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François Grèzes-Rueff
2013/2 n° 44 | pages 39 à 48
ISSN 1263-588X
ISBN 9782841334384
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2013-2-page-39.htm
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Résumé : Les thèses de Rancière et de Jacotot ont ceci de commun qu’elles font chacune rupture
dans leur époque en faisant de l’égalité (des intelligences / des positions) le principe directeur
de tout projet d’émancipation par l’instruction ; de là découle leur caractère anarchique,
voire utopique. L’article se propose cependant de replacer les deux auteurs dans leur contexte
historique : l’expérience des Écoles centrales et le protestantisme, le statut de l’élève et la
dissymétrie de la relation “enseignante” – questions qu’il met en relation avec la construction
en Europe de l’individu démocratique (obéissance à des normes collectives vs libération de
l’initiative individuelle) et la “révolution culturelle” des années 1960 qui réaffirme de façon
radicale l’impérialité de l’idée d’égalité.
choquant d’un point de départ proclamé comme une rupture absolue, comme a pu
l’être le calendrier révolutionnaire ou la pensée d’une théorique table rase. Toute la
famille des historiens des XIXe et XXe siècles, à la suite de Bonald et de Tocqueville,
a cherché à montrer la continuité sous la rupture, l’idée que la Révolution faisait
partie de la logique de l’Ancien Régime, et se contentait d’en faire accoucher les
potentialités. Une façon de conjurer l’espace de l’utopie en l’inscrivant dans les
pesanteurs de longue durée.
Du coup, les aspects anachroniques de l’événement n’ont guère été étudiés :
Jacotot est un inconnu de l’histoire, comme longtemps Babœuf ou Olympe de
Gouges, proclamateurs de perspectives trop éloignées des mentalités du temps,
marginaux dans leur société et donc restés marginaux dans l’histoire. Tous proje-
taient, dans un monde hors du temps et de l’historicité, les conséquences théoriques
de l’idée d’égalité telle que l’avait proclamée l’article premier de la déclaration des
droits. Ils en tiraient des conséquences radicales, inaudibles pour la société dans
laquelle ils vivaient, et par là rejetées, ignorées ou oubliées. Négligées aussi par les
historiens, parce que trop peu représentatives des sociétés étudiées : les prendre en
considération, ce serait induire le lecteur ou l’auditeur ou l’étudiant dans le péché
d’anachronisme, en l’incitant à identifier ces idées à une société qui ne pouvait les
entendre, et faire l’erreur de voir dans ces pensées marginales des points de départ,
une origine valorisante mais fallacieuse de mouvements politiques ou culturels qui
ne pourront se développer que longtemps après.
Un exemple en contrepoint de ce schéma : la question de l’égalité entre hommes
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1. À partir de la page 196. Voir J. Rancière, Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987, rééd. 10 / 18,
2004, p. 196 sq.
Jacotot, Rancière : essai de contextualisation historique 41
elle élimine les amateurs autodidactes, elle intègre l’ensemble des connaissances (et
non plus seulement le latin et les classiques) aux logiques scolaires, à ce que Jacotot
et Rancière appellent « La vieille » pour identifier les statuts du professeur et de
l’élève. Elle ne laisse plus rien échapper au domaine de l’inégalisation des individus.
Isolé dans une fausse-piste, enfermé dans l’impasse d’une interprétation radicale de
l’idée d’égalité, Jacotot avait prédit que l’enseignement universel ne prendrait pas 2.
On peut toutefois essayer de limiter la part d’anachronisme dans cette démarche
en la mettant en relation avec les pistes qui lui ont permis de voir le jour : même
l’utopie la plus radicale se construit à partir de son environnement, quand bien
même l’environnement social ne peut l’entendre. Dans le cas de Joseph Jacotot,
on a plusieurs éléments qui convergent vers sa démarche.
