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DES LIEUX

Anne Cauquelin

Éditions de la Sorbonne | « Hypothèses »

2013/1 16 | pages 73 à 78
ISSN 1298-6216
ISBN 9782859447717
DOI 10.3917/hyp.121.0073
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2013-1-page-73.htm
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Des lieux
Anne Cauquelin*

Je dois avant tout remercier les quatre jeunes chercheurs de l’École


doctorale d’Histoire d’avoir pensé à me demander de lire leurs travaux,
et, si besoin était, d’y porter un regard critique. Je suis très sensible à
cette démarche, mais – je dois le dire aussi – assez confuse : décalée par
rapport à la discipline et ses contraintes, je le suis aussi par un écart
générationnel, sensible dans les références que je peux avoir en ce qui
concerne l’habiter et l’habitat et celles qu’utilisent mes jeunes collègues.
Dès lors mes remarques seront sans doute assez (ou trop) latérales.
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Le projet
Dès l’introduction de Sébastien Jolis et de Lucia Katz, on discerne l’ambition
de ces quatre études. Il s’agit de ne pas se fixer sur une période et une échelle don-
nées en ce qui concerne les habitats, mais de repérer des époques, des territoires et
des échelles différentes. Sans être du tout comparative, cette manière de disposer
les cibles aux quatre coins de la géographie et de l’histoire interroge ce qui les relie,
c’est-à-dire la notion et la pratique de « l’habiter ». Posée ainsi, cette interrogation est
d’ordre général, on peut la qualifier de philosophique, voire même d’ontologique
(S. Jolis et L. Katz risquent le terme). Quoiqu’il en soit, la question de l’habiter
ouvre considérablement le champ des recherches, qui, en s’étendant, accroît aussi
le besoin de compétences extérieures à celles qu’exige la méthode historique.

L’interdisciplinarité bien tempérée


Le concept d’«  habiter  » convoque, dès lors, la littérature sociolo-
gique, l’anthropologie et l’ethnologie, ainsi que la science politique et

* Professeur de philosophie à l’Université Paris X (Nanterre) et à l’université de Picardie.


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l’économie. Ouverture qui accroît la compréhension de ce que peut être


un habitat, mais qui rend difficile la hiérarchisation des différents apports
et la construction d’un discours cohérent. Maîtriser le langage spécifique
à chacune des disciplines convoquées, leur système de références propres
et leur mode de conceptualisation, demande beaucoup de précaution, de
tact. Or il faut féliciter les auteurs des textes présentés qui ont su habile-
ment jouer de cette palette, et principalement en limitant leur choix aux
éléments qui leur sont utiles pour développer leur thème.
Ainsi, pour la Grèce archaïque, et la naissance d’Athènes comme polis,
Despina Chatzivasiliou entreprend-elle de revenir sur les résultats des vestiges
archéologiques pour montrer qu’ils ne correspondent ni aux récits, devenus
légendes, de la constitution de la polis, ni non plus aux oppositions tranchées
ville/campagne ou ville/périphérie, oppositions qui structurent nos villes
contemporaines mais ne sont pas pertinentes pour l’Athènes archaïque.
Plutôt que de se fier aux limites supposées de la ville et aux découpages en
zones, elle préfère suivre les évolutions sociales et politiques inscrites dans
les aménagements successifs de la ville qui rendent compte de la variété
des activités et de la dispersion de leurs emplacements. Faute de pouvoir
disposer de témoignages des sans-abri fréquentant l’asile de nuit à la fin
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du xixe siècle, Lucia Katz, reconstitue minutieusement l’organisation de la
maison pensant à juste titre que l’habiter relève en priorité d’une économie,
c’est-à-dire des lois régissant une maisonnée (oikos, oikonomia). C’est à capter
l’économie prise en ce sens, justement, comme organisation d’un habitat
– mais cette fois au niveau d’un groupe de logements – que Sébastien Jolis
mène son enquête, mettant en avant sous le concept de « cadre de vie »
l’ancienne notion aristotélicienne du « bien vivre », que l’on trouve dans la
Politique et au premier livre des Économiques. Reprise et conceptualisée par
Erwin Goffman, travaillée par l’école de Chicago, elle vient à point nommé
dans l’analyse de Sébastien Jolis pour éclairer l’activité de la Confédération
nationale des locataires. Enfin, c’est à l’ethnologie que Olga Andryanova
emprunte sa méthode de reconstitution de l’habitat omanien, et surtout du
mode d’habiter particulier à ce territoire. On discerne alors que l’habitat
des Omaniens peut être divers, éclaté, et en quelque sorte nomadisé avec les
individus et les groupes, comme il peut aussi bien être fixe. On perçoit que
cet « habiter » tient davantage au lien qui unit les habitants entre eux et à leur
territoire qu’à sa matérialisation sous une quelconque forme architecturale.
Dans le village ou gros bourg l’espace entre les habitations indique la forme
de cette relation : c’est l’espace de la philia, que nous appelons aujourd’hui
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platement « lien social » le privant ainsi de l’affect que suggérait le mot


