Vous êtes sur la page 1sur 14

L'Afrique dans la littérature : un continent en son miroir

Introduction thématique
Jean-Michel Devésa, Alexandre Maujean
Dans Afrique contemporaine 2012/1 (n° 241), pages 29 à 42
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0002-0478
ISBN 9782804170011
DOI 10.3917/afco.241.0029
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2012-1-page-29.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)
L’Afrique dans la littérature :
un continent en son miroir
Introduction thématique
Jean-Michel Devésa
Alexandre Maujean

Les livres des écrivains africains ne ref lètent pas mécanique-


ment la «  vérité  » de l’Afrique, de son histoire, de ses cultu-
res et de ses réalités. Il serait naïf de le croire. La littérature
n’a jamais été le miroir ni passif ni magique du monde. Elle
ne peut l’être en raison de ce qu’est l’écriture, en l’occurrence
un prisme et un foyer de production de sens. Leurs ouvrages
ne disent pas, sur un mode « photographique », le quotidien
des populations, les raisons des difficultés qu’elles affrontent,
les rêves déraisonnables (ou pas) qu’elles nourrissent, ils ne les analysent pas
davantage (ce qui est l’affaire des sciences politiques, sociales et humaines)
mais ils en «  parlent  », en les représentant. Il incombe par conséquent aux
lecteurs et à la critique de les interpréter, c’est-à-dire de les interroger de
manière à ce qu’ils aident à sentir, puis à démêler ce qui, sous les évidences,
structure et affecte les rapports dans lesquels sont pris les individus. C’est
alors que la littérature opère comme un moyen et une source de connais-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


sance ; c’est dans cette perspective et selon ces principes qu’elle peut être un
« miroir » symptomal pour l’Afrique et que ses enseignements deviennent lisi-
bles et déchiffrables.
Jusqu’au génocide au Rwanda, l’Afrique avait pu établir ses quartiers
dans l’histoire littéraire mais elle n’avait pas encore retrouvé les cinq siècles
que l’Europe lui avait «  piqué[s]  », comme n’a cessé de le crier le Congolais
Sony Labou Tansi1, ou que celle-ci lui avait déniés (à la façon d’un Hegel spé-
culant sur ce « continent sans histoire »). L’exécution planifiée de centaines de
milliers de Tutsi et de Hutu modérés a tout chamboulé en produisant un choc
sensible dont beaucoup d’écrivains se sont fait l’écho : les livres conçus en 1998
dans le cadre du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », porté par
Fest’Africa (festival de littérature négro-africaine, Lille), en sont un exemple.

Jean-Michel Devésa est maître de le surréalisme, les avant-gardes du la Sorbonne (Paris-4) et d’un
conférences habilité (MCF HDR) à xx
e siècle et l’« extrême mastère de management de l’édition
l’université Michel de Montaigne contemporain » ; le corps et la à l’ESCP-EAP. Il est responsable
(Bordeaux-3). Ses recherches et représentation des genres du pôle « Littérature » de
publications se distribuent autour de (jmdevesa@free.fr). Nonfiction et a coordonné
trois axes : les littératures du monde Alexandre Maujean est titulaire l’ensemble de ce numéro
noir et les espaces francophones ; d’un master 2 de lettres modernes à (amaujean@hotmail.com).

L’Afrique dans la littérature : un continent en son miroir 31


Cette tragédie a précipité l’Afrique dans l’Histoire, mais plus seulement au côté
des victimes, puisque c’est avec les bourreaux qu’elle y est entrée 2 .
Ces convictions ont présidé à l’élaboration du présent dossier rassem-
blant quatre interventions, celles de Lilyan Kesteloot (IFAN, université de
Dakar, Sénégal 3), Karen Ferreira-Meyers (University of Swaziland 4), Justin
K.  Bisanswa (université Laval, Canada 5) et Jean-Michel Devésa (université
Michel de Montaigne/Bordeaux-3, France 6).
Le champ de la littérature africaine d’expression française 7, frappée par
la disparition de plusieurs de ses très grandes voix (Sony Labou Tansi, Sylvain
Bemba, Léopold Sédar Senghor, Ahmadou Kourouma), présente deux versants.
L’un regroupe des auteur(e)s vivant au sud du Sahara ou revendiquant leur afri-
canité sans ambiguïté dont l’attachement à une «  certaine idée de l’Afrique  »
n’est pas synonyme de conservatisme ni de traditionalisme ; ils entendent conju-
guer au quotidien les valeurs culturelles africaines avec celles d’un exigeant
humanisme et de la modernité (à l’instar notamment de Henri Lopes et d’Em-
manuel B.  Dongala). L’autre, diasporique, est hétérogène  : on peut y rattacher
de « jeunes » écrivain(e)s (Daniel Biyaoula, Florent Couao-Zotti, Fatou Diome,
Gaston-Paul Effa, Kossi Efoui, Alain Mabanckou, Simon Njami, Sami Tchak,
Abdourhamane Waberi, etc.), parmi lesquels certains rejettent avec véhémence
toute caractérisation en tant qu’auteurs noirs et/ou africains, ainsi que toute dis-
crimination positive ; ils ne se reconnaissent que comme écrivains, et enfourchent

1. Sony Labou Tansi (1947-1995), plus particulièrement celle d’auteures responsabilité du recueil des Élégies
romancier auteur notamment de européennes et africaines. Elle majeures (in Œuvre poétique
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


