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DIALOGUES DE SOURDS :
DOXA, IDÉOLOGIES, COUPURES ARGUMENTATIVES
TRAITÉ DE RHÉTORIQUE ANTILOGIQUE
I
Discours social
2006
õ Volume XXIII õ
Discours social est une collection de monographies et de travaux
collectifs relevant de la théorie du discours social et rendant compte de
recherches historiques et sociologiques d’analyse du discours. Cette
collection est publiée à Montréal par la CHAIRE JAMES MCGILL D’ÉTUDE
DU DISCOURS SOCIAL de l’Université McGill. Elle a entamé en 2001 une
deuxième série qui succède à la revue trimestrielle Discours social /
Social Discourse laquelle a paru de l’hiver 1988 à l’hiver 1996.
Discours social est dirigé par Marc Angenot.
3
sciences de l’histoire. Paris: L’Harmattan, 2000. Coll. «L’Ouverture
philosophique».
La critique au service de la Révolution. Louvain: Peeters & Paris: Vrin, 2000.
Coll. «Accents».
Dialogues de sourds. Doxa et coupures cognitives. Montréal: «Discours social»,
2001. Coll. «Cahiers de recherche».
D’où venons-nous? Où allons-nous? La décomposition de l’idée de progrès.
Montréal: Trait d’union, 2001. Coll. «Spirale».
L’ennemi du peuple. Représentation du bourgeois dans le discours socialiste, 1830-
1917. Montréal: «Discours social», 2001.
On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Et autres essais.
Montréal: «Discours social», 2001.
La chute du Mur de Berlin dans les idéologies. Actes du colloque de Paris, mai
2001, sous la direction de MARC ANGENOT et RÉGINE ROBIN. Édités par
GUILLAUME PINSON. Montréal: «Discours social», 2002.
Interventions critiques I, II, III, IV. Montréal: «Discours social», 2002-03. Coll.
«Cahiers de recherche». En 4 volumes.
Anarchistes et socialistes : 35 ans de dialogue de sourds. Montréal: «Discours
social», 2001. Reparu ultérieurement dans: MICHEL MURAT, JACQUELINE
DANGEL ET GILLES DE CLERCQ, dir., La parole polémique. Paris: Champion,
2003.
L’antimilitarisme : idéologie et utopie. Québec: Presses de l’Université Laval,
2003.
La démocratie, c’est le mal. Un siècle d’argumentation anti-démocratique à
l’extrême gauche. Québec: Presses de l’Université Laval, 2004. Coll. «Mercure
du Nord».
Représenter le 20ème siècle. Actes du colloque de septembre 2003 sous la direction
de MARC ANGENOT et RÉGINE ROBIN. Édités par JULIA PAWLOWICZ.
Montréal: «Discours social», 2004.
Rhétorique de l’anti-socialisme. Essai d’histoire discursive 1830-1917. Québec:
Presses de l’Université Laval, 2004.
Le marxisme dans les Grands récits. Québec: Presses de l’Université Laval et
Paris: L’Harmattan, 2005.
4
Remerciements
M. A.
5
6
DIALOGUES DE SOURDS
DOXA, IDÉOLOGIES, COUPURES ARGUMENTATIVES
INTRODUCTION ET HYPOTHÈSES
Êáé ðñùôïò ’åöç äõï ëïãïõ ’åéíáé
ðåñé ðáíôïò ðñáãìáôïò
’áíôéêåéìåíïõò ’áëëçëïéò
Protagoras cité par Diogène Laërce.1
Ce livre part – comme il est de bonne règle – d’une surprise face à une évidence qui
ne semble guère perçue et face à une définition qui est universellement reçue alors
qu’elle est évidemment inadéquate. Les manuels, de jadis et d’aujourd’hui,
définissent benoîtement et classiquement la rhétorique comme «l’art de persuader
par le discours».3 Cette simple définition ne passe que parce qu’on ne s’y arrête pas.
Arrêtons-nous-y. On lui opposera alors quelques élémentaires objections: les
humains argumentent constamment, certes, et dans toutes les circonstances, mais à
l’évidence ils se persuadent assez peu réciproquement, et rarement. Du débat
politique à la querelle de ménage, et de celle-ci à la polémique philosophique, c’est
en tout cas l’impression constante qu’on a, je suppose que vous êtes comme moi.
Peut-être que du temps d’Aristote, le rhéteur persuadait ses concitoyens à coup
d’enthymèmes, de sorites et d’épichérèmes, mais il semblerait que cela ne marche
plus. Ceci pose une question dirimante à cette science séculaire de la rhétorique: on
ne peut construire une science en partant d’une efficace idéale, la «persuasion», qui
ne se présente qu’exceptionnellement. Qu’est-ce qu’un savoir qui ne pose un critère
définitoire que pour constater son échec, sa non-réalisation dans les circonstances
ordinaires de la vie?
1
Fragment DL 9.51
2
«Lettre XLV», Correspondance. Paris: Belles Lettres, 1951-1982. 8 vol.
