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JACOTOT, RANCIÈRE : ESSAI DE CONTEXTUALISATION HISTORIQUE

François Grèzes-Rueff

Presses universitaires de Caen | « Le Télémaque »

2013/2 n° 44 | pages 39 à 48
ISSN 1263-588X
ISBN 9782841334384
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2013-2-page-39.htm
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Dossier : Maîtrise et éducation :
le cas Jacotot / Rancière

Jacotot, Rancière : essai de contextualisation historique

Résumé : Les thèses de Rancière et de Jacotot ont ceci de commun qu’elles font chacune rupture
dans leur époque en faisant de l’égalité (des intelligences / des positions) le principe directeur
de tout projet d’émancipation par l’instruction ; de là découle leur caractère anarchique,
voire utopique. L’article se propose cependant de replacer les deux auteurs dans leur contexte
historique : l’expérience des Écoles centrales et le protestantisme, le statut de l’élève et la
dissymétrie de la relation “enseignante” – questions qu’il met en relation avec la construction
en Europe de l’individu démocratique (obéissance à des normes collectives vs libération de
l’initiative individuelle) et la “révolution culturelle” des années 1960 qui réaffirme de façon
radicale l’impérialité de l’idée d’égalité.

L’aventure intellectuelle de Joseph Jacotot, comme celle d’ailleurs de Jacques Rancière,


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pose à l’historien la question du surgissement anachronique des utopies sociales. Un
surgissement d’intuitions peu compatibles avec l’historicité ou l’historicisation par
l’histoire culturelle. Celle-ci cherche à comprendre la généalogie des pensées et leur
inscription dans le champ de ce qu’une société est capable de penser. C’est en cela
que l’apparition de pensées inassimilables par une société historique forge une utopie,
et c’est sans doute ce qui identifie les périodes révolutionnaires : comme le moment
où une sorte de faille temporelle, de solution de continuité, rend possible, pour la
génération qui participe à ce moment, la pensée prophétique ou en tout cas hors du
temps, d’une idée que l’on retrouvera sans doute plusieurs générations plus tard.
De ce point de vue, Rancière et Jacotot se répondent comme incarnations des
deux ruptures majeures de l’Occident contemporain, la rupture de la Révolution
française, trop abusivement restreinte, par les historiens, à une révolution politique
alors que la rupture fut d’abord culturelle, et la révolution culturelle (mais indi-
rectement politique) de la seconde moitié du XXe siècle. Leur point commun (des
deux révolutions et des deux penseurs), c’est l’idée d’égalité des individus, qu’ils
appliquent de façon radicale au monde de la culture et de l’éducation.

Le moment de la Révolution française


Le moment de la révolution est donc cette rupture qui met les historiens au défi de
la continuité. Défi, d’ailleurs, qu’ils ne cessent de relever : il n’est pas de moment de
l’histoire plus étudié, justement parce qu’il s’agit bien de circonvenir l’anachronisme

