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Le canon et la réputation
Christine Détrez
Dans Idées économiques et sociales 2016/4 (N° 186), pages 24 à 29
Éditions Réseau Canopé
ISSN 2257-5111
DOI 10.3917/idee.186.0024
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« Ne dites jamais “c’est naturel”, afin que rien ne passe pour immuable. »
Bertolt Brecht, L’Exception et la Règle, 1937
La sociologie a amplement démontré combien 20 ans, ce ne serait pas complètement fou, non ? ? !
Christine Détrez, les textes littéraires peuvent être des ressources : Pour un type de classe composé en majorité de filles
professeure
de sociologie à l’ENS exemples, illustrations de concepts, pistes à explorer et des profs qui sont majoritairement des femmes,
de Lyon ou à invalider, les œuvres de Kafka, de Proust, de quel message subliminal veut-on nous faire passer ?
Balzac, etc., donnent matière à sociologie, que l’on Duras, Mme de Lafayette, Ernaux, Yourcenar, non,
interprète les visions du monde et de la société qui en elles n’existent pas ? ? ? Avec Bonnefoy, Jaccottet,
font la trame, ou que l’on mette en correspondance Quignard, la littérature contemporaine a souvent été
les dispositions des créateurs et créatrices avec les à l’honneur. Mais avec de bons chromosomesY 1 . »
propriétés des créations [1]. C’est ainsi à l’analyse de la fabrique d’une insti-
Mais si l’on prend la littérature comme fait social tution, la littérature, mais également à la fabrique
total, d’autres pistes s’ouvrent à la déconstruction du goût littéraire que nous pouvons contribuer, en
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artistes (6,7 %) sont très peu citées par rapport à lauréate étant Elsa Triolet en 1944 et la dernière,
leurs homologues masculins (96,3 % et 93,3 %). Lydie Salvayre en 2014 [3]. La présence des femmes
Quant aux femmes philosophes… elles sont 0,7 %. comme lauréates est extrêmement faible ; pire
Sur les 254 biographies de personnalités recensées encore, leur place même comme jury est loin de
à la fin des manuels scolaires, seules onze sont des faire l’unanimité : quand Judith Gautier est élue
biographies de personnalités féminines. Toujours membre du jury de l’Académie Goncourt en 1910,
selon cette étude, seuls 5 % des textes littéraires et Jules Renard la qualifie de « vieille outre noire,
théoriques étudiés ont été produits par des auteures. mauvaise et fielleuse, couronnée de roses comme
La majorité des textes principaux étudiés en classe une vache de concours ».
sont écrits par des hommes. L’étude relève ainsi de Cet effacement est d’autant plus troublant quand
façon précise que dans le manuel de seconde géné- les femmes en question étaient connues à leur
rale de la collection Hatier, sur les 538 personnalités époque.Tout comme l’histoire de la musique a oublié
différentes recensées tous domaines confondus, 7 % les compositrices célèbres des siècles précédents
sont des femmes. Parmi les auteur(e)s décompté(e)s [4], comment expliquer qu’alors que les roman-
dans ce manuel se trouvent 8 % d’auteures. Victor cières sont de plus en plus nombreuses depuis la fin
Hugo y est cité 49 fois, tandis que George Sand est du xixe siècle, elles soient si peu présentes dans les
citée une fois. Par ailleurs, quand les femmes sont anthologies ? Comment expliquer qu’on ait résumé
