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Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

Roland Meynet
Dans Dix-septième siècle 2013/4 (n° 261), pages 603 à 622
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0012-4273
ISBN 9782130618027
DOI 10.3917/dss.134.0603
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Le Mémorial à la lumière
de la rhétorique biblique

Ce m’est un agréable devoir de remercier Marc Leclerc, un collègue ami philo­-


sophe, qui, connaissant mes travaux sur les textes bibliques, m’incita un jour de juillet
2005, à analyser le Mémorial suivant les procédures de l’analyse rhétorique biblique.
Le résultat me surprit et l’enchanta. En 2007, dans le dernier chapitre de mon Traité
de rhétorique biblique, intitulé « Perspectives », voulant poser quelques jalons regar-
dant l’extension possible de la rhétorique spécifique de la Bible, je passai en revue
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rhétorique hébraïque, puis biblique, puis sémitique, grecque même, orale enfin, et
j’achevai mon parcours avec un paragraphe intitulé « Et autres... ». J’y présen­tais une
« réécriture » et une brève description de la composition du Mémorial conduites
selon « l’analyse rhétorique biblique1 ». L’étude plus approfondie du Mémorial pré-
sentée ici se devait d’être précédée, pour les lecteurs qui ne la connaissent pas ou trop
peu, par une présentation, très synthétique, de la rhétorique biblique.

Une brève présentation de la rhétorique biblique

Il faut d’abord préciser ce que l’on entend par « rhétorique biblique ». L’expression
ne renvoie qu’à une seule des cinq parties des traités de rhétorique classique, la dis-
positio. L’analyse rhétorique biblique ne s’in­téresse donc pas à l’inventio, ni à l’ornatus
ou elocutio, c’est-à-dire les figures, ni à la memoria et à l’actio. Convaincue que « la
forme est la porte du sens », elle accorde toute son attention à la composition des
textes. Elle le fait d’autant plus qu’elle part du présupposé que les textes bibliques ne
sont pas composites, comme le prétend la méthode historico-critique, mais composés
et, la plupart du temps, bien compo­sés. Le problème est qu’ils ne sont pas composés
selon les règles de la rhétorique classique, gréco-latine, mais selon les lois, de mieux
en mieux connues, d’une rhétorique diffé­rente, la rhétorique biblique et, plus lar-
gement, sémitique. En effet, les textes de l’aire sémitique, en amont de la littérature
biblique (akka­diens ou ougaritiques par exemple) comme en aval (Coran et Hadîth),
obéissent aux mêmes lois de composition que les textes bibliques. L’appellation de

1.  R. Meynet, Traité de rhétorique biblique, Pendé, Gabalda, 2011, p. 648-651.


XVIIe siècle, n° 261, 65e année, n° 4-2013
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604 Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

« rhéto­rique biblique » est simplement due au fait que ce sont des biblistes qui à
partir du XVIIIe siècle ont découvert ces lois2.

Les caractéristiques fondamentales de la rhétorique biblique


Il est possible de ramener les caractéristiques fondamentales de la rhétorique
biblique et sémitique à deux : la binarité et la parataxe.

a) La binarité
Dans la Bible les choses sont dites deux fois. L’exemple le plus simple est le « paral-
lélisme des membres » que Robert Lowth a exposé en 1753 dans la dix-neuvième
de ses Leçons sur la poésie sacrée des Hébreux. Même s’il a eu des prédécesseurs, c’est
lui que tous les articles de dictionnaires sur la poésie biblique reconnaissent comme
l’initiateur de ce qu’on appelle maintenant la rhétorique biblique. Voici le premier
exemple qu’il en donne3. Les quatre premiers segments du Ps 114 sont autant de
segments bimembres :
Lorsqu’ISRAËL sortit d’Égypte,
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Et LA MAISON DE JACOB, de chez un peuple barbare ;
JUDA était le domaine du Seigneur,
Et ISRAËL son empire.
LA MER le vit et s’enfuit :
LE JOURDAIN retourna en arrière :
LES MONTAGNES bondirent comme des béliers ;
Et LES COLLINES, comme les petits des brebis.

Lowth en était pratiquement resté au niveau de ce que j’appelle le « seg­ment »,


unimembre, bimembre ou trimembre (ou pour ceux qui préfèrent parler grec :
monostique, distique ou tristique). En réalité, les vrais découvreurs des lois de cette
rhétorique sont un Irlandais et un Anglais du début du XIXe siècle, John Jebb4 et

2. La première partie de ma première publication méthodologique est consacrée à l’histoire de


la découverte de la rhétorique biblique : L’Analyse rhétorique. Une nouvelle méthode pour comprendre la
Bible. Textes fondateurs et exposé systématique, Paris, Cerf, 1989, p. 19-139. Je l’ai reprise, de manière plus
synthétique dans le premier chapitre du Traité de rhétorique biblique, op. cit., p. 31-110. Pour un état
de la recherche actuelle, voir mon article, « La rhétorique biblique et sémitique. État de la question »,
Rhetorica, n° 28, 2010, p. 290-312.
3. La réécriture n’est pas de Lowth ; elle est mienne, pour mieux donner à voir les rapports entre
les termes des deux membres de chaque segment bimembre. Il en va de même pour toutes les autres
réécritures du présent article.
4.  T. Boys, Tactica Sacra. An attempt to develope, and to exhibit to the eye by tabular arrange­ments, a
general rule of composition prevailing in the Holy Scriptures, London, T. Hamilton, 1824 ; disponible sur
www.retoricabiblicaesemitica.org > Textes fondateurs. Voir aussi, du même auteur, A Key to the Book of
the Psalms, London, L.B Seeley & Sons, 1825 (disponible sur le même site).
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Thomas Boys5, qui, dans la tradition de l’empirisme anglo-saxon, ont mis au jour les
compositions parallèles et concentriques des textes bibliques, aussi bien du Nouveau
que de l’Ancien Testament. Ces compositions dépassent le premier niveau d’organi-
sation des textes, celui des simples segments étudiés par Lowth. John Jebb donne par
exemple un ensemble très simple et très évident de deux segments trimembres qui
sont parallèles entre eux (Mt 7,7-8) :
Demandez et il vous sera donné,
Cherchez et vous trouverez,
Frappez et l’on vous ouvrira ;
Car quiconque demande reçoit,
Qui cherche trouve,
Et à qui frappe il sera ouvert.

Mais le parallélisme peut être beaucoup plus développé (Mt 7,24-27) :

+ 24 Donc quiconque ÉCOUTE CES MIENNES PAROLES


+ et FAIT ELLES

– sera comparable à un homme AVISÉ


– lequel a construit sa maison SUR LE ROC.
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: 25 Et est descendue la pluie
: et sont venus les fleuves,
: et ont soufflé les vents
:: et ils ont chuté-contre cette maison-là.
--------------------------------------------------------------------------------
= Et elle n’a pas chuté
= car elle avait été fondée sur le roc.

