LA RECHERCHE EN SUISSE QUAND LE GENRE INTERROGE LES

CRITÈRES DE L’EXCELLENCE SCIENTIFIQUE

Farinaz Fassa

La Découverte | « Mouvements »

2013/4 n° 76 | pages 162 à 175

ISSN 1291-6412
ISBN 9782707177612
DOI 10.3917/mouv.076.0161
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-mouvements-2013-4-page-162.htm
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 La recherche en Suisse
quand le genre interroge les critères
de l’excellence scientifique
P ar F arinaz
F assa *
* LabEduc, Institut
des sciences sociales,
université de Lausanne
1. Les recherches qui
sont citées ont été
menées avec Sabine
Kradolfer que je
remercie pour ses
commentaires sur cette
contribution.
2. E. Latour, « Le
plafond de verre
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universitaire ? : pour
en finir avec l’illusion
méritocratique et
l’autocensure »
Mouvements, n° 55-56,
2008.
3. B. Fusulier, « Le
concept d’ethos »,
Recherches sociologiques
et anthropologiques,
n° 42,2011
4. F. Fassa et
S. Kradolfer, (éds).
Le plafond de fer de
l’Université. Femmes
et carrières, Séismo,
Zürich, 2010 ; F. Fassa,
et S. Kradolfer,
Le professorat
universitaire ? : une
sélection genrée
masquée par des
critères d’excellence ?
LIVES working paper,
2012.
162  •  mouvements n°76  hiver 2013
L
e propos de cet article 1 est de montrer en quoi et à quel point
les questions que posent les études genre sont susceptibles de
remettre en cause le « mythe de la méritocratie 2 » et de bénéficier
à l’ensemble des acteurs et actrices de l’université, de la recherche et de
l’enseignement. Un tel détour semble particulièrement intéressant dans
une période qui est tout à fois celle de la massification des études supé-
rieures et de la féminisation des professions intellectuelles mais aussi celle
d’un état de concurrence accrue entre les universités et d’un producti-
visme imposé aux chercheur.e.s à travers les normes de l’« excellence ».
Ce chemin de traverse donne à voir que la pression des mouvements
féministes, puis la traduction d’un certain nombre de leurs revendications
dans les politiques mises en place pour favoriser l’égalité entre les sexes,
concourent à mettre en cause les normes qui font que les carrières scien-
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tifiques sont des trajectoires de plus en plus balisées même si le déve-
loppement de l’ethos 3 agoniste et individualistes – qui s’épanouit dans les
projets de recherche à court terme favorisés par la nouvelle organisation
de la science – contribue à les précariser.
Deux recherches menées dans le monde académique helvétique sont à
la source de ces réflexions 4. La première s’est déroulée dans une univer-
sité romande entre 2006 et 2008. Elle visait à comprendre quelles étaient
les facilitations mais aussi les obstacles qui jalonnaient les carrières dans
le monde de la recherche et de l’enseignement tertiaire. La seconde avait
pour objet les critères des carrières dites d’excellence. Elle a eu lieu
entre 2011 et 2012 et a notamment analysé les exigences du Fonds natio-
nal de la recherche scientifique (FNS) pour l’octroi annuel des bourses de
professeur.e.s boursier.ières à quelque trente scientifiques décrits comme
exceptionnel.le.s. Le laps de temps qui sépare ces deux travaux est court,
mais il a constitué un moment de changement très important dans la
mesure où le processus de Bologne et la stratégie de Lisbonne sont
entré.e.s en force dans le quotidien des universités et des universitaires
helvétiques. La centralité progressive du motif de l’excellence dans les
discours de politique scientifique révèle que le changement fondamental
de perspective en cours depuis plus de dix ans imprègne progressive-
ment l’ensemble des pratiques des acteurs et actrices de la recherche et
 La recherche en Suisse quand le genre interroge les critères de l’excellence...

de l’enseignement. Christine Musselin remarque à ce propos que « la per-

formance, et non plus le maintien des équilibres, est devenue principe 5. C. Musselin,
« Les réformes des
d’équité : il est équitable de récompenser les meilleurs et il ne l’est plus universités en Europe ? :
de répartir les moyens sur des bases identiques 5 ». des orientations
Cet appel à la performance des chercheur.e.s n’est pas sans consé- comparables, mais
des déclinaisons
quences ni sur la qualité de la recherche ni sur celle de l’enseignement. Il nationales », Revue du
s’inscrit dans un contexte d’internationalisation du marché des élites et de MAUSS, 1(33), 2009,
fortes concurrences entre les universités et les universitaires. Les pre- p. 79-80.
mières ne se trouvent toutefois pas
dans des positions égales comme
le rappellent les rankings interna- La centralité progressive du motif
tionaux tels celui de Shanghai, les de l’excellence dans les discours
seconds non plus puisqu’elles et
ils travaillent dans des « établisse- de politique scientifique révèle
ments inégalement bousculés par un changement fondamental
les dispositifs de mesure de la per-
formance 6 ». Il semble donc néces-
de perspective.
saire de faire la part de ce qui tient
aux mouvements en cours dans l’ensemble de l’espace européen de l’en-
seignement supérieur (European Research Area) et ce qui tient aux 6. P. Bezes,
contextes particuliers et aux résistances qu’ils peuvent faire émerger. D. Demazière, T. Le
J’évoquerai tout d’abord la situation helvétique, montrant en quoi elle Bianic, C. Paradeise,
R. Normand,
est particulière et en quoi elle est similaire à ce que l’on peut observer D. Benamouzig,
dans l’ensemble des pays européens, insistant surtout sur la prise de F. Pierru et al. « New
conscience récente des inégalités de genre dans le monde académique Public Management
et professions dans
suisse et sur les politiques qui en sont inspirées. Je m’arrêterai ensuite sur l’État : au-delà des
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les résultats de deux recherches citées et je conclurai sur les ouvertures oppositions, quelles
que les propositions des Commissions pour l’égalité ont créées. La remise recompositions ? »
Sociologie du Travail,
en cause de certains des critères de la soi-disant excellence par les Com- 53(3), 2011, p. 319.
missions pour l’égalité œuvre, même si c’est actuellement de façon
minime, à une potentielle subversion des normes inspirées par la raison
néolibérale décrite par Pierre Dardot et Christian Laval 7. Si ces mises en 7. P. Dardot et C. Laval,
cause, prennent appui sur l’évidence d’inégalités liées au genre, elles ont La nouvelle raison du
aussi pour conséquence de rappeler ce que l’enseignement supérieur doit monde. Essai sur la
société néolibérale, La
aussi au bien commun , notamment au travers d’une revalorisation des
 8
Découverte, Paris, 2009.
activités d’enseignement et de diffusion des résultats de recherche auprès
de la société civile.
8. C. Calhoun, « The
University and the
•Il•Lasemble
situation helvétique Public Good » Thesis
Eleven, 84, 2006.
utile de noter que, comme d’autres institutions académiques
européennes, les universités suisses ont connu durant les deux dernières
décennies des changements rapides et profonds. Dans ce pays aussi, la
massification des universités et le regain d’internationalisation des car-
rières ont contribué à créer un contexte de forte concurrence qui participe
à promouvoir « l’excellence académique » comme critère central lors de la
sélection des dossiers pour les postes de rang professoral. Le nombre de
personnes susceptibles de briguer de tels postes a considérablement