3
Reboul, Introduction, 4. Le tout récent (2005) manuel de rhétorique de R. & S. Cockcroft
s’intitule, conformément à la tradition, Persuading People.
7
Cette première objection formulée, une autre question, plusieurs autres viennent à
l’esprit: pourquoi se persuadant si rarement, les humains ne se découragent-ils pas
et persistent-ils à argumenter? Non seulement, les individus et les groupes humains
échouent-ils très généralement à modifier les convictions des autres, mais rien
apparemment ne les décourage de continuer à essayer. Ils sont capables de soutenir
ainsi en des controverses (philosophiques, religieuses, politiques, etc.) interminables
des échecs persuasifs indéfiniment répétés.4
4
Cela semble une règle anthropologique : tu argumenteras, en toutes circonstances, même
dans les situations désespérées, même et surtout quand cela ne sert à rien, comme l’Agneau
face au Loup ou la Jeune Souris face au Vieux Chat. Mais pourquoi? Le silence ne vaudrait-il
pas mieux? Même face à Dieu, nous enseigne la Bible, Moïse, Abraham, Job, le simple
croyant donnent leurs arguments et supposent, d’ailleurs bien à tort, l’Éternel persuadable,
fléchissable par de bonnes raisons éloquemment défendues. Dieu écarte et réfute les
arguments de Moïse et d’Abraham et leur impose sa propre thèse – et ceux-ci s’inclinent bien
vite devant les «raisons» divines. Sont-ils réellement persuadés ou dévotement soumis?
Jéhovah argumentateur: ceci ferait en tout cas un joli sujet de thèse. Même en rêvant on
argumente toujours. Les rêves analysés par Freud dans sa Traumdeutung, et du reste rêvés
par lui souvent – voir celui de l’«Injection faite à Irma» – sont tous des argumentations,
extravagantes sans doute, mises au service d’une dénégation de responsabilité, d’une
disculpation, d’une justification de soi.
8
raisonnement et de la persuasion. La sorte de question dont je vais parler est au
contraire âprement débattue par les philosophes contemporains, mais leurs réponses
et leurs solutions (qui ont à voir avec l’évolution séculaire des «écoles»
philosophiques, avec la logique pérenne des positionnements dans le champ
philosophique) sont, comme on devait s’y attendre, contradictoires et même
antinomiques les unes des autres.
9
de la communication persuasive tient à mon incapacité à admettre la logique de
l’autre, son point de départ, ses présupposés et la portée de ses raisonnements. Il ne
s’agit plus ici du cas où on renonce, raisonnablement, à adhérer à des raisons faibles,
mais de celui où on n’admet pas la rationalité ou la pertinence de celles qu’on me
soumet, où on ne comprend pas la démarche de l’interlocuteur ni «où il veut en
venir», ni en quoi ce qu’il dit est censé persuader, «incliner votre esprit à adhérer»
à sa thèse (comme disent les manuels) ou est simplement raisonnable. ! Joignons-y
la situation fréquente où votre interlocuteur semble s’obstiner à traduire en
absurdités vos propres propos et vous prête constamment, pour les réfuter, des idées
que vous croyez n’avoir pas exprimées, d’ou vos protestations: «Je n’ai jamais
prétendu ça, je ne me reconnais pas dans ce que vous dites!»
L’objet de ce livre n’est donc pas le simple désaccord. J’envisage non les cas où des
interlocuteurs demeurent en désaccord, tout bien pesé, sur une thèse donnée, ayant
par exemple admis avoir des intérêts divergents et incompatibles, mais ceux où on
ne peut pas accepter la manière adverse de soutenir sa thèse, où on ne parvient pas
à voir sur quoi elle «repose» ni à en suivre le fil, où on considére du moins que ce
fil, que l’enchaînement de raisons se brise en un point donné. Les arguments de
l’autre ne sont pas écartés parce que jugés unilatéraux ou intéressés (ce qui
supposerait qu’on les comprend), mais ils sont écartés comme spécieux, invalides,
c’est à dire (nous allons traverser toutes ces qualifications) comme «illogiques»,
«absurdes», «irrationnels», «délirants», «fous» pour tout dire – si le nom de la
validité argumentative est «logique» et «raison».
Nous le sentons bien, il y aura dans l’enquête que j’entame à mesurer des questions
de degrés. Il s’agira de mettre de l’ordre, de classer et de nuancer les faits allégués
de discordance argumentative et de mal-entendu. On verra tout le chapitre 2 qui
porte sur les Types et degrés de radicalité des coupures. On peut ainsi mettre le
doigt sur un énoncé isolé qu’on décrète partial, puis, plus gravement, sur un
argument apparent qu’on sent illogique, irrationnel, sur un fait allégué qu’on juge
absurde, chimérique, interprété contre tout «bon sens», puis sur une démarche qui
trangresse à votre avis les règles du jeu dialectique. On pourra encore, en creusant
l’analyse, juger qu’un mauvais argument en cachait un autre, que les «sophismes»
adverses sont des sortes d’atomes crochus qui se conjoignent à des sophismes de
même farine. On croira distinguer des pentes, des enchaînements du
déraisonnement. On pourra enfin – c’est toujours le cas dans les polémiques
durables – juger que c’est toute la démarche de l’adversaire, de bout en bout, des
présupposés aux conclusions, qui ne tient pas debout. Qu’elle forme par exemple
un non sequitur systématique, argumentant par esquives, sur des terrains sans
pertinence avec la question débattue. Que ni le point de départ, ni la «démarche»,
ni les termes de la thèse, ni les supposées preuves ne conviennent ni ne «collent».