+ 26 Et quiconque ÉCOUTANT CES MIENNES PAROLES


+ et ne FAISANT pas ELLES

– sera comparable à un homme INSENSÉ


– lequel a construit sa maison SUR LE SABLE.
--------------------------------------------------------------------------------------------------
: 27 Et est descendue la pluie
: et sont venus les fleuves,
: et ont soufflé les vents
:: et ils ont heurté-contre cette maison-là.
--------------------------------------------------------------------------------
= Et elle a chuté
= et fut sa chute grande.

5.  J. Jebb, Sacred Literature comprising a review of the principles of composi­tion laid down by
the late Robert Lowth, Lord Bishop of London in his Praelectiones and Isaiah : and an application of
the principles so reviewed, to the illustration of the New Testament in a series of critical observations on
the style and structure of that sacred volume, Londres, T. Cadell & W. Davies, 1820; disponible sur
www.retoricabiblicaesemitica.org > Textes fondateurs.
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Voici maintenant un autre texte de composition concentrique (Ps 135, 15-18) :

+ LES IDOLES des nations sont argent et or,


– FAITES par les mains de l’homme.
-------------------------------------------------------------------------
: Elles ont une bouche
et ne parlent pas,
- Elles ont des yeux et ne voient pas,
- Elles ont des oreilles et n’entendent pas,
Il n’y a même pas de souffle
: en leur bouche.
-------------------------------------------------------------------------
– Comme elles ceux qui les FONT,
+ Tous ceux qui mettent leur foi en ELLES.

Jebb et Boys ont eu quelques successeurs au XIXe siècle, mais c’est surtout
Nils Lund qui dans la première moitié du XXe a repris le flambeau. Voici un seul
exemple, d’un texte semblable à celui qui vient d’être présenté, mais plus complexe
(Ps 115,4-8) :
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+ 4 Leurs IDOLES, c’est de l’argent et de l’or,
– FAITES par les mains de l’homme.
-----------------------------------------------------------------------
: 5 Une bouche elles ont mais ne parlent pas ;
- Des yeux elles ont mais ne voient pas ;
- 6 Des oreilles elles ont mais n’entendent pas.

Un nez elles ont mais ne sentent pas.


7
- Elles ont des mains mais ne touchent pas ;
- Elles ont des pieds mais ne marchent pas ;
: Elles n’émettent aucun son avec leur gosier.
-----------------------------------------------------------------------
– 8 Que deviennent comme elles, ceux qui les FONT,
+ Tous ceux qui se fient en ELLES.

La binarité se retrouve à tous les niveaux. Voici par exemple comment est orga-
nisée la deuxième section du livre d’Amos (3,1–6,14) : elle comprend sept séquences,
organisées de manière concentrique.
Dans cet exemple on voit que les séquences B2 et B3 forment un couple où il
s’agit des « richesses » et des « sacrifices » ; et de même les séquences B5 et B6 selon
les mêmes sujets. À leur tour les deux couples forment un couple, B2 et B3 corres-
pondant, de manière spéculaire, à B5 et B6. Il en va de même pour les séquences
extrêmes (B1 et B7) qui forment un autre couple où « le piège » correspond au « poi-
son », tous deux instruments de mort. L’ensemble est focalisé sur la lamentation
funèbre de la séquence B4. Bel exemple de construc­tion concentrique.
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B1 : Un piège pour les Fils d’Israël 3,1-8

B2 : La multiplication des richesses ne sauvera pas les Fils d’Israël 3,9–4,3

B3 : La multiplication des sacrifices ne sauvera pas les Fils d’Israël 4,4-13

B4 : LAMENTATION FUNÈBRE SUR LA VIERGE D’ISRAËL 5,1-17

B5 : Un culte perverti ne sauvera pas la Maison d’Israël 5,18-27

B6 : Une richesse pervertie ne sauvera pas la Maison d’Israël 6,1-7

B7 : Le poison de la Maison d’Israël 6,8-14

Ajoutons pour finir d’autres exemples de binarité, fort connus : la Bible donne
deux versions du Décalogue ; deux versions du Notre Père, l’une selon Matthieu,
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l’autre selon Luc ; deux récits de l’enfance de Jésus, selon Matthieu et selon Luc ; et
la Bible chrétienne comprend deux testaments, l’Ancien et le Nouveau.

b) La parataxe
Dans la Bible les choses ne sont pas liées entre elles à la manière gréco-latine, leur
relation logique n’est pas exprimée linguistiquement ; elles sont posées les unes à côté
des autres et c’est au lecteur de saisir le rapport qui les lie. Cela se voit clairement déjà
au niveau le plus simple, celui du segment bimembre. Les deux membres du verset 3
du Ps 51 sont simplement juxtaposés :
Aie pitié de moi, Dieu, selon ta grâce,
selon ta grande miséricorde efface mes transgressions

Avec le verbe initial « avoir pitié », le premier membre est très général, tandis que le
second explicite ce qui est demandé à Dieu. Comment Dieu aura-t-il pitié de moi ? En
effaçant mes transgressions. Il est possible de comprendre et donc de traduire, en subordon-
nant le second membre au premier pour faire ressortir le rapport entre les deux membres :
Aie pitié de moi, Dieu, selon ta grâce,
en effaçant mes transgressions selon ta grande miséricorde.

Même quand les deux membres sont coordonnés par « et », la conjonction


n’exprime pas le rapport logique entre les deux membres :
Mon Seigneur, ouvre mes lèvres
et ma bouche annoncera ta louange (Ps 51,17).
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608 Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

Si on s’en tenait à la valeur purement linguistique du coordonnant « et », les deux


actions seraient considérées comme simultanées et sur le même niveau. Le lecteur
comprend au contraire que le rapport est de conséquence ; si on voulait le traduire
linguistiquement, et à la manière occidentale, on utiliserait la subordi­nation au lieu
de la coordination :

Adonaï, si tu ouvres mes lèvres,


ma bouche annon­cera ta louange.

ou, avec une nuance différente :

Adonaï, quand tu ouvriras mes lèvres,


ma bouche annoncera ta louange.

En hébreu les deux membres de Pr 21,15 sont coordonnés par un simple « et » :

C’est une joie pour le juste de pratiquer le droit


et c’est l’épouvante pour les malfaisants.

Cependant tout le monde comprend et traduit ce « et » par une autre conjonction


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qui exprime l’opposition entre les deux membres :

C’est une joie pour le juste de pratiquer le droit


mais c’est l’épouvante pour les malfaisants.

En Pr 26,14, le lien logique est de comparaison :

La porte tourne sur ses gonds


et le paresseux sur son lit.

Et l’on comprend :

Comme la porte tourne sur ses gonds,


ainsi le paresseux sur son lit. 