grec philia, mieux traduit par amitié. Cette philia lie l’Omanien aussi bien
à son cheval qu’à sa tente ou à sa maison ; ce sont là chaque fois leur « lieu
propre » (topos oikeion).

Le fréquentatif
À partir de ces travaux, commence à se préciser une certaine conception
de l’habiter qui intègre la matérialité de l’habitation (disposition, forme,
emplacement, circulation intérieure et extérieure, aménagements, inscrip-
tion dans une époque et un style) et l’immatérialité des rapports entretenus
entre habitants et habitation. Revenant sur le projet des quatre chercheurs,
on peut comprendre à la lecture de leurs analyses, que le véritable enjeu
– révélé in fine comme celui qui a été poursuivi – est de comprendre l’ha-
biter non comme un concept à portée universelle, attribut essentiel de
l’humain en tant qu’humain à la manière heideggérienne, mais selon le
mode conditionnel et conjecturel du fréquentatif.
La fréquentation (d’un espace, rue quartier ou ensemble de logements)
est un élément nécessaire, fondamental pour saisir ce que signifie habiter1.
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Fréquenter signifie que l’on partage non seulement un espace mais un
ensemble de codes de règles ou de rites, que l’on parle une sorte de langage
commun, partage qui se forme à mesure de la fréquentation et devient
usage, coutume. Le terme « habitus » pourrait bien être substitué à « habi-
ter » dont la forme infinitive indique l’unité et la constance d’une essence.
À l’opposé, le fréquentatif introduit la dimension temporelle, toujours
occasionnelle et chancelante, et met en doute toute tentative de traiter la
question par la seule localisation au sein d’un espace.
Ainsi, la fréquentation de l’asile de nuit par les sans-abri, arythmique,
entrecoupée de longues absences, épisodique, rend impossible de construire
et d’entretenir des liens entre ceux qui sont provisoirement abrités ; impossible
d’y « vivre ensemble », impossible d’établir un lien, avec ce lieu, de s’attacher
au site, d’en faire un « lieu propre ». Et c’est cette absence de fréquentation
continue, cette absence de liens qui fait du sans-abri un non-habitant.

1. Ainsi peut-on parler, par exemple d’« habiter les aéroports ». Voir A. Urlberger,
­ abiter les aéroports. Paradoxes d‘une nouvelle urbanité, Genève, 2012 ; également A. Cau-
H
quelin, « Habiter la peinture Toscane », Habiter les paysages, 176 (déc. 2008‑janv. 2009),
p. 31 [En ligne : http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/ac-dic/documents/176_part2.pdf ].
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Le lieu propre
Joachim du Bellay, étant à Rome n’y habitait pas, cependant ; il habitait
en réalité son pays angevin qui lui était « une province et beaucoup davan-
tage ». Nous devrions exploiter davantage cet oikos, (maison), qui se décline
de plusieurs façons : oikos renvoie en effet à se loger ou loger quelqu’un,
résider, être chez soi ; et, en ce qui concerne notre propos ici, topos oikeion,
lieu propre, désigne le lieu qui convient, le lieu naturel. Un lieu attaché à
un sujet, qu’il soit animal végétal ou humain.
Si je fais appel ici à ce topos oikeion, c’est qu’il traverse et nourrit, tout
à la fois la biologie, la physique, la politique et l’économie. Chez Aristote,
tout d’abord, mais aussi, et sans que nous le sachions vraiment, parce qu’il
régit notre attitude concernant l’habiter, qu’il s’agisse d’habiter un logement,
une maison, un quartier ou la cité.
En biologie, ce que nous appelons milieu naturel ou écosystème n’est autre
que ce topos, ce lieu naturellement et donc nécessairement lié à son occupant.
Ainsi voit-on dans le traité des Parties des animaux nombre de passages savou-
reux liant l’éléphant aux marécages et l’âne indien au rocher… le premier car
s’il a une trompe, c’est pour respirer quand il est dans l’eau, à la manière des
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plongeurs avec leur roseau ; il faut que cette eau soit alors peu profonde, son
lieu propre sera donc le marais2 ; quant à l’âne indien, s’il n’a qu’une seule
corne sur la tête, c’est qu’il lui faut beaucoup de matière cornue aux sabots à
cause des rochers abrupts sur lesquels il vit, et toute cette matière dépensée
pour les sabots, il n’en reste plus assez pour que la nature lui dispense deux
cornes, il n’en n’aura qu’une et au milieu du front3. L’âne indien pourrait dif-
ficilement marcher sur un autre terrain, hors de ce lieu qui est le sien. Aristote
met en relation le relief et le climat de la région où vivent les animaux avec
leur alimentation, leur caractère, leurs mœurs, leur mode de vie4. Sortis de
leur environnement, c’est à dire de leur lieu propre, ils dépérissent.
C’est donc une notion très forte, qui tient à la vie même, et que l’on
retrouve au niveau des politiques d’occupation des sols, de la distribution
des territoires et des richesses. Et, naturellement, de la cité. Contrairement
au partage des sols édictés par le pouvoir (que ce pouvoir soit celui du roi
philosophe comme chez Platon qui prône la distribution de « lots » de terrain

