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Florence Dupont

Les monstres de Sénèque


Pour une dramaturgie de la tragédie romaine
Cet ouvrage a été publié pour la première fois dans la collection
« L’Antiquité au présent » créée par Nicole Loraux et Yan Thomas

Couverture :
Conception graphique : Rampazzo & Associés
Photo : masque tragique du Ier siècle, Museo Capitalino, Rome.
© Dagli Gati/Gianni Dagli Orti

© Éditions Belin, 1995


EAN numérique : 9782701178004

Ouvrage numérisé avec le soutien du Centre national du livre.

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Présentation

Florence Dupont, latiniste, spécialiste de théâtre; est l'auteur de nombreux


ouvrages, parmi lesquels L'érotisme masculin à Rome (avec T.Éloi, Belin
2000) et Façons de parler grec à Rome (coll., Belin 2005).

Le succès que rencontrent aujourd'hui les mises en scène du théâtre de


Sénèque dément une tradition académique qui n'y voyait qu'un exercice
littéraire, injouable. La lecture nouvelle de Sénèque que propose Florence
Dupont est une redécouverte de formes oubliées d'exploitation du corps et
de la voix, une invitation, pour les gens de théâtre d'aujourd'hui, à inventer,
à partir de cette théâtralité perdue et retrouvée, des formes contemporaines
d'expression.
Introduction

Le théâtre de Sénèque a-t-il été écrit pour la scène ?

U N PROBLÈME MAL POSÉ

Voici un livre d’actualité. Il est possible aujourd’hui de proposer une


dramaturgie des tragédies de Sénèque parce que, depuis quelques années,
les mises en scène se multiplient en France et en Suisse : Thyeste enfin
redécouvert, Médée, Les Troyennes, Phèdre, bientôt tout ce théâtre aura été
joué au moins une fois. Voilà donc la vieille rumeur voulant que Sénèque ne
fût pas jouable, démentie par les faits. Une rencontre a eu lieu entre les gens
de théâtre contemporains et ces tragédies d’il y a bientôt deux mille ans(1).
Et pourtant le débat académique ne s’est pas clos pour autant(2). Apparu
au XIXe siècle, il continue, loin des scènes. Une Littérature latine récente
présente ainsi les choses dans la page consacrée à l’œuvre théâtrale du
philosophe(3) : « Un débat partage les modernes, les uns pensent que les
tragédies de Sénèque n’étaient pas destinées à la scène, mais seulement à la
récitation(4), les autres sont persuadés qu’elles étaient écrites pour être
représentées ». L’auteur certes penche pour la seconde thèse, celle de la
représentation, mais avec des arguments qui se retournent contre Sénèque,
poète dramatique : « L’objection majeure, écrit-il, des historiens qui
penchent en faveur de la recitatio est la longueur, la verbosité des discours
confiés aux acteurs. En fait la mise en scène (et nous savons par Horace
qu’elle composait un spectacle riche en couleurs et en mouvements dans le
théâtre de son temps) suffisait à occuper le regard et éviter la monotonie ».
Étrange plaidoyer prétendûment en faveur de Sénèque, car s’il faut distraire
l’attention du public par autre chose que le texte, pour faire passer ce texte,
c’est reconnaître que réduit à lui-même il n’est pas jouable. Par ailleurs un
lecteur du XXe siècle peut-il vraiment juger, sans reconstituer historiquement
ce qu’était le théâtre romain, de la valeur spectaculaire d’une pièce
romaine ? Qu’est-ce que cette prétendue « verbosité », alors que nous avons
perdu l’habitude de l’éloquence et des plaisirs de l’oralité ?
Le lecteur aura peut-être remarqué que ce trop court passage confond
deux problèmes. Le premier est de savoir si les tragédies de Sénèque ont été
composées différemment des autres tragédies romaines, celles qui étaient
jouées ordinairement sur les scènes romaines, à l’époque républicaine, au
temps d’Horace ou sous le règne de Néron, ou bien si elles ont une forme
dialoguée sans être pour autant des textes de théâtre. Autrement dit,
Sénèque aurait-il caché sous huit titres de tragédie des traités de
vulgarisation philosophique ? Certains philologues ont même prétendu que
le destinataire de ces écrits pédagogiques aurait été le jeune Néron. Le
second problème porte sur la nature du théâtre romain en général, car le
témoignage d’Horace invoqué ne saurait concerner Sénèque, vu la
chronologie. Et de fait accusée de « verbosité », c’est l’esthétique de toutes
les tragédies romaines qui est mise en cause. Car même si l’essentiel de
l’énorme production tragique en langue latine est perdue — nous n’avons
conservé aucune pièce dans son intégralité sinon celles de Sénèque — nous
possédons suffisamment de fragments et de témoignages directs pour savoir
que les grands monologues y étaient fréquents, sans doute les moments
préférés des Romains, et que le théâtre offrait au public de brillants
spectacles de mots dont seuls le théâtre élisabéthain ou celui du Siècle d’or
espagnol ont pu produire l’équivalent.
Par conséquent ce problème initial — Sénèque est-il jouable — se
décompose en deux questions. La première est : la tragédie romaine est-elle
jouable aujourd’hui sans que le metteur en scène se débarrasse du texte par
un artifice ou un autre ? La seconde est : Sénèque a-t-il écrit de « vraies »
tragédies romaines ?
Examinons d’abord celle-ci, sans reprendre la formulation traditionnelle,
« les pièces de Sénèque étaient-elles ou non destinées à la scène ? ». Car la
question n’est pas que ces tragédies aient été destinées ou non dans les faits
à la représentation, mais qu’elles aient été ou non écrites selon le code
utilisé par tous les poètes dramatiques romains qui avaient précédé
Sénèque, code qui répondait à l’horizon d’attente du public des théâtres. En
d’autres termes, ce qui est en cause n’est pas leur énonciation réelle mais
l’énonciation fictive ayant présidé à leur écriture.
À Rome, en effet, la tragédie est strictement codifiée, et tout poète
voulant obtenir le succès devait se soumettre à son code. Les professionnels
n’avaient pas le choix, car en cas d’échec ils n’étaient pas payés par
l’homme politique promoteur du spectacle. Ce code, entre autres, imposait
pour chaque sujet non seulement une liste de personnages ainsi que leurs
caractères, mais aussi une succession de scènes attendues, depuis le
monologue initial jusqu’au tableau final. Prenons un exemple, l’histoire de
Médée : soit un auteur dramatique romain utilise ce code pour écrire une
tragédie, intitulée Médée, quel que soit le but qu’il se propose, même s’il
s’agit seulement pour lui d’un exercice de style, soit il utilise un autre code
d’écriture et écrit par exemple, dans la tradition alexandrine, une lettre de
Médée à Jason(5), lettre en vers, qui utilise les règles de la suasoire(6).

D ES TRAGÉDIES DESTINÉES À LA RECITATIO ET DONC JOUABLES

Commençons par résoudre la seconde question qui est seulement un


point d’histoire. Il est vraisemblable que Sénèque a écrit ses tragédies en ne
les destinant pas aux scènes romaines mais à une lecture publique, comme
bien d’autres poètes dramatiques issus de l’élite de la société qui l’avaient
précédé, et cela depuis près d’un demi-siècle(7).
Depuis le début de l’Empire coexistent en effet deux types de poètes
tragiques : les professionnels qui écrivent pour survivre financièrement ou
pour se placer dans la clientèle d’un grand personnage, produisent à volonté
tragédies et pantomimes(8). Sénèque bien sûr n’appartient pas à ceux-là, car
il est une des plus grandes fortunes de son temps. Mais il y a d’autres poètes
dramatiques, des amateurs, de nobles Romains qui écrivent afin de montrer
leur virtuosité verbale à d’autres nobles Romains, leurs pairs, en leur lisant
publiquement des œuvres de leur composition parmi lesquelles des poèmes
dramatiques(9). Sénèque relève de ce type d’auteurs tragiques.
Que se passe-t-il dans une recitatio(10) ? Le public n’est pas au théâtre et
ne peut donc apprécier directement l’efficacité réelle de ce qui lui est lu.
Sans la musique, sans le corps de l’acteur, sa gestuelle, sa technique vocale,
l’auditeur de la recitatio ne peut se faire qu’une idée théorique de ce que
serait le spectacle tragique. Il lui manque le contexte d’énonciation. Il va
donc évaluer la tragédie en technicien de la poésie dramatique, susceptible
de composer lui-même une tragédie. Aujourd’hui auditeur, il sera demain
lecteur dans une autre recitatio. C’est pourquoi le recitator n’adapte pas son
texte aux circonstances de sa réception, en en faisant une œuvre de lecture ;
il en est de même de tout texte présenté dans une recitatio, que ce soit une
épopée, comme l’Énéide, une œuvre lyrique comme les Bucoliques(11) ou un
discours d’apparat, comme le Panégyrique de Trajan. Les régles de la
recitatio impliquent qu’une tragédie lue dans ce cadre respecte absolument
le code tragique, fixé depuis trois siècles. Car la recitatio a pour seule
raison d’être d’accueillir des œuvres écrites en fonction d’énonciations
fictives et non de fournir un divertissement littéraire aux Romains. Le
public est une sorte de comité de lecture composé uniquement d’auteurs
dramatiques et dont aucun n’aspirerait à voir ses œuvres représentées(12).
La raison d’être de cette étrange institution est qu’avec l’Empire, la
grande éloquence, c’est-à-dire l’éloquence politique, disparaît et avec elle la
pratique culturelle propre à la noblesse romaine, l’art oratoire. Les héritiers
des grandes familles ne peuvent plus prouver leur excellence en affrontant
au forum l’ennemi de leur père lors de duels oratoires où ils risquent leur
gloire, leur fortune et leur vie(13). Alors faute de vrais tournois, les nobles se
tournent vers ces exercices de style qui avaient été jadis des entraînements
préparatoires à l’éloquence et dont ils font une fin en soi. Les recitationes
sont donc une sorte de sport qui, après avoir préparé aux combats, devient,
faute de vraies guerres, l’apanage d’une élite, héritière de l’ancienne
aristocratie républicaine.
Si la poésie a servi d’entraînement aux orateurs romains, c’est que, pour
eux, elle est une rhétorique vide de sens(14), où le but de la parole n’est que
de charmer — delectare — ou d’émouvoir — mouere, sans transmettre ni
message ni information — docere. Par conséquent la poésie, lyrique, épique
ou dramatique, permet à l’orateur d’exercer ses forces en ces deux
domaines, étant entendu que, lorsqu’il retrouvera la véritable éloquence, il
devra savoir maîtriser, brider ses capacités poétiques et les mettre au service
de la vérité.
En destinant ses tragédies, comme il est vraisemblable, à la recitatio,
Sénèque ne s’écartait donc pas du théâtre traditionnel romain, bien au
contraire. D’une part il se devait de se conformer aux règles de l’écriture
tragique afin de se faire apprécier par ses doctes contemporains. D’autre
part cette dimension d’exercice, de jeu gratuit, qui avait prévalu à l’origine
de la recitatio, coïncide avec la tonalité générale du théâtre à Rome : le
ludisme(15).
Il est amusant de constater finalement que les deux parties du débat ont
raison toutes les deux, car Sénèque est un véritable poète dramatique, ayant
écrit de vraies tragédies, précisément parce qu’il les avait destinées à des
lectures publiques. Mais tant que la question sera mal posée, c’est-à-dire
sans être resituée dans son contexte historique, les critiques universitaires
pourront indéfiniment débattre, et même contester le succès que remportent
les metteurs en scène aujourd’hui en jouant Sénèque. Ils feront comme
Horace qui en son temps se désole de voir le public romain s’enthousiasmer
pour des tragédies qui n’ont pas été écrites selon les règles de son maître
Aristote. Il reconnaît que les Romains ont la uis tragica, « la force
tragique », mais pourquoi ne lisent-ils pas la Poétique(16) ?
Un grand latiniste italien, E. Paratore avait, il y a quelques années, voulu,
lui aussi, prouver par l’exemple que les tragédies de Sénèque étaient du
théâtre(17). Il a suscité des mises en scène et c’est ainsi que Gassman joua
dans un Tieste et que Luca Ronconi monta une Fedra. Il préludait ainsi à
cette rencontre nécessaire entre une reconstitution historique de la tragédie
romaine et des expériences théâtrales contemporaines, rencontre qui est à
l’origine de cet essai sur la dramaturgie des tragédies de Sénèque.

L E CRI, LE RIRE ET LE CORPS MORCELÉ

Sénèque a donc écrit de « vraies » tragédies. Encore faut-il savoir, avant


d’aborder la dramaturgie de ce théâtre, ce qu’est une « vraie » tragédie
romaine. Nous voici ramenés à la première question, celle touchant à la
théâtralité tragique à Rome. Là aussi, il convient de prendre des distances
avec la tradition occidentale de la tragédie classique : le mieux pour cela
nous semble un détour par une reconstitution anthropologique des scènes
romaines.
En effet les autres démarches ont été décevantes : la tragédie romaine ne
semblait au mieux que de la mauvaise tragédie grecque. La distance est si
grande, entre Rome et nous, qu’aucune lecture intuitive n’est possible sauf à
n’y rien reconnaître. On ne peut pas lire Phèdre ou Œdipe de Sénèque avec
la Phèdre de Racine ou l’Œdipe roi de Sophocle dans la tête.
Il faut d’abord oublier, tout oublier de ce que nous croyons savoir, pour
mieux retrouver. D’autres l’ont fait avant nous pour la tragédie grecque et
avec le succès que l’on sait puisque leurs travaux ont en plus inspiré
diverses entreprises théâtrales(18). Pour les universitaires il s’agit de
reconstituer une réalité historique, la scène tragique romaine, de découvrir
d’autres exploitations du corps et de la voix appartenant à une culture
différente de la nôtre, mais que nous plaçons cependant à nos origines. Il
reviendra ensuite aux gens de théâtre d’inventer à partir de cette théâtralité
perdue et retrouvée, des formes contemporaines d’expression, de jouer juste
la délicate musique du si proche et du si lointain.
Ce détour anthropologique nous paraît d’autant plus nécessaire que les
pistes ont été brouillées naguère par Antonin Artaud. Lisant Sénèque il y
reconnaît un exemple du théâtre de la cruauté. Il écrit dans Le Théâtre et
son double : « Sénèque est le plus grand des auteurs tragiques de l’histoire,
un initié aux secrets qui mieux qu’Eschyle a su les faire passer dans les
mots ».
On peut s’interroger longuement sur le sens de cette phrase d’Artaud. Ce
n’est pas notre propos : une seule remarque suffira. Pour Artaud la tragédie
ouvre sur des mystères interdits, sur un au-delà de l’humanité, qui a à voir
avec la folie et le religieux. Or une tendance actuelle de metteurs en scène
qui se réclament d’Artaud et de l’expérience des Cenci, veut réhabiliter
Sénèque en en faisant un théâtre de l’horreur. Mais l’horreur du XXe siècle,
sans ritualité ni dimension religieuse ne peut être que l’horreur sordide du
quotidien ; nous sommes loin d’Artaud. Appliqué à Sénèque cet
expressionisme ne produit que du grand-guignol.
Ce livre va donc étudier systématiquement comment le théâtre tragique
de Sénèque embraye sur une théâtralité spécifique du corps et de la voix,
qui lui donne sa raison d’être. Et cette théâtralité ne peut être reconstituée
que par un travail historique. Mais cette étude ne présente pas seulement les
résultats de recherches historiques et théoriques, car les mises en scène de
Sénèque, réalisées ces dernières années, ont permis de tester quelques-uns
de ces résultats. Plusieurs fois des réussites évidentes sur scène ont trouvé
leur justification, a posteriori, dans des essais de reconstitution du théâtre
romain. Quelquefois aussi, quand le spectacle me semblait passer moins
bien, quand le jeu de l’acteur décollait du texte, j’ai cru en trouver la raison
dans une faute commise à l’égard des principes élémentaires de la
théâtralité romaine. Par exemple jouer « psychologique » ne pardonne pas,
la pièce devient immédiatement « verbeuse(19) ».
Réfléchir à partir de ce va-et-vient entre l’histoire et le théâtre
contemporain permet aussi de repérer quelques points cruciaux : le cri, le
rire et le corps morcelé.
Comment, par exemple, faut-il faire crier les grands douloureux ? À la
fin des tragédies de Sénèque, souvent le héros s’effondre, terrassé par un
malheur surhumain : c’est Œdipe apprenant son inceste, Jason voyant
mourir ses fils, Thyeste découvrant ses enfants dans son ventre. La parole
leur manque, la douleur s’amasse avant d’exploser. Enfin ils parlent. Entre
les deux moments, un cri. Deux solutions pour ce cri.
Soit l’excès. Thésée comprenant que son fils était innocent et qu’il est
lui, son père, coupable de sa mort, se tord de douleur, et hurle en roulant des
yeux furieux de Cyclope hagard. L’acteur peut être un grand acteur, mais
s’il conserve une gestualité quotidienne, « naturelle », en la forçant, si son
cri lui vient du fond de lui-même, ce cri n’aura rien de tragique et il risque
même d’être ridicule. Car il y aura un contraste gênant entre ce hurlement
élémentaire et la sophistication des paroles qui vont le suivre.
Soit l’étrangeté. Le cri du grand douloureux est déjà celui d’un homme
passé dans un autre monde. Ce cri vient d’ailleurs, ce n’est pas un cri
humain. Bien des possibilités s’offrent ; que de cette bouche immense ne
sorte qu’un petit jappement, ou un gémissement suraigu, le public doit
sentir le frisson de l’au-delà, bien plus terrible qu’un cri tripal. Le
monstrueux romain n’est pas de l’agitation mais de la grandeur, une force
maîtrisée, c’est un homme écrasé qui ne peut plus « répondre » à son
malheur en utilisant les codes de la communication humaine. Ce cri ne
s’adresse plus aux hommes, il n’est pas un appel à l’aide. C’est la
découverte d’une identité nouvelle, dans un autre monde, celui des
monstres.
La même analyse vaut pour les « scènes de boucherie ». Plusieurs fois le
texte fait revenir sur scène des corps mutilés, ensanglantés, que ce soit les
débris d’Hippolyte ou ce qui reste des enfants de Thyeste, leurs mains et
leurs têtes coupées. La présence réaliste de lambeaux sanglants serait un
contresens historique sur la signification esthétique de ces scènes pour les
Anciens. Thésée essayant de reconstituer comme un puzzle le corps
morcelé d’Hippolyte cherche à sculpter la dernière image de son fils, qui
doit être celle d’un « beau mort », l’image qui se gravera dans les mémoires
et qui pourra devenir une statue sur son monument funéraire. Ainsi
seulement Hippolyte retrouverait sa place dans l’humanité et pourrait être
réhabilité. Or justement l’action tragique a fait basculer Hippolyte du côté
des monstres mythologiques ; sa mort affreuse fait qu’il ne sera jamais un
beau mort et ne rejoindra jamais la société des hommes. Thésée passera le
restant de ces jours à chercher les restes de son fils dispersés dans la nature
sauvage afin de le « retrouver ».
C’est pourquoi ce corps qui est une forme perdue, s’il devient par la mise
en scène de la viande (foie de volaille ou autres tripailles) ou des linges
sanglants, ne pourra pas restituer au spectateur français la valeur
symbolique des gestes et des mots de Thésée. En revanche si le
morcellement du corps trouve une réalisation esthétique en relation avec ce
« beau corps », fragments d’une statue en pierre, ou cailloux multicolores
d’une mosaïque, le macabre pataugeant va disparaître et laisser s’installer
un sentiment plus grave : la mort définitive, irréparable, de la beauté.
Pour la même raison, les têtes et les mains des fils de Thyeste ne sont pas
les restes affreux de cadavres d’enfants. L’horreur de leur présence n’est pas
celle d’un charnier, c’est tout le contraire. Les corps sacrifiés des hommes
ne peuvent se transformer en viandes, en nourritures humaines, en ragoût ou
en brochettes, bien qu’ils aient été cuisinés. Les enfants de Thyeste bougent
dans son ventre. La tête et les mains sont ce qu’il y a de plus humain dans le
corps d’un homme. Une représentation réaliste nous montre des chairs et du
sang, alors que l’horreur de la scène tient justement à la reconnaissance. Ce
qui est horrible pour Thyeste n’est pas la vision des mains et des têtes
cadavériques, c’est l’idée qu’ils sont vivants dans le ventre de leur père.
Une solution, parmi d’autres, celle de J.-p. Vincent aux Amandiers, consista
à apporter sur scène un grand sac-poubelle en plastique gris dont seul
Thyeste pouvait voir ce qu’il contenait.
Dans ces scènes cruciales où s’accomplit le crime tragique,
l’expressionnisme brise le sentiment tragique et empêche la métamorphose
du héros en monstre, cette vision d’un au-delà de l’homme qui n’est pas une
chute dans la sauvagerie sanglante ni dans l’hystérie sordide.
L’expressionnisme fait se briser la grandeur sinistre dans le rire. Hitler peut
faire rire, mais pas l’Hitler de la Shoah. Car si la tragédie romaine nous
parle de quelque chose, c’est de nos monstres, ceux qui, comme Atrée,
veulent inverser le temps, nier l’Histoire, guérir une plaie originelle, faire
revivre une Germanie qui n’a jamais existé.
Le cri, les cadavres mutilés, donnent un aperçu de l’importance du corps,
qu’il soit vivant ou mort, dans les tragédies de Sénèque. L’action tragique
est centrée sur le corps du héros : Médée redevient vierge, Thyeste est
enceint de ses fils. Car le corps du héros est une partie indissociable de sa
personne héroïque. Si l’homme antique est d’abord défini par son corps qui
l’oppose aux dieux, comme mortel, ce corps l’oppose aussi aux animaux,
comme potentiellement immortel, à condition du moins qu’il fonde une
famille avec des fils qui auront à leur tour des fils. Par conséquent toute
animalisation de l’homme est aussi impossible que sa divinisation. Le corps
de l’homme antique est donc bien différent du nôtre : éminemment culturel,
il n’est pas la partie animale de l’homme, opposée à l’esprit.
L’homme est une voix. Là aussi, en assistant aux représentations
contemporaines des tragédies de Sénèque, on s’aperçoit qu’il n’est pas
possible pour les acteurs de parler « naturellement », sans prendre en
compte la façon dont la voix participe à l’action. En particulier les
prologues prononcés par les héroïnes « amoureuses », Phèdre ou Médée,
sont de terribles pièges, d’autant plus dangereux qu’ils ouvrent le spectacle.
Généralement le spectateur contemporain est affronté à une scène
psychologique, sorte de monologue intérieur, artifice grâce auquel l’héroïne
viendrait exposer sa situation affective. Or qu’en était-il dans l’Antiquité ?
Les témoignages anciens s’accordent sur le point suivant : ces prologues
étaient prononcés par des personnages statufiés, paralysés de douleur,
enfouis sous des voiles de deuil. Ce qu’il y a d’inquiétant chez Phèdre ou
Médée n’est pas qu’elles crient ou gémissent sur leurs amours difficiles,
c’est qu’elles le fassent d’une voix qui se perd. Elles monologuent parce
qu’elles sont en retrait des autres, elles n’entendent plus, elles n’appellent
pas, comme ces malades mentaux dont la voix varie de puissance ou de
timbre d’une façon étrange, sans rapport avec ce qu’ils disent.
Enfin, l’expérience de Sénèque au théâtre fait s’interroger sur la place du
rire. Il n’est pas à exclure, à condition qu’il soit là pour signifier la dérision
de l’humanité ordinaire et non pour casser le tragique. Calchas, vieux
clochard intéressé, faisait volontairement rire dans Les Troyennes mises en
scène par Farid Paya : façon de dire que le devin était là seulement pour
complaire aux héros et confirmer des décisions qui se prenaient ailleurs,
pour des raisons qui lui échappaient. Rire de Calchas, c’était se débarrasser
d’un destin qui a longtemps parasité les scènes tragiques, c’était rendre à
Hécube et à Pyrrhus la responsabilité de ce qui allait se passer, le sacrifice
de Polyxène, le meurtre d’Astyanax.
Le rire est bienvenu dans les tragédies de Sénèque quand il sert à
démonter le sérieux convenu de la morale humaine, à rappeler la morne
banalité de la philosophie de la vie. Il évite aux spectateurs modernes de
prendre pour une sagesse profonde ce qui était pour les Romains un
catalogue de maximes rebattues, même si la majorité du public aimait à
s’entendre répéter une fois encore ces vérités premières. La tragédie n’avait
pas de fonction didactique, chacun y prenait ce qu’il voulait.
PREMIÈRE PARTIE

L’enjeu rituel des spectacles tragiques à Rome

Chapitre I – Les jeux romains


Theatrum, scaena, ludi, fabulae
Le rituel

Chronologie
Le code ludique

Chapitre II – Musique ou paroles ? Les problèmes de la traduction


La métaphore du tissage
D’Œdipe roi à Œdipe

Chapitre III – La mythologie grecque à Rome


Histoires de nourrice

L’indifférence des dieux


Histoires de philosophes
Chapitre I

Les jeux romains

T HEATRUM, SCAENA, LUDI, FABULAE

On chercherait vainement en latin un terme qui soit l’équivalent de notre


mot français « théâtre » et qui désignerait à la fois le lieu du spectacle,
l’institution sociale et les textes des pièces jouées en ce lieu, dans le cadre
de cette institution. Trois termes latins correspondent à ces trois réalités
différentes et linguistiquement séparées à Rome : theatrum, ludi, fabulae.
Theatrum désigne le lieu du spectacle théâtral, l’édifice construit. Le nom
latin, refait sur le grec theatron, en a conservé le sens. Cet emprunt
linguistique correspond à un emprunt architectural. Les édifices théâtraux
qui ne sont pas à Rome indispensables — une scène suffit — ont été
construits, quand ils existent, sur le modèle des théâtres grecs d’Italie du
sud. Mais plus souvent le lieu du spectacle est appelé scaena, « le mur de
scène ». Le mot est d’origine grecque, il vient de skènè, mais avec un
intermédiaire étrusque qui sert à justifier la présence de la diphtongue(20).
Ces deux mots grecs signalent l’origine grecque de cet espace architectural.
Il ne faudrait cependant pas en conclure trop vite que l’institution théâtrale
ait eu à Rome une origine grecque ; le théâtre romain est d’origine italienne.
D’où l’importance de cette distinction entre les termes dont nous avons fait
notre préambule.
En effet le théâtre comme institution sociale s’appelle en latin ludi, «
jeux », souvent précisés en « ludi scaenici », « jeux scéniques ». Le mot
ludi est spécifiquement latin, on ne lui connaît d’ailleurs aucune
étymologie, et il n’a aucun équivalent en grec. Car les jeux romains n’ont
pas non plus d’équivalent dans la civilisation hellénique, qui ne connaît que
des concours — agônes. Un concours grec met en présence des sportifs ou
des artistes, chacun essayant d’être meilleur que l’autre, le public est juge.
La tragédie à Athènes est toujours présentée au sein de concours, il en est
de même des coureurs, des boxeurs ou des cochers. À Rome les jeux ne
sont jamais des concours, mais des exhibitions, les artistes n’y cherchent
pas le prestige mais l’argent. En bref, la culture grecque est agonistique, la
culture romaine est ludique.
Mais si le terme ludi sert bien à désigner le spectacle théâtral, ses emplois
débordent largement ce domaine, car il englobe aussi les jeux du cirque,
c’est-à-dire les courses de char et les exhibitions sportives qui ont lieu dans
l’hippodrome — circus —, courses à pied et combats de boxe. Plus
largement encore, il désigne un rituel complexe de la religion romaine,
comprenant un spectacle, de cirque ou de théâtre, ainsi qu’une procession et
d’autres rites.
Si l’on veut parler des textes dramatiques, du théâtre au troisième sens,
on dit en latin fabulae(21). Mais le terme a encore besoin d’être précisé, car
fabula ne signifie pas « pièce de théâtre » par lui-même, son sens est plus
large, il veut dire « histoire, récit ». Il désigne donc la pièce de théâtre
seulement comme un récit, il indique qu’une pièce raconte quelque chose. Il
situe le théâtre à texte par rapport à d’autres spectacles scéniques romains
qui ne sont pas des pièces racontant une histoire.
On voit que le latin taille trop large ou trop étroit, à notre goût, quand il
parle du théâtre. Visiblement nous ne sommes pas chez nous. Il nous faudra
donc nous défaire de nos habitudes pour découvrir la tragédie romaine.
Même de nos habitudes grecques. Et ce qui nous éloigne le plus de ces
habitudes, c’est sans doute le caractère rituel du théâtre latin.

L E RITUEL

Les hellénistes ont prouvé depuis quelques décennies que le sacrifice


était au centre de la culture grecque et l’on peut parler à son propos de
culture sacrificielle(22). Le sacrifice est aussi au centre de la culture romaine,
mais à côté du sacrifice, les jeux tiennent une place non moins grande, du
moins à partir de l’Empire, dans les relations qui relient hommes et dieux.
On le voit au nombre de théâtres et de cirques que les fouilles ont mis à jour
un peu partout. Pas de colonie romaine, pas de sanctuaire sans son théâtre.
Rome est autant une culture ludique qu’une culture sacrificielle.
Mais alors que le sacrifice est l’occasion pour les hommes d’offrir aux
dieux des viandes fraîches et des nourritures d’origine végétales, comme
des gâteaux et des bouillies de légumes, qu’ils partagent avec eux, dans les
jeux les hommes offrent aux dieux des spectacles — ludicra — auxquels ils
assistent à leur côté. Il ne faut jamais oublier que les dieux sont présents
dans le cirque et au théâtre, après qu’une procession les a amenés de leurs
temples jusqu’au lieu du spectacle et les a installés dans la loge qui leur est
réservée. Les dieux sont les premiers destinataires des danses des acteurs et
de leurs chants devant la scaena.
Cependant une grande différence sépare le sacrifice et les jeux. La
consommation des viandes sacrifiées se fait de façon hiérarchisée dans le
temps et l’espace, les dieux d’abord, les prêtres ensuite, puis les assistants.
Les parts sont différentes et d’inégale dignité. L’ordre dans lequel chacun
reçoit sa part, homme ou dieu, établit une structure sociale, correspondant à
des droits et des devoirs inégaux, exactement comme l’organisation du
populus romanus. En revanche tous les spectateurs regardent en même
temps, depuis un cercle, symbole d’égalité, le spectacle qui est au centre. Ils
consomment ensemble les mêmes plaisirs. Bien sûr il y a de meilleures
places, et les dieux, plus tard la famille impériale, sont installés dans une
loge. Mais, d’une part, l’organisation des gradins sur le modèle des
distinctions sociales ne se fait que sous le règne d’Auguste : c’est le résultat
d’un lent processus qui avait d’abord séparé les sénateurs, placés sur des
bancs dans l’orchestra, puis avait réservé quelques travées aux chevaliers ;
d’autre part le peuple s’est toujours insurgé contre les privilèges qui
pouvaient être accordés aux uns ou aux autres, dans les théâtres, au nom de
la licentia ludicra, la licence des jeux. Cette licentia, mot péjoratif, car il
désigne un laisser-aller effréné, rappelle que la tradition était de s’installer
dans le plus grand désordre sur les bancs des théâtres, hommes et femmes,
hommes et enfants, jeunes et vieux, côte à côte.
Rappeler l’importance des jeux à Rome, et rappeler que le théâtre
appartient à ces jeux, n’est pas entonner la vieille antienne du « panem et
circenses ». Même si la formule de Juvénal exprimait bien les deux
exigences de la vie civilisée en ville, certes réduite à l’essentiel — « de quoi
survivre et des loisirs conviviaux » — elle traîne aujourd’hui avec elle des
images trompeuses de peplum et de gladiateurs égorgés sous les yeux d’un
Néron obèse et myope.
Les jeux sont et restent à Rome, jusqu’au Bas-Empire chrétien, un rituel
religieux et social ; il n’y a jamais eu laïcisation de l’institution, les dieux
seront toujours spectateurs au cirque et au théâtre, à côté des hommes. Deux
preuves de cet état de fait. Lors des Jeux Séculaires célébrés par Septime
Sévère en 249 ap. J.-C., des spectacles de théâtre sont donnés la nuit pour
les dieux d’en-bas qui redoutent la lumière du jour(23). Quand Tertullien à la
fin du IIe siècle dénonce le théâtre, dans son écrit sur Les Spectacles, il
s’indigne de leur caractère « idolâtre », et décrit minutieusement la
procession qui conduit les statues des dieux au théâtre avec les prêtres,
l’encens, la musique, leur présence sur les lieux du spectacle(24).
Les jeux ne sont pas empreints de componction ni de cette atmosphère
grave qui caractérisera les liturgies chrétiennes. Les actes de la religion à
Rome n’imposent pas à leurs participants de s’élever spirituellement, ni de
se détacher de la matière ou d’oublier leurs sens. Les jeux n’en sont pas
moins un événement. Se retrouver tous ensemble, avec ses dieux, dans un
de ces immenses théâtres de Rome qui peut accueillir jusqu’à 20 000
spectateurs, pour vibrer tous ensemble aux mêmes passions, aux mêmes
plaisirs, était un de ces grands moments de sociabilité consensuelle,
essentiels à la conscience collective de Rome. Et de plus, quand, à partir
d’Auguste, les assemblées politiques cessent de se réunir, les jeux prennent
une place de plus en plus considérable dans la vie du citoyen romain, car
c’est le seul moment et le seul lieu où le peuple romain se réunit et peut
communiquer avec le Prince(25).
Il en est de même dans les villes de l’Empire, où les jeux du théâtre
permettent à la collectivité de se retrouver et d’affirmer son unité face aux
« étrangers » de la ville voisine. Une abondante documentation
épigraphique nous restitue par exemple les donations faites par les notables
du lieu, pour la construction et la réparation d’une partie de l’édifice, avec
l’inscription qui commémorait leur bienfait. En s’asseyant sur ce banc, les
spectateurs sauront qu’ils doivent leur confort à la générosité de tel ou tel.
Des lois municipales nous apprennent comment des habitants ont exigé que
leur soient réservées prioritairement des rangées et que les étrangers soient
admis en nombre limité, afin qu’ils n’occupent pas toutes les places, privant
ainsi une partie des habitants de leurs plaisirs légitimes et empêchant la
communauté urbaine de s’affirmer dans son unité.
Toute cette puissance symbolique du théâtre à Rome tient à sa ritualité,
parce que les jeux scéniques sont un piaculum, un rituel expiatoire qui a
pour fonction de réconcilier les dieux et les hommes, en créant
temporairement une communitas — au sens de Turner — une collectivité
déstructurée où tout le monde peut entrer, et de restaurer ainsi la pax
deorum. Par conséquent l’efficacité du théâtre romain, sa capacité à unifier
le public grâce à un spectacle consensuel, donc son esthétique, sont
indissociables de ce but, car le plaisir des hommes est le signe du plaisir des
dieux, le seul qui vaille en l’occurrence.
C HRONOLOGIE

L’expression ludi scaenici pour désigner le théâtre à Rome montre donc


que les spectacles de la scène étaient intégrés dans un rituel plus vaste : les
jeux. Or la tragédie romaine est elle-même intégrée aux jeux scéniques. Cet
assemblage de poupées russes exige pour atteindre celle qui est au centre
d’avoir ouvert les précédentes. Pour comprendre et connaître la tragédie
romaine, il faut connaître et comprendre les jeux romains et pour
comprendre et connaître les jeux romains, il faut comprendre et connaître
les jeux en général.
Cet emboîtement s’exprime à Rome dans une histoire du théâtre, où la
tragédie romaine apparaît comme le résultat de trois étapes successives.
Au début étaient les jeux. Les Romains placent les ludi aux origines de
leur ville. À peine Rome est-elle fondée par Romulus que soudain on
célèbre des jeux au Grand Cirque, pour que les Sabines y soient enlevées(26)
et que les soldats de Romulus, qui sont encore des bergers sauvages sans
femmes et sans maisons, puissent créer les premiers foyers de Rome. Jolie
façon de dire qu’il n’y a pas de civilisation sans jeux, ni de sédentarité, ni
d’échanges matrimoniaux. L’histoire continue et voici que Tarquin
l’Ancien, quatrième roi de Rome, d’origine étrusque, invente les premiers
jeux annuels(27). Il avait fait sa première guerre et cette guerre avait été un
triomphe :
Et comme cette campagne lui rapportait encore plus de butin que de gloire il donna des jeux plus
magnifiques et mieux organisés que ceux des rois précédents […] On présenta des chevaux de course
et des pugilistes, presque tous étrusques. Dès lors chaque année revinrent ces jeux solennels qu’on
appelle indifféremment Jeux Romains ou Grands Jeux.

Voilà mis en place les éléments essentiels des jeux du cirque : liés à la fin
de la guerre, consacrés à la dépense de richesses imprévues et excessives
qui ne seront jamais réinjectées dans l’économie romaine mais dévorées en
quelques jours avec ivresse et excès, ces jeux sont une fête de la
consommation paresseuse avec cette coloration étrusque qui ajoute une
pointe de mollesse exotique. Le récit historique est une projection dans le
temps des éléments constitutifs des jeux et évidemment il a peu de chances
de renvoyer à une quelconque réalité.
Les siècles passent, puis en 369 av. J.-C.(28), la Peste frappe. Ce n’est pas
le première fois que Rome subit ce Fléau divin, signe d’une rupture entre
les hommes et les dieux. Les prêtres chargés des expiations s’affairent, mais
aucun piaculum connu ne se révèle efficace. On va chercher en Étrurie un
remède nouveau, et l’on en ramène des spectacles scéniques qui sont
présentés à Rome à l’intérieur des Jeux Romains, seule façon de pouvoir les
offrir aux dieux.
Donc pour la première fois à Rome on donnait des jeux où le spectacle
— ludicrum — au lieu d’être des exhibitions de sportifs était une exhibition
de danseurs devant un mur de scène. On connaît assez mal ces pantomimes
étrusques, que la république romaine aurait importées à cette occasion, mais
assez pour savoir que les Étrusques organisaient des spectacles sportifs et
des spectacles de danse(29). Ces spectacles étaient, comme les jeux romains,
« ludiques », et non agonistiques comme les concours grecs : il s’agissait
d’exhibitions faites par des profesionnels pour le seul plaisir du public. Il
n’y a chez les concurrents aucune recherche d’excellence ni de prestige, pas
plus que ces spectacles ne sont des manifestations civiques.
L’origine des jeux scéniques ainsi rapportée par les historiens romains a
peu de chance d’être historique, d’autant que d’autres versions coexistent à
propos de cette Peste qui impliquent que le théâtre existait déjà, avant son
importation d’Étrurie(30). Encore une fois l’important n’est pas la réalité de
l’événement mais son sens. D’une part en introduisant les spectacles
étrusques comme rituel expiatoire les historiens soulignent que les danses
de pantomimes ont le même effet que les spectacles du cirque et sont partie
intégrante du rituel ludique. D’autre part qu’il ait été ou non d’abord
étrusque, le théâtre romain a d’évidentes parentés avec lui. Peut-être en
était-il ainsi de tous les spectacles italiques, à moins que, plus simplement,
le théâtre ait fait partie des nombreuses institutions romaines qui viennent
des Étrusques, en relation avec la souveraineté, comme les insignes du
pouvoir, ou la cérémonie du triomphe, car les jeux relèvent du même dieu,
Jupiter Capitolin. Après tout Rome a appartenu un temps à l’aire culturelle
des Toscans.
Mais l’affaire n’est sûrement pas simple, car, par exemple, alors que les
Romains affirment que le mot désignant l’acteur, histrio, viendrait de
l’étrusque ister, nous savons que l’acteur en étrusque se disait thanasa(31).
En devenant « scéniques » les jeux définissaient une nouvelle réception
d’un nouveau spectacle. Le terme grec theatron caractérise le théâtre
comme le lieu où l’on voit, où le public doit regarder le masque de l’acteur
pour savoir qui parle, un roi, un messager, une femme(32). Le terme latin
caractérise le théâtre par le lieu où se donne le spectacle, la scaena, ou mur
de scène. Le grec skènè distinguait l’édifice, la baraque construite face au
public, derrière l’orchestra, décorée de peintures en trompe-l’œil, devant
laquelle jouaient les protagonistes de l’orchestra elle-même où jouaient les
choristes. La scaena italienne, étrusque et romaine, reste un mur de scène
décoré en trompe-l’œil, une façade illusoire, mais l’orchestra est désormais
occupée par le public. Cette façade semble ouvrir sur un autre monde, c’est
une surface plate à deux dimensions derrière laquelle il n’y a que l’envers
du décor. Les danseurs qui se produisent devant cette scaena, entrent par
une porte percée au milieu, ils semblent sortir de ce monde irréel. Ils sont
des images qui s’en détachent, entrent dans une troisième dimension et
donnent du relief et une réalité au décor peint.
Cette naissance du théâtre, une image qui s’anime pour donner une vie
illusoire et éphémère à un envers fictif et inaccessible, marquera toujours la
tragédie. Cependant ces premiers jeux scéniques ne sont pas encore des
pièces de théâtre, car les pantomimes ne dansent pas sur un canevas, une
histoire, il n’y a pas encore de fabula.
En 240 av. J.-C. la même procédure se reproduit. Le sénat décide
d’inclure dans les jeux scéniques de cette année-là, pendant les Jeux
Romains, des représentations de théâtre grec. Ces jeux s’appelleront ludi
graeci. Une telle décision prouve que les Romains perçoivent le théâtre
grec de leur époque comme un rituel expiatoire, sur le modèle des jeux
italiques, et font donc appel à un rituel étranger conformément à la
tradition, chaque fois qu’on a besoin d’un nouveau piaculum.
On connaît le nom du premier poète dramatique romain, il s’agit de
Livius Andronicus, un esclave grec, originaire d’Italie du sud et affranchi
par le noble Livius Salinator. En commandant à Livius Andronicus des jeux
grecs, le sénat ne lui demandait pas d’écrire les premières tragédies
romaines, mais de donner à voir aux Romains, dieux et hommes, du théâtre
grec. C’est lui qui le premier élabora le code de transcription afin de rendre
intelligibles aux spectateurs romains les tragédies grecques.
Après lui ce code va être utilisé par les autres poètes dramatiques, sans
qu’ils y apportent de grands changements, les contraintes rituelles restant
les mêmes. On écrit des multitudes de tragédies car le nombre des jours de
jeux ne fait que s’accroître, et il faut une œuvre nouvelle à chaque fête ; les
textes s’empilent dans les archives du collège des poètes, lus
essentiellement par les nouveaux poètes dramatiques, à des fins techniques.
C’est pourquoi ces textes disparaîtront pour la plupart. Quelques-uns
servent aussi dans les écoles à l’enseignement de la rhétorique, nous
verrons pourquoi(33) ; les fragments utilisés, ensuite cités par les orateurs,
survivront seuls.

L E CODE LUDIQUE

Ce code créé par Livius Andronicus réussit à traduire les récits tragiques
grecs à l’intérieur de la culture des jeux. Ce qui n’était pas une mince
affaire. Nous avons vu précédemment(34) que les ludi créent temporairement
une communauté indistincte qui se réjouit ensemble, une fois que ses
membres se sont débarrassés de toutes les contraintes et interdits de la vie
ordinaire, ainsi que des distinctions sociales, qu’ils se sont libérés
symboliquement de leurs « liens », ils sont soluti. Les Romains aux jeux
« se détendent ». Par conséquent la même détente caractérise la tragédie
romaine et son écriture. Car une chose était impossible, montrer au public
romain un théâtre « sérieux ».
Dans la culture romaine, le repos — otium —, la détente ne consistent
pas à ne rien faire, à rester immobile et avachi(35). La fatigue, la peine —
labor — ne sont pas l’exercice de la force, une consommation d’énergie,
mais une tension du corps et de la volonté vers un but. Ainsi pour se reposer
convient-il de garder la même activité mais de ne plus avoir de but. On joue
à la balle ou avec les mots, on se promène à l’aventure, on danse les figures
de l’escrime sans plus chercher à atteindre son ennemi. Le moyen devient
une fin. C’est ce que nous appelons le ludisme.
Car les jeux allient la licentia avec cet esthétisme ludique où le plaisir et
la détente consistent à danser le monde comme le ludion dans la procession
des jeux, danse la guerre. Gratuité du geste et virtuosité technique. Le
cocher dans le cirque ne court pas après son adversaire pour le tuer, il ne
cherche même pas à le vaincre, il veut donner un beau spectacle et faire une
belle course ; le public sera content, et lui, aura une belle récompense.
Il en est de même du théâtre et de la poésie dramatique. Les poètes et les
acteurs doivent donner un beau spectacle sans chercher à convaincre ou à
édifier moralement. Ce sont des danseurs de mots, des musiciens du sens.
Le poète est à l’orateur ce que le ludion est au soldat, c’est un virtuose des
techniques de parole mais lui ne s’en sert pas pour combattre au forum et
convaincre les juges, il ne fait qu’exhiber sa virtuosité. D’une façon
générale tout l’art d’un poète dramatique va consister à exploiter les
potentialités de l’image et de la parole publique, à être par conséquent un
explorateur de la rhétorique et de la peinture.
Chapitre II

Musique ou paroles ? Les problèmes de la traduction

L A MÉTAPHORE DU TISSAGE

La traduction des objets culturels grecs hante l’histoire de la civilisation


romaine. Les Romains traduisent différemment selon le but qu’ils assignent
à leur traduction. Ils procèdent toujours, en tout état de cause, à une
acculturation de l’objet et modifient profondément l’original tout en
continuant à l’appeler grec. La préface de l’Âne d’or d’Apulée joue avec
cette représentation que les Romains se font de la traduction. Le livre, qui
s’adresse au lecteur, lui promet, si le lecteur du moins lui prête sa voix, de
jolis contes grecs, car ce livre qui sait les deux langues, les lui racontera en
latin(36).
Ainsi connaît-on d’autres façons de traduire le théâtre grec à Rome,
quand il ne s’agit pas de préparer des jeux scéniques. Cicéron, par exemple,
traduit en latin, à l’occasion, des passages de tragédies grecques,
essentiellement tirés du Prométhée enchaîné d’Eschyle et des Trachiniennes
de Sophocle ainsi que de quelques œuvres d’Euripide(37). Il veut utiliser ces
citations au cours d’une démonstration philosophique afin d’illustrer son
propos ; sa traduction va donc servir d’intermédiaire entre son auditeur et le
poète grec. Citations courtes où tous les mots comptent, il est donc très
fidèle à la lettre du texte original, du moins quand le sens philosophique est
en cause, sinon il se permet de corriger le texte en fonction de sa propre
esthétique, plus alexandrine que classique. Cependant en aucun cas il ne se
pose le problème d’une trahison : son texte latin est censé donner le texte
grec. Il faut d’ailleurs se demander le pourquoi de telles traductions, étant
entendu que tous ses interlocuteurs, c’est-à-dire ses lecteurs, Romains
cultivés, sont comme lui bilingues. Il s’agit donc vraisemblablement de
naturaliser cette culture grecque dont Rome à cette époque se veut la fille et
l’héritière sans solution de continuité. En quelque sorte les Romains sont les
Grecs du présent, les Grecs étant les Romains du passé.
L’idéologie des poètes dramatiques est la même, bien que la pratique soit
différente. Les pièces romaines écrites pour des jeux scéniques sont des
tragédies grecques en latin. À chaque fête un poète dramatique
professionnel « traduit » une pièce grecque pour la scène romaine. Les
premières tragédies de Livius, en effet, n’ont pas créé un genre qui se serait
développé de façon autonome et se serait peu à peu romanisé, ce qui aurait
été en contradiction avec les impératifs du rituel. Un poète dramatique
romain écrit toujours une pièce à partir d’un texte grec, quand il a reçu
commande pour des jeux grecs.
Par conséquent une tragédie romaine conserve tous les signes de la
grécité : les noms, les lieux, le sujet emprunté à la mythologie grecque.
Mais une fois respectés ces signes de reconnaissance à destination du
public, aucune contrainte de sens, à la différence de Cicéron philosophe, ne
s’impose au poète. Le seul cadre qui lui dicte ses règles de traduction est le
rituel ludique. Cette traduction va donc réaliser une acculturation de la
tragédie grecque pour permettre au public romain de voir sur scène un récit
mythologique grec. C’est ainsi par exemple que les premiers poètes
dramatiques romains ont établi une table de correspondance entre les dieux
grecs et les dieux romains ; Zeus est traduit par Jupiter, Héra par Junon,
Déméter par Cérès, indépendamment de toute vérité religieuse.
Les Romains ont utilisé une métaphore pour parler de la traduction, celle
du tissage, qui est empruntée aux représentations de l’écriture(38). Le but de
la traduction étant toujours non d’accéder à une réalité différente mais
d’intégrer dans la culture romaine cette réalité différente en maintenant la
fiction de sa différence. Traduire c’est tramer de mots latins une chaîne
grecque, ou l’inverse. Le résultat est un tissu bilingue qui parle grec en
latin. Chaîne et trame ? La métaphore peut sûrement renvoyer à des réalités
diverses, l’image chez Horace ouvre des perspectives curieuses. Car dans
une ode célèbre(39) il se flatte…
… princeps Aeolium carmen ad Italos
deduxisse modos

… d’avoir le premier tramé les mots des chansons éoliennes sur des airs italiens, qui en sont la
chaîne.

Le texte écrit de la chanson grecque, le carmen, a été le point de départ


d’une traduction qui n’est même pas évoquée en tant que telle, puisque le
texte grec est présent dans la chanson d’Horace, où la différence essentielle
est la musique.
Nous aurions tendance, nous, à faire le contraire, à changer les mots et à
garder la musique. En fait pour garder un effet de reconnaissance, la grécité
du poème est conservée dans les mots, tandis que la musique permet
l’acculturation.
Chez Ovide la trame, elle aussi grecque, dessine sur la toile l’histoire,
une antique légende mythologique(40) :
Et uetus in tela deducitur argumentum

Et la vieille histoire est tissée dans la toile.

L’image nous ramène ici à la tragédie, où l’histoire, argumentum, le récit


tragique, qui, lui, reste grec, sont tramés dans une chaîne latine.
On peut donc proposer l’hypothèse suivante : les Romains ne conservent
dans l’objet traduit, transféré, que ce qui est nécessaire pour rendre
identifiable son origine. Et ce choix se fait en contexte, c’est pourquoi la
traduction est différente selon qu’il s’agit d’une citation au sein d’un
discours philosophique, d’une chanson éolienne qui n’a d’autre but que
d’être là, ou d’une tragédie destinée aux jeux scéniques.
Ainsi tout ce qui fait l’intelligibilité du récit tragique se dit en termes
romains ; en particulier les rituels, nombreux dans les pièces de Sénèque,
sont tous romains, que ce soit les sacrifices, comme dans Œdipe ou Thyeste,
que ce soit le deuil dans Les Troyennes, ou l’apothéose impériale dans
Hercule sur l’Œta. La géographie du monde est celle d’un habitant de
l’Empire qui connaît personnellement ou a entendu parler de la Bretagne,
de l’Espagne et de l’Afrique romaines ; c’est la géographie d’un monde
pacifié dont les confins septentrionaux supportent tous les imaginaires
exotiques.
Cependant le monde tragique romain, comme celui de la tragédie
grecque, répond à certaines conventions ; même si elles sont différentes.
Ainsi Rome est-elle absente de l’espace tragique, elle est un trou noir de la
tragédie. En revanche la tragédie intègre des espaces fictifs qui
appartiennent à la tradition poétique hellénistique. Un de ces espaces qui
reviennent sans cesse est les Enfers, une des grandes figures de la grécité.
Pas de poème grec en latin qui ne comporte une descente aux Enfers, dès
qu’il prétend s’inscrire dans le genre épico-tragique — on songe à l’Énéide,
à la Pharsale et surtout aux Géorgiques. C’est ainsi qu’Hercule furieux
contient une longue description de la géographie infernale présentée par
Thésée à Amphitryon.
Le plus difficile à traduire, fut sans doute la théâtralité grecque qui ne
pouvait trouver place dans les jeux romains. Il fallait prendre ses distances
avec un théâtre mythique et politique, où la cité s’interroge sur elle-même(41),
où le spectateur est aussi acteur de la vie politique dans les lieux mêmes où
est convoquée l’assemblée démocratique. Qu’allait-on faire de ce chœur qui
est le témoin et l’auxiliaire du fonctionnement politique de la tragédie ? La
difficulté était de passer d’un théâtre politique et sérieux à un théâtre
ludique et du non-sens.