Le rapport est de causalité en Pr 23,3 :

Ne convoite pas ses mets [les mets d’un grand],


et c’est une nourriture décevante.

D’où la traduction :

Ne convoite pas ses mets [les mets d’un grand],


car c’est une nourriture décevante.

La parataxe se retrouvera à tous les niveaux ; si elle ne pose généralement pas de


grands problèmes d’interprétation aux niveaux les plus élémentaires comme dans
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les proverbes, il n’en va pas de même aux niveaux supérieurs. Émile Osty écrivait à
propos des divers recueils réunis dans le livre des Proverbes :
D’une manière générale, on peut dire qu’aucun principe directeur n’a présidé
à l’orga­ni­sa­tion de ces recueils. Les proverbes ont été jetés pêle-mêle, n’im­porte
comment, sans aucun souci d’ordonner tant d’éléments disparates, et de les grou-
per selon leurs affinités. C’est ce qui rend pénible et fastidieuse la lecture de tant
de pages qui n’offrent qu’une mosaïque de sentences n’ayant entre elles ni lien ni
parenté6.

De même, au regard de ceux qui sont formés à la rhétorique occidentale, les


livres des prophètes paraissent des compilations d’oracles qui semblent n’avoir
pas grand-chose à voir les uns avec les autres, au point qu’on pensera qu’ils ont
été prononcés en diverses occasions et qu’ils ont été réunis dans un livre sans
que l’on puisse y discerner un ordre logique. Et cela vaut aussi pour les évan-
giles. Tout récemment encore, un exégète français bien connu, Simon Légasse,
écrivait :
Notons que leur mode de composition se distingue de ce qu’on peut découvrir
dans les Vies gréco-romaines. Non qu’il faille, comme on l’a fait encore naguère,
ne voir dans les évangélistes que de simples compilateurs – nous verrons qu’ils
ont pleine­ment droit au titre d’auteurs –, mais leur œuvre porte les traces évi-
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dentes d’une pluralité de documentation, d’épisodes d’abord véhiculés isolément
ou par petits groupes, pièces que la bonne volonté sinon le talent des évangé-
listes s’est efforcée d’unir entre elles par des jonctions dont l’artifice saute aux
yeux7.

On voit bien que, selon cet auteur et selon bien d’autres, ceux qui ont écrit
les évangiles ne soutiennent pas la comparaison avec les grands auteurs clas-
siques, grecs et latins ! Cela est vrai uniquement si on les juges avec les cri-
tères de la rhétorique occidentale. Mais quand on les analyse de l’intérieur,
c’est-à-dire en fonction des lois de leur rhétorique propre, la rhétorique biblique,
ou plus large­ment sémitique, il apparait que ces livres sont composés, et bien
composés.

Le cadre méthodologique

a) Les figures de composition

On vient de voir que les textes bibliques sont construits soit de manière
parallèle, soit de manière concentrique. Il faut ajouter un troisième type de construc-
tion : la composition spéculaire. En voici deux exemples.

6.  La Bible, éd. Osty, Paris, Seuil, 1973, p. 1280.


7. S. Légasse, L’Évangile de Marc, Paris, Cerf, 1997, p. 33.
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610 Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

Le premier est de la taille d’une partie, formée de trois morceaux (Ex 15,14-16a)8 :

= 14 Ils ont entendu LES PEUPLES ILS FRÉMISSENT.

-----------------------------------------------------------------------------------------------------
+ LES DOULEURS saisirent les habitants de PHILISTIE ;
– 15 alors S’ÉPOUVANTÈRENT
LES CHEFS d’ Édom.

LES PRINCES de Moab


– saisit LE TREMBLEMENT ;
+ ils SONT BOULEVERSÉS tous les habitants de CANAAN.
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
= 16 Tombent SUR EUX LA TERREUR et L’EFFROI.

Les morceaux extrêmes (14a.16a) sont parallèles. Les deux bimembres du mor-
c­ eau central se correspondent de manière spéculaire. La composition de l’ensemble
est donc spéculaire elle aussi.

A. La venue du Christ préparée par les messagers du Seigneur 1,5– 4,13


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B. Jésus constitue la communauté de ses disciples en Galilée 4,14–9,50

C. Jésus conduit la communauté de ses disciples à Jérusalem 9,51–21,38

D. La Pâque du Christ annoncée par les Écritures d’Israël 22,1–24,53

Le second exemple concerne l’Évangile de Luc. Celui-ci comprend en effet quatre


sections qui se correspondent de manière spéculaire :
À côté de ces trois types de construction, de ces trois « figures de composition
totale », il faut signaler les « figures partielles » que sont les termes initiaux, finaux,
extrêmes, centraux et médians. Les termes initiaux marquent le début d’unités en
rapport, les termes finaux leur fin, les termes extrêmes (ou « inclu­sion ») leurs extré-
mités, les termes centraux leurs centres, les termes médians agrafent deux unités,
marquant la fin d’une unité et le début de l’unité symétrique.

b) Les niveaux d’organisation des textes

Les figures de composition se retrouvent à tous les niveaux d’organisation des


textes. La mise en place du système des niveaux représente certainement une contri-
bution essentielle de l’analyse rhétorique biblique.
Le premier niveau est celui du « segment » qui est le plus souvent formé de deux
membres, mais aussi de trois, et même d’un seul. Le second est celui du « morceau »

8.  Voir R. Meynet, « Le cantique de Moïse et le cantique de l’Agneau (Ap 15 et Ex 15) »,
Gregorianum, n° 73, 1992, p. 19-55 ; voir aussi p. 32-33 et p. 52.
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formé d’un, de deux ou de trois segments. Le troisième est celui de la partie, formée
d’un, de deux ou de trois morceaux.
Avec le « passage » (la « péricope » des exégètes), on laisse les niveaux non auto­-
nomes, pour passer aux niveaux autonomes ; en d’autres termes, les niveaux de cita-
tion pour les niveaux de récitation. Dans la proclamation de l’Évangile durant les
célébrations liturgiques, on ne lit jamais moins d’un passage. La définition du pas-
sage ne correspond plus à celles des niveaux inférieurs : un passage en effet est formé
d’une ou de plusieurs parties.
À leur tour les passages s’organisent en « séquences », les séquences en « sections »
et les sections forment le « livre ». On a été amené à ajouter, quand cela est nécessaire,
les niveaux intermédiaires de la « sous-partie », qui a la même définition que la partie,
de la « sous-séquence » et de la « sous-section ».

La technique de la réécriture

En conclusion de ce bref exposé sur la rhétorique biblique, il faut mentionner


l’art de la réécriture. Celui-ci consiste à visualiser, par une disposition typo­gra-
phique spécifique, la composition des textes ; les exemples qui ont été présentés
jusqu’ici en ont donné un aperçu. Trouvant son origine vingt ans avant Lowth,
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c’est-à-dire en 1733, cette technique a été développée peu à peu et systématisée
dans le Traité de rhétorique biblique qui consacre un chapitre entier à en édicter les
normes.