Le Télémaque, no 44 – novembre 2013 – p. 39-48


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choquant d’un point de départ proclamé comme une rupture absolue, comme a pu
l’être le calendrier révolutionnaire ou la pensée d’une théorique table rase. Toute la
famille des historiens des XIXe et XXe siècles, à la suite de Bonald et de Tocqueville,
a cherché à montrer la continuité sous la rupture, l’idée que la Révolution faisait
partie de la logique de l’Ancien Régime, et se contentait d’en faire accoucher les
potentialités. Une façon de conjurer l’espace de l’utopie en l’inscrivant dans les
pesanteurs de longue durée.
Du coup, les aspects anachroniques de l’événement n’ont guère été étudiés :
Jacotot est un inconnu de l’histoire, comme longtemps Babœuf ou Olympe de
Gouges, proclamateurs de perspectives trop éloignées des mentalités du temps,
marginaux dans leur société et donc restés marginaux dans l’histoire. Tous proje-
taient, dans un monde hors du temps et de l’historicité, les conséquences théoriques
de l’idée d’égalité telle que l’avait proclamée l’article premier de la déclaration des
droits. Ils en tiraient des conséquences radicales, inaudibles pour la société dans
laquelle ils vivaient, et par là rejetées, ignorées ou oubliées. Négligées aussi par les
historiens, parce que trop peu représentatives des sociétés étudiées : les prendre en
considération, ce serait induire le lecteur ou l’auditeur ou l’étudiant dans le péché
d’anachronisme, en l’incitant à identifier ces idées à une société qui ne pouvait les
entendre, et faire l’erreur de voir dans ces pensées marginales des points de départ,
une origine valorisante mais fallacieuse de mouvements politiques ou culturels qui
ne pourront se développer que longtemps après.
Un exemple en contrepoint de ce schéma : la question de l’égalité entre hommes
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et femmes, et le libelle d’Olympe de Gouges publié en 1790, la déclaration des droits
de la femme. Le mouvement féministe en a, un temps, fait une sorte de point de
départ, d’origine du processus d’émancipation. Ce peut être vrai si l’on veut créer
un symbole, ou ancrer un mouvement dans le long terme démocratique, mais
l’historien expliquera que c’est faux. Le texte d’Olympe de Gouges n’était qu’un
libelle ironique passé à peu près inaperçu. Ce qu’il disait n’était pas audible, brisait
trop de liens, était trop éloigné du fonctionnement social. Au contraire, l’évolution
sociale et le passage à la codification des statuts sociaux (le code civil) ont eu tendance
à aggraver l’impotence et la dépendance féminine : signe que le sens de l’histoire
n’était pas, loin de là, du côté d’Olympe de Gouges. Son texte était la constatation
théorique et utopique des conséquences abstraites de l’idée d’égalité, il n’était pas
le point de départ d’un mouvement féministe qui ne se dessinera pas avant une
ou deux générations, au mieux après 1848.
Joseph Jacotot se trouve un peu dans la même situation, et c’est d’ailleurs ce
que souligne toute la fin du livre de Jacques Rancière 1. Bien loin de mettre en cause
le principe de l’inégalité des intelligences, la pensée progressiste, en se donnant
pour objectif l’égalisation du niveau d’éducation, conduit à fixer de façon définitive
l’inégalité des capacités ; en étendant le champ des sciences et des connaissances,

1. À partir de la page 196. Voir J. Rancière, Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987, rééd. 10 / 18,
2004, p. 196 sq.
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elle élimine les amateurs autodidactes, elle intègre l’ensemble des connaissances (et
non plus seulement le latin et les classiques) aux logiques scolaires, à ce que Jacotot
et Rancière appellent « La vieille » pour identifier les statuts du professeur et de
l’élève. Elle ne laisse plus rien échapper au domaine de l’inégalisation des individus.
Isolé dans une fausse-piste, enfermé dans l’impasse d’une interprétation radicale de
l’idée d’égalité, Jacotot avait prédit que l’enseignement universel ne prendrait pas 2.
On peut toutefois essayer de limiter la part d’anachronisme dans cette démarche
en la mettant en relation avec les pistes qui lui ont permis de voir le jour : même
l’utopie la plus radicale se construit à partir de son environnement, quand bien
même l’environnement social ne peut l’entendre. Dans le cas de Joseph Jacotot,
on a plusieurs éléments qui convergent vers sa démarche.

Saint-Simon et Fourier
Cette contextualisation-là est largement expliquée par Rancière 3, je ne m’y appe-
santirai pas. De fait, bien des traits du groupe qui se réunit autour de Jacotot sont
similaires à ceux des sociétés et communautés progressistes qui tentent, dans
l’Europe légitimiste issue du Congrès de Vienne, largement en recul ou en rupture
avec l’audace culturelle des Lumières, d’en prolonger l’aventure intellectuelle sous
la forme de groupes ou de sociétés secrètes, faute de pouvoir investir les lieux du
pouvoir culturel et politique. Jacotot lui aussi organise, peut-être malgré lui ou
de façon involontaire, une de ces nouvelles églises réunies autour d’un sésame
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utopique, qui prophétise une forme ou une autre de rédemption de l’humanité.
Tout y est, depuis le prophète jusqu’aux disciples, depuis la rigueur sans concession
du dogme jusqu’aux chapelles déviantes qui font l’objet d’excommunications,
depuis l’idée d’universalité jusqu’à la curiosité multiforme pour toutes les formes
nouvelles et anciennes de la production culturelle, des journaux de propagande
aux encyclopédies vulgarisatrices.
Si l’enseignement universel s’en distingue, c’est selon Rancière (qui, ici, tord
probablement un peu en la simplifiant une réalité historique plus complexe) parce
que son message serait plus théorique, plus absolu, moins lié aux contingences du
progrès ou du quotidien.