La Vie et demie (1979) et dramaturge, s’occupe aussi des questions complète de Léopold Sedar
cofondateur et animateur de la troupe touchant à l’éducation à distance et Senghor, Paris, CNRS, 2007).
du Rocado Zulu Théâtre. en ligne et à l’apprentissage des Il aborde de plus en plus l’étude des
2. Se reporter aux thèses stimulantes langues. littératures africaines en la
de l’écrivain et universitaire Patrice 5. Justin K. Bisanswa est un « décloisonnant », estimant qu’elle
Nganang (State University of New enseignant chercheur dont la participe de « la littérature de
York, Stony Brook) réunies dans préoccupation principale est l’extrême contemporain
Manifeste d’une nouvelle littérature d’élucider les relations des en français ».
africaine. Pour une littérature littératures africaines au social, sans 7. Les formules qualifiant cette
préemptive (Homnisphères, 2007). pour autant assimiler le modèle à sa littérature de « littérature négro-
3. Lilyan Kesteloot est une pionnière représentation ni au processus par africaine » ou de « littérature noire »
parmi les universitaires européens lequel la réalité observée a été d’expression française peuvent être
qui ont agi pour que les études modélisée. Sa méthode d’analyse discutées, en raison de leur
littéraires africaines soient reconnues croise la pragmatique et la sociologie. inspiration racialiste et essentialiste.
comme relevant d’un champ Il a récemment publié Roman africain Il n’est pas probablement scandaleux
disciplinaire à part entière, et non plus contemporain. Fictions sur la fiction de les utiliser à condition d’avoir à
cantonnées à des domaines de la modernité et du réalisme l’esprit qu’il ne viendrait à l’esprit de
« périphériques ». (Honoré Champion, 2009) et Dire le personne de parler, par symétrie, de
4. Karen Ferreira-Meyers dirige le social dans le roman francophone « littérature blanche d’expression
Department of Modern Languages contemporain (en codirection avec française ». Les tournures « littérature
de l’université du Swaziland depuis Kasereka Kawahirehi, Honoré africaine en français », « littérature
1998. Ses domaines de recherche Champion, 2011). africaine d’expression française » et
et de publication concernent les 6. Jean-Michel Devésa est un « littérature africaine francophone »,
littératures africaines francophones, « africaniste », spécialiste notamment bien que descriptives, sont beaucoup
anglophones et lusophones de la littérature d’Afrique centrale. Il a moins équivoques.
contemporaines. Elle s’intéresse été associé à l’édition critique de 8. Voir le « Manifeste pour une
beaucoup au roman policier africain l’œuvre poétique de Léopold Sédar littérature-monde en français », publié
mais aussi à la littérature féminine. Senghor par le professeur Pierre le 16 mars 2007 dans le quotidien
Sa thèse concerne l’autofiction et Brunel, lequel lui a confié la Le Monde.

32  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


volontiers la cause d’une hypothétique « littérature-monde 8 », même s’ils n’ont
pas coupé le cordon ombilical avec une Afrique dont les cultures, les mirages, les
illusions et les rêves sont sollicités, malgré tout, pour fournir les motifs princi-
paux de leurs productions (Alain Mabanckou en est l’exemple le plus en vue).

Architecture du dossier
Dans son article intitulé «  La littérature négro-africaine face à l’histoire de
l’Afrique », Lilyan Kesteloot met l’accent sur le double « déni d’histoire » contre
lequel les auteurs et écrivains africains ont dû s’affirmer, puisqu’aux préjugés
racistes et au paternalisme des Blancs qui ont bâillonné leurs peuples s’est ajou-
tée leur propension à occulter « l’histoire, justement, leur histoire, pour écrire
dans le droit fil des lettres françaises ».
La contribution de Karen Ferreira-Meyers («  Le polar africain  : le
monde tel qu’il est ou le monde tel qu’on aimerait le voir  ») précise comment
le souci d’une représentation plus ou moins fidèle de la réalité a encouragé
des écrivains à s’emparer du polar, genre pourtant frappé d’une connotation
négative en Afrique, pour satisfaire à la fonction de dénonciation qu’ils attri-
buent et reconnaissent à la littérature et adoucir sa charge par le truchement de
« l’humour, [de] l’ironie, [de] la caricature et [du] sarcasme », de manière que
« l’âpreté des rapports entre les représentants du pouvoir et la communauté »
soit à la fois moins blessante pour les lecteurs et source de divertissement et
de plaisir. La distance introduite par la dérision favorise la catharsis : le polar
africain renforce la protestation contre l’iniquité et cristallise, en creux, le rêve
d’un quotidien plus « confortable », moins déprimant et pénible.
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


Le texte de Justin K. Bisanswa, « Vers quelle histoire africaine ? », a le
mérite de poser que l’« histoire de l’Afrique relatée dans la littérature africaine »
ne doit pas être confondue avec la « véritable histoire de l’Afrique », non seule-
ment parce qu’elle est une représentation, mais bien parce que le discours sur
l’Afrique et son histoire qui y est tenu plaque sur elles les représentations que
l’Occident peut avoir de lui-même : « Il suffirait de lire le texte de Nietzsche sur
“La nouvelle idole” dans Ainsi parlait Zarathoustra, pour comprendre qu’on est
en train de transférer à l’État postcolonial africain toutes les critiques de l’his-
toire politique de l’Occident.  » Sous l’apparence d’une colère noire sourdrait,
sinon une mauvaise conscience blanche, l’image spéculaire de l’ancien maître
et de ses constructions idéologiques  : «  Il y aurait lieu de montrer comment
l’intellectuel africain, même dans ses apparentes rébellions, se voit à travers le
regard que l’Occidental projette sur lui et s’abandonne ainsi à la fascination de
l’écran séducteur du miroir à travers lequel il croit reconnaître son image. » La
conclusion que le roman africain ruse beaucoup plus avec l’Histoire qu’il ne la
dit induit toute une série de questions touchant à la modernité, à l’écriture et
aux modèles poétiques et politiques.
L’étude de Jean-Michel Devésa, «  L’Afrique à l’identité sans passé
d’Alain Mabanckou », en se concentrant sur l’œuvre de l’un des écrivains « afro-