1775, tout comme le livre de Julien Joseph Virey, De aidé ; son travail s’allège, se perfectionne, s’embellit,
la femme sous ses rapports physiologique, moral et littéraire, se complète. Heureuse alliance où il y a tout à gagner,
paru en 1825, s’inspirent de la « théorie des humeurs » rien à perdre ! » [6, p. 113]. La femme artiste est
pour expliquer que la femme est du côté de l’humi- alors littéralement un monstre de la nature et les
dité, tandis que le génie, la vigueur et le raisonnement propos effarés abondent au xixe siècle : « Comment
intellectuels sont, eux, du côté de la chaleur, de la appeler une créature dont le sein, destiné à allaiter
sécheresse… et du mâle. des enfants et à renfermer les joies maternelles,
La femme est décrite comme de constitution demeure stérile et ne bat que pour des sentiments
fragile, épuisée par l’activité de son corps, entre d’orgueil, dont la bouche, faite pour livrer passage
menstruations et grossesses, et cette faiblesse est à de tendres accents, s’ouvre pour prononcer de
ennemie de toute activité cérébrale sérieuse. Les hardies et bruyantes paroles, dont les yeux, créés pour
savants, qui à l’époque mesurent les crânes et les sourire, pour être doux et ignorants, sont pensifs,
cerveaux, en ont une preuve irréfutable : le cerveau sévères, et, quand certains éclairs les illuminent,
des femmes pèse moins lourd que celui des hommes. laissent voir d’effrayantes profondeurs, enfin, dont
Et Gustave Le Bon d’en déduire : « En étudiant le toutes les facultés et tous les organes ont pris une
développement des êtres inférieurs : les femmes, les destination contraire à celle qui leur était assignée,
sauvages et les enfants, on peut reconstituer toutes comment appeler une pareille créature 5 ? » Si le
les étapes par lesquelles l’intelligence humaine a dû nom n’existe pas, c’est bien qu’il n’y a pas de place,
4 Gustave Le Bon, successivement passer 4 . » C’est à la même époque, dans la société, pour une telle créature : « La femme
« Sur la capacité du crâne
d’un certain nombre
en 1888, que le médecin de la toute nouvelle École littéraire est un monstre, au sens latin du mot. Elle
d’hommes célèbres », normale supérieure de jeunes filles s’inquiète dans un est un monstre, parce qu’elle est antinaturelle. Elle
Bulletins de la Société
d’anthropologie de Paris, 3e rapport que « les occupations intellectuelles trop assi- est antinaturelle car elle est antisociale. Aussi bien la
série, Tome II, 1879, p. 499.
dues, trop abstraites, produisent des aménorrhées, de voulant caractériser, sera-ce peu de dire antimorale.
5 Paul Gaschon de Molènes, l’hystérisme, du nervosisme ». C’est amorale qu’il faut substituer 6 . » Cette citation
en 1842, à propos
des femmes poètes [6, p. 21]. La crainte est en réalité d’ordre moral et social. est extrêmement éloquente sur ce qui se joue alors :
6 Paul Flat, Nos Femmes
Si les hommes et les femmes ne sont pas faits de la la femme littéraire est antinaturelle, car elle est anti-
de lettres, Paris, Perrin, 1908. même façon, c’est bien que la nature les assigne à des sociale. C’est bien le sens de la série de caricatures
7 Frédéric Soulié, Physiologie
places spécifiques, les a créés pour des rôles particu- que Daumier consacre aux fameux « Bas-bleus »
du Bas-bleu, Aubert-Lavigne, liers. Les hommes sont « naturellement » faits pour dans la revue Charivari : laides et maigres, mauvaises
1841, cité dans [6], p. 26.