mouvements n°76  hiver 2013  •  163

 Thème
9. (OFS) : su-f-15-02.03_
HEU-2010.xls.
10. European
Commission « A
Knowledge-intensive
future for Europe »,
Expert Group Report,
Bruxelles, 2009.
11. Paradeise, op. cit.,
p. 313-314.
12. M. Benninghoff,
et J.-P. Leresche, La
recherche affaire
d’État. Enjeux et
luttes d’une politique
fédérale des sciences,
Presses polytechniques
et universitaires
romandes (Le savoir
suisse). Lausanne,
2003 ; A. Fleury et
F. Joye, Die Anfänge
der Forschungspolitik
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in der Schweiz.
Gründungsgeschichte
des Schweizerischen
Nationalfonds zur
Förderung der
wissenschaftlichen
Forschung 1934 – 1952,
Hier+Jetzt, Baden,
2002 ; L. Bashung,
G. Goastellec,
et J.-P. Leresche,
« Universities Autonomy
in Times of Changing
Higher Education
Governance ? : A study
of the Swiss academic
labour market ».
Tertiary Education and
Management, 17(1),
2011.
13. http://www.snf.
ch/F/Pages/default.
aspx (page consultée le
15.09.2011).
164  •  mouvements n°76  hiver 2013
augmenté ces dernières années, du fait d’une forte croissance de la parti-
cipation des femmes aux études supérieures. Mais dans ce pays, plus
qu’ailleurs, la féminisation enregistrée dans les professions académiques,
doit beaucoup à l’arrivée d’enseignantes-chercheuses étrangères, puisque,
selon les statistiques fournies par l’OFS 9 – Office fédéral des statistiques –
la part des femmes dans le corps professoral passe de 9,1 % à 17,0 %
entre 2006 et 2010, la proportion de femmes étrangères parmi les profes-
seures passant quant à elle de 46,0 % à 56,4 % pour la même période
(autres enseignantes de 26,0 % à 37,8 %).
Ainsi, bien que n’étant pas membre de l’Union européenne, la Suisse
n’est pas épargnée par les phénomènes qui touchent l’ensemble des uni-
versités européennes depuis plus d’une décennie et qui trouvent souvent
leur source dans des textes visant à promouvoir une économie et une
« société de la connaissance ». La rhétorique de ces discours, omnipré-
sents dans l’Union européenne, fait aujourd’hui des universités « des
outils et des ressources dans la compétition économique internationale »
qui doit permettre à l’Europe de sortir de la crise 10. Ces outils doivent
s’adapter à la perspective « néomanagériale » et faire la preuve de leur
bonne gestion par la pratique systématisée de l’évaluation. En contrepar-
tie, s’esquisse une transformation des relations que les universités entre-
tiennent avec l’État, ce dernier leur concédant une autonomie accrue mais
renforçant la place de leurs exécutifs. Ce processus de recomposition
managériale des relations entre l’État et les universités a des conséquences
directes sur le travail des universitaires puisque « la rationalisation décon-
textualise et désingularise l’activité. Elle ouvre ainsi la voie à la mesure
exogène, impersonnelle et comparative de la performance, et stimule les
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producteurs — universitaires devenus «knowledge workers» — par la
concurrence pour l’accès aux ressources 11 ».
Organisation de la recherche et de l’enseignement
Si la Suisse n’échappe pas à cette logique, elle est marquée dans ce
pays fédéraliste par le fait que les relations traditionnellement distendues
entre les universités et la Confédération se redéfinissent au profit de l’État
central 12. De manière plus immédiate, ce mouvement se traduit en Suisse
par la renégociation des relations entre le Fonds national de la recherche
scientifique (FNS) qui constitue la « principale institution d’encourage-
ment de la recherche en Suisse 13 » et les universités qui jouissaient tradi-
tionnellement d’une forte autonomie due fédéralisme helvétique et
dessinaient de ce fait un paysage fragmenté puisque dix universités can-
tonales (Bâle, Berne, Lucerne, Saint-Gall, Zurich, Genève, Lausanne,
Neuchâtel, Fribourg et Lugano) et deux Écoles polytechniques fédérales
(Lausanne et Zurich) le composent, les règles y différant.
Si une telle renégociation touche principalement aux activités de
recherche, elle ne laisse pas l’enseignement intact, le modèle humboldien
restant dominant en Suisse et faisant qu’aucune structure universitaire
exclusivement consacrée à la recherche, n’y existe. Les activités de
 La recherche en Suisse quand le genre interroge les critères de l’excellence...