L’Afrique dans la littérature : un continent en son miroir 33


français  » dont les médias parlent le plus, postule qu’à l’inverse de ce qu’en
retiennent les journalistes et les critiques de presse, et que les uns et les autres
ne voient ni entendent nullement, ou que modérément, sa production littéraire
recycle « ce qui, dans la prose “in-formant” les sociétés et les individus postmo-
dernes, fait délibérément saillie et, par ce biais, est destiné à retenir et/ou capter
l’attention des (télé)spectateurs(lecteurs)-consommateurs  ». Cette inclination
est rendue d’autant plus aisée qu’elle instrumente une production littéraire qui
n’est pas appréhendée pour ce qu’elle est vraiment (un travail d’écriture), mais
le plus souvent vantée pour l’adéquation de son «  discours  » à ce que les ins-
tances de légitimation et les appareils idéologiques de la société diffusent et
considèrent comme un savoir sur l’Afrique.
L’ensemble de ces pages suggèrent que n’est plus à l’ordre du jour la
« ligne » de cette fraction de l’institution éditoriale française qui répugnant, au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à cautionner les conceptions réduc-
trices du réalisme socialiste, estimait néanmoins que les questionnements
chers à Alain Robbe-Grillet 9 et au Nouveau Roman10 conduisaient à l’hermé-
tisme11. Pour ce courant progressiste, il fallait injecter une dose de vitalité aux
lettres françaises, et les régénérer en les réconciliant avec l’Histoire, à partir de
tentatives et d’essais littéraires en provenance d’un extérieur francophone qui
avait été humilié, bafoué et opprimé. Le Québec, l’Afrique et la Caraïbe ont été
successivement sollicités dans l’espoir que leurs jeunes littératures apportent
du sang neuf à la littérature française. Pour les mêmes raisons et en vue des
mêmes objectifs, le « baroquisme » du roman latino-américain, et notamment
celui de Gabriel García Márquez, a lui aussi été instrumenté. Il n’est pas impos-
sible que les efforts qui ont été alors déployés visaient à « raconter des histoires,
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


qui nous consolent de l’Histoire12 ». La littérature africaine y a souvent pourvu.
Les contradictions qui sont ce jour les siennes donnent à croire que, tendanciel-
lement, elle n’est plus disposée à servir de supplétif.

Le miroir brisé de l’écriture


La dernière décennie du xx e siècle a été marquée par une vague de démocra-
tisation. Deux événements étrangers aux formations économiques et sociales
africaines l’ont favorisée : la Conférence de La Baule réunie autour du président

9. Romancier, cinéaste et théoricien autour des Éditions de Minuit et de journalistique et universitaire, et


du Nouveau Roman, auteur du recueil l’éditeur Jérôme Lindon et qui, sans beaucoup de lecteurs, désorientés
Pour un Nouveau Roman (1963) dans pour autant constituer une école ou par la remise en cause par les tenants
lequel l’illusion vériste du roman de un mouvement, ont eu, chacun selon du Nouveau Roman de la linéarité de
représentation balzacien est rejetée sa voix, à cœur de contribuer à la narration, ainsi que par leur
au profit d’une écriture pensée et l’invention d’une forme questionnement de la catégorie de
pratiquée comme un travail sur les contemporaine au roman, en dehors personnage et de la notion d’auteur,
formes. des conventions héritées du roman leur ont reproché une tendance au
10. L’expression (forgée par un réaliste et naturaliste du xix e siècle. formalisme.
critique de l’époque et reprise par les 11. Alors que Roland Barthes saluait 12. Jean-Marie Domenach, Le
intéressés) désigne les écrivains l’avènement d’une « littérature Crépuscule de la culture française ?,
qu’Alain Robbe-Grillet a rassemblés objective », une partie de la critique Paris, Plon, 1995, p. 52.

34  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


François Mitterrand (20 juin 1990) et la chute du mur de Berlin (9 novembre
1989). Toutefois, la fin du monopartisme n’a pas inauguré une ère de progrès
social et de paix. Les conf lits armés ont été nombreux. Après le génocide per-
pétré au Rwanda, certains foyers de tension ont été entretenus de manière plus
ou moins ouverte tout au long de la première décennie du xxi e siècle, d’autres
tributaires du nouveau rapport de forces mondial sont apparus ici et là. Dans
plusieurs pays, la totalité du territoire n’est pas sous la responsabilité ni sous
le contrôle des appareils d’État, des zones étendues sont en proie aux exactions
de factions et de milices en rébellion ou de bandes criminelles sans scrupules
(trafiquants, contrebandiers et braconniers). Aux désillusions d’hier nées des
indépendances s’ajoutent désormais celles suscitées par une démocratie repré-
sentative qui peine à s’enraciner  : l’alternance survenue au Sénégal en 2000
entre les présidents Abdou Diouf et Abdoulaye Wade a ainsi fait figure d’excep-
tion, les élections de mars  2012 qui ont vu Macky Sall succéder à Abdoulaye
Wade ont été précédées de manifestations sanglantes. Comme leurs aînés stig-
matisant la colonisation, mais en des termes et selon des modalités spécifiques
du fait de la faillite des idéologies politiques issues de la révolution industrielle
du xix e  siècle et des espérances qu’elles ont nourries, les écrivains africains
ou d’origine africaine d’aujourd’hui rendent compte dans leurs œuvres de ces
situations traumatiques et de la dévastation matérielle, humaine et morale qui
affecte le continent noir, sans épargner la sphère francophone. Cette dimension
satirique semble caractéristique de ces littératures, c’est de la sorte que d’ordi-
naire la critique les perçoit.
Toutefois s’il est admis que l’Afrique noire francophone se mire dans sa
littérature, il se pourrait que celui-ci soit irrémédiablement brisé, et ce, pour
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


