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La place des femmes en littérature

Le canon et la réputation
Christine Détrez
Dans Idées économiques et sociales 2016/4 (N° 186), pages 24 à 29
Éditions Réseau Canopé
ISSN 2257-5111
DOI 10.3917/idee.186.0024
© Réseau Canopé | Téléchargé le 07/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.115.168.146)

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DOSSIER I SES et Littérature

La place des femmes


en littérature
Le canon et la réputation
Comment comprendre que la littérature se conjugue (trop) souvent au masculin : entre
naturalisation de leur incompétence, dévalorisation de leurs productions et fabrication
d’une élite masculine, les femmes ont eu bien du mal à se faire reconnaître en littérature,
et peinent encore à atteindre le même prestige que les hommes. Cet article analyse la
place laissée aux femmes par l’institution littéraire.

« Ne dites jamais “c’est naturel”, afin que rien ne passe pour immuable. »
Bertolt Brecht, L’Exception et la Règle, 1937

La sociologie a amplement démontré combien 20 ans, ce ne serait pas complètement fou, non ? ? !
Christine Détrez, les textes littéraires peuvent être des ressources : Pour un type de classe composé en majorité de filles
professeure
de sociologie à l’ENS exemples, illustrations de concepts, pistes à explorer et des profs qui sont majoritairement des femmes,
de Lyon ou à invalider, les œuvres de Kafka, de Proust, de quel message subliminal veut-on nous faire passer ?
Balzac, etc., donnent matière à sociologie, que l’on Duras, Mme de Lafayette, Ernaux, Yourcenar, non,
interprète les visions du monde et de la société qui en elles n’existent pas ? ? ? Avec Bonnefoy, Jaccottet,
font la trame, ou que l’on mette en correspondance Quignard, la littérature contemporaine a souvent été
les dispositions des créateurs et créatrices avec les à l’honneur. Mais avec de bons chromosomesY 1 . »
propriétés des créations [1]. C’est ainsi à l’analyse de la fabrique d’une ins­ti-
Mais si l’on prend la littérature comme fait social tution, la littérature, mais également à la fabrique
total, d’autres pistes s’ouvrent à la déconstruction du goût littéraire que nous pouvons contribuer, en
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sociologique. Qui définit ce qu’est la littérature, et prenant l’angle du genre.
comment la sociologie peut-elle nous éclairer sur les
phénomènes d’adoubement, d’exclusion, de défi- La sous-représentation des femmes
1 « L’aventure d’enseigner », nition de ce qui est littéraire ou pas ? L’intérêt de « La place qu’elle fait aux femmes dit de notre
blog de Françoise Cahen,
billet « Les couilles du bac la littérature, pour la sociologie, est peut-être tout culture quelque chose qu’il est temps d’entendre »
littéraire », publié autant dans une analyse des textes que dans la défini- écrit Christine Planté [2]. Quelle place est donc
le 22 avril 2016, fcahen.
neowordpress.fr tion et recontextualisation du terme même. Et pour laissée aux femmes dans les manuels de littéra-
2 Étude « La représentation
qui s’intéresse à la sociologie du genre, la littérature ture ? Le centre Hubertine Auclert a mené une
des femmes dans les manuels est alors un exemple de choix. En mai 2015, c’est analyse de 17 manuels de littérature pour la classe
scolaires de français.
Les manuels scolaires la Ministre elle-même qui s’engage à « donner aux de seconde 2 . Le constat est malheureusement
de français se conjuguent
au masculin », 2013,
femmes toute leur place » au programme du bac litté- sans appel : les femmes sont sous-représentées
disponible en ligne sur leur site, raire. Elle répond avec cette déclaration à une péti- numériquement, et quand elles sont citées, elles
www.centre-hubertine-auclert.fr,
onglet « Les ressources », tion, qui soulignait l’absence de femmes. En vingt ans, sont, le plus souvent, dévalorisées. L’invisibilité
puis « L’égalithèque ». déplorait Françoise Cahen, professeure de lettres à se traduit en chiffres : sur les 13 192 occurrences
l’initiative de cette pétition, pas une seule femme n’a de noms de femmes et d’hommes réels recensés
été inscrite au programme du bac L : « Je ne demande dans l’ensemble des manuels, seuls 6,1 % sont des
pas la parité. Mais qu’il y ait au moins UNE femme en noms de femmes. Les femmes auteures (3,7 %) et