la chose publique, la gloire, la politique et l’argent, mères et mauvaises épouses, celle-ci continue à lire
puisqu’ils sont ambitieux et énergiques, tandis que tandis que le repas brûle et que le mari doit cirer
les femmes, sensibles, émotives, fragiles et tendres, lui-même ses bottes, cette autre écrit sans s’aper-
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C’est ainsi tout l’ordre social qui se trouve menacé quelque idée du nombre de livres consacrés aux
si les femmes se targuent d’écrire (de peindre, de femmes dans le courant d’une année ? Avez-vous
composer, de monter à la tribune). Comme la connais- quelque idée du nombre de ces livres qui sont écrits
sance des arts fait partie de la corbeille de mariage des par des hommes ? Savez-vous que vous êtes peut-
jeunes femmes bien élevées, les femmes, à la limite, être de tous les animaux de la création celui dont
peuvent écrire, mais qu’elles ne se targuent pas on discute le plus ? […] Ce qui est surprenant et
d’être des génies. Par ailleurs, qu’elles n’écrivent pas difficile à expliquer c’est que le sexe – c’est-à-dire
n’importe quoi : de même qu’en peinture, certains les femmes – intéresse aussi d’agréables essayistes,
genres leur sont interdits [7], on peut, en littéra- des romanciers aux doigts légers, des jeunes gens qui
ture, définir « le genre des genres » : elles peuvent ont leurs diplômes de maîtres ès arts, des hommes
écrire des correspondances, des journaux intimes, qui n’ont aucun grade universitaire, des hommes que
des livres pour la jeunesse, des romans d’édifications, rien ne semble qualifier en apparence pour parler
mais ne peuvent prétendre aux genres « nobles » : la des femmes, sinon qu’ils n’en sont pas 8 . » Pourquoi 8 Woolf V., Un lieu à soi,
“point trop n’en faut” semble accompagner, comme […]. N’importe quelle femme, née au xvie siècle
un harmonique, toute autorisation » [8, p. 63]. et magnifiquement douée, serait devenue folle, se
L’idéologie est telle que si, malgré toutes les réti- serait tuée ou aurait terminé ses jours dans quelque
cences, on ne peut refuser le statut de génie à certaines, chaumière éloignée de tout village, mi-sorcière,
alors, cela veut dire… qu’elles sont des hommes : mi-magicienne, objet de crainte et de dérision 9 . »
Edmond de Goncourt, en 1893, note dans son journal
que « si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un Et aujourd’hui ?
talent original, comme Mme Sand, Mme Viardot, etc., Construction de la réputation
on trouverait chez elles des parties génitales se rappro- Si Judith n’a sans doute pas existé, Laure de
chant de l’homme, des clitoris un peu parents de nos Surville, en revanche, était la petite sœur de Balzac.
verges ». Nul besoin d’ailleurs de réaliser ces autopsies, Si tout est fait pour exclure les femmes (par exemple,
l’idéologie suffit pour savoir ce qu’on y aurait trouvé… en leur refusant l’instruction, puis en leur dispensant
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française, plus nombreuses dans les colonnes des articles de la première page du New York Times et
critiques des magazines ou dans les catalogues des 63,6 % de celle du Monde sont ainsi consacrés aux
grandes maisons d’édition ? Tout comme le goût livres écrits par des hommes. Pas un seul livre de
personnel, le « goût » littéraire, la légitimité se femme n’a droit à la couverture de Clarín. L’auteure
construisent. Les institutions et les intermédiaires, complète son analyse par l’examen des numéros de
éditeurs, agents de presse, journalistes, critiques, Lire et du Magazine littéraire consacrés à la « rentrée
jurys, galeristes, conservateurs, etc., concrètement, littéraire » : sur les 30 recensions du numéro d’oc-
fabriquent la notoriété et sont autant de filtres où tobre 2015 de Lire, 8 sont consacrées à des livres
s’éliminent, étape après étape, plus de femmes que écrits par des femmes. Sur les 23 du numéro de
d’hommes [9]. La notoriété se fabrique, et selon ce septembre 2015 du Magazine littéraire, 5 concernent
10 Il faudrait pouvoir qu’on pourrait nommer le « syndrome Marie Curie » des auteures 10 . Comme le commente Lori Saint-
compléter cette analyse par
la proportion de manuscrits – on cite toujours comme femme scientifique Marie Martin, « Of course, newspapers respond to “what