Ou encore, grand critère de l’illogisme, que les raisonnements, à la façon du fameux
paralogisme du chaudron, pourraient tenir isolément mais forment un ensemble
10
incohérent (et qu’avant de pouvoir me dire d’accord ou non avec vous, je vous
demanderai seulement de vous «mettre d’accord avec vous même».) Et en fin de
compte, on jugera que la démarche adverse est tout entière hors de la logique, hors
du «bon sens».
Mais voici une nouvelle question. Pourquoi, la raison humaine étant supposée une,
les hommes ont-ils si fréquemment l’occasion de se heurter à des «fous»
argumentatifs parmi leurs semblables? Pourquoi le langage qui est censé rassembler
les hommes, les enferme-t-il si souvent dans l’opacité frustrante de
l’incompréhension réciproque? (Les théories de la communication ont pêché par
optimisme au 20e siècle. Une psycho-sociologie de la miscommunication, du
malentendu, émerge aujourd’hui dans le monde anglophone et elle aperçoit un
terrain d’enquête prometteur.5 En domaine français, sur cette problématique, sauf
erreur et omission, je ne vois rien.6)
(Je sais que vous avez des débuts de réponse aux questions que je pose. Vous me
direz peut-être par exemple: c’est la nature humaine, querelleuse et têtue. Mais
justement, la plupart des philosophes n’aiment pas cette notion et ils se
réconcilieraient sur votre dos pour déclarer en chœur que l’invocation d’une
prétendue «nature humaine» n’explique rien.)
Disputes philosophiques
Je m’étonne donc d’une chose sinon simple du moins banale, répandue et que je vais
tout de suite illustrer. Voici deux philosophes, Jürgen Habermas et Hans Albert. Ils
ne sont pas d’accord. Pas seulement sur une chose, la bonne méthode pour les
sciences sociales. Ça, c’est leur point de départ. Non, ils ne sont finalement d’accord
sur rien, et plus ils creusent, de mois en mois et en des dizaines de pages, leur
désaccord, plus celui-ci s’étend, se généralise et s’approfondit. C’est justement ce
qui s’est désigné en Allemagne comme le Positivismusstreit, la Querelle du
positivisme qui démarre avec une dispute entre Adorno et Popper à Tubingue en
1961. Et plus ils s’accusent réciproquement de ne pas comprendre leurs démarches
et leurs démonstrations, plus ils se sentent tenus de faire entendre au public qu’ils
jugent celle de l’autre non seulement erronée, mais pernicieuse et hors de toute
raison.
Au bout de mois de dispute dans laquelle ils ont entraîné le public intellectuel, ils
restent en désaccord total, plus total qu’au début, et finalement ils renoncent à
continuer à se parler – ce qui était bien la seule chose raisonnable à faire. Habermas
aura beau, un peu plus tard, développer une démocratique théorie de l’agir
5
Voir p. ex. Mortensen, Human.
6
Anolli, Say Not. – Manktelow, Psychology. – Parret, Pretending.
11
communicationnel, il doit avouer que quand il s’agit d’agir communicationnellement
avec des Karl Popper et des Hans Albert, sa patience et sa logique sont mises à rude
épreuve.7
Les philosophes admettent sans trop de peine cette situation pérenne : «No
philosophical system has ever reached conclusions not open to cogent challenge by
other systems; hence ... no progress has ever been made in philosophy.»8 Mais on
pourrait demander, si le but de la philosophie n’est pas de produire un jour des
raisonnements valides et universellement acceptables, quel est donc ce but? (Cette
objection d’amateur suggère que le non-philosophe n’a probablement pas
compétence à entrer dans la discussion et les philosophes se réconcilieront une fois
encore sur son dos pour le lui faire sentir.) Toute thèse philosophique est et demeure
discutable et aucun philosophe n’est tenu de rendre les armes ni de s’avouer vaincu.
Particulièrement, les philosophes qui se donnent pour objets la Raison et la Vérité,
ne parviennent pas à s’entendre puisque des conceptions radicalement divergentes
s’expriment, aujourd’hui plus que jadis d’ailleurs, en ce secteur.9 Mais le fait que les
philosophes ne parviennent pas à se convaincre réciproquement n’invite que les
esprits simplistes à conclure qu’il n’y a pas d’argument meilleur et pire que d’autres
et que toute conviction est subjective.