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SES et Littérature I DOSSIER

artistes (6,7 %) sont très peu citées par rapport à lauréate étant Elsa Triolet en 1944 et la dernière,
leurs homologues masculins (96,3 % et 93,3 %). Lydie Salvayre en 2014 [3]. La présence des femmes
Quant aux femmes philosophes… elles sont 0,7 %. comme lauréates est extrêmement faible ; pire
Sur les 254 biographies de personnalités recensées encore, leur place même comme jury est loin de
à la fin des manuels scolaires, seules onze sont des faire l’unanimité : quand Judith Gautier est élue
biographies de personnalités féminines. Toujours membre du jury de l’Académie Goncourt en 1910,
selon cette étude, seuls 5 % des textes littéraires et Jules Renard la qualifie de « vieille outre noire,
théoriques étudiés ont été produits par des auteures. mauvaise et fielleuse, couronnée de roses comme
La majorité des textes principaux étudiés en classe une vache de concours ».
sont écrits par des hommes. L’étude relève ainsi de Cet effacement est d’autant plus troublant quand
façon précise que dans le manuel de seconde géné- les femmes en question étaient connues à leur
rale de la collection Hatier, sur les 538 personnalités époque.Tout comme l’histoire de la musique a oublié
différentes recensées tous domaines confondus, 7 % les compositrices célèbres des siècles précédents
sont des femmes. Parmi les auteur(e)s décompté(e)s [4], comment expliquer qu’alors que les roman-
dans ce manuel se trouvent 8 % d’auteures. Victor cières sont de plus en plus nombreuses depuis la fin
Hugo y est cité 49 fois, tandis que George Sand est du xixe siècle, elles soient si peu présentes dans les
citée une fois. Par ailleurs, quand les femmes sont anthologies ? Comment expliquer qu’on ait résumé

“ Comment se fait-il qu’en littérature,


comme dans tant d’autres domaines,
la femme soit créature, et l’homme créateur ?

citées, c’est leur lien avec les « grands hommes », l’œuvre prolifique d’une Colette ou d’une George
dont elles ont été les mères, maîtresses ou épouses, Sand à un corpus de romans pour la jeunesse et qu’on
qui est mis en exergue : Louise Colet est présentée ne retienne d’elles que leurs aventures amoureuses,
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comme la confidente de Flaubert, sans mentionner ou au contraire, leur amour des chats et des confi-
qu’elle était avant tout une poétesse. Même sort pour tures ? Comment se fait-il qu’en littérature, comme
George Sand, réduite au rôle d’amante de Musset. dans tant d’autres domaines, la femme soit créature,
Quant à Elsa Triolet, elle est uniquement « la muse » et l’homme créateur [5] ?
de Louis Aragon.
Même constat en ce qui concerne les institutions Et la nature créa la femme 3 3 Nous renvoyons pour toute

cette partie à la lecture


littéraires : depuis sa création en 1635, l’Académie Si les femmes ne peuvent être créatrices, c’est que du livre de Christine Planté
française a accueilli plus de 700 membres. Seules la nature ne les y a pas destinées, dans un monde où cité en bibliographie [6],
mine inépuisable d’exemples
huit femmes y ont été élues, la première en 1980 chacun et chacune doit garder la place que lui assigne et de citations sur la situation
des auteures au xixe siècle.
(Marguerite Yourcenar). À ce jour, seules six fem-­ son corps. Le xixe siècle se caractérise par ce souci de
mes y siègent sur 37 membres. Les deux sièges laissés trouver dans les corps les signes des différences entre
vacants par les décès de Marguerite Yourcenar et hommes et femmes, comme autant de preuves biolo-
Jacqueline de Romilly sont revenus… à des hommes. giques et donc irréfutables [6]. Le discours médical a
Pour les 13 prix littéraires les plus prestigieux, on longtemps donné une base scientifique à l’exclusion
compte 170 femmes sur 730 lauréats entre 1900 des femmes de tout ce qui ne relève pas du foyer et
et 2014. Depuis la création du prix Goncourt en de la famille : le traité de médecine Système moral et
1903, seules 11 femmes l’ont remporté, la première physique de la femme du docteur Roussel, publié en