DŒ’ DIPE ROI À Œ


DIPE

Le code de transfert apparaîtra plus clairement à partir d’un exemple,


celui de la plus célèbre des tragédies grecques, Œdipe roi, traduite par
Sénèque sous le titre Œdipe. La tâche était d’autant plus difficile qu’il s’agit
d’un mythe culturellement intraduisible, car il explore une réalité absente à
Rome et inconnue des Romains, l’ostracisme, cette éphémère institution
athénienne consistant à expulser sans jugement un citoyen suspect d’aspirer
à la tyrannie, simplement condamné par l’opinion publique lors d’un vote
secret(42). Ce qui explique peut-être qu’il y eut peu d’Œdipe sur les scènes
romaines, à la différence de Médée et d’Atrée.
L’argument, brièvement résumé, est le même, naturellement, c’est la
fabula. On retrouve sous les mêmes noms, dans les mêmes lieux, l’histoire
de ce roi de Thèbes, qui se croyait étranger et citoyen de Corinthe, mais qui
découvre à l’occasion d’une Peste ravageant sa ville, qu’il a tué jadis son
père, le précédent roi de Thèbes, Laïos, et épousé sa veuve, Jocaste, dont il
était le fils. Sa mère se suicide, lui-même quitte la ville après s’être crevé
les yeux.
De quoi parle la tragédie de Sophocle(43) ? Du moins pour les Athéniens
du Ve siècle, l’histoire d’Œdipe est d’abord celle d’une chute. Un roi juste et
pieux, respecté de son peuple et sûr de lui, se trouve en quelques moments
précipité dans le malheur. Entre-temps il s’est conduit en tyran, a découvert
qu’il est parricide, incestueux et qu’il est à l’origine de la désolation qui
ravage son peuple. Il doit admettre qu’il est une souillure — miasma — et
pour que plus personne ne se trompe sur sa nature, il se fait le visage de son
abomination et prend le masque de son aveuglement, en se crevant les yeux.
Cette analyse du récit en termes moraux ne rend compte que d’un aspect
du texte et ne traduit rien du mythe qu’est toute tragédie athénienne du Ve
siècle(44). Puisque toute performance mythique explore un point particulier
de la culture présente du public par une fiction, quelle est, en quelques
mots, cette fiction dans Œdipe roi ? et quel est, en quelques mots aussi,
l’objet exploré par cette fiction ?
Commençons par la fiction. Ce que pose au départ la tragédie d’Œdipe
roi, c’est la présence cachée parmi les hommes, c’est-à-dire les hommes
civilisés, d’un être sauvage à forme humaine, d’un homme-loup. Si cet être
sauvage passe inaperçu, c’est qu’il a reçu l’éducation d’un Grec policé, et
qu’il est en tout point semblable à un homme civilisé. Cet être hybride est
Œdipe. Sa part de sauvagerie consiste dans le fait qu’il n’est pas intégré au
temps humain généalogique mais appartient au temps confus des animaux.
En Grèce une des caractéristiques de l’homme, associée à la pratique du
sacrifice, est qu’il est père de famille : il connaît le nom de son père et de sa
mère, et de tous ses ascendants en remontant le plus loin possible, à son
tour il a des fils qui se souviendront de lui et rappelleront son nom aux
autres hommes quand il sera mort. Cette construction du temps historique
grâce à la succession des générations et à leur mémoire suppose une
reproduction maîtrisée par le mariage. À la différence des hommes, les
animaux ne se marient pas mais font des petits n’importe comment, avec
n’importe lequel de leurs « parents » car ils ne les connaissent pas. Le
temps des hommes est ainsi intermédiaire entre le temps des dieux et celui
des animaux. Sans être immortels eux-mêmes, comme le sont les dieux, ils
s’arrachent à la mortalité et au présent éphémère des animaux, grâce à la
mémoire de leurs descendants. Être un homme, c’est donc savoir qui est son
père et sa mère ; l’ignorer, c’est être une bête sauvage privée de
descendance humaine, un parricide et un incestueux potentiels.
Œdipe à sa naissance est voué à la sauvagerie. Un oracle prédit qu’il
tuera son père et épousera sa mère. Ce qui n’est pas un destin attaché à sa
personne, mais une façon de dire qu’il doit être rejeté dans la sauvagerie ou
être tué. Œdipe est né homme-loup et il en porte la marque sur son corps :
ses pieds gonflés, qui lui donnent son nom. Malheureusement les erreurs
vont se succéder. D’abord, au lieu de le faire mourir, sa mère ordonne à un
serviteur d’exposer le nouveau-né dans la montagne, ce qui est après tout
une façon de le rendre à l’espace auquel il appartient, de reproduire en
gestes les paroles de l’oracle. Ensuite le serviteur, au lieu de l’abandonner
aux bêtes féroces, le confie à un berger du roi de Corinthe. Celui-ci le
soigne et le donne à la reine Mérope qui va l’élever comme son fils, car elle
est stérile. Voilà Œdipe réintégrant l’humanité et se retrouvant exactement à
la place d’où il a été chassé : fils de roi. Cette histoire improbable et
vraisemblable pourtant, car elle suppose une succession de coïncidences, est
donc la fiction de départ qui permet de créer un « sauvage civilisé ».
De hasard en hasard l’histoire se construit indispensable au mythe, et
sans qu’il faille y chercher une philosophie du destin. Il fallait que ce
sauvage civilisé tuât son père et épousât sa mère afin que sa nature
d’homme-loup apparût, sinon le scandale ne se serait jamais révélé. Donc
Œdipe tue son père Laïos à un carrefour de chemins, sans le savoir, et parce
que c’était dans sa nature. Le combat a lieu dans le désert, loin de toute
civilisation, un combat légitime. Puis Œdipe redescend vers les villes et
épouse la veuve de Laïos, sans savoir qu’elle est sa mère, pour devenir roi
de Thèbes, ambition légitime quand on est fils de roi.
Là débutent le mythe d’Œdipe roi et la tragédie de Sophocle, qui va
exploiter à sa façon cette fiction de départ. La dualité du roi éclate parce
qu’une Peste(45), un loimos, ravage Thèbes. Ce loimos montre que les dieux
n’acceptent pas la présence sur le sol qu’ils protègent, la cité de Thèbes,
d’un groupe humain parmi lequel certains ne respectent pas les règles de
l’humanité, souillant ainsi leurs concitoyens. La vie s’est arrêtée, le pays est
frappé d’une stérilité générale : le blé sèche avant d’être mûr, les brebis sont
stériles, les femmes accouchent de morts-nés. Devant de telles situations,
les Grecs ont un recours, consulter Apollon. Ce que fait le roi de Thèbes en
envoyant Créon à Delphes. Apollon dénonce à l’origine du miasma, la
souillure, le meurtrier de Laïos, présent sur le sol de Thèbes.
C’est alors que commence l’enquête qui durera toute la tragédie, et feront
se rejoindre l’enfant-loup et le bon roi de Thèbes. Un dernier effort pour
continuer à ne pas savoir, et voici qu’Œdipe se transforme en tyran : il
repousse tous ceux qui l’accusent du meurtre de Laïos et dénonce un
complot politique visant à lui prendre son trône. Il jette Créon en prison, et
chasse le devin Tirésias du palais. Mais il ne peut pas s’opposer longtemps
à la marée des témoignages : sa femme Jocaste, le berger de Corinthe, le
serviteur de Thèbes, tous l’accusent.
Alors Œdipe, qui se reconnaît homme-loup, se fait le visage de ce qu’il
est, un sujet d’opprobre et de dégoût. Qu’il n’ait jamais voulu ses crimes
n’y change rien ; homme-loup caché parmi les hommes, il a souillé sa cité,
car il est une souillure. Il faut qu’il soit chassé rituellement de la ville afin
de la purifier. Cette expulsion n’est pas un châtiment, mais la seule issue
religieuse pour Thèbes qui, sinon, mourra de Peste.
Quel rapport maintenant entre ce drame d’Œdipe et la culture des
contemporains de Sophocle ? Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant
ont montré que l’expulsion finale d’Œdipe pouvait être comparée à
l’institution de l’ostracisme, elle-même comparable au rituel archaïque qui
avait lieu à Athènes le premier jour de la fête des Thargélies. On expulsait
pour prévenir tout risque de loimos deux pharmakoi, deux hommes, après
les avoir promenés à travers la ville, sortes de boucs-émissaires, afin de
purifier la cité avant le renouveau du printemps. La tragédie établit une
corrélation entre la souillure expulsée sous forme de pharmakos lors des
Thargélies et l’ostracisme, en créant ce personnage d’Œdipe qui est à la fois
bon roi et miasma, en passant donc par l’étape intermédiaire du tyran.
Ostraciser les meilleurs, c’est se garantir à l’avance contre un danger de
loimos. Voilà où mène l’exploration mythique d’Œdipe roi révélant une des
significations culturelles possibles de l’ostracisme pour les Athéniens. Le
tyran est comme un homme-loup caché dans un homme civilisé qui ne sait
pas lui-même qui il est.
Que pouvaient faire les Romains d’un tel mythe ? Dans une cité qui
ignore la démocratie, l’ostracisme et l’expulsion rituelle du bouc-émissaire,
Œdipe roi est inintelligible. Il devait l’être aussi pour les Alexandrins et
tous ceux qui n’étaient pas des Athéniens du Ve siècle, à commencer par
Aristote. Reste l’interprétation morale, qui est celle du philosophe dans la
Poétique(46) : le mythe d’Œdipe roi est le drame de l’homme foudroyé, du
meilleur qui devient le pire. Rien ne pouvait être conservé par les Romains
de ce qui faisait le sens d’Œdipe roi au temps de Sophocle, mais rien non
plus de l’interprétation morale d’Aristote, car la tragédie romaine n’est pas
un instrument d’édification.
La tragédie de Sénèque nous offre l’exemple d’une appropriation
possible de cette histoire tragique par le théâtre romain. L’Œdipe est une
succession de tableaux qui culmine à la dernière scène : Œdipe aveugle, les
orbites dégoulinantes de sang, avance en titubant, cherchant seul la sortie de
la ville, craignant à chaque pas de heurter du pied le corps gisant de sa
femme Jocaste qui vient de se suicider à côté de lui. À cette vision finale
d’horreur, correspondait en prologue une première scène de douleur. Œdipe
seul est tremblant et écrasé de peur, il sait déjà sans que personne ne lui ait
rien dit et sans savoir précisément comment il le sait, qu’il est coupable de
la Peste de Thèbes. Jocaste surgit ensuite pour lui reprocher ce
comportement indigne d’un roi et d’un homme. Entre les deux tableaux du
début et de la fin, la peur s’est transformée en assurance. Œdipe ne doute
plus, il est enfin lui-même, le parricide et l’incestueux, le monstre qu’il
devait devenir depuis toujours. Chronique d’un monstre annoncé : Œdipe
répugne à être un héros tragique.
Trois tableaux terrifiants rythment son enquête sur lui-même, directement
issus de la culture romaine : la consultation de la Pythie, la consultation par
un haruspice des entrailles de deux animaux sacrifiés, l’évocation des
morts. L’haruspicine appartient à la religion romaine, les deux autres formes
de divination à la tradition poétique. Ensuite Œdipe sera reconnu par le
serviteur qui accompagnait Laïos et une seconde fois, par le berger qui
l’avait donné à Mérope. Cinq scènes où Œdipe se retrouve face à des
miroirs qui lui renvoient la même image de lui-même qu’il refuse. Jusqu’à
ce qu’il sculpte son propre visage en s’arrachant les yeux avec ses ongles(47).
On peut résumer la tragédie d’Œdipe comme une succession de tableaux
qui détaillent les contorsions d’un homme qui se cherche et qui se trouve au
moment où il adopte enfin ce corps de monstre qui lui était promis. Ses pas
hasardeux sont ceux de son nom, il retourne au Cithéron qu’il n’aurait
jamais dû quitter. Mais dans l’intervalle il est devenu Œdipe le bien nommé,
le monstre de la légende.
Le spectacle d’une métamorphose d’un homme en monstre, c’est ce que
devient toute tragédie grecque naturalisée romaine par le tissage de la
traduction. La chaîne latine est le spectacle ludique — la musique, la danse,
les jeux avec les mots —, la trame grecque est l’histoire.
Chapitre III

La mythologie grecque à Rome

Les tragédies représentées sur les scènes romaines — fabulae — ont pour
arguments des récits mythologiques grecs — fabulae(48). La coïncidence
linguistique rappelle que la tragédie grecque à Rome, par opposition à la
pantomime étrusque qui l’avait précédée, est tissée d’un argument, un fil
conducteur narratif, une histoire(49) :
Liuius post aliquot annis qui ab saturis ausus est primus argumento fablam serere

Livius qui, quelques années plus tard, osa le premier introduire une histoire en tressant ensemble
grâce à un argument des pots-pourris musicaux.

Les Romains se représentent la tragédie comme une histoire


mythologique tramant un spectacle romain traditionnel, conception issue de
leur façon de penser la traduction, mais qui ne correspond pas à l’ancienne
tragédie athénienne du Ve siècle ni à la tragédie littéraire proposée par la
Poétique d’Aristote. Ils isolent la fabula de la théâtralité tragique dans la
mesure où les récits mythologiques sont la partie grecque de la tragédie.
Mais cette coupure est rendue possible par le fait que ces récits
mythologiques se retrouvent dans toutes les autres activités artistiques. Il y
a une autonomie esthétique de la mythologie. Médée est présente sur les
murs des maisons, dans la poésie lyrique, dans les tragédies d’Ennius,
Ovide, Sénèque. Elle est sur les vases et les miroirs, en statue dans les
jardins. La mythologie grecque est partout à Rome et les beaux-arts
reproduisent à l’infini les héros des mêmes histoires, Oreste et Pylade,
Dionysos et Ariane, Hercule et le lion.

H ISTOIRES DE NOURRICE

La mythologie est omniprésente dans toute la Méditerranée car elle est le


langage de la culture artistique et même de la culture en général. Avant les
conquêtes d’Alexandre et le développement de ce qu’on appellera la
civilisation hellénistique, qui a hellénisé l’Orient méditerranéen, les cités
d’Occident n’ont pas d’autre culture artistique que celle qui leur vient de
Grèce et qu’elles se sont appropriée très tôt. Les miroirs étrusques, les vases
italiques racontent la guerre de Troie, les douze travaux d’Hercule et les
aventures de Dionysos. La diffusion de la mythologie grecque s’est encore
accrue après l’établissement des royaumes hellénistiques dans des contrées
barbares comme la Palestine, l’Égypte ou l’Illyrie. Désormais les enfants
des villes d’Orient et les fils de la noblesse philhellène un peu partout, les
Celtes, les Juifs, les Numides apprennent à lire et écrire le grec dans les
écoles, savent les poètes par cœur. Cette hellénisation par les hautes classes
de la société va de pair avec une hellénisation par le bas. Les marins, les
commerçants, les soldats mercenaires tiennent leurs comptes en grec et
parlent entre eux une sorte de grec « basique », la koinè. Rome ne reste pas
à l’écart de cette histoire méditerranéenne. L’élite de la noblesse est
bilingue et se veut philhellène pour des raisons qui ont souvent à voir aussi
avec la politique de conquête de la cité italienne(50). Le bon peuple de Rome
sait assez de grec pour rire aux plaisanteries bilingues des comédies de
Plaute. On est encore au IIIe siècle av. J.-C., les jeux commencent à peine
d’exister.
Ensuite Rome conquiert l’orient du bassin méditerranéen, après s’être
emparée de l’Italie du sud et de l’Afrique punique. Elle a la souveraineté
sur la Grèce proprement dite et soumet l’un après l’autre les royaumes
hellénistiques jusqu’à ce que César prenne Alexandrie.
Les Grecs affluent à Rome, en particulier les intellectuels, pour se mettre
au service des nouveaux maîtres. Rome se vit très tôt comme une cité de
culture grecque ; il lui faut sa propre mythologie à la façon grecque. Dès
qu’elle mène une politique de conquête de l’Italie elle commande à un
mythographe un premier mythe de fondation, comme toutes les cités
coloniales. Les Romains se voient donc gratifiés d’un Romulus, premier roi
de Rome, un Italien fils de Mars(51). Puis un second mythographe les rattache
par le prince troyen Énée, fils de Vénus, à l’Iliade, ce qui est encore mieux.
Il convient, pour une cité qui se prétend civilisée, de placer quelques récits
mythologiques grecs à ses origines. Personne n’est forcé d’y croire, en
supposant que ce mot ait un sens.
C’est dire qu’aucun Romain en 240 av. J.-C. ne découvrait au théâtre les
fabulae qui y étaient représentées. Il les connaissait depuis l’enfance, a
fortiori un contemporain de Sénèque. Les fabulae courent de bouche en
bouche. Avant même qu’ils soient en âge de les lire chez les poètes, les
nourrices racontent ces histoires à leurs nourrissons(52). La culture de base,
c’est savoir qui est le frère d’Agamemnon, pourquoi Ajax s’est suicidé,
c’est connaître la roue d’Ixion, le vautour de Prométhée, le rocher de
Sisyphe, le supplice de Tantale(53). La mythologie grecque est un savoir
partagé par tous depuis l’enfance, un langage de complicité entre tous les
hommes civilisés ; l’ignorer, être incapable d’en retenir les rudiments est le
signe d’une marginalité absolue, comme Trimalchion qui confondra jusqu’à
la fin de sa vie Hélène et Iphigénie. L’affranchi de Pétrone ne pourrait pas
aller au théâtre, il n’y comprendrait rien.
Les Romains jouent de cette complicité culturelle en se soumettant
mutuellement des énigmes mythologiques. La poésie en est pleine. Ils
aiment les devinettes généalogiques : certaines sont simples, Thésée est
appelé le Neptunien parce que Neptune est son père divin, Vénus est la
Cithéréenne, Castor et Pollux sont les jumeaux divins. D’autres sont plus
alambiquées : Phèdre et Hippolyte sont « la Crétoise et le fils de
l’Amazone(54) », plus compliqué encore, Orphée est caché sous la définition
suivante : « le fils de la Muse à la belle voix, qui fit s’arrêter le torrent en
touchant de son plectre mélodieux les cordes, qui fit se taire le vent…(55) »
Ces histoires mythologiques sont toujours les mêmes mais les Romains
aiment à les entendre sans fin sous toutes les formes. Augustin raconte
qu’avant sa conversion, son goût pour la littérature et les études n’était
nourri que par sa passion pour la mythologie. Passion qu’il trouvera par la
suite dégoûtante mais qu’il n’évoque pas sans quelque nostalgie(56). La
mythologie envahit l’imaginaire et la mémoire, occupe l’espace comme le
temps. Au centre du forum la statue de Marsyas veille sur les tables des
banquiers, les jardins sont peuplés de dieux et de nymphes en pierre. Les
Anciens font volontiers du tourisme mythologique en se rendant sur le
(prétendu) tombeau d’Achille ou dans la (prétendue) grotte de la Sibylle.

L ’INDIFFÉRENCE DES DIEUX

Omniprésente dans la culture générale et artistique, la mythologie reste à


l’écart de la religion. Comme le dit Varron dans sa fameuse tripartition des
dieux, il y a les dieux des poètes, ceux des peuples et ceux des philosophes,
il convient de ne pas les confondre(57). Les dieux nationaux sont ceux de la
religion, ils n’ont rien à voir avec les dieux des poètes. Et si Varron peut
faire une distinction aussi radicale, c’est que les dieux romains n’ont jamais
eu de mythologie, l’introduction de la culture hellénistique n’y a rien
changé. Pour acclimater la mythologie grecque à l’Italie, les poètes ont
donné aux dieux des beaux-arts des noms romains, comme d’autres artistes
leur ont donné des noms étrusques en Étrurie, mais les vrais dieux ne sont
pas concernés. Zeus peut s’appeler Jupiter, et Héra Junon dans la poésie,
leurs temples ne sont pas pour autant mariés. Il n’y a pas de couple
anthropomorphe dans le panthéon romain, ni de généalogie et par
conséquent pas de théogonie non plus. La religion romaine ne comporte
aucun discours théologique, aucun article de foi, aucun dogme, elle ignore
toute forme d’orthodoxie. On peut comme Cicéron être augure sans croire à
la divination. L’essentiel pour être un bon augure, et il le fut n’en doutons
pas(58), c’est d’accomplir strictement les gestes du rituel. Cette exactitude
rituelle, qu’on a proposé d’appeler « orthopraxie(59) », est seule nécessaire ;
pour le reste chacun peut penser et dire ce qu’il croit. L’exégèse religieuse
est libre. Quand Ovide écrit les Fastes — un calendrier en vers des fêtes
religieuses de Rome avec un commentaire pour chacune —, il accumule les
explications, les juxtapose sans avoir besoin d’un projet cohérent
d’interprétation. Plutarque fait de même dans les Questions romaines :
philosophie, histoire, psychologie, philologie et même mythologie
cohabitent dans le plus grand désordre. L’essentiel est de donner des causes,
pas de donner la bonne.
Par conséquent les poètes dramatiques peuvent montrer ce qu’ils veulent
sur scène, faire tenir aux héros les propos les plus provocateurs. Hercule,
qui est un dieu romain qu’on célèbre à l’Ara maxima, laisse tranquillement
son double devenir furieux sur scène ou tomber dans le piège d’une épouse
jalouse, car il ne s’agit que d’Héraclès. Et la Diane qui va laisser mourir
Hippolyte n’habite pas l’Italie, c’est Artémis d’Athènes, l’Hécate de
Thessalie. Jason peut à la fin de Médée raconter que le ciel est vide de
dieux, un chœur de Phèdre prétendre que Jupiter ne se mêle pas de faire
régner la justice parmi les hommes. La mythologie tragique avec ses dieux
affublés de noms romains ne choquera personne dans le public, ni homme
ni dieu. Ce qui d’ailleurs serait paradoxal pour un spectacle qui est un rituel
religieux et dont le but est d’affirmer ou de rétablir la pax deorum.

H ISTOIRES DE PHILOSOPHES
On peut donc dire que les Romains ne « croient » pas à la mythologie
grecque, et leurs dieux non plus. Ni les uns ni les autres ne sont engagés par
ces histoires rocambolesques. Mais en même temps la mythologie fait partie
de leur vie, elle fait partie intégrante de la réalité romaine de chaque jour, ce
sont des images, des statues, des histoires présentes dans toutes les têtes. Un
avocat peut s’y référer en quelques mots au cours d’un procès, chacun
comprendra. Cicéron dans le Pro Caelio, compare Clodia son adversaire, à
Médée l’empoisonneuse et l’appelle la « Médée du Palatin(60) », comme les
journaux ont appelé, au temps de son procès, Landru le « Barbe-bleue de
Gambais ». La mythologie aussi bien que l’histoire fournit aux Romains des
exempla, des images exemplaires connues de tous et qui servent de
références communes sans que les auditeurs se posent la question de leur
vérité. L’histoire est certes plus couramment utilisée pour fournir des
figures édifiantes — Regulus, Scipion, Paul-Émile ou Cornelia, la mère des
Gracques — même si elle a ses canailles inoubliables comme Catilina. La
mythologie est surtout riche en personnages terrifiants par leur cruauté ou
leurs souffrances excessives. À Médée l’empoisonneuse, il faut ajouter
Atrée le tyran sanguinaire, Oreste le fou, Hécube la douloureuse, Thyeste le
cannibale, Œdipe l’incestueux parricide.
Les orateurs utilisent la mythologie pour la violence des images. Mais les
philosophes sont aussi grands amateurs d’exemples mythologiques, sans se
soucier des anathèmes socratiques. Dans les Tusculanes, sorte de Traité des
passions stoïcien, Cicéron multiplie les figures pathétiques issues de la
mythologie et pour ce faire il cite des poètes dramatiques. Quand il veut
étudier la douleur, tous ses exemples viennent de la tragédie : Mélanippe,
Niobè, Hécube, la nourrice de Médée, hurlent et gémissent à chaque
chapitre. La mythologie appartient tellement à la réalité romaine qu’elle
peut ainsi servir de matière première à l’étude des passions humaines dont
elle offre en quelque sorte des exemples paroxystiques.
Cicéron en agissant de cette façon ne fait que reprendre une pratique qui
était déjà celle des philosophes grecs, et même des scientifiques. Ainsi les
auteurs de traités médicaux n’hésitent pas à puiser dans la mythologie des
cas pathologiques qu’ils présentent à côté de « vrais » malades. Le pseudo-
Aristote(61) étudiant la mélancolie, c’est-à-dire la pathologie d’un excès de
bile noire, cite pêle-mêle Oreste, Héraclès, Platon, Socrate, Alexandre. Les
héros mythologiques, tout le monde en tombe d’accord, n’ont jamais existé,
mais leurs images sont suffisamment vraies pour témoigner de la nature
humaine.
L’Antiquité connaissait aussi un autre emploi de la mythologie, bien
différent mais qui prouve encore une fois la nécessité d’offrir une place à
ces récits dans la réalité du monde des hommes. Il s’agit de l’allégorie(62).
Les premiers philosophes, ceux qu’on appelle les présocratiques, Pythagore
et Héraclite, entre autres, qui refusaient les mythes des poètes, n’y voyant
que mensonges, proposèrent d’y trouver des significations symboliques. Il
fallait comprendre « un autre discours(63) » que ce qui semblait être dit,
découvrir un sens caché. Ce sens caché n’a rien de mystérieux, c’est
généralement une banalité. À leur suite se développèrent l’allégorie
physique avec Démocrite, l’allégorie morale et psychologique avec
Anaxagore, morale et physique avec Prodicos, pour ne citer que les plus
connus. Ainsi, pour Anaxagore, Zeus est l’intelligence, Athéna l’habileté.
Pour Démocrite, Athéna est appelée Tritogeneia — « à la triple géniture »
— parce qu’elle est le symbole de l’air et que l’air change de nature trois
fois par an, au printemps, en été et en hiver. Mais Démocrite dit aussi
« qu’Athéna est la raison et qu’elle enfante une triple progéniture : bien
réfléchir, exprimer dans une belle formule ce qu’on a pensé ; le réaliser
correctement ». Prodicos le sophiste mêle la morale et la physique. Pour lui
Déméter est le pain, Dionysos est le vin, Poséidon l’eau, chaque substance
utile à l’homme se retrouve dans une divinité. Ailleurs Prodicos va plus loin
en allégorisant des récits, il fait d’Héraclès à la croisée des chemins l’image
de la condition humaine sollicitée par le vice tentateur et l’austère vertu.
L’allégorisme va se développer pendant toute l’Antiquité et se nourrira de
toutes les interprétations. Chaque école tire la mythologie à elle. Les
Stoïciens font d’Héraclès un héros de leur sagesse, les Cyniques voient en
Ulysse, celui qui se fait inviter partout, un clochard sans scrupule, un
menteur qui leur ressemble. L’exégèse romaine, qu’on a vue à l’œuvre chez
Ovide ou Plutarque, empruntera des éléments à la tradition allégorique.
Avec le temps s’installe une sorte de vulgate allégorique où chacun puise et
qui sert à l’enseignement moral des enfants comme à la formation de
figures de rhétorique. Héraclès à la croisée des chemins devient un lieu
commun. Les poètes disent systématiquement Dionysos pour le vin, Cérès
pour le pain, etc.
La mythologie grecque chez les poètes romains est un langage vide qui
leur offre toute sorte d’exploitations esthétiques grâce à la complicité
culturelle du public. La seule contrainte est celle de la tradition. Les héros
mythologiques sont associés à des histoires trop connues pour être
modifiées, et à des passions recensées et incontournables. Chacun connaît
ce que va, ce que peut dire chaque personnage en fonction de la situation.
Les enfants des écoles ont pratiqué l’éthopée et la suasoire, ils ont eux-
mêmes écrit en prose, parfois en vers, les plaintes de Médée, la colère
d’Atrée, le désespoir de Didon, ils savent plaider la cause d’Énée quittant
Carthage, celle de Pyrrhus demandant le sacrifice de Polyxène, ils savent
comment doivent leur répondre Didon ou Agamemnon.
Mais la grande différence entre la tragédie et cette activité pédagogique
qui ne vise qu’à préparer à l’éloquence, est que la tragédie va plus loin
parce qu’elle est un spectacle. Les héros tragiques ne sont pas des mortels
un peu plus agités que les autres, ce sont des hommes en proie à des
passions qui les entraînent hors de l’humanité : ce sont des surhommes, des
personnages effrayants, les héros tragiques sur les scènes romaines se
métamorphosent en monstres(64). Et c’est cette métamophose qui donne sa
raison d’être au spectacle. À Rome le voir est toujours supérieur au dire(65).
Écrire une tragédie, c’est donc manipuler des histoires, des personnages,
des situations, des passions, des accents déjà connus de tous. Chacun
connaît aussi les interprétations moralisantes ou philosophiques du malheur
de Jason et de l’amour de Phèdre, il n’attend pas de révélations sur le sujet,
en revanche il les reconnaîtra au passage. Le poète n’innove pas, et
personne n’attend de lui qu’il innove. En revanche le public veut une
performance nouvelle, comme on attend d’un équilibriste un nouveau
numéro où il sera encore meilleur, prendra encore plus de risques.
DEUXIÈME PARTIE

De l’homme au monstre : le trajet spectaculaire du héros tragique

Chapitre IV – Dolor, furor, nefas : le scénario d’une métamorphose


Nefas
Dolor

Furor
Thyeste tragédie exemplaire

Chapitre V – Du scénario au spectacle


L’actio rhétorique au théâtre
Les postures de passion

Les postures de communication

Le spectacle des mots

Chapitre VI – La construction du héros par lui-même


Les statues parlantes

Les prologues douloureux

La danse du furieux
Multiples douleurs

La parole du furieux

La cruauté des regards


Chapitre IV

Dolor, furor, nefas : le scénario d’une métamorphose

Ainsi la tragédie romaine promet-elle au public romain le spectacle d’une


métamorphose d’un homme en monstre. Tel était l’enjeu des jeux grecs. Il
fallait donc que le poète dramatique eût à sa disposition un scénario qui
rendît acceptable, sinon vraisemblable, ce ballet d’illusions. Ce scénario a
été élaboré depuis longtemps quand Sénèque écrit ses tragédies et il fait
partie du code tragique depuis, sans doute, Livius Andronicus. La notion
clef autour de laquelle s’organise le récit est celle du furor, car tout héros
tragique devient un furiosus pour accomplir le crime qui fera de lui un
monstre.
Les poètes de la Renaissance et de l’âge baroque ont de fait désigné les
héros des tragédies antiques qu’ils redécouvraient en lisant et imitant
Sénèque, sous la dénomination générale de « furieux(66) ». Ce décalque du
latin furiosus définissait une catégorie narrative qui, omniprésente chez des
auteurs dramatiques comme Garnier, Rotrou et le jeune Corneille, allait
disparaître avec les règles classiques et le retour à l’ordre de la monarchie
absolue. On reconnaît par exemple dans le prologue des Sosies de Rotrou,
une Junon furieuse, sœur jumelle de la Junon du prologue d’Hercule
furieux. C’est à juste titre que les humanistes dégageaient de leur lecture de
Sénèque cette figure tragique, car la fureur, le furor, constitue avec le dolor
et le nefas les trois étapes de l’action tragique dont la Junon de Sénèque
trace ainsi le diagramme allégorique, au moment où elle se prépare à
transformer Hercule en monstre(67) :
Veniet inuisum
Scelus suumque lambens sanguinem Impietas ferox
Errorque et in se semper armatus Furor.
Hoc, hoc ministro noster utatur Dolor.

Je ferai revenir
Le Crime odieux
La déesse sauvage qui lèche goulûment son sang
La Profanation et l’Errance
La Folie qui se bat contre elle-même
La Folie ! Voici ma sombre complice
Voici celle qui servira ma Douleur.

La Profanation — Impietas, qui est l’équivalent du nefas —, et le Furor


sont ici des divinités infernales évoquées par Junon, qui les fera venir sur
terre pour qu’elles s’emparent de l’espace des vivants(68). Ces paroles
dessinent dans un défilé allégorique l’action tragique, et rappellent que
pendant l’action tragique le monde des hommes va être hanté par des
passions monstrueuses. De la même façon le prologue du Thyeste fait surgir
le furor des Enfers et le fait venir sur scène, sous deux formes — l’une,
allégorique, l’autre, mythologique : une Furie fait danser à coups de fouet
un fantôme criminel, Tantale, qu’elle rend ainsi furieux, afin qu’il vienne
contaminer le palais de Mycènes de son furor(69).
Ces trois étapes sucessives, le dolor, le furor et le nefas, que nous
traduirons conventionnellement par douleur, fureur et crime, sont des
catégories propres au théâtre et plus précisément propres à la tragédie,
même si elles ont été élaborées à partir de catégories empruntées à la
rhétorique des passions ordinaires, c’est-à-dire à la description
vraisemblable des crimes humains telle qu’elle est utilisée dans les
tribunaux.

N EFAS

Le nefas, en dehors des théâtres, bien qu’il reste un crime humain est un
crime extraordinaire et se distingue du crime ordinaire, scelus, par le fait
qu’il est inexpiable. Cela signifie qu’aucun châtiment, aucune justice, ne
peuvent équilibrer la faute commise et en quelque sorte l’annuler de telle
sorte que le coupable châtié puisse réintégrer l’humanité. Même s’il est
puni par la justice des hommes, rien ne peut s’arranger entre lui et les dieux,
aucune expiation n’est possible qui lui permettrait de rester au sein de la
collectivité humaine sans la menacer de souillure.
Passant de la vie réelle à la tragédie, le nefas échappe globalement au
droit. Objets de la réprobation morale universelle, les héros criminels
restent impunis ; certains aspirent à la punition : afin de se libérer de la
souillure qui les accable, Thésée, Œdipe souhaitent vainement être écrasés
sous la colère des dieux vengeurs, tandis que d’autres savourent leur
infamie. Ainsi les héros seront éternellement liés au crime commis, auquel
désormais ils s’identifient, ce qui est leur façon de retrouver le statut de
héros mythologique. Ils deviennent définitivement le sujet du crime que
raconte la fable. Il n’y a pas d’après. Ni châtiment ni oubli.
Le temps s’arrête à la fin de la tragédie, et avec le temps s’arrête
l’histoire. Le héros criminel s’immobilise dans une image finale, comme
sur un tableau. C’est ainsi que se terminait, par exemple, la mise en scène
de Médée par Gilles Gleize(70) : Médée semblait emportée dans les airs,
brandissant une épée, au milieu des nuages, sans que rien ne bouge
réellement, encadrée par la porte du palais ; on aurait cru un tableau
baroque. Atrée et Thyeste, à la fin de la tragédie, posent pour l’éternel
affrontement de la colère et de la douleur, couple fraternel et maudit. L’un
savoure sa victoire, en contemplant l’autre avec son ventre où s’agitent ses
fils qui n’en sortiront jamais. La symétrie des deux dernières répliques,
correspond à cette dernière image d’un duel figé(71) :
THYESTES
Vindices aderunt dei
His puniendum uota te tradunt
ATREVS
Te puniendum liberis trado tuis

THYESTE
Les dieux reviendront et me vengeront
Mes malédictions t’ont livré aux dieux
Pour qu’ils te punissent et te tourmentent
ATRÉE
Et moi je t’ai livré à tes fils
Pour qu’ils te punissent et te tourmentent.

L’histoire s’arrête sur un crime, sans aucune autre conclusion. Aussi les
metteurs en scène contemporains ont du mal à trouver une esthétique de fin.
Car la clef du dénouement n’est pas dans les formules finales qui offriraient
comme une moralité de la fable en conclusion. On se tourmenterait à tort en
cherchant ce qu’a bien voulu dire Sénèque avec ces dieux qui reviendraient
et vengeraient Thyeste, comme on chercherait en vain une profession
d’athéisme dans les paroles de Jason à la fin de Médée(72) :
IASO
Per alta uade spatia sublimis aetheris
Testare nullos esse qua ueheris deos

JASON
Va
Parcours le ciel et les espaces légers de l’éther
Va témoigner partout où tu iras
Que les dieux n’existent pas.

Car le dénouement de la tragédie n’est pas une signification ultime mais


l’image finale qui sert à fixer le criminel tel qu’en lui-même l’éternité le
change de tragédie en tragédie. La formule qui accompagne cette dernière
gestuelle grandiloquente n’est que la légende de l’image, redondante et
théâtrale ; elles valent par leur connotation de la passion arrêtée que chacun
incarne à jamais. Réplique pragmatique, les paroles de Jason ne sont pas le
message d’un poète athée mais la plainte d’un père désespéré. Celles de
Thyeste, autre père désespéré, n’expriment pas, à l’inverse, une belle
confiance dans la justice divine. Elles ont la même valeur que celles de
Jason, c’est là encore le cri du désespoir d’un homme qui, faute de pouvoir
compter sur la justice des hommes, ne peut plus s’en remettre qu’à une très
problématique justice des dieux. Les deux formules sont des lieux communs
de la souffrance dont la signification pragmatique est la même, bien que
leurs significations sémantiques soient opposées.
Le crime inexpiable du héros tragique, nefas, lui permet donc de réaliser
sa métamorphose en monstre mythologique et d’entrer ainsi dans les
mémoires. Il coïncide désormais avec sa fable, cette fable qui était à
l’origine du spectacle tragique. Le cercle se referme. Le nefas est la fin et
l’aboutissement du scénario tragique.
À cette esthétique narrative du nefas, correspond une philosophie du
crime inexpiable. Refuser de juger et de châtier un criminel parce que son
crime est trop monstrueux, l’exclure ainsi du droit, revient à dire que les
hommes n’admettent pas le nefas comme un acte humain. Un homme ne
commet pas un nefas à moins de ne plus être un homme, fût-ce
temporairement. Le nefas permet donc de définir les limites de l’humanité.
L’invention monstrueuse des hommes ne fait pas reculer ces limites. Ce
statut du nefas explique pourquoi nous le traduisons souvent par « crime
contre l’humanité » ou encore « crime contre l’ordre sacré du monde ».
Outre que ces formules ont une résonnance dans notre affectivité
contemporaine, elles disent de façon moderne qu’entre l’ordre cosmique et
la nature humaine — c’est-à-dire une conception naturaliste de l’homme —
il faut choisir. L’homme culturel trouve sa place dans une harmonie
naturelle, car il respecte des règles de vie qui le définissent, élaborées par le
droit, la religion et les mœurs. L’homme naturel, au contraire, n’ayant rien à
respecter pour rester un homme, puisque son humanité est une donnée de
nature, de naissance, tout devient possible, il n’y a plus de limites au
désordre : Atrée fait tourner le soleil à l’envers, Thyeste est enceint de ses
fils, Médée s’envole dans les airs, Œdipe par sa seule présence déclenche
une épidémie, Thésée ressuscite. Si tous ces monstres sont encore des
hommes, alors il est humain de détruire le monde. Mais pour les Romains,
ces monstres n’appartiennent pas à l’humanité, ils surgissent d’une fiction
et sortent de l’illusion du décor théâtral.
Pour comprendre comment cette notion de nefas a pu servir à Rome pour
traduire le crime tragique des Grecs, il convient de revenir brièvement sur la
valeur du mot en dehors des théâtres. Le terme de nefas appartient à la
langue du droit sacré, il est la négation de fas, ils sont surtout présents dans
les formules fas est ou nefas est, « il est permis… il est interdit par les dieux
de… » ; enfin ils sont l’équivalent dans le domaine religieux de la formule
ius est… Le débat est vif autour de son étymologie(73), soit qu’on le rattache
à une racine indo-européenne *dhas qui a donné en grec θέμɩς, dont le sens
peut être rapproché de fas(74), soit qu’on y voie une formation sur la racine
du verbe fari, parler, et qui correspond au grec ϕημί, « parler » et ϕημή, « la
rumeur », équivalent de fama latin. Dans la mesure où sa « vraie »
étymologie ne donne pas le secret d’un mot, et comme ce qui importe est
l’étymologie que les Anciens attribuent à ce mot, révélatrice du réseau
symbolique où il s’inscrit, rappelons seulement que les Romains associaient
fas à la parole(75). C’est pourquoi les auteurs latins jouent sans cesse sur des
rapprochements entre nefas et infandum « abominable, innommable ».
Ces rapprochements sont pour nous d’autant plus intéressants que dire le
crime tragique est à la limite du possible : les messagers ont du mal à
transformer une vision d’horreur en récit(76). Mais surtout, une pièce de
théâtre se dit à Rome fabula. Or, comme le montre Benvéniste, une fabula
est certes « un récit, un conte », mais c’est plus généralement « une mise en
paroles », une « actualisation verbale ». Il y a donc, pour les Romains, une
contradiction entre le nefas de la tragédie et sa nature de fabula,
contradiction que le spectacle a pour fonction de résoudre, en faisant de la
parole un complément de l’image, en donnant la prééminence au visible sur
le dicible. On peut résumer la tragédie romaine par ces trois mots, fama,
nefas, fabula : les histoires mythologiques appartiennent à la fama, chacun
les connaît, sans trop savoir comment, c’est un bien commun des hommes
civilisés et qui ne pose pas de problème de croyances, pas plus que pour
nous l’histoire de Barbe-bleue ou du Chat botté (ne pas y croire n’empêche
pas de les raconter sans fin) ; la tragédie qui en est tirée est un récit parlé,
une fabula ; enfin le crime qui est le noyau du souvenir, le point commun
entre fama et fabula, est un nefas, ce qui rend impossible sa simple
narration et suppose de faire appel à l’image, ainsi qu’à la musique.
Mais revenons au nefas ordinaire. Les emplois de fas, et de nefas,
essentiellement dans la langue augurale, montrent qu’il s’agit toujours pour
les Romains de s’assurer, avant d’agir, que l’action envisagée est conforme
à l’ordre garanti par les dieux(77). Quand il y a une faute contre cet ordre, le
plus souvent involontaire, c’est un nefas qui souille religieusement la
communauté qui l’a commise par l’intermédiaire d’un de ses membres. La
solution est un piaculum, « une expiation », un rituel de réconciliation avec
les dieux qui n’implique pas le châtiment du fautif. Si celui-ci a commis la
faute en désobéissant aux ordres donnés, il pourra être condamné mais par
un tribunal profane, et seulement pour cette désobéissance. Du côté des
dieux, le malheureux ne pourra jamais trouver d’expiation personnelle ; il
n’a plus d’avenir : exclu socialement, il lui arrive souvent de sombrer dans
la folie. Tite-Live raconte ainsi l’histoire de Pleminius, officier de Scipion,
qui avait pillé à Locres le sanctuaire de Proserpine. La République expia le
sacrilège par des sacrifices, Pleminius fut envoyé à Rome pour jugement et
il mourut dans son cachot avant même d’être jugé, tandis que ses soldats
qui avaient participé au pillage sombrèrent dans la folie : « ce même argent
[de la déesse] frappa de folie — furorem — tous ceux qui s’étaient souillés
en violant le temple et pris d’une rage meurtrière — rabie hostili — ils se
jetèrent les uns contre les autres, chef contre chef, soldat contre soldat ». Un
autre officier coupable de nefas, Fulvius Flaccus, après avoir pillé les
ornements du temple de Junon à Crotone, s’est pendu un an après, égaré par
des malheurs familiaux et un délire que lui avait envoyé la déesse.
Dire d’un crime, scelus, qu’il est un nefas, c’est indiquer sa dimension
religieuse, et désigner l’impiété du coupable. Ce n’est donc pas l’horreur
d’un crime qui en fait un nefas, mais l’inverse, un crime est d’autant plus
horrible que les Romains y voient un nefas, et donc une menace pour
l’harmonie dans la cité entre les hommes et les dieux. Il s’agit toujours
d’une faute engageant un groupe auquel il appartient(78). Le criminel est
« lui-même la souillure, il est l’impiété, un prodige humain en quelque
sorte, qui exprime en sa personne et son malheur les sentiments des dieux
envers l’ensemble de la cité ».
Parmi les crimes tragiques nous trouvons donc d’abord des nefas au sens
courant du terme caractérisé par leur objet. Le meurtre d’un parent est une
impiété dans le cadre de la famille et des dieux de la maison. Il y a un
infanticide dans Thyeste, où un oncle tue ses neveux, dans Médée où une
mère tue ses fils, un père tue son fils dans Phèdre, tue ses fils et sa femme
dans Hercule furieux. Un fils tue son père dans Œdipe ; dans Agamemnon et
Hercule sur l’Œta, une femme son époux. La seule tragédie où il n’y ait pas
de nefas ordinaire est Les Troyennes. Mais cette exception n’en est pas une,
car aucun crime tragique n’est simplement un nefas ordinaire, et ce n’est
pas ce qui le définit. Tous les meurtres tragiques que nous avons cités sont
aussi des rituels systématiquement pervertis.
Un nefas tragique n’est pas le surgissement d’une violence sauvage, c’est
toujours la perversion savante d’un rituel(79). La violence est intégrée à un
acte civilisé qui obéit à des règles religieuses strictes. Atrée tue ses neveux
dans le cadre d’un sacrifice où ceux-ci tiennent le rôle de victimes. Dans
Les Troyennes, Polyxène, la dernière fille d’Hécube, est tuée par les Grecs
vainqueurs, ce qui est certes un crime contre les lois de la guerre, mais
surtout ce meurtre se fait dans le cadre d’un mariage entre un mort, Achille,
et la jeune Troyenne, grâce à la perversion du sacrifice nuptial où la jeune
épousée tient la place de la victime, tandis que l’époux est le mort
destinataire du sang versé.
Mais il y a toute sorte de nefas dans les tragédies, et un nefas tragique
n’implique pas nécessairement un meurtre, une violence sanguinaire. En
outre il y a souvent plusieurs nefas dans une tragédie. C’est ainsi que Les
Troyennes s’ouvrent sur un rituel de deuil accompli par les prisonnières
troyennes mais que la reine déchue, Hécube, va très vite pervertir et qu’elle
va utiliser pour faire sortir Hector et Achille de leurs tombeaux ; ce deuil
perverti est le premier nefas. Il y aura ensuite le mariage de Polyxène avec
un mort, puis le meurtre d’Astyanax, lui aussi transformé en nefas par sa
mère Andromaque(80).
Donc le nefas tragique est intelligible à partir de l’impiété religieuse,
même s’il n’est pas une impiété ordinaire. On comprend par ce détour
comment le coupable se confond avec son crime et peut devenir un monstre
exclu de la société des hommes. Mais on constate deux différences
essentielles entre le nefas tragique et le nefas ordinaire. D’abord le criminel
tragique, au lieu de basculer dans le néant comme les impies de Tite-Live,
sort de la société des hommes pour entrer dans la société des monstres
mythologiques. Ensuite le nefas tragique est non seulement une faute
religieuse mais surtout un rituel perverti. Quand le héros accomplit un nefas
volontaire, ce qui est généralement le cas dans la tragédie, il manipule les
rituels afin de les transformer en armes contre ses ennemis.

D OLOR

Pour accomplir le nefas et lui donner sa dimension mythologique, le


héros a parcouru préalablement deux étapes, celle du dolor, puis celle du
furor, qui lui ont permis d’échapper temporairement à la morale de
l’humanité.
La première étape est celle du dolor. Ce dolor, cette douleur, est comme
le nefas, une catégorie issue de la culture romaine mais élaborée en
catégorie dramatique. C’est le dolor qui va servir à déclencher l’action
tragique, il est un préambule indispensable.
Le héros est donc en proie à une souffrance physique et morale, les
Romains ne distinguent pas. Cette souffrance a généralement pour cause
une blessure, une perte, dont un autre s’est rendu coupable. Elle est une
atteinte à sa personne, elle ruine son intégrité sociale, le prive de son
prestige, le déconsidère aux yeux des autres et donc à ses propres yeux. En
bref, le personnage a le sentiment qu’il n’est plus rien dans une société où
l’individu ne coïncide pas avec la conscience de soi mais se voit et se
reconnaît dans le regard des autres.
Il ressent cette douleur comme insupportable et juge qu’il doit
reconquérir son intégrité en se vengeant de celui qui l’a blessé. Cette
vengeance lui rendra son honneur aux yeux des autres(81). Il a subi une
iniuria, un déni de justice, quelqu’un l’a privé de sa part, de son droit, en lui
faisant offense. Le héros ne fait que revendiquer son bon droit et son
indignation est juste. Atrée, Médée, Phèdre, Hercule, Clytemnestre,
Déjanire, Hécube ont tous motif de se plaindre de Thyeste, de Jason, de
Thésée, de Jupiter, d’Agamemnon, d’Hercule, des Grecs. Atrée est privé
d’une descendance légitime, il ne sera jamais le père d’une dynastie de
rois ; Médée privée de séjour dans le royaume paternel va être chassée de la
maison et de la cité de son époux ; Phèdre, étrangère à Athènes, est
abandonnée par son époux ; Hercule, fils glorieux de Jupiter, se voit refuser
la reconnaissance paternelle.
Pour les Romains il s’agit d’un processus normal : un homme, une
femme, ayant subi une iniuria ressent nécessairement une douleur, un
chagrin, aegritudo. Ce chagrin l’assombrit, le tient à l’écart des autres, lui
ôte le goût de la vie. Il suscite aussi sa colère, ira ; cette souffrance est
indissociable de ce que nous appelons le ressentiment. Et c’est cette colère
qui, selon l’opinion commune, donnera au douloureux la violence, la force
— uis — nécessaires à sa vengeance.
Car le dolor que nous avons repéré en lisant les tragédies de Sénèque
comme un concept opératoire pour l’analyse et une catégorie de l’action
dramatique — allégorisée dans la langue tragique comme une divinité
infernale — a été élaboré par et pour le théâtre à partir d’une réalité extra-
théâtrale, le chagrin, aegritudo.
On ne saurait estimer assez l’importance à Rome de la douleur et du
chagrin dans la vie sociale, avec son prolongement religieux le deuil, luctus.
Ils peuvent miner l’individu comme la société tout entière.
D’abord cette notion d’aegritudo est beaucoup plus étendue que notre
chagrin. Elle englobe l’ennui — molestia —, l’inquiétude — sollicitudo —,
l’angoisse — angor —, et peut aller jusqu’à la colère — ira —, la pitié —
misericordia —, la jalousie — inuidia(82). Développant l’étymologie du
mot(83), Cicéron présente le chagrin comme la passion par excellence, qui
ronge, corrompt et pourrit celui qui s’y complaît(84) :
Le chagrin est un bourreau […] Ses tourments sont terribles : il pourrit, déchire, désespère, enlaidit ;
le chagrin lacère, et ronge la force d’âme, il la réduit à rien. Si nous n’en sortons pas, si nous ne le
jetons pas dehors, ce chagrin, inévitablement nous sombrons.

Le texte de Cicéron, malgré sa formulation abstraite, a une forte


résonnance culturelle. On comprend à le lire que ceux qui ne savent pas
arrêter un chagrin n’ont rien à attendre de leurs amis ; ils seront rejetés. La
laideur déshonorante de leur personne et la dégradation de leur volonté en
font des épaves — miseri —, des hommes tombés trop bas. Ils sont
repoussants.
Ainsi le chagrin n’est-il pas qu’un état psychologique, il dérive vite vers
la faute morale et va jusqu’à détruire l’individu, en le pourrissant comme
une lèpre morale et physique. C’est pourquoi l'aegritudo peut devenir chez
Cicéron la mère de tous les vices. La liste est longue des passions qu’il
entraîne avec lui(85) :
inuidentia, aemulatio, obtrectatio, misericordia, angor, luctus, maeror, aerumna, dolor, lamentatio,
sollicitudo, molestia, adflictatio, desperatio.

la haine envieuse, la jalousie, la rivalité, la pitié, l’angoisse, le deuil, l’affliction, le chagrin, la


douleur, la plainte, le souci, le mal-être, le tourment, le désespoir.

Le lecteur français contemporain pourra s’étonner de cette liste de


comportements taxés tous de « passions », parmi lesquels les Romains
placent les gémissements ou la plainte qui sont pour nous des
manifestations physiques de la douleur. En effet le terme de « passion » qui
traduit en français le latin motus ou perturbatio animi, n’a pas l’ampleur de
l’expression latine qui englobe à la fois les affections et leurs
manifestations. En fait « ces mouvements désordonnés de la volonté »
s’opposent à tout ce qui, à Rome, compose la maîtrise de soi. Ainsi la pitié,
miseratio, est-elle aussi une passion et peut même être une passion fautive
si elle n’est pas modérée par mens. Il faut donc entendre par passion dans le
contexte romain tout comportement dicté par la sensibilité, toute réaction au
monde extérieur. Ni bons ni mauvais en soi, ces mouvements de l’animus
sont le propre de la vie et le point de départ de toute action.
Les développements philosophiques de Cicéron sur les passions en
corrélation avec la douleur témoignent d’une réalité culturelle : la puissance
que les Romains accordent à la douleur, en particulier à la douleur des
femmes atteintes par le deuil(86). Car le chagrin n’est pas seulement une
passion individuelle, l’homme douloureux crée une atmosphère empestée
qui perturbe ceux qui l’entourent. En outre le chagrin exhibé avec l’apparat
du deuil donne une dimension religieuse à la douleur. Le groupe est en
danger de pollution par la mort. Vêtus de haillons sombres, sales, hirsutes,
amaigris et muets, les Romains en deuil menacent la vie, forts de leur
accointance avec les morts. Car leur aspect sordide manifeste qu’ils ont en
partie quitté la civilisation, qu’ils sont déjà à la frontière des deux mondes.
Ils provoquent les bien vivants et les appellent au secours.
Ce deuil normalement n’est que le propre des femmes, qui ont le devoir
de célébrer par leurs lamentations la mort d’un parent — encore doivent-
elles se limiter dans la durée et la violence. Un deuil excessif est indécent,
car il exige comme tout comportement civilisé « une réserve du chagrin(87) ».
Les hommes redoutent les démonstrations publiques des femmes en deuil
qui les démoralisent et minent le courage des soldats.
Les femmes douloureuses sont bruyantes et aiment exhiber les marques
du deuil. Lamentation, cris, vêtements sombres, elles hantent le monde des
vivants, les gens de leur famille ont le sentiment qu’elles portent déjà leur
deuil alors qu’ils sont encore en vie. La douleur funèbre est la part des
femmes, elles en usent comme d’un pouvoir que les hommes cherchent à
limiter. Il n’est que de lire les éloges rendus aux femmes qui savent
surmonter leur chagrin et, comme Livie après la mort de Drusus a su
« ensevelir sa douleur avec son fils », faire coïncider leur deuil social avec
le deuil religieux sans user des neuf mois que la loi leur autorise. Il semble
que le deuil ait été à Rome un moyen de protestation des femmes contre la
guerre, les hommes et le pouvoir d’État. Leurs silhouettes sombres et
hostiles qui détournent la tête quand elles rencontrent ceux qu’elles aiment,
qui ne se plaisent que dans les ténèbres et la solitude, reproche vivant et
éternel, peuvent paralyser la vie de la cité. Dans les moments de grand
danger, quand Rome doit mobiliser toutes les énergies viriles, il arrive que
le deuil des femmes soit interdit ou du moins cantonné dans les maisons,
comme après la défaite de Cannes, de peur qu’il pollue l’Vrbs(88).
Inversement la puissance du deuil des femmes romaines peut servir la cité,
en devenant une manifestation civique(89). C’est ainsi que les matrones
romaines arrêtèrent Coriolan qui, traître à sa patrie, attaquait Rome à la tête
d’une armée ennemie. Elles formèrent une longue colonne de femmes en
deuil(90) avec à leur tête, la mère et l’épouse de Coriolan. Il recula.
Les hommes ont une crainte religieuse, alliée à un sentiment d’indécence
face aux femmes gémissantes, qui, les cheveux défaits, les seins nus, se
déchirent le visage. On peut songer aussi à l’épisode du jeune Horace qui,
revenu vainqueur du combat contre les trois Curiace, se heurte à sa sœur en
deuil de son fiancé, l’un des trois ennemis tués par son frère(91).
Mais les homme peuvent aussi user du deuil, en dehors même de la perte
d’un proche parent. Des condamnés, des accusés revêtent le deuil, avec
leurs amis, et traversent ainsi le forum. Ils exhibent leurs malheurs
personnels comme des menaces sur l’ordre public. Faisant valoir l’injustice
subie par eux comme une souillure de l’espace social en même temps
qu’une menace de mort pour eux-mêmes, mort symbolique le plus souvent,
ils en appellent à la collectivité(92).
Le deuil excessif est une menace pour un groupe car il provoque un
blocage et un arrêt de l’histoire. C’est ainsi qu’une sœur d’Auguste,
Octavie, refusa de mettre fin au chagrin que lui avait causé la mort de son
fils Marcellus(93) :
Pendant tout le reste de sa vie, Octavie pleura et gémit ; jamais elle n’accepta la moindre parole
réconfortante ; jamais elle ne se laissa aller à aucune distraction, absorbée par une pensée unique qui
l’occupait tout entière […] Elle ne voulut aucune image de son fils, elle ne souffrit pas qu’on lui en
parlât. Elle détestait toutes les mères […] N’ayant de goût que pour l’obscurité et la solitude, se
détournant même de son frère, elle repoussa les poèmes composés à la louange de Marcellus et les
autres ouvrages qui célébraient sa mémoire et ferma les oreilles à toute consolation. Se dérobant aux
cérémonies officielles, abhorrant jusqu’à l’éclat trop vif de la majesté fraternelle, elle se terra dans
une profonde retraite. Entourée de ses enfants et de ses petits-enfants, elle garda jusqu’au bout ses
vêtements de deuil, à la grande humiliation de tous les siens qui la voyaient, eux vivants, faire
comme si elle était seule au monde.

Paradoxal, le deuil menace d’oubli celui qu’on refuse d’oublier, en lui


refusant la gloire sociale d’un mort. Cette situation est assez insupportable
pour être un argument capable de rendre la raison à une mère ravagée par le
deuil de son fils ; ici c’est Livie qui a perdu Drusus ; Areus, philosophe,
s’adresse ainsi à elle(94) :
Lorsque nous sommes réunis entre nous, nous évoquons ses actions et ses paroles avec toute
l’admiration qui leur est due ; mais devant toi nos bouches se taisent. Tu te prives ainsi du plus grand
plaisir, celui d’entendre les louanges de ton fils.

Le retour à la vie est aussi un hommage au mort.


Dans la mesure où le deuil est un appel au groupe, une façon d’entamer
un dialogue avec celui-ci, le deuil va se résorber assez vite si le malheureux
reçoit la réponse adéquate.
Cette histoire de Livie consolée de la mort de Drusus par Areus, le
philosophe personnel d’Auguste, donne un exemple de la procédure(95). Il
fait appel à sa dignité et à sa réputation, lui rappelant en quelle estime son
entourage la tient, et combien chacun attend d’elle qu’elle maintienne une
belle image d’elle-même. Il lui offre de revenir au milieu des siens, en lui
montrant que toute sa famille ne cesse de célébrer les vertus passées de son
cher Drusus.
Elle n’a donc plus besoin de maintenir son souvenir vivant par la douleur de son absence. Drusus a
trouvé place dans la mémoire joyeuse des hommes. Image, poèmes, éloges, il ne sera jamais oublié.
Livie a fait son devoir vis-à-vis de son fils mort, elle doit maintenant faire son devoir vis-à-vis de son
autre fils, encore vivant, et de ses petits enfants.

Il est remarquable que l’essentiel de la consolation d’Areus à Livie porte


sur sa belle image, qu’elle se doit de cultiver et conserver. Il lui présente
comme dans un miroir la figure qu’elle doit offrir au monde. Puisque le
deuil provoque une coupure entre l’individu et la société, la fin du chagrin
ne peut se faire que par une réconciliation avec elle. L’entourage invite le
malheureux à revenir et pour ce faire lui donne de quoi se réconforter
moralement. Des signes appliqués d’affection et d’intérêt, des cadeaux de
bienvenue, un repas partagé, une fête en son honneur.
Le dolor humain, qu’il prenne ou non la forme du deuil, trouve sa
solution dans le monde des hommes. Et celui, ou celle qui décide de se
consumer de chagrin, est pénible pour ses proches comme l’est Octavie ; le
deuil le rongera physiquement et moralement et il finira par succomber, à
moitié fou dans la crasse et la solitude.
Mais ce dolor tragique a ceci de particulier qu’aucune consolation,
aucune vengeance dans le monde humain ne peuvent y mettre fin. Il a été
causé par un mal irréparable qui a fait perdre au héros sa raison d’être en lui
ôtant sa dignité et son identité sociales. Médée n’a plus ni maison paternelle
ni foyer conjugal, elle, une fille de roi ; et Phèdre délaissée par Thésée,
livrée en otage par son père, ne se voit pas autrement que Médée, une épave
de ses espérances perdues. Atrée, roi sans descendance, comme Lycus,
tyran sans légitimité, se désespère d’un pouvoir inutile. Hercule, bâtard de
Jupiter, est au terme de ses exploits et comprend que jamais il n’obtiendra
de son père cette reconnaissance qui ferait de lui un dieu.
En même temps le héros tragique refuse de se résigner au dolor. C’est
pourquoi le héros tragique doit sortir du temps humain et entrer dans un
autre espace, celui de la mythologie, où il réalisera sa vengeance, et
trouvera sa consolation, c’est-à-dire retrouvera son identité, sa gloire et une
société pour l’accueillir. Cette identité est celle que lui donnera son crime,
cette gloire sera celle de la fama mythologique, on racontera éternellement
son histoire, puisqu’elle est déjà dans toutes les mémoires, cette société est
celle de tous les autres héros de la mythologie ayant accompli un superbe
nefas. Atrée et Thyeste vont rejoindre Tantale, en constituant une lignée qui
se perpétue non par la naissance mais par le crime. Même si Tantale est leur
grand-père parmi les hommes, il ne devient leur ancêtre mythologique
qu’après le banquet cannibale des deux frères. La noblesse mythologique
est une société élitiste et méritocratique où l’on accède seulement grâce au
nefas, en se montrant digne de ses ancêtres.
Ainsi Tantale revient-il quelques instants sur terre, sous la forme d’un
fantôme furieux — il est le Tantale qui donna son fils Pélops à manger aux
dieux —, afin de faire des enfants à sa maison, des fils dignes de lui, qui
seront Atrée et Thyeste, ses petit-fils chez les hommes(96). Tels sont les
ordres de la Furie, allégorie du furor, au fantôme qu’elle fait danser à coups
de fouet
FVRIA
Hunc, hunc, furorem diuide in totam domum
Sic, sic ferantur et suum infensi inuicem
sitiant cruorem. Sensit introitus tuos
domus et nefando tota contactu horruit.

LA FURIE
La folie est là, ta folie
Donne à chacun dans la maison sa part d’héritage
Ta folie
Distribue-la
Qu’à leur tour ils se mettent en branle
Qu’ils se haïssent les uns les autres
Et boivent leur sang
La maison a senti que tu la pénétrais
Touchée par un intouchable
Elle a frémi d’horreur.
Avant de passer dans ce monde mythologique, le héros douloureux doit
être possédé par un furor qui lui vient de ses ancêtres en même temps qu’il
est le prolongement de son dolor exacerbé.