écrits par des hommes Curie –, il faut prendre garde à ne pas se focaliser sur is out there”, to current events, commemorations,
et écrits par des femmes reçus
par les maisons d’édition, l’arbre qui cache la forêt : pour une Amélie Nothomb successes and scandals. Since men already dominate
et par la proportion selon le
sexe de l’auteur(e) parmi les
dont on connaît les chapeaux et les manies alimen- not only literary history but also current publishing,
manuscrits publiés. taires, pour quelques auteures hypermédiatisées, they benefit from this echo effect. But newspapers
combien d’écrivaines ne rencontrent que l’indiffé- are also powerful agents of canon-building in their
rence des journalistes et critiques littéraires ? own right. Thanks to them, reputations are built,
La problématique n’est pourtant pas nouvelle : L’enjeu est certes une question de justice et d’équité
Virginia Woolf, dans Une chambre à soi, s’inquiète de envers les productions des femmes, mais également,
l’effet sur les jeunes filles d’une littérature unique- en littérature comme en arts ou en sciences, de faire
ment écrite au masculin, et de l’impossibilité pour bénéficier les uns et les autres de visions du monde
elles de se projeter et de s’identifier. En littérature aussi variées qu’il existe d’individus. S’il n’est en
comme ailleurs, l’absence des femmes est tellement effet pas question de retomber dans les ornières
intégrée qu’on ne la remarque même plus. Comme essentialisantes des débats sur l’écriture féminine,
l’ont montré les historiennes à propos de leur disci- les femmes, comme individus socialement situés,
pline, le « masculin neutre » vient naturaliser l’invi- produits de leurs expériences socialisatrices, où
sibilité des femmes. Il importe alors, dans un premier le genre se conjugue avec les autres déterminants
temps, tout simplement de se déshabituer de cette sociaux, sont elles aussi porteuses de mondes, d’ima-
absence, d’apprendre à voir l’invisible : c’est tout ginaires, de façons de les exprimer, qui méritent
l’enjeu des dénombrements, des statistiques, qui d’être partagés.
amènent ainsi à « compter pour que les femmes
comptent » [10]. D’autres recherchent les textes de
femmes, avant de recréer ce qu’on nomme le matri- Bibliographie
moine, afin de compenser cette histoire littéraire
[1] Lahire B. (dir.), Ce qu’ils vivent, ce qu’ils écrivent : mises
écrite, elle aussi, au masculin. C’était déjà ce que en scène littéraires du social et expériences socialisatrices
recommandait la raison à Christine de Pisan, qui, des écrivains, Paris, Archives contemporaines, 2011.
[2] Planté C., La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme
à force de lire des écrits misogynes, commençait auteur, Lyon, PUL, coll. « Des deux sexes et autres »,
à penser que ces hommes illustres avaient raison. 2015 [1989].
[3] Naudier D., « Les lauréates du Goncourt : une légitimité
Raison lui commande alors l’écriture de la Cité des littéraire en trompe-l’œil ? », in Naudier D., Rollet B. (dir.),
Dames, afin de doter les femmes d’une place forte Genre et légitimité culturelle. Quelle reconnaissance
pour les femmes ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Bibliothèque
dans l’imaginaire [9, p. 225]. Si le « canon » à partir du féminisme », 2007, p. 121-143.
[4] Ravet H., Musiciennes. Enquête sur les femmes et
duquel les élèves, les étudiant(e)s, apprennent le fait la musique, Paris, Autrement, coll. « Mutations. Sexe en tous
littéraire est essentiellement masculin, la « réputa- genres », 2011.
[5] Détrez C., Les femmes peuvent-elles être de Grands
tion » continue à favoriser les hommes. Hommes ? Sur l’effacement des femmes en histoire
L’adage dit que l’argent va aux plus riches. Le des arts et des sciences, Paris, Belin, coll. « Égale à égal »,
2016.
sociologue américain Robert K. Merton, en 1968, [6] Peyre E., Wiels J., « Le sexe par défaut », in Laufer L.,
invente « l’effet Matthieu » pour expliquer que Rochefort F. (dir.), Qu’est-ce que le genre ?, Paris,
Petite bibliothèque Payot, 2014.
la notoriété va à ceux qui en bénéficient déjà. En [7] Sofio S., « Quelle(s) légitimité(s) pour les peintres de fleurs ?
hommage à la militante américaine Matilda Joslyn Genre, art et botanique au xixe siècle », in Naudier D., Rollet B.
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