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DOSSIER I SES et Littérature

1775, tout comme le livre de Julien Joseph Virey, De aidé ; son travail s’allège, se perfectionne, s’embellit,
la femme sous ses rapports physiologique, moral et littéraire, se complète. Heureuse alliance où il y a tout à gagner,
paru en 1825, s’inspirent de la « théorie des humeurs » rien à perdre ! » [6, p. 113]. La femme artiste est
pour expliquer que la femme est du côté de l’humi- alors littéralement un monstre de la nature et les
dité, tandis que le génie, la vigueur et le raisonnement propos effarés abondent au xixe siècle : « Comment
intellectuels sont, eux, du côté de la chaleur, de la appeler une créature dont le sein, destiné à allaiter
sécheresse… et du mâle. des enfants et à renfermer les joies maternelles,
La femme est décrite comme de constitution demeure stérile et ne bat que pour des sentiments
fragile, épuisée par l’activité de son corps, entre d’orgueil, dont la bouche, faite pour livrer passage
menstruations et grossesses, et cette faiblesse est à de tendres accents, s’ouvre pour prononcer de
ennemie de toute activité cérébrale sérieuse. Les hardies et bruyantes paroles, dont les yeux, créés pour
savants, qui à l’époque mesurent les crânes et les sourire, pour être doux et ignorants, sont pensifs,
cerveaux, en ont une preuve irréfutable : le cerveau sévères, et, quand certains éclairs les illuminent,
des femmes pèse moins lourd que celui des hommes. laissent voir d’effrayantes profondeurs, enfin, dont
Et Gustave Le Bon d’en déduire : « En étudiant le toutes les facultés et tous les organes ont pris une
développement des êtres inférieurs : les femmes, les destination contraire à celle qui leur était assignée,
sauvages et les enfants, on peut reconstituer toutes comment appeler une pareille créature 5 ? » Si le
les étapes par lesquelles l’intelligence humaine a dû nom n’existe pas, c’est bien qu’il n’y a pas de place,
4 Gustave Le Bon, successivement passer 4 . » C’est à la même époque, dans la société, pour une telle créature : « La femme
« Sur la capacité du crâne
d’un certain nombre
en 1888, que le médecin de la toute nouvelle École littéraire est un monstre, au sens latin du mot. Elle
d’hommes célèbres », normale supérieure de jeunes filles s’inquiète dans un est un monstre, parce qu’elle est antinaturelle. Elle
Bulletins de la Société
d’anthropologie de Paris, 3e rapport que « les occupations intellectuelles trop assi- est antinaturelle car elle est antisociale. Aussi bien la
série, Tome II, 1879, p. 499.
dues, trop abstraites, produisent des aménorrhées, de voulant caractériser, sera-ce peu de dire antimorale.
5 Paul Gaschon de Molènes, l’hystérisme, du nervosisme ». C’est amorale qu’il faut substituer 6 . » Cette citation
en 1842, à propos
des femmes poètes [6, p. 21]. La crainte est en réalité d’ordre moral et social. est extrêmement éloquente sur ce qui se joue alors :
6 Paul Flat, Nos Femmes
Si les hommes et les femmes ne sont pas faits de la la femme littéraire est antinaturelle, car elle est anti-
de lettres, Paris, Perrin, 1908. même façon, c’est bien que la nature les assigne à des sociale. C’est bien le sens de la série de caricatures
7 Frédéric Soulié, Physiologie
places spécifiques, les a créés pour des rôles particu- que Daumier consacre aux fameux « Bas-bleus »
du Bas-bleu, Aubert-Lavigne, liers. Les hommes sont « naturellement » faits pour dans la revue Charivari : laides et maigres, mauvaises
1841, cité dans [6], p. 26.
la chose publique, la gloire, la politique et l’argent, mères et mauvaises épouses, celle-ci continue à lire
puisqu’ils sont ambitieux et énergiques, tandis que tandis que le repas brûle et que le mari doit cirer
les femmes, sensibles, émotives, fragiles et tendres, lui-même ses bottes, cette autre écrit sans s’aper-
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sont destinées au foyer et à la famille. Autant exercer cevoir que son enfant se noie, tête bêche et cul nu
là où l’on excelle ! Les femmes accouchent d’en- dans une bassine (avec comme légende : « la mère
fants, les hommes d’œuvres d’art et de l’esprit. Les est dans le feu de la composition, l’enfant est dans
femmes peuvent être muse, mère, épouse ou sœur l’eau de la baignoire »), ou cette autre encore qui
de l’artiste, et l’aider en sa noble et dure tâche, et jette les pantalons à la tête d’un mari dépité, avec en
c’est à l’ombre du grand homme qu’elles s’épanoui- légende : « – Une femme comme moi, remettre un
ront. C’est en tout cas ce que conseille Maurice de bouton ?Vous êtes fou ? – Allons bon, voilà qu’elle ne
Guérin à sa petite sœur Eugénie dans une lettre de se contente plus de porter les culottes, il faut encore
janvier 1829 : « Elle peut, si elle est instruite, être qu’elle me les jette à la tête ! » Le Bas-bleu, tout
utile dans le cabinet de travail, partager les lectures, simplement, n’est pas féminin : « Tant que la femme
les études d’un père, d’un frère ou d’un mari, reste blanchisseuse, actrice, couturière, danseuse,
suggérer une idée, rectifier une erreur, soutenir les cantatrice, reine, on peut écrire grammaticalement
défaillances, encourager les efforts. Intelligente, elle parlant : elle est jolie, elle est adroite, elle est bien
participe aux œuvres de l’intelligence, et se sert de tournée, elle a une grâce ravissante, elle est d’une
la finesse, de la grâce, de la pénétration qu’elle doit beauté parfaite. Mais du moment qu’une femme
à la nature pour ajouter à la pensée forte et virile de est Bas-Bleu, il faut absolument dire d’elle : il est
l’homme. Il n’est plus seul, il est compris, deviné, malpropre, il est malfaisant, il est une peste 7 ».