F UROR

C’est donc sur le modèle ordinaire de la vengeance humaine, passant du


chagrin à la colère, que peut se lire d’abord le passage de la douleur à la
folie furieuse, du dolor au furor, chez le héros tragique.
Mais pas plus que le dolor tragique n’est un simple chagrin, le furor
tragique n’est une simple colère, même paroxystique, c’est une véritable
folie qui induit chez le furieux un comportement différent de celui de
l’homme normal. Cependant cette folie furieuse n’est pas non plus dans la
tragédie une maladie mentale, un égarement, semblable à la mania grecque,
comme la folie d’Oreste, d’Ajax ou d’Hercule(97), où la folie du héros fait
partie de la fable et n’est pas une nécessité de l’action théâtrale. Tous les
héros de la tragédie grecque ne sont pas des maniaques, tous ceux de la
tragédie romaine sont des furieux. Il est clair que le furor est une catégorie
tragique, élaborée pour et par le récit théâtral. Même si le furor tragique a
emprunté certains de ses aspects au furor extra-théâtral, ce qui le rend
intelligible, il appartient dans sa totalité seulement au comportement
tragique.
Les Romains désignent sous le mot de furor une folie qui n’est pas une
maladie mentale, ils appellent celle-ci insania(98). Le furor est un
aveuglement général de l’esprit — mentis caecitas. L’expression latine
indique la perte de tout discernement. Le furieux ne sait donc plus qui sont
ses amis et qui ses ennemis, où est le bien, où est le mal, si c’est le jour ou
la nuit. Ce furor peut atteindre n’importe qui, n’importe quand et peut
disparaître dans l’instant. La folie ordinaire — insania — est plutôt une
imbécillité chronique, une faiblesse d’esprit — imbecillitas mentis —
définitive, mais qui souvent n’empêche pas un comportement à peu près
normal ; cette folie se manifeste surtout par une instabilité du caractère, un
manque de maîtrise de soi. Cependant l'insania peut aller jusqu’à la nuit de
l’esprit, amentia ou dementia, qui est une sorte d’idiotie définitive.
Il y a donc deux folies à Rome, l’une est une maladie, l’autre est un
égarement passager, plus grave bien souvent que la première : mais
passagère, elle ne laisse aucune trace et ne trahit aucune déficience de la
personne qu’elle frappe. Elle ne relève ni de la physiologie ni du caractère.
D’une façon générale l’une et l’autre folie correspondent à une mens —
esprit de discernement — qui cesse de diriger le comportement de
l’individu dans les cas de furor et de dementia, ou qui le dirige
insuffisamment, dans le cas d’insania.
Nous disons qu’ils ne sont plus les maîtres d’eux-mêmes — ex potestate — ceux qui sont emportés
comme des chevaux emballés — ecfrenati — par le désir ou la colère, bien que la colère soit une
forme de désir car ce qui définit la colère est le désir de vengeance. Donc ceux qui ne sont plus
maîtres d’eux-mêmes — ex potestate —, on les appelle ainsi parce qu’ils ne sont plus sous la maîtrise
de leur esprit — in potestate mentis —, qui est naturellement le maître souverain du caractère et de la
volonté — regnum totius animi.

On rencontre ici une représentation de la personne, en accord avec


l’opinion commune qui appelle « impuissants » — impotentes — les êtres
passionnés et qui établit une hiérarchie de pouvoir où se projette un idéal
politique. Mens, qui est l’esprit, l’intelligence, le sens du discernement, la
capacité de distinguer les catégories de la culture commune à l’ensemble
des citoyens, dirige sans partage la volonté qui anime l’homme, son animus.
Quant à l'animus, il anime le corps, le rend sensible et actif. Cette sensibilité
se réalise par des sentiments qui sont appelés « mouvements de l’âme » —
motus animi — et qui lui viennent de la stimulation du monde extérieur, en
rencontrant les autres hommes et en vivant les événements quotidiens.
Par conséquent les passions romaines ont ceci de particulier que d’une
part les motus animi ne sont pas l’extériorisation d’une intériorité, ce sont
des affects, des réactions de l’âme comme le corps réagit au froid et au
chaud, au plaisir et à la douleur ; l’homme est tout entier sensible, c’est-à-
dire mobile parce qu’il est vivant. À la différence des pierres qui,
incorruptibles certes, ont aussi l’immobilité de la mort(99) :
Nous ne sommes pas faits de pierre — e silice nati sumus — mais au contraire il y a naturellement
dans nos âmes — in animis — quelque chose de tendre — molle.

D’autre part les passions romaines, comme l’indique leur nom latin —
motus animi —, ne sont pas des « pathè », des « passions » grecques, des
sentiments passifs. Toute passion romaine est une réaction à
l’environnement.
Mais il convient que ce cheval bondissant, cette vitalité de l’homme ému
par la vie même, soit dirigé par le mors de la volonté, de l'animus, lui-même
sous l’empire de la mens, qui lui rappelle les catégories et les valeurs de la
civilisaion commune. Sans la rection de la mens, l'animus insuffle au corps
une agitation désordonnée. On reconnaît ici le modèle de la vie politique
dans la cité, où la mens comme le sénat exerce sa fonction de consilium —
conseil —, où le pouvoir exécutif des magistrats supérieurs est assumé par
l’animus, le corpus étant le corps social.
La folie est donc la perte de contrôle de la mens sur l’animus qui va être
en proie à une agitation incontrôlée et insensée, à des passions étranges, car
c’est la mens qui donne le sens, c’est-à-dire à la fois l’intention et la
dimension symbolique d’une réaction. Totale et passagère chez le furieux,
elle est relative mais définitive chez l’insanus.
Le furor est une catégorie uniquement romaine, même si elle sert à
accueillir, en les transformant, des catégories de la culture grecque
présentes dans les tragédies athéniennes. Ainsi, dit Cicéron, les Grecs
traduisent le terme furor par μελαγχολία. Et Cicéron s’insurge contre cette
équivalence qui selon lui confond insania la maladie avec le furor. Car
l’étymologie de μελαγχολία en fait le symptôme d’un excès de bile noire et
désigne ainsi la folie par ses origines physiologiques. Il y a bien d’autres
origines possibles, dit-il, au furor, « un excès de colère — iracundia —, de
peur — timore — ou encore de douleur — dolore, suscitent — mouetur —
le furor ». Et il cite quatre héros de la mythologie tragique grecque :
Athamas, Alcméon, Oreste et Ajax, tous les quatre victimes
d’hallucinations et présentés par le pseudo-Aristote comme des
mélancoliques(100).
Nous voici donc au cœur de la folie tragique. Le furor, la perte
temporaire de la mens, peut être, en dehors des théâtres, provoqué par un
excès de douleur, de peur ou de colère qui amène le furieux à agir en dépit
des règles de la société, de la morale et plus généralement de l’humanité.
Non par perversité ou par faiblesse de caractère, mais par accident. La
personnalité d’un homme n’est pas mise en cause par un accès de furor, pas
plus que par une crise d’épilepsie, le mal sacré. Mais quand il faut donner
des exemples de furieux c’est dans le théâtre grec que Cicéron va les
chercher, ce qui prouve qu’il y avait coïncidence pour les Romains entre le
furor tragique et le furor hors des théâtres.
Si ce furor romain ne relève pas d’une interprétation physiologique,
comme le revendique Cicéron, c’est qu’il s’agit d’abord d’une catégorie du
droit, présente dans le plus ancien code, la loi des douze tables(101), où le
furor est un cas d’incapacité juridique : « Si furiosus escit… » le furiosus
étant frappé d’incapacité temporaire.
Certes tout ce développement cicéronien sur le furor est intégré à un
débat philosophique sur les passions qui ne nous concerne pas ici — il
s’agit de savoir si le sage est ou non accessible aux passions, et il n’est donc
pas directement question de l’humanité normale, socialisée et passionnée.
Mais le témoignage indirect est pour nous précieux puisqu’il permet de
reconstituer la représentation romaine commune du mécanisme des
passions, et en particulier du surgissement du furor. Or nous voyons un
furor causé par un dolor excessif, ou la crainte et la colère. Nous retrouvons
schématisées quelques situations sociales élémentaires des civilisations
anciennes. Le dolor, issu d’un chagrin qui n’a pas rencontré ou n’a pas
voulu rencontrer l’écho social et affectif qui lui aurait apporté la consolation
et l’aurait engagé sur la voie de la guérison, va déboucher sur le furor. Cette
consolation, en cas de deuil naturel, consiste à recevoir suffisamment de
témoignages de sympathie et de commisération ; en cas de malheur causé
par quelqu’un d’autre, se consoler suppose qu’on se venge avec l’accord et
parfois l’aide du groupe auquel l’offensé douloureux appartient. L’homme
ou la femme douloureux qui cherchent à réintégrer l’espace social d’où ils
se sont volontairement retirés pour manifester leur dolor, et qui y échouent,
pour une raison ou une autre, deviennent des furieux, en décrochant
temporairement d’un système de représentation qui leur répète indéfiniment
qu’il ne les entend pas dans leur douleur et donc les exclut. Le furor est une
folie de la solitude morale.
En se démarquant de la physiologie aristotélicienne, Cicéron refuse une
analyse psychologique de la folie tragique. Dans ce texte fameux sur la
mélancolie, le héros tragique comme les grands hommes de l’histoire, Ajax
comme Alexandre, sont des maniacodépressifs, passant de l’abattement à
l’excitation, à cause d’un excès de bile noire, humeur chaude et sèche, dans
leur organisme, excès qui constitue leur caractère, la megalopsuchia. Là où
la mélancolie prend donc en charge la perversion d’un mécanisme culturel
du chagrin qui débouche soit sur le deuil soit sur la vengeance, pour
enraciner ce mécanisme dans la physiologie de l’homme, Cicéron conserve
un modèle juridique et revendique, contre une philosophie de la nature, une
philosophie de la culture.
Ainsi le noyau sémantique du furor tragique romain a été développé par
le droit, avant d’entrer au théâtre, et cela de façon distincte du discours
médical(102). Innombrables sont, dans la littérature juridique romaine(103), les
allusions au furor, qui permettent de reconstruire la façon dont les Romains
se représentaient un furiosus. Une fois posée l’irresponsabilité du furiosus
en matière pénale, et son incapacité générale en matière juridique pendant
et uniquement pendant ses crises de furor, les juristes proposent des
comparaisons afin de les justifier.
En ce qui concerne l’irresponsabilité pénale il y a un crime fameux, celui
d’Ælius Priscus, qui a été l’objet de nombreux commentaires de la part des
empereurs Marc-Aurèle et Commode et, à leur suite, de juristes(104). Cet
Ælius Priscus avait tué sa mère dans un accès de furor. Le parricide ne sera
pas condamné car il est tenu pour inconscient de son acte, à cause d’une
mentis alienatione, et en outre, dit Marc-Aurèle, il est assez puni par sa
fureur. Pour protéger ses proches et l’homme lui-même, on pourra
l’enchaîner si l’on pense qu’il risque de recommencer ses folies. Il y a donc
trois considérations différentes : en droit Ælius Priscus est jugé
irresponsable, d’un point de vue moral il est puni par le furor qui le fait
souffrir, ce qui est une façon d’ajouter tardivement une justification éthique
à l’ancienne tradition juridique romaine, enfin indépendamment de tout
jugement la prudence consiste à éviter les effets néfastes de la violence du
furieux.
L’irresponsabilité du furieux est souvent commentée par les juristes : il
est dit que les victimes du fou le seraient de la même façon d’une tuile ou
d’un animal. Un furieux est comme un muet, un sourd, un enfant, une
femme, un homme endormi ou saisi de langueur, un absent, un mort(105).
D’une façon générale, il ne comprend pas, ne perçoit pas, est insensible
« sensum non habet », « non intellegit(106) », il est incapable de communiquer
avec son environnement.
Ces commentaires juridiques semblent être en accord avec la
représentation commune du furor. Dans une satire, destinée au plus grand
nombre, Horace(107) imagine un furiosus promenant en litière une ravissante
agnelle qu’il entoure de soins paternels. Il l’appelle « mon poussin », la
couvre de bijoux et veut la marier à un homme de bien. Et pour son lecteur,
qui a d’abord ri à la pensée qu’un homme puisse confondre une brebis
élevée dans ses étables et sa propre fille, Horace ajoute qu’il n’y a pas de
différence entre ce bon bourgeois romain que sa famille va faire déclarer
furiosus devant le préteur pour l’interdire juridiquement et le confier à un
curateur, et Agamemnon qui sacrifie sa fille aux dieux, au lieu d’une
agnelle. La confusion est la même. Et le poète conclut que la folie n’est pas
simplement l’égarement inconscient, d’Oreste ou d’Ajax, le crime conscient
aussi est folie quand il trahit la même méconnaissance des valeurs
fondamentales de l’humanité(108) :
Qui species alias ueris scelerisque tumultu
permixtas capiet, commotus habebitur atque
stultitiane erret, nihilum distabit, an ira

Celui qui prendra pour vraies des représentations étrangères à la vérité et rendues confuses par le
tumulte des passions criminelles, celui-là on le tiendra pour dérangé, que la cause en soit la débilité
ou la colère, il n’y a aucune différence à faire.

Ainsi Horace nous permet de revenir du droit à la tragédie, et montre


clairement comment les Romains ont fait du furieux du droit le modèle
intelligible du criminel tragique, dans la mesure où l’un et l’autre font
preuve de la perte du sens des distinctions, la mens. Certes ces propos sont
attribués par Horace à un prédicateur de rue qui cherche à convertir les
passants au stoïcisme. Il veut démontrer à un candidat au suicide que le
monde entier est fou, sauf lui, puisque le monde entier est déraisonnable en
n’obéissant pas à la raison stoïcienne. Mais ce qui nous importe est que
pour les besoins de la cause il fasse appel à des idées communes, sur
lesquelles chacun s’accorde à Rome.
Ce modèle juridique du furor est donc présent dans la tragédie, associé à
une fureur qui est l’exaspération d’une passion. Ainsi le héros tragique par
le biais de cette passion excessive, souvent le dolor, perd sa mens, ses
repères humains et devient irresponsable de ses actes. Dans la tragédie, au
lieu d’être un accident involontaire, le furor devient un mode volontaire de
comportement. La catégorie juridique négative a servi à élaborer une
catégorie tragique positive, une stratégie pour quitter volontairement le
monde des hommes.
Le furieux de tragédie manipule ses passions pour se libérer de ses
repères moraux et sociaux qui le constituaient comme homme, en
particulier il se défait de la pietas, ses affections familiales. La solitude du
furieux, puisqu’il ne communique plus avec son entourage, le rend aveugle
à l’image que les autres vont lui renvoyer de lui-même ; il est à l’abri de la
régulation sociale, il ne désirera plus être aimé de ses proches ou admiré de
ses concitoyens. Atrée, Œdipe, Médée, Phèdre bravent l’opinion publique.
SATELLES
Fama te populi nihil
aduersa terret ?
ATREVS
Maximum hoc regni bonum est
quod facta domini cogitur populus sui
tam ferre quam laudare

LE COURTISAN
Tu n’as pas peur de l’opinion publique ?
Les gens ne seront pas d’accord
ATRÉE
Voici pourquoi le pouvoir royal est un bien souverain
Le peuple est soumis par la force
Obligé de supporter tout ce que fait son maître
Obligé même de l’acclamer.

L’oderint dum metuant de l’Atrée d’Accius court de tragédie en


tragédie(109) :
ŒDIPVS
Odia qui nimium timet
regnare nescit : regna custodit metus.

ŒDIPE
Un roi n’a pas à craindre d’être détesté
Ou alors il n’a rien compris au pouvoir :
La terreur est la gardienne des trônes.

C’est pourquoi le héros tragique construit son furor par le paradoxe. Face
à un interlocuteur, nourrice ou courtisan, qui lui oppose les préceptes de la
morale commune sous forme de maximes, il prend systématiquement le
contre-pied et retourne les formules qui lui sont proposées. Il donne ainsi un
contenu à son isolement, un langage à son refus de communication. Car le
furieux est bien comme ce sourd-muet du droit, absent aux autres. Toujours
au bord du borborygme.
Seconde présence du droit : l’irresponsabilité du furieux juridique, dont
tous les crimes, même le parricide, échappent au châtiment des hommes,
fait le lien chez le furieux tragique avec l’auteur du nefas. Il n’est pas pour
autant châtié par les dieux au sens juridique du terme, car il n’y a aucune
peine qui puisse équilibrer sa faute. On l’a vu, l’auteur du nefas est rejeté de
la société des hommes, son seul avenir est la démence ou le suicide.
Comme l’écrit Marc-Aurèle, il est assez puni par sa fureur même. Car le
drame du furieux est qu’il cesse un jour d’être furieux, il se retrouve
coupable mais non responsable, souillé d’un crime qu’il n’a pas voulu et qui
va s’attacher à lui, à jamais. On entend chez un grand nombre de héros
tragiques, cette douleur du crime jamais expié(110). Thyeste, Thésée, Hercule,
Œdipe interpellent les dieux en les suppliant de les punir, vainement(111).
THESEVS
Dehisce tellus, recipe me, dirum chaos
[…] Non mouent diuos preces
at si rogarem scelera, quam proni forent

THÉSÉE
Terre, fends-toi
Prends-moi, noir Chaos
Prends-moi […]
Les dieux restent insensibles à mes prières
Les dieux n’écoutent que les vœux criminels
Et s’empressent de les satisfaire.

Les grands damnés furieux qui surgissent des Enfers au début de


quelques tragédies continuent à ressasser le couple dolor-furor. Le
châtiment des héros qui est aussi leur victoire, c’est d’être sortis du temps
de leur propre histoire, et d’être liés à jamais à leur nefas. Victoire pour
ceux qui, ayant perdu leur identité humaine, ont conquis la sombre gloire
d’une horrible légende que toute la Méditerranée se raconte éternellement.
Mais aussi douleur d’être à jamais ce criminel affreux que tous les hommes
regardent avec horreur. Les supplices infernaux ne sont rien à côté de cette
culpabilité éternelle. Tantale ramené sur terre aspire à retrouver son
marécage(112) :
TANTALVS
Quis me inferorum sede ab infausta extrahit
auido fugaces ore captantem cibos ?
Quis male deorum Tantalo uisa domos
ostendit iterum ? Peius est siti
arente in undis aliquid et peius fame
hiante semper.

TANTALE
Qui ? Qui m’a arraché du fond des Enfers ?
Qui m’a sorti du malheur ?
J’avais la bouche ouverte
Tendue vers la nourriture qui s’offrait
Ma bouche s’est refermée sur du vide
Tout avait disparu
Qui ? Quel dieu mauvais ramène Tantale devant sa maison ?
On a trouvé pire
Pire que mourir de soif auprès d’une fontaine
Pire que la faim dévorante, éternelle.

Ce châtiment pire que les supplices du Tartare, c’est redevenir furieux et


communiquer ce furor criminel à sa maison. Douleur, fureur et crime
forment une chaîne sans fin.
Donc, le héros tragique, au début de l’action, fou de douleur, refusant
tout adoucissement à sa passion que lui apporteraient les autres hommes et
désespérant de toute solution humaine perd ses références morales et
sociales, sa mens. Devenu capable de n’importe quoi, il tourbillonne sans
but, égaré, agité par des passions, agitations de l’âme — perturbatio animi
— qu’aucune mens ne contrôle plus ni ne dirige, que ce soit vers le bien ou
le mal. Tel est l’effet de la conjonction du dolor et du furor tragiques. Tout
cela ne déboucherait sur rien d’autre qu’un corps chaotique, réduit aux cris,
si le héros ne quittait le monde des hommes pour trouver de nouvelles
références dans le monde mythologique des monstres.
À la différence du furieux juridique qui est seulement ailleurs sans que
cet ailleurs soit défini sinon négativement, le fou tragique noue avec une
autre raison, une autre logique. Une fois débarrassé de la morale humaine,
de ses valeurs et de ses exemples, il va chercher chez les grands criminels
tragiques ses valeurs et ses modèles. À son tour il puise dans la fama
mythologique ces histoires qui courent chez les hommes, racontant des
histoires de monstres, afin d’y trouver l’inspiration(113).
ATREVS
Quid stupes ? Tandem incipe
animosque sume : Tantalum et Pelopem aspice
ad haec manus exempla poscuntur meae

ATRÉE
Pourquoi restes-tu abasourdi à ne rien faire ?
Il est temps de t’y mettre
Reprends courage !
Regarde Tantale, regarde Pélops
Oui j’ai besoin d’eux pour agir
Ils seront mes modèles.

Réduit d’abord à la stupeur par l’excès de dolor, Atrée ne peut retrouver


sa mens qu’en se tournant vers ses ancêtres abominables, Tantale et Pélops.
Il remâche aussi d’autres nefas comme la légende du rossignol(114).
ATREVS
Animum Daulis inspira parens
sororque ; causa est similis ; assiste et manum
impelle nostram

ATRÉE
Mère et sœur de Daulis
Insufflez-moi votre courage !
Notre cause est la même
Assistez-moi
Et dirigez ma main.
Le courtisan face à cet orage passionnel reconnaît qu’Atrée est au-delà de
la vengeance humaine.
SATELLES
Maius hoc ira est malum

LE COURTISAN
Ce n’est plus de la colère, ce n’est plus de la vengeance.

C’est pourquoi le bouillonnement du furor est d’abord un tumulte confus


qui ne trouve pas sa formulation.
ATREVS
Fateor. Tumultus pectora attonitus quatit
penitusque uoluit : rapior et quo nescio
sed rapior…
Nescio quid animo maius et solito amplius
supraque fines moris humani tumet
instatque pigris manibus : haud quis sit scio
sed grande quiddam est.

ATRÉE
Oui, je suis au-delà
Dans ma poitrine une armée frappée d’épouvante
Gronde et déferle du fond de moi
Je suis emporté
Où vais-je ? je ne sais pas
Je suis emporté…
Je ne sais pas ce que c’est
Mais c’est grand
Trop grand pour un cœur ordinaire
Ma poitrine se gonfle
Ce n’est plus une aventure humaine
Mes mains s’éveillent, elles vont agir
Je ne sais pas ce que c’est
Un exploit de géant.
Et ce n’est qu’en passant par la comparaison, exemplar, avec d’autres
nefas connus que le héros reconnaît et invente son propre nefas. La fama
mythologique lui sert désormais de langage. Il intériorise grâce au furor
cette autre mémoire qui se substitue à sa mens humaine ; une autre
souveraineté va s’exercer sur son animus et diriger ses passions. Il est
volontairement possédé.
Le furor extra-théâtral était toujours un accident, un malheur
involontaire. Certes les Romains admiraient ceux qui savaient suffisamment
maîtriser leurs passions pour éviter ces accidents. Mais parfois le furor
frappait même le sage, sans prévenir et sans qu’il y eût faute humaine. Dans
la tragédie, le furor se tranforme en événement voulu par le héros qui
manipule son dolor afin d’accéder à cette fureur qui va lui permettre
d’inventer et de réaliser le nefas. Ce qui change tout. Les héros tragiques
sont aussi des monstres de volonté. Quand ils sentent décliner le furor et
revenir la mens, le sens commun des valeurs, ils excitent leur douleur, en
insistant sur ce qui fait mal, en répétant inlassablement les injustices qu’ils
ont subies. Ainsi Médée, au moment de tuer ses fils, ayant reconnu dans ce
massacre le crime suprême qui fera sa gloire « ultimum agnosco scelus »
(923), soudain sa mens lui revient et lui rend le sens de la pietas : elle voit
cet infanticide avec des yeux humains, l’évidence de l’horreur la
bouleverse, le furor a disparu :
MEDEA
Cor pepulit horror, membra torpescunt gelu
pectusque tremuit. Ira discessit loco […]
Melius a demens furor
incognitum istud facinus ac dirum nefas
a me quoque absit […]
Ira pietatem fugat
iramque pietas. Cede pietati dolor.

MÉDÉE
Mon cœur horrifié a battu la chamade
Je suis glacée, je ne sens plus mon corps, ma poitrine a tremblé
La colère cède la place […]
Erreur et folie
Je n’irai pas jusque-là
Jusqu’à cet acte inouï
Ce meurtre impossible
Ce crime de nuit […]
La colère repousse l’amour maternel
L’amour repousse la colère
Douleur cède à l’amour d’une mère.

Alors elle se rappelle qu’elle est exilée par Jason, que son époux qui lui
doit tout la chasse pour épouser la fille du roi et sauver sa vie à lui, en la
perdant, elle :
MEDEA
urguet exilium ac fuga
Iamiam meo rapientur auulsi e sinu
flentes, gementes exulis ; pereant patri
periere matri. Rursus increscit dolor
et feruet odium…

MÉDÉE
D’un instant à l’autre on va me chasser
D’un instant à l’autre je vais devoir partir
Et on les arrachera de mes bras pour me jeter dehors
Ils pleureront, ils gémiront
Qu’ils meurent pour leur père
Pour leur mère ils sont déjà morts
La douleur revient et grandit
La haine bouillonne.

La vision de son frère, qu’elle a jadis tué et découpé en morceaux, afin de


se sauver avec Jason en retardant ainsi les poursuivants, va lui servir de
modèle mythologique. La Médée d’autrefois, furieuse et héroïque,
appartient déjà à la mythologie et donc peut lui servir d’exemplum, comme
Tantale à Atrée(115).
Le couple dolor-furor permet donc aux deux passions de se nourrir
mutuellement et donne au héros une double force monstrueuse, pour
inventer son crime et le réaliser. Mais, répétons-le, ces deux passions ne
sont pas des états subis par le héros, ce sont des moyens pour lui d’agir sur
lui-même, de se fabriquer une autre mens qui va entraîner son animus vers
d’autres horizons, lui offrir d’autres exemples, ceux des monstres
mythologiques de la fable.
Grâce au couple dolor-furor le héros accumule de l’énergie qui va
exploser dans la catastrophe finale, passant ainsi du paroxysme de
l’abattement et de la souffrance au paroxysme de la joie par la coïncidence
avec lui-même(116) :
ATREVS
Nunc meas laudo manus
nunc parta uera est palma. Perdideram scelus
nisi sic doleres. Liberos nasci mihi
nunc credo, castis nunc fidem reddi toris

ATRÉE
Maintenant je me félicite de ce que j’ai fait
Maintenant je suis vainqueur
J’ai remporté la palme
J’avais perdu mon temps et gaspillé mon crime
Si tu ne souffrais pas autant
Maintenant il me semble
Que des fils me naissent
Maintenant je crois
Que ma femme m’est restée fidèle.

Le manque initial est enfin comblé.

T HYESTE TRAGÉDIE EXEMPLAIRE

Ce scénario simple en trois étapes est présent à l’état pur dans deux
tragédies romaines : Thyeste et Médée. Ce qui explique peut-être le succès
de ces deux fabulae tragiques à Rome, utilisées des dizaines et des dizaines
de fois. Dans les deux tragédies le passage du scénario au spectacle se fait à
peu près au moyen des mêmes scènes, ce qui donne une idée de ce que
devait être la codification tragique à Rome. Chaque étape de l’action se dit
ou se montre de la même façon quelle que soit la fable.
Voici comment cela se passe dans Thyeste. Le dolor initial frappe les
deux frères. Des deux fils de Pélops héritiers du trône de Mycènes, l’un,
Atrée, règne légitimement, l’autre, Thyeste, est en exil, après avoir
frauduleusement pris la place de son frère.
Le dolor de Thyeste peut trouver sa résolution dans le monde humain.
Certes il est dans un état lamentable, il se meurt indéfiniment de chagrin et
de dénuement(117) :
ATREVS
Aspice ut multo grauis
squalore uultus obruat maestos coma
quam foeda iaceat barba.

ATRÉE
Comme il est répugnant
Rongé de crasse, couvert de barbe
On ne voit plus son visage sous ses longs cheveux en désordre.

Mais il lui suffirait de retrouver sa position parmi les hommes aux côtés
de son frère et son malheur cesserait. On célébrera alors le retour de l’exilé,
situation classique dans le monde romain.
Le dolor d’Atrée est tout autre et ne peut trouver de résolution parmi les
hommes. Certes il règne, mais la trahison de son frère fait planer un doute
sur la légitimité de ses fils, car Thyeste pour dérober le fétiche royal, le
bélier à la laine d’or qui confère la souveraineté à celui qui le possède, a
séduit la femme d’Atrée et était son amant à l’époque où ses fils naissaient.
Lequel des deux frères est leur père ? Atrée vit un enfer. Si ses fils sont de
lui et qu’il les renie, il se prive de descendance et commet une impiété.
Mais si ses fils sont de son frère, il place sur le trône la dynastie de
l’usurpateur. Pour mieux comprendre le piège où il est enfermé, il faut se
rappeler que le pouvoir n’est rien si les générations à venir ne le
commémorent pas, dans une civilisation où la seule survie après la mort est
celle que vous donne la gloire. Un roi se doit d’avoir des fils qui lui
ressemblent, qui lui succéderont et le prolongeront en célébrant son
souvenir par leur seule existence. Se perpétuer dans la mémoire des
hommes est la seule façon de se rapprocher de l’immortalité des dieux.
C’est ce dolor exacerbé qui va conduire Atrée au furor, et lui faire
renouer avec ses ancêtres furieux, Pélops et Tantale, afin de conquérir une
autre gloire, une autre immortalité dans la mémoire des hommes sans avoir
besoin de fils.
Atrée construit son furor dans un monologue, d’abord en fouettant son
dolor, afin de perdre tout sentiment de pietas(118) :
ATREVS
Excede Pietas si modo in nostra domo
unquam fuisti. Dira Furiarum cohors
discorsque Erinys ueniat et geminas faces
Megaera quatiens ; non satis magno meum
ardet furore pectus, impleri iuuat
maiore monstro

ATRÉE
Amour, respect
Si jamais vous avez habité notre maison
Amour, respect
Disparaissez
Qu’entrent à votre place
La bande noire des Furies
L’Érinys des querelles
La Mégère qui agite un flambeau dans chaque main
La folie s’allume dans mon cœur
Il faut que ce feu grandisse
Le plaisir d’être possédé
Par un monstre qui grossit, grossit !

Ensuite en se remémorant le festin de Tantale et celui de Procnè, il


modèle son nefas à partir de ces exempla(119) :
ATREVS
Tantalum et Pelopem aspice
ad haec manus exempla poscuntur meae.

ATRÉE
Regarde Tantale, regarde Pélops
Oui j’ai besoin d’eux pour agir
Ils seront mes modèles.

ATREVS
Animum Daulis inspira parens
sororque ; causa est similis

ATRÉE
Mère et sœur de Daulis
Insufflez-moi votre courage
Notre cause est la même.

Ce furor se construit à partir de l’ira(120) et ne vient pas directement du


dolor. C’est un des trajets possibles, celui de la vengeance. D’où l’épithète
d’Atrée, iratus. Mais cette colère, pour devenir proverbiale et
mythologique, doit passer par un furor qui chez lui est une rage furieuse(121) :
ATREVS
questibus uanis agis
iratus Atreus ?

ATRÉE
Et toi tu ne sais que pleurnicher
Où est-elle la fameuse colère d’Atrée ?

La vengeance doit par le furor devenir une réparation du manque


initial(122) :
SATELLES
Quonam ergo telo tantus utetur dolor ?
ATREVS
Ipso Thyeste
SATELLES
Maior hoc ira est malum

LE COURTISAN
Quelle sera donc l’arme de cette douleur sans mesure ?
ATRÉE
Thyeste lui-même
LE COURTISAN
Ce n’est plus de la colère, ce n’est plus de la vengeance.

Pour accomplir son sacrifice humain, suivi d’un banquet cannibale, Atrée
fait preuve d’une parfaite maîtrise de soi. On comprend bien ainsi que
l’exaspération des passions n’est qu’un point de départ pour devenir autre.
Le héros tragique ne commet pas un crime passionnel. Atrée furieux se
manipule froidement comme la Furie manipule Tantale dans le prologue à
coups de fouet.
D’abord il fait revenir son frère, et dans la scène de réconciliation, il est
parfaitement vrai ; absent à lui-même, il n’est plus cet homme que nous
voyions dans les premières scènes. Comme dans un film de science-fiction,
un être venu d’un autre monde s’est infiltré parmi les hommes. Certes Atrée
n’a pas de masque en caoutchouc pour cacher un visage vert ou des oreilles
pointues et velues de Martien, aucun indice ne vient rappeler qu’il est autre,
un monstre à peau d’homme. La coïncidence est parfaite entre l’homme et
le monstre, le seul signe de la monstruosité d’Atrée est son absence totale
de sentiments. Il n’a plus de haine, il est au-delà.
Ensuite Atrée accomplit, en observant scrupuleusement les règles, le
sacrifice impossible et égorge rituellement ses neveux puis fait manger leurs
chairs à leur père. Aucune émotion ne vient troubler sa décision, aucun
retour de pietas qui exigerait de lui qu’il ranimât son dolor comme cela
arrive à Médée tuant ses enfants. Atrée est parfaitement froid et
insensible(123) :
NVNTIVS
Mouere cunctos monstra, sed solus sibi
immotus Atreus constat

LE MESSAGER
Ces prodiges auraient arrêté n’importe qui
Atrée lui continue imperturbable.

Pendant le banquet cannibale Atrée passe progressivement du furor à la


jubilation victorieuse, mais reste encore suffisamment absent à lui-même
pour dire et faire les gestes qu’impose un festin de réconciliation(124) :
ATREVS
Festum diem, germane, consensu pari
celebremus

ATRÉE
C’est un jour de fête
Mon frère
Célébrons-le ensemble
D’un même cœur !

Thyeste, lui, n’accède jamais au furor. Il est cependant entraîné dans le


nefas dont il est coupable — avoir mangé ses fils sacrifiés —, même s’il
n’en est pas responsable. Le nefas fait passer ceux qui en sont les sujets, les
acteurs, Atrée qui célèbre le sacrifice, Thyeste qui mange les chairs
sacrificielles, du monde des hommes à celui des monstres, des fables
mythologiques. L’un et l’autre sont sortis du temps humain et des chaînes
généalogiques(125) :
ATREVS
Liberos nasci mihi
nunc credo, castis nunc fidem reddi toris

ATRÉE
Maintenant il me semble
Que des fils me naissent
Maintenant je crois
Que ma femme m’est restée fidèle.

Car les générations se sont bloquées dans le ventre de Thyeste, dont les
fils ne sont pas devenus des chairs comestibles, ils bougent dans le ventre
de leur père dont jamais ils ne descendront au sens strict. Ils ne se
sépareront jamais de lui, et n’auront jamais de fils à leur tour.
Quant à Atrée, il a obtenu la gloire éternelle, dont Thyeste l’avait frustré.
Le dolor final est celui de Thyeste. Ce n’est plus le modeste chagrin de
l’exil, mais un dolor de la même qualité que celui qui tenait Atrée au début
de la tragédie, ils ont échangé leurs rôles. La machine à produire des
monstres est prête à repartir. Passé d’un dolor humain à un dolor tragique,
Thyeste est prêt pour le furor et un nouveau nefas, comme il le raconte dans
le prologue de l’Agamemnon(126). À son tour Thyeste invente et commet un
nefas, il conçoit un fils avec sa propre fille, la seule épouse possible pour lui
désormais. Le mélange des générations est à son comble et cet horrible
bâtard sera Égisthe, monstre fabriqué par son père dans le seul but de le
venger plus tard.
Si la réalisation du scénario est assez simple dans Thyeste ou Médée,
ailleurs elle peut devenir très complexe, car il s’agit pour le poète de
négocier le tissage de la fabula et du scénario tragique. La rhétorique
permet au poète une arithmétique des passions afin de retrouver le dolor
initial chez tous les personnages héroïques. Ensuite il peut jouer sur les
deux registres de ce dolor, l’humain et le tragique, afin de permettre à
certains héros de rester à l’écart du nefas et de l’action. Par exemple le
dolor d’Iole, dans Hercule sur l’Œta, n’évoluera jamais vers un furor.
Le nefas lui aussi a diverses formes et suppose une autre mathématique,
celle de l’horreur multipliée grâce à l’émulation mythologique. Le modèle
de la gloire sert à penser le crime.
Tableau comparé de la réalisation du scénario dans Thyeste et Médée.

Thyeste Médée
dolor Atrée : dolor excessif Médée : dolor excessif Jason :
initial Thyeste : dolor humain dolor humain
furor Atrée Atrée et le courtisan Médée Médée et la nourrice
dolor/furor
nefas Piège tendu à Thyeste Piège tendu à Créon Cadeau
Sacrifice et banquet nuptial magique et meurtre des
cannibale fils
dolor final Thyeste : dolor excessif Jason : dolor excessif
victoire Atrée : annulation du temps Médée : annulation du temps du
généalogique mariage
Chapitre V

Du scénario au spectacle

Puisque l’enjeu d’une tragédie romaine n’est pas seulement de raconter


une histoire de monstres mais de faire voir l’invisible, de faire croire à
l’incroyable en en imposant le spectacle, il convient de reconstituer ce
spectacle et de comprendre comment les Romains transforment les mots de
la fable en une réalité scénique, comment la fabula grecque se réalise dans
un nefas.
Cette réalité scénique est faite de corps parlants, car le théâtre romain
utilise peu de décors et aucun effet de lumière, même s’il a à sa disposition
des machines pour faire apparaître et disparaître les dieux ou les fantômes,
ainsi que des bruitages artificiels comme le grondement du tonnerre. La
musique instrumentale est certes présente mais longtemps réduite à la flûte.
Donc la matière première de la tragédie est le langage, ou plutôt les
langages du corps tels qu’ils ont été codifiés par la civilisation romaine. En
effet le langage du corps est à Rome différent selon les contextes où il
s’énonce, il est donc multiple. Le mieux connu d’entre eux est celui des
orateurs, ces hommes politiques qui plaident devant les tribunaux ou
haranguent le peuple et le sénat, ceci grâce aux manuels de rhétorique qui
en traitent sous le terme d’actio. Un autre langage du corps, lui aussi
omniprésent dans la tragédie, est installé sur la scène par les rituels de
parole grâce auxquels les hommes communiquent entre eux, ou avec les
dieux, que ce soit la prière, le deuil ou la supplication.

L ’ACTIO RHÉTORIQUE AU THÉÂTRE

L’actio rhétorique codifie l’expressivité physique de l’orateur, c’est-à-


dire d’un locuteur usant de cette parole spécifique que les Romains
appellent oratio(127). L’oratio est le discours d’un homme à un groupe ; les
Anciens l’envisagent nécessairement comme une parole de persuasion qui
s’oppose à ce que nous appelons la parole de communication, sermo.
Persuader à Rome signifie émouvoir — mouere —, faire partager un
sentiment et non convaincre de la vérité d’un énoncé par une
argumentation(128). La rhétorique romaine est donc une rhétorique de
l’énonciation, centrée sur le sujet : l’orateur en colère — iratus —, indigné
par une injustice, se soucie moins de démontrer objectivement qu’une
injustice a été commise, que de communiquer directement son indignation
aux auditeurs en se mettant en scène en proie à la colère, grâce à l’actio.
C’est pourquoi les traités de rhétorique latins reconnaissent le primat de
l’actio, que ce soit chez Quintilien ou chez Cicéron, sur les autres parties de
l’éloquence(129) :
Actio, inquam, in dicendo una dominatur

L’action dans l’art oratoire est la maîtresse toute-puissante

et
Equidem uel mediocrem orationem commendatam uiribus actionis adfirmarim plus habituram esse
momenti quam optimam eadem illa destitutam

Pour ma part je n’hésiterais pas à affirmer qu’un discours même médiocre mais soutenu par une
action vigoureuse aura plus d’efficacité que le meilleur discours réduit à lui-même.

Cicéron(130) donne l’exemple d’un fragment de discours de Caius Gracchus


qui hors contexte est, à ses yeux, un énoncé assez faible, mais il ajoute
Quae sic ab illo esse acta constabat oculis, uoce, gestu, inimici ut lacrimas tenere non possent

Il [Gracchus] disait ces mots, tous les témoins en sont d’accord, avec un tel regard, de tels accents et
de tels gestes que même ses adversaires ne pouvaient retenir leurs larmes.

L’argument ultime, ici comme souvent, pour prouver l’efficacité d’une


action est d’avoir ému l’adversaire, de lui avoir fait oublier ses sentiments
ou ses griefs personnels et d’avoir réussi à l’entraîner dans une émotion
générale. Contre une évidence du cœur, la raison ne peut rien, on peut
seulement lui opposer une autre évidence du cœur, plus puissante. Nul
auditeur ne résiste à la passion, pense-t-on à Rome, si elle est communiquée
avec assez de force.
Cette toute-puissance d’une émotion mise en scène par la rhétorique se
retrouve au théâtre. Car c’est par l’efficacité spectaculaire des passions que
les ludi scaenici pouvaient réaliser cette unanimité qu’exigeait le rituel des
jeux. À la fin des Troyennes de Sénèque, vainqueurs et vaincus, Grecs et
Troyens assistent côte à côte, ravagés par la même émotion, à la mort
d’Astyanax mise en scène par Ulysse. Cet épisode de théâtre dans le théâtre
montre bien jusqu’où les Romains poussaient les effets consensuels d’un
spectacle pathétique : réconcilier des ennemis mortels.
Et tous les rhéteurs, pour prouver l’importance de l’actio, de citer
Démosthène qui, quand on lui demandait de classer les qualités nécessaires
à l’orateur, plaçait l’action en premier, en second et en troisième. Avec pour
conséquence paradoxale que cette éloquence du mouere et du corps en
action, qui privilégie le voir sur le dire, s’accomplit dans des images
silencieuses. Astyanax meurt sans un mot. La robe ensanglantée de César
est plus éloquente que le plus beau discours, et rapporte Quintilien(131) :
Nam et Manium Aquilium defendens Antonius, cum scissa ueste cicatrices quas is pro patria pectore
adverso suscepisset, ostendit, non orationis habuit fiduciam, sed oculis populi Romani uim attulit

Lorsqu’Antonius défendant Aquilius déchira la tunique de son client et montra les cicatrices des
blessures qu’il avait reçues à la poitrine pour sa patrie, il ne se fia pas à son plaidoyer mais il frappa
les regards du peuple romain.

Il arrive même qu’au moment de l’exorde les avocats brandissent des


tableaux pathétiques, représentant le crime qu’ils viennent de raconter(132) :
Quae enim est actori infantia qui mutam illam effigiem magis quam orationem pro se putet
locaturam.

Il faut qu’un orateur soit bien convaincu de son insuffisance pour croire que cette peinture muette
sera plus éloquente que ses paroles.

commente Quintilien.
Quoi qu’il en ait été des réticences de certains, la rhétorique romaine
assignait au visible une efficacité pathétique plus grande qu’à la parole en
faisant de l’émotion le sommet de l’art oratoire. « La systématicité de sa
propre logique conduit ainsi la rhétorique à cette extrémité où le dicible
parvient à sa plus haute réalisation jusqu’à se fondre dans le visible, et où la
parole ne peut assurer sa finalité qu’en s’abolissant dans le silence(133) ». Ce
qui évidemment n’est pas sans conséquences pour l’art dramatique à Rome,
puisque la poésie dramatique est l’accomplissement formel de l’éloquence,
et coupe la tragédie romaine de la tradition aristotélicienne.
La Poétique d’Aristote faisait du spectacle — hopsis — au théâtre un
accessoire vulgaire(134). À Rome, au contraire, de même que le corps visible
de l’orateur romain est au centre de l’éloquence, le corps spectaculaire de
l’acteur est au centre de la tragédie romaine, et l’esthétique théâtrale a partie
liée avec les arts plastiques, la peinture et la sculpture.
Puisque l’actio rhétorique est transportée du tribunal au théâtre, la parole
dramatique est une oratio qui certes ne s’adresse pas à un tribunal ou à une
assemblée politique mais au public des jeux ; ainsi un monologue tragique
n’est-il pas une conversation du personnage avec lui-même, une parole
intérieure que le public entendrait grâce à une extériorisation artificielle,
mais une oratio du héros destinée aux spectateurs afin de leur faire partager
le sentiment qui le possède. La théâtralité propre à l’art oratoire est
détournée au profit de la scène : les moyens de l’actio rhétorique visant à
susciter l’émotion — mouere — n’ont plus pour but la persuasion, ils
deviennent une fin en soi, — comme l’implique ce que nous avons appelé
le ludisme scénique(135). Par conséquent Atrée en colère contre Thyeste —
iratus Atreus —, face au public romain, utilise les mêmes moyens que
Cicéron en colère contre Catilina face au sénat, à cette différence près :
Cicéron voulait convaincre le sénat de condamner Catilina en leur faisant
partager son indignation, tandis qu’Atrée veut seulement communiquer aux
spectateurs sa colère. Au théâtre les Romains savourent le plaisir ludique
des mots sans s’embarrasser d’une enquête de vérité débouchant sur un
jugement(136). Personne ne leur demande de condamner Atrée. Sa culpabilité
— le mot est faible — est acquise depuis toujours. Chacun jubile de le haïr
si fort, en le voyant si méchant. Le public est là pour voir les monstres, non
pas pour les juger.
Utilisée par les histrions, hommes que leur statut infâme libère de toute
modération, l’action rhétorique au théâtre est du même coup libérée des
limites que le pudor assignait à l’orator(137). Le pudor est la dignité, la
réserve qu’un statut social élevé impose aux Romains. L’orateur par
exemple, toujours de bonne naissance — sinon sa parole serait sans autorité
—, se doit donc de ne pas chanter son discours, bien que la musicalité de la
langue puisse donner à la parole une plus grande force d’émotion ; il ne doit
pas non plus se trémousser comme un danseur(138). Son action oratoire est
tendue entre deux exigences contradictoires, celle de conserver son autorité
sociale qui implique une posture grave et un ton neutre, et celle d’utiliser au
mieux les capacités émotives du geste et de la voix. L’acteur au contraire,
qui n’a aucune autorité sociale et n’en a pas besoin, peut développer jusqu’à
l’hypertrophie les potentialités de son corps mis en scène. C’est pourquoi la
formation de l’acteur n’est pas celle de l’orateur ; elle se limite à la danse et
la musique ; il s’exerce à la souplesse et à la plasticité physique, et travaille
son souffle, son timbre, et le chant.
Donc la critique traditionnelle a raison de dire que la tragédie romaine est
rhétorique, mais il ne faudrait pas que ce jugement soit entendu comme
péjoratif. Rhétorique de nos jours signifie artificiel, pompeux et
boursouflé ; pour les Romains la rhétorique est l’art de s’adresser à une
foule, d’installer une présence physique, d’emplir l’espace, d’agir avec les
auditeurs en les faisant vibrer aux rythmes de sa voix.

L ES POSTURES DE PASSION

Puisque le personnage présentant une passion n’est pas en situation de


communication mais plutôt d’exhibition, puisqu’il ne cherche pas à faire
savoir qu’il est en colère mais à faire ressentir cette colère en lui donnant
une réalité visible et audible, le langage du corps issu de la rhétorique n’est
pas un moyen d’extériorisation d’une intériorité(139). Les postures physiques
du comédien ne sont pas une gesticulation psychologique qui illustrerait ses
paroles, ses sentiments sont directement lisibles à partir d’une grammaire
somatique des passions.
Sur scène surgit une image, elle s’impose d’emblée avec la force de
l’évidence : un personnage en proie à un sentiment simple, comme la peur,
le chagrin, la colère, la jubilation(140). L’évidence tient à une codification
gestuelle, connue de tous, commune à la rhétorique et aux arts plastiques. À
la différence des paroles qui ne peuvent toucher chacun de la même façon et
qui échapperont à certains, les passions jouées par l’acteur sont évidentes
quel que soit le degré de culture ou d’instruction des spectateurs, même les
barbares les reconnaissent(141). Les passions ignorent la distinction. Enfin
l’effet produit par ces corps passionnés est violent, il saisit le spectateur et
lui impose une atmosphère. Ainsi la vision d’un homme terrassé par le
chagrin suscite tout de suite la pitié, le mépris, le dégoût, le déplaisir(142) :
Quid autem est non miserius solum sed fœdius etiam et deformius quam aegritudine quis adflictus,
debilitatus, iacens

Qu’y a-t-il de plus misérable mais aussi de plus affreux et de plus dégoûtant qu’un homme écrasé de
chagrin, qui gît par terre, inerte ?
Un malaise assez proche atteint le public à la vue d’un héros immobilisé
par la peur. Car la peur comme le chagrin est un pourrissement — tabes —
de l’âme, de la volonté. Et pour illustrer son affirmation, Cicéron cite la
figure de Tantale — allusion à une tragédie perdue — paralysé de terreur
sous un rocher menaçant de lui tomber dessus.
Cette gestuelle des passions est indissociable d’une codification du
costume qui ne se distingue pas des signes du corps. Les haillons de
l’homme en proie au chagrin renvoient à un corps dévasté par cette passion.
Aétès l’inconsolable, roi déchu de Colchide, père malheureux de Médée qui
lui a volé la Toison d’or pour la donner à Jason, parle ainsi de lui-même(143) :
Refugere oculi corpus macie extabuit
Lacrimae peredere umore exsanguis genas
Situm inter oris barba paedore horrida atque
Intonsa infuscat pectus inluuie scabrum

Mes yeux se sont enfoncés, le jeûne m’a couvert de vermine


Les larmes ont creusé mes joues blafardes
Une barbe hérissée et sauvage a envahi mon visage infecté
Et cache ma poitrine couverte d’une crasse moite

De plus, ce qui vient renforcer une esthétique de l’évidence, ces postures


de passion sont associées dans la mémoire de chacun à des héros ou des
héroïnes mythologiques(144). Ainsi la douleur de Niobè — ou d’Hécube —,
celle d’une maternité blessée à mort, est tout entière dans l’image d’une
femme assise, la tête voilée, la face tournée vers la terre, appuyant sa tête
dans sa main. L’équivalence est parfaite entre les trois instances : le nom
mythologique, la passion du personnage, sa posture physique — habitus.
Cette équivalence se retrouve dans la peinture, au théâtre et dans cette
forme littéraire que les Anciens appellent ekphrasis, « description d’œuvre
d’art ».
L’image est donc par elle-même suffisamment éloquente pour que celui
qui la regarde la sonorise spontanément. Quand Théophraste décrit des
tableaux, il « entend parler », pour ainsi dire, les figures peintes(145).
Regardant les Bacchantes en proie au délire sur le Cithéron et déchiquetant
le roi Penthée qu’elles prennent pour un lion, il écrit : « On entend, dirait-
on, leur chant de victoire ; le cri d’évoé semble sortir de leurs poitrines
haletantes ». Il continue, plus loin : « Tu vois comme sur le Cithéron elles
s’élancent enivrées par la lutte, réveillant de leurs cris aigus l’écho de la
montagne ». Ainsi donc celui qui regarde le tableau voit les cris aigus des
Bacchantes. On ne peut mieux dire que la parole, ou plus précisément la
sonorisation de l’image est déjà dans le tableau. Le cri, le chant ou les mots
n’en sont que le prolongement, le double redondant. Le corps en posture de
passion est bien un corps éloquent.
De cette forme assise et douloureuse, de cette Médée ou de cette Niobè
ne peuvent sortir que des plaintes et des gémissements. Le spectateur les
entend gémir avant même qu’elles n’aient ouvert la bouche.
La tragédie va donc exploiter une codification formulée par la rhétorique,
mais où le geste au lieu d’accompagner les sentiments les redouble et les
précède, ce qui ne veut pas dire qu’il les joue. Cicéron dit(146) :
[…] hic [gestus] uerba exprimens scaenicus […] demonstratione.

[…] ce geste des acteurs qui exprime le texte […] en le faisant voir.

Le verbe exprimere, dont le sens premier est « prendre l’empreinte »,


renvoie à la technique du masque funèbre, l’imago en cire que les Romains
prenaient sur le visage des nobles morts. Le masque est l’image visible de
l’identité du mort avec laquelle il coïncide exactement. Donc l’acteur « fait
voir » les sentiments du personnage, les rend présents en prenant l’attitude
correspondante, en particulier grâce à la position du buste — laterum
inflexione —, et à un jeu complexe des mains(147), à la différence de l’avocat
qui parle d’abord et dont le geste ne vient qu’appuyer ensuite —
subsequens — les mots qu’il prononce afin d’en souligner la signification
— significatione. Les gestes de l’orateur ne sont que les ponctuations
visibles du texte : par exemple l’avocat frappe du pied pour signaler les
moments forts de son discours. Cicéron oppose ainsi la gestuelle de l’acteur
qui doit « faire voir » à la gestuelle de l’orateur qui doit « faire
comprendre ».
À chaque passion tragique correspond une musique de la voix, en accord
avec la position du corps(148) :
Omnis enim motus animi suum quendam a natura habet uoltum et sonum et gestum.

À chaque passion correspondent naturellement un visage, une gestuelle et une musicalité propres.
Car le corps tout entier de l’acteur, et non seulement sa bouche, est un
instrument de musique ; son attitude physique, définie par une plus ou
moins grande tension en fonction des passions émet en conséquence des
sonorités différentes, que ce soit par la hauteur, le timbre ou le rythme :
Corpusque totum hominis et eius omnis uultus omnesque uoces, ut nerui in finibus ita sonant, ut motu
animi cuique sunt pulsae.

Tout le corps de l’homme, chaque expression de son visage, chaque ton de voix, résonnent comme
les cordes d’une lyre, selon la passion qui les frappe.

Comparaison étonnante : la passion est un musicien qui joue du corps de


l’acteur comme d’une lyre. Il fait jaillir une mélodie de ce corps passionné
qui est l’image musicale de sa passion, alors que le corps en est l’image
visible, image qui fabrique l’instrument qui va la chanter.
Nam uoces ut chordae sunt intentae quae ad quemque tactum respondeant, acuta, grauis, cita, tarda,
magna, parua […] Atque etiam illa sunt ab his delapsa plura genera, lene, asperum, contractum,
diffusum, continento spiritu, intermisso, fractum, scissum, flexo sono extenuatum.

Car les tons de la voix sont comme les cordes d’une lyre plus ou moins tendue, qui lorsqu’on les
touche donne un son différent : grave ou aigu, bref ou long, fort ou faible […] À partir desquelles on
peut former des sons divers : doux, rude, serré, prolongé, tenu, piqué, modulé, saccadé, montant ou
descendant.

Ainsi le chant naturel du corps passionné est-il le point de départ de


l’écriture poétique de la tragédie :
Hi sunt actori, ut pictori, expositi ad uariandum colores

Ces diverses sonorités sont à la disposition de l’acteur, comme les couleurs sont à la disposition du
peintre, lui permettant des variations.

et la musique instrumentale ne fera que reproduire la voix humaine des


passions.
Ainsi s’établit une continuité entre l’image et les sons, sans avoir à passer
par la signification des mots. Les possibilités de variations offertes au
comédien lui permettent de rester dans un thème connu sans être répétitif.
Crassus énumère quelques thèmes fondamentaux de cette musique des
passions. Il a défini six passions principales et donne pour chacune d’elles
une citation tragique, nous indiquant ainsi en outre que l’écriture poétique
se modèle elle aussi sur les sonorités dictées au corps par la passion
représentée. Ces six passions s’opposent deux par deux. La colère — ira —,
réaction agressive à une violence infligée, est le contraire du chagrin —
maeror — qui consiste à subir passivement cette même violence. La crainte
— metus — est aussi un sentiment passif face à un avenir menaçant, auquel
s’oppose la violence agressive — uis — qui pousse à anticiper l’agression
et à attaquer le premier. La jubilation — uoluptas — consiste à savourer un
succès ou un bonheur présent ; l’ennui — molestia — au contraire est une
réaction fâchée à des événements déplaisants, ou à un souvenir désagréable.
D’abord, Cicéron présente la colère, passion tragique par excellence, et la
tragédie emblématique de cette passion, Atrée.
Aliud enim uocis genus iracundia sibi sumat, acutum, incitatum, crebro incidens :
« Ipsus hortatur me frater ut meos malis miser
Manderem natos… »

Un accès de colère doit prendre un ton de voix particulier, aigu, haletant, haché :
« Mon frère en personne me pousse dans l’état de misère où je suis, à mâcher mes fils… »

Ce vers est sans doute prononcé par Thyeste à la fin de la tragédie. Un


autre fragment de l’Atrée d’Accius est une parole de tyran, dite
probablement par Atrée lui-même :
Ecquis hoc animaduertet ? Vincite…

Quelqu’un pour châtier ce geste ! Enchaînez-le…

Ensuite vient le chagrin associé à la pitié, dont les héroïnes


emblématiques sont Médée et Andromaque :
Aliud miseratio ac maeror, flexibile, plenum, interruptum, flebili uoce
« Quo nunc me uortam ? Quod iter incipiam ingredi ?
Domum paternamne ? Anne ad Peliae filias ? »
et illaec
« O pater, o patria, o Priami domus ! […]
Haec omnia uidi inflammarei
Priamo ui uitam euitari »
Le chagrin et la pitié ont leur ton de voix propre, modulée et forte, une voix qui sanglote et se brise :
« Et maintenant où me tourner ? Où irai-je ?
Reviendrai-je à la maison de mère ? Retournerai-je chez les filles de Pélias ? »
et ce passage-ci :
« Père, terre de mes pères, maison de Priam ! […]
Tous ces murs, je les ai vu s’embraser
J’ai vu la violence vider Priam de sa vie »

On remarque dans ces citations l’importance des assonances et des


répétitions phonétiques, ainsi que la reprise de lignes mélodiques comme
l’interrogation.
Si l’on regarde précisément les deux vers prononcés par Médée on peut
constater que le ressassement sonore commande des variations à partir d’un
groupe de formes sémantico-syntaxiques et d’outils grammaticaux
lexicalisés. Les quatre interrogations sont introduites par deux interrogatifs
en *kw, quo ? et quod iter ? puis deux particules interrogatives — ne ? et
anne ? Les quatre interrogations portent sur un lieu, une destination
possible, et implicitement impossible, de la fuite de Médé ; nous avons
donc affaire quatre fois au même complément de lieu : vers où ? quel
chemin ? la maison de mon père ? la maison de mon beau-père ? La
miseria, qui provoque la miseratio — notion esthétique et affective — est à
l’état pur le malheur absolu d’un être humain chassé de l’humanité et sans
domicile fixe, — nous parlerions aujourd’hui « d’exclusion » — et coïncide
donc avec la situation de Médée au début des tragédies dont le sujet est sa
répudiation par Jason et son expulsion de Corinthe(149).
Il y a donc une parfaite superposition entre la figure visible de Médée
dont le corps est brisé par le chagrin, le ton de voix tel que Crassus l’a
défini, et ces quatre vers au rythme brisé, dont la ligne mélodique monte et
descend, et qui répètent l’errance d’une femme à qui ses crimes interdisent
de se réfugier dans les demeures des hommes de son lignage ou de son
alliance, les seules possibles, c’est-à-dire la maison de son père et celle de
la famille paternelle de son époux, ici de l’oncle paternel de Jason, Pélias.
Ce bref passage montre comment l’écriture poétique d’une passion
tragique est le prolongement verbal du chant de cette passion, chant du
corps passionné. On pourrait faire une analyse semblable de toutes les
autres citations de tragédies romaines qui se trouvent dans ce chapitre de
Cicéron.
La crainte emprunte son exemple à la fabula d’Alcméon que sa mère
pousse à partir attaquer Thèbes dans l’expédition des Épigones. Tragédie
perdue, mais cette peur d’Alcméon que Cicéron fait entendre ici, nous la
retrouverons chez Œdipe dans la tragédie de Sénèque qui porte son nom(150).
Aliud metus demissum et haesitans et abiectum :
« Multis sum modis circumuentus, morbo, exilio atque inopia
Tum pauor sapientiam omnem mi exanimato expectorat ;
Mater terribilem minatur uitae cruciatu et necem
Quae nemo est tam firmo ingenio et tanta confidentia
Quin refugiat timido sanguen atque exalbescat metu ».