Analyse rhétorique du Mémorial de Pascal

Nos commentaires bibliques comprennent trois rubriques : la « Composi­tion »,


qui présente la réécriture et la description de la construction du texte ; le « Contexte
biblique », qui met en rapport le texte étudié avec d’autres textes qu’il cite, auquel il
fait référence ou allusion, ou qui, entrant en conso­nance avec lui, permet de le mieux
comprendre ; enfin l’« Interprétation », fruit des deux opérations précédentes, pro-
pose ce que l’auteur de l’analyse a compris du sens du texte9. L’analyse du Mémorial
se développera selon ces trois temps, ou ces trois opérations.

Composition

De la mesure d’un « passage », le Mémorial comprend quatre parties orga­nisées de


manière spéculaire.

9. Ce sont là les trois grandes parties de mon Traité de rhétorique biblique, op. cit. : « Composition »
(p.  111-344), « Contexte » (p.  345-506), « Interprétation » (p.  507-635). Ces trois parties sont pré-
cédées par l’« Historique » de la découverte des lois de la rhétorique biblique (p. 31-110) et suivies par
un dernier chapitre intitulé « Perspectives » (p. 637-654).
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612 Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

a) Première partie (lignes 1-6)

La première partie (1-6) marque le temps de l’illumination. Les trois compo­santes


de la date sont marquées par la majuscule au début des lignes 1, 2 et 5. L’année
d’abord (1) est référée à la « grâce », c’est-à-dire à l’Incarnation ; le jour du mois (2)
mentionne les saints du calendrier romain (2-3) et y ajoute ceux du lendemain (4) ;
enfin les heures sont précisées, celle du début (5) et de la fin de l’illumination (6). La
mention des saints du jour (2-3) et du lendemain (4) est peut-être appelée par le fait
que l’expérience mystique a commencé le soir et s’est prolongée jusqu’après minuit.
Cette première partie, reproduite telle quelle dans la réécriture générale, peut donc
être récrite de la manière suivante :

+ L'an de grace 1654 1


e bre
– Lundy 23 nov. 2
:: jour de St Clément Pape et m. et autres au martirologe Romain 3
:: veille de St Chrysogone m. et autres &ce. 4

= Depuis environ dix heures et demi du soir 5


= jusques environ minuit et demi 6

Ce sont trois segments, un unimembre pour la date, un trimembre de type ABB’


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pour le jour, un bimembre enfin pour les heures. On notera le parallélisme strict
des second et troisième membres du deuxième segment (3-4) ainsi que des deux
membres du troisième segment (5-6). Il serait aussi possible de remarquer que le
rythme ternaire du premier segment trouve un écho dans celui du premier membre
du second segment.

b) Deuxième partie (7-13)

La seconde partie (7-13) comprend deux morceaux. Le premier tient en un seul


mot, qu’on peut entendre comme une sorte d’exclamation qui introduit le second
morceau. Celui-ci est de construction concentrique.

FEU 7
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------
• DIEU D’ABRAHAM. DIEU D’ISAAC. DIEU DE JACOB 8
– non des philosophes et savans. 9
certitude joye certitude sentiment veue joye 10
• DIEU DE JÉSUS CHRIST. 11
– Deum meum et Deum vestrum. Jeh. 20.17. 12
– Ton Dieu sera mon Dieu. Ruth. 13

Dans leurs premiers membres les segments extrêmes (8-9 et 11-13) mettent en
parallèle deux appellations du même « Dieu », référé aux « pères » du peuple juif puis
à Jésus Christ. Dans le premier segment les pères d’Israël – Abraham, Isaac et Jacob –
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26 janvier 2015 - Revue du 17e siècle n° 261 - Collectif - Revue du 17e siècle - 155 x 240 - page 613 / 770

Roland Meynet 613

sont opposés aux « philosophes et savants ». Dans le dernier segment, le deuxième


membre (12) cite les paroles adressées par Jésus à Marie Madeleine après la résur-
rection : « Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers
mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20,17). Ainsi le Dieu de Jésus Christ n’est pas celui des
« philosophes et savants », mais celui de ses disciples. Cette citation est suivie d’une
deuxième dont le rythme est semblable ; elle reprend les mots de Ruth la Moabite,
l’étrangère, qui, en suivant sa belle-mère Noémi, s’attache au Dieu d’Abraham, d’Isaac
et Jacob (Rt 1,16). Ce qui est donc posé n’est rien moins que le rapport entre les deux
Testaments, et cela doublement : par la mise en parallèle du Dieu des pères et du Dieu
de Jésus Christ, et, en finale, par la mise en parallèle de la citation de l’Évangile de Jean
et du livre de Ruth. On notera le phénomène de clôture : en effet, la citation vétéro-
testamentaire suit celle du Nouveau Testament, et ainsi la bouche est bouclée.
Au centre, un segment où les six termes énoncent ce que Pascal éprouve à la pen-
sée brûlante de son Dieu. Ces six termes pourraient être récrits sur trois lignes :

certitude joye
certitude sentiment
veue joye

Les deux premiers membres commencent avec le même « certitude » ; les


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membres extrêmes s’achèvent avec « joye ». Il est tentant d’interpréter que la « vue »
appartient au même champ sémantique que la « certitude » : il est certain parce
qu’il a vu. Quant au « sentiment », il est aussi à rapprocher de « certitude » plutôt
que de « joie »10.
Le rapport entre les deux morceaux s’éclaire si on se rappelle que la citation du
Buisson ardent – « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac
et le Dieu de Jacob ». Alors Moïse se voila le visage, car il craignit de regarder
Dieu » (Ex 3,6), qui constitue le premier membre du second morceau (8) – est pré-
cédée dans le récit d’Exode par deux occurrences du mot « feu » (Ex 3,2).

c) Troisième partie (14-30)


La troisième partie s’organise en deux sous-parties (14-22 et 23-30) qui se ré­
pondent de selon le schéma A(BC) / (B’C’)A’.
Le premier et le dernier morceau (14-15 et 29-30) sont très semblables et rem­-
plissent donc la fonction de termes extrêmes. Ils se correspondent de manière spéculaire.
« L’oubly du monde et de tout » du début est repris par « renonciation totale » à la fin
(14.29) ; le parallélisme de ces deux membres pourrait laisser entendre que la douceur
qui tempère la « renonciation » en 30 est due au « Dieu » qui est distingué du « monde
et de tout ». En 15 et 29 ce n’est « que par les voies enseignées par l’Évangile » qu’il « se

10. En effet, chez Pascal, « sentiment » n’appartient pas au domaine des émotions, mais de l’intui-
tion, c’est-à-dire au mode de connaissance du cœur, concurrent de celui de la raison, et non moins cer-
tain que lui : « Les principes se sentent, les propositions se concluent, et le tout avec certitude, quoique
par différentes voies » (S. 142). Je remercie Laurent Susini pour cette précision.
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26 janvier 2015 - Revue du 17e siècle n° 261 - Collectif - Revue du 17e siècle - 155 x 240 - page 614 / 770 26 jan

614 Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

trouve » puis « se conserve » ; le référent du sujet de ces deux phrases ne peut être autre
que « Dieu » (14) dont le nom n’est pourtant pas repris dans le dernier morceau.