En tout cas, au bout de toutes ces disputes, le philosophe sceptique semble avoir
logiquement le dernier mot: puisqu’aucune doctrine philosophique n’est conclusive
ni du moins invulnérable, comme en témoignent les débats séculaires des
philosophes, le vrai sage est fondé de n’en croire aucune. On lui réplique qu’il s’est
mis alors dans l’incapacité d’agir dans le monde, mais il peut répondre qu’il lui est
7
Sur les successives querelles intellectuelles allemandes du dernier demi-siècle, les Streiten,
voir Weininger, Streitbare Literaten, Schöne, Kontroversen, et Robert, Intellectuels. Il faut
conjoindre aux querelles philosophiques, les polémiques historiennes, affaires Nolte,
Goldhagen, Mémorial de la Shoah...
8
Johnstone, Validity, 135.
9
Peacocke, Realm, 6
12
loisible d’agir sans disposer de vérités assurées, selon ses désirs par exemple plus
ou moins conformés aux règles prévalentes de sa société. Car le pyrrhonien ne dit
même pas que toutes ces doctrines sont fausses, il conclut de leurs disputes
éternelles qu’elles sont toutes infondées et, jusqu’à preuve du contraire, infondables.
(C’est d’autant plus ennuyeux, ces désaccords totaux entre philosophes que je vais
avoir besoin d’eux pour montrer ce qui ne va pas en rhétorique de l’argumentation.
Mais n’anticipons pas.)
Rien de plus frappant, de plus notoire, dans les débats publics ou ésotériques, que
ces polémiques de plusieurs mois ou années où plus on échange d’arguments, moins
on semble se comprendre. Ces débats qui ne cessent que parce que les héros sont
fatigués et passent à autre chose. D’où la grande question qui est au cœur de ce livre:
les polémiqueurs, si têtus à camper sur leurs positions et à ne pas céder un pouce du
terrain qu’ils puissent être, sont-il tous, à tout le moins, susceptibles d’un arbitrage
au nom d’une rationalité commune qui permettrait de départager sans équivoque les
arguments valides et les «sophismes»? (Ce vieux et discutable concept de sophisme,
il faudra y revenir, bien entendu: voir au chapitre 2).
###
10
Doury, Débat, 9. Et voir Nel, Fleuret.
13
J’ai travaillé jadis sur le genre du pamphlet moderne (La parole pamphlétaire,
1982) qui est bien un genre-symptôme de l’incommunication. Le pamphlétaire,
typiquement, se voit vivre dans un monde crépusculaire d’où la raison, la bonne foi,
la vérité sont bannies, où les fous, les menteurs et les scélérats tiennent le haut du
pavé. Il argumente en effet encore, désespérément, en supposant que quelques rares
lecteurs indignés s’arracheront grâce à lui à l’imposture dominante, mais il se sait
seul raisonnable au milieu des sophismes triomphants et des absurdités
prédominantes.
J’ai aussi étudié dans un livre récent la séculaire polémique entre les diverses écoles
socialistes et leurs adversaires, au premier rang desquels les économistes libéraux,
depuis les temps de la Monarchie de juillet jusqu’à la Révolution bolchevique.
J’analyse ainsi dans Rhétorique de l’anti-socialisme (2004) un siècle de polémiques
et d’attaques contre le socialisme, de réfutation de ses doctrines et de dénonciation
de ses actions. Cette polémique anti-socialiste a été sans contredit, dans la modernité
politique, parmi les plus durables, les plus soutenues, les plus véhémentes et les plus
opiniâtres. D’une génération à l’autre, elle a mobilisé continûment une coalition de
réfutateurs de divers bords. Elle s’est prolongée après la Révolution bolchevik, mais
les données en ont changé puisqu’il ne s’agissait plus désormais pour les adversaires
de dénoncer un socialisme-sur-papier, mais le régime de ce «Pays où naît l’avenir»
comme disaient ses thuriféraires. Ce que je fais apparaître dans la longue durée
historique, c’est l’éternel retour d’un nombre fini de tactiques, de thèses et
d’arguments, formant une sorte d’arsenal où puisèrent les générations successives
de polémistes. Ces arguments ne sont pas tout à fait usés aujourd’hui, on peut en
relever les ultimes avatars dans les essais d’adversaires d’un socialisme qui, du
moins sous sa forme doctrinaire, appartient au passé. Or, j’ai cru possible, par le
constat du perpétuel dialogue de sourds que fut cet affrontement entre les socialistes
et leurs adversaires «bourgeois», d’aboutir à des considérations sur la logique des
Grandes espérances et la ou plutôt les rationalités à l’œuvre dans les débats
politiques modernes. J’y reviendrai à diverses reprises dans ce livre.