La crainte a son ton propre, une voix sourde, traînante, qui s’exténue en fin de phrase :
« Je suis assiégé de tous côtés, par la maladie, l’exil, le manque.
L’épouvante me rend stupide et inerte. C’est terrible
Ma mère me menace, elle va me torturer, elle va m’étrangler.
Personne ne serait assez fort, personne ne serait assez sûr de lui
Pour ne pas trembler, ne pas blémir de peur ».

Puis vient la violence, elle aussi présente dans l’Atrée, car elle est proche
de la colère, même si elle caractérise plus spécialement les tyrans.
Aliud uis, contentum, uehemens, imminens quadam incitatione grauitatis
« Iterum Thyestes Atreum adtractum aduenit
Iterum iam adgreditur me et quietum exsuscitat
Maior mihi moles, maius miscendum est malum
Qui illius acerbum cor contundam et comprimam ».

La violence a son ton propre, une voix haute, un rythme impétueux, la menace s’entend dans
l’avalanche précipitée de sons sourds et désagréables
« De nouveau Thyeste s’approche d’Atrée qu’il a attiré à lui De nouveau il me cherche et me tire de
ma torpeur pacifique
Il me faut une grosse machine, un mal plus grand
Pour émousser l’agressivité de son cœur, et l’écraser ».
Malheureusement les deux dernières passions, jubilation et ennui,
empruntent leurs exemples à des tragédies perdues.
Aliud uoluptas, effusum, lene, tenerum, hilaritum ac remissum
« Sed sibi cum tetulit coronam ob coligandas nuptias
Tibi ferebat ; cum simulabat se sibi alacri dare
Tum ad te ludibunda docte et delicate detulit »

La jubilation a son ton propre, les sons coulent en abondance ; doux, tendres, joyeux, mous.
« Mais quand elle eut posé sur sa tête la couronne qui unit les mariés
Elle l’a posée sur la tienne ; en feignant de se la donner en riant
Par jeu elle te l’a passée, c’était une ruse tendre ».

On remarquera, à partir de cet exemple, combien il est difficile de


traduire les adjectifs ou participes passés qui servent à qualifier la tonalité
de chaque passion. En effet ils désignent à la fois le son, l’effet affectif
produit et l’état du corps qui le prononce. Par exemple demissum qui
signifie « détendu, relâché » dit à la fois le corps détendu de celui qui est en
proie à la uoluptas — caractéristique spécifiquement romaine du plaisir qui
est toujours un relâchement — et la corde détendue de la cithare dont la
sonorité est donc plus grave. Une analyse semblable peut se faire de
hilaritum. Hilaritas est non seulement la joie, comme sentiment, mais aussi
un relâchement des muscles du visage qui donne une face épanouie, une
bouche ouverte et largement fendue. De cette bouche coule en abondance,
effusum, un chant qui est ici comme une liqueur sucrée. Et voici l’ennui.
Aliud molestia, sine commiseratione graue quoddam et uno pressu ac sono obductum
« Qua tempestate Helenam Paris innuptis iunxit nuptiis
Ego tum grauida expletis iam fere ad pariendum mensibus ;
Per idem tempus Polydorum Hecuba partu postremo parit ».

L’ennui a son ton propre, sans accent douloureux suscitant la pitié, avec une mélodie monocorde
grave, sombre et lente
« C’était au temps où Pâris épousait Hélène en injustes noces
Moi-même j’étais enceinte, le jour s’approchait de mon accouchement
Au même moment Hécube met au monde son dernier enfant, Polydore ».
Celle qui parle ici pourrait être Andromaque, pour qui évoquer ce temps
où Troie était encore une ville heureuse, où les enfants naissaient dans la
paix, est une plainte monotone au milieu de la cité en ruines.
On remarquera que les passions associées à ces figures mythologiques
sont toujours des réactions à des situations socialement définies,
intelligibles pour tous. Elles ne renvoient pas à une psychologie du
personnage qui serait une donnée individuelle, un caractère indépendant de
tout contexte social. Une épouse abandonnée comme Médée est en proie
« normalement » au chagrin — aegritudo —, un époux trahi comme Atrée
ou Thésée est « normalement » en proie à la colère — ira —, le traître
menacé d’être découvert comme Égisthe, « normalement » en proie à la
peur — metus —, et le tyran exerçant son pouvoir, comme Atrée,
« normalement » en proie à l’orgueil — superbia. Toutes les nourrices des
princes font preuve de miseratio, elles ont toutes pitié des malheurs de leurs
anciens nourrissons.
Les circonstances qui suscitent les passions des personnages, qu’elles
renvoient au quotidien du spectateur, comme la mort d’un enfant, ou
qu’elles appartiennent à un imaginaire collectif, comme les ruses du tyran,
relèvent toutes d’un « savoir partagé » par le public et les poètes, un savoir
non problématique où l’imaginaire et le vécu se fondent dans un système
général de représentation des passions. Qui douterait qu’un tyran soit
orgueilleux et méprisant, qu’une mère verse des larmes désespérées sur le
cadavre de ses enfants, qu’une nourrice ne cherche à consoler celle qu’elle a
nourrie jadis ?
La rhétorique théâtrale des passions et du corps éloquent suppose donc
une esthétique de l’évidence, de la redondance, du sens exhibé. Le
monologue d’un personnage ne saurait être une enquête sur lui-même, une
exploration verbale des replis de son âme, un effort pour retrouver une
vérité cachée. Et si bien souvent un héros se torture lui-même, s’il fouille
dans sa blessure pour se faire encore plus mal, comme Médée qui remâche
sans fin les trahisons de Jason, son but n’est pas de se mettre à la question,
de découvrir un inconscient à sa douleur : Médée cherche au contraire à
aggraver ses souffrances pour se quitter elle-même, s’oublier, oublier
qu’elle est une mère humaine, et devenir une furieuse. La tragédie n’opère
pas une descente dans les tréfonds de l’humanité, grâce à la rhétorique des
passions, celle-ci est au contraire une façon de la quitter. L’exaspération du
dolor et du furor se réalise grâce à des moyens rhétoriques, bien connus des
Anciens. C’est ainsi que le héros en ressassant ses souffrances, en répétant
le nom de celui ou de celle qu’il a perdu(e), qui l’a trahi, en usant de
l’emphase, de l’hyperbole, fouille et creuse dans ses blessures. Les figures
de rhétorique contribuent ici à l’action, ce ne sont pas des ornements en
plus.

L ES POSTURES DE COMMUNICATION

Indissociables, dans la tragédie, des postures de passion, sont les postures


de communication. Nous avons vu précédemment comment le sentiment de
pitié des nourrices — miseratio — allait de pair avec une attitude de
consolation — solacium. Celle-ci est à Rome une forme d’énonciation
strictement codifiée désignée sous le nom de solatio : chacun dans le
malheur attend de ses proches une conduite de consolation(151).
La solatio va consister à prendre en compte la douleur du malheureux, à
l’accepter dans sa posture de passion, en répondant par une autre posture :
le consolateur, par exemple, lui prend les mains et pleure avec lui. La
douleur et en particulier le deuil poussent le malheureux à se tenir à l’écart
et à refuser tout dialogue, en restant les yeux fixés vers le sol. Le
consolateur doit donc renouer le dialogue et ramener le muet vers la vie
sociale. Lui tenir les mains, c’est d’abord rétablir un contact physique et
réchauffer celui que la vie pourrait bien quitter s’il se laissait aller trop
longtemps au désespoir. Mais comme il est possédé par son malheur et ne
veut rien entendre, les premières paroles du consolateur seront pour dire ce
mal, et même le ranimer. Car déjà la formulation de ce malheur qui étouffait
celui qui le frappait, le rendant muet, est une première étape de sa
libération.
C’est pourquoi le début d’une consolation semble aggraver les
souffrances par le rappel de leurs causes(152), mais en fait, ce rappel leur
donne une forme humaine, et donc une certaine banalité. Après tout, ce que
vit le maheureux n’est qu’un des maux qui accompagnent couramment la
vie des hommes. La suite de la consolation va développer cette banalité de
deux façons, en accumulant les maximes et les lieux communs du style
« nous sommes tous mortels » ou « ce sont les meilleurs qui s’en vont les
premiers(153) ». Il convient aussi de rappeler à une femme qu’elle a d’autres
enfants, ou un mari, ou un vieux père, ou encore une sœur qui l’aime
tendrement, donc de la réintégrer par l’imaginaire dans le groupe familial.
Tout cela constitue à l’évidence une suite de lieux communs qu’un
malheureux, une malheureuse connaissent déjà parfaitement. Mais ces lieux
communs, les malheureux exigent implicitement en se mettant
spectaculairement à l’écart, que quelqu’un vienne les leur rappeler au nom
de la collectivité ; c’est pour eux un droit. Ils se reconnaissent ainsi dans
l’un ou l’autre modèle qu’on leur propose, un exemplum édifiant : Cornélie,
la mère des Gracques pour celles qui ont perdu un enfant, ou encore Paul-
Émile, pour les pères désespérés. Ce qui permet de vivre une blessure
personnelle qui coupait le douloureux des autres, sur un mode qui le
réintègre dans le groupe.
Dans la mesure où ce groupe lui a envoyé un émissaire le réconforter, où
sa douleur a été prise en considération par ceux qui l’entourent et reconnue
comme appartenant à son histoire individuelle, le malheureux a accès à la
consolation. La veuve, la mère qui a perdu son fils, ont fait en sorte que le
mort ne soit pas oublié, elles peuvent retrouver une vie normale sans être
regardées comme une mauvaise épouse, ou comme une mauvaise mère.
Bien que les postures d’énonciation répondent en général à des postures
de passion — la consolation répondant, par exemple, à la douleur
manifestée —, elles ne peuvent se confondre dans l’analyse dramaturgique.
Car celles-ci ont été créées par le théâtre, à partir de la peinture et de la
rhétorique ; alors que celles-là sont des paroles extra-théâtrales qui ont été
seulement stylisées pour le théâtre. Un monologue tragique n’a pas besoin
de vraisemblance, car il appartient de droit à l’univers théâtral, c’est une
image parlante. En revanche tout échange verbal entre les personnages
suppose une vraisemblance énonciative et doit être susceptible d’être un
spectacle. C’est pourquoi ces actes de parole présupposent chacun un type
de relation sociale posée par l’attitude et le statut des interlocuteurs, une
relation sociale ordinairement soumise aux regards des autres. C’est
pourquoi aussi une situation énonciative exclue de la tragédie est celle qui
ne peut donner lieu à une exploitation spectaculaire, la conversation —
sermo. Les situations énonciatives extra-théâtrales et introduites dans la
tragédie impliquent, en effet, la présence d’un groupe assistant à la
performance linguistique, autrement dit, il s’agit d’énonciation avec un
double destinataire.
Ainsi, parole publique sans être une oratio, le duel verbal — en grec
agôn — fait s’affronter deux personnes sous les yeux d’un public qui
encourage les adversaires, apprécie les coups et décide à la fin de la victoire
de l’un ou l’autre. Il faut pour qu’il y ait duel que les deux adversaires
soient socialement égaux — pares —, ou décident de se considérer comme
tels d’un commun accord. Pour qu’il y ait véritablement duel il faut un
enjeu au centre, le prix de la victoire que l’un et l’autre se disputent. On
trouve quelques duels dans les tragédies de Sénèque : Agamemnon et
Pyrrhus dans Les Troyennes, Atrée et Thyeste dans le Thyeste(154). Mais tout
dialogue, tout débat verbal n’est pas un duel, il y a bien d’autres modèles
interlocutoires, on peut citer, outre la consolation, le conseil, consilium, la
supplication, supplicatio, la revendication, petitio.
Dans tous les cas, supplication, exhortation, consolation, conseil,
revendication, sont possibles ou impossibles selon l’identité des
personnages et les circonstances. Ainsi un accusé peut dans certains cas
supplier le juge, à condition toutefois que son rang dans la société —
condicio —, son genre de vie — uita —, la figure qu’il offre au tribunal —
persona — fassent de lui un sujet d’énonciation possible. La parole de
supplication, qui est un acte illocutoire, présuppose que le sujet ait
compétence pour agir, en latin auctoritas. Sinon il déclenchera les rires(155).
C’est pourquoi, au début d’un dialogue, les interlocuteurs s’apostrophent
en s’adressant la parole afin de préciser le mode de rapport qu’ils entendent
avoir l’un avec l’autre et qui commandera le contenu de leurs paroles. La
nourrice, pour parler à Phèdre, lui dit d’abord :
Thesea coniunx, clara progenies Iouis

Tu es l’épouse de Thésée
Ta race est noble,
Tu descends de Jupiter(156)

car elle va lui donner un consilium, comme tout inférieur peut le faire à son
supérieur en lui rappelant ce qu’il se doit à lui-même, en étant pour lui un
miroir. Le conseiller sert entre autres choses, à un grand, de substitut du
regard social, il le prévient contre l’image négative qu’il pourrait offrir et
lui rappelle les règles de la vie civilisée. C’est pourquoi le conseiller
multiplie les sententiae, maximes de la morale commune. La nourrice en
use largement(157) :
quisquis in primo obstitit
pepulitque amorem tutus ac uictor fuit

La victoire et le salut attendent ceux qui résistent au premier assaut


et repoussent la passion,

ou encore
Quisquis secundis rebus exultat nimis
fluitque luxu, semper insolita appetit

Grisée par une vie trop facile


Gorgée de luxe et de raffinements
L’humanité cherche sans cesse du nouveau

et
Quod non potest uult posse qui nimium potest

Le pouvoir fait désirer l’impossible.

Les propos tenus dans ce contexte du consilium sont toujours d’une


grande banalité, ce qui est bien dans le rôle du conseiller. Il est le porte-
parole de l’humanité, non pas de l’humanité moyenne comme on le dit trop
souvent. Les conseillers, nourrice ou courtisan, disent les règles du
comportement des hommes en société, telles qu’elles sont inventoriées par
les rhéteurs et les satiristes. Ces règles réunissent ce que nous appelons la
morale et la psychologie, et qu’on pourrait appeler « les façons de vivre »
— mores.
En revanche quand la nourrice interpelle Phèdre enfermée dans sa fureur
et qui n’entend plus personne, et quand elle cherche seulement à rétablir un
contact avec elle afin de la ramener dans l’humanité, elle use du nom qui la
relie objectivement à elle(158) : « Alumna » car Phèdre est sa « nourrissonne »,
l’enfant qu’elle a nourrie — alere — quand elle était bébé.
Chaque position de communication correspond à une posture du corps de
l’un et l’autre interlocuteurs, posture qui implique une symbolique du
pouvoir. Donc le choix d’une situation de communication est d’abord
visible.
Au cours d’un entretien les positions respectives peuvent changer, parfois
elles se succèdent très rapidement : les personnages signalent ces
changements en s’interpellant par des qualifications différentes et en
occupant différemment l’espace. Il arrive que l’action tragique se construise
uniquement sur une recherche de positions d’énonciation. Ainsi dans la
fameuse scène couramment dite « de l’aveu », Phèdre et Hippolyte vont-ils
changer plusieurs fois de postures d’énonciation. Phèdre poursuit Hippolyte
et le déloge de ses refuges successifs, jusqu’à ce qu’il puisse l’entendre et
qu’elle puisse lui parler. Au début de la scène, Hippolyte, constatant les
« soucis » de Phèdre — curae —, l’appelle « ma mère(159) » :
Committe curas auribus, mater, meis

Viens, ma mère, confie-moi ta peine.

Il se propose ainsi d’être son confident et de la consoler comme ferait un


fils avec sa mère(160). Position que naturellement refuse Phèdre, car elle
rendrait son aveu impossible, puisqu’elle donnerait à sa parole amoureuse
une couleur incestueuse. Cependant sa réponse est formulée d’une façon
pour nous étonnante, car Phèdre refuse le nom de mère en arguant de la
situation de pouvoir qu’il implique. Il ne s’agit pas d’un prétexte :
Matris superbum est nomen et nimium potens

Mère, quel nom, quel titre me donnes-tu là !

Phèdre dénonce dans le titre de mère, une autorité usurpée — superbum


— sur Hippolyte, qu’elle tiendrait de son mariage avec Thésée ; or ces
rapports de pouvoir qui, à Rome tout au moins, assujettissent un fils à sa
mère, sont incompatibles avec la soumission amoureuse d’une femme à un
homme, d’une épouse à son mari. En l’appelant mère, Hippolyte prend une
attitude de respect ; à Rome il serait debout, à côté de Phèdre, assise. C’est
pourquoi Phèdre veut briser cette hiérarchie entre Hippolyte et elle, passant
d’abord de l’autorité maternelle à l’égalité fraternelle, puis à la soumission
servile, inversant ainsi la hiérarchie de départ(161) :
me uel sororem, Hippolyte, uel famulam uoca
famulamque potius : omne seruitium feram.

Appelle-moi sœur ou plutôt esclave


Appelle-moi ta petite esclave,
Je serai tout entière à ton service.

Ces paroles impliquent un changement des positions respectives. Sœur,


elle est en position jumelle, ils sont par exemple assis l’un en face de
l’autre, Phèdre ayant utilisé l’autorité qu’il lui avait prêtée pour le faire
asseoir. Ensuite en se désignant comme esclave, elle s’abaisse
physiquement ; elle est désormais placée en position humiliante, par
exemple prosternée à ses pieds. La situation doit gêner le public, elle est
incongrue pour ne pas dire obscène.
Mais une fois délivrée de l’autorité embarrassante d’une mère, Phèdre
doit réintégrer l’espace où les femmes communiquent avec les hommes de
leur famille ; une esclave n’adresse pas la parole à son maître, elle ne le
regarde pas, elle répondra aux questions qu’il voudra bien lui poser.
Il lui faut donc encore se déplacer. Mais ne pouvant s’adresser à
Hippolyte comme épouse d’un Thésée souverain, elle trouve une position
d’énonciation adéquate comme veuve, qui l’autorise à la posture de
suppliante et légitime la figure précédente de l’esclave, car la supplication
suppose que le suppliant renonce à tout privilège social, toute autorité pour
s’en remettre totalement au supplié(162) :
sinu receptam supplicem ac seruam tege
Miserere uiduae

Je te supplie
Garde-moi comme esclave, garde-moi avec toi
Protège-moi
Pitié pour une veuve !

Elle passe aisément de la position d’humiliation de la servante, écrasée


aux pieds de son maître, à la position d’abandon de la suppliante, qui tient
les genoux de celui auquel elle s’adresse.
En outre, c’est à juste titre qu’elle implore le secours de l’homme adulte
le plus proche d’elle si Thésée ne doit pas revenir ; car Hippolyte n’est que
son parent par alliance et donc nullement obligé de la secourir ; pire, elle est
sa marâtre, ce qui légitime d’autant sa position de suppliante. Il est possible
qu’Hippolyte assis soit installé sur le trône de son père(163).
Comme Phèdre a trouvé une juste position d’énonciation, Hippolyte
accepte d’entamer le dialogue. À la supplicatio de Phèdre, il répond par la
pietas, le respect de tous les liens familiaux, y compris l’alliance conclue
par son père avec une étrangère, puisqu’elle lui a donné des fils qui sont ses
frères(164) :
pietate caros debita fratres colam
et te merebor esse ne uiduam putes
ac tibi parentis ipse supplebo locum

Je m’occuperai de mes frères, c’est mon devoir


Et pour toi désormais
Je ferai tant que tu oublieras ton abandon
Tu oublieras ton veuvage
Je tiendrai auprès de toi en personne
Le rôle de mon père.

Hippolyte a rituellement relevé Phèdre comme tout supplié acceptant


d’écouter le suppliant. Hippolyte assis sur le trône et Phèdre à ses côtés,
debout, donnent le spectacle d’un couple royal.
Le rapport d’Hippolyte à Phèdre passe par ses fils qu’il appelle donc
caros fratres — « frères chéris » — ; l’adjectif carus disant à la fois
l’affection et le lien familial, Hippolyte affirme ainsi qu’il accepte la
relation fraternelle entre les fils de Phèdre et lui-même. Il s’engage donc à
secourir la mère de ses frères orphelins en leur servant de père, c’est-à-dire
en protégeant leurs droits futurs à la succession comme s’ils étaient ses fils.
C’est là où la scène tourne, encore en fonction de la situation
d’énonciation : si Hippolyte est le nouveau Thésée, il est potentiellement
dans une position de couple matrimonial avec Phèdre et donc de dialogue
amoureux. L’un et l’autre sont tombés dans un piège énonciatif, disons
qu’ils ne sont plus protégés par les barrières des convenances. Phèdre peut
parler ; auparavant, elle était paralysée par les interdits de l’adultère et de la
maternité qui l’empêchaient de prendre la posture impudique qui aurait
libéré sa parole amoureuse. Hippolyte peut écouter et interroger(165). En
insistant il fait son devoir de consolateur.
Le verbe misereor, qui correspond à la situation de miseratio, revient une
deuxième fois dans cette fin de scène : après avoir gémi « Pitié pour une
veuve ! », Phèdre dit simplement(166) :
Miserere, tacitae mentis exaudi preces

Pitié ! Entends la prière d’un cœur qui se tait.

Reprenant la miseratio instaurée par sa position de veuve potentielle,


Phèdre demande d’être entendue sans parler, conformément au pudor des
matrones, qui ont toujours des répugnances à parler et dont on célèbre à
Rome le silence comme une vertu.
Mais une fois son aveu formulé, une fois qu’elle a dit au double du jeune
Thésée qu’elle l’aimait, Phèdre est devenue cette femme impudique —
paelex — qui peut se rouler en suppliante aux pieds d’un jeune homme,
comme elle l’avait fait en début de scène : une troisième fois elle gémit
« miserere » mais maintenant ce n’est plus une veuve qui implore sa pitié,
c’est une amante(167) :
miserere amantis

pitié pour une amante

L’analyse de cette scène de Phèdre montre l’importance des postures


d’énonciation dans le progrès de l’action. Car les relations entre les
personnages sont ainsi visibles. Elles préexistent aux paroles échangées,
elles les conditionnent et n’en sont pas l’effet, jusqu’au moment où l’action
bascule, où le héros, ou l’héroïne, entre en furor. Alors seulement les
paroles agissent par leur contenu et créent des situations d’énonciation
inouïes. Pour dire à Hippolyte qu’elle l’aime, Phèdre doit prendre une
position d’énonciation qui rende possibles des paroles amoureuses. Mais
avouer ici n’est pas donner une information, c’est créer une situation
nouvelle, transformer le destinataire de l’aveu en complice dans la mesure
où il s’est mis en situation d’être ce destinataire. Entendre l’aveu amoureux
de Phèdre, c’est être le fils de l’Amazone, une bête sauvage, parricide et
incestueuse par nature. Phèdre, fille de Pasiphaë, amoureuse d’un taureau,
déguisée en Amazone chasseresse(168), peut se croire autorisée à se jeter sur
lui comme une bête en rut.
Aucun dialogue n’est plus possible. Hippolyte successivement veut tuer
Phèdre, faire taire cette bouche obscène, puis il s’enfuit à l’autre bout de la
terre, pour ne pas l’entendre.
Bien souvent dans les tragédies de Sénèque les personnages étouffent de
mutisme, faute de trouver la posture adéquate qui leur permettrait de
prononcer les paroles bloquées dans leur gorge(169). Être un homme, une
femme, appartenir au monde des humains, c’est parler comme un être
civilisé et donc utiliser les codes sociaux, passer par des situations
d’énonciation préétablies. Ils ne peuvent les contourner ni même les
pervertir. On n’invente pas une autre énonciation, pas plus qu’on
n’inventerait des mots nouveaux, car le public n’y comprendrait rien.
Cependant les personnages peuvent user de ruse en mentant, car une
scène de mensonge ne diffère en rien de ce que serait la même scène vraie.
Elle est seulement du théâtre dans le théâtre. Au cours de la scène
« fausse », le personnage joue, dans la « vraie » il ne joue pas. Mais rien ne
distingue un acteur qui joue un personnage sincère, d’un acteur qui joue un
personage qui joue. Les deux jeux s’écrasent l’un sur l’autre et se
confondent.
Quand Atrée se réconcilie avec son frère(170), il respecte un protocole de
reconnaissance qui fait qu’objectivement leur fraternité est rétablie. Les
mots sont prononcés, les gestes sont accomplis. Thyeste passe de la posture
de suppliant à celle de roi. D’abord écrasé contre le sol, aux pieds d’Atrée,
répugnant de crasse et de barbe, avec une allure de clochard et une voix
gémissante, il est ensuite relevé par son frère, qui le serre dans ses bras, ce
qui demande de prendre sur soi, car Thyeste pue, puis il se tient debout à
côté de lui, avec le même manteau, la même couronne. Cette réconciliation,
rituellement célébrée entre les deux frères, doit être religieusement
confirmée par un sacrifice et un banquet partagés par les frères, leurs fils et
les dieux de la maison. Le public les a vus s’embrasser, égaux dans la gloire
et quasi jumeaux. Là est la vérité de ce moment, même si, avant la scène,
Atrée a prévenu le public qu’il allait mentir(171).
Comment fonctionne le piège ? Atrée va pervertir la conclusion
religieuse de cette réconciliation, le sacrifice, en substituant aux victimes
attendues, de jeunes animaux, les fils de Thyeste. Mais cette perversion est
efficace justement parce que rien ne s’est passé dans les apparences ou le
faux semblant : pour qu’Atrée sacrifie vraiment ses neveux, il faut que
ceux-ci aient repris leur place parmi les hommes, que leur père ait retrouvé
sa ville, son trône, sa famille. Il faut, pour qu’Atrée se venge définitivement
de son frère et rival, que leur gémellité ait été restaurée ; celui qu’il veut
terrasser n’est pas un être abstrait, un homme nommé Thyeste, c’est le roi
usurpateur de Mycènes, l’amant adultère de sa femme, le père comblé de
fils légitimes, son double menaçant. C’est pourquoi Atrée veut que Thyeste
partage tout avec lui et insiste jusqu’à ce qu’il cède(172) :
ATREVS
Recepit hoc regnum duos
THYESTES
Meum esse credo quicquid est, frater, tuum
ATREVS
Quis influentis dona fortunae abnuit ?
THYESTES
Expertus est quicumque quam faciler effluant
ATREVS
Fratrem potiri gloria ingenti uetas ?
THYESTES
Tua iam peracta gloria est ; restat mea
Respuere certum est regna consilium mihi
ATREVS
Meam relinquam nisi tuam partem accipis
THYESTES
Accipio : regni nomen impositi feram
Sed iura et arma seruient mecum tibi.

ATRÉE
Mon royaume peut accueillir deux maîtres
THYESTE
Tu es mon frère
Le mien, le tien, je ne fais pas de différence
ATRÉE
Qui refuse les dons de la Fortune
Quand elle les verse sur lui en abondance ?
THYESTE
Celui qui sait d’expérience
Que la Fortune aussi bien se renverse
Remportant ses cadeaux
ATRÉE
À ton frère tu refuses l’occasion de se couvrir de gloire ?
THYESTE
La gloire tu l’as déjà
Moi je pense à ma propre gloire
Ma décision est inexorable
Je te dis non
Je crache sur le pouvoir et le trône
ATRÉE
Si tu refuses ta part
Je renoncerai à la mienne
THYESTE
Je prends la couronne
Mais je n’en accepte que le titre et le prestige
La justice, l’armée et ma personne
Seront soumises à ton autorité souveraine

Ce duel de générosité place les deux frères en position symétrique et, ce


qui importe, l’enjeu du duel, n’est pas le pouvoir réel mais ses effets
symboliques. En n’acceptant pas immédiatement les insignes du pouvoir et
en rivalisant de grandeur d’âme avec Atrée, Thyeste réalise exactement ce
que son frère attend de lui, qu’il ait le comportement d’un roi. Atrée a
dessiné sur scène l’image ambiguë de la royauté de Mycènes, que doit
résoudre le crime tragique. Lui et son frère, deux images, deux discours
semblables, mais dont un seul peut être le chef dynastique de la maison
royale.
On pourrait citer d’autres scènes du même genre où le héros furieux
« ment » pour attirer son ennemi dans un piège, et réalise un rituel social
pour en récupérer les effets symboliques, en créant une situation
d’énonciation trompeuse mais bien réelle. De la même façon qu’Atrée se
réconcilie avec Thyeste, Médée demande un délai de grâce à Créon pour
dire adieu à ses enfants, Phèdre dénonce le prétendu crime d’Hippolyte.
La tragédie de Thyeste nous a conduits à passer des rituels sociaux aux
rituels religieux. Ceux-ci sont en grand nombre dans les tragédies de
Sénèque, et constituent le troisième matériau de la visibilité tragique. Les
rituels religieux sont des énonciations, actes illocutoires, dont le public
destinataire est les dieux et l’un ou l’autre groupe humain. Mais comme
nous aurons l’occasion d’en reparler longuement à propos des rituels
pervertis, nous ne ferons qu’en mentionner quelques-uns ici(173).
Ces rituels religieux offrent une mise en scène du corps et de la voix
particulièrement efficace ; ainsi en est-il du deuil, dans Les Troyennes, des
manipulations magiques dans Médée, de la prière à Diane dans Phèdre, de
la consultation des entrailles sacrificielles dans Œdipe, du transfert des
cendres d’Hercule dans Hercule sur l’Œta. Les effets spectaculaires de ces
séquences sont d’une telle évidence que les metteurs en scène
contemporains ont parfois tendance à les isoler du reste du texte sans voir
que toutes les autres scènes sont aussi construites à partir d’une mise en
place ritualisée ou codifiée des corps. Certains cassent en deux les tragédies
de Sénèque : ils laissent aux acteurs un corps et un visage « naturels » dans
une première partie — qui va généralement jusqu’au crime tragique —
offrant ainsi une interprétation psychologique, puis dans une seconde partie
ils leur imposent une ritualité, indispensable à l’intelligibilité du crime et de
ses effets, toute psychologie ayant disparu. Le résultat de ce montage est
que le texte dans la première partie donne le sentiment d’être bavard et
alambiqué, alors que dans la seconde partie on ressent mieux sa nécessité et
sa force.
Postures de passions, postures d’énonciation socialisées ou postures
d’énonciation liturgiques dessinent le canevas visible et corporel de chaque
tragédie de Sénèque. Ces canevas, au cours des monologues passionnés et
pendant le déroulement de certaines liturgies, impliquent une tonalité
musicale, une ligne mélodique et un système rythmique, une partition pour
ainsi dire, que décalquent les mots du poète, du moins dans les moments où
le personnage reste dans l’humanité, ou y revient.
L’exploitation ludique des potentialités théâtrales de l’ars dicendi
prolonge l’éloquence judiciaire et politique à Rome(174). Le visible l’emporte
sur le dicible qui lui est subordonné. Dans les prologues tragiques tout est
déjà dit par l’image muette : la passion du personnage est présente dans ce
corps qui prend la pose et les modulations de sa voix. Les mots qui en
sortent n’en sont que le prolongement narratif.
L E SPECTACLE DES MOTS

Dans le duel que se livrent au sein de l’éloquence antique le voir et le


dire, il arrive que la parole tente de faire aussi bien que l’image, par des
narrations farcies de descriptions. Ce qui est vrai pour les procès l’est aussi
pour le théâtre. Par moment le corps arrête d’imposer son évidence et ce
sont les mots qui vont faire tout le spectacle. Le narrateur va devoir
« représenter les choses absentes au point que nous ayons l’impression de
les voir de nos propres yeux et de les avoir devant nous(175) ». Il doit éveiller
l’imagination visuelle de l’auditeur, en latin uisio.
La parole est alors en concurrence avec l’art du peintre, elle doit en effet
« tracer le tableau complet d’une scène(176) » ; dans ces jeux verbaux, qui sont
un des plaisirs de la tragédie romaine, le poète dramatique concourt avec
lui-même. Il arrive souvent que la même tragédie juxtapose le spectacle
d’un corps furieux et sa description. Dans Médée, la nourrice fait le tableau
de Médée furieuse ; juste après sa description, le personnage entre lui-
même en scène et joue le furor(177) :
NUTRIX
Incerta qualis entheos gressus tulit
cum iam recepto Maenas insanit deo
Pindi niualis uertice aut Nysae iugis
talis recursat huc et huc motu effero
furoris ore signa lympha gerens.
Flammata facies ; spiritum ex alto citat
proclamat, oculos uberi fletu rigat
renidet : omnis specimen affectus capit.

LA NOURRICE
La voici titubante
Comme une possédée
Une de ces Bacchantes qui ont le dieu en elles
Ces folles qui courent dans la neige
Sur le Pinde et les montagnes de Nysa
La voici comme ces femmes
Galopant sans but
Le corps disloqué
Avec sur le visage tous les signes de la fureur
Les joues enflammées
Un souffle profond et haletant
Une voix puissante
Ses larmes ruissellent
Elle rit
Elle passe d’un extrême à l’autre.

La nourrice continue sa minutieuse description du furor quand Médée


bondit en scène, donnant des mots au personnage muet dessiné par la
nourrice :
MEDEA
Si quaeris odio, misera, quem statuas modum
imitare amorem. Regias egone ut faces
inulta patiar ? Segnis hic ibit dies
tanto petitus ambitu, tanto datus ?

MÉDÉE
Malheureuse
Tu voudrais savoir jusqu’où laisser aller ta haine
Prends modèle sur l’amour
Moi
Je vais supporter sans rien dire ces noces royales
Ce jour s’écoulera comme un autre
Ce jour qu’un ambitieux a tant appelé de ses vœux
Et qu’un autre ambitieux lui a offert

Les mots font voir ce que le spectateur ne peut pas voir, comme les
détails sur le visage de Médée car l’acteur est masqué ; ses larmes, ses
grimaces, ses yeux furieux appartiennent à cette image acoustique attachée
au spectacle tragique depuis les tragédies grecques. Le spectacle ici
décompose le furor en deux scènes complémentaires, l’une décrite, l’autre
réalisée. La concurrence artistique ne crée pas une redondance.
L’addition des deux modes de spectacle est fréquente au moment de la
représentation du nefas(178). Ainsi le sacrifice du Thyeste est décrit, le banquet
sacrificiel représenté sur scène, sans qu’il faille chercher de justification
pratique. On pourrait en effet objecter qu’il est difficile de montrer sur
scène un sacrifice ; or dans Œdipe la consultation des entrailles de deux
animaux sacrifiés a lieu justement devant le public.
Par la narration, le personnage réussit à provoquer une vision chez le
spectateur-auditeur, qui se superpose à sa perception visuelle du moment. Il
ne voit plus ce qu’on lui montre, il voit ce qu’on lui dit. Quand le poète
réussit son numéro d’illusion, le public est ravi, car il faut bien du talent
pour transformer les mots en choses.
Ce talent est aussi celui de l’acteur, qui use alors d’un art très différent de
celui dont il a besoin dans les autres scènes. Effare !(179), « Raconte ! » Le
messager est toujours sollicité par les autres personnages. Comme le public,
ils aiment ces intermèdes qui font oublier le reste. Plus c’est long, meilleur
c’est. Pour eux le messager va se faire conteur, il n’est plus qu’une voix,
son corps est un porte-parole. Il devient invisible, dans la mesure où ses
gestes ne sont plus que les auxiliaires de la narration. La musique s’arrête.
Les auditeurs s’installent commodément. Les mots qui racontent
envahissent l’espace. Ils dessinent le tableau que tous, les spectateurs et les
personnages, regardent.
L’art du conteur, c’est d’être le conte incarné. Moment de plaisir pur pour
tout le monde, intermède entre deux grands airs passionnés. Effare !
« Raconte ! », le messager prend son temps, il détaille, afin que les
auditeurs savourent son histoire. Même s’ils la connaissent et justement
parce qu’ils la connaissent, les détails et les couleurs font toute la
différence. Comment aujourd’hui la leur racontera-t-on ?
La nature du spectacle change : les émotions du narrateur ne sont que
celles d’un témoin qui revit la scène et non pas celles d’un personnage
engagé dans l’action. Elles sont au service du conte uniquement. Que ce
soit le sacrifice du Thyeste, la mort d’Hippolyte, la tempête d’Agamemnon,
la mort de Polyxène, le spectacle des mots est un intermède pictural. Sinon
pourquoi consacrer des vers et des vers à décrire la bête marine qui a
terrorisé les chevaux d’Hippolyte(180) :
La bête était énorme
Avec la tête et le cou d’un taureau
Un cou bleu, une crinière de cheval
Une tête verte, des oreilles droites et velues
Et puis un regard changeant
Tantôt des yeux de taureau sauvage
Tantôt de bête marine
Lançant des flammes ou s’adoucissant d’un éclat bleu…

Souvent prononcés par des personnages secondaires, des « utilités », ces


récits ne sont jamais issus de corps douloureux ou furieux.
Cependant, dans certaines scènes un personnage interpose ses émotions
entre le spectacle qui a lieu sur scène et le public, en disant ce qu’il voit.
C’est le cas d’Amphitryon décrivant le massacre de sa famille par Hercule
dans Hercule furieux(181). Les mots ne sont alors qu’une composante du
spectacle qu’il complète.
Nous retrouvons dans ces longues narrations un usage ludique de la
rhétorique. Car la narratio est un exercice indispensable pour l’avocat qui
doit s’entraîner à la narration des faits. Son art pourra imposer une image
aux juges, qui ne verront plus que par ses yeux(182).
Dans toutes ces scènes où la narration est le complément ou l’équivalent
acoustique d’un tableau, la parole ne sert pratiquement pas à informer. La
tragédie d’une façon générale ne contient pas de scène d’exposition. Il
s’agit toujours de faire voir l’invisible, le furor, le nefas.
Enfin, dernier usage autonome de la parole, les maximes que répètent à
l’envi tous les personnages en fonction de porte-parole de la norme
humaine. Les diverses nourrices, le courtisan du Thyeste, Créon dans
Médée, Thésée et Amphitryon dans Hercule furieux, ne s’expriment pas en
leur nom, ils ne font que dire la loi et s’effacent comme sujets. C’est
pourquoi leurs paroles sont des sententiae générales. Anonymes ils
brandissent leurs maximes comme des pancartes. Le héros furieux vient se
jeter contre elles comme un taureau contre les barrières en bois de l’arène.
Le courtisan récite les devoirs du bon roi(183) :
rex uelit honesta, nemo non eadem uolet

Le roi n’a qu’à vouloir le bien et l’honneur


La volonté du roi sera la volonté de tous.
Une nourrice rappelle à Médée les règles élémentaires de la prudence(184) :
rex est timendus

Un roi est redoutable.

Une autre dénonce pour Phèdre les tentations du pouvoir(185) :


Quod non potest uult posse qui nimium potest

Le pouvoir fait désirer l’impossible.

Les jeux de mots sont fréquents dans la fabrication des maximes : le


paradoxe, la pointe servent à les fabriquer comme des objets ciselés ; bien
souvent ces maximes sortiront des théâtres pour devenir proverbiales. C’est
aussi un des plaisirs de la tragédie.
Chapitre VI

La construction du héros par lui-même

Le rideau se baisse(186), le public voit une forme immobile et muette,


repliée sur sa douleur : Médée prostrée, Œdipe tremblant, Tantale souffrant.
Le spectacle va s’organiser autour de la construction du héros par lui-même,
la statue douloureuse va s’animer.
Au départ il y a cette passion qui pétrifie le personnage. Après avoir
repris vie par la parole, en donnant des mots à sa passion, le héros
transforme cette passion en fureur par un effort de volonté, puis cette fureur
lui permet d’inventer son nefas. L’action progresse par l’interaction du
corps et de la voix dans et grâce à des scènes spectaculaires.
Pour briser le silence où l’enferme une douleur excessive, le héros prend
ses distances avec l’humanité, dès qu’il entre dans l’espace tragique. On
entend alors la parole du furieux, une voix étrange, irréelle, venue
d’ailleurs. Le processus a lieu dans le prologue pour le héros principal puis
se reproduit pour chaque nouveau héros, entrant dans cet espace au cours de
la pièce. Ainsi à la fin d’Œdipe, Jocaste terrassée par la découverte du nefas
qui la lie à son fils-époux, pourrait s’enfermer dans le mutisme et se
suicider sans un mot comme dans Œdipe roi. Chez Sénèque elle revient sur
scène pour parler avec lui(187) :
CHORVS
Iam malis cessit pudor

LE CHŒUR
Elle a peur, elle a honte
Mais le malheur l’emporte.

Si les mots finalement coulent de ses lèvres malgré ses réticences


humaines(188) :
CHORVS
Sed haeret primo ore uox

LE CHŒUR
Mais les premiers mots effleurent ses lèvres

c’est qu’elle a rejoint la cohorte des furieuses thébaines ; elle court comme
Agavè a poursuivi son fils Penthée dans les montagnes pour le déchirer à
pleines mains(189) :
CHORVS
Iocasta uaecors qualis attonita et furens
Cadmea mater abstulit gnato caput
sensitque raptum

LE CHŒUR
C’est Jocaste hors d’elle
Une vraie femme de Thèbes
Une de ces folles
Une inspirée
Une qui a déchiqueté la tête de son fils
Et regarde horrifiée son trophée
Elle voit
Elle comprend.

Jocaste danse comme la reine de Thèbes regardant épouvantée la tête de


son fils qu’elle tient entre ses mains. Car la danse est la seule façon ici de
trouver une position du corps pour dire l’indicible. Aucune mère
incestueuse ne pourrait parler à son fils comme le fait Jocaste ; la honte —
pudor — lui fermerait la bouche. Elle interpelle Œdipe pour l’obliger à
prendre une posture de communication, elle l’appelle « mon fils(190) » :
IOCASTA
Quid te uocem ?
Gnatumne ? Dubitas ? Gnatus es : gnatum pudet
Inuite loquere nate

JOCASTE
Comment te parler ? Comment t’appeler ?
Fils ? Tu ne veux pas ?
Tu es pourtant mon fils
Tu as honte d’être mon fils
Malgré tout, malgré toi
Fils
Réponds.

L’interpeller ainsi, c’est vouloir instaurer une situation de communication


obscène, insupportable. Jocaste danse autour d’un homme figé dans sa
statue hideuse de mort-vivant. Œdipe a voulu ce masque abominable(191) :
ŒDIPVS
Vultus Œdipodem hic decet

ŒDIPE
Œdipe tu as maintenant ton vrai visage

Il a voulu se figer dans cette image qu’il a choisie, au milieu de son


palais. Car le héros a fini de se construire quand il s’est fait un nouveau
visage, celui de sa renommée mythologique, une tête de mort.
La tragédie de Jocaste sera brève : ayant renoué avec sa mythologie
familiale, nouvelle Agavé, elle se suicide sur scène avec l’épée de son fils-
époux, l’épée qui a tué Laïus.
Cette construction du héros par lui-même est la fabrication d’une image,
celle qui, à la fin de la tragédie, se figera à jamais dans les mémoires.
Comme le tableau initial s’était animé, la scène finale se fige peu à peu en
un tableau immobile. L’action tragique est intercalée entre deux images
fixes.
Entre temps le héros a inventé et réalisé son nefas, en conjuguant son
dolor et une mémoire mythologique qui seule peut lui donner les règles de
son crime. Il doit redécouvrir lui-même le nefas que raconte depuis toujours
sa légende. La tragédie est bien une trame grecque sur une chaîne romaine,
le spectacle romain se tisse avec la fabula grecque et c’est le héros tragique
qui en est le maître tisseur.

L ES STATUES PARLANTES

Le prologue d’une tragédie de Sénèque est toujours le spectacle d’une


passion, une statue parlante. Une image est là, première, d’abord muette. Sa
posture, empruntée aux arts plastiques, est silencieusement éloquente.
Homme ou femme, dieu, fantôme ou mortel, cette silhouette est une
passion, la douleur, la colère, parfois la jubilation. La nature de la passion
est immédiatement visible ; son nom, chacun dans le public le connaît,
puisqu’il sait quelle pièce il est venu voir. Le prologue est une des scènes
attendues, imposées par la tradition. Ainsi quiconque a déjà vu une Médée
sait que toute Médée commence par le monologue de l’épouse répudiée de
Jason.
La forme passionnée s’anime, les mots se mettent à sortir de sa bouche,
péniblement, comme si cette statue humaine hésitait encore entre la
pétrification et le jeu, entre la scuplture et le théâtre, entre l’allégorie et le
récit. Car ce qui va faire bouger le personnage et démarrer l’action tragique
est sa parole : il raconte sa passion, il dit son nom et les circonstances qui
l’ont ainsi amené sur scène. La parole du héros douloureux est d’abord
musicale, puis le chant qui sonorise sa posture physique tend à s’éteindre,
laissant place à une voix blanche. Mais la musique parfois revient, reprend
de la force quand la passion se réinstalle, ramenée par le souvenir
qu’éveillent les mots de l’histoire.
L’origine des jeux scéniques(192), dont le nom ludi scaenici atteste la
signification, faisait de la scaena, le mur de scène, la caractéristique du
spectacle théâtral. La scaena est cette surface illusoire que décoraient les
« peintres d’ombre » et qui semblait ouvrir sur un autre monde ; les
personnages, en entrant sur scène, sortent de cet espace trompeur à deux
dimensions pour construire une troisième dimension. Si l’on y ajoute la
voix et le mouvement, on voit comment le spectacle tragique part d’une
peinture mythologique qui s’anime, en conservant la nature illusoire d’un
décor de théâtre.
Bien souvent cette animation a du mal à commencer et la parole émerge
péniblement de la forme pathétique : le premier suspense d’une tragédie est
là, dans cette menace d’aphasie. La parole est écrasée par la toute-puissance
de l’image, l’action tragique est concurrencée par la métamorphose. Hécube
dont les mots de douleur dirigent toute l’action dans Les Troyennes a parfois
un autre destin, muet, et se métamorphose ailleurs en chienne(193) :
CASSANDRE
Tot illa regum mater et regimen Phrygum
fecunda in ignes Hecuba fatorum nouas
experta leges induit uultus feros
circa ruinas rabida latrauit suas
Troiae superstes, Hectori, Priamo, sibi

CASSANDRE
Hécube la maîtresse des Phrygiens
La mère de tant de rois
Hécube n’avait donc enfanté
Que pour nourrir des bûchers
Hécube connut une fin étrange
Elle prit la forme d’un chien sauvage
Et se mit à aboyer
Écumant de rage
Parmi les ruines de sa ville
Hécube survit à Troie, à Hector, à Priam
Hécube se survit à elle-même

Ovide décrit comment l’excès de douleur rend muettes ses héroïnes et les
métamorphose en pierres, en arbres ou en animaux pleureurs. Ici il s’agit de
Procnè changée en rossignol(194) :
dolor ora repressit
uerba quaerenti satis indignantia linguae
defuerunt nec flere uacat

la douleur lui ferma la bouche,


elle voulait parler, elle cherchait les mots pour la dire mais les mots lui manquèrent ; elle ne peut pas
pleurer.

Une tragédie commence donc d’emblée dans le paroxysme. Il n’y a pas


de gradation des passions. Les spectateurs ne sont pas non plus intégrés
progressivement dans l’histoire. Ils sont confrontés immédiatement à un
personnage qui, muet et seul, occupe l’espace scénique d’entrée de jeu
parce que sa passion excessive le coupe du reste du monde. Voilà encore
une difficulté de la tragédie romaine, cette façon de démarrer dans la
tension maximale, le silence et l’immobilité.
Si, très souvent, la passion du prologue est la douleur, on peut aussi
rencontrer la fureur toujours plus ou moins mêlée de douleur. Les deux
passions principales des prologues sont donc la douleur et la fureur,
fabriquées par une hypertrophie du chagrin et de la colère.
Certes techniquement il y a deux types de prologues, ceux qui sont
prononcés par des hommes, généralement le héros ou l’héroïne de la
tragédie, et ceux prononcés par des êtres venus d’ailleurs, dieu ou fantôme,
que l’on ne verra plus ensuite(195). Mais cela ne change rien à la forme
spectaculaire du prologue, il s’agit toujours d’un corps passionné qui
s’anime puis qui parle. Au théâtre les dieux et les fantômes ont des corps
d’homme. Quand la tragédie possède un prologue non humain, celui-ci est
suivi d’un bref prologue humain, juste après le premier chœur.

Agamemnon Hercule Phèdre Thyeste


furieux
Thyeste = fantôme Junon = déesse Hippolyte = Tantale =
+ Clytemnestre = + Mégare = sauvage + Phèdre fantôme + Atrée
femme femme = femme = homme
douleur + fureur douleur + violence douleur douleur + fureur
douleur fureur douleur + fureur douleur + fureur

Commencer par une passion ou une autre, c’est choisir une ouverture
musicale, une tonalité générale : ainsi il y a des tragédies de la fureur,
comme Thyeste, ou des tragédies de la douleur comme Les Troyennes. Ce
qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de fureur dans Les Troyennes ni de
douleur dans Thyeste, il s’agit d’une couleur générale, d’une tonalité
majeure.

L ES PROLOGUES DOULOUREUX

Les trois prologues douloureux sont ceux de Médée, Œdipe, et Les


Troyennes. Parmi eux, il y a deux prologues douloureux « purs », prononcés
par Hécube et Œdipe. Pour l’un et l’autre la pureté de leur douleur vient de
ce qu’ils se considèrent comme responsables du malheur qui les frappe.
Tous deux offrent le spectacle de leur personne douloureuse associée à une
cité ravagée par la mort, monceau de cadavres et de ruines.
Avant d’en venir à l’analyse précise des deux prologues, il convient de
rappeler la puissance que les Romains accordent à la douleur, en particulier
à la douleur des femmes atteintes par le deuil. D’une façon générale la
monstration du deuil est une adresse à la société ; l’endeuillé, homme ou
femme, agite les signes puants de sa propre mort(196). Par conséquent la
douleur d’un héros est plus qu’une passion spectaculaire, une posture
pathétique, qui le referme sur lui-même, c’est aussi une présence gênante,
pour ne pas dire offensante. Il y a dans la douleur exhibée une provocation
qui dans la tragédie s’exaspère jusqu’à la menace et ainsi enclenche
l’action. Car « ça ne peut pas durer ».
Cette dimension collective de la douleur du héros fait le spectacle dans
les prologues des Troyennes et d’Œdipe. Les deux héros sont une ruine au
milieu de leur ville en ruines(197) :
HECVBE
Quicumque… me uideat et te Troia […]
En alta muri decora congesti iacent
Tectis adustis […]
Nec caelum patet
undante fumo : nube ceu densa obsitus
ater fauilla squalet Iliaca dies

HÉCUBE
Vous… Regardez-moi, regardez Troie […]
Murailles écroulées
Poutres calcinées
Voici sa beauté gisante […]
Le ciel sur Troie s’est éteint
Sombre marée fumante
Pâle nuée de cendres
Le jour se voile de deuil.

Un décor se met en place par la voix d’Hécube, une lumière lugubre


envahit la scène. Le public voit ce que le personnage lui dit de voir, à la
vision optique du spectacle s’ajoute une vision acoustique, si puissante est
l’impression créée par la présence pathétique de la vieille reine de Troie.
L’agonie de Troie et la douleur d’Hécube ne sont qu’un seul et même
spectacle. Son corps affligé est le point de départ, chorégraphique et
musical, de la vision globale complétée par les mots, où se réalise la
coïncidence d’Hécube et de Troie. Les métaphores du texte, empruntées au
vêtement de deuil — obsitus, squalet — font passer de la vision d’une
femme sale et en haillons, dont la silhouette « sombre » — ater — signifie
la douleur, à un ciel tout aussi sombre — ater — où la fumée obscurcit la
lumière en l’enveloppant de volutes comme de « haillons » ; la cendre qui
monte des ruines et vient épaissir les nuages de fumée est la même cendre
qui souille rituellement la tête des pleureuses.
On peut aussi reconstituer la sonorisation de ce spectacle inaugural ; la
fin du monologue donne une indication(198) :
HECVBA
Lamenta cessant. Turba, captiuae, mea
Ferite palmis pectora et planctus date

HÉCUBE
Les pleureuses ont cessé leur chant
Femmes de la prison
Mon peuple en déroute
Frappez-vous le cœur !
Qu’on entende vos mains claquer
Vos plaintes monter !

qui suppose une musique rythmée par les mains qui frappent la poitrine des
femmes du chœur, accompagnant des chants plaintifs. Le latin lamenta —
qui sert aussi à traduire le grec thrènos — désigne à la fois, et sans les
distinguer, les cris et les chants du deuil — des sonorités aiguës,
comparables à des gloussements de poule(199). Si l’on se reporte à la
rhétorique des passions(200), c’est l’attitude du corps des pleureuses qui
conditionne la tonalité de leurs chants ; le gémissement aigu et brisé vient
de la tension de leur gorge, de leurs bustes pliés qui leur coupent le souffle.
En se frappant la poitrine, elles font entendre un bruit sec de claquement, et
déclenchent un gémissement purement physique qui s’épanouit en chant
plaintif(201).
Mais la douleur d’Hécube n’a pas encore pris la forme rituelle du deuil,
elle est le malheur qui s’exhibe en une posture de passion. Elle n’est encore
qu’une vieille sordida, squalida, qui émerge de ses loques puantes au milieu
des ruines et des chants aigus des Troyennes. Elle offre son malheur en
spectacle et elle témoigne. Le performatif testor indique à la fois qu’elle
parle comme « témoin » et qu’elle le fait en présence des dieux et des morts
qu’elle « prend à témoins ».
La douleur d’Œdipe est d’une tonalité identique à celle d’Hécube. Le roi
de Thèbes se dresse douloureux au milieu de sa ville et s’offre en spectacle
dans sa douleur, à la fois victime et coupable(202) :
Fecimus caelum nocens

C’est nous qui avons empoisonné le ciel

et
Sperne letali manu
contacta regna, linque lacrimas, funera,
tabifica caeli uitia quae tecum inuehis

Va-t’en
Laisse ce royaume pourri
La main de la mort t’a touché
Laisse ces larmes, ces funérailles
Quitte ce ciel
Cette infection qui t’accompagne
Et emporte-la avec toi.

Hécube se jugeait responsable de la chute de Troie, car au moment


d’accoucher de Pâris, elle avait eu un songe prémonitoire : de son ventre
sortait une torche. Œdipe, à qui Apollon a promis le parricide et l’inceste, se
fait horreur à lui-même et se vit comme un criminel souillé contaminant les
lieux où il respire. Il ignore encore tout des origines de cette peste mais ne
doute pas d’en être la cause. C’est là une différence fondamentale avec la
tragédie de Sophocle. La première image d’Œdipe roi montre un souverain
serein et juste, qui accueille des suppliants. Plus dure sera la chute. Rien de
tel dans la tragédie de Sénèque, qui ne raconte pas la chute d’un prince,
mais sa métamorphose en monstre(203).
Les premiers mots d’Œdipe induisent, comme ceux d’Hécube, une vision
acoustique, prolongement de son corps douloureux et gémissant(204) :
Iam nocte Titan dubius expulsa redit
et nube maestum squalida exoritur iubar
lumenque flamma triste luctifica gerens
prospiciet auida peste solata domos
stragemque quam nox fecit ostendet dies

Et voilà
La nuit recule, la nuit s’enfuit
Le Soleil revient
Le Titan vacillant secoue sa crinière étincelante
Il n’en tombe que brumes et cendres
Sombre lumière d’un flambeau funèbre.

Nous retrouvons au moyen des mêmes métaphores, le même passage de


la douleur du héros à la tristesse du ciel, le jour ici encore est voilé de deuil.
Seule différence avec Troie, cité vaincue et massacrée par l’ennemi grec,
Thèbes est massacrée par la Peste.
La tonalité sonore du monologue est indiquée par une réplique de
Jocaste(205) :
Quid iuuat, conjunx, mala
grauare questu ?

Alors Œdipe tu es mon époux et tu te complais dans le malheur ?


Ces plaintes lancinantes, c’est pour souffrir encore plus ?

La parole d’Œdipe est une plainte différente du planctus d’Hécube, car


elle s’apparente aux chants du rossignol ou de la cigale, auxquels
correspond la musique de la lyre ; c’est une mélopée aiguë et répétitive,
querela(206). Œdipe se montre ainsi plus « féminin(207) » qu’Hécube car cette
plainte dit une douleur impuissante, passive et désespérée.
Les verbes à la première personne du présent grâce auxquels Œdipe parle
de lui-même répètent au début du prologue la peur, une des causes de son
dolor(208) :
infanda timeo

J’ai peur
J’ai peur d’une chose horrible
Une chose dont il ne faut pas parler

et
cuncta expauesco

Moi j’ai peur de tout et de tout le monde.

Cette terreur qui le tient depuis qu’il a consulté l’oracle de Delphes, qui
est la peur du nefas, du crime tragique, est donc la passion qui torture
Œdipe en ouverture de la tragédie sur des accents lancinants ; mais malgré
la panique qui le ravage, Œdipe est debout, immobile, comme un récif battu
par les vagues.
La seule réaction à cette situation est signalée par un performatif en fin
de monologue, correspondant à une posture de supplication :
Adfusus aris supplices tendu manus

Prosterné je suis là
Devant l’autel
Je tends les mains
Je supplie.

Œdipe s’est donc effondré sur le sol, en face de l’autel des dieux du
palais, qu’il touche de ses bras tendus, et sa parole gémissante est devenue
prière.
Ces deux prologues douloureux débouchent sur deux actions totalement
différentes, en fonction de la scène suivante à laquelle ils s’articulent. Dans
Les Troyennes le chant douloureux d’Hécube va se fixer et s’amplifier dans
un rituel funèbre auquel elle associe les femmes du chœur. Ce rituel est la
réaction d’Hécube à sa douleur, elle lui donne une forme socialisée, dont les
excès et, nous le verrons, les perversions vont faire en sorte que ce deuil, au
lieu d’être la première étape d’un retour à la vie, soit le premier acte d’une
guerre entre les femmes de Troie et leurs vainqueurs grecs. Dans Œdipe, au
contraire, Jocaste intervient pour interrompre les supplications et les
gémissements d’Œdipe. Elle le remet debout, fait cesser ses prières sans
réussir à changer la passion du roi, et donc la tonalité du spectacle(209). Le
premier chœur détaille le tableau de Thèbes rongée par la Peste qu’avait
esquissé le douloureux Œdipe et quand, à la scène suivante, il voit arriver
Créon, de retour de Delphes où il a consulté l’oracle, il a cette même
silhouette terrorisée et tremblante(210) :
Horrore quatior…

Je tremble
L’angoisse me fait battre le cœur.