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SES et Littérature I DOSSIER

C’est ainsi tout l’ordre social qui se trouve menacé quelque idée du nombre de livres consacrés aux
si les femmes se targuent d’écrire (de peindre, de femmes dans le courant d’une année ? Avez-vous
composer, de monter à la tribune). Comme la connais- quelque idée du nombre de ces livres qui sont écrits
sance des arts fait partie de la corbeille de mariage des par des hommes ? Savez-vous que vous êtes peut-
jeunes femmes bien élevées, les femmes, à la limite, être de tous les animaux de la création celui dont
peuvent écrire, mais qu’elles ne se targuent pas on discute le plus ? […] Ce qui est surprenant et
d’être des génies. Par ailleurs, qu’elles n’écrivent pas difficile à expliquer c’est que le sexe – c’est-à-dire
n’importe quoi : de même qu’en peinture, certains les femmes – intéresse aussi d’agréables essayistes,
genres leur sont interdits [7], on peut, en littéra- des romanciers aux doigts légers, des jeunes gens qui
ture, définir « le genre des genres » : elles peuvent ont leurs diplômes de maîtres ès arts, des hommes
écrire des correspondances, des journaux intimes, qui n’ont aucun grade universitaire, des hommes que
des livres pour la jeunesse, des romans d’édifications, rien ne semble qualifier en apparence pour parler
mais ne peuvent prétendre aux genres « nobles » : la des femmes, sinon qu’ils n’en sont pas 8 . » Pourquoi 8 Woolf V., Un lieu à soi,

nouvelle traduction de Marie


poésie et la philosophie. En littérature, en peinture, les femmes n’ont-elles pas écrit ? Imaginant l’exis- Darrieussecq, éditions 10/18,
en musique, qu’elles reproduisent ou imitent, mais tence de Judith, petite sœur de Shakespeare, toute chapitre X, p. 41. Notons que
pour Marie Darrieussecq, il est
surtout, qu’elles n’inventent pas. Elles peuvent, à la aussi douée que son frère, Virginia Woolf décrit le plus pertinent de traduire le
titre original “A Room of One’s
limite, considérer l’écriture comme un gagne-pain, destin que lui aurait laissé la société de l’époque : Own” par « Un lieu à soi »,
un métier, mais qu’elles ne cherchent pas à reven- « Je crois que c’est, à peu de choses près, ainsi que plutôt que « Une chambre
à soi ».
diquer une certaine reconnaissance ou du talent. l’histoire se serait déroulée si une femme au temps
Comme l’écrit la philosophe Michèle Le Dœuff, « un de Shakespeare avait eu le génie de Shakespeare 9 Ibid., p. 73-74.