au moins deux raisons. Tout d’abord, la réalité des hommes et des sociétés n’est
pas en effet pleine ni homogène ainsi que l’accrédite leur perception sensible
et idéologique, mais « trouée » et travaillée en son sein par un principe et une
force de négation, un « néant fondateur », qui se confond probablement avec le
mouvement même du monde, de la matière et de la vie. Le mirage d’un « exis-
tant » solide et cohérent a été ruiné : la physique établit que la consistance et
la fermeté apparentes des corps « masque » leur structuration à partir d’agglo-
mérats d’atomes ; la psychologie et la clinique ont, contre l’hypothèse séculaire
d’un sujet agissant et se déterminant en fonction de son libre arbitre, posé que la
construction psychique de chacun s’organise autour d’une faille et d’une béance.
Il en découle que le roman africain s’inspirant d’Émile Zola (celui de la contes-
tation du colonialisme et de la revendication nationaliste des années 1950), pas
plus que le roman balzacien, n’est en mesure de contenir le réel et la réalité, ni
de les appréhender pour ce qu’ils sont. Les représentations que l’un et l’autre
mettent en circulation « parlent » certes de la vie mais à partir d’un vraisembla-
ble et d’effets de réel qui sont moins un ref let qu’une construction. La critique
littéraire postmoderne, celle qui a intégré l’apport du structuralisme, ne réduit
donc pas l’objet littéraire à son référent et n’aligne pas la «  parole  » du texte
au point de vue (politique et idéologique) de l’écrivain. S’appropriant quant à

L’Afrique dans la littérature : un continent en son miroir 35


eux davantage ces enseignements, les auteurs optent pour une attitude moins
tribunitienne (leur ambition n’est plus de devenir le porte-voix des sans-voix) :
pour beaucoup, écrire un récit n’équivaut pas à proférer un discours ni à sim-
plement à raconter une histoire en essayant de la restituer tel qu’elle s’est pro-
duite ou comme elle aurait pu survenir, des considérations esthétiques et le
fonctionnement même des textes président à leurs trajectoires littéraires. Dans
bien des cas, l’Orphée noir 13 a remisé sa harpe pour ciseler son œuvre dans le
« gueuloir 14 » de l’écriture, la seule expression de sa colère ou de ses espérances
assignant à ses livres une valeur documentaire ou testimoniale, mais pas un
statut littéraire durable.
Par ailleurs, les horreurs d’Auschwitz, d’Hiroshima et du pays aux mille
collines (le Rwanda) et le demi-siècle chaotique qui a suivi les indépendances
africaines se sont chargés de démontrer, dans la douleur et les larmes, que non
seulement l’Histoire n’avait ni sens ni finalité (elle n’a pas de portée téléolo-
gique) mais que de surcroît son processus ignorait les catégories morales et
juridiques d’innocence et de culpabilité. Il se pourrait que la tonalité cynique
et désespérée prononcée de certains ouvrages africains procède de cette leçon
brutalement dispensée par les événements.

La longue marche de la littérature africaine dans et vers l’Histoire


Les fondateurs du mouvement de la Négritude (Léon-Gontran Damas, Aimé
Césaire et Léopold Sédar Senghor) ont élaboré leurs livres en exprimant les
aspirations culturelles et identitaires de leurs peuples, en un temps où il était
fréquent d’estimer que l’Afrique n’avait pas d’histoire ni de civilisation  : leur
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


entreprise a permis l’émergence dans le monde francophone d’une «  fierté
noire  », comparable à la Negro Renaissance des Afro-Américains15 (lire l’ar-
ticle de Kesteloot dans ce dossier, p.  43-53). Ils ont été suivis par une géné-
ration d’auteurs qui ont restitué le quotidien africain avec réalisme (Camara
Laye, L’Enfant noir) et souvent avec ironie (Ferdinand Oyono, Une vie de boy et