recherche se déroulent donc dans les universités mais elles dépendent du

soutien financier du FNS qui fournit entre 69 % (École polytechnique
fédérale de Lausanne) et 100 % (Université de Lucerne) des ressources
allouées à la recherche et au développement 14. Qu’il s’agisse de projets 14. OFS onglet 15 des
individuels ou de projets interuniversitaires, tels ceux des Pôles nationaux données du tableur su-f-
de recherche (PRN), ils font tous l’objet d’un reporting régulier et sont de 15-02.03_HEU-2010.xls
durée limitée, le renouvellement du financement étant subordonné à l’ac-
complissement des objectifs intermédiaires pour les plus ambitieux
d’entre eux (PRN). Quelques ins-
truments de soutien individuel aux
chercheur.e.s subsistent, mais ils L’importance que joue le FNS dans
ont également pour base des pro-
jets de durée déterminée et
ce contexte éclaté est d’autant plus
mettent de ce fait les chercheur.e.s grande que son intervention ne se
individuel.le.s dans une situation limite pas à financer les projets
analogue à celle des chercheur.e.s
engagé.e.s sur les projets menés de recherche.
par des seniors dans les universi-
tés : obligé.e.s de participer à une
compétition soutenue pour l’obtention de postes stables, ils et elles sont
engagé.e.s dans des projets à terme qui rendent toute réflexion de longue
durée difficile à mener, les seules personnes jouissant d’une situation
pérenne étant les enseignant.e.s-chercheur.e.s de niveau professoral ou
ceux du corps intermédiaire supérieur (Maîtres d’enseignement et de
recherche) qui occupent des postes académiques dans une université ou
une haute école.
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L’importance que joue le FNS dans ce contexte éclaté est d’autant plus
grande que son intervention ne se limite pas à financer les projets de
recherche. Il joue aussi un rôle moteur croissant dans une politique scien-
tifique directement liée à la gestion des affaires publiques puisqu’il est
l’interlocuteur privilégié du gouvernement fédéral lorsqu’il s’agit de susci-
ter et de sélectionner le champ des recherches considérées comme essen-
tielles pour le développement économique, scientifique ou social du
pays. Le développement des Pôles nationaux de recherche (PRN) prend
place dans ce contexte de renégociation des relations entre l’État central
et les universités. Ces projets, dont la durée reste limitée, ont officielle-
ment pour objectif de développer l’excellence mais selon Lévy « cet objec-
tif semble subordonné à la volonté de faire évoluer le paysage universitaire 15. R. Lévy, « Les Pôles
helvétique vers une forme de spécialisation » et à « accentuer le profil de nationaux de recherche
– accélérateurs
spécialisation des universités et hautes écoles suisses, jugé trop dilué et d’excellence
éparpillé 15 ». scientifique ? » Bulletin
Ces éléments montrent à notre avis que la politique scientifique mise en de la société suisse de
sociologie. Les meilleurs
œuvre par le FNS participe au développement d’une culture du projet et – l’excellence au
de l’évaluation dont Dardot et Laval 16 disent qu’elle découle de l’adoption sommet, n° 136, 2009.
par les universités des normes du marché. Les critères du FNS quant à ce
que signifie une « bonne recherche » ou un.e « excellent.e chercheur.e » 16. Op. cit.
ont de ce fait valeur de normes et ils s’imposent peu à peu dans les

mouvements n°76  hiver 2013  •  165

 Thème
17. S. Jacquot, « La
fin d’une politique
d›exception », Revue
française de science
politique, 59(2), 2009 ;
L. Bereni, « Quand la
mise à l’agenda ravive
les mobilisations
féministes » Revue
française de science
politique, 59(2), 2009.
18. S. Jacquot, op. cit.,
2009.
19. L. Boussaguet
et S. Jacquot,
« Mobilisations
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féministes et mise à
l’agenda de nouveaux
problèmes publics »,
Revue française de
science politique, 59(2),
2009; S. Jacquot, « La
question de l’égalité
dans les politiques
européennes à travers
l’étude du gender
mainstreaming ».
Politique européenne,
2(10), 2003.
20. K. Branger, « Egalité
entre femmes et
hommes ? : la Suisse
en comparaison
internationale. Un choix
d’indicateurs d’égalité
dans les domaines de
la formation, du travail
et de la politique »,
Actualités OFS, Office
fédéral de la statistique,
Neuchâtel, 2008.
166  •  mouvements n°76  hiver 2013
universités elles-mêmes, modifiant par le biais des exigences spécifique-
ment liées au financement de la recherche, la place conférée à l’enseigne-
ment, voire même son contenu ou ses publics.
Les femmes dans les sciences
La culture de l’évaluation et des comparaisons internationales a, de
façon quelque peu paradoxale au regard du contexte évoqué ci-dessus,
contribué à ce que différents programmes de soutien aux carrières fémi-
nines soient mis en place tant dans les universités qu’au niveau national
(Programmes fédéraux « Égalité des chances dans les universités » de
2000 à 2016) pour améliorer la place des femmes dans l’éducation supé-
rieure. Comme le signalent Sophie Jacquot ou Laure Bereni 17, ce mouve-
ment d’institutionnalisation des questions d’égalité poursuit toutefois des
objectifs qui ne s’inspirent pas tous du même principe de justice sociale,
les « fémocrates 18 » jouant individuellement un rôle considérable dans la
redéfinition des normes de la carrière car le sens de leur action est lié aux
personnes en poste, aux motifs qui les inspirent mais aussi aux configu-
rations internationales, nationales ou régionales et à la place qu’elles font
aux questions liées à l’égalité entre les sexes. Aujourd’hui, presque toutes
les universités helvétiques, ainsi que le FNS, disposent de structures char-
gées des questions d’égalité et elles sont actives à tous niveaux (des
Facultés au FNS).
Entrée dans l’agenda de la politique scientifique sous l’influence croi-
sée des demandes en personnel qualifié par le marché, des revendica-
tions féministes et de l’intégration de la Suisse à l’espace de Bologne, la
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question de l’égalité a ainsi suivi le chemin qui lui a permis d’être recon-
nue, puis institutionnalisée par le truchement des politiques de gender
mainstreaming 19, mais cette reconnaissance ne s’est faite que de manière
tardive. Elle a par contre, comme on le verra dans la partie suivante, joué
un rôle non négligeable dans la mise en débat des critères de l’excellence,
participant par exemple à montrer que le type d’implication demandée
aux impétrant.e.s exclut une grande partie des femmes du fait de leur fré-
quemment plus grande implication dans la sphère familiale.
Les termes du rapport que l’Office fédéral de la statistique a consacré
en 2008 à l’Égalité entre femmes et hommes : la Suisse en comparaison
internationale 20 montrent à l’envi la nécessité de combler un retard
important dans ce domaine et il insiste sur la rapidité des changements
qui augmentent la participation des femmes au monde universitaire, en
tant qu’étudiantes mais aussi en tant que productrices de science : « Avec
36,9 % de doctorats décernés à des femmes, la Suisse est à la traîne parmi
les pays européens, mais elle rattrape son retard (augmentation de
2,4 points de 2000-2001 à 2003-2004) » ou encore « Parmi les pays consi-
dérés, la Suisse est avant-dernière pour le pourcentage de femmes au
degré tertiaire. […] L’évolution enregistrée en Suisse de 1995/1996 à
2003‑2004 est positive : le pourcentage de femmes professeurs a pro-
gressé de 13,2 points, ce qui équivaut à la plus forte augmentation parmi
 La recherche en Suisse quand le genre interroge les critères de l’excellence...