Je tirerai également parti à l’occasion d’une étude non moins récente sur les
polémiques entre anarchistes et socialistes de la Belle époque, Anarchistes et
socialistes: trente-cinq ans de dialogue de sourds (2003). «Les diverses écoles
socialistes se sont combattues jusqu’ici entre elles, souvent avec passion, toujours
avec une opiniâtreté infatigable», se désole un socialiste-révolutionnaire bruxellois
en 1890. Il ajoute cette prédiction désabusée: «Cela durera évidemment longtemps
encore, malheureusement.»11 Un publiciste bourgeois observe ironiquement
quelques années plus tard que «ceux qui prêchent à leurs partisans la lutte des
classes ardente, implacable, pratiquent entre eux la guerre des sectes sans trève et
11
La Réforme sociale, 10 mai 1890, 1.
14
sans merci.»12 Lire l’imprimé révolutionnaire entre 1880 et 1914 – livres, brochures
et périodiques – c’est constater, avec ou sans surprise, que la polémique interne au
mouvement ouvrier tient, sous la Deuxième Internationale, une place énorme, et à
de certains moments une place prépondérante. Que le militant, ou du moins le
publiciste et propagandiste de parti passent plus de temps et consacrent plus
d’énergie à régler des comptes avec les autres écoles et tendances qu’à lutter contre
la classe bourgeoise.
Au cœur de cette réflexion que je propose sur les polémiques résurgentes de la vie
publique, sur les difficultés de la communication argumentée et les échecs de la
persuasion, sur leurs types et leurs causes, sur le sentiment, si fréquement exprimé
par les uns et les autres, que votre adversaire déraisonne, je veux circonscrire
maintenant une hypothèse plus radicale, celle de coupures de logiques
argumentatives.
Cette notion de «code» suppose que, pour persuader, pour se faire comprendre
argumentativement et pour comprendre l’interlocuteur, il faut disposer, parmi les
compétences mobilisées, de règles communes de l’argumentable, du connaissable
aussi, du débattable, du persuasible. Et qu’un problème majeur naît si ces règles ne
sont pas régulées par une universelle, transcendantale et anhistorique Raison, si ces
règles ne sont pas les mêmes partout et pour tout le monde.
Mon problème peut désormais s’exprimer dans les termes suivants: les langages
publics (que j’oppose dans le présent contexte aux discours ésotériques, aux
discours savants, disciplinaires, régulés par des communautés restreintes qui fixent
des règles explicites et étroites d’acceptabilité des énoncés et de «testabilité» de
ceux-ci), les argumentations et les discours qui coexistent dans un état de société,
se distinguent les uns des autres, il va de soi, par la divergence des points de vue, par
la disparité des données retenues et alléguées, par l’incompatibilité éventuelle des
vocabulaires et celle des schémas notionnels qui informent ces données, par la
12
Article de J. Bourdeau dans la Revue parlementaire, août 1897.
13
J’expose plus loin la distinction faite par Lyotard entre litiges et différends.
15
discordance des prémisses comme des conclusions, par l’opposition des intérêts qui
meuvent ceux qui les produisent – tous éléments qui sont déjà suffisamment
susceptibles d’éprouver la patience et la bonne volonté postulées des entreparleurs
et de bloquer la discussion – mais ne se divisent-ils pas d’aventure et plus
radicalement, plus insurmontablement, par des caractères cognitifs, notamment par
des logiques argumentatives hétérogènes, discordantes, divergentes,
incompossibles? Les discours de la sphère publique, les divers secteurs discursifs,
les «camps» idéologiques qui coexistent dans un état de société relèvent-ils tous de
la même raison, de la même rationalité argumentative? Dès lors, sont-ils justiciables
des mêmes critères transcendantaux de validité rationnelle?
Je considère ce questionnement comme central parce qu’il me paraît bien que les
dialogues de sourds sont, dans la vie sociale, la règle plutôt que l’exception et que
les malentendus d’idées et les controverses perpétuelles semblent souvent résulter
de discordances entre certaines «familles d’esprits», discordances quant à la façon
d’aborder le monde et d’y déceler et y produire du sens et d’aboutir à des
convictions. Certains de ces dialogues de sourds, dans la vie publique, dans les luttes
politiques notamment, peuvent se soutenir le temps d’une génération (ou de
plusieurs), le problème étant ordinairement réglé par la disparition des adversaires
en présence et par l’émergence d’une nouvelle génération qui ne comprend même
plus le sens des questions qui ont tant passionné et divisé, ni les enjeux de
l’affrontement – la question de savoir qui, au bout du compte, «avait raison» étant
renvoyée à l’insignifiance puisque les enjeux non moins que les termes mêmes dont
les adversaires se sont servi pour se heurter et se réfuter sans jamais se faire entendre
les uns des autres sont également devenus obsolètes et dévalués.14
14
Mais deux sortes de motifs très différents peuvent expliquer cette obsolescence: soit que
les circonstances aient changé, soit que les façons de raisonner dessus se soient modifiées...
16
faire comprendre de ces gens absurdes, fanatiques, haineux de la vie et que les dieux
avaient privés de tout bon sens.
Les coupures que je conjecture apparaissent aussi, toujours, comme des coupures
affectives: les arguments adverses vous semblent hors du sens commun tandis que
ses idées vous choquent, vous blessent, vous indignent, vous dégoûtent, vous irritent
par ceci même, notamment, qu’il ne reconnaît pas qu’il délire. Pascal avait bien
constaté ceci:
15
Pensées, Br. § 30.