+ Oubly du monde et de Tout hormis DIEU. 14


= IL NE SE trouve QUE PAR LES VOYES ENSEIGNÉES DANS L’EVANGILE. 15
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
– Grandeur de l’ame humaine. 16
– PÈRE JUSTE, le monde ne t’a point CONNU, mais je t’ay CONNU. Jeh. 17. 17
:: Joye Joye Joye et pleurs de joye 18
----------------------------------------------------------------------
- Je m’en suis separé 19
Dereliquerunt me fontem 20
mon Dieu me quitterez-vous 21
- que je n’en sois pas separé eternellement. 22

– Cette est la vie eternelle qu’ils te CONNOISSENT seul vray DIEU 23


– et celuy que tu as envoyé 24
:: Jesus Christ 25
:: Jesus Christ 26
----------------------------------------------------------------------
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je l’ay fui renoncé crucifié
- je m'en suis séparé 27
- que je n'en sois jamais separé 28
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
= IL NE SE conserve QUE PAR LES VOYES ENSEIGNÉES DANS L’EVANGILE. 29
+ Renonciation Totale et douce 30

Les morceaux 16-18 et 23-26 sont parallèles. Ce sont d’abord deux segments
bimembres qui traitent de la connaissance de Dieu, par Jésus d’abord (17) puis par
ses disciples (23) ; à la connaissance du « Père » de 17 s’ajoute celle de « celui qu[’il
a] envoyé » (24). La connaissance de Dieu d’abord présentée comme « grandeur de
l’âme humaine » (16) est qualifiée de « vie éternelle » ensuite (23), ce qui semble
marquer un saut qualitatif notable. Dans les seconds segments (18 et 25-26) les mots
répétés, « joye » et « Jésus », sont en rapport de paronomase par leur initiale, qui est
en majuscule pour les trois premières occurrences de « Joye », comme celle des deux
occurrences de « Jésus ». Il eût été possible de récrire 18 sur deux lignes, pour mieux
visualiser le rapport entre les deux segments :

Joye Joye Joye Jesus Christ


et pleurs de joye Jesus Christ

Mais il a semblé préférable de respecter en ce cas la réécriture de Pascal.


Le troisième morceau de la première sous-partie (19-22) est construit de manière
spéculaire : le deuxième membre du premier segment et le premier du second
segment énoncent tous deux une séparation, due à l’homme d’abord et ensuite à
Dieu. Le deuxième morceau de la seconde sous-partie (27-28) correspond au dernier
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26 janvier 2015 - Revue du 17e siècle n° 261 - Collectif - Revue du 17e siècle - 155 x 240 - page 615 / 770

Roland Meynet 615

morceau de la première sous-partie, mais l’abrège : en effet, 27 et 28 ne reprennent


que les membres extrêmes des deux segments du morceau symétrique (19 et 22).
Toutefois, l’ajout suscrit de 27 (« je l’ay fui renoncé crucifié ») compense en quelque
sorte l’abréviation. « Que je n’en sois jamais séparé » de 28 semble être plus radical
que le membre symétrique de 22 : en effet, « éternellement » envisage la vie future,
tandis que « jamais » parait inclure aussi la vie présente.
Les deux sous-parties sont agrafées par les termes médians « éternellement » (22)
et « éternelle » (23).

d) Dernière partie (31-33)


La quatrième partie ne comprend qu’un seul segment trimembre dont les trois
membres sont parallèles du point de vue du rythme.

+ SOUMISSION TOTALE à Jésus Christ et à mon directeur. 31


= éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre 32
+ NON OBLIVISCAR sermones tuos. Amen. 33

Les membres extrêmes sont parallèles : « non obliviscar » correspond à « sou­mis-


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sion totale » et « sermones tuos » à « à Jésus Christ et à mon directeur ». Le membre
central énonce la « joie » éternelle qui récompensera « l’exercice sur la terre » qui
consiste en la « soumission totale » à Jésus et aux « sermones » qui sont ceux de Dieu
selon le Ps 119,16 en même temps que les siens.

e) L’ensemble du passage

Les parties extrêmes – La partie conclusive fait pendant à la première, dans la


mesure où elle vise le futur, en fonction de ce qui est arrivé dans la nuit dont le sou-
venir est daté au passé du 23 novembre 1654. L’engagement de Pascal à se soumettre
totalement à Jésus Christ et à son directeur, à ne pas oublier ses paroles, est qualifié
au centre de la partie comme « un jour d’exercice sur la terre » qui lui vaudra d’être
« éternellement en joie » ; cela semble correspondre au sort des martyrs men­tionnés
au début, le sacrifice de leur vie qui les a portés à la vie éternelle.
Rapports entre les deux dernières parties – Les deux occurrences de « totale »
(30 et 31) jouent le rôle de termes médians qui agrafent les deux dernières parties.
Des deux parties précédentes, la partie conclusive reprend en outre « Jésus Christ »
(31, comme en 11 et 25-26), « eternellement » (32, comme en 22) et « joye » (32,
comme en 10 et en 18).
Rapports entre la deuxième et la troisième partie – Le nom de « Dieu » qui
revient huit fois dans la deuxième partie est repris deux fois dans la partie suivante,
en position de relief à la fin des premiers membres de chaque sous-partie (14.23) ;
Dieu est appelé « Père juste » au début de la citation de 17.
Le même rapport complémentaire entre le « Dieu d’Abraham... » et le « Dieu de
Jésus Christ », qui structure la deuxième partie, se retrouve dans la troisième partie,
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26 janvier 2015 - Revue du 17e siècle n° 261 - Collectif - Revue du 17e siècle - 155 x 240 - page 616 / 770 26 jan

616 Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

spécialement dans la seconde citation de l’évangile de Jean qui met en parallèle « le seul vrai
Dieu » et « celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (23-24) ; déjà dans la première citation
johannique (17) Jésus lui-même dit que c’est lui qui donne la connaissance de Dieu.