13. Allusion à la préface (« Orphée (1868-1963), ce mouvement territoires où des hommes vivent
noir ») que Jean-Paul Sartre a donnée d’émancipation, dont l’épicentre est sous notre drapeau, il n’y aurait aucun
à Léopold Sédar Senghor pour son le quartier de Harlem, focalise entre progrès qui soit un progrès, si les
Anthologie de la nouvelle poésie 1920 et 1930 les efforts d’une élite hommes, sur le terre natale, n’en
nègre et malgache de langue afro-américaine en vue de profitaient pas moralement et
française (1948). l’affirmation décomplexée d’une matériellement, s’ils ne pouvaient
14. Référence à Gustave Flaubert qui culture et du respect des minorités. s’élever peu à peu jusqu’au niveau où
avait l’habitude de (dé)clamer ses 16. L’avenir de l’Empire colonial ils seront capables de participer chez
textes, au point d’en avoir « les français est à l’ordre du jour de la eux à la gestion de leurs propres
poumons en feu », pour s’assurer (à Conférence de Brazzaville affaires. C’est le devoir de la France
l’oreille) de l’agencement pertinent (30 janvier-8 février 1944). Dans son de faire en sorte qu’il en soit ainsi »)
ou non de ses phrases (voir le Journal discours d’ouverture, le général de ont été reçus comme la préfiguration
des Goncourt et Maupassant dans la Gaulle souligne la nécessité de la politique d’autodétermination
Revue bleue en 1884). pour les colonies de s’avancer qu’il conduira quand il reviendra aux
15. La voie ayant été ouverte par les « sur la route des temps nouveaux ». affaires, en 1958.
écrivains Booker T. Washington Ses propos (« […] en Afrique
(1856-1915) et W.E.B. Du Bois française, comme dans tous les

36  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


Le Vieux Nègre et la Médaille), et ont été portés par le souff le d’émancipation
qui, à partir de la Conférence de Brazzaville16 (1944), a soulevé les populations
noires. L’essor dans les années 1950 d’une littérature dénonciatrice est allé de
pair avec la montée des nationalismes (Mongo Beti, Ferdinand Oyono, Ousmane
Sembène). Aussi l’entreprise coloniale y a-t-elle été représentée comme source
d’une oppression insupportable  : dans Ville cruelle (que Mongo Beti signe du
nom d’auteur Eza Boto), la géographie urbaine, opposant la cité indigène à celle
des Européens, manifeste dans la répartition des habitants l’inégalité de leurs
statuts. Cette condamnation d’une situation politique et sociale inacceptable a
tourné au cliché car elle a fini par fonctionner comme une antienne qui évitait
d’examiner les causes endogènes des difficultés. Juste après les indépendan-
ces, la moindre réserve envers les choix politiques et économiques des gouver-
nements africains a été assimilée par la frange militante de l’intelligentsia à
un sentiment et à des opinions néo-colonialistes  : en témoigne la polémique
déclenchée en 1962 par la publication de L’Afrique noire est mal partie de René
Dumont qu’on ne pouvait pourtant guère soupçonner d’être un nostalgique de
l’Empire (lire l’article de Devésa dans ce dossier, p. 93-110).
Au milieu des années  1970, les écrivains africains considèrent dans
leur majorité que les problèmes de développement, de justice sociale et de
liberté d’expression auxquels sont confrontés leurs peuples ne sont pas dus au
seul colonialisme. Indépendamment de la controverse relative aux accusations
de plagiat dont il a été l’objet, Le Devoir de violence (1968, prix Renaudot), le
roman de Yambo Ouologuem relatant l’histoire du Nakem et de la dynastie
Saïf depuis le xiii e  siècle jusqu’à la veille de l’indépendance, est un des tout
premiers textes littéraires africains à poser que le processus de décomposition
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


violente de l’Afrique traditionnelle et de ses sociétés est antérieur à l’arrivée
des Blancs et à l’instauration de rapports d’échange inégaux avec eux. La pro-
duction romanesque africaine se plaît alors à dresser un bilan sans concession
des indépendances, en exprimant les désillusions et les frustrations qu’elles
ont nourries et en brossant une satire féroce de tous ceux qui, une fois par-
venus aux leviers de commande de l’État, n’ont songé qu’à leur enrichisse-
ment personnel. L’aggravation des conditions de vie du plus grand nombre,
les continuelles atteintes aux droits des personnes, l’enlisement du politique
dans la farce et le grotesque font que l’heure n’est plus à la dénonciation exclu-
sive du colonialisme. Avec Les Soleils des indépendances (1968), Ahmadou
Kourouma a donc donné le signal d’un cours nouveau, moins manichéen.
Tierno Monénembo (Les Crapauds-brousse, 1979) et Sony Labou Tansi (La
Vie et demie, 1979) lui emboîtent le pas. De ce dernier, le titre du roman paru
en 1981, en l’occurrence L’État honteux, synthétise peut-être bien le sentiment
dominant éprouvé par ces écrivains soucieux de sortir des sentiers battus de
l’imprécation et d’une sempiternelle dénonciation du passé : la condamnation
du colonialisme doit se doubler de la contestation des régimes autoritaires qui
confisquent les biens de l’État et de la société (lire l’article de Bisanswa dans
ce dossier, p.  73-91). La  philippique chez Sony Labou Tansi est à la hauteur