16
Bronner, Empire, 42.
17
Hollis, Rationality, 168.
18
Kalinganire, L'autre face de la raison. Principes odologiques de la rationalité bantu-
rwandaise.1987. Ce philosophe rwandais part du constat que «le dialogue entre les peuples
des différentes cultures ne cesse de s’enliser dans des nœuds d’opacité ou de continuelle
incompréhension.» P. 1.
17
Pour certains philosophes relativistes actuels, le fait que divers groupes humains
jugent régulièrement les propos et opinions de l’Outgroup comme non seulement
faux et déplaisants, mais comme «fous» et «idiots» confirme leur thèse que la vérité
et l’objectivité sont de pures et contingentes conventions communautaires:
19
Fegelin, Walking, 74.
20
Ansart, «Irrationalité», 164.
18
d’enquêtes avec interviews et tests, The Not-so-Common Sense: Differences in How
People Judge Social and Political Life. Rosenberg a le mérite de partir d’une mise
en doute expérimentale de l’idée admise de confiance et sans examen que «tout le
monde pense de façon fondamentalement semblable».21
21
Not So, 27. On verra aussi Bauer & al., Rationalitäts- und Glaubensvariationen. Et
sous la direction de Karl Otto Apel, un recueil d’essais qui ne se placent pas sur le terrain que
je décris mais dont le titre pourrait servir à caractériser ma propre problématique: Die eine
Vernunft und die vielen Rationalitäten, l’unique Raison et les multiples rationalités.
1996.
22
Maingueneau, Genèses, 109.
19
adversaire dans le «registre négatif» de leurs propres catégories et c’est cette
traduction même qui, annulant l’altérité de l’autre, lui substituant un simulacre
condamnable, les «condamne à ne pas se comprendre puisque leurs énoncés sont
comme l’envers et l’endroit les uns des autres».23 Dans le même idiome, dit
Maingueneau, ils se sont arrangé pour ne parler plus la même langue. Entre
molinistes et jansénistes, chacun retraduisant en absurdités les doctrines de l’autre
courant, ce n’est pas seulement le dialogue de sourds, c’est aussi, bien entendu,
l’indignation réciproque et les accusations de scélératesse et d’impiété.
23
In Polémique en philosoph., 155.
24
Voir Angenot, Parole. Gans, Signs. Jankélévitch, Ironie. Swearingen, Rhetoric.
20
philosophie: sophistes et platoniciens, sceptiques et dogmatiques, relativistes et
objectivistes... Si le regard se porte sur un secteur particulier, le même phénomène
se constate: au milieu du 20e siècle, deux «camps» divisent la philosophie du
langage: le premier, celui de l’Ideal Language Philosophy rassemble Frege, Russell,
Carnap, Tarski; s’oppose à lui en tous points ce qu’on a appelé la Philosophie du
langage ordinaire, Austin, Strawson, Grice...25
Une telle bi-polarisation divise aussi l’extrême gauche moderne ainsi que je viens
de le rappeler: elle oppose en absolument tout, sous la Deuxième Internationale, les
anarchistes et les socialistes qualifiés par les premiers d’«autoritaires». Un jour
vient, certes, où la polémique sans quartier est oubliée, mais sans qu’il y ait eu
entente ni dépassement des différends.
Deux camps polarisés, ceci suppose du reste la possibilité d’une troisième catégorie,
plus frustrée encore que les deux groupes officiellement aux prises, la catégorie des
«tiers exclus», formée de ceux qui pensent que c’est toute la question qui est mal
posée, que les camps adverses s’entendent sur leur dos pour poser la question
erronément et sont identiquement et symétriquement dans l’erreur.
Imperméabilité persuasive
Je n’ai pas suggéré ni conclu tout de go ci-dessus que les dialogues de sourds qu’on
peut observer dans la vie publique sont tous et nécessairement attribuables à des
coupures cognitives qui ne permettraient pas de comprendre ce que l’autre camp
veut dire ni quelle valeur on pourrait accorder à ses arguments si on consentait à
bien les écouter – me souvenant de l’adage, sociologiquement confirmé, qui pose
qu’«il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre»! Dès que, dans un débat
partisan notamment, on devine les conclusions auxquelles tend l’adversaire,
conclusions auxquelles on est pour sa part résolu à ne pas adhérer, la surdité est une
échappatoire commode. Les arguments adverses ne portent pas parce que
l’interlocuteur est résolu à «ne pas entendre».
Il faut aborder en effet ici un phénomène connexe, lui aussi souvent allégué mais
peu analysé, peu théorisé: celui de l’imperméabilité persuasive. Parlant
d’imperméabilité, ce n’est pas le fait général de la croyance en quelque chose qu’il
faut considérer, mais le fait de croire mordicus, de conserver une conviction
25
Ce qu’expose Recanati, Literal, introd.