les 21 pays pour lesquels on dispose de données remontant suffisam­-

21. K. Branger, op. cit,
ment loin » 21. p. 6 ; p. 6-7 ; p. 10-11.
Malgré ces transformations profondes, et comme dans d’autres contextes
européens 22, les femmes restent très minoritaires au sein du corps profes-
soral des différentes universités
helvétiques. En 2010, elles repré-
sentaient 17  % du corps des Malgré les transformations
professeur.e.s et 25,5 % des autres profondes, et comme dans
enseignant.e.s 23. En outre, et à
l’image de ce qui se produit ail- d’autres contextes européens, les
leurs en Europe, les femmes sont femmes restent très minoritaires
très nettement plus nombreuses
dans certains domaines scienti-
au sein du corps professoral des
fiques que dans d’autres  : les différentes universités helvétiques.
femmes professeures en sciences
humaines et sociales constituent
28,1 % de l’ensemble des professeur.e.s (73.7 % des étudiant.e.s) alors 22. European
Commission, She
que leur proportion tombe à 9,5 % dans les sciences techniques.
Figures 2009. Statistics
Comme on l’a vu, cette féminisation est toutefois récente et il semble utile and Indicators in
de comprendre ce qui, jusqu’à ces dernières années, a contribué à éloi- Gender Equality in
Science, Publications
gner les femmes des carrières académiques. C’est à cette tâche que s’était
Office of the
notamment attelée la recherche dont nous faisons état ci-dessous. Certains European Union,
des éléments mis en évidence se sont modifiés durant les cinq dernières Economy and Society
(p. 162) : Directorate-
années et ces changements traduisent en général une plus grande sensibi-
General for Research
lité à la question de l’égalité, parfois reconjuguée sous l’angle de l’équité 2009 / Capacities
ou de la diversité, mais d’autres demeurent pérennes, constituant encore Specific Programme,
Luxembourg.
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des obstacles plus importants pour les femmes que pour les hommes.

••D’une étude de cas à l’analyse du programme d’excellence

23.OFS, Indicateurs
du FNS
des hautes écoles
universitaires - Degré
Quand le genre marque les trajectoires des enseignant.e.s- tertiaire : Hautes écoles.
cherchercheur.e.s de l’Université de Lausanne

La recherche intitulée « Relève académique : un doctorat pour quoi ?

Entre institution et parcours » visait à dessiner les trajectoires des
enseignant.e.s-chercheur.e.s de l’université de Lausanne (UNIL) entre  1990
et 2005 et à documenter les modes d’accès à la carrière professorale au
sein de cette institution 24. Le design de recherche avait pour objectif de 24. F. Fassa,
mettre en évidence ce qui jouait un rôle de facilitateur ou d’obstacle S. Kradolfer et S. Paroz,
durant ce processus de qualification et de reconnaissance professionnelle. Enquête au royaume
de Matilda. La relève à
L’hypothèse qui a guidé ce travail était que des facteurs de nature très dif- l’Université de Lausanne,
férente participent à sélectionner les candidat.e.s aux postes professoraux Lausanne, 2012.
et que c’est dans leurs articulations que se trouvent les raisons de l’acces-
sion, ou non, à une carrière académique. Les axes de notre recherche se
sont ainsi placés sur trois plans : (1) structurel, (2) organisationnel et (3)
individuel. Les premiers tiennent à l’appartenance sociale, à l’origine

mouvements n°76  hiver 2013  •  167

 Thème

géographique et au sexe des personnes, les seconds aux pratiques et aux

normes de l’organisation professionnelle qu’est aussi l’université et les
troisièmes aux trajectoires des individus mêmes. La conjonction de ces
trois axes d’analyse permet d’articuler les niveaux micro, méso et macro
sociaux et de dépasser le seul cadre d’une étude de cas limitée dans le
temps et dans l’espace.
Se fondant tant sur un questionnaire en ligne (N = 1008) que sur des
entretiens menés avec des chercheur.e.s à différents moments de leur
carrière (N = 42) et avec les responsables académiques (N = 12), cette
approche mixte a permis d’établir un état de la situation mais aussi de sai-
sir comment les personnes vivaient dans ce contexte. Conçue initialement
pour identifier différents types d’inégalités et de discriminations directes
et indirectes, l’enquête statistique a mis en évidence que les inégalités
liées au sexe étaient les plus flagrantes.
De manière résumée et (trop) globale, nous pouvons relever que les
conditions de l’emploi étaient en tant que telles plus avantageuses pour
les hommes que pour les femmes. Recrutés à part égale comme assistants
diplômés (statut qui s’apparente à celui des ATER en France) dans les
domaines où les étudiantes étaient majoritaires depuis plusieurs décen-
nies, les hommes bénéficiaient dès l’entrée dans la carrière d’un avantage.
De la même manière, les charges liées aux enseignements étaient moins
lourdes dans les domaines scienti-
fiques fortement investis par les
De la même manière, les charges
hommes et ils bénéficiaient plus
liées aux enseignements étaient fréquemment d’un emploi à temps
moins lourdes dans les domaines plein, les femmes faisant par ail-
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leurs plus souvent qu’eux l’expé-
scientifiques fortement investis rience du changement imposé de
par les hommes. leur taux d’activité salariée. Cette
différence de traitement peut être
mise en relation avec le fait que la
Suisse présente, comme l’Allemagne et la Hollande, des différences très
notables en ce qui concerne les taux d’activité selon les sexes (en 2004,
58,4 % des femmes actives en Suisse travaillaient à temps partiel alors que
29,9 % des Françaises étaient dans cette situation) qui, alliées au faible
développement des infrastructures de garde des enfants, participent à
25. Office fédéral faire persister un modèle familial laissant à l’homme son rôle privilégié de
de la statistique, bread-winner et dessinant le travail féminin comme un travail d’appoint 25.
« Modèles d’activité Une prise de conscience a eu lieu à ce propos et certaines des Facultés
dans les couples,
partage des tâches de l’université de Lausanne ont remédié à un état des choses qui obligeait
et garde des enfants une partie des femmes à accepter de faire le même travail mais pour un
Quelques éléments de salaire moindre, tant est que la construction d’un dossier scientifique cré-
la conciliation entre
vie familiale et vie dible dans une situation de concurrence exacerbée ne peut s’accommo-
professionnelle : la der de la diminution du travail effectué. Un taux d’activité minimal de
Suisse en comparaison 80 % a été imposé pour les postes d’assistant.e.s diplômé.e.s et la hié-
internationale »,
Actualités OFS, rarchie n’a plus le droit de diminuer le taux statutaire sans l’accord expli-
Neuchâtel, 2009. cite de l’employé.