Les Écoles centrales


Autre type de contextualisation, l’expérience des Écoles centrales de la Révolu-
tion. Il s’agissait déjà de mettre en œuvre les conséquences de la citoyenneté dans
l’éducation. Pour cela il fallait réformer les collèges d’Ancien Régime, en deux
directions : d’un côté appliquer de façon systématique les innovations apportées
par l’Encyclopédie, en diversifiant les savoirs, en limitant la part prépondérante des

2. Voir ibid., p. 231.


3. Ibid., p. 178-179.

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lettres anciennes dans les programmes, en fondant un enseignement des sciences


sur l’expérience ; de l’autre, il fallait rompre avec l’enfermement et la discipline des
collèges pour offrir aux jeunes hommes qui les fréquentaient un statut de libres
citoyens désireux de s’instruire. On voit que le point de départ n’est pas si éloigné
que cela de la pensée de Jacotot : celui-ci a enseigné à l’École centrale de Dijon, et
cette expérience pédagogique lui a donné sa qualification d’enseignant et reste la
base de ses conceptions.
L’expérience des Écoles centrales, elle-même, fut brève et sans conséquences.
Une cinquantaine de collèges se rebaptisèrent « Écoles centrales », et parmi elles,
deux ou trois essayèrent vraiment d’appliquer ce programme, construisant des
ateliers et des laboratoires, organisant un enseignement par modules que les élèves
choisissaient librement, fondant l’enseignement sur l’expérience et sur la pratique
plus que sur la dictée et la leçon. Elles ne fonctionnèrent pas plus de trois ans.
La plupart des collèges continuèrent à fonctionner comme sous l’Ancien
Régime, et la restauration napoléonienne fut un retour à leurs règles et à la tradition :
enfermement, enseignement des lettres anciennes essentiellement, lectures et études,
hiérarchie et châtiments corporels. Les principales innovations furent la logique
de programmes et de règlements nationaux validés par l’État, et l’adjonction d’un
brin de rituel et de discipline militaire aux logiques conventuelles des anciens
collèges. Au total plutôt une régression par rapport aux tentatives de diversifications
des programmes et de la pédagogie qui avaient été tentées pendant la seconde
moitié du XVIIIe siècle, après l’expulsion des jésuites, en particulier dans les collèges
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oratoriens.
Comme la confrérie fondée par Jacotot, l’échec des Écoles centrales, restées
peu connues et peu étudiées par les historiens de l’éducation, vient de ce qu’elles
tentaient de façon incompréhensible pour la société de l’époque d’appliquer les
principes de liberté et d’égalité dans le domaine de l’éducation : une vision inimagi-
nable, anachronique dans une société tissée d’inégalités, de statuts et de hiérarchies.

Le protestantisme
On ne peut pas enfin ne pas remarquer la correspondance entre le thème de
« l’enseignement universel », à la portée de tous les pères de famille désireux d’édu-
quer leurs enfants quelle que soit leur culture ou leur ignorance, et le sacerdoce
universel proclamé par les réformateurs du XVIe siècle. Le fait que Jacotot ait
fondé son école et ses principes en exil dans ces Pays-Bas héritiers des traditions
les plus radicales – et le plus égalitaires – du protestantisme n’est sans doute pas
non plus un hasard. Rancière le souligne : devant la construction d’une moderne
cléricature au bénéfice des savants, la proclamation du Maître ignorant est une
insurrection aussi définitive que celle de Luther, ou plutôt de l’interprétation par
les anabaptistes de Thomas Müntzer de cette vision pastorale. On trouve donc
là un lien souterrain entre les grandes ruptures culturelles de l’occident, celle du
XVIe siècle et celle du XVIIIe siècle.
Au total, Rancière retient de Jacotot une quadruple dénonciation de l’inégalité.
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Les deux principaux constats, développés largement par Le maître ignorant,


