en 1956) sont des métaphores filées pour évoquer la situation
politique au Togo. Et pour aborder les événements du Liberia et de la Sierra
Leone, Ahmadou Kourouma, comme le Congolais Emmanuel B. Dongala (né en
1941), mettent en scène des enfants pour percevoir l’insoutenable. Il s’agit bien
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là d’une littérature du chaos, dans la mesure où les textes sont parfois découra-
geants pour les âmes sensibles.
Cependant, une autre partie des écrivains d’Afrique, et généralement
ceux qui sont sur place, prend le parti de poursuivre le roman de mœurs plus
classique, ou encore un roman du terroir où ils s’attachent à la description des
problèmes quotidiens, réduits à leur environnement direct, évitant d’embras-
ser les affres des pays voisins. Ils produisent néanmoins d’excellentes œuvres
littéraires, comme Gaston-Paul Effa (Cameroun), Abdoulaye Elimane Kane
(Mali), Pabé Mongo (Cameroun), Felwine Sarr (Sénégal), Venance Konan (Côte
d’Ivoire), Ken Bugul et Aminata Sow Fall (Sénégal).
Il est enfin une troisième tendance qui fait couler beaucoup d’encre
ces quinze dernières années : celle des « négropolitains ». Un certain nombre
de jeunes écrivains, pour la plupart résidant en France, réagissent contre le

18. On peut citer les textes du Sylvain Bemba (1934-1995, Rire (1982) d’Henri Lopes (ne en
Sénégalais Boubacar Boris Diop auteur de Léopolis, 1984). 1937), Quand on refuse on dit non
(né en 1946), du Malien Ibrahima Ly 19. Ce sont les romans du (2004) d’Ahmadou Kourouma et les
(1936-1989), du Guinéen Williams Congolais Sony Labou Tansi derniers Mongo Beti (Branle-bas en
Sassine (1944-1997, auteur de (1947-1995), du Guinéen Alioum noir et blanc, 2000 ; Africains si vous
Wirriyamu, 2001), et du Congolais Fantouré (né en 1938), Le Pleurer- parliez, 2005).

52  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


« ghetto » dans lequel les enferment les qualificatifs d’« africain, noir, nègre »,
pour préférer la neutralité du terme «  écrivain  », tout court. Embrayant sur
cette tendance, Michel Le Bris, initiateur des sessions « Écrivains voyageurs »,
annexe ces nouveaux nomades à une «  littérature monde en français  » où la
langue et l’écriture priment sur l’identité et la culture d’origine. Ces écrivains,
associés à des auteurs français (dont certains très connus comme J.M.G. Le
Clezio ou Erik Orsenna) se sentent ainsi libérés du « devoir d’histoire » et du
rôle contraignant et douloureux de témoins des perturbations de leur continent.
Très sollicités par certaines instances de la francophonie, les médias les font
connaître plus largement à Paris comme en province. On peut citer les noms du
Congolais Alain Mabanckou (né en 1966, voir l’article de Jean-Michel Devésa)
et Daniel Biyaoula (né en 1953), du Djiboutien Abdourahman Waberi (né en
1965), des Togolais Sami Tchak (né en 1960) et Kangni Alem (né en 1966), du
Béninois Florent Couao-Zotti (né en 1964), des Camerounais Léonora Miano
(née en 1973) ou Eugène Ébodé (né en 1962). Sans négliger leur talent, qui est
réel, on constate chez plusieurs d’entre eux un hiatus considérable entre le dis-
cours qu’ils tiennent dans différents articles et interviews et les thèmes abordés
dans leurs romans. L’obsession de l’Afrique les poursuit ! Et bien qu’ils se disent
et se veulent libres, éloignés, détachés du monde noir, leur couleur également
les poursuit et détermine leur rapport à autrui, en tant qu’émigrés étrangers
nègres. C’est une situation postcoloniale, si l’on rejoint les analyses d’Achille
Mbembe et Homi Bhabha, qui oblitère jusqu’à nos sociétés et nos comporte-
ments occidentaux au cœur de nos propres villes.
On n’échappe pas à son histoire. La seule solution, c’est de l’assumer.
La fuite dans une mondialisation n’est qu’un leurre. L’expérience des écrivains
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antillais (Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Édouard Glissant, Patrick
Chamoiseau, Maryse Condé) et haïtiens (Jacques Roumain, Jean-Fernand
Brierre, Jean Métellus, Dany Laferrière, Lyonel Trouillot) est exemplaire. Ils
ont regardé leur histoire en face et ont vu plus clair dans leur identité, leur rôle
et leur mission. Il n’est pas question cependant de porter un jugement moral sur
des choix et attitudes culturels et politiques, qui relèvent du seul libre arbitre.
Nous n’avons pas la même histoire, même si, comme l’écrit Cheikh Hamidou
Kane, nous aurons vraisemblablement un « commun avenir ».

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