+
+ L'an de grace 1654 1
e bre
– Lundy 23 nov. 2
t
:: jour de S Clément Pape et m. et autres au martirologe Romain 3
t
:: veille de S Chrysogone m. et autres &ce. 4
= Depuis environ dix heures et demi du soir 5
= jusques environ minuit et demi 6

FEV 7
----------------------------------------------------------------------------------------------------------
• DIEU D’Abraham. DIEU d’Isaac. DIEU de Jacob 8
non des philosophes et savans. 9
joye
certitude joye certitude sentiment veue 10
• DIEU DE Jesus Christ. 11
DEUM meum et DEUM vestrum. Jeh. 20.17. 12
Ton DIEU sera mon DIEU. Ruth. 13
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+ Oubly du monde et de Tout hormis DIEV. 14
= IL NE SE trouve QUE PAR LES VOYES ENSEIGNÉES DANS L’EVANGILE. 15
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
– Grandeur de l’ame humaine. 16
– PÈRE JUSTE, le monde ne t’a point CONNU, mais je t’ay CONNU. Jeh. 17. 17
:: Joye Joye Joye et pleurs de joye 18
----------------------------------------------------------------------
- Je m’en suis separé 19
Dereliquerunt me fontem 20
mon Dieu me quitterez-vous 21
- que je n’en sois pas separé eternellement. 22

– Cette est la vie eternelle qu’ils te CONNOISSENT seul vray DIEU 23


– et celuy que tu as envoyé 24
:: Jesus Christ 25
:: Jesus Christ 26
----------------------------------------------------------------------
je l’ay fui renoncé crucifié
- je m'en suis séparé 27
- que je n'en sois jamais separé 28
-----------------------------------------------------------------------------------------------------
= IL NE SE conserve QUE PAR LES VOYES ENSEIGNÉES DANS L’EVANGILE. 29
+ Renonciation Totale et douce 30

+ Soûmission totale à Jésus Christ et à mon directeur. 31


eternellement en joye pour un jour d’exercice sur la terre. 32
+ non obliviscar sermones tuos. amen. + 33

L’opposition entre le Dieu révélé et celui « des philosophes et savants » au début


de la deuxième partie (8-9) se retrouve au début de la partie suivante entre « le
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Roland Meynet 617

monde » et « Dieu » (14) : l’« oubli du monde et de tout » est le refus ou l’abandon
du Dieu des philosophes et des savants, tandis que le Dieu auquel Pascal adhère seul
est le « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ». Cette même opposition
peut se lire aussi dans la citation de Jérémie (20) que le lecteur ne saurait manquer
de compléter : « Ils m’ont abandonné, moi la source d’eau vive, pour se creuser des
citernes, des citernes lézardées qui ne tiennent pas l’eau » (Jr 2,13). Elle se lisait déjà
dans la première citation de Jean : « le monde » (comme en 14) ne saurait donner
accès à la connaissance de Dieu, qui est révélée par le seul Jésus Christ (17). Enfin, de
manière pour ainsi dire unilatérale, c’est la même idée qui est reprise aux extrémités
de la troisième partie où il est dit que Dieu « ne se trouve » et « ne se conserve que
par les voies enseignées dans l’Évangile » (15.29).
Le « Feu » par lequel Pascal a été illuminé, qu’il a « vu » (10), est celui de la
« connaissance » de Dieu et de celui qu’il a envoyé (17.23-25). Et c’est ce qui pro-
voque sa joie et ses pleurs (10.18).
Rapports entre les quatre parties – Le mouvement qui, dans la deuxième
partie, porte du « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » (8) au « Dieu de
Jésus Christ » (11), se retrouve dans la partie suivante : de la connaissance du « Père
juste » (17) à celle de « celui que tu as envoyé Jésus Christ » (24-26). Il se retrouve
enfin dans la dernière partie où les « sermones » de Dieu (33) sont mis en relation avec
les commandements de Jésus Christ tels qu’ils sont relayés par le « directeur » (31).
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Avec les deux occurrences de « joye » dans la deuxième partie (10) et les quatre
dans la troisième (18), la dernière occurrence du mot (32) porte le total à sept occur-
rences, le chiffre biblique de la totalité ou de la perfection.

Contexte biblique

Le contexte biblique du Mémorial est particulièrement riche : il compte en effet


sept citations (7-8, 12, 13, 17, 20, 23-25, 33) et trois allusions (11, 21, 22.28)
soit à l’Ancien Testament soit au Nouveau, soit aux deux en même temps quand le
Nouveau Testament cite l’Ancien11.
Le Buisson ardent et la controverse sur la résurrection (7-8) – Le pre-
mier mot du Mémorial, « feu », renvoie aux deux occurrences du même mot en
Ex 3,2 : « L’Ange de Yhwh lui apparut dans une flamme de feu, du milieu du buis-
son. Moïse regarda et voici que le buisson était brûlé par le feu, mais le buisson n’était
pas dévoré » (trad. Osty). Suit la citation d’Ex 3,6 : « Il dit : “Je suis le Dieu de ton
père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob” ».
Dans chacun des trois synoptiques, ces mots seront repris à l’occasion de la contro-
verse avec les Saducéens dans le temple : « Sur la résurrection des morts, n’avez-
vous pas lu ce qui vous a été annoncé par Dieu quand il dit : “Moi, je suis le Dieu
d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob” ? Il n’est pas un Dieu de morts, mais de
vivants » (Mt 22,32 ; parallèle en Mc 12,26 et Lc 20,37 ; repris aussi en Ac 3,13 et
7,32).

11. Sur les 168 mots que compte le corps du Mémorial (datation exclue), 76 sont soit des citations
soit des allusions à l’Écriture, soit 45,25% du texte.
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618 Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