soulignent les inégalités entre intelligences et entre le savant et l’ignorant, deux
faces de la même notion d’inégalité culturelle. Les détailler conduirait à para-
phraser le livre. En revanche, il y a deux autres formes de l’inégalité culturelle qui
sont ici et là pointées, quoique de façon en général implicite ou allusive, et que je
voudrais m’attacher à examiner : il s’agit d’inégalités entre les savoirs, qui se posent
plus particulièrement au moment post-moderne d’où parle Rancière – j’essaierai
d’analyser dans la conclusion cette rupture culturelle. Mais surtout, c’est l’inégalité
entre le maître et l’élève, constitutive de la relation pédagogique, qui est au cœur du
paradoxe posé par le titre de l’ouvrage, autour de la question : s’il ne peut se justifier
par sa supériorité intellectuelle, à quel titre un professeur peut-il être un maître ?
Rancière pose et évacue assez vite la question dans les premières pages de l’ouvrage :
il préserve le statut du maître comme créateur des conditions de l’apprentissage,
comme pure volonté (prenez ce livre et apprenez) initiant en retour la volonté
d’apprendre (peut importe comment, confrontez-vous au texte, à la volonté de
l’auteur du livre, quel qu’il soit, et travaillez pour comprendre ce qu’il a voulu vous
dire et à lui répondre, d’homme à homme, d’intelligence à intelligence). Ce point
mérite sans doute plus long examen, non pas tant dans la démarche pédagogique
qu’il propose, mais en raison de ce qu’il remet en question : rien de moins qu’un
des fondements anthropologiques de la dynamique de l’Occident.
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La « Vieille » ou le statut de l’élève
Essayons donc d’historiciser « la Vieille », comme le fait brièvement Rancière lui-
même lorsqu’il souligne qu’il y a eu un « avant » de la relation pédagogique et que
l’éducation dans l’Antiquité ne relevait nullement de la même logique des statuts
qui oppose le professeur et ses élèves.
Nous avons rencontré ce problème, Jean Leduc et moi-même, en travaillant sur
l’histoire de l’élève en France 4. Nous ne disposions pas de corpus documentaire de
départ, le sujet n’ayant pas été travaillé auparavant, de façon d’ailleurs symptoma-
tique. Nous avons donc dû composer un répertoire de sources à partir de souvenirs
d’anciens élèves, dans les livres de mémoires ou de souvenirs, dans les romans où
les années de collège des héros sont fréquemment évoquées, l’auteur y mettant
d’ailleurs souvent largement une part de souvenirs autobiographiques ; parfois
dans quelques correspondances d’élèves ou, pour la période la plus récente, dans
des questionnaires de sociologues. Il en a résulté un très large corpus courant sur
quatre siècles, de Montaigne à nos jours. Sa principale caractéristique est l’extrême
rancœur ressentie contre l’éducation scolaire, au point que nous avons introduit
le livre par un réquisitoire.

4. F. Grèzes-Rueff et J. Leduc, Histoire des élèves en France. De l’Ancien Régime à nos jours, Paris,
Armand Colin, 2007, p. 451.

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Le réquisitoire
Il s’agit d’une citation de Victor Hugo, tirée des Contemplations :

Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres !


Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues ! […]
Car vous êtes mauvais et méchants ! – Mon sang bout,
Rien qu’à songer au temps où, rêveuse bourrique,
Grand diable de seize ans, j’étais en rhétorique !
Que d’ennuis ! de fureurs ! de bêtises ! – gredins ! –
Que de froids châtiments et que de chocs soudains 5 !

Le poème fait trois pages, toutes aussi violentes contre les enseignants et l’enseigne-
ment. Il témoigne d’un réquisitoire continu du XVIe au XXe siècle, depuis Rabelais
et Montaigne jusqu’au Lycéen de Bayon dans les années 1970 ou à la littérature de
jeunesse du début du XXIe siècle.
Un signe : les mots utilisés. Les termes qui expriment ce ressentiment permanent
sont les mêmes au XVIe et au XXIe siècle, et c’est cette permanence qui intrigue
l’historien. Le premier mot clé est la prison, la cage, la geôle, avec ses variantes, la
caserne, le couvent. Les maîtres d’étude sont assimilés à des surveillants de bagne,
la fugue à une évasion et la révolte à une mutinerie. Suivent les plaintes doulou-
reuses sur la vie quotidienne, le froid, la crasse, la faim, la puanteur. Balzac, entre
autres, parle de « la senteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de
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nos déjeuners ou de nos goûters […], sans compter nos quatre-vingts corps réunis.
Cette espèce d’humus collégial, mêlé sans cesse à la boue que nous rapportions des
cours, formait un fumier d’une insupportable puanteur » 6.
Plus proche de notre sujet, cette vaste plainte collective s’en prend à l’humilia-
tion, expression de l’inégalité structurelle des statuts et des intelligences qu’étudie
Le maître ignorant, ainsi que l’ennui, le sentiment d’inutilité, de temps perdu,
l’impression de ne jamais avoir rien appris d’utile. « Je ne puis penser sans regret au
temps que j’ai perdu dans mon enfance », écrit D’Alembert dans l’article « Collèges »
de l’Encyclopédie 7. L’ennui, le vide, la médiocrité des contenus, l’inutilité de l’en-
seignement, la violence collective où se mêlent brutalité institutionnelle et cruauté
entre les élèves, sont les principaux thèmes que l’on retrouve, de façon continue
et inchangée dans les mots utilisés, depuis Charles Sorel jusqu’à la littérature de
jeunesse de la fin du XXe siècle.
L’ensemble décrit une structure pédagogique qui ne relève pas d’abus ponctuels,
de dérives institutionnelles, mais d’une logique éducative qui combine l’appren-
tissage de l’obéissance à la règle sociale et la construction d’une contre-société des
élèves où l’individu fait l’expérience de sa place dans le monde.