L A DANSE DU FURIEUX

Le plus souvent, au cours des prologues douloureux, le personnage


ébauche déjà quelques mouvements de fureur. L’acteur doit donc passer du
dolor au furor et vice-versa. Le furor, c’est l’absence à soi-même, une
dépouille vide, cherchant à s’emplir d’une nouvelle identité, d’une nouvelle
mémoire. Le prologue de Junon dans Hercule furieux ou celui de Médée
dans Médée en offrent l’exemple.
Médée est là, d’emblée en proie à la colère en même temps qu’à la
douleur. Ses premières paroles sont des imprécations, son dolor est un
iratus amor, elle cherche déjà son nefas. Le prologue est une répétition
ramassée de ce que va être l’action tragique. Mais Médée n’a pas encore
l’énergie nécessaire et cet accès de colère est un coup pour rien(211) :
MEDEA leuia memoraui
haec uirgo feci ; grauior exurgat dolor

MÉDÉE Non, voilà des souvenirs trop innocents


Je n’étais encore qu’une petite fille
La douleur d’une femme est exigeante.
Son dolor est encore trop faible pour lui insuffler le furor suffisant :
Accingere ira teque in exitium para
furore toto

Arme-toi de colère
Prépare-toi à une lutte à mort, un combat de furieuse.

Pour se venger, Médée doit attacher à sa mémoire son nefas


d’aujourd’hui en faisant oublier ceux d’hier, ceux qu’elle a commis
autrefois pour Jason et qui la lient à lui comme une épouse bienfaisante
dans les histoires mythologiques(212).
MEDEA
Paria narrentur tua
repudia thalamis

MÉDÉE
On se raconte déjà l’histoire de tes noces
Médée répudiée doit devenir légendaire.

Dans ce prologue Médée allie la tenue de deuil et les gestes du furor. Elle
est à la fois répugnante et inquiétante. Créon, en la voyant s’approcher de
lui, n’a qu’une peur, qu’elle le touche(213).
La gestuelle du furor est facile à reconstituer, c’est celle d’abord de
l’égarement d’un corps disloqué, non maîtrisé socialement, comme chez
ceux qu’on appelle aujourd’hui des « handicapés mentaux », puis peu à peu
le héros retrouve une gestuelle, une nouvelle discipline, il danse. C’est la
danse de Jocaste qui vient parler à son fils-époux(214), la danse de Phèdre qui
essaie son nouveau corps d’Amazone chasseresse, la danse de Déjanire qui
a vu Iole, la concubine de son mari(215). C’est une danse qui reprend la
plastique des statues des Ménades et des peintures des vases, le corps tordu,
les bras au-dessus de la tête, popularisée aussi par les pantomimes.
Mais la danse des furieux mime en plus l’incertitude, la quête, car cette
agitation désordonnée est la recherche d’un nouveau corps. Ce corps
nouveau émerge progressivement du chaos, après que le héros a trouvé un
nouveau rythme sur une nouvelle musique. Le corps nouveau crée son
langage, la parole émerge à son tour, musicale et articulée. La parole
furieuse est efficace, celle de Médée est un carmen magique(216):
NVTRIX
Sonuit ecce Bassano gradu
canitque mundus vocibus primis tremuit

LA NOURRICE
Mais elle vient
J’ai entendu son pas
Elle titube comme une démente
Elle chante
Aux premiers accents
Le ciel a frémi.

La danse du furor sous sa forme la plus pure est celle de Tantale dans le
prologue du Thyeste. Le fantôme qui surgit des Enfers est un grand
douloureux ; il est d’abord en posture de deuil, ce qui est l’habitus attendu
des fantômes et des morts : hirsutes, sauvages et gémissants. Ce dolor qui
est son châtiment éternel, Tantale ne songe qu’à l’accroître, cherchant ainsi
un impossible apaisement, mais il refuse d’en faire un furor qu’il
communiquerait à ses descendants. Seule l’intervention de la Furie va
transformer ce dolor extrême en furor, ce qui esthétiquement se réalise
grâce à la danse. Tantale en lui obéissant n’obéit pas à une violence
physique, à la peur de la douleur ; la Furie en agitant son fouet fait danser
Tantale et c’est par la danse qu’elle le rend furieux. Tantale danse sur une
musique de flûte, c’est la flûte des morts, la musique des fous. Il chante.
Puis quand le furieux parle, il cesse de danser, son furor se concentre
dans ses mots. Il est au plus fort de la tension et de la maîtrise de soi. Toute
son énergie est dans sa voix ; celle-ci atteint ainsi une puissance magique, le
furieux est parfois un magicien, plus souvent une magicienne, comme Atrée
au sacrifice, comme Médée ou Déjanire, qui changent le vin en sang. La
voix du furieux est alors tonnante et implacable, c’est celle du fantôme
d’Achille dictant sa volonté aux Grecs(217) :
Impleuit omne litus irati sonus

Achille enragé hurla sur le rivage


M ULTIPLES DOULEURS

La forme théâtrale que nous venons de regarder et qui se situe en position


de prologue dans les tragédies romaines, se retrouve aussi au cours de ces
pièces qui, en quelque sorte, possèdent des prologues multiples. Ce sont
celles où plusieurs héros vont devenir acteurs et sujets du nefas. Cette
séquence de la « statue parlante » est présente partout où un personnage
utilise son dolor pour sortir de l’humanité et accéder au furor. Par exemple
Hercule furieux possède quatre « prologues » de ce type(218). Junon prononce
un prologue douloureux-furieux comme tous ceux attribués à des
personnages non humains. Mégare, l’épouse d’Hercule, prononce un
prologue douloureux pur. Elle dit son abandon par Hercule, descendu aux
Enfers — comme Thésée dans Phèdre — et le spectacle de sa famille
assassinée par le tyran Lycus. Assiégée par les soldats du tyran qui veulent
la contraindre à quitter son refuge, elle est au bord du désespoir. Lycus est
un autre Atrée, un iratus, son prologue est un mélange de dolor et de furor.
Il cherche une impossible légitimité, en faisant de Mégare son épouse, en
prenant la femme d’Hercule ; ce qui serait un fameux titre de gloire. Ce
prologue de Lycus ouvre une mini-tragédie. Toutes les scènes attendues y
sont, en modèle réduit : le dolor, le furor et même l’affrontement avec les
règles de la morale ordinaire. Dans la scène qui suit avec Mégare, il prépare
son nefas. Mais la tragédie de Lycus tourne court. Hercule revient et Lycus
ne reparaîtra pas sur scène, il a été égorgé par le héros(219). Hercule prononce
le quatrième prologue, qui est l’écho humain du prologue de Junon, au
moment où il émerge des Enfers.
La plupart des tragédies complexes, à la différence de Médée et de
Thyeste, ont plusieurs prologues douloureux-furieux. Par exemple
Agamemnon en a quatre, prononcés par Thyeste, Clytemnestre, Égisthe,
puis Cassandre(220).
En fait cette dénomination de prologue est un peu gênante, mieux
vaudrait dire monologue douloureux-furieux, mais le terme ne rappellerait
pas qu’il s’agit toujours de l’arrivée d’un personnage dans l’espace
tragique. Ces séquences, récurrentes au cours de la tragédie, sont
évidemment plus nombreuses au début.
Il s’agit toujours d’un personnage qui s’isole des hommes par son dolor,
une douleur qu’il aggrave à plaisir en repoussant toute consolation et toute
communication. Ce dolor paroxystique lui fait perdre peu à peu ses
références humaines, donc le corps et le langage de la passion. Il fait
cependant le choix de la parole contre la pétrification, mais d’une parole qui
lui vient d’ailleurs. Son dolor surhumain peut rester dans un chant de dolor,
ou ouvrir sur un furor. À chaque fois ce passage lui permet d’embrayer sur
l’action tragique et de devenir partie prenante dans le nefas soit comme
victime soit comme bourreau, ou encore comme acteur involontaire.
Dans Hercule sur l’Œta, après un prologue douloureux d’Hercule qui,
ayant achevé les douze Travaux, se voit refuser le ciel — ce qu’il obtiendra
à la fin de la tragédie —, il y a deux prologues de femme. Celui d’Iole, la
captive maîtresse d’Hercule, est un monologue de douleur pure(221). Coupable
de la ruine de sa cité, puisque Hercule a détruit Trachis pour la prendre à
son père, Iole est anéantie(222). Sa parole est une querela, un chant plaintif,
comme celui d’Œdipe, une mélodie aiguë et répétitive, la musique, semble-
t-il, de la douleur pure. Iole va sortir très vite de l’espace tragique, elle est
prête à opter pour la métamorphose(223) :
IOLE
Nec plura dedit
pectora tellus ut digna sonent
uerbera fati. Me uel Sipylum
flebile saxum, fingite, superi
uel in Eridani ponite ripis…

IOLE
Je n’ai qu’une poitrine
Pour la faire résonner sous les coups de mon deuil
Dieux du ciel
Faites de moi une roche pleureuse
Une Niobè dans les montagnes turques
Faites de moi un peuplier au bord du Pô…

Les uel se multiplient, et les exemples de métamorphoses, jusqu’au


rossignol, Procnè redisant la mort d’Ithys :
Cur mea nondum capiunt uolucres
bracchia plumas ? Felix, felix
cum silua domus nostra feretur
patrioque sedens ales in agro
referam querulo murmure casus
uolucremque Iolem fama loquetur

Pourquoi n’ai-je pas des ailes à la place des bras


Et des plumes sur le corps ?
Quel bonheur
Quel bonheur d’avoir la forêt pour demeure
D’être oiseau dans les champs de mon père
Pour murmurer sans fin mes malheurs
Les gens raconteraient l’histoire d’Iole
Devenue oiseau.

Iole trouverait ainsi directement sa place parmi les récits mythologiques,


faisant l’économie de la tragédie. C’est pourquoi à peine entrée elle va
disparaître de l’histoire.
Déjanire au contraire est une Médée, une Jocaste, elle mêle plaintes et
gestes de furor(224). Elle court comme une Bacchante et pleure :
Queritur, implorat, gemit

Elle gémit, elle implore, elle grogne

Son chant lamentable — queritur — se transforme en indignation, en


appel au secours — implorat —, mais son corps a précédé sa parole et la
violence des gestes de colère contraste avec la douleur, elle se disloque.
Puis les paroles de furor viendront, après la danse, lui redonner une
harmonie.

L A PAROLE DU FURIEUX

La parole du furieux est la condensation dans sa bouche, en passant par le


visage, d’une danse un moment maîtrisée. Cette parole va lui servir à se
créer une identité nouvelle, en rupture avec les règles de l’humanité, et par
l’imitation des exemples que lui donnent les monstres mythologiques.
La rupture, le refus, est, en effet, la première forme que réussit à prendre
la parole du furor, une parole qui a du mal à s’établir. Cette rupture se
réalise lors d’un affrontement l’opposant à un autre personnage qui
actualise pour lui les règles de l’humanité, touchant aussi bien à la prudence
qu’à la morale. Ce type de scène qu’on appelle couramment « domina-
nutrix(225) » se situe après un monologue douloureux-furieux. On la retrouve
dans Thyeste entre Atrée et le courtisan, dans Phèdre, Médée, entre
l’héroïne et la nourrice, dans Hercule sur l’Œta entre Déjanire et la
nourrice, dans Agamemnon entre Clytemnestre et Égisthe, dans Les
Troyennes entre Pyrrhus et Agamemnon.
Le porte-parole de l’humanité est en position de consilium, il intervient
auprès d’un grand ou d’un pair pour lui rappeler où il est, ce qu’il est, ce
qu’il se doit à lui-même et aux autres. Mais cette position de
communication ne fonctionne pas, elle sert seulement à mettre les corps en
place, car le furieux n’écoute pas, n’entend pas les paroles de l’autre
comme des conseils. Il les retourne systématiquement pour s’en faire ses
propres règles de conduite. Il n’y a ni débat ni tentative de persuasion d’un
côté ni de l’autre.
Esthétiquement l’affrontement est un spectacle de mots, un match formel
où les répliques rebondissent d’un camp dans l’autre(226) :
SATELLES
Fama te populi nihil
aduersa terret ?
ATREVS
Maximum hoc regni bonum est
quod facta domini cogitur populus sui
tam ferre quam laudare.
SATELLES
Quos cogit metus
laudare, eosdem reddit inimicos metus.
At qui fauoris gloriam ueri petit
animo magis quam uoce laudari uolet.
ATREVS
Laus uera et humili saepe contingit uiro
non nisi potenti falsa. Quod nolunt uelint.

LE COURTISAN
Tu n’as pas peur de l’opinion publique ?
Les gens ne seront pas d’accord
ATRÉE
Voici pourquoi le pouvoir est un bien souverain
Le peuple est soumis par la force
Obligé de supporter tout ce que fait son maître
Obligé même de l’acclamer
LE COURTISAN
La soumission et la peur te font applaudir
Mais la soumission et la peur te font haïr
Celui qui veut que son peuple l’admire pour ce qu’il est
Celui qui aspire à une gloire authentique
Voudra être acclamé par des hommes
Non par des bouches
ATRÉE
Il est trop facile d’être acclamé pour ce qu’on est
Même un homme ordinaire peut y réussir
Mais être acclamé pour ce qu’on n’est pas
Voici la vraie puissance
Faire vouloir au peuple ce qu’il ne veut pas.

Ce jeu avec la langue, que les Romains appellent des lusus et qu’on
retrouve dans les banquets, a la saveur d’un divertissement. Mais il sert
aussi au furieux à construire son anti-monde où toutes les valeurs sont
inversées : la haine remplace l’amour, l’impiété la piété, l’injustice la
justice, et le nefas remplace le fas.
SATELLES
Vbi non est pudor
nec cura iuris, sanctitas, pietas, fides
instabile regnum est.
ATREVS
Sanctitas, pietas, fides
priuata bona sunt ; qua iuuat reges eant.

LE COURTISAN
Un royaume où il n’y a ni morale ni justice
Ni respect des hommes et des dieux
Ni religion ni confiance mutuelle
Ce royaume s’effondrera bientôt
ATRÉE
La religion, le respect des hommes et des dieux
La confiance mutuelle sont des vertus bonnes
Pour ceux qui n’ont pas le pouvoir
Un roi ne doit être conduit que par son plaisir

En fabriquant ce contre-modèle, le furieux débouche sur le furor(227) :


SATELLES
Nulla te pietas mouet ?
ATREVS
Excede Pietas si modo in nostra domo
unquam fuisti. Dira Furiarum cohors
discorsque Einys ueniat et geminas faces
Megaera quatiens ; non satis magno meum
ardet furore pectus, impleri iuuat
maiore monstro

LE COURTISAN
Au fond de ton cœur il n’y a donc plus le moindre amour
Plus le moindre respect pour ta famille
ATRÉE
Amour, respect
Si jamais vous avez habité notre maison
Amour, respect
Disparaissez
Qu’entrent à votre place
La bande noire des Furies
L’Érinys des querelles
La Mégère qui agite un flambeau dans chaque main
La folie s’allume dans mon cœur
Il faut que ce feu grandisse
Le plaisir d’être possédé
Par un monstre qui grossit, grossit !

Cet affrontement entre Atrée et le courtisan est typiquement une « scène


de tyran ». Le personnage en position de roi se heurte au représentant de la
morale politique commune ; cette morale, qui est fondamentalement
aristocratique, enjoint aux rois d’écouter ses conseillers s’il veut éviter la
tyrannie et le désastre. Lycus, Œdipe sont dans la même position. Le héros,
en optant pour le furor, opte pour la tyrannie. Il va faire taire ce
contradicteur quand il l’aura bien utilisé : Œdipe envoie Créon en prison,
Atrée réduit le courtisan au silence, ou bien quand il s’agit de nourrices,
l’héroïne obtient d’elles leur coopération pour le nefas, elles contribueront
au mensonge et à la magie.
À côté de ces duels où le héros se définit par la rupture et le refus avec un
monde où il ne trouverait jamais l’apaisement, le furieux se construit aussi
par des monologues où il évoque par la parole les exemples de ceux qui
furent ses prédécesseurs en monstruosité. Les mots qu’il lance dans l’air
s’assemblent pour dessiner des monstres. Le héros les regarde et se regarde
par leurs yeux. Ce sont des masques qu’il essaie, cherchant parmi eux celui
qui l’inspirera le mieux pour pouvoir le dépasser(228) :
ATREVS
Vidit infandas domus
Odrysia mensas ; fateor immane est scelus
sed occupatum.

ATRÉE
Jadis au pays des Odryses
Un palais fut le théâtre d’un repas cannibale
Ce fut un crime bien horrible
Non quelqu’un y a pensé avant moi
Sous ce masque emprunté, il voit à l’avance la scène du crime et c’est
devant ce tableau qu’il médite et calcule(229) :
ATREVS
Tota iam ante oculos meos
imago caedis errat, ingesta orbitas
in ora patris

ATRÉE
Devant mes yeux flotte une image
C’est la scène du meurtre
C’est le repas
Le père qui mâche son malheur et avale ses enfants.

La puissance émotive du tableau est si forte, bien qu’il n’appartienne


encore qu’aux mots, que le furor d’Atrée est entamé : il ne résiste pas au
sentiment de l’horreur, l’humanité revient, Atrée retrouve une relation
émotionnelle, c’est-à-dire morale, avec ceux qui l’entourent :
ATREVS
Anime quid rursus times
et ante rem subsidis ? Audendum est, age :
quod est in isto scelere praecipuum nefas,
hoc ipse faciet

ATRÉE
Courage !
Quelle est cette peur qui te reprend ?
Tu t’arrêtes au moment de passer à l’action
Allons, un peu d’audace !
Dans ce crime, l’essentiel, le pire
C’est lui qui le fera.

Les grands furieux doivent lutter sans cesse, même Atrée, pour conserver
intact leur furor, par une ascèse permanente, un violent effort sur eux-
mêmes(230). Ils sont traversés par une double volonté, celle de l’homme et
celle du furieux ;
PHAEDRA
Sic cum grauatam nauita aduersa ratem
propellit unda, cedit in uanum labor
et uicta prono puppis aufertur uado.

PHÈDRE
Je suis un marin qui rame à contre-courant
Sur une barque trop lourde
J’ai beau forcer
Mon bateau dérive dans le courant
Inutile de louvoyer.

Pour retrouver la logique du furor, Atrée de nouveau use du paradoxe,


c’est son ennemi lui-même qui sera l’instrument du crime.
L’invention du nefas par le héros peut être aussi la découverte
progressive d’un tableau voilé, comme le désordre du corps s’organise par
la danse. On le voit à la fin du prologue de Phèdre, condensé en quelques
vers(231). Une boule d’énergie mauvaise, un malum, s’est amassée dans le
corps de l’héroïne, un maior dolor qui s’est transformé en agitation
désordonnée et en refus de la vie ordinaire :
PHAEDRA
Non me quies nocturna, non altus sopor
soluere curis : alitur et crescit malum
et ardet intus qualis Aetneo uapor
exundat antro. Palladis telae uacant
et inter ipsas pensa labuntur manus
non colere donis templa uotiuis libet…

PHÈDRE
La nuit
Épuisée de fatigue
Terrassée par les drogues
Les tourments ne me lâchent pas
Le mal grandit, le mal grossit
Le feu bouillonne en moi
Et déborde comme les laves qui fusent du ventre des volcans
Fini la tapisserie
Les fils s’échappent de mes mains
J’ai perdu le goût de la religion
Assez de prières, assez de processions !

En refusant toutes ces activités civilisées propres aux femmes, Phèdre


définit en creux une sauvagerie féminine ; elle se reconnaît d’abord en
sauvageonne chasseresse :
iuuat excitatas consequi cursu feras
et rigida molli gaesa iaculari manu

Moi
Je voudrais courir
Je voudrais débusquer le gibier
Et le forcer
Brandir au bout de mon bras fragile
Un lourd javelot de fer.

Elle découvre par le plaisir — iuuat — la posture qui lui convient, avec
laquelle coïncide son furor, qui lui rend l’harmonie du corps. Elle est enfin
guérie de son corps disloqué par le refus et une agitation inquiète à la
recherche de sa danse.
Puis, à cette gestuelle de chasseresse elle donne un sens mythologique,
elle reconnaît dans ce corps de sauvageonne, le furor de sa mère Pasiphaë
amoureuse d’un taureau ;
Quo tendis anime ? Quid furens saltus amas ?
fatale miserae matris agnosco malum
peccare noster nouit in siluis amor

À quoi rêves-tu ?
Quel est cet amour furieux des forêts ?
Faut-il y reconnaître la tare héréditaire
Les affreuses tendances de ta mère ?
Car chez nous on découvre les plaisirs coupable dans la sauvagerie des bois
Elle trouve sa place dans les amours furieuses de ses ancêtres,
descendantes du Soleil(232) :
nulla Minois leui
defuncta amore est, iungitur semper nefas

jamais une fille de Minos ne connaîtra des amours sans drame


Elle ne célébrera jamais que des noces interdites

Ne faisons pas de contresens sur ces quelques vers. Si une « fatalité »


pèse sur les enfants du Soleil, cette malédiction n’enferme pas Phèdre dans
un destin criminel, elle lui rappelle seulement la voie qu’elle doit
obligatoirement emprunter pour rejoindre sa dynastie mythologique. Si elle
reste humaine parmi les humains, femme parmi les hommes, si elle se
résigne à son sort, subissant sa part de maux et de biens, elle restera à
l’écart de ces amours impies. Mais si elle prétend entrer dans leur
mythologie, elle aimera à son tour un taureau : « iungitur semper nefas ».
Médée, elle, conjugue la reconnaissance et l’invention volontaire du
nefas. On l’a vue dans le prologue qui calculait son crime(233). Plus tard elle
cherche dans son corps et à partir de la danse le nefas convenant à son
furor(234). À la fin de cette danse, elle découvre la clef par le paradoxe et le
renversement : « Imitare amorem ». Depuis le prologue elle a accumulé
l’énergie nécessaire, cette énergie issue d’un dolor encore exaspéré qui
enflamme son furor(235) :
MEDEA
numquam meus cessabit in poenas furor
crescetque semper

MÉDÉE
Jamais ne cessera ma fureur
Jamais ne faiblira ma rage de vengeance

et qui lui donne la force d’agir sur l’ordre divin des choses(236) :
MEDEA
Faciet, hic faciet dies
quod nullus unquam taceat : inuadam deos
et cuncta quatiam

MÉDÉE
De ce jour je ferai un jour à jamais mémorable
Jour de profanation
Jour de chaos

S’il est difficile d’inventer son nefas, il l’est encore plus de le réaliser. La
paralysie, l’absence peuvent à chaque instant saisir un furieux. Si Atrée
exécute son crime, sans un regret, sans un mouvement de recul, Médée,
elle, a le bras qui retombe avant de tuer ses fils, Phèdre s’évanouit en
voyant Hippolyte auquel elle doit parler. Ce qui les aide et les soutient, ce
sont les gestes d’une ritualité pervertie : la magie, le sacrifice ou le deuil.
Les séquences d’invention du nefas sont des successions discontinues de
scènes ou de fragments de scènes, avec des va-et-vient qui entretiennent le
suspense. Le héros est tantôt un furieux avec toute son étrangeté, tantôt un
pauvre humain douloureux, effrayé par son double, cet autre lui-même
furieux. L’alternance est entre un corps bourré d’énergie — que la tension
de la volonté peut seule maîtriser par la danse, le calcul et la mémoire — et
un corps tremblant et gémissant, épuisé par une agitation vaine, replié sur
lui-même, qui bouge de moins en moins.
Cette alternance des deux corps et des deux identités se fait par des
ruptures brutales, elle explique des changements soudains chez les
personnages, le passage d’une attitude à son contraire, sans transition. Les
Romains l’admettent facilement, car ils ont en référence le modèle du furor
juridique, qui commence et s’arrête brutalement sans raison et sans
séquelle. Le public contemporain a plus de mal à le comprendre.
Un exemple fameux de ce retournement a plongé les philologues dans
une perplexité irritée. Phèdre, après avoir progressé dans son furor
amoureux, au cours de la première scène avec la nourrice, refusant
d’entendre les conseils qu’elle lui donne et ses paroles de consolation,
avance à grands coups de paradoxes. Puis la nourrice se met en posture de
suppliante, elle la touche physiquement, lui fait toucher son corps, ses seins,
ses cheveux. Elle réussit ainsi à la faire revenir parmi les hommes. Phèdre
sort de son rève de furieuse des forêts, et retrouve brutalement le sens de
l’honneur, avec de belles paroles édifiantes(237) :
PHAEDRA
Non omnis animo cessit ingenuo pudor
Paremus altrix. Qui regi non uult amor
uincatur. Haud te fama maculari sinam

PHÈDRE
Une âme bien née ne perd jamais totalement le sens de l’honneur
Je t’obéis nourrice
Cet amour rebelle, cet amour hors-la-loi sera maté
L’opinion ne me traînera pas dans la boue
Je ne lui en donnerai pas l’occasion.

On peut multiplier les exemples de ces retours soudains à la moralité ;


c’est Andromaque dans Les Troyennes qui veut sauver son fils,
Clytemnestre qui renonce à tuer Agamemnon, dans Agamemnon. Le héros
qui retombe, se met à parler exactement avec les mots qui lui étaient
opposés quelques instants avant, en se reniant ainsi lui-même. Mais ces
chutes ne durent pas, car le dolor revient à la charge. Andromaque livrera
son fils à Ulysse, et Clytemnestre tranchera d’un grand coup de hache la
tête d’Agamemnon.

L A CRUAUTÉ DES REGARDS

La tragédie se clôt sur un tableau, comme elle s’était ouverte. L’action


s’arrête, les corps se figent, la pièce rend la fabula aux nourrices et aux
philosophes. Le tableau initial était humain, montrant une passion à son
paroxysme. Le tableau final est mythologique. Le processus spectaculaire
qui avait lancé l’action à partir du dolor jusqu’à l’accomplissement du nefas
s’inverse. Les victimes du nefas, ou ses acteurs involontaires — il est
difficile de les distinguer, car ils sont tous complices, tous coupables —
sont en proie à un dolor excessif qui va les pétrifier dans une posture de
passion. Ils sortent du temps. Mais avant de se figer dans leur image, ils
chantent leur dolor. Thyeste, Jason, Œdipe, Thésée, Hécube répètent en des
termes semblables l’éternité qui commence pour eux, une éternité de
tourments.
Cette dernière scène est souvent un tableau contrasté et sans nuance où
s’opposent le grand douloureux et le héros triomphant. Aux pieds de Médée
dont la victoire se cristallise dans une image fulgurante — elle monte au
ciel dans le char ailé du Soleil — Jason se traîne, entre les cadavres de ses
fils, et les ruines de Corinthe. Médée jouit de son triomphe, elle le savoure
mot à mot(238) :
MEDEA
Iam, iam recepi sceptra, germanum, patrem
spoliumque Colchi pecudis auratae tenent
rediere regna rapta uirginitas redit
O placida tandem numina, o festum diem
O nuptialem ! Vade, perfectum est scelus…
Feci. Voluptas magna me inuitam subit
et ecce crescit.

MÉDÉE
Maintenant, oui maintenant
J’ai retrouvé mon sceptre, mon frère, mon père
La toison du bélier d’or a regagné l’Arménie
Mon royaume m’est revenu avec ma virginité perdue
Dieux enfin vous m’êtes favorables
Jour de fête
Jour de noces
Marche, continue
Tu as réalisé un crime…
Je l’ai fait
Une jouissance s’empare de moi
Une vague de plaisir me submerge malgré moi
Elle grandit.

Les formules du nefas victorieux sont toujours les mêmes, on retrouve ce


« iam iam » (qui peut être un « nunc nunc ») qui marque la rupture du
temps, l’événement enfin accompli, et aussi cette jouissance de l’idendité
trouvée qui met un terme au dolor. Médée a tout retrouvé de ce qu’elle avait
perdu, elle a fait de ces noces de mort pour Jason et Créüse, de vraies anti-
noces pour elle-même, et la mort de ses fils lui donne un plaisir amoureux.
Le processus d’inversion du furor n’est pas que moral, il concerne aussi les
sensations.
Jason, lui, est effondré en position de suppliant(239), il implore sa miseratio,
la face écrasée contre la terre. À cette plainte pitoyable Médée répond par
un acharnement « sadique », une crudelitas. Elle force Jason à être le
spectateur de sa propre souffrance(240) :
MEDEA
Deerat hoc unum mihi
spectator iste

MÉDÉE
Je suis comblée, maintenant tu es là
et tu assistes au spectacle.

La scène s’organise à partir de multiples regards. Médée voit Jason


souffrir. Elle a plaisir à le voir la regarder tuer son fils
MEDEA
hic te uidente dabitur exitio pari

MÉDÉE
Ce garçon va subir le même sort sous tes yeux.

Elle veut que Jason la regarde, elle, pour qu’il la « reconnaisse », qu’il
soit témoin de sa puissance retrouvée, de cette puissance magique qu’elle
avait mise à son service tant qu’elle était son épouse. Le regard douloureux
de Jason est le miroir où elle contemple son triomphe.
MEDEA
Lumina huc tumida alleua
ingrate Iason. Conjugem agnoscis tuam ?

MÉDÉE
Jason lève tes yeux gonflés de larmes
Jason tu m’avais oubliée
Reconnais maintenant ton épouse.

Les grands douloureux, spectacle terrible pour le public, sont un


spectacle délicieux pour leur bourreau, le héros triomphant. Et leur face à
face sur la scène redouble la terreur et la pitié des spectateurs.
D’autres tableaux, aussi puissants, construisent les différents épilogues.
Thésée reste penché sur les restes de ses fils dont il tentera éternellement de
reconstituer le corps glorieux, pendant que des serviteurs traînent au bout
d’un croc de boucher le cadavre hideux de Phèdre, comme celui d’un
taureau hors de l’arène. Hécube reprend son chant de deuil, celui qui avait
ouvert la tragédie, pendant que les Troyennes partent une à une, Hécube
reste seule : un chant de deuil à une seule voix n’est plus qu’un chant de
douleur, le rituel a besoin d’un chœur. Hécube hurle solitaire, arrêt sur
image, Hécube retrouve son destin de chienne. Atrée face à Thyeste, lui
aussi vainqueur du temps, jouit du spectacle de la douleur de son frère(241) :
ATREVS
Nunc meas laudo manus
nunc parta uera est palma. Perdideram scelus
nisi sic doleres. Liberos nasci mihi
nunc credo, castis nunc fidem reddi toris

ATRÉE
Maintenant je me félicite de ce que j’ai fait
Maintenant je suis vainqueur
J’ai remporté la palme
J’avais perdu mon temps et gaspillé mon crime
Si tu ne souffrais pas autant
Maintenant il me semble
Que des fils me naissent
Maintenant je crois
Que ma femme m’est restée fidèle.

Il jouit de le voir reconnaître les mains et les pieds de ses fils(242) :


THYESTES
Abscissa cerno capita et auulsas manus
THYESTE
Je vois des têtes coupées
je vois des mains tronçonnées.

Œdipe aveugle veut échapper au monde des voyants. Ne pas voir, ne pas
être vu, sont équivalents dans l’Antiquité. Œdipe espère ne plus être pris en
tenaille entre son propre regard et le regard des autres, il espère sortir du
spectacle et de la douleur. Statue vivante de son aveuglement, il coïncide
avec lui-même, avec son double nefas, l’inceste et le parricide, redoublés
par son refus de les voir(243) :
ŒDIPVS
Iam iusta feci, debitas poenas tuli
Inuenta thalamis digna nox tandem meis

ŒDIPE
J’ai rendu la justice
J’ai payé le prix
Je me suis inventé une nuit à la hauteur de mes noces.

Mais il n’est pas libéré pour autant de sa faute en en arborant le masque,


car sa mère venue au devant de lui, le ramène parmi les hommes(244) :
ŒDIPVS
Quis frui tenebris uetat ?

ŒDIPE
Qui ? Qui m’arrache à mes ténèbres ?
Mes ténèbres, mes voluptés.

Il est contraint de fuir éternellement son nefas, comme Hippolyte fuit


Phèdre, à l’autre bout du monde(245) :
ŒDIPVS
Nefandos diuidat uastum mare
dirimatque tellus abdita et quisquis sub hoc
in alia uersus sidera ac solem auium
dependet orbis alterum ex nobis ferat
ŒDIPE
Nous n’avons plus le droit de nous rencontrer
Nous sommes maudits
Que la mer immense nous sépare
Que la terre se fende
Et nous laisse chacun sur une rive du gouffre
Mets la terre entre nous
Va sous d’autres étoiles
Là-bas de l’autre côté du monde
Au pays où l’on voit le soleil à l’envers
Va
Ou j’irai.

Il lui est aujourd’hui aussi interdit de rencontrer sa mère qu’autrefois,


avant qu’il l’ait épousée. La même errance recommence mais cette fois
avec le crime en plus. La dernière image est donc celle d’Œdipe trébuchant,
partant vers le Cithéron, tâtant le sol pour ne pas marcher sur sa mère.
Généralement le tableau final est précédé d’un monologue du grand
douloureux demandant vainement aux dieux de le punir pour le libérer du
nefas. Parfois il maudit son bourreau. Mais ce sont des mots pour rien qui
se perdent dans le ciel mythologique. Ces prières et ces malédictions ne
servent qu’à composer la chanson de l’extrême douleur.
Ces tableaux qui concluent les tragédies servent aussi de sorties au héros
quand l’action est terminée pour lui. Le personnage se fige en un regardant
regardé. Phèdre, douloureuse et triomphante, se donne ainsi en spectacle à
Thésée pour le faire souffrir en lui révélant la vérité de la mort d’Hippolyte,
comme Atrée et Thyeste. Tête rasée, en tenue de deuil, Phèdre chante et
danse autour du corps d’Hippolyte(246) :
THESEVS
Quis te dolore percitam instigat furor
Quid ensis iste quiue uociferatio
Planctusque supra corpus inuisum uolunt ?

THÉSÉE
Pauvre folle ! Pourquoi maintenant cet émoi ?
Pourquoi cette désolation ? Pourquoi cette épée ?
Sais-tu que tu pleures et cries sur le corps d’un ennemi ?

C’est la danse d’une furieuse, sur une musique de planctus, les coups qui
frappent sa poitrine, et de cris. Une sorte de deuil grotesque.
Après avoir appelé sur elle les châtiments divins(247) :
PHAEDRA
Me, me profundi saeue dominator freti
inuade…

PHÈDRE
C’est moi, dieu des profondeurs
C’est moi tyran brutal
C’est sur moi qu’il faut te jeter.

elle donne à Thésée le sens mythologique de son crime(248) :


PHAEDRA
O dure Theseu semper o numquam ad tuos
tuto reuerse : gnatus et genitor nece
reditus tuos luere

PHÈDRE
Thésée ! Thésée le fléau !
Quand tu reviens chez toi le danger approche
Chacun de tes retours veut une victime
Ce fut ton père
Ce fut ton fils.

Comme Hercule, Thésée est un héros massacreur de famille.


Puis elle s’unit à Hippolyte en mourant sur lui(249) :
PHAEDRA
Non licuit animos iungere, at certe licet
iunxisse fata

PHÈDRE
Nous n’avions pas le droit d’unir nos cœurs,
Mais nous avons eu des trépas jumeaux.

en faisant de sa mort, ultime nefas, un sacrifice funèbre perverti(250) :


PHAEDRA
Mucrone pectus impium iusto patet
cruorque sancto soluit inferias uiro

PHÈDRE
Ma poitrine s’est ouverte sous les coups de la justice
Ce repaire obscène
Mon sang a lavé les restes
D’un homme parfait.

En faisant cette libation funèbre, en lui faisant boire son sang, elle
entraîne Hippolyte dans les Enfers. Elle se lie à lui comme Polyxène dans
Les Troyennes est liée à Achille en étant égorgée sur le tombeau du héros
grec. Ces noces de sang sont un nefas récurrent de la mythologie tragique
romaine.
Thésée la regarde, regarde les restes d’Hippolyte et ce spectacle pour lui
est la pire des souffrances.
Cette technique de sortie explique pourquoi, à la fin des Troyennes, les
morts d’Astyanax et de Polyxène sont mises en scène par les Grecs(251). Les
guerriers vainqueurs et les survivants troyens de la guerre se réunissent
autour du lieu de la mise à mort, la campagne forme une sorte de théâtre où
le public s’installe. La même émotion les étreint à la vue des deux jeunes
gens qui jouent si bien leur mort. La guerre est finie. Les ennemis d’hier, en
formant un public, se sont fondus en une communauté ludique. Les
Troyennes à qui le messager décrit l’événement, sont les spectatrices de ce
spectacle terrible de l’oubli. Mais les crimes commis contaminent les
acteurs du spectacle, les Grecs, et le récit de ces deux nefas annonce leur
vengeance à venir.
Même Hercule sur l’Œta utilise ce code spectaculaire, bien qu’en le
détournant. La seconde moitié de la tragédie, près de 1 000 vers, est une
variation à partir du tableau final attendu. Dans la première partie, Déjanire
la furieuse a inventé le nefas, la tunique magique qui doit annuler les effets
du temps et lui rendre l’amour d’Hercule. Cette tunique empoisonnée,
comme sont empoisonnés les cadeaux de Médée, est un piège mortel,
comme la tunique offerte par Clytemnestre à Agamemnon. Hercule, brûlé
jusqu’à la moëlle des os par le poison du centaure Nessus, se liquéfie sans
mourir et perd ses forces. On l’apporte sur scène, il n’a plus de peau, tous
ses viscères sont à nu, c’est un spectacle horrible, tas de chair saignante. Sa
mère Alcmène est là qui le regarde et pleure. Ce pourrait être le tableau
final.
C’est alors que commence la seconde partie de la tragédie. Le grand
douloureux transforme son dolor en furor(252) :
ALCMENA
Dolor iste furor est

ALCMÈNE
Ta douleur s’est transformée en fureur.

Il organise sa mort et s’approprie le nefas de Déjanire en le retournant.


C’est lui qui va débarrasser les hommes de ce spectale terrible. Il se met lui-
même sur le bûcher, et se brûle vif. En maîtrisant la douleur et en embrasant
le charnier qu’il était devenu, Hercule se fait un autre visage, beau et
serein(253) :
Vultusque non idem fuit

Il changea de visage.

celui que lui prêteront ses statues devant ses temples quand il sera divinisé,
le visage qui apparaît à Alcmène dans le theologeion, pour lui annoncer
qu’il est dans le ciel au milieu des dieux d’en haut(254) :
HERCULES
Quid me tenentem regna siderei poli
caeloque tandem redditum planctu iubes
sentire fatum ?

HERCULE
Je suis enfin au royaume céleste
Je trône dans la voûte étincelante
J’ai été rendu au ciel dont je venais
Alors pourquoi me faire sentir par tes lamentations de pleureuse que je suis mort ?

Alcmène tient contre elle l’urne d’Hercule. Elle vient de moduler


longuement un chant de deuil, en se frappant la poitrine. Nous retrouvons le
contraste habituel entre le vainqueur triomphant et le grand douloureux. Il
s’envole comme Médée vers le ciel, laissant en bas un mortel en deuil. À
cette différence près qu’Alcmène n’est pas Jason. La tragédie se conclut, ce
qui est unique, par un chant triomphal du chœur, un hymne à Hercule.
On voit par l’étude de ces scènes finales que ce théâtre de la cruauté n’est
pas l’exhibition au premier degré du sang versé et des corps charcutés. La
cruauté se construit par un jeu de regards, chacun regardant souffrir l’autre,
souffrant ou jubilant de cette souffrance, ou souffrant de cette jubilation.
TROISIÈME PARTIE

À corps et à crimes

Quand il traduit une tragédie grecque, le poète romain a


donc à composer son texte à partir d’un code théâtral très
précis, dont nous venons de voir les principaux modules
constitutifs et une fable grecque qui lui fournit le noyau de
l’action tragique, un noyau incontournable car il est au centre
de l’histoire : le crime tragique. Or aucun crime tragique dans
le théâtre grec ne ressemble à un autre et le traducteur doit à
chaque fois adapter la pièce romaine pour qu’elle puisse
l’accueillir et en faire un nefas. Thyeste et Médée sont en fait
des exceptions, car le nefas de l’un et de l’autre va se nicher
parfaitement dans le scénario tragique romain, mais il n’en est
pas de même des autres sujets tragiques. Les plus difficiles à
traduire semblent avoir été Œdipe et Phèdre.
Outre cette première nécessité de traduction, qui nous
impose à nous, lecteurs français du XXesiècle, de retrouver le
nefas dans chaque tragédie romaine, le poète latin devait
transcrire ce nefas de telle façon qu’il comportât pour les
spectateurs romains une dimension de rituel perverti. Ce qui
suppose d’abord d’associer ce crime à un rituel romain
aisément reconnaissable, ensuite d’utiliser sa gestuelle et sa
parole comme canevas de l’accomplissement du crime, et donc
de construire la théâtralité du crime à partir de ce rituel traité
comme spectacle.
Enfin la tragédie grecque n’était pas seulement un sujet au
sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais un récit, une
fabula, avec donc un certain nombre d’unités narratives dont il
était impossible de se débarrasser parce qu’elles étaient
associées à l’histoire dans la mémoire des futurs spectateurs.
Ainsi la consultation de l’oracle de Delphes était-elle
incontournable, bien que pour l’action tragique elle n’ait eu
aucune valeur dans Œdipe, car la divination n’a pas de réalité
pour les Romains — c’est une superstition grecque. Cette
séquence purement narrative sera donc doublée dans la
tragédie de Sénèque par deux scènes qui ont, elles, une force
rituelle réelle, la consultation des entrailles d’une victime
sacrifiée, et l’évocation des morts. Cependant, cette scène qui
se passe à Delphes, conservée dans la pièce romaine, donne la
matière d’une narration divertissante faite par Créon. Parce
qu’Œdipe sans l’oracle d’Apollon, ce n’est plus la « vraie »
histoire d’Œdipe.
Reconstituer totalement la théâtralité des tragédies romaines
c’est, pour chacune, repérer le nefas, et voir comment l’action
tragique s’organise à partir de lui, constater que nous
retrouvons toujours finalement, malgré un argument différent,
le même scénario, et donc toujours les mêmes unités
spectaculaires. Reconstituer le nefas, c’est voir pour chaque
crime tragique comment il réussit à faire passer le ou les sujets
de ce crime, qu’ils en soient les acteurs volontaires ou
involontaires, du monde des hommes dans le monde
mythologique des monstres.
En retrouvant dans chaque nefas la perversion d’un rituel, ou
parfois de plusieurs, on s’aperçoit que le héros sort de
l’humanité par son corps — gestes et voix —, en se
manipulant lui-même de l’extérieur. Car cet ailleurs
mythologique, comme on va le voir, où le héros se projette tout
entier, est bien un monde des profondeurs et du secret, le
monde des fantômes et d’un passé englouti, mais ce monde des
profondeurs n’est pas caché au fond de l’individu, il n’a rien à
voir avec un inconscient ou un subconscient. Ces arcanes de
l’être sont ceux d’une collectivité, d’une cité, d’un clan ; quand
ils ne sont pas enracinés dans des lieux de mémoire, comme le
palais de Pélops, le tombeau d’Achille ou le ciel d’Hercule, ils
sont cachés dans des objets de mémoire, le sang de Nessus, les
poisons de Médée. Ainsi lors de l’accomplissement du nefas,
le héros entretient avec l’intériorité de son corps des rapports
qui sont pour nous déroutants : son intériorité, c’est-à-dire ses
viscères, son ventre, son cœur, sont le siège de son humanité, il
les torture à plaisir car il hait cette humanité qui est en lui, dans
ses chairs.
Ainsi l’individu héroïque quitte-t-il une collectivité humaine,
la société de sa cité ou de sa famille humaine, qui le définissait
tout entier par les rapports qu’il entretenait avec le groupe dans
son ensemble et avec ses membres en particulier, pour une
autre collectivité, où il se définira de la même manière, mais
par rapport à des monstres. Son corps est le lieu de ce passage,
un corps lui aussi totalement défini par son appartenance à
l’une ou l’autre société. Siège de l’individualité singulière dont
il est aussi la forme identifiable, le corps du héros n’est pas le
moyen d’expression d’une singularité qui renverrait à une
volonté ou à une vision du monde personnelle et unique. Par
conséquent le changement du héros tragique, s’il n’est pas une
métamorphose en arbre ou en animal, est cependant, avant
tout, un changement visible de son corps.
Chapitre VII – Catalogue des crimes tragiques
Thyeste
Médée

Phèdre
Œdipe
Agamemnon

Les troyennes
Hercule furieux et Hercule sur l’œta

Chapitre VIII – Les rituels pervertis


Le sacrifice
Thyeste

Hercule furieux
Agamemnon
Œdipe

Les autres sacrifices

Le deuil
Les Troyennes

Agamemnon
Phèdre
Hercule sur l’Œta

La magie
Chapitre IX – Les viscères de Médée et les arcanes de la mémoire
La chair obscène des héros
Les lieux de la mémoire

Conclusion – Le sens par surcroît


Chapitre VII

Catalogue des crimes tragiques

T HYESTE

Nous avons déjà analysé le nefas du Thyeste(255), nous en rappellerons


seulement les éléments principaux. Le crime est composé successivement
du sacrifice humain accompli par Atrée et du banquet cannibale qui le suit.
Le nefas s’accomplit d’abord au cours d’une narration, puis la fin du
banquet a lieu sur scène. Le passage du sacrifice raconté au banquet
représenté se fait par le regard d’Atrée qui décrit Thyeste festoyant sous ses
yeux, avant de l’interpeller et de lui offrir de partager une coupe de vin où il
a versé du sang de ses fils, puis de le contempler regardant les mains et les
têtes de ses fils. Les deux sujets du nefas sont les deux frères, en position
interchangeable de bourreau et de victime, de furieux et de douloureux.
Nous avons vu comment Atrée avait devancé Thyeste et l’avait en quelque
sorte pris de court parce que son dolor initial dépassait celui de son frère(256) :
ATREVS
Scio quid queraris : scelere praerepto doles
nec quod nefandas hauseris angit dapes
quod non pararis. Fuerat hic animus tibi
instruere similes inscio fratri cibos
et adiuvante liberos matre aggredi
similique leto sternere ; hoc unum obstitit
tuos putasti

ATRÉE
Je sais pourquoi tu pleures
Tu enrages de t’être fait prendre de vitesse
Ce crime je te l’ai volé
Ce n’est pas ces nourritures cannibales qui t’angoissent
Non ce qui te serre la gorge
C’est de ne pas me les avoir fait manger
Ce fut toujours ton intention
Préparer un repas de ce genre
Et le servir à ton frère sans qu’il s’en aperçoive
Tu allais te jeter sur mes fils
Avec la complicité de leur mère
Mais une chose t’a arrêté
Une seule
Tu les suspectais d’être nés de toi.

Le crime est la répétition aggravée de celui de Tantale. C’est sur ce


modèle qu’Atrée l’a inventé. Il permet aux deux frères de s’inscrire dans la
dynastie mythologique des rois de Mycènes. Une scène de ruse, la
réconciliation des deux frères, a préparé l’exécution du nefas.

M ÉDÉE

Le crime de Médée est lui aussi composé en deux séquences : l’incendie


magique pendant la célébration des noces de Jason et de Créüse,
l’assassinat des enfants. Le spectacle du nefas se réalise par un bref récit(257),
que suivra sur scène la mise à mort des enfants, sous le regard de Jason. La
brièveté de la narration de l’incendie s’explique par la présence, peu
auparavant, d’un long spectacle de mots où s’est faite la préparation du
nefas — la préparation du philtre magique qui doit infecter les cadeaux
offerts par Médée à Créüse. Auparavant Médée a joué une scène de ruse, où
elle a convaincu Créon de lui accorder une journée de délai avant qu’elle
quitte Corinthe(258). Les deux sujets du nefas sont Jason et Médée. Médée
invente son nefas en se référant à son propre passé de magicienne, elle
renoue ainsi avec sa légende, elle redevient, elle-même, l’héroïne
mythologique qu’elle avait été autrefois comme épouse de Jason, entraînant
ainsi dans le nefas celui qui est son partenaire d’empoisonnement.

P HÈDRE

Le crime de Phèdre dans la tragédie d’Euripide, Hippolyte couronné, est


d’emblée son amour pour Hippolyte. Il n’y a dans la pièce grecque ni aveu
à Hippolyte ni aveu à Thésée(259). Le nefas dans Phèdre est tout autre. Les
sujets du nefas — les trois personnages principaux de la pièce — sont
Phèdre, Hippolyte et Thésée, car ils passent tous les trois dans le monde
mythologique.
Phèdre renoue avec les amours sauvages de sa mère Pasiphaë après le
même dolor que Déjanire ou Médée. Phèdre est d’abord une épouse
délaissée, une Crétoise exilée en Attique où son père l’a envoyée comme
otage(260) :
PHAEDRA
O magna uasti Creta dominatrix freti
cuius per omne litus innumerae rates
tenuere pontum, quicquid Assyria tenus
tellure Nerea peruium rostris secas
cur me in penates obsidem inuisos datam
hostique nuptam degere aetatem in malis
lacrimisque cogis ? perfugus en coniux abest
praestatque nuptae quam solet Theseus fidem

PHÈDRE
Crète, grande Crète, pourquoi ?
Tu as la maîtrise des vagues
Tes navires par centaines montent la garde autour de l’océan
Sillonnant de leurs éperons les routes de la mer
Jusqu’aux rivages de Syrie
Pourquoi m’as-tu livrée en otage ?
Pourquoi m’as-tu envoyée dans cette famille odieuse ?
Pourquoi m’as-tu mariée à un ennemi ?
Et maintenant ma vie de femme se consume dans le malheur et dans les larmes
Mon époux s’évade
Le voici parti à vagabonder
Thésée comprend les lois du mariage à sa façon

C’est ce dolor initial qui va embrayer sur le furor dynastique de Phèdre,


cette autre mémoire qui lui rendra une identité digne d’elle-même. C’est là
qu’il faut chercher l’origine de son amour pour Hippolyte, son invention ; le
garçon répète le taureau de Pasiphaë, puisqu’il appartient à la sauvagerie,
mais, circonstance sauvagement aggravante, il est aussi socialement le fils
de Phèdre, or les amours des animaux sont caractérisées précisément non
par l’inceste qui est une transgression, mais par l’indifférence à la parenté.
L’amour monstrueux de Phèdre dépasse ainsi celui de sa mère.
Hippolyte lui aussi renoue avec sa mère l’Amazone, par ses amours
monstrueuses, même s’il en est l’acteur involontaire. En optant
délibérément pour la sauvagerie contre la civilisation, juste avant la scène
où Phèdre avoue son désir pour lui(261), Hippolyte passe du côté du nefas et
se rend susceptible d’entendre ses aveux, invente lui aussi le nefas. Ensuite,
même s’il refuse avec horreur l’amour de Phèdre, il aura été son partenaire
dans un dialogue amoureux, il aura parlé d’amour avec une femme habillée
en Amazone, qu’il a appelée sa mère et à qui il a promis « de prendre
auprès d’elle la place de son père ». Cette femme l’a serré dans ses bras et
couvert de caresses. Il a été souillé à jamais par le nefas(262) :
HIPPOLYTVS
Quis eluet me Tanaïs aut quae barbaris
Maeotis undis Pontico incubens maris
Non ipse toto magnus Oceano pater
tantum expiarit sceleris O siluae ! O ferae !

HIPPOLYTE
À quelle eau me purifier ?
J’irai me jeter dans le Don
Je me jetterai dans les eaux sauvages de la Caspienne
Mais toutes les vagues de l’Océan ne pourront me laver de tant de pourriture
Forêts vierges où êtes-vous ?

Thésée, en utilisant les vœux dont son père divin, Neptune, lui avait fait
don jadis, s’inscrit dans une lignée mythologique, en répétant d’autres nefas
accomplis précédemment(263). En invoquant Neptune, et en lui demandant de
châtier Hippolyte, il invente la fin du nefas. Il sort du temps humain et
devient un douloureux éternel qui sans fin cherchera les restes de son fils,
comme Thyeste sans fin sentira ses fils remuer dans son ventre.
Le nefas de Phèdre est donc composé de l’amour sauvage et incestueux
d’Hippolyte et Phèdre, de la mise à mort d’Hippolyte par Thésée, enfin du
suicide de Phèdre sur les restes d’Hippolyte. Le spectacle du nefas
commence avec la rencontre de Phèdre et d’Hippolyte, le premier aveu, et
finit avec le second aveu de Phèdre, les deux ont lieu sur scène. Entre les
deux s’est intercalé le long récit de la mort d’Hippolyte.
Le dialogue de Phèdre et d’Hippolyte est l’affrontement de deux
sauvageries mythologiques qui ne peuvent s’aimer. Car si la sauvagerie,
dans l’imaginaire romain, donne aux femmes un érotisme déchaîné, au
contraire en virilisant excessivement les hommes, elle les coupe de
l’érotisme. Les femmes sauvages sont des louves, c’est-à-dire des
prostituées, les hommes-loups vivent en bandes de chasseurs célibataires.
Hippolyte a horreur des femmes non par caprice particulier, mais parce
qu’il se veut un sauvage habitant des forêts.
La sauvagerie de l’un et l’autre est présente et visible sur scène par le
déguisement et la danse. On a dit précédemment comment Phèdre trouvait
l’apaisement dans un costume d’Amazone chasseresse(264). Hippolyte aussi
est travesti en chasseur mythologique. Telle est la fonction du prologue de
Phèdre, et sa nature particulière : installer dans l’espace tragique le furor
sauvage d’Hippolyte(265). En effet Phèdre s’ouvre sur un monologue qui n’est
ni le dolor d’un des héros, ni le furor d’un dieu ou d’un fantôme venus d’un
autre monde. L’écriture en strophes lyriques prouve que ce prologue, à la
différence des autres prologues des tragédies de Sénèque, était chanté par
un chanteur pendant que l’acteur dansait la scène. Techniquement cette
danse est une pantomime où l’acteur mime successivement les différentes
techniques et les différents moments de la chasse : le sanglier rabattu dans
un filet et tué à l’épieu, les oiseaux attrapés à la glu ; il y a le départ à
l’aube, dans la rosée froide, la traque avec les chiens, le retour avec le gibier
sanglant. Hippolyte donne des ordres à ses camarades chasseurs avant de
partir, dans le petit matin. Il les envoie parcourir tout le territoire de
l’Attique, puis avant de s’engager lui-même dans cette expédition il adresse
une prière à Diane déesse de la chasse afin qu’elle leur soit favorable, ce qui
est normal.
Ce qui l’est moins, et qui est même très inquiétant, c’est le personnage
que joue Hippolyte. Ce chasseur n’est pas un fils de famille, un sportif venu
de la ville. C’est un chasseur excessif, qui, du moins en paroles, transforme
toute l’Attique en un territoire de chasse, où ne vivent que des bergers. Les
villes, les terres cultivées, toute forme de civilisation sédentaire a disparu.
Ses premières paroles sont ambiguës, ce sont celles d’un chef qui lance ses
compagnons à l’attaque sans qu’on sache s’il s’agit d’une expédition
militaire ou d’une chasse ; ils vont parcourir le pays en y semant la
terreur(266) :
HIPPOLYTVS
Ite umbrosas cingite siluas
summaque montis iuga, Cecropii

HIPPOLYTE
Allez dans la nuit encercler les forêts
Allez encercler les sommets
Enfants de Cécrops.

Le retour de la chasse montre une horde, célébrant un triomphe


préhistorique, autour de chariots rustiques qui roulent en grinçant vers des
cabanes primitives(267) :
HIPPOLYTVS
fertur plaustro
praeda gementi ; tum rostra canes
sanguine multo rubicunda gerunt
repetitque casas rustica longo
turba triumpho.

HIPPOLYTE
Et la charrette qui rapporte la chasse
Grince sous la masse du gibier
Les babines des chiens
Dégoulinent de sang
La horde revient triomphante aux cabanes
En un long cortège barbare.

La Diane qu’il prie n’est pas une divinité des hommes civilisés ; son
espace, ce sont les confins de l’univers habité, elle règne par la violence sur
des peuples sauvages et mystérieux(268) :
HIPPOLYTVS
Quicquid solis pascitur aruis
situe illud Arabs diuite silua
siue illud inops nouit Garamans
uacuisque uagus Sarmata campis
siue ferocis iuga Pyrenes
siue Hyrcani celent saltus
arcus metuit, Diana, tuos.

HIPPOLYTE

Dans l’Arabie aux bois précieux


Au pays des Touaregs qui meurent de faim
Dans les montagnes des rebelles basques
Dans les forêts où se cachent les Arméniens
Sur les steppes désertes où errent les Tartares
Diane, tout ce qui vit dans les grandes solitudes
Est soumis à ton arc.

Pour l’imaginaire romain, un chasseur des confins est pire qu’un barbare,
c’est un homme sauvage, qui vit comme une bête au milieu des bêtes, qui
ne fait pas la différence entre la chasse et la guerre, car il ne fait pas la
différence entre les animaux et les hommes. Ce type de chasseur appartient
à un imaginaire de l’ailleurs, qui le situe hors de l’espace habité. La
sauvagerie extrême des confins donne donc ses couleurs dans Phèdre à une
sauvagerie mythologique qui est celle de l’Amazone, mère d’Hippolyte, et
qui rencontre celle de Pasiphaë, la mère de Phèdre.
La danse d’Hippolyte puis la prière à Diane sont celles d’un chef
sauvage, d’un homme-loup qui, s’il régnait sur l’Attique, la transformerait
en désert, en forêt vierge. Mais cette valeur idéologique du prologue que
nous déduisons des paroles attribuées à Hippolyte est le développement
verbal d’une évidence spectaculaire. Le public romain reconnaît
immédiatement en Hippolyte, dès qu’il le voit, un chasseur sauvage des
confins. Car il l’a déjà vue ailleurs, cette danse du roi barbare qui règne sur
ses sujets comme sur du gibier, soit au cirque dans les uenationes, où des
gladiateurs reproduisent de grandes chasses mythologiques ou pseudo-
historiques — chasses d’Hercule ou d’Alexandre — soit au théâtre dans des
pantomimes à sujets mythologiques. Costumes barbares aux vives couleurs,
musiques étranges et, au cirque, présence d’animaux exotiques, lions,
panthères et aurochs, ont inscrit dans la mémoire des Romains des images
définitives.
Au corps sauvage et dansant d’Hippolyte ouvrant la tragédie, correspond
le tableau final de son corps mutilé, incomplet, hideux, ramené dans la
civilisation. Hippolyte n’est beau qu’en homme-loup. La danse d’Hippolyte
est de la même nature tragique que les danses du furor ; mais un furor que
n’a précédé le spectacle d’aucun dolor, ou encore de la même nature que la
danse de Tantale. Il réalise ainsi son corps mythologique, comme le font
ailleurs Médée ou Déjanire.
La première partie du nefas est possible, c’est-à-dire la rencontre entre
les deux sauvageries d’Hippolyte et de Phèdre, parce que Diane sert
d’intercesseur. Elle incarne les deux faces de la sauvagerie, la masculine et
la féminine(269) :
HIPPOLYTVS
Ades en comiti diua uirago
cuius regno pars terrarum
secreta uacat

HIPPOLYTE
Viens à mes côtés !
Sois mon compagnon !
Déesse virile !
Déesse des terres vierge !