“point trop n’en faut” semble accompagner, comme […]. N’importe quelle femme, née au xvie siècle
un harmonique, toute autorisation » [8, p. 63]. et magnifiquement douée, serait devenue folle, se
L’idéologie est telle que si, malgré toutes les réti- serait tuée ou aurait terminé ses jours dans quelque
cences, on ne peut refuser le statut de génie à certaines, chaumière éloignée de tout village, mi-sorcière,
alors, cela veut dire… qu’elles sont des hommes : mi-magicienne, objet de crainte et de dérision 9 . »
Edmond de Goncourt, en 1893, note dans son journal
que « si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un Et aujourd’hui ?
talent original, comme Mme Sand, Mme Viardot, etc., Construction de la réputation
on trouverait chez elles des parties génitales se rappro- Si Judith n’a sans doute pas existé, Laure de
chant de l’homme, des clitoris un peu parents de nos Surville, en revanche, était la petite sœur de Balzac.
verges ». Nul besoin d’ailleurs de réaliser ces autopsies, Si tout est fait pour exclure les femmes (par exemple,
l’idéologie suffit pour savoir ce qu’on y aurait trouvé… en leur refusant l’instruction, puis en leur dispensant
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On retient souvent de l’essai de Virginia Woolf, un enseignement spécifique, notamment sans latin, ce
Une chambre à soi (1929), la fameuse phrase selon qui de fait, leur barre l’accès aux études supérieures),
laquelle, « il est nécessaire d’avoir cinq cents livres si ensuite on dévalorise leurs œuvres (en délégitimant
de rente et une chambre dont la porte est pourvue leurs productions, en les raillant ou encore en rabat-
d’une serrure, si on veut écrire une œuvre de tant leur écriture à un métier rendu nécessaire par
fiction ou une œuvre poétique ». Dans cet essai à les contingences matérielles, façon de leur refuser la
la fois féroce et plein d’humour, Virginia Woolf stature de l’artiste, tant l’art ne peut se mêler d’argent),
imagine devoir écrire une conférence sur la place l’exemple de la petite sœur de Balzac permet à Chris-
des femmes en littérature, et entreprend de faire des tine Planté de montrer combien les femmes elles-
recherches, à la bibliothèque d’« Oxbridge ». Non mêmes intériorisent cette éviction : Laure de Surville
seulement on lui en interdit l’accès, mais quand elle écrivait, mais estimait que les femmes n’avaient pas à
peut pénétrer dans la bibliothèque d’un collège pour montrer leurs œuvres.
jeunes filles, aux conditions bien plus médiocres Les arguments naturalisants ont aujourd’hui,
que celles de leurs homologues masculins, elle est malgré certaines résistances, perdu quelque peu de
frappée par l’absence des auteures sur les rayon- leur légitimité. Comment expliquer alors que les
nages. La femme est bien présente, mais comme femmes ne soient pas plus nombreuses à remporter
sujet de livres écrits par des hommes : « Avez-vous des prix littéraires, plus nombreuses à l’Académie

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DOSSIER I SES et Littérature