5. V. Hugo, « À propos d’Horace », in Les contemplations, Paris, Hachette, 1858, p. 57.


6. H. de Balzac, Louis Lambert, Paris, Charpentier, 1842, p. 27.
7. D’Alembert, in Œuvres de D’Alembert, t. 4, IIe partie, Paris, Boussage, 1822, p. 481-489.
Jacotot, Rancière : essai de contextualisation historique 45

Naissance de l’élève
« La Vieille » est donc effectivement bien vieille, mais ce n’est pas un génie intem-
porel. Cette relation pédagogique spécifique naît au XVIe siècle, dans la mise en
place du collège humaniste. Deux dates bornent l’accouchement de cette construc-
tion. La première, c’est le règlement du collège de Montaigu en 1508, lorsque Jan
Standonk, son directeur, importe en France les principes élaborés par la commu-
nauté hollandaise des Frères de la vie chrétienne : pour en rajouter sur les multiples
mises en abyme du livre de Rancière, il est intéressant de souligner que c’est bien
en Hollande qu’est née « la Vieille », là même où en exil, Jacotot expérimente sa
critique radicale de son fonctionnement.
La seconde, c’est la ratio studiorum des jésuites, publiée en 1598, qui fixe dans
une structure complète l’ensemble des innovations pédagogiques développées dans
les collèges tout au long du siècle.
Entre ces deux dates, s’est mise en place la structure pédagogique que Jacotot
cherche à briser : l’unité des âges dans une classe, la progression des contenus de
niveau en niveau, les programmes d’éducation, la discipline collective, la séparation
du cours et de l’exercice, la relation magistrale. Le règlement, qui organise ce qu’on
nommera ensuite la “vie scolaire”, est le cadre d’apprentissage de l’obéissance et
de la soumission aux normes. Il délimite soigneusement les marges de liberté, par
exemple la récréation et les moments de jeux. Il permet d’apprendre à manier de
multiples hiérarchies juxtaposées : celle qui sépare l’adulte de l’élève, les divers
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types de soumissions aux autorités selon leur place hiérarchique (le professeur, le
recteur, les domestiques, etc.), la variété des hiérarchies entre les élèves eux-mêmes,
les unes relevant directement des hiérarchies sociales environnantes, les autres
créées par l’institution scolaire selon la compétition dans les exercices, les autres
encore dans les simples rapports de force, physiques ou collectifs. De ce point de
vue, les contenus culturels de cette éducation semblent souvent plus des prétextes
que l’objet d’une transmission essentielle d’un patrimoine intellectuel.

Permanence et métamorphose de son statut


Cette structure scolaire reste à peu près inchangée jusqu’à la fin du XIXe siècle,
si l’on excepte la parenthèse déjà citée des Écoles centrales de la Révolution. Elle
se transforme à travers un très long débat sur les programmes et les méthodes de
l’enseignement secondaire, qui court pendant toute la fin du XIXe siècle et débouche
sur les grilles disciplinaires des programmes de 1902. Les abus d’un régime violent
de sanctions, la trop grande distance entre les contenus enseignés et les besoins
sociaux, le trop grand décalage entre l’apprentissage brutal de la soumission et
l’environnement démocratique qu’élabore la Troisième République, multiplient
les tensions internes du système (dont témoignent en particulier les grandes muti-
neries lycéennes des années 1870-1880) et les critiques externes d’une éducation
anachronique. Cela conduit à un aggiornamento partiel : c’est à ce moment que les
disciplines scolaires, qui morcellent les connaissances en rubriques plus ou moins