21
inébranlable en dépit des preuves contraires, des objections et des réfutations; de
trouver contre tous les démentis, des raisons nouvelles de «ne pas bouger», de ne pas
changer d’avis. C’est ce qui donne à la conviction immuable l’apparence, également,
de la «folie»: on formule de bonnes objections, mais c’est, dira-t-on, comme parler
à un mur de briques.
Cette imperméabilité est souvent attribuée aux grandes convictions politiques: une
fois que je me suis prononcé pour Bush ou pour Clinton, tout ce que mon héros fait
est bien, aucun argument pour «l’attaquer» ne porte ni ne me fait vaciller, «the issue
is not the issue» comme disaient les soixante-huitards américains. Si tout le
problème était celui des convictions inébranlables, ce livre serait bientôt conclu: une
fois que j’adhère sans réserve à une foi ou une sodalité idéologique, tout fait ventre:
contradictions patentes, dénégations, fausses informations, sophismes, l’idéologue
ne perd jamais confiance en son idéologie, il se borne, si nécessaire, à cesser de
croire à la réalité.26
26
C’est ce que constate et décrit un chercheur parlant des tentatives de discussion avec les
négationnistes: «If the group takes the position that concentration camp deaths were all made
up by Jews in a conspiracy including Joe Stalin, Winston Churchill, Franklin Roosevelt,
Dwight Eisenhower ..., then it may indeed be impossible to prove any murders to them. They
may claim that the news films were faked, the Nazis’ own tons of records were faked and all
the witnesses have been lying.» Regal, Anatomy, 98.
27
Smith, Belief, xi.
22
happen? The individual will frequently emerge, not only
unshaken but even more convinced of the truth of his belief than
ever before.28
Ce que Stone et les collaborateurs de Expecting Armageddon analysent dans les cas
des sectes et de leur réaction dénégatrice typique aux prophéties ratées, est, sur un
tout autre terrain, le lieu commun des historiens dits libéraux du communisme. Le
«démenti des faits», prétendent-ils, aurait dû suffire, mais leurs interlocuteurs nient
et continuent à nier qu’il y ait eu le moindre démenti historique. Du stalinisme et du
goulag à Brejnev et à l’implosion de l’URSS, rien ne dément la justesse du projet
communiste et rien ne problématise la pertinence des militantismes passés.
Joseph Gabel fut, dans les années 1950-1960, un original théoricien, solitaire, de ce
qu’on nomme les «idéologies». Il s’est trouvé ainsi à devoir expliquer le sentiment
qu’il avait que certains militants, certains partisans idéologiques (notamment, pour
ce marxiste inorthodoxe, les staliniens qu’il avait alors en grand nombre sous les
yeux) avaient un rapport étrange à la raison et au raisonnement. «Tous ceux qui ont
l’occasion de discuter avec des communistes d’obédience orthodoxe, écrit-il, sont
frappés par une sorte de refus affectif devant les raisonnements les plus évidents et
devant les faits mêmes pour peu que ceux-ci contredisent la doctrine de leur
interlocuteur.»29 Il ajoutait et ceci fait écho à ce que je dis plus haut: «il existe à la
base de la pensée politique des communistes une véritable imperméabilité à
l’expérience analogue à celle dont parle Lévy-Bruhl» [dans La mentalité primitive.]
Les théories de Joseph Gabel ne se résument pas à ces quelques lignes, mais on y
voit apparaître à la fois l’étonnement problématologique fécond et l’esquisse de
caractérisations explicatives à la fois banales et insatisfaisantes: le «refus affectif»,
c’est-à-dire la cause extra-rationnelle supputée, et le rapprochement du discours à
étudier avec le hors-raison, – je rappellerai plus loin que la chose nommée raison
se construit sur trois grandes forclusions: l’enfant, le fou et le «primitif» (chapitre
3).
28
Festinger in Stone, Jon R. & al. Expecting Armageddon: Essential Readings in Failed
Prophecies. 2000, 31.
29
Idéologies, I, 79.
23
loin, ce concept, mais disons d’emblée qu’il pose plus de problèmes qu’il n’en
résout.
Dire que son adversaire est bon pour les petites maisons, le vouer à la camisole de
force, ce peut n’être qu’une banale violence polémique. J’avais relevé ces invectives
faciles dans les pamphlets contemporains: la psychanalyse est «une loufoquerie
collective», l’université française est atteinte de «schizophrénie officielle», la
nouvelle critique est un cas de «malformation mentale» etc.30 On pourrait écarter
ce procédé comme trivial. Je crois qu’il ne l’est pas et qu’il pose problème. Je
reviens à la petite phrase de Saint Jérôme sur les penseurs païens: «Nous nous
jugeons réciproquement de même: les uns et les autres, nous nous paraissons des
fous.» Jérôme dit en effet autre chose, de plus perspicace: ce qu’il perçoit, c’est une
réciprocité. Celle de deux logiques affrontées, inintelligibles l’une à l’autre.
Depuis Aristote, l’homme est un Animal rationale, à moins qu’il ne souffre de folie.