2. Aristote, Parties des animaux, II, 658b.


3. Ibid., III, 662b et sq.
4. Aristote, Histoires des animaux, VIII et IX.
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par catégories ou classes5, ou celui de l’argent – les promoteurs actuels) le


lieu propre aristotélicien s’impose comme un principe fondamental de vie
ou de survie. Ce que nous voyons bien quand il s’agit d’expulser des familles
ou d’exiler des populations. La résistance à quitter le lieu, à partir, prend
toutes sortes de formes, des plus rusées aux plus violentes.

Lieu propre et cité


Si la nature gère en quelque sorte le rapport des corps à leur lieu, qu’en
est-il de la ville ? Peut-elle être considérée comme une nature ? Est-elle un
« lieu propre » pour ses habitants ? Le fait que la ville soit un artefact l’exclut
du lieu naturel proprement dit. Construite, la ville peut être détruite ou
transformée, elle n’a pas la pérennité d’un milieu naturel qui subit seulement
le passage du temps en une érosion lente. Un accroissement dû à une bonne
(ou mauvaise) gestion peut d’ailleurs déplacer ses limites matérielles, comme
il peut changer sa place dans le territoire qui l’enveloppe (cette possibilité
est d’ailleurs évoquée dans Politique, III, 2), Cependant, même à changer
de forme matérielle (plus grande, plus petite ou déplacée) la ville reste la
même, car elle n’est pas définie seulement par ses murailles et son territoire.
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Serait-elle alors définie par ce qu’elle contient ? L’étendue et la nature de sa
population ? Oui et non, car si la population peut être prise en compte dans
une définition de la ville, c’est selon un certain mode, certaines contraintes,
concernant la qualité par exemple – diversité des classes, des genres et des
provenances – et la quantité – le nombre des individus. Ce qui signifie
alors, qu’un lieu propre n’est pas seulement un emplacement approprié ou
que l’on peut s’approprier, mais un certain rapport entre les corps (ici, les
habitants) et l’espace qu’ils occupent. Car la ville, si l’on suit le propos du
lieu propre n’est pas seulement un endroit où résideraient des individus, c’est
un lieu où s’organise une vie politique gérée par des citoyens et soumise à
une constitution ; c’est une institution dont les citoyens sont à la fois les
institués et les instituants. Habiter est une affaire de règles dites et non dites,
qui évoluent ou stagnent, s’incrustent ou s’érodent.
Habiter alors n’est plus seulement résider, ni fréquenter, ni non plus
être – comme on dit – enraciné, même si toutes ces actions sont requises ou
sollicitées, c’est avant tout instruire un rapport le plus juste possible entre

5. « On fera cinq mille quarante lots et on coupera chaque lot […] ». Platon, Les Lois,
Livre V, XIV.
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les habitants et avec l’ensemble du corps organique du monde que nous


appelons maintenant « environnement ».
Habiter un lieu semble être ce que je pourrais appeler un concept-atti-
tude, une sorte de politeia virtuelle6, la ville étant la réplique artificielle du
lieu propre naturel par lequel l’univers et les hommes tiennent ensemble.
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6. Politeia désigne aussi bien la constitution telle quelle s’inscrit dans les lois que l’atti-
tude de vie qui caractérise la vie dans une cité.

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