Elle est la divinité des confins et de la chasse, en cela elle est la déesse
des hommes sauvages, mais elle est aussi, sous le nom d’Hécate, la lune, la
déesse de la magie amoureuse, car une légende raconte que la lune s’est
éprise du jeune Endymion, un berger, et descendit sur terre, séduite. Depuis,
les magiciennes l’attirent dans des bassines d’eau pour qu’elle favorise les
amours difficiles. Hécate, astre nocturne, est une déesse des femmes
amoureuses. C’est pourquoi la nourrice lui fait, elle aussi, une prière(270) :
NVTRIX
Inflecte mentem : toruus, auersus, ferox
in iura Veneris redeat. Huc uires tuas
intende : sic te lucidi uultus ferant
et nube rupta cornibus puris eas,
sic te regentem frena nocturni aetheris
detrahere nunquam Thessali cantus queant
nullusque de te pastor ferat
Ades inuocata, iam faue uotis dea

LA NOURRICE
Hécate brise-le
Que sa brutalité, que ses dégoûts
Que sa violence
Se soumettent aux lois de Vénus !
Voilà ta cible
Bande tes forces !
Puisses-tu réussir
Et garder toujours pur ton éclat !
Puisses-tu déchirer les nuages
Et ton croissant rester intact !
Que jamais les sorcières et les entremetteuses ne te fassent descendre du ciel
Que jamais sur la terre ne t’attirent leurs incantations !
Que jamais sur la terre un berger ne t’attire
Que jamais un berger ne te séduise !
Viens à mes côtés, déesse je t’invoque
Exauce mon vœu.

La double nature de Diane est déjà présente à la fin du prologue dansé


par Hippolyte ; quand il a terminé sa prière à la déesse, il entend les
aboiements des chiens ; or c’est un signe de la présence d’Hécate, lors des
prières de magie érotique(271).
La tragédie va donc se passer en deux temps correspondant aux deux
corporéités des héros : la première partie est celle des corps sauvages et
beaux. La seconde partie est celle des corps en deuil et laids. Thésée sort
des Enfers, lugubre et dépenaillé comme un fantôme, Phèdre prend
successivement deux tenues de deuil ; la première est l’exhibition socialisée
des effets de son viol (prétendu), la seconde lui sert à pleurer Hippolyte.
Hippolyte est un cadavre mutilé, le comble de la laideur et de la mort,
l’équivalent pour nous d’une charogne.
La scène de l’aveu amoureux se répète dans la scène de l’aveu criminel,
ces scènes se jouent à trois, avec le tiers absent ; d’abord l’absent est
Thésée, au pays des morts, il n’est qu’un masque posé sur le visage
d’Hippolyte, ensuite l’absent est Hippolyte, qui n’est plus qu’un monceau
de chairs meurtries. Dans les deux scènes Phèdre répète le même geste de
séduction qui la lie à Hippolyte, mais la première fois le nefas reste
incomplet car il n’a pas mis en jeu un rituel perverti, alors que la seconde
fois, en utilisant le rituel du deuil, Phèdre va jusqu’au bout de sa
transformation en monstre et elle lie son destin à Hippolyte dans la
mémoire mythologique(272). Son accusation mensongère contre Hippolyte est
typiquement une scène de ruse préparant le nefas.
Le caractère très particulier de ce nefas complexe impose une
réorganisation des modules spectaculaires afin de retrouver le scénario
tragique. Ainsi, que le crime soit volontaire ou non, qu’il soit le résultat
d’une erreur, que le héros tombe dans un piège, ne change rien à la nature
de l’action tragique. Et il en est de même pour toutes les tragédies
complexes.

ΠDIPE

L’une de ces tragédies complexes est Œdipe. Malgré les apparences, cette
tragédie obéit au même scénario tragique que les autres pièces de Sénèque.
La seule différence tient à ce que le nefas a été commis, du moins en partie,
avant que ne débute l’action scénique. Mais comme nul ne le sait au début
de la pièce, c’est comme si ce nefas n’existait pas encore, pour ceux qui
vont devenir ses sujets, Œdipe et Jocaste. Donc l’invention du nefas va
coïncider avec la découverte des crimes commis par Œdipe, le parricide et
l’inceste. Dire le nefas ou l’accomplir revient au même, comme nous
l’avons déjà vu à propos de Phèdre, à condition que la formulation du crime
pour devenir performative soit ritualisée. Ce qui n’est pas vraiment étonnant
dans une civilisation où un prodige, un monstrum, n’existe que s’il est
reconnu pour tel par les autorités religieuses et politiques, au cours d’une
procédure langagière.
Œdipe, dans son prologue douloureux, dit sa crainte de commettre le
nefas annoncé par l’oracle de Delphes. En apprenant qu’il l’a déjà commis,
il coïncide enfin avec lui-même, avec son être mythologique et pour donner
une réalité à cette nouvelle identité enfin retrouvée, il se fait la tête
d’aveugle qui lui convient si bien. Il a, à la fin de la tragédie, la même
jouissance du nefas accompli qu’Atrée ou Médée(273) :
ŒDIPVS
Bene habet, peractum est…
Iuuant tenebrae…
Vultus Œdipodem hic decet.

ŒDIPE
Très bien, tout est accompli
C’est fini…
Ténèbres, délicieuses ténèbres…
Œdipe tu as maintenant ton vrai visage.

Le nefas l’intègre dans la dynastie thébaine comme son père le lui


rappelle en sortant des Enfers, son père qui est une figure de fantôme
furieux, communiquant à sa façon sa rage à son fils, comme Tantale ou
Thyeste. Il est le digne descendant des monstres thébains qui l’ont précédé
sur le trône. Il en est de même pour Jocaste, elle aussi nouvelle Agavé.
Le furor d’Œdipe lui vient tard dans la pièce, après qu’il a appris le nefas.
Ce furor lui permet de se réapproprier le crime, ce qu’il fait en se crevant
les yeux et en poussant sa mère au suicide(274).
ŒDIPVS
bis parricida plusque quam timui nocens
matrem peremi, scelere confecta est meo
O Phœbe mendax, fata superaui impia

ŒDIPE
Deux fois
Je suis deux fois parricide
Mes crimes dépassent mes espérances
Ma mère est morte à cause de moi
Morte de mes crimes
Apollon menteur
Mon destin avait deux noms affreux
Le parricide et l’inceste
Mon destin où est-il ?
Je l’ai dépassé.

Jocaste entre en furor au même moment qu’Œdipe(275). Elle a participé à la


révélation du crime, même si ce fut malgré elle, ce qui l’engage déjà dans la
première partie du nefas. Car c’est elle qui la première lui apprend les
véritables circonstances du meurtre de Laïus.
Le spectacle du nefas est celui de sa révélation, puis de son
prolongement. La révélation se réalise en deux scènes, l’une est une
narration, la consultation des morts, l’autre est la consultation, sur scène,
des entrailles sacrificielles, ou exticine. Ensuite les effets de la révélation
donnent lieu à une narration, qui raconte comment Œdipe s’est crevé les
yeux, puis, sur la scène Œdipe rencontre Jocaste qui se suicide devant le
public. Coupables mais non responsables, ils entrent tous les deux dans la
légende. Certes le récit est très particulier, mais la tragédie s’y retrouve,
même si les différentes parties sont présentes dans un ordre inattendu. Ainsi
le fantôme attendu au prologue surgit en plein milieu de la tragédie, le furor
des héros ne les saisit qu’à la fin, le nefas n’en finit pas d’être inventé.

A GAMEMNON

Tragédie complexe au nefas simple, Agamemnon ressemble au début à


Thyeste. Mais au début seulement, car Égisthe n’est pas Atrée et il se révèle
incapable d’inventer le nefas. Clytemnestre, qui est en position de le
suppléer dans ce rôle, n’y réussit pas mieux ; même si elle se révèle comme
lui capable d’accomplir le nefas, elle est incapable d’être tout à fait une
Médée ou même une Phèdre. Cette invention sera l’œuvre de Cassandre.
Clytemnestre, Égisthe, Agamemnon, Cassandre sont donc les quatre sujets
du nefas, mais ils y participent différemment.
Clytemnestre est d’abord une esquisse de Médée, de Déjanire, de
Phèdre : elle apprend le retour d’un époux volage qui ramène une
concubine au foyer, mais à qui elle a donné un remplaçant, Égisthe. Son
dolor est un mélange de peur et de jalousie(276) :
CLYTAEMNESTRA
Maiora cruciant quam ut moras pati possim
Flammae medullas et cor exurunt meum
mixtus dolori subdidit stimulos timor,
inuidia pulsat pectus.

CLYTEMNESTRE
Je souffre trop pour supporter d’attendre
Le feu court dans mes veines et brûle mon cœur
La peur et la douleur m’enfoncent leurs aiguillons
La haine bat dans ma poitrine
Et la jalousie

Mais son dolor n’est pas assez grand pour lui faire oublier totalement son
pudor humain(277), « son sens de l’honneur se réveille et se révolte » —
pudor rebellat.
La nourrice qui ensuite lui sert de butoir, lui permet de raviver son dolor :
elle remâche le souvenir de sa fille Iphigénie sacrifiée par Agamemnon, ce
nefas dont elle a été victime et qui fait d’elle une grande douloureuse(278).
Mais son furor reste encore trop faible, elle échoue à inventer le nefas.
Face à Égisthe qui est en position de furieux et donc la met en position de
porte-parole de l’humanité, son furor disparaît et son pudor l’emporte(279) :
CLYTAEMNESTRA
Surgit residuus pristinae mentis pudor

CLYTEMNESTRE
Un reste de moralité me revient et revit
Mon esprit d’autrefois.

Lui-même ne réussit pas à démarrer, il échoue à être Atrée comme


Clytemnestre à être Déjanire dans l’invention du nefas. Pourtant
Clytemnestre exécutera Agamemnon en plein banquet d’un coup de double
hache, après l’avoir paralysé dans une tunique-sac(280) :
CASSANDRA
Detrahere cultus uxor hostile iubet
induere potius coniugis fidae manu
textos amictus…
Mortifera uinctum perfidae tradit neci
induta uestis : exitum manubus negat
caputque laxi et inuii claudunt sinus…
Armat bipenni Tyndaris dextram furens

CASSANDRE
Sa femme veut qu’il quitte ce costume étranger
« C’est celui de son ennemi
Qu’il revête plutôt le vêtement
Qu’elle a tramé et tissé de sa main
Qu’il enfile la tunique de sa fidèle épouse »…
Agamemnon enfile la tunique
La robe de mort
Qui le livre au couteau qui se cache
Il ne peut sortir ni la tête ni les bras
Le voici enfermé dans un cul de sac…
Clytemnestre saisit la double hache
La fille de Tyndare, la folle.

Et Égisthe l’assiste dans ce massacre. Tous les deux prendront place, à la


suite de ce nefas, dans leurs familles mythologiques respectives(281) :
CASSANDRA
Vterque tanto scelere respondet suis
Est hic Thyeste natus, haec Helenae soror

CASSANDRE
L’un et l’autre illustrent brillamment
La tradition criminelle de sa famille
Il est le fils de Thyeste, elle est la sœur d’Hélène.
Tout y est du nefas, y compris la ruse, car Clytemnestre a accueilli
Agamemnon en épouse fidèle et parfaite, et lui a offert cette tunique, tissée
pour lui en son absence. Tout y est du nefas, sauf son invention.
C’est le rôle de Cassandre, Cassandre la furieuse. Le terme est employé
dans cette pièce, uniquement pour elle, sauf une fois pour Clytemnestre
tuant Agamemnon, comme on vient de le voir, et pour Agamemnon lui-
même au moment du meurtre. Les trois personnages se répartissent ainsi les
différentes fonctions du héros tragique dans le nefas. Égisthe est le fils
monstrueux de Thyeste, l’héritier mythologique du furor dynastique.
Clytemnestre prépare le piège et accomplit la scène de ruse. Elle le
réinstalle dans sa position d’époux et de roi d’Argos, comme Atrée avait
réinstallé son frère Thyeste, enfin c’est elle qui le tuera(282). Cassandre, elle,
en arrivant à Argos, captive d’Agamemnon, d’abord au comble du dolor(283) :
CASSANDRA
Vicere nostra iam metus omnis mala

CASSANDRE
Je ne crains plus rien
Nos malheurs m’ont débarrassée de la peur

est ensuite saisie de furor :


CASSANDRA
Quid me furoris incitam stimulis noui ?

CASSANDRE
Encore une fois
Les aiguillons de la folie m’éperonnent
Pourquoi ?

Elle « voit » le crime à venir, comme tout furieux, sinon qu’ici la


légende, qui fait d’elle une prophétesse, donne une forme anecdotique à sa
vision de furieuse. Ensuite en progressant par le paradoxe, en substituant la
victoire à la défaite, dans un duel qui l’oppose à Agamemnon, où elle
retourne chacune de ses répliques, elle invente la mort d’Agamemnon, la
mort du vainqueur qui va répéter la mort du vaincu, la mort de Priam(284) :
AGAMEMNO
Festus dies est
CASSANDRA
Festus et Troiae fuit
AGAMEMNO
Veneremur aras
CASSANDRA
Cecidit ante aras pater
AGAMEMNO
Iouem precemur
CASSANDRA
Pariter Herceum Iovem ?

AGAMEMNON
Aujourd’hui est un jour de fête
CASSANDRE
Naguère à Troie
Ce fut aussi un jour de fête
AGAMEMNON
Allons prier aux autels
CASSANDRE
Devant un autel
Mon père est tombé
Mort
AGAMEMNON
Prions Jupiter
Tous les deux ensemble !
CASSANDRE
Prions Jupiter
Protecteur des cours !

Pendant que le meurtre s’accomplit, dans un banquet à l’intérieur du


palais, elle le décrit en se l’appropriant. C’est elle qui triomphe et jouit du
nefas qui a annulé le temps(285) :
CASSANDRA
Anime, consurge et cape
pretium furoris : uicimus uicti Phryges
Bene est, resurgit Troia

CASSANDRE
Courage, redresse-toi
Ta folie n’est plus inutile
Écoute ce qu’elle te dit et prends ce cadeau qu’elle t’offre
Nous sommes vainqueurs,
Nous les Phrygiens, nous les vaincus
Hourrah ! Troie ressuscite.

Le spectacle du nefas se réduit à la narration visionnaire de Cassandre.


C’est la présence de ce personnage, qu’impose la fabula, qui empêche
Agamemnon d’être un autre Thyeste.

L ES TROYENNES

La fin de la guerre de Troie est le théâtre de massacres impies ; la prise


de la ville et sa destruction, avec la profanation des temples, sont déjà en
elles-mêmes un nefas, mais le génocide troyen, dont le meurtre de Priam
sur l’autel de Zeus est emblématique (« execrandum… nefas »(286)), n’est pas
le nefas tragique de cette pièce.
Le crime au centre de la tragédie est un « duplex nefas »(287), le double
meurtre d’Astyanax et de Polyxène, le fils unique d’Hector et
d’Andromaque et la dernière fille d’Hécube. Mais le crime tragique est
beaucoup plus complexe.
Qui sont les sujets du nefas ? Ulysse qui l’accomplit est un instrument au
service de l’armée grecque, et Agamemnon qui ordonne le double meurtre,
en tant que chef de cette armée, cède à la volonté du fantôme d’Achille.
Certes toute l’armée grecque est contaminée et le retour des rois grecs est
menacé. Mais ni elle ni ses rois ne sont à l’origine du nefas. Il faut revenir
aux fantômes. L’ombre d’Achille, qui apparaît au début de la pièce pour
exiger qu’on lui donne Polyxène, appartient à ces apparitions furieuses qui,
comme Tantale, Laïus ou Thyeste, viennent exciter le furor de leur fils ;
Pyrrhus est ainsi un autre Égisthe, avec cette différence qu’il n’a d’autre
raison d’être que de représenter son père, d’en être le double vivant, comme
Astyanax sera le double vivant d’Hector mort. Pyrrhus en tant que tel est un
sujet du nefas, qu’il n’invente pas mais dont il invente la signification
tragique au cours d’un duel avec Agamemnon(288). Après un monologue de
dolor où il dit le désespoir de son père mort qui voit partir les Grecs
vainqueurs et craint l’oubli de ses exploits et de son tombeau(289), Pyrrhus
affronte Agamemnon dans un dialogue paradoxal, où le roi joue le rôle du
porte-parole de l’humanité. Il lui rappelle les lois de la guerre. Pyrrhus le
furieux retourne chacune de ses répliques puis inscrit le meurtre de
Polyxène dans la mythologie de la guerre de Troie, puisque ce sacrifice
humain sera la répétition du meurtre d’Iphigénie(290) :
PYRRHVS
Dubitatur etiam ? Placita nunc subito improbas
Priami gnatam Pelei nato ferum
mactare credis ? At tuam natam, parens
Helenae immolasti : solita iam et facta expeto

PYRRHUS
Il hésite encore ?
Tout d’un coup tu répugnes à ce qui faisait tes délices
Tu penses peut-être qu’il est inhumain de sacrifier la fille de Priam au fils de Pélée ?
Mais toi, tendre père, n’as-tu pas égorgé ta propre fille à Hélène ?
Je ne te demande pas de changer tes habitudes.

Pour que son père échappe à l’oubli, Pyrrhus veut attacher son nom à un
nefas comme si la gloire humaine était trop peu sûre. Une épopée peut
disparaître, mais pas la haine dans le cœur des hommes, elle est le
monument le plus solide du souvenir. Achille-Pyrrhus ne croit pas à
l’éternité poétique(291).
Achille est un bien étrange fantôme ; même si esthétiquement son
apparition ressemble à celle de Laïus, il n’appartient pas aux Enfers mais
vient exiger sa part de butin comme un vivant. D’ailleurs son apparence
n’est pas celle d’un fantôme, il a encore la stature d’Achille le victorieux(292),
alors qu’un mort apparaît ordinairement sous la forme d’un homme en
deuil. Achille est un grand furieux, et son adversaire est un autre fantôme,
celui d’Hector, qui lui aussi a gardé les apparences de la vie, mais chez lui
ces apparences sont celles de la défaite : il sort de son tombeau en grand
douloureux, vaincu par Achille(293). Les deux grands morts de la guerre sont
deux acteurs du nefas, mais ils ne sont pas les premiers.
Pourquoi, en effet, ces deux héros morts et enterrés, pourvus chacun d’un
tombeau, reviennent-ils se mêler aux vivants et donner leurs ordres ?
Pourquoi n’apparaissent-ils pas en prologue ? Parce qu’ils ne déclenchent
pas eux-mêmes l’action tragique, il a fallu une première intervention
magique pour les mettre en mouvement : c’est Hécube qui dans le prologue,
en détournant le rituel de deuil dédié à Priam, a déchaîné les forces du
nefas. Son dolor a précédé celui d’Achille. La vieille reine de Troie ne
pourra jamais assez pleurer la foule des morts troyens, tous ses enfants tués,
et son époux Priam égorgé par Pyrrhus. Ce dolor excessif lui donne un
furor immédiatement efficace. Elle s’en remet à Hector pour arrêter le
temps et plonger les acteurs de la guerre de Troie dans un deuil perpétuel,
qu’ils soient Grecs ou Troyens. Hécube, parce qu’elle ne se métamorphose
pas en chienne hurlante, devient par son dolor excessif la grande furieuse
des Troyennes.
Le nefas commence donc à se préparer dès le début de la tragédie quand
Hécube fait revenir les morts, par des moyens magiques qui la rapprochent
de Déjanire et de Médée. Elle installe sur l’ancien territoire de Troie un
espace de morts-vivants où cohabitent les fantômes et les Troyennes en
deuil. On en est revenu au temps où Hector et Achille s’affrontaient. Le
combat recommence, tombeau contre tombeau, avec la même issue, les
Troyens sont vaincus, à cette différence près que dans le monde des furieux
les valeurs s’inversent, que la victoire est une défaite, et vice-versa : la
victoire d’Hector mort se fera au prix de la mort du nouvel Hector vivant,
son fils Astyanax(294).
Comment comprendre, en effet, la mort d’Astyanax, second volet du
double nefas ? Achille ne l’a pas exigée ; le devin Calchas annonce qu’elle
est nécessaire au départ des Grecs et le fantôme d’Hector vient l’annoncer à
Andromaque. Comme si chacun des deux grands morts agissait par enfant
interposé. Andromaque après l’apparition d’Hector ne se comporte plus en
veuve mais en « épouse d’un mort » — cineris socia(295). Elle installe son fils
dans la demeure de son père, son tombeau(296). Astyanax n’est plus un
orphelin, c’est le fils d’un mort, avalé par une famille de morts-vivants
avant même qu’Ulysse ne vienne le réclamer. Quand Ulysse la somme de
lui livrer Astyanax — sinon, dit-il, il détruira le tombeau d’Hector —
Andromaque a à choisir non pas entre son fils et son époux, mais entre un
vivant et un mort, entre rester dans un deuil impie ou en sortir, être épouse
ou veuve. Autrement dit, comme toutes les héroïnes tragiques, elle a à
choisir entre le furor et l’humanité. Andromaque en livrant finalement
Astyanax insiste longuement sur la ressemblance du fils et du père(297).
Astyanax est un nouvel Hector, mais un Hector vivant qui remplacera son
père et le commémorera en reproduisant son image et en répétant ses
exploits. C’est cette mémoire des morts par les vivants qu’Andromaque
sacrifie à la mémoire pétrifiée d’un monument. C’est elle qui invente la
mort d’Astyanax comme nefas.
Le nefas donne lieu à deux spectacles parallèles : l’un dans le camp grec,
donc dehors, qui revient sur scène par le récit du messager, l’autre sur
scène, dans l’espace endeuillé des captives ; c’est la préparation des deux
victimes ; la toilette nuptiale de Polyxène, habillée par Hélène, et les adieux
d’Andromaque à Astyanax, sa toilette funèbre. Le duel entre Andromaque
et Ulysse se fait sur le modèle des affrontements entre un furieux et un
représentant de l’humanité. C’est ainsi qu’Andromaque construit par le
paradoxe sa décision finale de furieuse, sauver un mort plutôt qu’un vivant.
Andromaque cherche péniblement la posture, passant sans cesse du dolor
au furor, le furor finit par l’emporter, elle voit le fantôme d’Hector agiter ses
armes et lancer des flammes(298).
Les ultimes sujets du nefas seront finalement toute l’armée grecque et
toutes les captives troyennes : les femmes ont réussi à opposer leurs
souffrances à la cruauté des hommes et leurs souffrances l’emportent grâce
à leur alliance avec les morts. Les Grecs partiront, mais ils partiront pour
leur malheur, en emmenant les captives, tous pollués par le nefas.

H ERCULE FURIEUX ET H
ERCULE SUR L’ŒTA

Intégrer les légendes d’Hercule dans la tragédie romaine et en faire un


furieux, sujet d’un nefas, était une gageure. Car Hercule était devenu dans
la civilisation hellénistique soit la figure du sage par excellence que ses
exploits ont élevé au rang des dieux(299), soit un goinfre comique qui ne
songe qu’à se bourrer de purée ; le héros ambigu, vainqueur de monstres sur
les confins et trop marqué par cette connivence avec la sauvagerie pour
pouvoir demeurer chez les hommes civilisés sans être un danger pour eux, a
disparu. Un sage parfait trouve difficilement sa place dans la tragédie
romaine, même si la philosophie admet que le Sage puisse être victime de la
fureur(300). Sénèque y réussit pourtant, même si le nefas s’inverse en un labor,
un de ces exploits qu’on a appelés travaux quand il s’agissait d’Hercule.
Cependant l’essentiel du spectacle tragique résiste ; le poète, en fait, se
contente, après avoir présenté la tragédie attendue, d’y accrocher une
seconde partie qui va inverser les effets du nefas, ce qui explique pourquoi
les deux Hercule sont des pièces beaucoup plus longues que les autres(301).
Dans Hercule furieux, Hercule massacre toute sa famille, saisi d’un accès
d’égarement. Il est donc sujet et acteur du nefas accompli dans la première
partie de la pièce, puis, terrassé comme Œdipe ou Thésée en apprenant de
quoi il s’est rendu coupable, au lieu de se figer dans une posture de grand
douloureux, il va surmonter sa douleur et réintégrer l’humanité en acceptant
la consolation d’Amphitryon, son père humain. Il entend la prière de celui
qui n’est pas son père mythologique, précisément, et qui l’a agrippé en
position de suppliant. Le mouvement habituel de la tragédie est inversé(302) :
HERCVLES
Iam parce genitor, parce iam reuoca manum
Succumbe, uirtus, perfer imperium patris
Eat ad labores hic quoque Herculeos labor :
uiuamus…
AMPHITRYO
Hanc manum amplector libens
hac nisus ibo, pectori hanc aegro admouens
pellam dolores

HERCULE
Maintenant arrête
Mon père arrête et retire tes mains
Incline-toi
Tu es valeureux mais soumets-toi à la volonté de ton père
Ce sera le treizième exploit d’Hercule
Nous allons vivre…
AMPHITRYON
Cette main je la prends
Je la serre avec amour
C’est cette main qui va m’aider à marcher
Cette main je la poserai sur mon cœur malade
Elle va me guérir et m’apaiser.

Au lieu de quitter la société des hommes par le dolor, le furor, le nefas,


Hercule retrouve les hommes par le furor, le nefas, le dolor.
Pourtant tout s’était passé d’abord comme dans n’importe quelle tragédie
romaine. Le tyran Lycus s’est emparé du trône de Thèbes, la ville de
l’épouse d’Hercule, Mégare, où régnaient auparavant les frères et le père de
celle-ci, qu’il a tués. Il veut en outre épouser Mégare de force. Hercule
revient des Enfers à temps pour sauver Mégare et tuer Lycus(303). L’affaire
pourrait s’arrêter là et la tragédie n’aurait pas lieu.
Mais Hercule commet une faute religieuse grave, il transforme cette
vengeance légitime en sacrifice humain. Après une formule inquiétante où
il se promet d’immoler son ennemi — mactetur hostis(304) — confondant
dans une même formule la guerre et le sacrifice, il revient sur scène, une
fois le tyran égorgé, ce qui est un acte légitime, pas même un meurtre. Il
tient à célébrer sa victoire en offrant un sacrifice à Jupiter, son père
céleste(305) :
HERCVLES
Nunc sacra patri uictor et superis feram
caesisque meritas uictimis aras colam —

HERCULE
Maintenant je vais célébrer ma victoire
En offrant à mon père et aux dieux du ciel
Un sacrifice
Je vais conduire à l’autel
Les victimes qui leur sont dues
Et je les égorgerai.

Mais il refuse de se purifier les mains auparavant, comme doit le faire


tout sacrificateur, alors que ses mains sont souillées de sang humain(306) :
AMPHITRYO
Nate manantes prius
manus cruenta caede et hostili expia

AMPHITRYON
Mon fils avant de sacrifier
Lave-toi les mains
Elles sont pleines de sang humain
Purifie-toi du meurtre de Lycus.

Ce à quoi Hercule répond qu’il veut faire libation aux dieux du sang de
ses ennemis, et transformer son tyrannicide en sacrifice à Jupiter :
HERCVLES
Vtinam cruore capitis inuisi dis
libare possem ! Gratior nullus liquor
tinxisset aras ; uictima haut ulla amplior
potest magisque opima mactari Ioui
quam rex iniquus

HERCULE
Je voudrais offrir aux dieux ce sang humain
Qu’ils boivent le sang de mon ennemi
Ce sang versé sur l’autel
Mieux que toute autre libation leur dirait ma reconnaissance
Je ne pourrais pas trouver plus belle victime pour l’offrir à Jupiter
Qu’un tyran injuste.

Prélude au nefas cette perversion du rituel est ce qui déclenche le furor


d’Hercule, puis le nefas, tout cela dans la logique tragique. Hercule fait ici
systématiquement le contraire de ce que lui conseille son père, il est dans le
paradoxe du furor.
Certes la folie d’Hercule appartient à la fabula, mais il fallait qu’elle soit
récupérée par le poète tragique et devienne un furor dramatique, cessant
d’être une anecdote. Ce furor garde certains aspects de la folie légendaire.
Hercule a des visions qui lui brouillent la perception du réel. Il prend ses
enfants pour les enfants de Lycus, son épouse Mégare pour Junon. Il les
massacre à coups de flèches et de massue, confondant ennemis et amis, la
terre et le ciel. Ici l’invention du nefas se fait par l’égarement, l’illusion, un
délire qui s’ajoute au furor tragique qui normalement n’en comporte pas.
Finalement Hercule accomplit ce qu’avait projeté Lycus, le tyran furieux,
massacrer Mégare et ses enfants.
Les sujets du nefas sont donc dans cette première partie de la tragédie
Lycus, Mégare et Hercule. Ensuite, la tragédie redémarre et Hercule
transforme son nefas tragique en labor. Le spectacle du nefas a lieu sur
scène, c’est la danse d’Hercule délirant, sa danse de furieux se lançant à la
conquête du ciel(307). Cette danse sera suivie d’une autre danse, une danse de
mort, au cours de laquelle Hercule poursuit et tue ses enfants et leur mère. Il
n’y a pas de narration liée au nefas, mais le divertissement attendu a eu lieu
auparavant : Thésée, pendant qu’Hercule est parti tuer Lycus le tyran,
raconte à Amphitryon le voyage aux Enfers d’où Hercule et lui-même
reviennent juste.
Hercule sur l’Œta commence comme Médée ou Agamemnon : une
épouse trompée, douloureuse et furieuse, Déjanire, fait appel à des moyens
magiques avec l’aide d’une nourrice pour réaliser son nefas. Elle va offrir à
Hercule une tunique imprégnée du sang du centaure Nessus, tué jadis par
Hercule, dont elle croit que c’est un philtre d’amour qui lui rendra son
époux, amoureux d’Iole, sa captive. Son dolor à elle est un iratus amor(308).
Mais l’important pour elle n’est pas l’amour au sens sentimental où nous
l’entendons, c’est le lien matrimonial qui l’unit à Hercule. C’est pourquoi,
avant de songer au philtre de Nessus, elle songe même à prendre le risque
de tuer Hercule ; si elle échoue, elle préfère mourir aujourd’hui épouse
d’Hercule, plutôt que vivre répudiée(309) :
DEIANIRA
Maximum fieri scelus
et ipsa fateor ; sed dolor fieri iubet
NUTRIX Moriere
DEIANIRA Moriar Herculis nempe incluti
coniunx

DÉJANIRE
Ce sera un très grand crime
Le plus grand
Je l’avoue
Mais c’est celui que m’ordonne ma douleur
LA NOURRICE Tu mourras
DÉJANIRE Je mourrai
Mais je mourrai l’épouse d’Hercule
Je resterai unie à sa gloire.

Le spectacle du nefas se déroule comme dans Médée. Une première


séquence de magie, puis vient la narration des souffrances d’Hercule ayant
revêtu la tunique empoisonnée. Ensuite le grand douloureux arrive sur
scène. La tragédie pourrait s’arrêter là. Les trois sujets du nefas, Déjanire,
Iole et Hercule, sont entrés en mythologie.
Iole trouve sa place parmi les métamorphoses de la douleur, Philomèle et
Procnè, Niobè, Myrrha, Hécube et les sœurs de Phaéton. Déjanire se
rattache à la gloire d’Hercule en l’ayant vaincu. Quant à Hercule lui-même,
il se rattache à sa propre légende de tueur de monstres, puisqu’il est victime
de Nessus, le monstre qu’il a tué jadis.
Nu, sanglant, épuisé, Hercule pourrait s’immobiliser sur cette dernière
image. Dans l’arithmétique de la gloire, il serait tombé à zéro, comme
Thyeste. Sa seule issue est de se dépasser, d’exterminer un monstre
supérieur à tous les autres, c’est-à-dire lui-même. Car c’est ce qu’il est
devenu par le nefas de Déjanire. Cette victoire ultime, qui transformera ce
nefas en labor, se réalise exactement de la même façon que dans Hercule
furieux. Hercule maîtrise son dolor et l’empêche de se transformer en furor.
Mais cette fois-ci, il ne réintègre pas l’humanité. Cette ultime victoire sur
lui-même, qui va consister à organiser ses propres funérailles pour les
transformer en triomphe, va le faire sortir de la gloire mythologique et
entrer chez les dieux. Le triomphe final d’Hercule n’est pas celui de Médée
s’envolant sur le char ailé du Soleil, c’est une apothéose. Sa mémoire est
sauvée autrement que par la mythologie, il lui sera rendu un culte divin(310) :
ALCMENA
Regna Thebarum petam
nouumque templis additum numen canam.

ALCMÈNE
Maintenant je vais revenir à Thèbes
Pour y construire un temple en l’honneur de cette divinité nouvelle
Que je célébrerai par un chant rituel.

Dans chaque tragédie, l’invention du nefas et la construction des héros


doivent respecter les éléments de la fable, mais dolor, furor et mémoire sont
là pour fabriquer le spectacle. Le nefas est toujours un crime inexpiable,
souvent complexe et comportant plusieurs étapes, qui donne une gloire
mythologique à ceux qui en sont les sujets, indépendamment de toute
considération de morale ou de justice. Le scénario tragique et ses
réalisations spectaculaires forment un cadre immuable pour la fabula quelle
qu’elle soit.
Chapitre VIII

Les rituels pervertis

Le nefas de chaque tragédie de Sénèque est fabriqué à partir d’un ou de


plusieurs rituels pervertis appartenant à la religion romaine. Cette
dimension religieuse du nefas tragique permet non seulement de le qualifier
comme tel, mais d’en faire un acte volontaire, maîtrisé, civilisé même s’il
s’agit d’une perversion de la civilisation. Les furieux empruntent à ces
rituels leurs gestes et leurs paroles en les détournant lucidement et
rationnellement. Les furieux ne sont pas des sauvages déchaînés ou des
civilisés qui régresseraient en deçà de la civilisation.
Le nefas est un crime culturel : bien loin de retomber dans une prétendue
sauvagerie originelle en organisant un banquet cannibale, Atrée est au cœur
de la civilisation, et il la pousse même à un stade extrême de sophistication.
Si on la rapprochait de l’imaginaire contemporain, la tragédie romaine
ressemblerait à un récit de science-fiction plutôt qu’à La Guerre du feu.
Certes si Atrée ne faisait qu’égorger les fils de Thyeste, ce serait un crime
humain, s’il les dévorait crus, après les avoirs déchiquetés à mains nues, ce
serait un crime sauvage ; mais parce qu’il les sacrifie rituellement, c’est un
crime mythologique et sophistiqué.
La perversion du rituel et son efficacité tragique demandent donc pour
être intelligibles qu’on resitue le nefas par rapport à la religion romaine afin
d’en comprendre le mécanisme. Nous avons dit précédemment(311) comment
cette religion se caractérise par une orthopraxie s’opposant à l’orthodoxie
qui caractérise les religions monothéistes occidentales contemporaines. Ce
qui signifie que la vérité religieuse tient uniquement à l’exactitude des mots
prononcés et des gestes accomplis durant le rituel. Cette vérité se confond
donc aussi avec une efficacité.
Dans ce cadre un rituel parfaitement exécuté est contraignant pour les
dieux : quand l’homme qui s’adresse à eux respecte scrupuleusement les
formes de la communication, la politesse requise à l’égard des dieux, ceux-
ci ne sauraient faire un caprice et ne pas signifier leur bienveillance à son
égard. À moins que pour une raison quelconque la « paix des dieux » —
pax deorum — ait été rompue, ce qu’ils manifestent par un prodige. En ce
cas il suffit aux hommes de trouver la bonne expiation — piaculum — pour
rétablir la paix. Le héros tragique utilise donc la puissance contraignante du
rituel et la détourne à ses propres fins, en accomplissant strictement les
gestes et les mots qu’il faut, car les dieux sont indifférents aux intentions,
ils ne sondent ni les cœurs ni les reins.
Cette perversion est possible dans la mesure où accomplir un rituel c’est
l’actualiser, lui donner un contexte de réalisation qui met en relation ce
rituel avec le lieu et le moment : c’est dans cette fenêtre où s’écrit le présent
des gestes et des mots que le héros tragique va pouvoir inscrire la
perversion. Deux exemples. Lors d’un sacrifice les animaux choisis comme
victimes varient de race, de couleur, de sexe, d’âge selon les dieux
destinataires. Atrée, lui, choisit de sacrifier ses neveux. Lors d’un rituel de
deuil, les pleureuses répètent les mêmes gestes et les mêmes chants
plaintifs, mais le nom du défunt est imposé par les circonstances. Hécube
substitue donc le nom d’Hector, un mort déjà pleuré et descendu aux
Enfers, à celui d’un mort récent dont le cadavre traîne encore sur la plage,
Priam.
La puissance d’un rituel perverti réside dans la force qui relie ensemble
les parties du monde et maintient la cohésion entre les hommes et les dieux,
que raffermit et réaffirme le rituel. Quand le héros tragique libère cette
énergie, c’est le chaos, pour quelques instants. Les morts sortent des Enfers,
le soleil tourne dans l’autre sens, le ciel s’obscurcit, la terre tremble, des
incendies s’allument, que l’eau alimente au lieu d’éteindre, des animaux
monstrueux sortent de la mer.
La perversion des rituels rend intelligible pour les Romains l’efficacité du
nefas, mais elle permet aussi de le jouer sur scène. Car les Romains ne
sauraient concevoir de monstruosité humaine qui ne soit surhumaine et
donc l’effet d’une hypertrophie de la culture, dans la mesure où l’homme
est totalement culturel. Cette conception implique aussi que la gestuelle
humaine ne peut échapper à la codification sociale, en particulier au théâtre,
des postures de passion ou des postures de communication, que par une
transgression réglée de cette codification gestuelle. Aucun naturel, aucune
spontanéité ne peuvent ramener un individu à lui-même, lui rendre son
identité perdue, lui permettant cette hypertrophie du sujet qui est le propre
du héros tragique quand il se construit un destin individuel en rupture avec
l’humanité. Les monstres de la tragédie romaine ne sont pas des héros
romantiques. Esthétiquement et idéologiquement, ce théâtre n’a pas de
place pour l’intime et l’authentique, la révélation de l’ego, le surgissement
d’un Moi profond.
C’est pourquoi le héros tragique invente les gestes de sa nouvelle
identité, constitue son Moi mythologique, unique et surhumain, en passant
par une ritualité du corps et de la voix. Pour mieux se représenter les
choses, on peut penser aux rituels de possession du vaudou ou aux rituels
chamaniques. Faut-il aller, comme certains(312), jusqu’à penser qu’Atrée,
Égisthe, Hercule, Phèdre sont véritablement « possédés » par leurs ancêtres
et qu’ils revivent dans leurs corps leurs anciens exploits criminels ?
L’hypothèse est séduisante, mais les indices historiques assez faibles. Il
n’en reste pas moins que les théâtres de la possession(313) fourniraient aux
acteurs contemporains des formes de jeu utiles pour aborder le théâtre de
Sénèque en lui donnant toute sa dimension religieuse.
Chaque tragédie de Sénèque devrait faire l’objet d’une analyse
minutieuse de tous les rituels religieux et sociaux qu’elle contient. Le
travail est encore à faire et son exposé excéderait le propos de ce livre.
Nous nous contenterons ici de présenter quelques exemples autour du
sacrifice et du deuil, en posant à la fin le problème de la magie. Reste que la
connaissance précise de ces rituels est indispensable pour reconstituer la
dramaturgie d’une tragédie de Sénèque comme elle est nécessaire à
l’intelligibilité de l’action. En effet, non seulement un certain nombre de
rituels pervertis sont réalisés sur scène, comme le deuil d’Hécube, mais
encore, même si beaucoup de ces perversions sont racontées et non jouées
sur scène, et par conséquent s’insèrent dans les spectacles de mots, le
conteur les dramatisera en fonction de l’horizon d’attente du public qui en
connaît par cœur les gestes et les mots, et vibre donc à l’instant précis où se
fait la transgression. Le découpage du récit en séquences suit les séquences
du rituel, il arrive d’ailleurs que le public du théâtre soit doublé par un
public de la scène : le chœur ou quelque personnage ponctue la narration de
ses questions en soulignant ce découpage.

L E SACRIFICE

Le sacrifice est au centre de la religion romaine(314) et plus généralement


des cultures méditerranéennes anciennes. C’est peut-être la raison qui a
facilité leur unification sous l’égide de Rome : Phéniciens, Égyptiens,
Grecs, Romains, tous sacrifient à des dieux multiples. Civiliser les barbares
consiste d’abord à leur apprendre à sacrifier des animaux à la place des
hommes, et à manger cuites les viandes sacrifiées. Quant à ceux qui ne
sacrifient pas du tout, même pas des hommes, les sauvages du Nord, les
Sarmates ou les Germains, leur étrangeté est irrécupérable(315).
Qu’est-ce qu’un sacrifice ? « Le sacrifice est avant tout un banquet… que
ce banquet comporte des viandes ou non, le contexte est toujours celui d’un
repas servi aux dieux, un repas partagé avec eux… Mais le sacrifice est
aussi plus qu’un banquet. Il établissait et représentait à travers un partage
alimentaire entre les dieux et les hommes la supériorité et l’immortalité des
premiers, la condition mortelle et la pieuse soumission des seconds…
Sacrifier c’est donc, au cours d’un festin où les dieux sont invités, diviser
l’aliment en deux parts dont l’une revient aux divinités et l’autre aux
humains. En même temps les modalités du partage sacrificiel secondaire,
celui entre les hommes, établissait une hiérarchie sociale… Le princeps, le
prince, était celui qui prenait la première part — primus capit ».
Cette importance du sacrifice à Rome explique sa présence récurrente
dans la tragédie, où la perversion sacrificielle constitue pour les héros le
nefas tragique par excellence. Pour les hommes seulement, car les femmes
ont rarement accès aux sacrifices à Rome (le rituel qui leur appartient est le
deuil). Atrée, Hercule, Œdipe, Égisthe et Pyrrhus sont des sacrificateurs
pervers.

T HYESTE

Le sacrifice humain du Thyeste est le plus beau des sacrifices tragiques,


où la perversion consiste à utiliser des victimes humaines, les fils de
Thyeste, à la place des victimes animales attendues, de jeunes bovins mâles.
Le rituel est parfaitement maîtrisé par Atrée et le récit suit pas à pas les
gestes du sacrificateur, depuis l’installation de l’autel et la praefatio,
jusqu’au banquet sacrificiel, la cena, où Thyeste se gorge de la viande de
ses fils, préparée lors de la cuisine sacrificielle.
Atrée maîtrise aussi le réseau symbolique du sacrifice : la convivialité
entre les hommes et le partage égalitaire lors de la consommation des
viandes sacrificielles. Car ce sacrifice prépare les viandes du banquet de
réconciliation entre lui et son frère, banquet qui s’insère dans le rituel social
des retrouvailles où chacun des deux joue son rôle. Thyeste a formé avec
son frère une image jumelle : revêtu des mêmes vêtements, décoré des
mêmes ornements royaux(316). Ce partage du pouvoir et des honneurs devrait
être confirmé religieusement par le partage des viandes sacrificielles. En
outre le sacrifice qui est célébré à l’intérieur du palais, en famille, doit
réintégrer Thyeste dans le clan royal des Tantalides. Exilé, errant, sans
demeure, Thyeste n’était plus un pater, un père de famille, un maître de
maison, célébrant dans sa domus le culte domestique et sacrifiant aux Lares.
Il n’était alors que le genitor de ses fils(317). La consanguinité de tous ces
hommes, mâles, issus d’un même lignage va donc s’affirmer dans la pietas,
les liens culturels et religieux qui les réunissent, et après s’être affichée,
dans le rituel de l’amplexus : cette façon de se serrer mutuellement entre les
bras, en se frappant le dos avec le plat de la main, toujours présente dans le
monde méditerranéen(318).
La réconciliation des frères réintègre aussi les fils de Thyeste dans leur
classe d’âge et rétablit l’autorité des pères sur les fils. Le genitor n’était
plus respecté par ses fils(319) :
TANTALVS
Pigro quid hoc est. Genitor incessu stupet
Vultumque uersat seque incerto tenet

TANTALE
Voici l’ancêtre qui n’avance plus
Qu’est-ce qui se passe ?
Il est planté là debout comme un abruti
Tournant la tête dans tous les sens
Il ne sait pas où aller.

Atrée, après avoir serré son frère entre ses bras en signe d’égalité(320),
rétablit la répartition entre senes et iuuenes :
ATREVS
os quoque senum praesidia tot iuuenes meo
pendete collo

ATRÉE
Vous aussi, jeunes gens,
Vous qui serez autant de gardiens de notre vieillesse
Pendez-vous à mon cou !

Ces « jeunes gens » dont on ignore l’âge réel se retrouvent en situation de


dépendance et de soumission, ils pourront ainsi jouer dans le sacrifice le
rôle de camilli. Leur absence sera ensuite justifiée au banquet sacrificiel, car
il est normal qu’ils banquètent à l’écart des adultes avec leurs cousins, les
fils d’Atrée(321).
Ainsi Atrée en sacrifiant ses neveux, substituts des jeunes bovins, ne fait
pas seulement un sacrifice humain, il sacrifie des enfants mâles de son
lignage, appartenant à la classe d’âge suivante. Or c’est la lignée masculine
qui, de génération en génération, construit le temps de la mémoire royale,
en se transmettant le trône, par le sanguis et la pietas. Atrée va donc
perturber le temps du lignage : Thyeste cessera d’être un pater, en même
temps qu’un genitor, sans aucun espoir de le redevenir jamais. Car les deux
classes d’âge seront confondues dans la personne de Thyeste, qui sera à la
fois lui-même et ses fils.
Le sacrifice du Thyeste est raconté par un messager. Celui-ci insiste sur
l’exactitude rituelle d’Atrée(322). Les temps du rituel sont respectés. Il
accomplit d’abord la praefatio qui convoque les dieux d’en haut — superi.
Il s’agit d’un sacrifice votif(323) qui remercie les dieux du retour de Thyeste.
Ensuite vient l'immolatio ; le célébrant jette sur les victimes la farine salée,
un peu de vin et passe le couteau sur leur échine pour les consacrer(324). Puis
Atrée égorge lui-même les enfants sans les assommer comme s’il s’agissait
de petit bétail. Le sang coule sur l’autel. Une fois égorgées, les victimes ont
le ventre ouvert pour la litatio, la consultation de la fressure, le foie, le
cœur, les poumons, la vésicule et le péritoine — exta — afin que l’on voie
si les dieux agréent le sacrifice. Ce qui est le cas ici(325). Sans quoi le sacrifice
serait nul et le nefas serait inefficace, ne serait pas un nefas tragique.
Ensuite commence la cuisine sacrificelle. Atrée sépare la part des dieux et
la part des hommes, pour préparer le banquet sacrificiel destiné à son frère
— epulum fratris. Comme il s’agit de petites victimes les exta sont grillés
pour les dieux sur des brochettes, la part des hommes est mise à bouillir
dans les chaudrons.
Cependant la chair humaine n’est pas de la viande : on peut tuer un
homme dans un sacrifice, mais son corps ne se laisse pas transformer en
aliment consommable, il refuse de cuire. Les entrailles des fils de Thyeste
se tordent sur les broches, plus tard leurs muscles bougeront dans le ventre
de Thyeste. on ne peut pas plus les digérer que les cuire (la digestion est
pour les Anciens une coction)(326).
Après le sacrifice et la cuisine, vient le banquet, epulum, il est tout aussi
parfait. Mais maintenant le spectacle est sur la scène et le rituel dirige les
gestes des acteurs. Thyeste est rempli de nourriture et de vin, couronné de
fleurs, dégoulinant de parfum. Son ventre plein de nefas lui impose une
tristesse de deuil. Un dolor le possède, qui s’impose à lui, malgré lui(327). Il se
sent mieux dans la posture du grand douloureux que du grand jubilant, alors
que la jubilation — hilaritas — est l’état d’esprit qui s’impose dans un
banquet.
Cependant le rituel continue. Atrée tient à faire avec son frère le geste du
partage(328), même si lui ne mange rien et ne boit rien. Il lui offre une coupe
de vin, l’objet leur vient de leurs ancêtres, dans le vin il a mêlé du sang des
enfants(329). Ce sang versé au cours du sacrifice, cruor, est au sanguis, le sang
de la vie et de la filiation qui court dans les veines des hommes, ce qu’est la
viande sacrificielle au corps humain. On l’offre seulement aux dieux. Il est
l’inverse du vin, du moins du vin pur utilisé dans les sacrifices, qui est un
sanguis immortel, « le sang de la terre » disent certains, jamais corrompu et
que le temps rajeunit indéfiniment.
Buvant le sang de ses fils, ce sang qui refuse de passer sa gorge(330),
Thyeste met le point final au projet d’Atrée, il ingère ce qui était sorti de
lui, non pas simplement des enfants, mais sa descendance, sa lignée, son
sang.
Moitié récit, moitié spectacle, le sacrifice du Thyeste présente, comme
nous l’avons dit précédemment(331), un théâtre de la cruauté, où la violence
s’exerce par les mots et les regards des personnages et non par un étalage
direct de sang. On peut avoir une idée des effets de la narration du sacrifice
par la façon dont Atrée à son tour en fait le récit à Thyeste(332) pour le voir
souffrir.

H ERCULE FURIEUX

Le nefas d’Hercule furieux est un sacrifice perverti mais d’une façon bien
différente de celui du Thyeste, et sans que ce sacrifice soit suivi d’un
banquet sacrificiel. Comme on l’a vu précédemment(333), Hercule commence
à sacrifier, sur scène, à Jupiter, mais refuse de laver ses mains dégoulinantes
de sang humain. C’est à ce moment-là qu’il est pris de délire(334). Auparavant
il a invoqué, pour accompagner Jupiter comme destinataires seconds du
sacrifice, Pallas et Bacchus, Apollon et Diane, tous fils de Jupiter mais non
pas de Junon ; il offre son sacrifice aux bâtards de Jupiter et à leur père. Il
fait venir des bœufs gras, apporter l’encens pour la praefatio. C’est alors
que tout se trouble, Hercule est saisi de délire.
Mais le sacrifice est commencé et c’est au sein de ce sacrifice qu’Hercule
massacre ses enfants à coups de flèches comme un chasseur. Il y a donc une
double perversion, dans le choix des victimes et dans la façon de les tuer.
Malgré son délire, il reste dans le contexte sacrificiel, car il dédie ses
victimes à Junon(335) :
HERCVLES
Tibi hunc dicatum maximi coniunx Iouis
gregem cecidi : uota persolui libens
te digna et Argos uictimas alias dabit

HERCULE
Épouse du grand Jupiter
Je te dédie ce troupeau de victimes
J’ai accompli la promesse que je t’avais faite
Et cela de mon plein gré
Comme il se doit
Comme je le devais
Argos t’offrira d’autres victimes.

Son furor n’est plus seulement de l’hallucination. Certes Hercule croit


tuer les enfants de Lycus, et en cela il se trompe, mais il est parfaitement
lucide quand il sacrifie des enfants à Junon. Les termes de sa dédicace sont
techniques même si Junon, déesse d’Argos, se voit, horreur, sacrifier ses
concitoyens (« te digna »), ceux qui normalement lui offrent des sacrifices.
La perversion est consciente, maîtrisée, ironique.
Amphitryon, le père humain d’Hercule, l’interpelle dans le même
langage technique du sacrifice. Il se jette devant lui pour s’offrir comme
victime(336) :
AMPHITRYO
Nondum litasti nate : consumma sacrum
Stat ecce ad aras hostia, expectat manum
ceruice prona ; praebeo, occuro, insequor
macta

AMPHITRYON
Tu n’as pas fini mon fils
La divinité n’est pas encore satisfaite
Le sacrifice n’est pas encore terminé
Il reste encore une victime
Me voici à côté de l’autel
Je présente ma nuque à la hache
J’attends le coup avec soumission
Frappe rituellement.

Hercule pourra ainsi consulter la volonté des dieux dans ses entrailles et
voir s’ils sont satisfaits — nondum litasti. Amphitryon se place à côté de
l’autel, comme une victime avant le coup fatal, il tend la nuque usant d’un
verbe (« macta ») du langage sacrificiel signifiant « offrir en sacrifice ».
Le spectacle construit dans cette scène est complexe. Au début règne le
calme liturgique ; les flûtes et les gestes d’Hercule ont dessiné un espace
sacré, qui se maintient intact jusqu’à ce qu’Hercule dise « Jetez l’encens
dans la flamme »(337). C’est à l’intérieur de cet espace que le délire d’Hercule
va se mettre en branle. On peut imaginer que les flûtes continuent à jouer
mais sur un autre mode, celui de la folie. D’abord ses visions lui font croire
qu’il est à la tête d’une armée de Géants partis à la conquête du ciel.
Hercule mime une danse guerrière, dérisoire parce que sans adversaire,
pantomime pitoyable et ridicule. Puis vient la seconde partie du délire,
violemment contrastée avec la précédente, le spectacle du nefas proprement
dit, le massacre de sa famille. Hercule est devenu une machine à tuer, qui
n’entend pas, ne voit rien. Il les extermine méthodiquement comme un
robot. Aussi maîtrisé qu’au début de la scène, il accomplit de sang-froid et
consciemment ce sacrifice humain. La musique sacrificielle a repris. À la
fin il s’écroule endormi(338). Le spectacle s’arrête sur une coupure brutale.

A GAMEMNON

Aucune autre tragédie n’offre un sacrifice perverti aussi important et


aussi complet que le Thyeste, sinon Œdipe, où il s’agit d’une scène
d’extispicine, une consultation des entrailles des victimes pour y lire
l’avenir.
On peut s’étonner que l’Agamemnon ne construise pas le nefas, le
meurtre d’Agamemnon, autour d’un sacrifice perverti(339), comme dans la
tragédie d’Eschyle où le meurtre du roi est l’équivalent mythique de la prise
de Troie, du sacrifice d’Iphigénie et du présage de la hase pleine enlevée
par un aigle. La perversion y est une confusion du sacrifice, de la chasse et
de la guerre.
Nous ne retrouvons pas cette arithmétique mythique dans la tragédie de
Sénèque. L’objet de la perversion est non pas le sacrifice, mais le banquet
sacrificiel. Certes Clytemnestre abat Agamemnon avec la hache sacrificielle
qui sert à immoler les victimes majeures(340), et le récit la compare à un
victimaire, mais il n’est pas question de chasse ou de guerre. C’est le
banquet de réconciliation qui est détourné de sa fonction symbolique par le
mélange du vin et du sang(341). Il y a une inversion de la fête en événement
malheureux, une perversion du banquet par le sacrifice humain, parce que
l’espace joyeux installé pour le sacrifice du retour du vainqueur a été
contaminé par le rituel du deuil des vaincues, en deux courtes scènes qui
l’ont précédé, encadrant l’accueil d’Agamemnon par son épouse(342).
Clytemnestre apprenant le retour d’Agamemnon ordonne un sacrifice de
bœufs blancs à Jupiter, dans un décor verdoyant et joyeux, avec une
musique de flûte qui doit installer l’espace du sacrifice. À ce moment précis
surgit le chœur des Troyennes, les captives en deuil, échevelées et
gémissantes, avec à leur tête Cassandre, la sorcière en proie au furor. Elles
perturbent musicalement l’espace sacrificiel de leurs chants lugubres et le
souillent. Puis une seconde fois, c’est Cassandre furieuse et endeuillée qui
occupe la scène de ses chants sinistres, quand arrive le couple royal en
vêtements de fête, marchant côte à côte du même pas. Les retrouvailles ont
été célébrées. Mais la furieuse vient de voir ses ancêtres surgir des Enfers.
Elle pollue la fête du roi grec, elle fait de ce banquet de réconciliation, où le
roi renouvelle son union avec Clytemnestre après une aussi longue absence,
une anti-union. Clytemnestre au cours du banquet offre à son époux la
tunique de la fidélité(343). Le cadeau d’un vêtement tissé de ses mains fait
visiblement partie des dons rituels d’une épouse à son époux, car nous
retrouvons ce même geste chez Déjanire dans Hercule sur l’Œta. Elle le
prie d’ôter ses vêtements étrangers, qui en faisaient un roi troyen, pour qu’il
revête la tunique conjugale qu’une épouse grecque a confectionnée pour lui.
Dès qu’Agamemnon a enfilé le vêtement, l’union se brise brutalement en
séparation. Emprisonné dans la tunique-sac, il ne voit plus rien, ne sent plus
rien, sa femme et son cousin le tuent, son sang coule dans le vin.