« Deum meum et Deum vestrum » et « Ton Dieu sera mon Dieu » (12.13) –
Pascal a juxtaposé deux citations dont il donne, dans le parchemin, la référence.
La première est tirée du Nouveau Testament. À Marie Madeleine qui vient de le
reconnaitre après sa résurrection il dit : « va-t’en vers mes frères et dis-leur : «Je monte
vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu» » (Jn 20,17).
La deuxième citation reprend les paroles de Ruth la Moabite qui décide après
la mort de son mari, de suivre sa belle-mère Noémi et de s’attacher ainsi au Dieu
d’Israël : « N’insiste pas auprès de moi pour que je t’abandonne et m’en retourne de
derrière toi, car où tu iras j’irai, où tu logeras je logerai, ton peuple sera mon peuple
et ton Dieu sera mon Dieu » (Rt 1,16). Ruth l’étrangère épouse Booz dont elle a un
fils, Obed, « [c]’est le père de Jessé, père de David » (Rt 4,17). Elle entre ainsi dans la
généalogie de Jésus : « Booz engendra Jobed, de Ruth ; Jobed engendra Jessé ; Jessé
engendra le roi David » (Mt 1,5-6 ; voir Lc 3,31-32).
On retrouve donc dans cette citation double, le rapport, plus explicite encore,
entre Nouveau et Ancien Testament qui avait déjà été noté à propos de la citation
du Buisson.
Dieu de Jésus Christ (11) – Sans être une citation au sens strict, cette expression
rappelle une appellation plus développée que Paul utilise trois fois : « le Dieu et Père de
notre Seigneur Jésus Christ » (Rm 15,6 ; 2Co 1,3 ; Ep 1,3) ; les deux dernières fois sous
forme de bénédiction : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ ».
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Jean et Jérémie (17 et 23-25 ; 20) – Dans la troisième partie, deux citations
de Jean se trouvent en position symétrique : Jn 17,25 au début du second morceau
de la première sous-partie (17), Jn 17,3 au début du premier morceau de la deuxième
sous-partie (23-25). La première se trouve à la fin du même chapitre 17 de Jean, la
« Prière sacerdotale », la dernière au début.
Complémentaires, ces citations encadrent une autre citation, de l’Ancien Testament :
« Derelinquerunt me fontem », « Ils m’ont abandonné, moi la source d’eau vive, pour se
creuser des citernes, des citernes lézardées qui ne tiennent pas l’eau » (Jr 2,13).
« Mon Dieu, me quitterez-vous ? » (21) et « Que je n’en sois pas séparé ! »
(22.28) – En position symétrique de nouveau (19-22 et 27-28), cette double allu-
sion concerne la séparation de la part de Dieu (21) et de la part de l’orant (19.22
et 28). La question « Mon Dieu, me quitterez-vous ? » rappelle le début du Ps 22,
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », repris par Jésus en croix
selon Mt 27,46 et Mc 15,34. Ce cri rappelle le « ne m’abandonne pas » des Ps 27,9 ;
38,22 ; 71,9.18 (et 139,9 selon la Vulgate12).
« Que je n’en sois pas séparé éternellement » (22) et « que je n’en sois jamais
séparé » (28) fait penser d’abord à la seconde prière que le prêtre dit à voix basse
avant de communier durant la messe : « a te nunquam separari permittas » ; c’est aussi
une réminiscence d’une phrase de la fameuse prière Anima Christi : « Ne permittas me
separari a te » (« ne permets pas que je sois séparé de toi »). Enfin, il n’est pas exclu
d’entendre un écho des mots de Paul dans l’Épître aux Romains :

Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution,


la faim, la nudité, les périls, le glaive ? [...] Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie,

12.  Voir OCM, iii, p. 53.


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Roland Meynet 619

ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur,


ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le
Christ Jésus notre Seigneur. (Rm 8, 35-38)

« Non obliviscar sermones tuos » (33) – Le Mémorial s’achève enfin sur une cita-
tion, en latin, du psaume 119, le grand psaume de la Loi : « En ta Loi je trouve mes
délices, je n’oublie pas ta parole » (v. 16), qui trouve un écho tout au long du psaume :
« je n’oublie pas ta Loi » (v. 61, 109 et 153), « tes volontés » (v. 83), « tes préceptes »
(v. 141 ; au futur, v. 93 : « jamais je n’oublierai tes préceptes ») et qui est repris en
finale : « J’erre comme une brebis perdue ; cherche ton serviteur, car tes comman-
dements je ne les oublie pas » (v. 176).
Cette citation est sans doute à mettre en rapport avec les allusions dont il vient
d’être question dans le paragraphe précédent. En effet, « oublier Dieu » c’est s’en
séparer : « Tout cela nous advint sans t’avoir oublié, sans avoir trahi ton alliance, sans
que nos cœurs soient revenus en arrière, sans que nos pas aient quitté ton sentier »
(Ps 44,18-19 ; voir aussi Ps 13,2). Et quand il est dit que Dieu oublie son peuple, c’est
qu’il le rejette : « Et pourtant, tu nous as rejetés et bafoués » (Ps 44,10), « Pourquoi
caches-tu ta face, oublies-tu notre oppression, notre misère ? » (idem, v. 25).

Interprétation
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Il est clair que, pour conduire une interprétation du Mémorial digne de ce nom,
il faudrait le situer avant tout dans le contexte que représente toute l’œuvre de son
auteur. N’étant pas « pascalien », devant donc me limiter au champ de compétence
du bibliste que je suis, je me contenterai de proposer les quelques observations que
l’analyse rhétorique biblique me suggère.

a) Le temps de la grâce, celui d’un jour nouveau


La manière de dater l’évènement relaté peut sembler anodine dans sa facture
convenue. Toutefois, le reste du texte invite à s’y arrêter quelque peu. L’année est
comptée à partir de « la grâce », qui n’est autre que celle de la naissance de Jésus
Christ, laquelle marque le passage de la révélation vétérotestamentaire à celle de la
nouvelle alliance. Le changement d’ère, avec le renversement dans le comput des
années qu’elle implique, représente un saut, une nouveauté radicale. C’est ce rapport
que la deuxième partie du texte exprime à sa façon en faisant se succéder le temps du
« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » et celui « Dieu de Jésus Christ ». Il
n’est pas jusqu’au passage d’un jour vieillissant à un jour nouveau (3-4 et 5-6) qui ne
pourrait être interprété comme une sorte de nouvelle naissance.

b) L’Évangile accomplit la Loi


Il serait toutefois erroné de penser que la nouveauté radicale de la nouvelle alliance
s’oppose à l’ancienne en l’abolissant, et que l’Ancien Testament est remplacé par le
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620 Le Mémorial à la lumière de la rhétorique biblique

Nouveau. L’affirmation que Dieu « ne se trouve » et « ne se conserve que par les voies
enseignées dans l’Évangile » (15.29) pourrait donner l’impression que l’Évangile suf-
fit à lui seul et que la Torah et tout l’Ancien Testament sont désor­mais dépassés par
lui. Ce serait cependant se méprendre que de comprendre « l’Évangile » comme une
désignation des quatre livres du Nouveau Testament qui portent ce titre. L’Évangile
est « la bonne nouvelle de la grâce de Dieu » (Ac 20,24), cette « grâce » apportée
Jésus Christ par laquelle les promesses contenues dans la Loi, les Prophètes et les
Écrits s’accomplissent. La deuxième partie n’oppose pas le « Dieu d’Abraham... » au
« Dieu de Jésus Christ », comme si c’était un autre Dieu, et le fait que Jésus reprenne
les paroles de Ruth (12-13) laisse bien entendre que son Dieu est le même que celui
de son aïeule. Déjà, du reste, la toute première citation, « Dieu d’Abraham, Dieu
d’Isaac, Dieu de Jacob » renvoyait en même temps au livre de l’Exode et à chacun
des trois évangiles synoptiques ainsi qu’au Actes des apôtres. Il en va de même dans
la troisième partie, où les citations et allusions du Nouveau Testament et celles de
l’Ancien s’entrecroisent. Et de même, enfin, dans la dernière partie, à l’occasion
de la citation finale du Ps 119, où Pascal, en reprenant à son compte l’engagement du
psalmiste envers Dieu, « non obliviscar sermones tuos », promet de se soumettre tota-
lement à Jésus Christ et aux paroles de son directeur qui le représente.
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c) La source d’eau vive et les citernes fissurées