Le Télémaque, no 44 – novembre 2013


46 Dossier : Maîtrise et éducation : le cas Jacotot / Rancière

étanches pour les rapprocher du monde réel, sont présentées comme l’objet d’un
plaisir d’apprendre, d’un défi intellectuel qui permet de diminuer la part strictement
coercitive de l’éducation secondaire. On pourrait, pour reprendre les terminologies
de Pierre Bourdieu, dire que la violence symbolique, celle qui enferme la pensée
dans la grille des disciplines, vient relayer la violence physique, celle des sanctions,
et permet de l’adoucir. La « Vieille » s’est régénérée par la réforme et a démocratisé
ses méthodes, en préservant l’essentiel : le statut de l’élève, fondement éducatif de
sa fonction institutionnelle.
Comment comprendre cette permanence ? On peut formuler quelque hypothèse
permettant de rendre intelligible le statut de l’élève occidental, en partant de l’idée
que ce statut est le corollaire de la construction de l’individu démocratique. Au
fur et à mesure que l’individualisme extrait l’adolescent de la gangue collective où
se faisait son insertion dans ce qu’Ariès appelle une « société globale », il devient
nécessaire, pour construire un nouveau lien social, de rendre la soumission à la règle
collective beaucoup plus explicite, beaucoup plus formalisée, et d’une façon qui
est peut-être ressentie comme plus forte, plus violente et moins justifiée en raison
même de son énonciation abstraite et impersonnelle. Une partie de la réaction
douloureuse des élèves à cette imposition vient sans doute de la double injonction
contradictoire qui leur est faite pour intégrer la société : devenir pleinement des
individus et pleinement des citoyens soumis aux règles collectives. Et la fonction
de la rébellion, consubstantielle au statut d’élève, de la désobéissance au chahut
ou à la mutinerie, trouve ici sa pleine vertu éducative, manifestant d’un côté l’in-
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tégration des valeurs individualistes de résistance et de critique mais, en même
temps, débouchant nécessairement sur un retour à l’ordre (par la répression) et à
la soumission aux règles.
Dans cette contradiction, le collège d’Ancien Régime ou le lycée napoléonien
mettent en œuvre une logique éducative dont l’originalité nous est dissimulée par le
caractère universel qu’a acquis cette forme d’éducation. D’un côté, la socialisation
par la règle explicite forme des individus conformes, disciplinés, donc intégrés à
la vie sociale. De l’autre, l’imposition explicite des normes de comportement et
l’appareil répressif mis en œuvre induisent un réflexe de résistance, de révolte
collective ou de contestation personnelle, qui forgent une volonté critique, un désir
de changer l’ordre des choses, une volonté de modifier ou d’échapper à l’ordre
imposé, possibilités que n’avaient guère les enfants éduqués de façon implicite par
leur immersion dans la vie sociale. L’explicitation de la contrainte sociale, obtenue
par le huis clos, la coupure avec l’environnement « naturel » du groupe ou de la
famille, donne la possibilité de la contester.
Ce choix éducatif traduit probablement une partie de la dynamique conquérante
de l’Occident : les adultes ainsi formés possèdent à la fois la discipline nécessaire
à l’action collective et l’audace individuelle de l’initiative et du désir d’aventure et
de changement, nés des résistances à la contrainte et de l’expérience de la contre-
société des élèves. Sa remise en cause, par Jacotot comme par Rancière, touche au
fondement même des logiques sociales et conquérantes qui ont animé, depuis le
XVIe siècle, les sociétés modernes.
Jacotot, Rancière : essai de contextualisation historique 47