L’Afrique dans la littérature : un continent en son miroir 37


de la bouffonnerie de son personnage, Martillimo Lopez, dont la philosophie
politique a pour emblème la « braguette » et la « hernie » comme instrument.
Le malaise suscité par cet « état honteux » d’un continent en proie à la gabegie
et à l’arbitraire prolonge mais aussi « redresse » le propos de L’État sauvage de
Georges Conchon (1964, prix Goncourt) car les livres qui l’expriment ne prê-
tent pas le f lanc au soupçon de verser dans une approche réactionnaire, voire
racialiste, du devenir de l’Afrique : la prise en compte des réalités politiques
et historiques par les écrivains africains n’est en rien un alibi ni un prétexte
pour réactiver les préjugés selon lesquels il y aurait, pour les Africains, une
incapacité ontologique à se gouverner, a fortiori dans un cadre démocratique.
C’est à cette époque que la figure du « guide providentiel » (le président dic-
tateur) s’impose comme celle d’un personnage majeur de l’univers littéraire
africain.
Pendant toutes les années 1980, le Guinéen Williams Sassine est peut-
être allé le plus loin dans la critique de la société africaine, s’employant à
décrire un continent qui, après avoir perdu son âme avec la colonisation, s’est
vautré dans l’acculturation avec les indépendances. Prolongeant l’amer constat
de Saint Monsieur Baly (1973), l’écrivain fustige une Afrique du sordide et de la
fange, dans L’Alphabête (1982) et dans Le Zéhéros n’est pas n’importe qui (1985),
tempêtant contre les « petits matins17 » blêmes, les bouges et les « maquis18 »
où l’impuissance sociale et individuelle se complaît en gerbes de vomissures et
de déjections diverses.
Lors de l’implosion du système communiste soviétique, au lendemain
de la chute du mur de Berlin, des commentateurs, confiants dans la libéra-
lisation qui s’annonçait, ont avancé dans la presse que les auteurs africains
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


risquaient d’être privés de sujets… Le cours des événements n’a pas vérifié ces
pronostics hâtivement énoncés. La majorité des écrivains, qu’ils aient continué
de vivre et de créer dans leurs pays ou qu’ils aient choisi de prendre quelque dis-
tance avec les vicissitudes historiques en s’installant sous des cieux européens
ou nord-américains (Ahmadou Kourouma, Henri Lopes, Tierno Monénembo,
Emmanuel B.  Dongala, Ken Bugul, Boubacar Boris Diop, etc.), a continué de
puiser dans l’observation teintée de désespoir de la réalité pour peindre, à tra-
vers la chronique d’une démocratisation s’avérant passablement ratée, les maux
d’une Afrique sinon « renversée » (Kourouma), en tous les cas à bien des égards
durablement ravagée. C’est à la fiction poétique (Les petits garçons naissent

17. Cette expression utilisée 19. Voir Thorsten Schüller, Schüller, « “Wo Ist Afrika ?” :
par l’écrivain a souvent désigné « “Es gibt keine afrikanische Paratopische Ästhetik in der
en Afrique, de manière euphémique, Literatur” : die schwierige Zeitgenössischen Romanliteratur des
les aubes sinistres des exécutions Auseinandersetzung afrikanischer Frankophonen Schwarzafrika », IKO,
capitales. Autoren französischer Sprache mit Verlag für Interkulturelle
18. Le terme désigne en Afrique dem Bild ihres Kontinents », in Kommunikation, 2008.
de l’Ouest et centrale un lieu de A. Bühler-Dietrich, Voyages 20. Dashiell Hammett (1894-1961),
restauration et de détente d’Afrique : interkulturelle Dialoge auteur en particulier de La Moisson
populaire, n’ayant pas d’existence mit Afrika, Stuttgart, IZKT, 2011, rouge (1929), Le Faucon maltais
légale. p. 63-73. Se reporter aussi à Thorsten (1930) et La Clé de verre (1931).

38  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


aussi des étoiles, 1998) plutôt qu’au pamphlet que s’est adressé Emmanuel
B.  Dongala pour évoquer les désillusions politiques de l’Afrique. Son mérite
est d’éclairer le bilan mitigé des conférences nationales et du passage au plu-
ripartisme en l’inférant aux mœurs de la classe politique et des entrepreneurs
sous le monopartisme : une conversion soudaine aux idéaux démocratiques ne
suffit pas pour édifier un système politique et économique comparable à celui
existant en Occident. Dongala a ainsi judicieusement inféré l’exacerbation des
conf lits qui allaient ensanglanter plusieurs pays africains avec les conditions de
leur libéralisation, lesquelles en portaient les germes.
Ce faisant, pour les uns et pour les autres, que leurs productions soient
encore solidement ancrées dans l’Histoire de l’Afrique, de ses vicissitudes et de
ses espérances, ou bien qu’elles résultent d’une pratique « déterritorialisée » de
la littérature, la diffusion de leurs œuvres dépend de la machine éditoriale et
des procédures de consécration du Nord. Cet état de faiblesse de la littérature
africaine francophone sur le marché du livre (lire le repère p. 122) induit trop
souvent une sélection des textes et des auteurs en fonction de leur conformité
à un horizon d’attente. Il serait à n’en pas douter peu aisé pour une écrivaine
africaine (ou afro-française) de parvenir à faire accepter par ses éditeurs le
manuscrit d’un roman dont l’intrigue ne concernerait pas le continent noir ou
ses ressortissants expatriés : Léonora Miano (pour ne citer qu’elle) a eu l’occa-
sion de s’en expliquer. Jean-Michel Devésa reprend ici même une thèse dévelop-
pée dans d’autres de ses interventions (lire son article dans le dossier p. 93-110),
selon laquelle les écrivains africains ou d’origine africaine, pour atteindre une
notoriété internationale et bénéficier de la reconnaissance des institutions,
n’ont pas d’autre choix que de « calibrer » leurs textes en fonction de paramè-
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