française, plus nombreuses dans les colonnes des articles de la première page du New York Times et
critiques des magazines ou dans les catalogues des 63,6 % de celle du Monde sont ainsi consacrés aux
grandes maisons d’édition ? Tout comme le goût livres écrits par des hommes. Pas un seul livre de
personnel, le « goût » littéraire, la légitimité se femme n’a droit à la couverture de Clarín. L’auteure
construisent. Les institutions et les intermédiaires, complète son analyse par l’examen des numéros de
éditeurs, agents de presse, journalistes, critiques, Lire et du Magazine littéraire consacrés à la « rentrée
jurys, galeristes, conservateurs, etc., concrètement, littéraire » : sur les 30 recensions du numéro d’oc-
fabriquent la notoriété et sont autant de filtres où tobre 2015 de Lire, 8 sont consacrées à des livres
s’éliminent, étape après étape, plus de femmes que écrits par des femmes. Sur les 23 du numéro de
d’hommes [9]. La notoriété se fabrique, et selon ce septembre 2015 du Magazine littéraire, 5 concernent
10 Il faudrait pouvoir qu’on pourrait nommer le « syndrome Marie Curie » des auteures 10 . Comme le commente Lori Saint-
compléter cette analyse par
la proportion de manuscrits – on cite toujours comme femme scientifique Marie Martin, « Of course, newspapers respond to “what
écrits par des hommes Curie –, il faut prendre garde à ne pas se focaliser sur is out there”, to current events, commemorations,
et écrits par des femmes reçus
par les maisons d’édition, l’arbre qui cache la forêt : pour une Amélie Nothomb successes and scandals. Since men already dominate
et par la proportion selon le
sexe de l’auteur(e) parmi les
dont on connaît les chapeaux et les manies alimen- not only literary history but also current publishing,
manuscrits publiés. taires, pour quelques auteures hypermédiatisées, they benefit from this echo effect. But newspapers
combien d’écrivaines ne rencontrent que l’indiffé- are also powerful agents of canon-building in their
rence des journalistes et critiques littéraires ? own right. Thanks to them, reputations are built,

“ Si le « canon » à partir duquel les élèves,


les étudiant(e)s, apprennent le fait littéraire
est essentiellement masculin, la « réputation »
continue de favoriser les hommes

Lori Saint-Martin a analysé entre le 20 août careers are given a boost, authors become “major”
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2015 et le 8 novembre 2015, douze semaines de and then go on to win awards, sell more books and
critiques littéraires des publications suivantes : Le have a greater chance of entering the contemporary
Monde des livres (France), The New York Times Book canon. Influential newspapers determine which
Review (États-Unis), Le Devoir (Canada), The Globe books count, which debates are worth having,
and Mail (Toronto, Canada), Babelia dans El País which voices are important. Women authors, apart
(Espagne) et Ñ dans Clarín (Argentine) [10]. Si The from a favoured few, do not stand a chance. »
Globe and Mail et The New York Times sont les plus
proches de la parité, avec respectivement 43 % et Conclusion
41,2 % d’articles consacrés à des livres écrits par Le « curriculum caché » est constitué de tout ce
des femmes, Clarín et El País sont en bas du classe- qui apparaît en creux dans les manuels, les cours, les
ment, avec respectivement 21 % et 24 %, tandis que exercices, mais aussi des interactions qui ont lieu dans
Le Monde et Le Devoir ont consacré 28,6 % et 34 % de la classe, la cour de récréation, les conseils de classe :
leurs articles à des livres écrits par des femmes. Non il vient ainsi compléter le curriculum réel, celui des
seulement les écrivains ont davantage d’articles, programmes, des notions à transmettre, d’année en
mais ceux-ci sont plus longs que ceux qu’on consacre année, aux élèves [11]. L’absence des femmes de ces
à leurs consœurs. La position de l’article dit égale- manuels en est l’un des éléments : il vient alimenter
ment beaucoup du prestige accordé : 62,5 % des l’évidence que la littérature se conjugue au masculin.

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SES et Littérature I DOSSIER