La crise de la culture ou la question de la hiérarchisation des savoirs


Reste une troisième et dernière contextualisation à opérer, celle du temps de Jacques
Rancière. Le retour à la pensée radicale d’un Jacotot ne peut se comprendre sans la
référence à une nouvelle et essentielle rupture culturelle, celle du second XXe siècle.
Nommer ce moment est difficile et compliqué. La référence à 1968, celle que l’on
entend le plus souvent, est discutable et réductrice.
Autant une crise politique est facile à dater, autant la crise économique peut se
lire dans des chiffres, autant la définition de la crise culturelle est discutable à l’infini
et son contenu peut être décrit de façon très variée, au point qu’on se demande
parfois si les uns et les autres parlent de la même chose. Au fond, eu égard à la
jeunesse de Jacques Rancière, on est souvent tenté de parler de révolution culturelle,
non pas exactement celle qui aurait eu lieu dans la Chine maoïste, mais la rupture
culturelle qu’imaginait à travers ce slogan une jeunesse consciente de participer à
une rupture dans la civilisation (et c’est sans doute en partie à travers ce fantasme,
celui de faire advenir une rupture dans la culture, que l’on doit comprendre le
tropisme chinois des jeunes intellectuels français de l’époque).
De ce point de vue, Rancière reste l’héritier de la rupture intellectuelle des
années soixante, que marquent les pensées de Pierre Bourdieu, de Michel Foucault,
de Jacques Lacan, entre autres, dont les travaux précèdent largement 68. Instrument
de pouvoir chez Foucault, outil de distinction entre classes sociales chez Bourdieu,
la transmission scolaire perd sa légitimité, et cette critique conduit à la mise en
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cause de la notion d’autorité, comme l’avait souligné, dès les années cinquante,
Hannah Arendt 8.
Rancière lui-même a d’ailleurs procédé, dans La haine de la démocratie 9, à
une critique brillante, souvent polémique, du courant de pensée qui, d’Hannah
Arendt à Jean-Claude Milner, a développé l’objection conservatrice à la rupture
culturelle en train d’advenir, au nom de la « crise de la culture ». Comme dans
les précédentes ruptures culturelles, celle du XVIe siècle comme celle de la fin du
XVIIIe siècle, la mise en cause des hiérarchies culturelles, dans leurs acteurs comme
dans les contenus, ouvre la voie à une pensée radicalement égalitaire des individus
comme des savoirs. À cette occasion, comme Thomas Müntzer ou comme Joseph
Jacotot, Rancière peut rappeler une fois de plus, dans une mise en abyme qui est
un des plaisirs de son livre, que l’égalité est un pré-requis qui ne se prouve ni ne se
construit. Il nous laisse même entendre qu’une fois de plus, la Vieille reconstituera
sa puissance, comme condition de la vie en société, aux échelles du bien et du mal
comme du beau et du laid ; mais que le contexte d’une révolution culturelle est le
moment nécessaire d’une proclamation obstinée d’égalité.
En relisant La haine de la démocratie à l’aune du Maître ignorant, on trouve
donc comme un écho lointain à ce qui se passe au début du XIXe siècle. Soit deux

8. H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1957], in La crise de la culture, trad. P. Lévy (dir.), Paris,
Gallimard, 1972.
9. J. Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

Le Télémaque, no 44 – novembre 2013


48 Dossier : Maîtrise et éducation : le cas Jacotot / Rancière

générations qui ont vécu une révolution culturelle majeure, celle des Lumières ou
celle du second XXe siècle, qui ont en commun de proclamer de façon radicale
l’universalité de l’idée d’égalité.
Deux voies s’ouvrent à ceux qui ont participé à cette table rase des hiérarchies
culturelles (ce dont le maoïsme est le nom) :
i) La voie conservatrice de la restauration, à l’image de nombre de dirigeants
culturels et politiques qui avaient participé à l’aventure des Lumières et furent,
avec Burke ou Bonald, les plus zélés restaurateurs : pour conjurer le danger d’un
écroulement de leur monde, ils choisissent, avec Arendt et Milner, la restauration des
hiérarchies entre les productions intellectuelles et entre les savants et les ignorants.
ii) La voie progressiste qui, pensant pouvoir se fonder sur la table rase de
l’écroulement des hiérarchies, cherche à en refonder de nouvelles, mieux adaptées
à la nouvelle société en train de naître. Recherche touffue des sociétés de pensée,
autrefois les Saint-Simoniens et autres Fouriéristes, aujourd’hui les penseurs de la
post-modernité. Actions plus concrètes des réformateurs qui, au travers d’un projet
d’éducation du peuple, procèdent selon Rancière à une pédagogisation généralisée
des relations sociales.
La radicalité de Rancière, et son anachronisme, ou plus exactement sa volonté
d’échapper à l’histoire, le conduit à les renvoyer dos à dos par la proclamation
originelle, intraitable et irrécupérable de l’égalité. Une posture hors du temps,
mais seule à même d’échapper à la réincarnation de « La Vieille » dans un corps
jeune et neuf.
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François Grèzes-Rueff
UMR FRAMESPA
Université de Toulouse 2 Le Mirail

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