168  •  mouvements n°76  hiver 2013

 La recherche en Suisse quand le genre interroge les critères de l’excellence...

On peut ajouter que les procédures de recrutement étaient également

plus favorables aux hommes, tant par les procédures utilisées que par les
issues données aux postulations. Interrogé.e.s sur la façon dont ils et elles
avaient obtenu le poste occupé au moment de l’enquête, les hommes
répondait de manière significativement plus élevée – et ceci à tous les
26. F. Fassa,
niveaux de la hiérarchie – que les femmes (14,3 % des hommes, 7,1 % S. Kradolfer et
des femmes) qu’« un poste correspondant à leurs compétences avait été S. Paroz., op. cit.,
créé et qu’ils y avaient postulé 26 ». Ce processus de cooptation, dans p. 251.
lequel le old boys club jouait à
plein, a été lui aussi été limité par
la mise en place de Commissions Force nous a été de constater
de planification distinctes des
commissions de recrutement et qu’un plafond de verre - ou de
moins susceptibles de ce fait de fer ?, soit des « obstacles visibles
tracer les voies des carrières de
celles et ceux (surtout ceux) qui
ou invisibles » qui arrêtent plus
avaient été jugé.e.s «  professo- souvent les carrières des femmes
rables » par les personnes de leur que celles de leurs collègues
laboratoire.
Force nous a été de constater masculins - subsistait dans le
qu’un plafond de verre – ou de
 27
monde académique.
fer ?, soit des « obstacles visibles
ou invisibles » qui arrêtent plus
souvent les carrières des femmes que celles de leurs collègues masculins
27. J. Laufer, « Femmes
– subsistait dans le monde académique. Ce constat, classique dans le et carrières : la question
monde des organisations professionnelles 28, paraissait à première vue sur- du plafond de verre ».
Revue française de
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prenant dans le monde universitaire puisque cet espace historique de
gestion, 151(4), 2004.
production des savoirs est revendiqué « neutre » et « universel » ; qu’il est
crédité de conduites « rationnelles » et « objectives » et qu’il affirme recru- 28. C. Gadéa et
ter ses professionnel.le.s sur la base du seul principe de la méritocratie et A. Rezrazi, « Promotion
et genre ? : une
aujourd’hui de l’excellence. mosaïque de
Ces avantages étaient d’autant moins explicables que les responsables différence », in
des Facultés que nous avions rencontré.e.s exprimaient leur attachement A. Karvar et L. Rouban
(Eds.), Les cadres au
au principe de l’égalité alors même qu’ils et elles expliquaient les inégali- travail ? : les nouvelles
tés constatées par le manque de femmes « recrutables » ou les méfaits de règles du jeu, La
la socialisation différenciée qui prépare peu les femmes à faire preuve des Découverte, Paris, 2004.
qualités de leadership attendues d’un.e futur.e professeur.e. Or, l’argu- 29. C. Marry, et
ment qui tient au bassin de recrutement ne tient pas au regard de la réa- I. Jonas, « Chercheuses
lité que dessinent les statistiques 29 et celui qui attribue le faible nombre entre deux passions.
L’exemple des
de nominations féminines aux attitudes et comportements des femmes biologistes », Travail,
elles-mêmes (autocensure, moindre compétitivité) a pour effet de voiler Genre et Société,
les processus sous-jacents qui agissent comme autant de facteurs dési- 2 (14), 2007, p. 69-88 ;
M. Studer, Analyse de
gnant les femmes comme des outsiders. données séquentielles
Ces arguments sont aujourd’hui moins partagés mais ils travaillent et application à l’étude
encore l’imaginaire d’une partie des personnes en poste. Si s’y référer des inégalités sociales
en début de carrière
témoigne de la pérennité des représentations androcentriques de la académique, université
science et de ses producteurs, représentations qui reposent sur un idéal de Genève, 2012.