ΠDIPE

Parmi les moyens d’investigation utilisés par Œdipe pour inventer le


nefas(344), il y a une scène d’extispicine, c’est-à-dire une consultation des
exta, au cours d’un sacrifice. Le prêtre n’y cherche pas seulement à savoir si
les dieux agréent le sacrifice mais essaie de déchiffrer l’état du monde, à la
façon des haruspices. Cette scène a lieu devant le public mais selon une
technique que nous avons déjà vue, et qui selon nous est constitutive du
théâtre de la cruauté(345) : sous prétexte qu’il est aveugle, Tirésias se fait
décrire les entrailles des victimes et tout ce qui se passe à l’autel par Mantô,
sa jeune fille qui lui sert de guide ; Créon et Œdipe assistent, regardent et
entendent. Ainsi le spectacle est-il construit par une architecture des regards
qui dramatise la scène. Il y a Mantô qui voit, décrit, s’affole. Les deux
princes voient sa peur, mais voient aussi le devin, grave et impassible, qui
donne l’interprétation des signes vus par Mantô. Les visions monstrueuses
se succèdent, qui doivent glacer d’horreur les spectateurs romains car ils ont
ce savoir des signes qui appartient à la réalité quotidienne des sacrifices.
Donc Tirésias, après que Créon est revenu de Delphes où il a appris que
le meurtrier de Laïus était à l’origine de la Peste, décide de consulter les
exta afin de savoir qui est ce meurtrier. Il ne va y découvrir que des
monstra, des prodiges : non seulement les exta indiquent que les dieux
refusent le sacrifice, comme lors d’une litatio ordinaire, mais surtout
Tirésias lit dans le corps des deux bêtes tous les signes d’un désordre du
royaume de Thèbes.
Les gestes de Mantô, accomplis sous la direction de Tirésias qui lui dicte
ce qu’elle a à faire, se déroulent correctement. Leur minutieuse description
permet au public de suivre la cérémonie et de reconnaître le rituel qu’il
connaît. Des victimes extérieurement parfaites, bien grasses — uictima
opima, le terme indique qu’il s’agit de bovins — sont conduites à l’autel.
Puis vient la praefatio. Déjà les mauvais signes apparaissent. Car cette
préface qui sert à convoquer les dieux se passe très mal. La communication
ne se fait plus normalement avec le ciel. L’encens jeté sur le feu devrait
monter vers le ciel, ou alors se rabattre vers la terre. Ni l’un ni l’autre n’a
lieu(346), la flamme se transforme en arc-en-ciel et se divise en deux parties
qui s’affrontent. Le vin, bien sûr, se change en sang(347), comme pour tout
nefas tragique en relation avec un sacrifice.
Ici la perversion du rituel ne consiste pas en gestes transgressifs
accomplis par les célébrants, mais dans son investissement par une
sémiologie inconnue. Le sacrifice du Thyeste réalisait l’irréalisable, le
nefas ; le sacrifice d’Œdipe dit l’indicible, le nefas. Car pour un haruspice,
ce qui se passe est inintelligible, il ne possède pas les règles d’interprétation
de ces signes qui n’ont pas été recensés par sa science(348) :
TIRESIAS
Solet ira certis numinum ostendi notis
Quid istud est quod esse prolatum uolunt
iterumque nolunt et truces iras tegunt ?
Pudet deos nescio quid.

TIRÉSIAS
D’habitude les signes sont plus clairs
La colère des dieux n’avance pas ainsi le visage couvert
À quoi rime ce jeu de cache-cache ?
D’où leur vient cet humour gêné ?

Le furor use toujours d’une autre langue. Aussi les dieux ne peuvent-ils
communiquer avec les hommes, car ce qu’ils auraient à dire sort de la
communication ordinaire, réglée par les rituels religieux, comme la
communication entre les hommes est réglée par les rituels sociaux. Les
dieux ne peuvent pas donner des monstra connus et intelligibles, car ces
prodiges normaux supposeraient qu’une expiation est possible et que les
événements restent dans le cadre de l’ordre du monde. Les dieux ne peuvent
pas plus dire le nefas tragique qu’ils ne peuvent l’empêcher. Seul un
fantôme furieux, Laïus sorti des Enfers, pourra, à la scène suivante, dire
toute la vérité.
Pourtant Tirésias continue. Il ordonne à Mantô de jeter sur les victimes la
mola salsa, la farine salée(349). Puis les bêtes sont tuées. Là encore rien de ce
à quoi Tirésias s’attend n’a lieu. Les signes se multiplient,
incompréhensibles. Chaque question de Tirésias est posée à Mantô sous la
forme d’une alternative et la réponse de Mantô est toujours à côté(350). Mais
le plus horrible est encore à venir. Tirésias ne posera même plus de
question. Mantô décrit ce qu’elle voit à l’intérieur du ventre de chacune des
victimes. Le mâle est entièrement pourri, les veines sont blêmes au lieu
d’être rouges, elles charrient du sang corrompu. L’animal était mort de
l’intérieur avant d’être sacrifié, et au lieu qu’un beau cruor jaillisse des
veines au moment où la bête est égorgée, au lieu que le sacrificateur manie
des viscères bien frais et encore palpitants, un sang corrompu et noirâtre
ruisselle sur des chairs livides, déja gangrenées. C’est un sacrifice-fiction.
Cette inversion du cru et du pourri se retrouve dans l’anatomie anti-
naturelle de la génisse. Elle a le cœur à droite, le poumon rempli de sang, et
non d’air, l’utérus est déplacé, les intestins sont dépourvus de péritoine, un
fœtus s’y trouve contre toute attente. Enfin, comble d’horreur, les victimes
ressuscitent au moment où le sacrificateur leur sort les entrailles du ventre,
elles s’attaquent à lui et cherchent à s’échapper.
Sacrifice impie où l’on égorge des animaux impossibles, morts avant
d’être tués, charognes vivantes, mais qui une fois tués se mettent à courir.
Le nefas est tout entier dit dans cette natura uersa(351), cette nature
bouleversée. Ce sacrifice impie est lui-même signe d’une autre impiété, la
double impiété commise jadis par Œdipe. Car l’ordre humain et l’ordre
naturel sont un seul et même ordre garanti par les dieux.
Ce sacrifice divinatoire est donc muet, comme le serait toute autre
technique humaine de divination(352). Elles ne peuvent dire la perversion
tragique. Il faudra faire appel à un rituel déjà pervers en soi, qui relève de la
magie, la nécromancie.

L ES AUTRES SACRIFICES
Le sacrifice est présent à peu près dans toutes les tragédies, mais ne sert
pas toujours de noyau pour l’invention du nefas. Ainsi le même objet, une
tunique-piège, donné dans le même contexte que dans Agamemnon, sert à
interrompre un sacrifice sans le pervertir dans Hercule sur l’Œta. Dans Les
Troyennes, le mariage de Polyxène avec un mort se fait par un sacrifice
perverti, un sacrifice funéraire accompli sur le tombeau d’Achille(353) :
AGAMEMNO
Quis iste mos est quando in inferias homo est
impensus hominis ?

AGAMEMNON
Quelle est cette coutume ?
Depuis quand fait-on des sacrifices humains sur la tombe d’un homme ?

Calchas parle explicitement de « mactare » la jeune fille sur le tombeau.


Mais ce qui complique la perversion, c’est que le sacrifice s’inscrit à
l’intérieur du rituel nuptial qui est accompli strictement, « rite »(354).
Les tragédies romaines offrent souvent ce type de conjonction : deux,
parfois trois rituels sont mélangés et se pervertissent mutuellement. Dans la
mesure où le sacrifice à Rome est souvent intégré à un autre rituel, cela n’a
rien pour nous étonner. Enfin, et nous aborderons le problème à la fin de ce
chapitre, que penser de la magie ? Elle utilise des sacrifices pervertis mais
on ne peut la réduire à cela(355).

L E DEUIL

Dans la tragédie romaine le deuil est aux femmes ce que le sacrifice est
aux hommes. Lorsque les femmes touchent au sacrifice pour se
l’approprier, c’est toujours dans une procédure magique, ce qui suppose une
perversion initiale(356).
Les larmes des femmes sont efficaces, et leur perversion redoutable et
très spectaculaire. Le deuil anime les corps et fait chanter les bouches, avant
même qu’il y ait théâtre. Un deuil, à la différence du sacrifice, n’a pas
besoin d’être raconté et sa transgression est immédiatement intelligible.
La mort frappant une famille plonge ses membres dans le deuil, elle en
fait des lugentes, en quelque sorte des morts-vivants(357). La famille
endeuillée crée autour d’elle un espace impur, visible et audible afin
d’éviter aux autres la souillure. La maison est signalée par des branches de
cyprès, arbre funeste. Venant de l’intérieur on entend des flûtes, des
trompettes et des lamentations de femmes. Les lugentes portent un vêtement
sombre, cessent d’entretenir leur corps, ce qui leur donne une allure de
fantômes et de clochards à la fois, spectacle hideux et répugnant. Le mort
au contraire, lavé et parfumé, est vêtu de ses plus beaux atours, et il
s’oppose aux vivants de sa famille en inversant les caractéristiques des
lugentes. Le mort est beau comme un vivant, les vivants sont laids comme
des morts. Les femmes endeuillées sont défigurées, elles ont le visage irrité
par les larmes, déchiré à coups d’ongles, la poitrine nue, les cheveux
dénoués. Leurs plaintes redisent sans cesse le nom du mort, afin de
proclamer quelle douleur provoque son absence. Leur but n’est pas de
chanter ses louanges mais de faire résonner son nom dans le monde des
vivants jusqu’à ce qu’il soit installé dans son monumentum. À ce moment-là
l’inscription funéraire sur le tombeau prendra le relais de leurs lamentations
et les passants en lisant son nom se chargeront de la mémoire du mort. Pour
l’instant son nom hurlé est comme une griffure et réveille la douleur. Il
participe à cette ascèse de la souffrance qui est le devoir des pleureuses.
L’espace du deuil est dangereux pour les vivants. La pollution de la mort
est incompatible avec l’exercice du pouvoir politique, elle fait horreur à
Jupiter, dieu de la souveraineté. L’exhibition du corps nu et sanglant des
pleureuses est une obscénité qui force les hommes à détourner la tête par
pudor(358). Le deuil a le pouvoir de rassembler dans un espace commun, celui
des morts-vivants, les vivants et les morts, en cela il est une puissance de
désordre. En prolongeant le deuil, en l’étendant dans l’espace, il est
possible d’arrêter le temps, de faire revenir les morts, de figer une cité dans
un présent éternel.

L T
ES ROYENNES

Les Troyennes sont une tragédie du deuil. Nous avons dit précédemment
qu’Hécube déclenchait l’action en détournant le deuil de Priam, afin de
réveiller les deux grands morts de la guerre de Troie, Achille et Hector(359).
Nous allons voir comment elle y réussit.
Hécube commence par installer un vrai rituel de deuil pour Priam, le roi
de Troie, qui vient d’être tué lors du sac de la ville(360). Le chœur des captives
troyennes répond à ses injonctions en affirmant qu’il connaît parfaitement
son rôle. Elles ont dix ans d’expérience et ont pleuré tant de morts pendant
la guerre.
Cependant, d’emblée, Hécube a donné une dimension inhabituelle à
l’espace du deuil : il s’étend à toute la Troade, jusqu’à ce lieu
mythologique, aux confins du pays, le mont Ida (où Pâris avait donné à
Vénus la pomme d’or, prix de sa beauté, en échange de quoi il avait reçu de
la déesse Hélène de Sparte), et depuis la Troade il englobe l’univers
entier(361). Car le deuil d’Hécube pleure un destinataire impossible, non un
homme, mais une ville. Ce sera vraiment un deuil extraordinaire, comme le
répète le chœur.
Les ordres donnés par Hécube reprennent d’abord un à un les gestes
traditionnels du rituel : « Soluite crinem » — « dénouez vos cheveux »(362).
Elles doivent avoir des chevelures sauvages, souillées de cendre.
D’ordinaire la cendre est celle du foyer éteint de la maison du mort. Ici il
s’agit des cendres de Troie incendiée par les Grecs(363).
Puis les pleureuses doivent détacher le haut de leurs tuniques afin d’être
nues jusqu’à la taille(364). Cette nudité partielle est indispensable pour
célébrer le rituel, mais cette « libération » du corps est dite en termes
généraux de « liberté », ce qui n’est pas innocent pour un groupe de
prisonnières. Car le deuil, qui est leur seul moyen d’agir en tant que femmes
pendant une guerre, est aussi leur seule issue vers la liberté : elles vont
combattre les Grecs, comme si elles n’étaient pas vaincues et prisonnières.
Elles revendiquent cette nudité impudique, qui est une des inversions
rituelles du deuil (car le pudor est le propre des femmes), comme la
caractéristique des captives. Ayant perdu leurs maris, livrées aux caprices
des vainqueurs dont elles seront les concubines, elles n’auront plus jamais
droit au pudor.
Une fois que le deuil a envahi la scène, occupée par la danse des
pleureuses, la musique et les chants, Hécube prononce le nom du mort
destinataire du rituel :
HECVBA
Hectora flemus

HÉCUBE
C’est Hector que nous pleurons.

Le nom résonne comme un coup de tonnerre, car Hector est inhumé, son
tombeau est visible sur la scène. Pour pleurer Troie, célébrer ce deuil
impossible, Hécube recommence les funérailles d’Hector, et donc le ramène
dans l’espace des morts-vivants.
À peine a-t-elle prononcé ce nom que les pleureuses déchaînées se
griffent le visage, se fouettent la poitrine afin de faire couler leur sang et
abreuver ainsi la tombe du mort. En répétant les gestes normaux de l’ancien
funus, faire couler le sang pour le mort, dans le cadre du nouveau funus
pervers, elles font aujourd’hui des libations de sang humain(365) : le nefas a
commencé. Dix ans après, c’est le même deuil, les mêmes larmes, les
mêmes gestes, les mêmes blessures, mais la répétition pervertit ce deuil.
Donc le spectacle se construit ici sur une opposition entre des gestes
rituels justes et des paroles injustes, sur une opposition entre le voir et le
dire.
Ensuite Hécube semble revenir à un deuil normal, elle appelle les
Troyennes à pleurer Priam(366) :
HECVBA
Vertite planctus, Priamo uestros
fundite fletus satis Hector habet

HÉCUBE
Mais en voilà assez pour Hector
À Priam maintenant
Pour lui
Vos larmes et vos plaintes.

Et le deuil repart avec ses lamentations destinées au roi de Troie dont le


corps gît au cap Sigée, enlaidi par les mutilations(367). Mais à y regarder de
plus près, le malheureux Priam est lui aussi un mort difficile à pleurer
rituellement. Réduit à l’état de tronc, sans tête, il n’a rien du beau mort
exposé dans l’atrium de sa famille. Sa mort a été celle d’une victime
sacrificielle, « magnoque Ioui uictima », puisque Pyrrhus l’a égorgé à
l’autel de Zeus où il s’était réfugié en suppliant. Cette victime humaine,
atrocement mutilée, est le plus malheureux des morts.
Or soudain en un mouvement paradoxal propre aux furieux, Hécube
interrompt les chants funèbres et entraîne le chœur dans une sarabande
jubilatoire(368) :
HECVBA
Alio lacrimas flectite uestras
Non est Priami miseranda mei
mors Iliades ; Felix Priamus !
Dicite cunctae

HÉCUBE
À un autre !
Donnez vos larmes à d’autres deuils !
Femmes d’Ilion
La mort de Priam n’est pas si désolante
Heureux Priam !
Criez en chœur « Heureux Priam ! »

Et le chœur reprend : « Felix… felix … felix…(369) »


Cette inversion de la mort de Priam, par la transformation du chœur
funèbre en danse allègre et triomphale, a un double effet, esthétique et
idéologique. Ce chœur de veuves joyeuses chantant le bonheur d’être mort
est d’une violence insupportable, d’une violence plus éprouvante que celle
du deuil. Ensuite leurs paroles complètent l’inversion entre la vie et la mort,
commencée avec le deuil d’Hector. Le monde des morts devient celui du
bonheur, du succès et de la liberté, celui des vivants devient le monde de la
souffrance, de la défaite, du deuil éternel parce qu’il se confond avec
l’espace endeuillé des Troyennes. Le terme de felix sert d’opérateur
principal : il qualifie normalement celui à qui tout réussit, le général
victorieux ; comme le paysan qui obtient de belles récoltes, un père qui a de
nombreux enfants, un arbre felix porte de beaux fruits ; inversement, infelix
est l’arbre stérile, consacré aux morts, celui où l’on pend les condamnés,
infelix est le qualificatif du deuil(370).
La fin de la scène retentit des accents sarcastiques et grinçants d’un ballet
de sorcières :
CHORVS
felix Priamus
felix quisquis bello moriens
omnia secum consumpta uidet

CHŒUR
Heureux Priam
Heureux celui qui meurt
Entraînant un monde dans sa catastrophe

qui rend directement perceptible l’action d’Hécube.


Les Troyennes sont l’armée des morts, l’armée des ombres, face aux
vivants victorieux ; comme les Romaines en deuil s’étaient portées au
devant de Coriolan, elles combattent quand les hommes ne le peuvent
plus(371) :
Et quam armis uiri defendere urbem non possent, mulieres precibus lacrimisque defenderunt

Et puisque les hommes ne pouvaient plus défendre la ville par les armes, les femmes la défendirent
par des prières et des larmes.

Comme les Romaines qui formèrent une longue colonne marchant sur
l’armée de Coriolan « ingens mulierum agmen », les Troyennes sont un
peuple(372), elles sont le nouveau peuple de Troie.
Après cette première scène de rituel perverti, vient une superbe scène,
difficile à restituer aujourd’hui, car elle suppose l’existence d’un rituel
funèbre bien connu du public : Andromaque et Hécube vont tout faire pour
maintenir intact cet espace funeste, par de nouvelles perversions rituelles en
relation avec le deuil.
Une fois qu’elle a livré Astyanax à Ulysse, afin de rester la fidèle épouse
d’Hector mort sans devenir sa veuve(373), Andromaque obtient du roi grec
quelques instants pour prendre congé de son fils. Mais ses adieux sont ceux
que l’on fait à un mort, alors qu’elle s’adresse à un vivant(374) qu’elle a déjà
mis au tombeau. Astyanax est un mort-vivant depuis qu’il a habité le
monument funéraire de son père. Il ne peut pas mourir, il peut seulement
entrer dans l’espace mythologique et, grâce au nefas, obtenir la gloire par sa
mort. Andromaque pervertit donc le rituel funèbre, du moins la partie
consistant dans les adieux au mort. Adieux qui ne devraient d’ailleurs pas
avoir lieu, car il n’a pas l’âge(375). Elle enterre le jeune homme qu’il ne sera
jamais. Elle l’appelle comme dans une conclamatio, mais sans dire son
nom : il est encore trop jeune. Elle y ajoute une laudatio funebris, un éloge
funèbre célébrant les exploits qu’il n’accomplira jamais. Enfin elle lui
ferme les yeux comme s’il était mort. Puis elle lui parle comme à un
messager funèbre qui ira retrouver son père. Astyanax partant pour le camp
grec est un être pollué par le deuil des femmes auquel il participe, car il est
lui aussi un mort-vivant.
Après son départ, le chœur reprend ses chants funèbres, qui avaient
recommencé à la fin de la scène, au moment des adieux d’Andromaque, et
avaient été suscités par eux(376). Ils continuent jusqu’à l’arrivée d’Hélène.
Elle vient chercher Polyxène pour la marier à l’ombre d’Achille, et donc la
sacrifier sur son tombeau. Dans la tradition romaine, un mariage interrompt
automatiquement le deuil d’une famille. Mais le nefas qui va être commis
dans le camp grec, le sacrifice humain répétant le sacrifice d’Iphigénie, rend
inutile désormais le deuil perverti d’Hécube, puis d’Andromaque ; il a fait
son office(377) :
HECVBA
Perge mactator senum
Maculate superos caede funesta deos
Maculate manes

HÉCUBE
Continue sacrificateur de vieillards
Profanez les dieux du ciel
Par un sacrifice humain
Profanez les morts.

Hélène, la belle Hélène, est l’image terrestre d’Aphrodite, l’éternelle


jeune fille dans la splendeur du jour de ses noces. Tel est le secret de sa
séduction. On peut donc se représenter Hélène dans le costume de jeune
mariée dont elle va revêtir Polyxène. Elle arrive rayonnante d’or et de
lumière au milieu des femmes noirâtres et couvertes de cendres. La scène
est donc envahie temporairement par une atmosphère joyeuse, mais comme
dans la première scène, Polyxène, qui sait qu’elle va mourir et joue le jeu
afin que son mariage soit lui aussi un rituel perverti, donne une coloration
sinistre à cette fête de mort.
Après le départ de Polyxène le chant de deuil reprend, mais un chant
apaisé, une plainte de rossignol(378) :
CHORVS
Dulce maerenti populus dolentum
dulce lamentis resonare gentes

CHŒUR
Douceur
Douceur du chagrin au milieu d’un peuple en larmes
Douceur des plaintes dans le concert d’un monde éploré
Douceur de ma douleur

La tragédie des Troyennes est une liturgie funèbre interrompue seulement


par le furor de Pyrrhus et les récits des apparitions fantomatiques ainsi que
celui du spectacle de la mise à mort théâtrale des deux enfants. La tragédie
déroule ses variations stridentes et ses mélopées douloureuses grâce à un
chœur de pleureuses dont les gestes et les chants sont réglés par la ritualité,
qu’elles l’observent ou qu’elles la transgressent. Cette transgression se fait
par des paroles en contradiction avec la gestuelle, qui ensuite suscitent une
musique différente puis une gestuelle autre, comme le felix Priamus au
début de la pièce. Le nefas s’invente sur une musique étrange, une
dissonance au milieu de la douceur triste des chants funèbres, une fureur
aiguë et disloquée, sans doute conduite par les flûtes, en contraste avec les
mélopées sourdes et répétitives du deuil ordinaire.

A GAMEMNON

Cassandre dans Agamemnon est aussi une captive troyenne, et elle aussi
détourne son deuil pour participer au nefas, en passant par le furor. Mais la
procédure de perversion est différente dans la mesure où la tragédie doit
intégrer un élément de la fabula ; Cassandre est une prophétesse possédée
par Apollon(379).
Cassandre a débarqué en Grèce avec les captives troyennes qui forment
le chœur de la tragédie(380) et le sinistre cortège du roi vainqueur. Elles ont
entonné un chant funèbre et attendent de Cassandre qu’elle dirige leurs
lamentations comme Hécube dans Les Troyennes(381) :
CHORVS
Quid nunc primum, dolor infelix
quidue extremum deflere paras ?

LE CHŒUR
Mais maintenant
Douleurs et sorts mauvais
Sur qui verser mes premiers pleurs
À qui réserver mes dernières plaintes ?

Cassandre refuse ce rôle, et refuse comme Hécube de pleurer Priam. Elle


se renferme dans un dolor solitaire, se coupe de la communauté des
larmes(382) :
CASSANDRA
Cohibete lacrimas omne quas tempus petet
Troades, et ipsae uestra lamentabili
lugete gemitu funera : aerumnae meae
socium recusant. Cladibus questus meis
remouete. Nostris ipsa sufficiam malis

CASSANDRE
Femmes de Troie
Retenez vos larmes
Le temps viendra de pleurer la ville
Aujourd’hui célébrez chacune
Les deuils de votre maison
Gémissez sur vos morts
Moi mes chagrins m’appartiennent
Je ne partage ma défaite avec personne
Épargnez-moi vos lamentations
Je me chargerai seule de nos malheurs communs.

Or un deuil solitaire est impossible. Chez Hécube, à la fin des Troyennes,


il débouche sur une métamorphose. Ici il déclenche le furor de la
prophétesse.
Musicalement il devait y avoir un contraste entre le chœur des captives,
la douceur lugubre de leurs chants, et la douleur sauvage du solo de
Cassandre. Son chant se disloque comme son corps. Elle perd la parole,
s’agite dans tous les sens. Elle cherche sa danse jusqu’au moment où elle a
la vision de ses ancêtres troyens sortant des Enfers. Les Furies la font
danser, comme Tantale dans le prologue du Thyeste :
CASSANDRA
Instant sorores squalidae
sanguinea iactant uerbera
fert laeua semustasque faces
turgentque pallentes genae
et uestis atri funeris
exesa cingit ilia

CASSANDRE
Elles arrivent
Les sœurs blafardes, les femmes en guenilles
Elles agitent leurs fouets sanglants
Leur main gauche brandit une torche à demi consumée
Elles arrivent
Avec leurs faces verdâtres
Et boursouflées
Une sombre robe de deuil
Flotte sur leurs corps décharnés

Les Furies forment un autre chœur de deuil, mais un chœur sauvage et


souterrain. À leur tête, chef de chœur et premier danseur, Dardanus, le
fondateur qui marche vers sa vengeance :
CASSANDRA
Exultat et ponit gradus
pater Dardanus

CASSANDRE
Le vieux Dardanos
L’ancêtre
Saute de joie
Et approche à nobles enjambées.

Puis Cassandre s’endort brutalement, comme Hercule et pour les mêmes


raisons.

P HÈDRE

Au moment où Thésée est revenu des Enfers, commence la seconde


partie de Phèdre. L’espace tragique est envahi par le deuil, mais un deuil
manipulé par Phèdre jusqu’à ce qu’elle s’unisse à Hippolyte dans la mort
grâce à la perversion du rituel funéraire.
Quand Thésée arrive, il trouve sa maison endeuillée, il est frappé par les
chants de lamentation(383) :
THESEVS
Quis fremitus aures flebilis pepulit meas
Expromat aliquis. Luctus et lacrimae et dolor
in limine ipso maesta lamentatio
Auspicia digna prorsus inferno hospite

THÉSÉE
Mais je viens d’entendre comme une rumeur plaintive
Holà ! Quelqu’un ! Qu’est-ce qui se passe ?
Deuils, larmes, malheurs
Et sur le seuil pour m’accueillir
Le chant d’une pleureuse
Voilà bien comme il faut recevoir un voyageur qui sort droit des Enfers.
Il est accueilli comme le revenant qu’il est, épuisé, le pas tremblant, à
moitié mort, avec ses joues livides, sa saleté repoussante ; ces apparences
de deuil constrastent avec sa posture royale(384).
La nourrice est là sur le pas de la porte qui se lamente, Phèdre en
vêtement de deuil, la face voilée, repliée sur son silence, signale ainsi à tous
sa volonté de mourir(385). Ici le deuil de Phèdre est seulement un piège, un
rituel social, la manifestation codifiée d’un dolor, pas encore un rituel
perverti. Il prépare le mensonge, la fausse accusation d’Hippolyte pour viol.
La vraie perversion aura lieu plus tard lorsqu’Hippolyte sera mort.
Alors seulement, devant les restes du jeune homme, le fantôme et la
fausse endeuillée deviennent de vrais lugentes, par la mort du fils-amant.
Phèdre sur le cadavre d’Hippolyte pleure comme une mère et une
épouse(386) :
THESEVS
Quis te dolore percitam instigat furor ?
Quid ensis iste quidue uociferatio
planctusque supra corpus inuisum uolunt ?

THÉSÉE
Pauvre folle ! Pourquoi maintenant cet émoi ?
Pourquoi cette désolation ? Pourquoi cette épée ?
Sais-tu que tu pleures, que tu cries sur le corps d’un ennemi ?

Mais la présence de l’épée totalement incongrue fait qualifier ce dolor de


furor, une douleur excessive qui égare.
Et c’est bien du furor. Phèdre s’empare du rituel funéraire et le pervertit.
Au lieu du sacrifice qui doit suivre le bûcher et la mise au tombeau du mort
et qui libérerait Thésée de la souillure, elle fait sur les restes hideux du
garçon un sacrifice humain : elle l’emmène avec elle aux Enfers par son
sang qui coule dans la terre et détache le mort du monde des vivants(387) :
PHAEDRA
cruorque sancto soluit inferias uiro

PHÈDRE
Mon sang a lavé les restes d’un homme parfait
Il a coulé en libation pour son ombre souterraine

Le spectacle de Phèdre est un diptyque en vert et noir. Le premier volet


est celui de la mythologie de l’érotisme bestial, le second celui de la
mythologie du père assassin des siens. Le premier volet est ouvert par la
danse du chasseur sauvage et va jusqu’à l’étreinte mortelle de l’homme-
loup avec sa mère amazone, devant la statue de Diane, chasseresse et
entremetteuse. La musique est exotique, virile, elle fait bondir les hommes
dans les forêts. Le second volet est ouvert par l’arrivée de Thésée, dans une
lumière fantomatique avec une musique funèbre et va jusqu’à la danse de
mort de Phèdre et jusqu’aux hurlements lamentables de Thésée au milieu
des restes de son fils qu’il ne pourra jamais reconstituer. Cette polyphonie
lugubre n’est interrompue que par le récit du messager, racontant avec toute
sorte de détails pittoresques la mort d’Hippolyte. Ce divertissement en
forme de conte s’attarde longuement à décrire la Bête, belle comme une
Tarasque.

H Œ
ERCULE SUR L’ TA

La seconde partie d’Hercule sur l’Œta est constituée par l’apothéose


d’Hercule qui, en un sens, est la perversion du rituel funéraire normal, où le
mort est brûlé sur un bûcher et ses cendres enfermées dans un tombeau
construit sur le territoire de sa cité. Mais cette perversion est, en fait, un
démarquage du rituel officiel de l’apothéose des empereurs romains,
consecratio, qui elle-même a été élaborée à partir des funérailles
aristocratiques traditionnelles(388).
Hercule a donc intimé l’ordre aux assistants de ne pas pleurer autour de
son bûcher, évitant que s’installe le deuil, puisqu’il se brûle vif. À sa façon
Hercule est aussi un mort-vivant, ou plutôt un vivant-mort. Ni la terre ni le
ciel, ni sa famille n’ont été contaminés par la corruption de son cadavre,
corruption qui commence à l’instant de la mort. Pourtant, une fois qu’il
s’est consumé dans le feu, Alcmène, endeuillée, célèbre ses funérailles de
façon ordinaire. Après le récit des derniers moments d’Hercule, arrive sur
scène une pleureuse ; c’est Alcmène qui porte l’urne contenant les cendres
de son fils :
PHILOCTETES
Sed quid hoc ? maestam intuor
sinu gerentem reliquias magni Herculis
crinemque iactans squalidum Alcmene gemit

PHILOCTÈTE
Mais qu’est-ce qui arrive ?
Je vois une femme
Une pleureuse
Elle porte sur son cœur l’urne contenant les restes du grand Hercule
Ses cheveux défaits sont souillés de poussière
Elle pousse des gémissements
C’est Alcmène.

L’arrivée d’Alcmène semble ouvrir une séquence attendue : la création


d’un tombeau où sera déposée l’urne et qui deviendra le monument du
héros. Séquence qui n’aura jamais lieu.
Le dolor d’Alcmène n’est pas, en effet, qu’une douleur rituelle : la mère
d’Hercule est ici une grande douloureuse tragique, car n’ayant pas de lieu
où déposer l’urne d’Hercule, elle est vouée à une éternelle errance
d’éternelle pleureuse ; le héros ayant combattu pour le monde entier mais
n’étant l’homme de nulle part, aucune cité ne veut l’accueillir(389). Du coup,
c’est aussi l’univers qui est plongé dans un deuil conduit par Alcmène, et
qui risque de rester bloqué dans ce deuil, pleurant à jamais Hercule(390) :
ALCMENA
Aduoca in planctus genus

ALCMÈNE
Appelle le genre humain
Qu’il répète ta plainte et tes coups.

C’est alors qu’apparaît Hercule, ordonnant à Alcmène de mettre fin à son


deuil et lui apprenant qu’il est devenu un dieu. Il n’aura pas de tombeau
mais un temple, on ne chantera pas des hymnes funèbres mais une prière en
son honneur(391) :
ALCMENA
Es numen et te mundus aeternum tenet
credo triumphis. Regna Thebarum petam
nouumque templis additum numen canam

ALCMÈNE
Tu es donc un dieu
Tu as ta place dans le ciel
Pour l’éternité
J’en crois tes triomphes
Maintenant je vais revenir à Thèbes
Pour y construire un temple en l’honneur de cette divinité nouvelle
Que je célébrerai par un chant rituel.

Hercule, fils de Jupiter, trouve sa place au ciel, Alcmène résidera dans le


lieu où s’élèvera le temple d’Hercule. La tragédie se clôt sur un chant du
chœur qui est le premier carmen célébrant le dieu Hercule(392). L’atmosphère
tragique s’est apaisée.

L A MAGIE

Avec le sacrifice et le deuil pervertis, la magie est le troisième domaine


rituel permettant aux héros de réaliser le nefas. Médée, dont la fabula fait
depuis toujours une sorcière, enduit de poisons mystérieux dont elle a le
secret, les cadeaux offerts à Créüse. Déjanire fait de même avec la tunique
destinée à Hercule, à cette différence près que le poison est le sang de
Nessus infecté par les flèches d’Hercule, dont les pointes avaient été
plongées dans le sang de l’hydre de Lerne. La nourrice de Phèdre invoque
Diane à la façon des sorcières thessaliennes pour qu’elle l’aide dans ses
entreprises amoureuses. Dans Œdipe, enfin, Créon consulte les morts avec
l’aide de Tirésias.
Nous nous limiterons à ces trois exemples, où la magie est explicite. Car
rien n’est plus difficile à définir que la magie antique(393) et l’important pour
notre propos est seulement de repérer un ensemble de gestes et de paroles
codifiés sur lesquels chacun s’entendait, poètes et spectateurs. De fait, la
magie antique au théâtre est avant tout une esthétique connue de tous,
popularisée par la poésie grecque et ses continuateurs romains. Certes les
Romains de l’empire connaissent et utilisent une « vraie » magie comme en
attestent de nombreux documents archéologiques : tablettes d’envoûtement
— defixiones —, amulettes et papyrus qui sont des traités de magie
pratique. Mais les magiciennes et sorciers des textes littéraires n’ont pas
grand-chose à voir avec ceux que révèle l’archéologie.
La littérature elle-même présente au moins deux types différents de
magie selon le genre de texte où ils se trouvent. Dans la poésie populaire,
ou qui du moins se prétend telle, comme les mimes ou les bucoliques, et
dans le roman, les magiciennes cuisinent toutes sortes d’ingrédients avec
force incantations à Hécate, afin de séduire un jeune homme ou de nuire à
une rivale, et sacrifient des animaux bizarres(394).
LA MAGICIENNE
Dressez la table
tout de suite ; prenez
un grain de sel dans la main
et du laurier près de vos oreilles
Maintenant allez
vers le foyer et asseyez-vous. Donne-moi
l’épée, toi. Amène ici le chien
Où est le bitume ?

Ce type de magie appartient à la vraisemblance dans la fiction


amoureuse. Il est courant aussi d’y évoquer les morts(395).
Dans l’épopée, la magie prend une dimension terrifiante : la cuisine des
sorcières déchaîne des ouragans, ou des tremblements de terre. Incantations
et plantes mystérieuses ont des effets redoutables, en proportion avec la
grandeur épique, que ce soit chez Apollonios de Rhodes ou chez Lucain(396).
C’est cette magie épique que l’on retrouve dans la tragédie. Mais d’une
façon générale la magie poétique n’est pas celle de la vie quotidienne,
pratiquée par certains spectateurs, sa raison même est différente. Fritz Graf
conclut ainsi une analyse de la deuxième Idylle de Théocrite consacrée à la
magicienne Simaïtha(397), conclusion qui vaut pour toute la magie littéraire :
« Théocrite ne décrit pas un scénario rituel, il ne joue pas à l’ethnologue
mais construit une mosaïque, une sorte de super-rituel capable d’éveiller
chez les lecteurs toute sorte d’associations liées à la magie, et il le construit
d’après des faits rituels bien informés mais qui, pris dans leur ensemble, ne
fonctionneraient pas ».
On constate donc que la magie représentée n’est pas la magie réelle ; en
particulier il apparaît clairement, quand on compare les textes littéraires aux
documents archéologiques, que les poètes privilégient les sacrifices de
fumigation et les pratiques « sympathiques(398) ».
Comme avec l’aide de la déesse je fonds cette image de cire que fonde d’amour le Myndien Delphis.

Cette magie représentée est-elle destinée à une élite cultivée et sceptique


comme le suggère Fritz Graf ? Peut-être était-ce vrai en Grèce, du moins
avant l’époque alexandrine, mais à Rome et dans l’Empire, c’est peu
probable. La magie y est une réalité, chacun redoute les envoûtements,
aussi bien les cochers du cirque que les orateurs au forum(399). La magie
littéraire sert ainsi à marquer une filiation avec la poésie hellénistique, à
« faire grec » dans la poésie romaine ; elle est donc directement réécrite à
partir des textes grecs, selon la même logique.
Les poisons de Médée et les incantations de Tirésias, puisqu’ils ne
relèvent pas d’une magie humaine, peuvent donc être les instruments du
nefas, indépendamment des contraintes de la fabula. Sénèque crée ainsi une
magie mythologique : l’atmosphère générale est celle de la magie
traditionnelle, issue de l’épopée, aisément identifiable par le public romain ;
les ingrédients de la magie sont mythologiques, au sens où nous avons
utilisé ce terme jusqu’ici, c’est-à-dire qu’ils appartiennent à l’univers des
monstres de la fabula.
Quand dans Œdipe Tirésias évoque les morts, la séquence reprend le
modèle(400) de toutes les nekuia qui se sont succédé depuis les premières
imitations du chant XI de l’Odyssée, mais les fantômes qui surgissent du sol
sont les ancêtres monstrueux d’Œdipe, les exempla de son nefas. Quand la
nourrice invoque Diane, c’est dans la pure tradition des sorcières
thessaliennes sollicitant Hécate de leurs incantations, mais ici, Diane est la
divinité du furor d’Hippolyte et de Phèdre, comme déesse de la sauvagerie.
Quand Médée entasse les poisons, elle rassemble tous les feux secrets de la
mythologie, afin que, comme eux, l’incendie destiné à Corinthe reste caché
dans les cadeaux jusqu’à ce que Créüse les touche et s’embrase(401) :
MEDEA
Tu nunc uestes tinge Creusae
quas cum primum sumpserit imas
urat serpens flamma medullas
Ignis fuluo clusus in auro
latet obscurus, quem mihi caeli
qui furta luit uiscere feto
dedit te docuit condere uires
arte Prometheus

MÉDÉE
Voici le manteau de Créüse
Empoisonne-le
Dès qu’elle en sera revêtue
Qu’une flamme rampante pénètre au fond de ses moelles et les brûle
Enferme une ardeur obscure dans l’éclat fauve de l’or
Un feu invisible qui couve
Je veux y cacher le cadeau de Prométhée
Le feu volé au ciel
Et qu’il paya de son ventre bourgeonnant
Il m’apprit l’art d’enfouir les braises sans les éteindre.

Au feu caché de Prométhée, Médée ajoute la flamme enfouie dans le


soufre donné par Vulcain, le corps embrasé de son oncle Phaéton, le souffle
ardent des taureaux de son père, conservés dans le fiel de Méduse. Quand la
jeune mariée s’approchera des torches nuptiales, cette lumière de vie
s’inversera en bûcher de mort. Sa blonde chevelure, qui est le rayonnement
de sa beauté, s’enflamme et communique son incendie au palais des rois de
Corinthe puis à toute la ville. La logique du furor déborde largement la
tradition de la magie littéraire car le feu caché est un feu paradoxal(402) :
NVNTIVS Et hoc in ista clade mirandum accidit
alit unda flammas, quoque prohibetur magis
magis ardet ignis : ipsa praesidia occupat

LE MESSAGER
C’est là le plus extraordinaire de ce drame
L’eau nourrit le feu
Et plus on combat le brasier plus il brûle avec force
Il retourne nos armes contre nous.

Là où la proximité pourrait être la plus grande entre la magie quotidienne


et la magie tragique, c’est dans la prière. Encore que les prières magiques
telles qu’on les lit dans les papyrus ne doivent rien à une poétique de la
langue. Inutile de chercher non plus, dans la poésie épique ou tragique, le
charme du carmen et une esthétique de la séduction. Les dieux sont
contraints parce que la sorcière inverse délibérément le rituel : Erichto chez
Lucain prie avec « une bouche impie et souillée », elle fait des libations de
sang humain, sacrifie des victimes humaines, pousse des cris d’animaux
nocturnes — chiens, hiboux, serpents —, imite les hurlements du vent, les
vagues de la mer, le bruit du tonnerre(403). L’efficacité de la magie lui vient de
la transgression des rituels religieux : prières, libations, sacrifices.
Finalement la magie est un élément surtout pittoresque dans la tragédie
romaine. Elle est d’un usage facile pour les metteurs en scène
contemporains, car étant déjà une fiction conventionnelle dans le théâtre
romain, elle est aisément transposable par l’imaginaire contemporain
puisque notre époque a aussi ses représentations conventionnelles de la
magie. On se souvient sûrement de la magicienne dans le Satiricon de
Fellini qui utilisa les moyens propres au cinéma ainsi qu’une référence à la
sorcellerie africaine pour donner toute sa force à cet épisode.
Chapitre IX

Les viscères de Médée et les arcanes de la mémoire

L A CHAIR OBSCÈNE DES HÉROS

Jackie Pigeaud(404) commente avec beaucoup de talent la fin de Médée, ce


moment où l’héroïne tue ses deux fils en face de Jason qui la supplie, sous
le titre général « les viscères de Médée », car elle ajoute(405) :
MEDEA
In matre si quod pignus etiamnunc latet
scrutabor ense uiscera et ferro extrahat

MÉDÉE
Si dans mon ventre peut se trouver encore quelque fœtus
Je m’ouvrirai le corps d’un coup d’épée
Et j’arracherai l’embryon.

Médée fouille au fond de son ventre afin d’en arracher le « gage » —


pignus — de son union avec Jason. Le terme implique que son corps de
femme est un ventre culturel, sa maternité a une définition juridique. Sa
violence contre elle-même, contre sa chair, est donc un aspect de sa
conquête d’un statut mythologique, de son horreur de l’humanité dans tous
les sens du terme.
Médée n’est pas la seule héroïne de Sénèque à s’acharner sur sa chair.
Les douloureux fouillent au fond de leurs corps afin d’en arracher ce qui les
y relie à la culture des hommes. Ils se poursuivent et se détruisent à
l’intérieur d’eux-mêmes. Médée n’est pas non plus la seule à faire de son
ventre le lieu détestable d’une généalogie mortelle. Jocaste enfonce son
épée là où a eu lieu le nefas(406) :
IOCASTA
hunc dextra hunc pete
uterum capacem qui uirum et gnatos tulit

JOCASTE
Ici, c’est ici
Que tu dois enfoncer ton arme
Dans ce ventre vorace et fécond
Où mari et fils
Tu l’as porté, tu l’as subi.

Déjanire provoque son fils Hyllus, elle lui demande de la frapper, soit au
ventre(407) :
DEIANIRA
siue maternum libet
inuadere uterum, mater intrepidum tibi
praebebit animum

DÉJANIRE
Si tu préfères m’éventrer
Ta mère s’offrira consentante.

soit à la poitrine, lieu du dolor, « plenum pectus aerumnis » — sa poitrine


remplie de chagrins.
Poitrine, utérus, le corps du héros est aussi un « estomac », un sac rempli de
nourriture, à côté du sac rempli d’enfants, et du sac rempli de chagrins et de
larmes. Les trois sacs communiquent plus ou moins, formant ce grand sac
unique qu’est le corps humain. Le nefas de Thyeste montre un homme plein
de ses enfants qu’il a mangés, comme une femme pleine d’enfants qui
s’agitent pour naître(408) :
THYESTES
Quis hic tumultus uiscera agitat mea ?
Quid tremuit intus ? Sentio impatiens onus
meumque gemitu non meo pectus gemit

THYESTES
Qu’est-ce qui secoue mon ventre et se révolte ?
Quelque chose est en moi
Une chose frémissante
Je me sens gros d’un fardeau qui s’impatiente
De ma poitrine sortent des soupirs
Mais ces soupirs ne sont pas les miens.

Pectus, uiscera, ce flou anatomique sert à dire une intériorité unique du


corps, une intériorité physiologique que révolutionne le crime tragique(409) :
THYESTES
Voluuntur intus uiscera et clusum nefas
sine exitu luctatur et quaerit fugam

THYESTES
Leur chair remue en moi
L’horreur enfermée dans mon ventre
Se débat en vain pour sortir.

Le nefas est réifié, ce sont les chairs du sacrifice humain, rituellement


immolées et cuisinées, ce sont les enfants morts et vivants à la fois, pas
encore nés et destinés à ne jamais naître dans le ventre de Thyeste. Lui aussi
aspire à se fouiller les entrailles, à se vider(410) : « Da frater ensem ».
La violence sanguinaire avec tout ce qu’il faut de chairs en lambeaux et
de détails affreux, qui abonde dans la tragédie, correspond à une
représentation romaine, et bien particulière, de la personne. L’intérieur de
l’homme n’est pas le siège symbolique de sa vie intime et du sentiment
caché, ou même le lieu de l’inconscient ; c’est un chaudron où bouillonne
l’énergie vitale, encore informe avant que l’animus et la mens lui donnent
forme. La passion excessive est le chaudron qui déborde ou explose. Cet
intérieur est hideux ; ouvrir un homme et révéler ses entrailles au jour, c’est
attenter à son cadavre, le mutiler en lui ôtant sa forme et sa beauté
extérieure, mais aussi l’enlaidir en laissant voir sa chair à nu, ruiner
définitivement sa présence parmi les hommes, car il ne sera jamais plus un
« beau mort » pour de belles funérailles. Tel est le sens de l’acharnement de
Clytemnestre et d’Égisthe à charcuter le cadavre d’Agamemnon(411)
CASSANDRA
Pendet exigua male
caput amputatum parte et hinc trunco cruor
exundat, illic ora cum fremitu iacent
Nondum recedunt ; ille iam exanimem petit
laceratque corpus ; illa fodientem adiuvat

CASSANDRE
Le coup était maladroit
Un lambeau de chair retient encore la tête
Qui pend et inonde le torse de sang
Voilà
La tête est tombée avec un grognement
Eux ne le lâchent pas
Il se jette sur son cadavre et le déchire
Elle participe à cette boucherie en lardant sa chair de coups.

Ce qui nous semble une violence gratuite, est à Rome une cruauté
symbolique. Il s’agit de faire de ce mort une statue hideuse, d’autant plus
repoussante qu’on verra ses viscères au grand jour, spectacle obscène,
image visible du nefas.
Quand Œdipe sculpte son masque de mort, son visage de nefas, il ne se
contente pas de se crever les yeux, comme chez Sophocle, il s’arrache les
globes oculaires(412) :
NVNTIVS
Scrutatur auidus manibus uncis lumina
radice ab ima funditus uulsos simul
euoluit orbes

LE MESSAGER
Il fouille les orbites avec les ongles
Et d’un seul coup il arrache tout
Les deux globes roulent à terre.

Il creuse encore au fond de la cavité :


NVNTIVS
haeret in uacuo manus
et fixa penitus unguibus lacerat cauos
alte recessus luminum et inanes sinus
saeuitque frustra plusque quam satis est furit

LE MESSAGER
Ses mains restent agrippées au fond des orbites
Il gratte et griffe les cavités
Mais il ne reste plus rien
Il ne peut plus se faire de mal
Le pauvre fou qui veut souffrir.

Son visage est maintenant parfaitement hideux, il a le masque


monstrueux du dolor, car il exhibe son intériorité, obscène comme son
inceste(413):
NVNTIVS
Rigat ora fœdus imber et lacerum caput
largum reuulsis sanguinem uenis uomit

LE MESSAGER
Son visage ruisselle de larmes répugnantes
De sa face mutilée
De ses veines ouvertes coulent des flots de sang.

Le corps d’Hippolyte, lui, tout entier réduit à des restes affreux, est
découpé morceau après morceau par le récit du messager. Celui-ci insiste
sur son visage défiguré à force de rebondir de ronces en rochers, sur sa
beauté perdue(414) :
NVNTIVS
auferunt dumi comas
et ora durus pulchra populatur lapis
peritque multo uulnere infelix decor
hocine est formae decus ?

LE MESSAGER
Ses cheveux restent accrochés aux ronces
Son visage est réduit en bouillie sous les chocs
Sa beauté périt
Hachée de mille blessures…
Est-ce ainsi que finit la beauté ?

Hippolyte est plus que mutilé, on ne distingue plus le dehors du dedans, il


n’est que viscères sanglants.
Le malheur subit par Hercule dans Hercule sur l’Œta exploite la même
représentation du corps : sa beauté est sa forme extérieure, et son intérieur
doit rester caché, car tout homme, même héroïque, n’a en lui qu’un magma
de viscères, de chairs et de sang, bouillonnant d’une vie informe. C’est
pourquoi tout ce qui lui arrive lui vient de l’extérieur. La tunique imprégnée
du sang de Nessus est un dolor qui va pénétrer progressivement dans son
corps, lui retirant sa beauté puis ses forces. Ayant revêtu le vêtement
empoisonné, Hercule pleure, gémit, hurle comme un furieux(415). Il cherche à
retirer la tunique, mais elle s’incruste dans sa chair et il s’arrache la peau(416).
Le voici nu et écorché vif. Le poison progresse et détruit ses uiscera, ses
muscles, en les brûlant(417).
Ce dolor qui lui vient de l’extérieur, comme tout dolor tragique, a ceci de
particulier chez Hercule qu’il ne va déboucher sur un furor que pour
quelques instants, le temps de tuer Lichas qui lui a apporté la tunique. Puis
il réussit à se maîtriser, à assister sans colère à sa destruction par le dolor. Il
n’a bientôt plus de force, plus de muscles, il est devenu incapable des
exploits de jadis, il a perdu son identité héroïque(418). Car le corps c’est
l’identité, perdre son corps c’est se perdre soi-même(419) :
HERCVLES
Herculem agnoscis pater ?

HERCULE
Mon père reconnais-tu Hercule ?

Ce dolor l’achève comme il aurait pu achever Médée si elle ne s’était pas


jetée dans la fureur, comme la Peste aurait détruit Thèbes. Car pestilentia et
dolor ont la même cause, une rupture entre un homme, ou un groupe
d’hommes, et la collectivité des hommes et des dieux. Le poison de Nessus,
cette peste, s’enfonce au plus profond des chairs d’Hercule(420) :
HERCVLES
Quaecumque pestis uiscere in nostro latet…
HERCULE
Toi la chose qui se cache au fond de mes entrailles
Le fléau, la peste…

Et Hercule pourchasse son mal :


HERCVLES
Ecce direpta cute
uiscera manus detexit ; ulterior tamen
inuenta latebra est

HERCULE
Je me suis écorché vif
Mes chairs sont à nu
Mais le mal s’est caché plus profond.

La fabula voulait qu’Hercule fût empoisonné par la peau mais la culture


romaine exige aussi que le poison se plante dans le ventre d’Hercule et le
brûle à l’intérieur(421) :
ALCMENA
Et unde in artus pestis aut ossa incidit ?
HERCVLES
Aditum uenenis palla femineis dedit

ALCMÈNE
D’où t’est venu le mal ?
Comment a-t-il pénétré tes muscles et tes os ?
HERCULE
C’est une tunique qui m’a empoisonné
Une tunique que cette femme m’avait donnée.

Le dolor d’Hercule est exemplaire, il a accueilli en lui un malum qui va


grossir et le ronger ; même s’il ne se transforme pas en furor, il est
semblable à ces boules de malheur qui croissent dans le cœur de Médée, de
Phèdre ou de Déjanire(422) :
PHAEDRA
Pectus insanum uapor
ardorque torret. Intimis feruet ferus
penitus medullis atque per uenas meat
uisceribus ignis mersus et uenas latens

PHÈDRE
Le feu embrase mon cœur et l’affole
Incendie sauvage au tréfonds de mon corps
Le désir couvait, il court dans mes veines
Et me ravage la chair.

Le dolor d’Hercule est représentatif de toutes les passions tragiques.


Voilà donc des héros sans intériorité psychologique, car la place est déjà
occupée par les uiscera. Dès qu’ils sont exhibés au grand jour les intérieurs
des hommes sont affreux à voir. Les chairs sont le siège de la vie et de la
force, mais non de la mémoire ni du caractère. Si les passions s’installent
dans les uiscera, elles n’y naissent pas, elles viennent de l’extérieur, car
elles sont des réactions aux sollicitations du monde.

L ES LIEUX DE LA MÉMOIRE

La seule mémoire qui vaille dans la tragédie est la mémoire


mythologique. L’homme non héroïque et réduit à sa vie sociale n’a pas
d’histoire personnelle, il participe à la mémoire collective, c’est-à-dire à
l’ensemble des valeurs et comportements communs au groupe. Si le
douloureux se souvient de l’offense qui lui a été faite, c’est que celle-ci est
toujours présente et qu’il l’actualise sans cesse par les mots. Le temps
commence pour le héros au moment où il refuse de laisser son dolor glisser
dans le passé, quand il refuse d’oublier. La mémoire tragique est toujours
monstrueuse, car elle est éternelle. Les grands douloureux figés à la fin des
tragédies dans l’éternité du nefas dont ils sont coupables, servent à
construire la mémoire fabuleuse de l’humanité, ils seront les grands damnés
de la légende.
La mémoire est extérieure à l’individu ; quand ils convoquent la mémoire
de leurs ancêtres mythologiques, les hommes ne pratiquent pas une
remémoration, ils vont la chercher ailleurs qu’en eux-mêmes. Souvent cette
mémoire est réifiée dans des objets, dont le héros doit réactiver la
puissance, la uis. Le poison de la tunique qui brûlera Hercule est le sang de
Nessus mort il y a longtemps, réveillé par Déjanire. C’est une des fonctions
des magiciennes : redonner leur efficacité à des objets mythologiques
cachés parmi les hommes. Ces objets de mémoire se conservent à l’abri du
jour comme si, tapis ainsi dans l’ombre, ils étaient hors du temps, comme la
mémoire mythologique elle-même(423) :
DEIANIRA
Hoc nulla lux conspiciat, hoc tenebrae tegant
tantum remotae ; sic potens uires suos
sanguis tenebit

DÉJANIRE
Ce philtre ne doit jamais être exposé à la lumière
Il doit rester dans une obscurité totale
Sinon la puissance du sang s’évanouira
Et il perdra son pouvoir.

Ce lieu obscur doit être un lieu secret ; cette mémoire réifiée doit être à la
disposition des seuls furieux. Médée aussi a un trésor caché qu’elle n’ouvre
qu’en état de furor ; elle a enfermé dans une grotte profonde tous ses
poisons venus de son passé et qu’elle avait « oubliés » quand elle avait
réintégré l’humanité(424). Elle doit, elle aussi, les réactiver par des
incantations et une cuisine de sorcière(425).
Il y a des lieux de mémoire, cachés comme les objets au regard des
hommes et à l’abri de la lumière du soleil. Atrée accomplit son sacrifice
dans une forêt préhistorique, secrète, au cœur du palais royal(426) :
NVNTIVS
in multa diues spatia discedit domus
arcana in imo regio recessu iacet

LE MESSAGER
Il y a un dédale somptueux de salles et de couloirs
Mais au fond de ce dédale
Il y a un lieu interdit
Un réduit secret
Le repaire du roi.

S’opposant à la façade brillante et civilisée de la demeure royale, avec


ses superbes salles de réception, se trouve la mémoire cachée de la dynastie
mythologique des Tantalides, un bois sacré archaïque. De vieux fétiches y
sont accrochés, objets de mémoire des nefas précédents. Une nuit
perpétuelle y règne, ce qui attire les fantômes du passé. Il est logique
qu’Atrée vienne y chercher son identité monstrueuse.
Œdipe, lui, parcourt différents lieux de mémoire qu’il va fouiller pour en
sortir la vérité mythologique de la mort de Laïus, vérité qui est partout sauf
en lui. Il la cherche d’abord à Delphes, puis dans le ventre des deux
victimes dont les entrailles ne révèlent que le désordre affreux du monde et
ne lui parlent que du présent. Du ventre des bêtes sort un nefas(427), mais un
nefas muet.
Il faut fouiller les entrailles de la terre. Créon se rend donc en un lieu de
mémoire semblable à la forêt archaïque du palais de Pélops. Non loin de la
ville, il y a un bois sacré(428) où règne une nuit perpétuelle ; l’ombre est si
épaisse qu’une mare stagnante a gelé. Cet endroit hors du temps est le lieu
de la mémoire mythologique des rois de Thèbes, car c’est là que sourd la
fontaine de Dircè, là où jadis Cadmus arrêta sa course venant d’Asie pour
fonder Thèbes. Depuis, cette terre engendre des monstres(429). La magie de
Tirésias fait sortir les fantômes du sol de Thèbes, il évoque les morts,
réanimant ainsi, à sa manière, ce lieu de mémoire. Surgissent tous les
monstres royaux du passé thébain, la mémoire mythologique d’Œdipe. Le
défilé des monstres donne les règles de leur héroïsme criminel. Il y a les
Spartes, les frères qui, nés des dents du dragon semées dans le sol, surgirent
tout armés des sillons et s’entretuèrent. Il y a Agavé et les Bacchantes ayant
mis en pièce le roi Penthée, son fils. Avec ces haines familiales contraste
l’amour excessif de Niobè pour ses enfants qui causa aussi leur perte(430).
Œdipe combine les deux genres de crimes. Laïus enfin surgit arraché de
force au royaume des ombres : il accuse clairement son fils et dit le nefas
d’Œdipe en l’inscrivant dans la dynastie thébaine.
Ce n’est qu’après avoir appris des entrailles de la terre qu’il est le
criminel coupable du nefas qui ravage la cité, une fois que la mémoire
mythologique réveillée a envahi le présent, qu’Œdipe va intégrer ce passé,
le faire sien. Maintenant qu’il est empli par cette mémoire venue d’ailleurs,
maintenant qu’il a la mémoire d’un furieux, il se souvient(431) :
ŒDIPVS
Redit memoria tenue per uestigium

ŒDIPE
Il me revient quelque chose
Une vague silhouette sur les sentiers de ma mémoire.

Les Enfers sont dans chaque tragédie le lieu général de la mémoire


mythologique. Les fantômes en sortent à volonté soit dans les prologues —
Agamemnon et Thyeste — soit au cours de l’action. Ils apparaissent souvent
en foule comme à Cassandre dans Les Troyennes(432) ou à Créon dans Œdipe,
ou bien le héros a la vision fugitive d’un mort, d’un proche qui vient
l’assister quand il est au paroxysme du furor. Médée voit le fantôme de son
frère au moment de frapper, Andromaque voit Hector au moment de livrer
Astyanax à Ulysse, et ces fantômes poussent toujours le furieux à agir dans
le sens du nefas(433) :
ANDROMACHA
arma concussit manu
iaculatur ignes ; cernitis Danai, Hectorem ?
An sola uideo ?

ANDROMAQUE
Le bruit de ses armes
Un flambeau qui s’agite
Vous le voyez, Grecs
Vous le voyez ?
C’est Hector
Suis-je vraiment seule à le voir ?