tres, ceux de l’industrie éditoriale, qui en font des «  produits de consomma-
tion ». Ils sont donc dépendants d’un système, non seulement économiquement
mais aussi dans les sphères du symbolique et de l’imaginaire : ces vues conver-
gent avec les récents travaux de Thorsten Schüller pour qui «  il n’y a pas de
littérature africaine », parce que les auteurs africains sont « en prise » avec une
image convenue de l’Afrique19 .
L’atmosphère crépusculaire dans laquelle baignait l’Afrique dans les
années 1990, décrite par Karen Ferreira-Meyers dans son article publié dans
ce dossier (voir p. 55-72), a incité certains à adopter le ton et la philosophie du
roman noir, notamment celui de l’américain Chester Himes (1909-1984) dont
les deux héros Coffin Ed Johnson et Grave Digger Jones, inspecteurs de police
à Harlem, traquent les crapules en calquant leurs méthodes sur les leurs, et de
l’anglais Peter Cheyney (1896-1951), le « père » de Lemmy Caution, le détective
du FBI à la gouaille ravageuse et de son alter ego britannique, Slim Callaghan.
Ce sont des écrivains américains, parmi lesquels Dashiell Hammet 20 , qui ont
inventé le genre à partir des années 1920. Son univers récuse la vision rassu-
rante d’une société en lutte contre le gangstérisme, les partisans de la violence,
les corrompus assoiffés de pouvoir et d’argent. Il offre un cadre narratif com-
mode pour relater la misère ordinaire (la lutte pour la survie, les meurtres et

L’Afrique dans la littérature : un continent en son miroir 39


les disparitions non élucidées, l’affairisme, la corruption galopante, les innom-
brables trafics et les petites magouilles) et les basculements dans l’ignomi-
nie (les guerres, les massacres, la férocité des enfants soldats, les stratégies
d’épuration ethnique). La conception désenchantée du monde qu’il implique
autorise à rendre compte du marasme social et des inégalités croissantes en
termes de naufrage puisqu’il suggère que l’action de l’État contre le crime n’est
qu’une farce, du fait de la porosité existant entre le milieu et les classes pri-
vilégiées et leur personnel politique. Dans le sillage d’Achille F.  Ngoye, pre-
mier Africain publié dans la prestigieuse collection de la « Série noire » chez
Gallimard (Agence Black Bafoussa en 1996, Sorcellerie à bout portant en 1998
et Ballet noir à Château-Rouge en 2001), et à l’exemple de Mongo Beti (Trop
de soleil tue l’amour en 1999 et Branle-bas en noir et blanc en 2000), plu-
sieurs écrivains confirmés se sont avancés dans cette direction pour souligner
la désagrégation du lien social et le ressort fondamentalement criminel du
politique au sein d’un continent tendanciellement à la remorque des échanges
et des f lux structurant le « village global » (Marshall McLuhan, The Medium
is the Massage  : An Inventory of Effects, 1967). Il est peut-être significatif,
en termes de perception idéologique mais aussi d’esthétique, que cette vision
d’une Afrique sans avenir, puisque vouée à un futur nécessairement de plus en
plus sombre, innerve l’ouvrage dans lequel Patrick Besson a récemment décrit
les bouleversements terribles qui « travaillent » et probablement remodèlent le
continent noir, depuis la région des Grand Lacs jusqu’au rivage de l’Atlantique,
de part et d’autre de l’équateur (Mais le f leuve tuera l’homme blanc, 2009).
L’efficacité du livre de Besson repose sur des caractéristiques à l’œuvre au sein
du corpus examiné par Karen Ferreira-Meyers dans son article (voir p. 55-72)
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


qui, après avoir insisté sur la visée didactique des écrivains africains de polars,
désireux de partager leur compréhension des pratiques sociales, en disant bien
sûr ce qui est d’ordinaire passé sous silence, mais d’abord en les décrivant dans
(et avec) la brutalité de ce qu’elles sont vraiment, conclut que ceux-ci permet-
tent de moins en moins aux lecteurs « de rêver, surtout face à face à une réalité
crue, rude et sans pitié ».
Quoi qu’il en soit, il a semblé que littérateurs, sociologues, économistes
et politologues s’accordaient pour stigmatiser la «  politique du ventre  ». Les
thèses de Jean-François Bayart 21 ont atteint les écrivains africains en « tran-
sitant  » fréquemment par leurs «  cadets  » inscrits pour leurs études dans les
universités françaises, qui suivaient l’actualité politique de leur pays d’origine

21. Se reporter à Jean-François 22. Jean-François Bayart, La africains (1978-1991), libraire et


Bayart, L’État en Afrique. La politique Criminalisation de l’État en Afrique, éditeur, infatigable militant de
du ventre, (1989), Paris, Fayard, p. 161. l’anticolonialisme et de la cause
coll. « L’Espace du politique », 2006, 23. Jean-François Bayart, op. cit., des peuples africains (1932-2001).
2 e éd. ; La Criminalisation de l’État en p. 12 [Citation tirée de la Auteur en particulier du roman
Afrique, avec Stephen Ellis et « Présentation » rédigée par l’auteur]. Le Pauvre Christ de Bomba (1956)
Béatrice Hibou, coll. « Espace 24. Enseignant (professeur agrégé et de l’essai Main basse sur le
international », Bruxelles, Complexe, des lettres), écrivain, animateur de la Cameroun. Autopsie d’une
1997. revue Peuples noirs. Peuples décolonisation (1972).