La problématique n’est pourtant pas nouvelle : L’enjeu est certes une question de justice et d’équité
Virginia Woolf, dans Une chambre à soi, s’inquiète de envers les productions des femmes, mais également,
l’effet sur les jeunes filles d’une littérature unique- en littérature comme en arts ou en sciences, de faire
ment écrite au masculin, et de l’impossibilité pour bénéficier les uns et les autres de visions du monde
elles de se projeter et de s’identifier. En littérature aussi variées qu’il existe d’individus. S’il n’est en
comme ailleurs, l’absence des femmes est tellement effet pas question de retomber dans les ornières
intégrée qu’on ne la remarque même plus. Comme essentialisantes des débats sur l’écriture féminine,
l’ont montré les historiennes à propos de leur disci- les femmes, comme individus socialement situés,
pline, le « masculin neutre » vient naturaliser l’invi- produits de leurs expériences socialisatrices, où
sibilité des femmes. Il importe alors, dans un premier le genre se conjugue avec les autres déterminants
temps, tout simplement de se déshabituer de cette sociaux, sont elles aussi porteuses de mondes, d’ima-
absence, d’apprendre à voir l’invisible : c’est tout ginaires, de façons de les exprimer, qui méritent
l’enjeu des dénombrements, des statistiques, qui d’être partagés.
amènent ainsi à « compter pour que les femmes
comptent » [10]. D’autres recherchent les textes de
femmes, avant de recréer ce qu’on nomme le matri- Bibliographie
moine, afin de compenser cette histoire littéraire
[1] Lahire B. (dir.), Ce qu’ils vivent, ce qu’ils écrivent : mises
écrite, elle aussi, au masculin. C’était déjà ce que en scène littéraires du social et expériences socialisatrices
recommandait la raison à Christine de Pisan, qui, des écrivains, Paris, Archives contemporaines, 2011.
[2] Planté C., La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme
à force de lire des écrits misogynes, commençait auteur, Lyon, PUL, coll. « Des deux sexes et autres »,
à penser que ces hommes illustres avaient raison. 2015 [1989].
[3] Naudier D., « Les lauréates du Goncourt : une légitimité
Raison lui commande alors l’écriture de la Cité des littéraire en trompe-l’œil ? », in Naudier D., Rollet B. (dir.),
Dames, afin de doter les femmes d’une place forte Genre et légitimité culturelle. Quelle reconnaissance
pour les femmes ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Bibliothèque
dans l’imaginaire [9, p. 225]. Si le « canon » à partir du féminisme », 2007, p. 121-143.
[4] Ravet H., Musiciennes. Enquête sur les femmes et
duquel les élèves, les étudiant(e)s, apprennent le fait la musique, Paris, Autrement, coll. « Mutations. Sexe en tous
littéraire est essentiellement masculin, la « réputa- genres », 2011.
[5] Détrez C., Les femmes peuvent-elles être de Grands
tion » continue à favoriser les hommes. Hommes ? Sur l’effacement des femmes en histoire
L’adage dit que l’argent va aux plus riches. Le des arts et des sciences, Paris, Belin, coll. « Égale à égal »,
2016.
sociologue américain Robert K. Merton, en 1968, [6] Peyre E., Wiels J., « Le sexe par défaut », in Laufer L.,
invente « l’effet Matthieu » pour expliquer que Rochefort F. (dir.), Qu’est-ce que le genre ?, Paris,
Petite bibliothèque Payot, 2014.
la notoriété va à ceux qui en bénéficient déjà. En [7] Sofio S., « Quelle(s) légitimité(s) pour les peintres de fleurs ?
hommage à la militante américaine Matilda Joslyn Genre, art et botanique au xixe siècle », in Naudier D., Rollet B.
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(dir), Genre et légitimité culturelle. Quelle reconnaissance
Gage, qui s’alarme à la fin du xixe siècle du déni et pour les femmes ?, Paris, L’Harmattan, 2007, coll.
de la minimisation de l’apport des femmes au champ « Bibliothèque du féminisme », p. 37-57.
[8] Le Dœuff M., Le Sexe du savoir, Paris, Aubier, 1998.
scientifique, est ainsi forgé le pendant de l’effet [9] Naudier D., Rollet B., Genre et légitimité culturelle. Quelle
Matthieu : « l’effet Matilda » désigne ainsi la dépos- reconnaissance pour les femmes ?, Paris, L’Harmattan,
coll. « Bibliothèque du féminisme », 2007.
session continue des femmes du canon et de la répu- [10] Saint-Martin L., “Why Counting Women Counts: Visibility
tation. Le déni de réalité est ainsi inséparable du déni and Legitimacy in Newspaper Book Review”, Colloque
“Gender in Art Criticism”, Paris, 16 novembre 2015,
de valeur, l’exclusion de l’effacement et de la déva- Actes à paraître.
[11] Forquin J.-C., Sociologie du curriculum, Rennes, Presses
lorisation : comme le résume Michèle Le Dœuff, universitaires de Rennes, 2008.
« avant de connaître, il faut reconnaître » [8, p. 187].

décembre 2016 I n° 186 I idées économiques et sociales 29

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