Seule la mémoire mythologique d’Hercule n’est pas enfouie dans une


obscurité opaque, elle brille la nuit dans le ciel, car les monstres vaincus par
lui sont devenus des constellations(434).
Ultime mémoire extérieure au héros, mais qu’il a en commun avec tous
les hommes, à la différence de ce qui précédait, les légendes mythologiques
circulent de bouche en bouche jusqu’aux confins du monde, fabulae. Le
héros n’est pas seul dépositaire de la mémoire orale de sa lignée. Quand il
s’exhorte à se souvenir, Atrée, Médée, Phèdre ou tout autre, ses souvenirs
lui viennent d’un savoir partagé avec les autres hommes. Les chœurs le
prouvent, qui souvent « doublent » les récits que les héros se font à eux-
mêmes. Dans Œdipe le chœur dit la mémoire des Labdacides, dans Thyeste
le chœur dit la mémoire des Tantalides, dans Phèdre le chœur dit les furieux
de l’amour, dans Médée le chœur dit l’épopée funeste des Argonautes(435). Or
les chants du chœur sont l’émanation du savoir partagé, ils déroulent
sagesses communes, vulgarisations philosophiques et contes de nourrice.
Concevoir le corps de l’homme comme un sac d’entrailles, siège de la
douleur et de la fureur, du feu et de la pourriture, mais sac muet, sans
signification propre et devant tenir son sens de l’extérieur, par la voix et le
geste, implique une théâtralité profondément différente de la nôtre. Car
nous privilégions sans même y penser une représentation du corps au fond
duquel le sens se cacherait et d’où la parole le ferait émerger. À Rome, ce
sens extérieur vient à l’homme par la ritualité sociale et religieuse, par le
récit mythologique ; il s’invente dans la danse et le chant qui lui permettent
de trouver un corps et donc une voix en accord avec cette mémoire.
Conclusion

Le sens par surcroît

Cette étude a voulu montrer que les tragédies de Sénèque étaient des
spectacles, et d’abord des spectacles, que leur action ne progressait que par
le moyen du spectacle, celui des corps, de la musique et des mots. La
conjugaison des différentes ritualités avec la plastique des passions, issue de
l’action rhétorique, ainsi qu’avec les lusus, les jeux de mots,
divertissements propres aux loisirs des Romains, est la matière première de
ce ludisme musical romain qui forme la chaîne des « jeux grecs » où vient
se tramer la fabula.
Faut-il en plus chercher une signification à ce théâtre tragique ? La
finalité des jeux ne l’impose pas, mieux encore elle suppose qu’au théâtre la
tragédie reçoive un accueil consensuel. Or cette fin n’est-elle pas en
contradiction avec une interprétation philosophique ou morale de la fabula
qui ne saurait faire l’unanimité ? Par conséquent si l’on veut à toute force
chercher du sens dans une tragédie, il ne peut être que multiple, discontinu,
polyphonique afin que chacun puisse y trouver ce qui lui convient ; ce sens,
ces sens, ne peuvent être présents que par surcroît, sans être nécessaires à la
réception de cette tragédie, ni même à son analyse. Il ne saurait non plus
être question de déchiffrer dans le texte d’une tragédie une signification
privilégiée à laquelle l’auteur donnerait le poids de son autorité.
En fait, du sens est bien présent au cours de la tragédie, immédiatement
intelligible, sans qu’on ait besoin de se livrer à des contorsions
herméneutiques, mais du sens qui correspond à des visions partielles et
simplement humaines des événements. On lit des fragments de discours qui
parsèment la pièce, mais ils sont systématiquement en deçà de l’action
tragique.
Prenons un exemple, celui de Phèdre. On y rencontre une succession
d’amorces d’interprétation : chacune de ces exégèses est toujours
fragmentaire ; il faut souligner en outre leur extrême banalité. Il y a la
nourrice qui face à Phèdre déroule une série d’idées reçues et de propos
convenus sur l’amour. En voici quelques exemples. Elle explique d’abord
comment il est possible de résister à une passion, et ajoute que Phèdre n’a
pas suivi la bonne méthode(436) :
NVTRIX
quisquis in primo obstitit
pepulitque amorem tutus ac uictor fuit
qui blandiendo dulce nutriuit malum
sero recusat ferre quod subit iugum

LA NOURRICE
La victoire et le salut attendent ceux qui résistent
au premier assaut et repoussent la passion
Mais si tes complaisances entretiennent ta délicieuse
maladie. Il sera trop tard pour te révolter contre un maître que tu auras déjà servi.

Il lui vient ensuite une diatribe contre les méfaits de la poésie


amoureuse(437) :
NVTRIX
Deum ese amorem turpis et uitio fauens
finxit libido quoque liberior foret
titulum furori numinis falsi addidit
natum per omnis scilicet terras uagum
Erycina mittit, ille per caelum uolans
proterua tenera mollitur manu
regnumque tantum minimus e superis habet ;
uana ista demens animus asciuit sibi
Venerisque numen finxit atque arcus dei.

LA NOURRICE
L’Amour, un dieu ?
Voilà bien un conte que les débauchés ont inventé
pour couvrir leurs exploits, c’est trop facile
Vénus envoie son fils parcourir le monde
Et lui, le doux enfant, nous larde de ses flèches
C’est un bien grand pouvoir pour un si petit dieu
Seul un esprit délirant a pu concevoir de pareilles sottises
Imaginer ce dessein de Vénus et son archer divin.
Puis elle s’attaque, dans des termes qui sont ceux de la satire
traditionnelle, à l’hypocrisie des classes supérieures et à leurs caprices
d’enfants gâtés. L’amour de Phèdre ne serait que la dépravation d’une
princesse qui s’ennuie(438) :
NVTRIX
Quisquis secundis rebus exultat nimis
fluitque luxu semper insolita appetit…
Cur sancta paruis habitat in tectis Venus
mediumque sanos uulgus affectus tenet
et se coercent modica ? Contra diuites
regnoque fulti plura quam fas est petunt ?

LA NOURRICE
L’humanité cherche toujours du nouveau
Une soif morbide de jouissances ronge le cœur des favoris de la Fortune…
Pourquoi les simples citoyens ont-ils des amours simples ?
Pourquoi les hommes ordinaires savent-ils se modérer
Tandis que les rois et les banquiers ne rêvent que
débauches et perversions ?

Elle règle même le sort, en deux vers, et à l’avance, du malheureux


Hippolyte(439) :
NVTRIX fama uix uero fauet
peius merenti melior et peior bono

LA NOURRICE
Les gens que savent-ils de la vérité ?
Ils acclament les bandits et lapident les saints.

La sagesse des nations, comme Nostradamus, a tout prévu. Le chœur qui


suit présente une version différente des amours de Phèdre et d’Hippolyte, et
semble une illustration de cette poésie amoureuse dénoncée par la nourrice,
qui sert de justification au bovarysme des dames de la haute. Il chante la
toute-puissance du dieu Amour. Dans un triptyque coloré il énumère les
races humaines qu’il enflamme, les dieux qui ont succombé à ses flèches et
les animaux sauvages qui brûlent de ses feux(440). C’est la nature tout entière
qui folâtre, copulante et gloussante, le carnaval des dieux et des animaux.
Ces deux types d’exégèses sont développées pour elles-mêmes. Que le
public y adhère ou en sourie, peu importe car elles valent avant tout pour
leur virtuosité verbale : la nourrice s’attarde volontiers sur le tableau des
amours dissolues des grands et le chœur détaille à plaisir la figure
d’Hercule au pied d’Omphale(441) :
CHORVS
Natus Alcmena posuit pharetras
et minax uasti spolium leonis
passus aptari digitis zmaragdos
et dari legem rudibus capillis ;
crura distincto religauit auro
luteo plantas cohibente socco
et manu clauam modo qua gerebat
fila deduxit properante fuso :
uidit Persis ditique ferax
Lydia regno deiecta feri
terga leonis umerisque quibus
sederat alti regia caeli
tenuem Tyrio stamine pallam.

CHŒUR
Hercule
A déserté la guerre
Le fils d’Alcmène
A déposé son arc
Il a retiré sa grande peau de lion
Hercule a passé des émeraudes à ses doigts
Il a ramassé ses cheveux dans une résille
Il a lacé sur ses jambes des rubans dorés
Il a chaussé de fines bottines jaunes
Hercule a troqué la massue pour la quenouille
Et fait vrombir le rouet
Les Perses et les riches Levantins
Ont vu tomber la peau de lion
Ils ont vu ces épaules qui avaient porté le monde
Se draper de voiles transparents.

Une scène entière, totalement inutile, au moins par sa longueur, à l’action


tragique, a lieu entre Hippolyte et la nourrice près de la statue, cela juste
avant sa rencontre avec Phèdre. C’est une sorte de controverse d’école entre
la Nature — Hippolyte — et la Civilisation — la nourrice. Celle-ci reproche
à Hippolyte en fuyant la vie civilisée de fuir le mariage et ainsi de
compromettre l’avenir démographique de l’humanité. En face Hippolyte
répond que la civilisation est à l’origine de tous les maux et que la femme
est l’incarnation de cette civilisation. L’histoire de Phèdre devient ainsi une
fable écologique, la Nature victime de la Civilisation(442).
Un second chœur vient après la fuite d’Hippolyte faire quelques
variations lyriques sur la beauté vouée à une mort rapide et qui, si elle
échappe à ceux qui la poursuivent, succombera à la laideur du
vieillissement. Hippolyte était trop beau pour survivre honorablement.
Deux autres chœurs d’inspiration vaguement philosophique offrent deux
autres commentaires de la mort d’Hippolyte. Le premier expose une
physique du monde, imperturbable et juste, tandis que l’humanité est livrée
aux caprices de la Fortune, le Vice triomphe, la Vertu périt(443) :
CHORVS
O magna parens Natura deum…
cur tanta tibi cura perennes
agitare uias aetheris alti ?….
Tristis uirtus peruersa tulit
praemia recti castos sequitur
mala paupertas uitioque potens
regnat adulter : o uane pudor
falsumque decus.

CHŒUR
Toi la Nature qui enfantas les dieux…
À quoi bon ce souci de l’éternité cosmique
À quoi bon veiller sur les routes de l’éther ?…
Les hommes de cœur sont persécutés
Les justes croupissent dans la misère
Les débauchés font leur chemin jusqu’à la pourpre
Le vice donne le pouvoir.
À quoi bon la morale ?
L’honneur est un mirage trompeur

ce que prouve justement la mort d’Hippolyte injustement puni.


Le dernier chœur, en contradiction avec le précédent, reprend l’antienne,
« pour vivre heureux, vivons caché », qui revient comme un leitmotiv de
tragédie en tragédie, ce qui n’a rien d’étonnant puisque les héros tragiques
sont des rois, des fils, des pères, des épouses ou des filles de roi. Puisque la
gloire et la puissance ne peuvent apporter que des ennuis, Thésée paie son
expédition aux Enfers par la trahison de sa femme et la mort de son fils.
Ce sens par surcroît, qui n’apporte rien à l’action, sauf lorsque les lieux
communs prononcés par un personnage trouvent leur place dans une scène
qui oppose un furieux et un porte-parole de l’humanité, comme la nourrice
opposée à Phèdre, n’est pas du texte en trop. Ces fragments
d’interprétations se nichent dans des séquences esthétiquement nécessaires,
les intermèdes ludiques où les mots font le spectacle. Le discours se
développe pour le plaisir, comme par exemple encore la longue évocation
par Hippolyte du Pur vivant dans la nature vierge, dont voici un court
passage(444) :
HIPPOLYTVS
Iuvat aut amnis uagi
pressise ripas, caespite aut nudo leues
duxisse somnos siue fons largus citas
defundit undas siue per flores nouos
fugiente dulcis murmurat riuo sonus

HIPPOLYTE
Ce qu’il aime
C’est fouler la rive d’un ruisseau sinueux
Dormir doucement sur un lit de mousse
Ou à même la terre
Dans les éclats d’une cascade
Ou le murmure d’une source filtrant au milieu des fleurs.

Reste une question en suspens. Question évidente, profonde et insoluble,


soulevée par Bernard Chartreux dans un débat aux Amandiers. Pourquoi
tant de monstres ? Certes on peut contourner la question en répondant que
c’est ainsi, que les Romains voyaient ainsi les héros de la tragédie grecque,
et qu’ils les montrent ainsi sur leurs scènes, simple effet d’une traduction
culturelle. Il n’en est pas moins vrai que ces monstres ont plu au public,
qu’ils ont fasciné les spectateurs romains jusqu’au IVe siècle ap. J.-C. Tandis
que la comédie périclitait dès le IIe siècle av. J.-C., la tragédie vécut
longtemps sous sa forme originelle ou sous une forme nouvelle, la
pantomime.
À cette remarquable longévité, il faut ajouter la fascination chez les
Romains de l’Empire, sous Néron mais déjà bien avant, pour les monstres
tragiques ; les nobles bravent l’infamie pour monter sur scène et jouer
Médée, Atrée ou Œdipe. Risquons une hypothèse. Idéologiquement la
figure du monstre sert à cerner l’humanité de l’extérieur, en disant ce
qu’elle n’est pas, en marquant les limites indépassables(445). Pour penser
l’homme il faut penser le non-homme, c’est-à-dire à Rome le monstre, car
ni le sauvage ni l’esclave ne peuvent y incarner l’altérité radicale. Les
Romains de l’Empire désirent-ils aussi franchir ces limites, au moins dans
l’espace ludique du théâtre ? Et Néron voulut-il pour cette raison faire du
monde un théâtre ?
ANNEXES

Bibliographie
Bibliographie

Les tragédies de Sénèque sont citées, pour le texte latin, dans l’édition de la
collection Loeb, London, Cambridge, Massachussets, 1968, et pour le
texte français dans l’édition de l’Imprimerie Nationale, collection « Le
Spectateur français », Paris, 1991.
Richard C. BEACHAM, The Roman Theatre and its Audience, Londres, 1991.
Dominique BRIQUEL, Les Étrusques. Peuple de la différence, Armand Colin,
Paris, 1993.
Giuseppe CAMBIANO, Le Retour des Anciens, Belin, Paris, 1994.
Pascal CHARVET et Anne-Marie OZANAM, La Magie. Voix secrètes de l’Antiquité,
Nil éditions, Paris, 1994.
Monique CLAVEL-LÉVÊUQE, L’Empire en jeux, CNRS, Paris, 1984.
Florence DUPONT, L’Acteur-roi, Belles Lettres, Paris 1985.
« Le prologue de la Phèdre de Sénèque », REL n° 69, 1991, pp. 124-135.
« Ludions, lydioi : les danseurs de la pompa circensis. Exégèse et discours
sur l’origine des jeux à Rome », Spectacles sportifs et scéniques dans
le monde estrusco-italique, EFR, 1993, pp. 189-210.
L’orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, PUF, Paris,
2000.
Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, Flammarion, Paris, 1995.
Fritz GRAF, La Magie dans l’Antiquité gréco-romaine. Idéologie et pratique,
Belles Lettres, Paris, 1994.
Konrad HELDMANN, Untersuchungen zu den Tragödien Senecas, Wiesbaden,
1974.
Jacqueline LICHTENSTEIN, La Couleur éloquente, Flammarion, Paris, 1989.
Nicole LORAUX, Les Mères en deuil, Le Seuil, Paris, 1990.
Jackie PIGEAUD, La Maladie de l’âme, Belles Lettres, Paris, 1989.
John SCHEID, « Contraria facere : renversement et déplacements dans les rites
funéraires », Annali. Arceologia e storia n° VI, Naples, p. 117-139.
Religion et piété à Rome, La Découverte, Paris, 1985.
« Rome » dans Le Grand Atlas des Religions, Universalis, France, 1988,
pp. 75, 246, 290 sq.
John SCHEID et Jesper SVENBRO, Le Métier de Zeus, La Découverte, Paris, 1994.
William J. SLATER (ed.), Roman Theatre and Society, Ann Arbor, 1996.
Jean-Pierre VERNANT et Pierre VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce
ancienne, Maspero, Paris, 1972.
Paul VEYNE, Sénèque. Entretiens. Lettres à Lucilius, Coll. Bouquin, Robert
Laffont, Paris, 1993.
NOTES
Note 1

En 2011, Agamemnon de Sénèque dans la traduction de Florence


Dupont est entré au répertoire de la Comédie-Française. (NdE)

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Note 2

Pour l’historique de la controverse et la bibliographie, cf. Filipo


Amoroso, Seneca, uomo di teatro ? Le Troiane e lo spettacolo,
Palumbo, Palerme, 1984. Actuellement l’école allemande continue à
affirmer que Sénèque n’est pas jouable, les Italiens affirment le
contraire.

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Note 3

Pierre Grimal, Fayard, Paris, 1994, p. 392.

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Note 4

Le terme « récitation » est un latinisme, il correspond au latin recitatio,


qui signifie « lecture publique ».

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Note 5

Ovide, Héroïdes XII.

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Note 6

Exercice où l’élève devait inventer le discours d’un héros


mythologique ou d’un personnage historique cherchant à convaincre
un interlocuteur imaginaire. Chaque année dans les écoles, Hannibal
affrontait une nouvelle fois Scipion, Médée affrontait Jason, Phèdre
affrontait Hippolyte, etc.

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Note 7

Sur l’histoire de la tragédie romaine, cf. Dupont, 1985, pp. 309-407.

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Note 8

La pantomime est une sorte de tragédie lyrique, réduite aux grands airs
héroïques.

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Note 9

Pline Le Jeune, Lettres VII, 17 1-4.

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Note 10

Emmanuelle Valette-Cagnac, La lecture à Rome, Belin, Paris, 2e éd.


2001, pp. 111-169.

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Note 11

Les Bucoliques de Virgile furent aussi jouées au théâtre sous forme de


mimes.

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Note 12

Tacite, Dialogue des orateurs II-III, montre un certain Maternus


écrivant tragédie sur tragédie pour des lectures publiques. Ensuite il les
publie sous forme de livres, afin que, réduites à l’état d’énoncés, elles
deviennent des pamphlets poétiques, du moins l’espère-t-il.

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Note 13

Yan Thomas, « Se venger au forum. Solidarité familiale et procès


criminel à Rome (Ier siècle av. — IIe siècle ap. J.-C.) », La Vengeance.
Vengeance, pouvoirs et idéologie dans quelques civilisations de
l'Antiquité, Paris, Cujas, 1984.

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Note 14

Cicéron, Orator 67-68. Cicéron ne dit pas que la poésie soit vide de
sens, mais que ce sens est toujours subordonné aux deux fins
susnommées.

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Note 15

Cf. infra, chap. I, sous-partie « Le code ludique ».

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Note 16

Horace, Épitres II, 1.

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Note 17

Ettore Paratore, Seneca, Le Tragedie. Introduzione e versione, Rome,


1956.

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Note 18

Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Nicole Loraux, Jean


Bollack, et Pierre Judet de la Combe, pour citer les principaux.

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Note 19

Ces remarques ne sont en aucun cas des critiques, positives ou


négatives, des spectacles réalisés, car il s’agit de commentaires partiels
alors qu’une représentation est un tout construit et structuré.

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Note 20

Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, s.v.


scaena.

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Note 21

Par exemple, Aulu-Gelle, III, 3, parle des fabulae Plauti, « le théâtre


de Plaute ».

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Note 22

M. Detienne et J.-p. Vernant, La Cuisine du sacrifice en pays grec,


Gallimard, 1979.

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Note 23

Les jeux, comme le sacrifice, peuvent constituer une fête autonome, on


parle alors des Jeux d’Apollon ou des jeux de la Plèbe, qui incluent
plusieurs jours de théâtre, mais ils peuvent être aussi intégrés à une
autre fête religieuse, à côté d’autres rituels, sacrifices, supplications,
etc. C’est ainsi qu’il y a des jeux dans les jeux, par exemple au cours
des Jeux séculaires, les procès-verbaux de la fête notent ludi pour
indiquer la célébration de spectacles pour tel ou tel dieu. Cf. Scheid
1988 p. 295.

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Note 24

Tertullien, De spectaculis IX-XI.

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Note 25

Pour une analyse détaillée de l’articulation du politique et du ludique :


Carole Nenny, Les Empereurs romains et les spectacles, maîtrise de
l’UFR de lettres, Nancy 2, juin 1995.

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Note 26

Tite-Live, I, 9.

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Note 27

Tite-Live, I, 35.

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Note 28

Tite-Live, II, 3-6 ; Valère Maxime, II, 4, 4. La Peste, pestilentia en


latin, loimos en grec, n’est évidemment pas une maladie répertoriée ni
une épidémie. Il s’agit d’un mal qui atteint la collectivité sous des
formes diverses, famine, sécheresse, stérilité, et, le cas échéant,
maladie.

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Note 29

Briquel 1993, pp. 123-129, et Dupont 1993, p. 208 note 48.

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Note 30

Par exemple Plutarque, Questions romaines, 107.

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Note 31

Briquel 1993, p. 23.

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Note 32

Frontisi 1995, pp. 40-41.

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Note 33

Cf. infra chap. III, sous-partie « Histoires de philosophes ».

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Note 34

Pour une démonstration complète, cf. Dupont 1993.

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Note 35

Cf. Sénèque, De tranquillitate animi XVII, 4-8.

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Note 36

Apulée, Les Métamorphoses I, 1.

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Note 37

Édités aux Belles Lettres, Cicéron, fragments poétiques, Paris, 1972,


par Jean Soubiran.

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Note 38

Scheid-Svenbro 1994, pp. 152 sq. et, sur le tissage langagier à Rome,
« Paroles tissées », in Paroles romaines, Presses Universitaires de
Nancy, 1995.

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Note 39

Horace, Odes III, 30, 13-14.

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Note 40

Ovide, Métamorphoses VI, 69.

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Note 41

Vernant et Vidal-Naquet 1972, pp. 10-17.

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Note 42

Elle est appliquée pour la première fois en 488 et disparaît en 417 av.
J-C.

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Note 43

Tout ce développement sur Œdipe roi reprend pour l’essentiel les


analyses de Vernant et Vidal-Naquet 1972, « Ambiguïté et
renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe roi », pp. 101-
131, et la préface de Pierre Vidal-Naquet à l’édition de Sophocle dans
la collection Folio, Gallimard, 1973, pp. 9-37. La tragédie fut
représentée entre 430 et 420 av. J.-C.

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Note 44

Sur cette conception du mythe tragique en Grèce, cf. Dupont 2001.

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Note 45

Sur la notion antique de Peste, cf. supra chap. I, sous-partie «


Chronologie ».

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Note 46

53a.

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Note 47

Dans Œdipe roi il se crève les yeux avec les fibules d’or du manteau
de Jocaste.

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Note 48

Le terme fabula, qui signifie récit parlé en général, est le terme


habituel à Rome pour désigner les récits de la mythologie grecque. Les
recueils des mythographes romains s’intitulent De fabulis.

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Note 49

Tite-Live, VII, 2, 8. Le texte est ambigu, nous comprenons que les


numéros de pantomimes qui auparavant se succédaient sous forme de
pots-pourris, saturae, ont été liés ensemble grâce à un fil conducteur,
consistant en une légende mythologique.

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Note 50

Pierre Grimal, Le Siècle des Scipions, Aubier-Montaigne, Paris, 2e éd.


1973.

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Note 51

Cicéron, De Republica, et Tite-Live, I, préface.

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Note 52

Philostrate, Les Galeries de tableaux I, 15 (1). Dans l’Âne d'or


d’Apulée, la nourrice raconte le conte d’Éros et de Psychè, à son
ancienne nourrissonne, devenue une jeune fiancée éplorée, enlevée par
des brigands, le jour de son mariage. La nourrice espère par ce récit
endormir son chagrin.

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Note 53

Pétrone, Satiricon 59.

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Note 54

Ovide, Héroïdes IV, 2.

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Note 55

Sénèque, Médée 625-627.

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Note 56

Les Confessions, I XIII et XVI. Il a cependant horreur du grec et c’est chez


Virgile qu’il se délecte enfant de récits mythologiques.

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Note 57

Tertullien, Ad nationes II, 1 8-11.

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Note 58

Cicéron, De la divination, Introduction par John Scheid et Gérard


Freyburger, coll. La Roue à livres, Les Belles Lettres, Paris, 1992.

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Note 59

Scheid 1988, p. 246 ; sur l’exégèse, p. 76.

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Note 60

Cicéron, Pro Caelio VII, 18.

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Note 61

Problemata XXX. Le chapitre I a été publié par Jackie Pigeaud sous le


titre Aristote, L'homme de génie et la Mélancolie, Rivages, 1988, texte
traduction, introduction et notes.

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Note 62

Jean Pépin, Mythe et allégorie, Paris, 1976, est l’ouvrage le plus


complet sur le sujet.

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Note 63

C’est l’étymologie d’allegoria.

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Note 64

Sénèque, De ira I, 20.

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Note 65

Lichtenstein 1989, pp. 103-124.

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Note 66

Orlando furioso du Tasse, par exemple.

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Note 67

Hercule furieux 95-99, scène I.

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Note 68

On retrouve ces mêmes allégories sortant des Enfers dans Œdipe 590
et 652, scène V.

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Note 69

Thyeste 24, 83-86 et 101 : hunc, hunc furorem diuide in totam domum,
scène I.

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Note 70

Théâtre de la Tempête, mars 1995.

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Note 71

Thyeste 1110-1112, scène IX.

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Note 72

Médée 1026-1027, scène XI.

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Note 73

Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, s.v.


Fas, et E. Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indo-
européennes, éd. de Minuit, Paris, 1969, vol. 2 pp. 133 sq.

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Note 74

Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit.,


p. 111.

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Note 75

Varron, La Langue latine VI, 29.

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Note 76

Par exemple le messager du Thyeste 634-638, scène VI.

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Note 77

Cicéron, De leg. II, 20. Scheid 1985, pp. 23 sq., à qui nous avons
emprunté les deux récits liviens : Tite-Live, XXIX, 8-9 et XLII, 3 et
28.

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Note 78

Scheid, p. 32.

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Note 79

Pour une analyse détaillée tragédie par tragédie, cf. infra chap. VII.

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Note 80

Cf. infra, p. 222 et pp. 257-258.

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Note 81

Yan Thomas, « Se venger au forum. Solidarité familiale et procès


criminel à Rome » in La Vengeance. Vengeance, pouvoirs et idéologies
dans quelques civilisations de l'antiquité, Paris, Cujas, 1984, pp. 65-
100.

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Note 82

Cicéron, Tusculanes III, 121.

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Note 83

Aegritudo, formée sur aeger « malade », désigne étymologiquement


« l’état maladif ».

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Note 84

Cicéron, Tusculanes III, 27.

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Note 85

Cicéron, Tusculanes IV, 16.

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Note 86

Sur ce malaise que provoque le deuil prolongé des femmes cf.


Sénèque, Consolation à Marcia II.

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Note 87

Sénèque, Consolation à Marcia III, 4. La modestia, ou encore


moderatio, est la vertu culturelle par excellence.

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Note 88

Plutarque, Fabius Maximus 17, 7 ; Tite-Live, XXII, 55, 6.

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Note 89

Loraux 1990, p. 55

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Note 90

Plutarque, Coriolan 37, 3-4 ; Tite-Live, II, 40 et 11-12.

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Note 91

Tite-Live, I, 26.

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Note 92

Tite-Live, III, 44.

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Note 93

Sénèque, Consolation à Marcia II, 5.

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Note 94

Sénèque, Consolation à Marcia V, 2.

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Note 95

Sénèque, Consolation à Marcia IV, 3-V, 5.

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Note 96

Thyeste 89-90 et 101-104, scène I.

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Note 97

Oreste est en proie aux Érinyes chez Eschyle et Euripide, dans


l’Orestie et dans Oreste. Ajax est en proie à des hallucinations chez
Sophocle dans Ajax, comme Héraclès dans La Folie d'Héraclès chez
Euripide.

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Note 98

Cicéron, Tusculanes III, 11.

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Note 99

Cicéron, Tusculanes III, 12.

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Note 100

Problemata XXX.

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Note 101

Cicéron, Tusculanes III, 11.

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Note 102

Tandis que la médecine hippocratique fournit des matériaux à la


philosophie aristotélicienne, le droit est utilisé à Rome par la
philosophie stoïcienne du Moyen Portique.

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Note 103

Tous les textes ont été recueillis dans la thèse de Dalila Akka, La Folie
à Rome dans l'Antiquité, Université de Paris VII — Lariboisière Saint-
Louis, 1991.

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Note 104

Amplement cité et commenté par Pigeaud 1989, pp. 423-424, dont


nous suivons l’interprétation. Pour la discussion, se reporter aux pages
citées.

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Note 105

Digeste I, 18, 14 ; IV, 8, 9 ; IX, 2, 5 ; XXIX, 7, 2 ; XLI, 3, 44 ; 2,1 ;


Ulpien, Règles XX, 7 et 13 ; Gaius, Institut I, 23, 4.

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Note 106

Digeste XXIV, 3, 22 et Gaius, Institut III, 108.

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Note 107

Satires II, 3, 210-223.

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Note 108

Ibid. Satires II, 3, 208-210.

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Note 109

Sénèque, Œdipe 703-704, scène V et Thyeste 204-206, scène III.

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Note 110

On peut d’ailleurs se demander si Marc-Aurèle n’a pas présent le


modèle tragique.

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Note 111

Phèdre 1239 et 1243, scène XIII.

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Note 112

Thyeste 1-6, scène I.

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Note 113

Thyeste 241-244, scène III.

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Note 114

Thyeste 275-277 et 259-262 ; 267-269, scène III.

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Note 115

Médée 926-928 ; 930-932 ; 943-944 ; 963-964 ; 948-952, scène X.

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Note 116

Thyeste 1096-1099, scène XII.

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Note 117

Thyeste 505-507, scène V.

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Note 118

Thyeste 249-254, scène III.

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Note 119

Thyeste 242-244 et 275-276, scène III.

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Note 120

Veyne 1993, p. 105. Ira comme toutes les passions romaines recensées
par la rhétorique a un sens beaucoup plus étendu que pour nous la
colère : « Sénèque appelle colère des traits caractériels que nous
appelons dureté, cruauté, fermeture à autrui. D’autres fois la colère
dont il parle est une attitude politique ou un fait de psychologie
collective : nous ne dirions pas que l’antisémitisme nazi et Auschwitz
sont l’effet d’une colère de Hitler ».

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Note 121

Thyeste 179-180, scène II.

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Note 122

Thyeste 258-259, scène III.

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Note 123

Thyeste 703-704, scène VI.

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Note 124

Thyeste 970-972, scène IX.

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Note 125

Thyeste 1098-1099, scène IX.

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Note 126

Agamemnon 26-31, scène I.

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Note 127

Sur l’actio, cf. la préface de Françoise Desbordes à sa traduction de


Quintilien, Institution oratoire XI, 3, sous le titre Le Secret de
Démosthène, Belles Lettres, Paris, 1995.

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Note 128

Sur la spécificité de la rhétorique romaine en général, et en particulier


les rhétoriques de Cicéron et de Quintilien, le meilleur exposé se
trouve dans Lichtenstein 1989, pp. 103-124.

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Note 129

Cicéron, De oratore III, 213 ; Quintilien, Institution oratoire XI, 3, 5.

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Note 130

De oratore III, 214.

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Note 131

Quintilien, Institution oratoire II, 15, 7.

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Note 132

Quintilien, Institution oratoire VI, 1, 32.

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Note 133

Lichtenstein 1989, p. 104.

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Note 134

Aristote, Poétique 50 b16.

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Note 135

Cf. supra chap. I, sous-partie « Le code ludique ».

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Note 136

Barbara Cassin, Le Plaisir de parler, Minuit, Paris, 1986, p. 10 sq.,


montre comment en Grèce à l’époque de la seconde sophistique s’est
développée une théorisation de ce plaisir pur du discours.

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Note 137

Cicéron, De oratore III 220.

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Note 138

Quintilien, Institution oratoire, XI, 3, 57 modulatio scaenica.

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Note 139

Frontisi 1995, p. 39.

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Note 140

Quintilien, Institution oratoire XI, 58.

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Note 141

Cicéron, De oratore III, 223.

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Note 142

Cicéron, Tusculanes IV, 35.

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Note 143

Cité par Cicéron, Tusculanes III, 26.

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Note 144

Frontisi 1995, p. 34.

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Note 145

Philostrate, La Galerie de tableaux I, 18, Belles Lettres, Paris, 1991.


Ce rhéteur, qui a écrit en grec, a vécu sous l’Empire sans doute dans la
seconde moitié du IIe siècle.

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Note 146

Cicéron, De oratore III 220.

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Note 147

Amplement décrit par Quintilien, Institution oratoire XI, 83-106.

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Note 148

Cicéron, De oratore III, 216-219.

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Note 149

Ces analyses, qui utilisent des textes de tragédies républicaines, l’Atrée


et la Médée d’Accius (né en 170 av. J.-C.), l'Andromaque d’Ennius (né
en 239 av. J.-C.), pourraient se faire de la même façon à partir de
Médée, Thyeste, Les Troyennes de Sénèque. C’est dire qu’elles ne
doivent rien à la personnalité ni au style du poète, ni même à l’époque
où il a vécu.

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Note 150

Cf. infra sous-partie « Les postures de communication ».

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Note 151

Sénèque, Consolation à Helvie et Consolation à Marcia (ces deux


textes sont généralement datés de 41 pour le premier et entre 37 et 54
pour le second).

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Note 152

Sénèque, Consolation à Helvie II, 1

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Note 153

Sénèque, Consolation à Marcia XI, 3 ou XXXIII, 5. Il semble qu’il ne


faille chercher dans ces discours de consolation que la mise en forme
écrite d’un rituel social, dépourvu de toute analyse philosophique.
Certes, çà et là peuvent s’ajouter des arguments empruntés à l’école
stoïcienne, comme on en trouve partout à Rome, qui servent
d’ornements aux lieux communs habituels. D’ailleurs une des
fonctions de la philosophie est de fournir des figures de la consolation.
On lira avec un certain sourire l’histoire d’Octavie à qui Auguste
envoie un de ses philosophes stipendiés afin de délivrer tout le monde
du deuil de Drusus, importun car excessif, auquel sa mère ne veut pas
mettre un terme.

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Note 154

Les Troyennes 203-352, scène II ; Thyeste 534-545, scène V.

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Note 155

Quintilien, Institution oratoire VI, 1, 34.

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Note 156

Phèdre 129, scène II. Nous avons systématiquement remplacé, dans la


traduction française, l’apostrophe par des assertions : l’apostrophe est
aujourd’hui désuète et « fait » antique, elle ne permet pas de sentir en
français le lien de cause à effet entre les termes servant à interpeller et
le contenu des paroles qui suivent.

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Note 157

Phèdre 132-133 ; 204-205 ; 215, scène II.

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Note 158

Phèdre 380, scène III.

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Note 159

Phèdre 607, scène VII.

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Note 160

Pour un modèle de solatio de fils à sa mère, cf. Sénèque, Consolation à


Helvie.

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Note 161

Phèdre 611-612, scène VII.

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Note 162

Phèdre 622-623, scène VII. Le cri gémissant de Phèdre a la tonalité de


ces prières des mendiants qui interpellent les passants, faisant appel à
leur pitié comme à un devoir moral, d’où notre traduction.

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Note 163

Phèdre 618-621, scène VII.

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Note 164

Fratres désigne en latin les fils du même père, sans que la mère soit
précisée ; on ne parle pas de « demi-frère » ; pour indiquer un frère
ayant même père et même mère, on dit frater germanus. Phèdre 631-
633, scène VII.

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Note 165

Phèdre 637, scène VII.

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Note 166

Phèdre 636, scène VII.

— Retour au texte —
Note 167

Phèdre 671, scène VII.

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Note 168

Ce travestissement a eu lieu, devant le public, dans une scène


précédente.

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Note 169

Phèdre 602, 636-637, scène VII ; Thyeste 634-635, scène VI et passim.

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Note 170

Thyeste 491-545, scène V.

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Note 171

Thyeste 505 et 507, scène V.

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Note 172

Thyeste 534-543, scène V.

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Note 173

Cf. infra, chap. VIII.

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Note 174

Lichtenstein 1989, pp. 103 sq.

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Note 175

Quintilien, Institution oratoire VI, 2, 29.

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Note 176

Quintilien, Institution oratoire VII, 3, 62-63.

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Note 177

Médée 381-390 et 396-400, scène IV.

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Note 178

Cf. infra, chap. VII.

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Note 179

Phèdre 999, scène XII ; Thyeste 633, scène VI, etc.

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Note 180

Phèdre 1036-1041, scène XII.

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Note 181

Hercule furieux 902-1031, scène VI.

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Note 182

Cicéron, De oratore II, 326-330.

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Note 183

Thyeste 213, scène III.

— Retour au texte —
Note 184

Médée 167, scène II.

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Note 185

Phèdre 215, scène II.

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Note 186

À Rome le rideau qui masque la scène descend dans une rainure en


début de spectacle, d’où il remontera à la fin.

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Note 187

Œdipe 1008, scène X.

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Note 188

Œdipe 1009, scène X.

— Retour au texte —
Note 189

Œdipe 1005, scène X.

— Retour au texte —
Note 190

Œdipe 1009-1011, scène X.

— Retour au texte —
Note 191

Œdipe 1003, scène X.

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Note 192

Cf. supra, chap. I, sous-partie « Chronologie ».

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Note 193

Agamemnon 705-709, chœur III et aussi Hercule sur l'Œta 184-185,


chœur I.

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Note 194

Ovide, Métamorphoses VI, 583 sq.

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Note 195

Nous parlerons plus loin du cas particulier que présente le prologue de


Phèdre. Cf. infra chap. VII, sous-partie « Phèdre ».

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Note 196

Cf. supra, chap. IV, sous-partie « Dolor ».

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Note 197

Les Troyennes 1-4 ; 15-16 ; 19 et 21, scène I.

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Note 198

Les Troyennes 63-64, scène I.

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Note 199

Pline l’Ancien, Histoire naturelle X, 155.

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Note 200

Cf. supra chap. V, sous-partie « Les postures de passion ».

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Note 201

Tout ce processus est impliqué par les termes plangor ou planctus, cf.
Cicéron, Orator 131 où les lamenta et plangores emplissent le forum
par la volonté d’un avocat.

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Note 202

Œdipe 36 ; 77-79, scène I.

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Note 203

Si par moments nous faisons des comparaisons entre les tragédies de


Sénèque et telle ou telle pièce grecque classique, nous ne prétendons
pas qu’il y ait un jeu de réécriture — retractatio ou imitatio — avec
des effets de sens créés par la similitude ou l’écart. Il s’agit seulement
pour nous de montrer la spécificité du théâtre romain comme
spectacle.

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Note 204

Œdipe 1-5, scène I.

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Note 205

Œdipe 81-82, scène II.

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Note 206

Virgile, Géorgiques IV, 515. Une légende grecque raconte que le


rossignol est une mère coupable d’infanticide, une épouse odieusement
trompée, que sa douleur éternelle a transformée en cet oiseau plaintif.

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Note 207

Loraux 1990, pp. 87 sq.

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Note 208

Œdipe 15 ; 22 ; 27 ; 71-74, scène I.

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Note 209

Œdipe 81-109, scène II.

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Note 210

Œdipe 206, scène III.

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Note 211

Médée 48 et 51, scène I.

— Retour au texte —
Note 212

Médée 52, scène I.

— Retour au texte —
Note 213

Médée 188, scène III.

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Note 214

Cf. supra, début du chapitre VI.

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Note 215

Phèdre 397-403, scène IV ; Hercule furieux 239-255, scène II.

— Retour au texte —
Note 216

Médée 738, scène VII.

— Retour au texte —
Note 217

Les Troyennes 190, scène III.

— Retour au texte —
Note 218

Hercule furieux 1-124, scène I ; 205-307, scène II ; 332-357, scène III ;


592-617, scène IV.

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Note 219

On aura peut-être remarqué qu’Hercule furieux est construit comme


Phèdre.

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Note 220

Agamemnon 1-56, scène I ; 108-124, scène II ; 226-238, scène IV ;


589-660, chœur III.

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Note 221

Le personnage d’Iole est dans la même situation que celui de


Cassandre dans Agamemnon.

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Note 222

Hercule sur l’Œta 173-224, chœur I.

— Retour au texte —
Note 223

Hercule sur l’Œta 182-200, chœur I.

— Retour au texte —
Note 224

Hercule sur l’Œta 233-274, scène II, cf. supra.

— Retour au texte —
Note 225

Heldmann 1974, passim.

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Note 226

Thyeste 205-220, scène III.

— Retour au texte —
Note 227

Thyeste 248-254, scène III.

— Retour au texte —
Note 228

Thyeste 273-275, scène III.

— Retour au texte —
Note 229

Thyeste 281-284, scène III.

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Note 230

Cf. Médée 845, scène VIII et Phèdre 181-185, scène II.

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Note 231

Phèdre 101-114, scène II. La séquence est reprise et développée dans


les scènes III et IV.

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Note 232

Phèdre 126-127, scène II.

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Note 233

Médée, 52-53, scène I et cf. supra, sous-partie « La danse du furieux ».

— Retour au texte —
Note 234

Médée 382-395, chœur II.

— Retour au texte —
Note 235

Médée 406, scène IV.

— Retour au texte —
Note 236

Médée 423, scène IV.

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Note 237

Phèdre 250-254, scène II.

— Retour au texte —
Note 238

Médée, 981-986 et 991-992, scène XI.

— Retour au texte —
Note 239

Médée 1018-1020, scène XI.

— Retour au texte —
Note 240

Médée 992-993 ; 1001 ; 1021-1022.

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Note 241

Thyeste 1096-1100, scène IX.

— Retour au texte —
Note 242

Thyeste 1038, scène IX.

— Retour au texte —
Note 243

Œdipe 976-977, scène IX.

— Retour au texte —
Note 244

Œdipe 1012, scène X.

— Retour au texte —
Note 245

Œdipe 1015-1018, scène X.

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Note 246

Phèdre 1156-1158, scène XIII.

— Retour au texte —
Note 247

Phèdre 1159, scène XIII.

— Retour au texte —
Note 248

Phèdre 1164, scène XIII.

— Retour au texte —
Note 249

Phèdre 1183-1184, scène XIII.

— Retour au texte —
Note 250

Phèdre 1197-1198, scène XIII.

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Note 251

Les Troyennes 1065-1087, scène XII.

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Note 252

Hercule sur l’Œta 1407, scène VII.

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Note 253

Hercule sur l’Œta 1726, scène IX.

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Note 254

Hercule sur l’Œta 1940-1942, scène XI. Le theologeion est une niche
dans le mur du théâtre où apparaissent les dieux.

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Note 255

Cf. supra, chap. IV, sous-partie « Thyeste, tragédie exemplaire ».

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Note 256

Thyeste 1104-1110, scène IX.

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Note 257

Médée 879-890, scène VIII.

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Note 258

Médée, scène III.

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Note 259

Certes les philologues pensent que la pièce de Sénèque est la


traduction d’une autre pièce d’Euripide, l'Hippolyte voilé, mais que
l’on reconstitue uniquement à partir de la tragédie de Sénèque. Pour la
discussion cf. p. Grimal, Phèdre, texte, introduction et notes, PUF, coll.
Érasme, Paris, 1969.

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Note 260

Phèdre 85-98, scène II.

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Note 261

Phèdre 483-564, scène VI.

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Note 262

Phèdre 715-718, scène VII.

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Note 263

Phèdre 1164-1167, scène XIII.

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Note 264

Cf. supra chap. VI, sous-partie « La parole du furieux ».

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Note 265

Ce prologue a été l’objet de nombreux commentaires et interrogations,


cf. Dupont 1991.

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Note 266

Phèdre 1-2, scène I.

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Note 267

Phèdre 76-80, scène I.

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Note 268

Phèdre 51-56, scène I.

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Note 269

Phèdre 54-56, scène I.

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Note 270

Phèdre 406-425 scène V, vers cités 416-423.

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Note 271

Phèdre 81-82, cf. Graf 1994, p. 201.

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Note 272

Pour une analyse complète, cf. infra, chap. VIII, sous-partie « Phèdre
».

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Note 273

Œdipe 998-1003, scène X.

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Note 274

Œdipe 1043-1046, scène X.

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Note 275

Cf. supra, chap. VI, sous-partie « La cruauté des regards ».

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Note 276

Agamemnon 131-134, scène III.

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Note 277

Agamemnon 138, scène III.

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Note 278

Agamemnon 162-171, scène III.

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Note 279

Agamemnon 288, scène IV. Ici nous gardons l’attribution des répliques
données par le manuscrit A, qui fait disparaître le personnage de la
nourrice, totalement inutile car il serait le doublet de Clytemnestre.
C’est ausi l’avis de Heldmann, 1974, pp. 121-122.

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Note 280

Agamemnon 881-897, scène VII.

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Note 281

Agamemnon 907-908, scène VII.

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Note 282

Agamemnon 579-585, scène V et 719-781, chœur III.

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Note 283

Agamemnon 695 et 720, chœur III.

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Note 284

Agamemnon 791-801, scène VI.

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Note 285

Agamemnon 868-870, scène VII.

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Note 286

Les Troyennes 44, scène I.

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Note 287

Les Troyennes 1065, scène XII.

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Note 288

Les Troyennes 292-352, scène IV.

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Note 289

Les Troyennes 203-249, scène IV.

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Note 290

Les Troyennes 240-246, scène IV.

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Note 291

Les Troyennes 292-300, scène IV.

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Note 292

Les Troyennes 181-189, scène III.

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Note 293

Les Troyennes 444-450, scène VII.

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Note 294

Les Troyennes 535, scène VIII.

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Note 295

Les Troyennes 677, scène VIII.

— Retour au texte —
Note 296

Les Troyennes 603-605, scène VIII.

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Note 297

Les Troyennes 637 et 550, scène VIII.

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Note 298

Les Troyennes 679 et 684-685, scène VIII.

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Note 299

Sur Hercule, Rome et la philosophie, voir Clara Auvray-Assayas, La


Folie d'Hercule dans Hercule furieux et Hercule sur l’Œta, Fribourg,
1993.

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Note 300

Cicéron, Tusculanes III 11.

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Note 301

Hercule furieux a 1 344 vers et Hercule sur l’Œta 1 996. Une tragédie
de Sénèque a 1 000 vers environ.

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Note 302

Hercule furieux 1314-1321, scène VII.

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Note 303

Hercule furieux 626-640, scène IV.

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Note 304

Hercule furieux 634, scène IV.

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Note 305

Hercule furieux 898-899, scène VI.

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Note 306

Hercule furieux 918-924, scène VI.

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Note 307

Hercule furieux 939-986, scène VI.

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Note 308

Hercule furieux 451, scène III.

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Note 309

Hercule furieux 330-332, scène II.

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Note 310

Hercule sur l’Œta 1981-1982, scène XI.

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Note 311

cf. supra, chap. III, sous-partie « L’indifférence des dieux ».

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Note 312

Maurizio Bettini, séminaire, 1993-1994, Université de Pise.

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Note 313

Michel Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les


Éthiopiens de Gondar, Fata Morgana, Paris, 1989.

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Note 314

La bibliographie est très récente, comme les études sur le sacrifice


romain menées sous l’impulsion de John Scheid, Histoire 127, 1989,
p. 8 et suiv. ; Dictionnaire des mythologies, dir. Y. Bonnefoy,
Flammarion, art. « Sacrifice » ; Atlas des religions Universalis, en
collaboration avec Pierre Gros. Pour l’iconographie, Valérie Huet, Les
Images sacrificielles à Rome, Thèse d’État, EPHE 5e section, 1994.

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Note 315

Voir Christian Jacob, Ethnographie et cartographie dans l'Antiquité,


Armand Colin, coll. Cursus, Paris, 1992.

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Note 316

Thyeste 526-527, scène V.

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Note 317

Thyeste 421 et 429, scène IV. Genitor est le nom que lui donnent ses
fils avec mépris et que nous avons traduit par « l’ancêtre ».

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Note 318

Thyeste 510-511, scène V. Une belle image d'amplexus est la statue des
quatre empereurs, les deux César et les deux Auguste, à Venise.

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Note 319

Thyeste 421-422, scène IV.

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Note 320

Thyeste 523-524, scène V.

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Note 321

Thyeste 980, scène IX.

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Note 322

Thyeste 688-689 et 695, scène VI.

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Note 323

Thyeste 1099, scène IX.

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Note 324

Thyeste 684-686, scène VI.

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Note 325

Thyeste 755-759, scène VI.

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Note 326

Thyeste 767-772, scène VI.

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Note 327

Thyeste 944-954, scène VIII.

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Note 328

Thyeste 970, scène IX.

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Note 329

Thyeste 914-918, scène VII.

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Note 330

Thyeste 985-989, scène IX.

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Note 331

Cf. supra, chap. VI, sous-partie « La cruauté des regards ».sq.

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Note 332

Thyeste 1057-1065, scène IX.

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Note 333

Cf. supra, chap. VII, sous-partie « Hercule furieux et Hercule sur l’Œta
».

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Note 334

Hercule furieux 898-917, scène VI.

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Note 335

Hercule furieux 1036-1038, scène VI.

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Note 336

Hercule furieux 1039, scène VI.

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Note 337

Hercule furieux 917, scène VI.

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Note 338

Le sommeil après l’accès de folie est signalé par les médecins de


l’Antiquité ; cf. Pigeaud 1989, p. 412.

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Note 339

C’est en effet le sens qu’il a dans l’Orestie d’Eschyle ; cf. Vernant et


Vidal-Naquet 1972, « Chasse, et sacrifice dans l'Orestie ».

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Note 340

Agamemnon 897-900, scène VII.

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Note 341

Agamemnon 885-886, scène VII.

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Note 342

Agamemnon 581-588 et 778-781, scène V et chœur III.

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Note 343

Agamemnon 877-890, scène VII.

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Note 344

Cf. supra, chap. VII, sous-partie « Œdipe ».

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Note 345

Œdipe 299-400, scène IV.

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Note 346

Œdipe 309-323, scène IV.

— Retour au texte —
Note 347

Œdipe 324, scène IV.

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Note 348

Œdipe 331-334, scène IV.

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Note 349

Œdipe 335, scène IV.

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Note 350

Œdipe 345-347, scène IV.

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Note 351

Œdipe 373, scène IV.

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Note 352

Œdipe 390-392, scène IV.

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Note 353

Les Troyennes 293, scène IV.

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Note 354

Les Troyennes 365, scène V.

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Note 355

Graf 1994, p. 251.

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Note 356

Loraux 1990, pp. 33 sq.

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Note 357

Scheid 1984, p. 119.

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Note 358

Michel Meslin, L’Homme romain, Hachette, Paris, 1978, p. 187.

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Note 359

Cf. supra, chap. VII, sous-partie « Les Troyennes ». Cette étude doit
beaucoup au travail de Pierre Letessier, Le Corps et la voix dans Les
Troyennes de Sénèque, maîtrise de latin, Paris IV, 1992-1993.

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Note 360

Les Troyennes 667, scène VIII, et 81-82, chœur I.

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Note 361

Les Troyennes 107-112, chœur I.

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Note 362

Les Troyennes 84, chœur I.

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Note 363

Les Troyennes 85, chœur I.

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Note 364

Les Troyennes 100-105, chœur I.

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Note 365

Les Troyennes 116-120, chœur I.

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Note 366

Les Troyennes 129-130, chœur I.

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Note 367

Les Troyennes 139-140, chœur I.

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Note 368

Les Troyennes 141-143, chœur I.

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Note 369

Les Troyennes 155 ; 159 ; 160 ; 161, chœur I.

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Note 370

Agamemnon 649, chœur III.

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Note 371

Tite-Live, II, 40.

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Note 372

Les Troyennes 67 ; 80 ; 162, chœur I.

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Note 373

Cf. supra, chap. VII, sous-partie « Les Troyennes ».

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Note 374

Les Troyennes 760-762, scène IX.

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Note 375

Les enfants ont droit à un funus acerbum, funérailles prématurées, la


nuit et sans cérémonie.

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Note 376

Les Troyennes 811, scène IX.

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Note 377

Les Troyennes 1002-1005, scène XI.

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Note 378

Les Troyennes 1009, chœur IV.

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Note 379

Pour l’analyse du nefas de l'Agamemnon, cf. supra, p. 213 sq.

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Note 380

Agamemnon 586, scène V.

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Note 381

Agamemnon 649-650, chœur III.

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Note 382

Agamemnon 660-665, chœur III.

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Note 383

Phèdre 850-853, scène IX.

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Note 384

Phèdre 829-834, chœur II.

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Note 385

Phèdre 826-828, chœur II.

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Note 386

Phèdre 1157-1159, scène XIII.

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Note 387

Phèdre 1198, scène XIII.

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Note 388

Pour une analyse détaillée de cette seconde partie d’Hercule sur l’Œta,
voir Florence Dupont, « Apothéose et héroïsation dans Hercule sur
l’Œta de Sénèque », in Entre hommes et dieux. Lire les polythéismes 2,
dir. Annie-France Laurens, Besançon, 1986, pp. 99-106

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Note 389

Hercule sur l’Œta 1785-1939, scène X.

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Note 390

Hercule sur l’Œta 1862, scène X.

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Note 391

Hercule sur l’Œta 1980-1982, scène XI.

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Note 392

Hercule sur l’Œta 1989-1996, scène XI.

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Note 393

Graf 1994, p. 11-29 et Charvet-Ozanam, pp. 7-12.

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Note 394

Fragment d’un mime de Sophron, cité et traduit dans Charvet-Ozanam


1994, p. 141.

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Note 395

Apulée, Métamorphoses II.

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Note 396

Apollonios Les Argonautiques III, 835-870 et Lucain, Pharsale VI,


511-750.

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Note 397

Graf 1994, p. 210.

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Note 398

Théocrite, Idylles II, 28-29, trad. Charvet-Ozanam 1994.

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Note 399

Graf 1994, pp. 71-73.

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Note 400

Graf 1994, pp. 217-220.

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Note 401

Médée 816-839, scène VIII.

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Note 402

Médée 888-890, scène IX.

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Note 403

Graf 1994, p. 220.

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Note 404

Pigeaud 1989, pp. 375 sq.

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Note 405

Médée 1012-1013, scène XI.

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Note 406

Œdipe 1039-1040, scène X.

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Note 407

Hercule sur l’Œta 992-994 et 1000, scène V.

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Note 408

Thyeste 999-1001, scène IX.

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Note 409

Thyeste 1040-1041, scène IX.

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Note 410

Thyeste 1043, scène IX.

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Note 411

Agamemnon 901-905, scène VII.

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Note 412

Œdipe 965-970, scène VIII.

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Note 413

Œdipe 978-979, scène IX.

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Note 414

Phèdre 1094-1096 et 1110, scène XII.

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Note 415

Hercule sur l’Œta 796 gemitus, 798 clamore, 806 flentem, scène V.

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Note 416

Hercule sur l’Œta 825-831, scène V.

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Note 417

Hercule sur l’Œta 1220-1230, scène VI.

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Note 418

Hercule sur l’Œta 1235-1245, scène VI.

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Note 419

Hercule sur l’Œta 1234, scène VI.

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Note 420

Hercule sur l’Œta 1249 et 1262-1264, scène VI.

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Note 421

Hercule sur l’Œta 1355-1356, scène VII.

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Note 422

Phèdre 640-643, scène VII.

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Note 423

Hercule sur l’Œta 531-533 et cf. 485-490, scène II.

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Note 424

Médée 675, scène VII.

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Note 425

Médée 670-844, scène VIII.

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Note 426

Thyeste 641-656, vers cité : 650, scène VI.

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Note 427

Œdipe 372, scène IV, cf. supra, chap. VII, sous-partie « Phèdre ».

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Note 428

Œdipe 530, scène V.

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Note 429

Œdipe 724-725, chœur III.

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Note 430

Œdipe 582-618, scène V.

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Note 431

Œdipe 768, scène VI.

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Note 432

Agamemnon 758-773, chœur III.

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Note 433

Médée 958, scène X et Les Troyennes 683-685, scène VIII.

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Note 434

Hercule furieux 72-76, scène I.

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Note 435

Œdipe 709-763, chœur III ; Thyeste 122-175, chœur I ; Phèdre 274-


356, chœur I ; Médée 579-669, chœur III.

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Note 436

Phèdre 132-135, scène II.

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Note 437

Phèdre 195-204, scène II.

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Note 438

Phèdre 204-214, scène II.

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Note 439

Phèdre 269-270, scène II.

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Note 440

Phèdre 274-356, chœur I.

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Note 441

Phèdre 317-329, chœur I.

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Note 442

Ce type d’interprétation est d’ailleurs fréquent, on le retrouve dans


Médée, où les malheurs de Jason seraient le châtiment d’un Argonaute
pour avoir violé avec ses compagnons les lois de la Nature en
inventant la navigation.

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Note 443

Phèdre 959-988, chœur III.

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Note 444

Phèdre 510-514, scène VI.

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Note 445

Ce détour par la fiction est indispensable car la loi, dès qu’elle définit
un crime pour le châtier, l’insère à l’intérieur de l’humanité ; cf. Yan
Thomas, « À propos du parricide. L’interdit politique et l’institution du
sujet » in L'inactuel. Psychanalyse et Culture, 1995, pp. 167-174.

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Table of Contents
Page de titre
Copyright
Présentation
Introduction – Le théâtre de Sénèque a-t-il été écrit pour la scène ?
Un problème mal posé
Des tragédies destinées à la recitatio et donc jouables
Le cri, le rire et le corps morcelé
Première partie – L’enjeu rituel des spectacles tragiques à Rome
Chapitre I – Les jeux romains
Theatrum, scaena, ludi, fabulae
Le rituel
Chronologie
Le code ludique
Chapitre II – Musique ou paroles ? Les problèmes de la traduction
La métaphore du tissage
D’Œdipe roi à Œdipe
Chapitre III – La mythologie grecque à Rome
Histoires de nourrice
L’indifférence des dieux
Histoires de philosophes
Deuxième partie – De l’homme au monstre : le trajet spectaculaire du héros
tragique
Chapitre IV – Dolor, furor, nefas : le scénario d’une métamorphose
Nefas
Dolor
Furor
Thyeste tragédie exemplaire
Chapitre V – Du scénario au spectacle
L’actio rhétorique au théâtre
Les postures de passion
Les postures de communication
Le spectacle des mots
Chapitre VI – La construction du héros par lui-même
Les statues parlantes
Les prologues douloureux
La danse du furieux
Multiples douleurs
La parole du furieux
La cruauté des regards
Troisième partie – À corps et à crimes
Chapitre VII – Catalogue des crimes tragiques
Thyeste
Médée
Phèdre
Œdipe
Agamemnon
Les troyennes
Hercule furieux et Hercule sur l’œta
Chapitre VIII – Les rituels pervertis
Le sacrifice
Thyeste
Hercule furieux
Agamemnon
Œdipe
Les autres sacrifices
Le deuil
Les Troyennes
Agamemnon
Phèdre
Hercule sur l’Œta
La magie
Chapitre IX – Les viscères de Médée et les arcanes de la mémoire
La chair obscène des héros
Les lieux de la mémoire
Conclusion – Le sens par surcroît
Annexes
Bibliographie

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