Saint-Simon et Fourier
Cette contextualisation-là est largement expliquée par Rancière 3, je ne m’y appe-
santirai pas. De fait, bien des traits du groupe qui se réunit autour de Jacotot sont
similaires à ceux des sociétés et communautés progressistes qui tentent, dans
l’Europe légitimiste issue du Congrès de Vienne, largement en recul ou en rupture
avec l’audace culturelle des Lumières, d’en prolonger l’aventure intellectuelle sous
la forme de groupes ou de sociétés secrètes, faute de pouvoir investir les lieux du
pouvoir culturel et politique. Jacotot lui aussi organise, peut-être malgré lui ou
de façon involontaire, une de ces nouvelles églises réunies autour d’un sésame
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Le protestantisme
On ne peut pas enfin ne pas remarquer la correspondance entre le thème de
« l’enseignement universel », à la portée de tous les pères de famille désireux d’édu-
quer leurs enfants quelle que soit leur culture ou leur ignorance, et le sacerdoce
universel proclamé par les réformateurs du XVIe siècle. Le fait que Jacotot ait
fondé son école et ses principes en exil dans ces Pays-Bas héritiers des traditions
les plus radicales – et le plus égalitaires – du protestantisme n’est sans doute pas
non plus un hasard. Rancière le souligne : devant la construction d’une moderne
cléricature au bénéfice des savants, la proclamation du Maître ignorant est une
insurrection aussi définitive que celle de Luther, ou plutôt de l’interprétation par
les anabaptistes de Thomas Müntzer de cette vision pastorale. On trouve donc
là un lien souterrain entre les grandes ruptures culturelles de l’occident, celle du
XVIe siècle et celle du XVIIIe siècle.
Au total, Rancière retient de Jacotot une quadruple dénonciation de l’inégalité.
Jacotot, Rancière : essai de contextualisation historique 43
4. F. Grèzes-Rueff et J. Leduc, Histoire des élèves en France. De l’Ancien Régime à nos jours, Paris,
Armand Colin, 2007, p. 451.
Le réquisitoire
Il s’agit d’une citation de Victor Hugo, tirée des Contemplations :
Le poème fait trois pages, toutes aussi violentes contre les enseignants et l’enseigne-
ment. Il témoigne d’un réquisitoire continu du XVIe au XXe siècle, depuis Rabelais
et Montaigne jusqu’au Lycéen de Bayon dans les années 1970 ou à la littérature de
jeunesse du début du XXIe siècle.
Un signe : les mots utilisés. Les termes qui expriment ce ressentiment permanent
sont les mêmes au XVIe et au XXIe siècle, et c’est cette permanence qui intrigue
l’historien. Le premier mot clé est la prison, la cage, la geôle, avec ses variantes, la
caserne, le couvent. Les maîtres d’étude sont assimilés à des surveillants de bagne,
la fugue à une évasion et la révolte à une mutinerie. Suivent les plaintes doulou-
reuses sur la vie quotidienne, le froid, la crasse, la faim, la puanteur. Balzac, entre
autres, parle de « la senteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de
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Naissance de l’élève
« La Vieille » est donc effectivement bien vieille, mais ce n’est pas un génie intem-
porel. Cette relation pédagogique spécifique naît au XVIe siècle, dans la mise en
place du collège humaniste. Deux dates bornent l’accouchement de cette construc-
tion. La première, c’est le règlement du collège de Montaigu en 1508, lorsque Jan
Standonk, son directeur, importe en France les principes élaborés par la commu-
nauté hollandaise des Frères de la vie chrétienne : pour en rajouter sur les multiples
mises en abyme du livre de Rancière, il est intéressant de souligner que c’est bien
en Hollande qu’est née « la Vieille », là même où en exil, Jacotot expérimente sa
critique radicale de son fonctionnement.
La seconde, c’est la ratio studiorum des jésuites, publiée en 1598, qui fixe dans
une structure complète l’ensemble des innovations pédagogiques développées dans
les collèges tout au long du siècle.