L’opposition ne se trouve pas entre le Nouveau Testament et l’Ancien, mais entre


« le monde » et « Dieu » (14), entre le « Dieu des philosophes et savans » et celui de
la révélation biblique (8-9). Telle est l’illumination, la révélation, la « certitude » que
Pascal a reçue, ce qu’il a soudain « vu » dans le feu de la nuit du 23 au 24 novembre
1654. La « joie » qu’il en éprouve jusqu’aux « pleurs » est d’avoir découvert la source
de l’eau vive, celle-là même que Jésus annonça à la Samaritaine venue au puits de
Jacob : « Quiconque boira de cette eau [l’eau du puits] aura encore soif, mais celui
qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif : l’eau que je lui donnerai
deviendra en lui une source d’eau jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 13-14). Pascal
prend tout à coup conscience qu’en « se séparant » de Dieu et de Jésus Christ (19.27)
qu’il reconnait même avoir « fui, renoncé, crucifié », il avait « abandonné la source »
d’eau vive, pour des citernes dont il se rend compte maintenant qu’elles sont fissurées
et ne tiennent pas l’eau. C’est pour cela que « l’oubli du monde et de tout » (15),
que cette « renonciation totale » lui est « douce » (30), comme est douce l’eau de la
source qui ne saurait faire regretter celle des citernes lézardées. C’est qu’il n’y a pas
de commune mesure entre « un jour d’exercice sur la terre » et d’être « éternellement
en joie » (32).

Réécritures
Le lecteur n’aura pas manqué de remarquer l’importance de la « réécriture » dans
la démarche de l’analyse rhétorique biblique. Plus qu’un simple procédé pédago-
gique, elle représente un instrument indispensable pour concrétiser visuellement
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les résultats de l’analyse. Tout au long de la découverte de la rhétorique biblique les


chercheurs y ont accordé une attention toujours plus grande. Le cas spécifique du
Mémorial invite à proposer pour conclure quelques réflexions sur différents aspects
de la réécriture de ce texte.
La version papier peut être considérée comme une réécriture de l’expérience mys-
tique vécue ou du moins comme sa transcription, jetée sur le papier d’une écriture
rapide, juste après ou peut-être même durant l’illumination.
Le fait que près de la moitié du texte soit constituée de citations ou allusions à
l’Écriture représente un autre aspect de la réécriture, et non des moindres : réécrivant
des extraits de la Bible, Pascal les intègre dans sa propre écriture.
Il se trouve en outre que plusieurs de ces textes appartenant à la Bible hébraïque
avaient déjà été réécrits et incorporés dans certains des livres du Nouveau Testament :
c’est vrai de la première citation tirée du récit du Buisson ardent, mais cela se vérifie,
comme on l’a déjà dit, dans les deux citations par lesquelles s’achève la deuxième
partie. En intégrant ces textes à son Mémorial, Pascal redouble donc la réécriture
biblique.
Plus tard il réécrit « au propre », sur parchemin, le texte précédemment jeté sur le
papier. Non seulement la graphie quelquefois à peine déchiffrable du papier devient
calligraphie sur le parchemin, mais la disposition en devient plus soignée. Il ajoute
trois références bibliques, mais surtout il visualise certains rapports : « FEV » et
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« DIEV » sont réécrits en majuscules (mes lignes 7 et 14), deux occurrences de « Jésus
Christ » sont réécrites en lettres plus grandes (11.26).
La copie sur parchemin de la main de Pascal est perdue, mais son neveu Louis
Périer en a réalisé une « copie figurée » qui constitue une troisième réécriture du
Mémorial.
Utilisant les ressources de la typographie et de l’informatique, j’ai voulu réaliser
à mon tour une réécriture, comme j’ai coutume de le faire pour les textes bibliques.
Celle-ci respecte le plus souvent la segmentation de l’auteur ; toutefois, il m’a paru
licite de l’améliorer quelquefois pour respecter le rythme. Ainsi la phrase « Il ne se
trouve que par les voyes enseignées dans l’Évangile » (15), de même que son double
(29), ont été placées sur une seule ligne, alors que sur le parchemin « dans l’Évan-
gile » avait dû être reporté au début de la ligne suivante par manque de place. Cette
modification était d’autant plus légitime que ces deux phrases se trouvent sur une
seule ligne dans la version papier originale. Étant donné le corps choisi, j’ai pu mettre
sur une seule ligne la première citation de Jean (17) ; et j’ai réparti différemment
les deux premières lignes de la seconde citation de Jean (17-18) pour respecter la
coordination entre « seul vray Dieu » et « celui que tu as envoyé13 ». Cette dernière
réécriture est le fruit de l’analyse de la composition du texte et elle est dictée par le
souci de donner à voir l’architecture du Mémorial, à chacun de ses niveaux successifs,
depuis celui des « membres », des « segments », des « morceaux », des « parties » et
« sous-parties » jusqu’à celui du « passage ». Au-delà de la technique, mais non sans
elle, réécrire un texte sans se contenter de le commenter représente sans doute une

13. La division de ces deux lignes est différente dans la version papier : « seul vray / Dieu et celui »
au lieu de « qu’ils te connaissent / seul vray Dieu », d’où l’on comprend bien que ces divisions étaient
imposées par la place dont disposait le scripteur.
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des meilleures manières de se l’approprier, non seulement par les yeux comme on le
fait trop souvent, mais aussi par la main. Les yeux sont l’organe de la contemplation,
pour Pascal celui de la vision fulgurante de la nuit de feu ; la main de l’artisan, qui
empoigne ses outils, assure aussi un contact non pas intellectuel mais charnel avec
l’objet qu’elle manipule, elle est en définitive l’organe de la caresse amoureuse. Pour
ce qui concerne la Bible, la réécriture n’assure rien moins que le contact direct avec
Dieu lui-même :

Chaque homme en Israël a le devoir d’acquérir un Séfer Tora ; et s’il l’écrit lui-
même, il est digne d’éloges. Nos Sages n’ont-ils pas dit : s’il l’a écrit lui-même, c’est
comme s’il l’avait reçu au Sinaï14 ?

Roland Meynet sj
Université grégorienne de Rome
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14.  Sefer Ha-Hinnuk. Le Livre des 613 commandements : les bases de l’éducation juive (1ère éd. 1973),
trad. Robert Samuel, Paris, Comptoir du livre de Keren Hasefer, 1986, p. 508. Voir Traité de rhéto-
rique biblique, op. cit., p. 342-344.

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