mouvements n°76  hiver 2013  •  169

 Thème
30. M. Kenny
et V. Lowndes,
« Rule - Making and
Rule - Breaking ? :
Understanding the
Gendered Dynamics of
Institutional Reform »,
PSA Annual Conference
Panel, The Inner life of
institutions : Gender,
Rules ans Informal
Pratices, 19-21 april
2011, p. 1-20.
31. M. Benninghoff,
G. Goastellec
et J.-P. Leresche,
« L’international comme
ressource cognitive
et symbolique :
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changements dans
l’instrumentation
de la recherche et
de l’enseignement
supérieur en Suisse »,
in J-P. Leresche,
P. Larédo et K. Weber
(dir.), Recherche
et enseignement
supérieur face à
l’internationalisation,
France, Suisse et
Union européenne,
Presses Polytechniques
et Universitaires
Romandes, Lausanne,
2009.
32. C. Musselin,
Le marché des
universitaires. France,
Allemagne, États-Unis,
Les Presses de sciences
po, Paris, 2005.
170  •  mouvements n°76  hiver 2013
type particulier, cette argumentation éclaire de plus un autre processus,
celui qui légitime les inégalités dont on blâme finalement les « victimes ».
Bien que les responsables facultaires avouent que les nominations aux
postes professoraux sont souvent in fine le résultat de la « chance » –
notion qui doit elle aussi être déconstruite, ils et elles font appel au mérite
ou à son avatar actuel, l’excellence, pour expliquer que les sélections sont
avant tout le résultat d’un procès inspiré par des critères neutres. Mesu-
rables selon ces interlocuteurs/trices par le nombre et la qualité des publi-
cations, le mérite et l’excellence apparaissent ainsi comme justes et les
pratiques-en-usage (rules-in-use chez Kenny et Lowndes 30) de l’université
en tant qu’organisation professionnelle restent ainsi des repères peu
soupçonnables de traduire une vision hiérarchisée des rapports sociaux,
entre classes sociales et entre classes de sexe.
L’excellence des professeur.e.s boursiers.ières
L’analyse de contenu (documents et site) que nous avons effectuée à
propos du Programme Professeur.e boursier.ière du Fonds national scien-
tifique (FNS) montre que les mêmes types de critères sont mobilisés pour
octroyer ces bourses nationales dans toutes les disciplines. Ce programme
constitue l’un des programmes phares du FNS, mis en place pour pro-
mouvoir des « jeunes chercheur.e.s » très prometteurs et prometteuses
mais il a aussi pour vocation d’augmenter la part des femmes au sein du
corps professoral puisqu’un de ses objectifs était de compter 30 % de
femmes au nombre de ses bénéficiaires. Ce programme alloue des sub-
sides ad personam, qui s’élèvent au maximum à 1.6 million pour quatre
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ans (avec prolongation de deux ans possible), pour environ trente per-
sonnes chaque année. Il a remplacé d’autres instruments de soutien à de
jeunes chercheur.e.s dans les universités dès 1999 et la philosophie qui le
sous-tend se démarque très nettement de celle qui inspirait les instru-
ments précédents. Contrairement à ses prédécesseurs qui offraient aux
universités des moyens supplémentaires pour poursuivre les objectifs de
développement local ou régional qu’elles s’étaient fixés, cet instrument
vise avant tout à promouvoir les carrières individuelles de chercheur.e.s
considéré.e.s comme particulièrement excellents. Si les critères de sélec-
tion semblent à première vue neutres et basés seulement sur l’excellence,
ils résultent aussi, comme le montrent Benninghof et al. 31, d’un « travail
politique » qui nous paraît endosser les changements globaux du marché
des universitaires 32, notamment en ce qui concerne l’impératif de concur-
rence.
Le site web et les documents rédigés par le FNS précisent quels sont les
critères que les postulant.e.s doivent remplir. Les éléments qui sont pré-
sentés comme déterminants pour juger de l’excellence d’un dossier sont
l’importance scientifique des projets de recherche déjà réalisés et les
publications qui en attestent ainsi que l’autonomie et la capacité à diriger
une équipe de recherche dans le cadre d’une problématique librement
choisie. Se fondant sur la mesure de la productivité de chercheur.e.s
 La recherche en Suisse quand le genre interroge les critères de l’excellence...

évalué.e.s individuellement, ils ancrent dans l’ethos scientifique des habitus 33. B. Fusulier et
M. Del Rio Carral,
managériaux et productivistes qui maintiennent les chercheur.e.s « sous Chercheur-e-s sous
haute tension » (Fusulier 2012). Ils participent à faire de la science une
 33
haute tension !, UCL -
compétition de chacun contre chacun, le nombre de publications dans les Presses universitaires de
Louvain, Louvain, 2012.
revues qui comptent (impact factor élevé, diffusion dans le monde anglo-
phone, accréditation par des orga-
nismes d’évaluation) 34 tenant lieu
Se fondant sur la mesure de la
de «  standard de qualité  » de
chercheur.e.s ainsi amené.e.s à, productivité de chercheur.e.s
comme le dit Fusulier, « pratiquer évalué.e.s individuellement, ils
le bodybuilding des CV ».
Un examen précis de ce pro-
ancrent dans l’ethos scientifique
gramme à partir des critères de des habitus mangériaux
sélection tels qu’ils sont énoncés
et productivistes.
par le FNS permet toutefois de
constater que des éléments de jeu
d’avec ce modèle du/de la scientifique ont émergé au fil du temps. Nous
avons repéré deux points sur lesquels les exigences du FNS se sont modi-
34. Voir à ce propos,
fiées et avons par hypothèse considéré que ces changements étaient le l’ultime numéro de la
résultat de la stabilisation de controverses ouvertes au sein même de l’ins- revue Carnets de Bord,
titution : les limites d’âge mises pour les postulations et la façon dont sont « Les lois comptables
du marché scientifique
décrites les publications jugées importantes dans le dossier scientifique. m’ont tuer », n° 17,
Nous ne nous arrêterons tout d’abord sur l’âge et reviendrons ensuite sur 2011.
la façon dont est décrit le dossier de publications. Ces deux éléments
nous paraissent avoir une valeur heuristique car ils démontrent que l’ins-
titutionnalisation des questions d’égalité à l’intérieur des institutions scien-
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tifiques a eu pour effet direct d’infléchir les normes des carrières pour
tous et de tendre vers une meilleure redistribution en augmentant la
« parité de participation 35 ».
35. N. Fraser, Qu’est-ce
que la justice sociale ?
- L’âge Reconnaissance et
Si initialement, seul.e.s des scientifiques de moins de 40 ans pouvaient redistribution, La
Découverte, Paris, 2005.
déposer un dossier au FNS afin d’obtenir une telle bourse, le concours est
aujourd’hui ouvert aux personnes qui peuvent justifier de deux ans au
minimum et neuf ans au maximum d’expérience de recherche postdocto-
rale. Le passage de l’âge biologique à l’« âge académique » s’est effectué
en 2008 et il rend compte de l’affirmation très nette dès cette date de la
volonté du FNS de pratiquer une véritable politique d’égalité : « Le FNS
veut donner un meilleur ancrage à son engagement en faveur de l’égalité
des chances entre hommes et femmes grâce à de nouvelles lignes direc-
trices. […] Il tient aussi particulièrement à ce que les femmes et les
hommes soient sur pied d’égalité en matière d’accès aux moyens d’encou-
ragement, et ce toujours dans le cadre d’un processus d’évaluation repo- 36. FNS Info, 4 juin
sant strictement sur des critères de qualité. Il importe donc de sensibiliser 2008, http://www.snf.ch/
constamment les organes d’évaluation aux modèles de perception et aux SiteCollectionDocuments/
Web-News/
habitudes de pensée dans la vie quotidienne 36 ». Il prend également news_080625_
acte du fait que maintenir une telle limite avait pour conséquence de FNSinfoprint_4.pdf.