40  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241


et la commentaient avec passion. Un critique comme Boniface Mongo-Mboussa
y a eu aussi sa part. Les analyses de Bayart pointant la «  privatisation ram-
pante non pas seulement du secteur productif, mais aussi de la souveraineté et
des fonctions régaliennes de l’État 22 » ont paru éclairer sur le plan de la théo-
rie les témoignages, les contestations et les critiques d’auteurs qui agissaient
(et écrivaient) en assumant le rôle de mauvaise conscience qui leur avait été
assigné par l’édition et la presse françaises et francophones (ainsi Sony Labou
Tansi a-t-il été qualifié de « Diogène de Brazzaville ») et qui étaient motivées
par les limitations et les manquements dont souffrait la liberté d’expression
et de création en Afrique. Le constat auquel les écrivains et les spécialistes
de sciences sociales parvenaient n’allait pas néanmoins de pair avec une com-
mune interprétation de l’évolution des sociétés africaines indépendantes. Pour
le chercheur, d’une part, le passage de la rente à la traite et, d’autre part, le
développement de la violence ne devaient être appréciés qu’à l’aune d’une ana-
lyse plus générale ayant trait à « la relation entre la guerre et la formation de
l’État, et [le] rapport entre les activités économiques illicites et l’accumulation
primitive capitaliste 23 ». Cela étant, la conclusion de Bayart avait de quoi heur-
ter  : parce qu’à l’heure de l’internationalisation des échanges l’Afrique serait
toujours en mesure de s’insérer dans le système économique mondial par le
biais d’une économie d’extraction ou de prédation, les activités économiques
illégales et les troubles armés dont elle était le théâtre, loin de ruiner l’État,
contribueraient tout au contraire à sa plus grande centralisation et par consé-
quent à une meilleure efficacité.
Les écrivains n’étaient pas prêts à avaliser une aussi froide analyse. Ils
s’entêtaient à fustiger le non-droit et à espérer l’instauration d’une organisation
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


sociale respectueuse des personnes, s’emportant contre ce qu’ils percevaient
comme une insupportable régression. Refusant l’idée que la renaissance puisse
être en gestation au sein du chaos, les plus meurtris, comme Mongo Beti 24 dou-
tant, au soir de sa vie (1932-2001), de la possibilité de l’avènement d’une réelle
démocratie, finissaient par juger que deux ou trois décennies d’une indépen-
dance confisquée avaient profondément perverti le corps social et que cette
contamination de chacun ou presque vouait toute velléité de réforme à l’échec.
Leur pessimisme n’était pas sans parenté avec celui d’Alexandre Soljenitsyne
qui, dans Le Pavillon des cancéreux (1968), scrute d’un œil à la fois sévère et
consterné une Russie moralement atteinte par les métastases du système sovié-
tique. Aussi beaucoup de représentations littéraires de l’Afrique comparent-
elles ses difficultés aux conséquences d’une affection (organique ou psychique)
incurable. Jacqueline Bardolph en avait eu l’intuition dès le début de la décennie
en dirigeant un ouvrage traitant de ce sujet (Littérature et maladie en Afrique :
image et fonction de la maladie dans la production littéraire, 1994) tandis que
le livre posthume de Sony Labou Tansi, Le Commencement des douleurs (1995),
avait à lui seul valeur de symptôme. Cependant l’Histoire s’est poursuivie. Des
lignes ont été déplacées tant dans «  le monde réel  » que pour ce qui est du
« paysage » littéraire.

L’Afrique dans la littérature : un continent en son miroir 41


Pour solde de tout compte
L’actuelle répartition planétaire des f lux économiques, financiers, culturels et
humains, dont on discerne les prémices dans les années 1980-1990, aggrave les
déséquilibres et les tourments de l’Afrique, si bien qu’une partie de sa jeunesse
intellectuelle veut échapper au marasme, même au prix fort. D’où son choix
de quérir, en dépit des rebuffades et de l’accueil mitigé qu’il lui faut endurer,
une vie meilleure et plus libre en Occident, et celui concomitant d’y rester et
d’y faire souche. Le phénomène n’est certes pas nouveau mais génération après
génération il s’est amplifié. Il s’accélère même au point que l’espace littéraire
africain, tout comme la communauté dans son ensemble, en est divisé, partagé
entre les Africains demeurés sur leur continent et une diaspora de plus en plus
nombreuse et aux segments diversifiés, entretenant un rapport essentiellement
culturel avec la terre de ses origines. Penser les mondes noirs exige aujourd’hui
de saisir que l’Afrique n’y occupe plus une place centrale (foyer de diffusion,
pôle de référence, idéal spéculaire et fantasmatique des populations transplan-
tées outre-Atlantique). Ses territoires ne sont plus « au cœur » d’une quelcon-
que espérance ni de la moindre utopie. Ils constituent l’un des trois sommets
d’une « patrie mentale » triangulaire les arrimant à l’Amérique et à l’Europe :
les communautés noires se composent d’Africains et d’Afro-descendants, les-
quels sont des Afro-Américains et des « Afropéens » (pour user d’une formule
fréquemment employée à l’endroit de la Franco-Camerounaise Léonora Miano
et de ses livres). Dans cette perspective, le roman du Togolais Kangni Alem,
Esclaves, publié en 2009, pourrait illustrer le parcours imaginaire ou réel, mais
toujours volontaire, que les écrivains africains s’autorisent de plus en plus en ce
xxi e siècle commençant, et qui, dans l’ordre du symbolique, a valeur de solde
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)

© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 05/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.220.200.232)


de tout compte avec le passé, et en premier lieu avec la blessure mal cicatri-
sée de la traite négrière. Ceux qui, pendant longtemps, ont cherché à panser
et à sublimer cette plaie dans et par un hypothétique et fantasmatique retour
vers l’Afrique-Mère, mettent dorénavant librement leurs pas dans les traces des
déportées et des transplantés, pour rejoindre outre-Atlantique leurs fantômes
et leurs lointains descendants, et en revenir.

42  L’Afrique dans la littérature Afrique contemporaine 241

Vous aimerez peut-être aussi