Entre ces deux dates, s’est mise en place la structure pédagogique que Jacotot
cherche à briser : l’unité des âges dans une classe, la progression des contenus de
niveau en niveau, les programmes d’éducation, la discipline collective, la séparation
du cours et de l’exercice, la relation magistrale. Le règlement, qui organise ce qu’on
nommera ensuite la “vie scolaire”, est le cadre d’apprentissage de l’obéissance et
de la soumission aux normes. Il délimite soigneusement les marges de liberté, par
exemple la récréation et les moments de jeux. Il permet d’apprendre à manier de
multiples hiérarchies juxtaposées : celle qui sépare l’adulte de l’élève, les divers
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étanches pour les rapprocher du monde réel, sont présentées comme l’objet d’un
plaisir d’apprendre, d’un défi intellectuel qui permet de diminuer la part strictement
coercitive de l’éducation secondaire. On pourrait, pour reprendre les terminologies
de Pierre Bourdieu, dire que la violence symbolique, celle qui enferme la pensée
dans la grille des disciplines, vient relayer la violence physique, celle des sanctions,
et permet de l’adoucir. La « Vieille » s’est régénérée par la réforme et a démocratisé
ses méthodes, en préservant l’essentiel : le statut de l’élève, fondement éducatif de
sa fonction institutionnelle.
Comment comprendre cette permanence ? On peut formuler quelque hypothèse
permettant de rendre intelligible le statut de l’élève occidental, en partant de l’idée
que ce statut est le corollaire de la construction de l’individu démocratique. Au
fur et à mesure que l’individualisme extrait l’adolescent de la gangue collective où
se faisait son insertion dans ce qu’Ariès appelle une « société globale », il devient
nécessaire, pour construire un nouveau lien social, de rendre la soumission à la règle
collective beaucoup plus explicite, beaucoup plus formalisée, et d’une façon qui
est peut-être ressentie comme plus forte, plus violente et moins justifiée en raison
même de son énonciation abstraite et impersonnelle. Une partie de la réaction
douloureuse des élèves à cette imposition vient sans doute de la double injonction
contradictoire qui leur est faite pour intégrer la société : devenir pleinement des
individus et pleinement des citoyens soumis aux règles collectives. Et la fonction
de la rébellion, consubstantielle au statut d’élève, de la désobéissance au chahut
ou à la mutinerie, trouve ici sa pleine vertu éducative, manifestant d’un côté l’in-
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8. H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » [1957], in La crise de la culture, trad. P. Lévy (dir.), Paris,
Gallimard, 1972.
9. J. Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
générations qui ont vécu une révolution culturelle majeure, celle des Lumières ou
celle du second XXe siècle, qui ont en commun de proclamer de façon radicale
l’universalité de l’idée d’égalité.
Deux voies s’ouvrent à ceux qui ont participé à cette table rase des hiérarchies
culturelles (ce dont le maoïsme est le nom) :
i) La voie conservatrice de la restauration, à l’image de nombre de dirigeants
culturels et politiques qui avaient participé à l’aventure des Lumières et furent,
avec Burke ou Bonald, les plus zélés restaurateurs : pour conjurer le danger d’un
écroulement de leur monde, ils choisissent, avec Arendt et Milner, la restauration des
hiérarchies entre les productions intellectuelles et entre les savants et les ignorants.
ii) La voie progressiste qui, pensant pouvoir se fonder sur la table rase de
l’écroulement des hiérarchies, cherche à en refonder de nouvelles, mieux adaptées
à la nouvelle société en train de naître. Recherche touffue des sociétés de pensée,
autrefois les Saint-Simoniens et autres Fouriéristes, aujourd’hui les penseurs de la
post-modernité. Actions plus concrètes des réformateurs qui, au travers d’un projet
d’éducation du peuple, procèdent selon Rancière à une pédagogisation généralisée
des relations sociales.
La radicalité de Rancière, et son anachronisme, ou plus exactement sa volonté
d’échapper à l’histoire, le conduit à les renvoyer dos à dos par la proclamation
originelle, intraitable et irrécupérable de l’égalité. Une posture hors du temps,
mais seule à même d’échapper à la réincarnation de « La Vieille » dans un corps
jeune et neuf.
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