mouvements n°76  hiver 2013  •  171

 Thème

multiplier les exceptions à la règle afin d’atteindre l’objectif fixé de 30 %

de femmes parmi les bénéficiaires (Selon les calculs que nous avons
effectués sur la base du rapport d’évaluation produit par Goastellec et
37. G. Goastellec, al. 37, 37,5 % des femmes dépassaient la limite initialement fixée et consti-
J.-P. Leresche, tuaient donc des exceptions alors que ce n’était le cas que pour 3,4 % des
O. Moeschler, et hommes).
A. Nicolay, Les
transformations du
marché académique - Le dossier de publications
suisse. Évaluation du S’articulant avec une demande de rapidité, l’insistance mise par le FNS
programme Professeurs
boursier FNS, Fonds sur le dossier scientifique comme critère d’attribution des subsides de
national de la rechercheprofesseur.e.s boursiers.ières, et surtout le type de mesures proposées
scientifique, Berne, pour en évaluer la qualité (« publications dans des revues scientifiques
2007.
de haut niveau »), ne mettent pas les hommes et les femmes sur un pied
d’égalité. La formulation choisie est relativement neutre à première vue
(« revues scientifiques de haut niveau ») mais elle est récente. Elle a rem-
placé, entre octobre 2011 et l’été
2012, une formulation beaucoup
Un tel changement montre plus explicite quant à la façon
d’évaluer le niveau du dossier
une sensibilité plus nette que proposé : publications in scienti-
par le passé aux effets de fic journals with high impact fac-
type de mesure de la qualité tors. Cette modification montre
que le choix initial était orienté
scientifique, et partant de par une conception spécifique
l’excellence des candidat.e.s, et de la science qui peut, de l’aveu
même de l’officiel.le du FNS que
permet de minimiser les biais
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nous avons contacté.e à ce pro-
qui empêchaient une « parité de pos, décourager les postulations
participation ». des personnes dont les profils sont
éloignés de cette vision mains-
tream de la science puisque « la
formulation «high-level journals» a été introduite parce que jugée plus
adéquate. Cette expression est plus générale et mieux compatible avec la
pratique de publication dans toutes les disciplines » (communication per-
38. N. Fraser, op.cit, sonnelle dans un échange de mails durant le mois d’août 2012).
p. 50. Un tel changement montre une sensibilité plus nette que par le passé
39. A. J. Nederdorf, aux effets du type de mesure de la qualité scientifique, et partant de l’ex-
« Bibliometric cellence des candidat.e.s, et permet de minimiser les biais qui empê-
monitoring of research chaient une « parité de participation 38 ». En effet, les types de recherches
performance in the
Social Sciences and et de publications qui étaient exclusivement valorisés correspondent
the Humanities ? », d’une part à des filières d’études peu féminisées (ségrégation horizontale)
Scientometrics, 66(1), et d’autre part à des méthodes qui privilégient souvent les approches
2006 ; P. O. Seglen,
« Why the impact factor quantitatives et expérimentales donnant lieu à des publications sous la
of journals should not forme de textes relativement courts, tels que les articles scientifiques 39.
be used for evaluating Des démarches différentes comme c’est le cas pour les travaux de
research ». British
Medical Journal, 314, recherche en sciences sociales et humaines (domaine dans lequel les
février 1997. femmes sont largement majoritaires) et qui diffusent leurs résultats sous la

172  •  mouvements n°76  hiver 2013

 La recherche en Suisse quand le genre interroge les critères de l’excellence...

forme de monographies, comme c’est le cas pour les travaux d’histoire ou

d’anthropologie, se trouvaient de ce fait reléguées dans une catégorie
moins prestigieuse et ouvrant moins largement la porte sur ces profils
d’excellence.
Il traduit aussi de nouveaux équilibres au sein du FNS, issus en par-
tie du moins, de la forte préoccupation de cette institution à l’égard de
l’égalité entre les femmes et les
hommes et de la place croissante
acquise par cette thématique dans Les projets à long terme, parmi
la politique de la science. Mais il lesquels le projet familial figure
faut ajouter qu’il équivaut aussi à
une ouverture plus grande des ins- en bonne place, se trouvent
titutions de l’enseignement supé- difficilement en résonance avec la
rieur en direction de la sphère
publique. Ces travaux, qui portent
précarité prolongée de la carrière
parfois sur des dimensions très et la nécessité de répondre aux
locales (histoire suisse, littérature diverses opportunités.
romande, politiques éducatives
locales, etc.) sont susceptibles de
répondre à des demandes sociales variées selon les contextes. Les reva-
loriser a aussi pour effet de permettre un dialogue plus partagé entre la
science – et ses producteurs.trices – et toutes les personnes qui devraient
en bénéficier.

••La critique du genre et les remises en cause des normes des

carrières
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Le gonflement artificiel de la production scientifique signalé par Fusu-
lier 40 pourrait prêter à sourire s’il n’avait pour conséquence que le temps 40. Op. cit.
inévitablement long de la réflexion scientifique et de la maturation d’un
propos substantiel se trouve remplacé par un temps fragmenté qui fait la
part belle aux projets donnant lieu à publication et aux stratégies de mul-
tiplication des productions scientifiques. Comme nous avons eu l’occa-
sion de le montrer ailleurs 41, cette fragmentation du temps et sa déclinaison
41. F. Fassa,
sous l’angle du présent n’ont pas seulement des conséquences en termes « L’orientation
de conception de l’activité scientifique. Elles ont aussi des répercussions temporelle à la source
dans la vie des chercheur.e.s mêmes. Les projets à long terme, parmi les- des différences
de carrières entre
quels le projet familial figure en bonne place, se trouvent difficilement en les femmes et les
résonance avec la précarité prolongée de la carrière et la nécessité de hommes ? » in
répondre aux diverses opportunités. Or, si en raison de la situation helvé- N. Burnay, S. Ertul et
J.-P. Melchior (Eds.),
tique (importance du temps partiel pour les femmes, modèles familiaux Parcours sociaux et
très traditionnels, etc.) et du fait de l’inégale répartition des tâches de pro- nouveau desseins
duction et de reproduction, ces tiraillements s’avèrent plus fréquents dans temporels, Harmattan-
Academia, Louvain-la-
la population des femmes enseignantes-chercheures que dans celle de Neuve, 2013.
leurs collègues masculins, ils touchent l’ensemble des personnes qui n’ad-
hèrent pas aux normes agonistes de la carrière académique.
Leur mise en évidence et la déconstruction des processus qui sont à
leur source, ont constitué une part des travaux féministes sur les carrières

mouvements n°76  hiver 2013  •  173

 Thème
42. Voir à ce propos
la base de données
Gender and Science
Database, GSD et les
rapports nationaux
sur le site www.
genderandscience.
org et M. Caprile
(coordination), Meta-
analysis of gender
and science research.
Synthesis reprot,
Brussels, 2012, EUR
25138 EN.
43. R. Castel, « La
sociologie et la réponse
à la demande sociale »,
in B. Lahire (Ed.), A
quoi sert la sociologie ?,
La Découverte, Paris,
2002.
44. V. Despret et
I. Stengers, Les faiseuses
d’histoire. Que font les
femmes à la pensée ?, La
Découverte, Paris, 2011.
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45. C. Hess et E. Ostrom
(dir.), Understanding
Knowledge as a
communs, MIT
Press, Cambridge,
Massachusetts and
London, 2007.
46. P. Levine,
« Collective Action, Civil
Engagement, and the
Knowledge Commons »,
in C. Hess, et E. Ostrom,
op. cit. Toutes les
traductions sont de
l’auteure.
47. A. Ehrenberg, Le
Culte de la performance,
Calmann-Lévy, Paris,
1991.
174  •  mouvements n°76  hiver 2013
dans le monde académique 42. Ils ont servi de fondement à la mise en
place des politiques d’égalité dans l’enseignement supérieur, et ont par-
fois débouché sur la mise en cause des normes auxquelles doivent
répondre les scientifiques pour « faire carrière » dans le monde de la
recherche et de l’enseignement supérieur. Ce retournement de la pers-
pective dominante pourrait éviter que l’enseignement ne devienne le
parent pauvre (plus pauvre encore) du travail académique ; il revalorise-
rait le travail de transmission des connaissances, qui appartient aussi aux
missions des universités. Mais pour cela, il faudrait que les conditions de
production de la science redonnent du temps aux chercheur.e.s pour
transmettre les connaissances au-delà des cercles des spécialistes-évalua-
teurs des revues cotées. Pouvoir prêter à l’enseignement l’attention qu’il
mérite, affirmerait que toute science doit avoir une utilité sociale, au sens
que Robert Castel 43 lui donne : permettre de répondre aux questions que
les personnes se posent et les doter de plus d’outils pour y répondre,
pour qu’elles puissent participer plus pleinement à la gestion démocra-
tique des sociétés.
Le genre – ou plutôt les études genre – rencontre l’excellence à ce
point. Les « faiseuses d’histoire » dont parlent Vinciane Despret et Isabelle
Stengers 44 ouvrent la voie à une autre manière de faire science. La critique
portée quant aux principes de hiérarchisation et de domination offre ainsi
des perspectives qui devraient permettre que tous et toutes, hommes et
femmes de la recherche, puissent y travailler pour le bien commun plutôt
qu’en vue exclusive de l’allongement des CV individuels.
Analysant le programme Professeur.e.s boursiers.ières, nous avons ainsi
constaté que les critères d’attribution de ces bourses d’excellence se sont
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peu à peu modifiés, probablement sous l’influence des « faiseuses d’his-
toire » de la Commission égalité du FNS. L’introduction de l’âge acadé-
mique permet notamment que des trajectoires plus atypiques (formation
tardive, arrêts temporaires pour l’éducation des enfants, réorientation dis-
ciplinaire ou thématique, etc.) soient prises en considération, que d’autres
profils de personnes entrent dans le corps des enseignant.e.s-chercheur.e.s,
et que d’autres questions et d’autres approches trouvent droit de cité dans
le monde académique. La prise en compte de la diversité possible des
publications et de l’importance de travaux traitant de ce qui est local
répond aux critiques que Levine fait au monde académique et à ses
règles. Sa contribution dans le célèbre ouvrage de Hess et d’Ostrom 45 sur
le commun insiste en effet sur la nécessité pour les scientifiques de recon-
sidérer la dimension locale comme essentielle car elle seule offre un ter-
rain idéal pour « construire du commun associatif qui s’enracine dans les
communautés géographiques 46 ».
Ces avancées ne paraissent pas révolutionnaires à première vue
puisqu’elles laissent intactes le principe de concurrence et la nécessité
de devenir un.e entrepreneur.e de soi-même 47. Elles sanctionnent toute-
fois un autre regard sur la science, susceptible de l’interroger de l’inté-
rieur et de l’ouvrir sur l’extérieur. L’étude critique et réflexive de la
sociologie des sciences – et des manières dont elle a été écrite – que
 La recherche en Suisse quand le genre interroge les critères de l’excellence...

suivent les chercheuses féministes 48 permet d’élargir le spectre des 48. S. Harding,
« Strong Objectivity »
savoirs et des connaissances qui peuvent devenir un commun à partager. and Socially Situated
La condition de telles mises en question réside toutefois dans le maintien Knowledge, Cornell
d’une pression sociale pour que l’université soit ouverte à toutes et à tous University Press, Ithaca,
New York, Cornell,
et que les conditions d’accès aux connaissances qu’elle produit restent les 1986 ; L. Garforth
plus démocratiques possibles.  • et A. Kerr, « Women
and science : What’s
the problem ? Social
Politics » International
Studies in Gender, State
and Society, 16(3),
2009 ; I. Stengers,
« L’étoffe du chercheur :
une construction
genre », in F. Fassa et
S. Kradolfer (Eds.),
Séismo, Zurich, 2010.
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