Le raisonnement conforme à la raison est censé répondre à des critères bien précis
et, d’autre part, il est censé normal. Or, je suis persuadé d’avoir la logique et la
raison de mon côté et je ne comprends rien à vos raisonnements, il faut donc que
vous soyiez fou. C’est un bon raisonnement qui me force à conclure ainsi, même si,
certes, je sens que je manque à la charité et que vais vous indigner.31 Car être accusé
d’être fourbe, cruel, pervers peut flatter, mais être accusé d’être illogique,
incohérent, absurde fait bondir.
30
Angenot, Parole, 91.
31
Contre cette tendance humaine, trop humaine, le logicien Donald Davidson édicte en effet
de nos jours le Principle of Charity: je dois commencer par considérer mon interlocuteur
comme raisonnable, cohérent et honnête et abritant dans son esprit des croyances en partie
vraies et il ne m’est permis de déclarer une attitude ou un raisonnement d’autrui irrationnels
que lorsque j’ai vraiment épuisé toute possibilité d’interprétation raisonnable – ce qu’il
appelle des «cas désespérés».
32
Davidson, Problems, 169.
24
être raisonnable peut se montrer irrationnel, qu’est-ce qui n’a pas marché? Qu’est-ce
qui a interféré avec l’exercice normal de la raison? Si je pense que quelqu’un a pris
sa décision ou a abouti à ses convictions sous le coup de motifs extra-rationnels,
d’où vient qu’il (se) dissimule ensuite ces motifs sous de fallacieuses
«rationalisations»? Je dois conclure que, quelque chose n’ayant pas marché dans son
raisonnement premier, il s’affaire à (se) dissimuler cet échec au moyen de
raisonnements a posteriori, non moins indûment appliqués. Ou bien, c’est l’autre
branche de l’alternative, je puis charitablement supposer que, si je trouve l’autre
déraisonnable, de «son point de vue», il ne l’est pas. Car peut-être, de fait, n’ai-je
pas pris en considération l’évaluation complète que l’individu a fait de ses désirs,
de ses moyens et des possibilités. L’ensemble me paraît irrationnel, mais je peux
toujours conjecturer que l’observation extérieure est incomplète, trop hâtive. Ce qui
aurait la sorte de mérite moral qui s’exprime dans la maxime Ne jugez point.
Les siècles modernes sont en tout cas pleins de publicistes et de penseurs qui ont
jugé certains de leurs contemporains, non seulement comme propageant des idées
détestables, mais comme atteints de folie raisonnante et comme s’étant coupés du
«sens commun». Remontons aux origines romantiques de la modernité.
Commentant, après plusieurs autres projets politiques qu’il passe en revue, le grand
ouvrage de Pierre Leroux, De l’Humanité, l’essayiste libéral Louis Reybaud, qui
écrit peu avant la Révolution de 1848, cite, abasourdi, quelques passages du fameux
«socialiste utopique» et enchaîne à l’adresse du lecteur de bon sens, son semblable,
son frère: «Il est facile de se convaincre que l’écrivain qui a pu gravement tracer un
pareil programme est placé hors de toute réalité, et vit dans un autre monde que le
nôtre, celui de ses rêves.»33 À de certaines époques troublées en effet, pour ceux
qu’on appelle les esprits rassis, les fous raisonnants ont semblé tenir le haut du pavé
– ne différant les uns des autres que par leur type de vésanie, leur type d’écart avec
le sens commun. Toujours dans les temps de la Seconde République, les polémistes
qui étaient allés prendre connaissance des idées radicales nouvelles ont tous livré
leur diagnostic au public bourgeois atterré:
33
Mais, enchaîne Reybaud, que ce soient là des projets irréalistes, des tableaux oniriques,
passe; hélas, «toutes ces erreurs ont eu des adhérents, les plus petites comme les plus grandes,
et ces dernières ne sont pas celles qui ont obtenu le moins de succès. (...) L’utopie nous a
surpris dans une heure de trouble quand, éprouvés par deux révolutions, nous sentions le sol
fléchir sous nos pas et ne savions pas où rattacher nos croyances. (...) Projets ridicules, dira-t-
on, rêves insensés! Oui, ridicules, insensés, mais funestes!»
34
L’Anti-rouge. Almanach anti-socialiste, anti-communiste. Caen: Hardel, 1852, 63.
25
Les ainsi nommés «socialistes utopiques» ont provoqué dans les petites gazettes de
la Monarchie de juillet le sentiment qu’on assistait à l’éclosion inopinée de formes
nouvelles de folie raisonnante, folie douce ou bien funeste... Il suffisait de puiser
dans les écrits de Charles Fourier par exemple pour y trouver l’archibras, les océans
de limonade, les anti-baleines et les anti-phoques, les six lunes, l’homme actif en
amour à 120 ans, et mettre sous les yeux du public louis-philippard ébahi ces
«folies», ces «inexplicables bizarreries» qui passaient aux yeux d’une secte de
déments pour la nouvelle «science sociale».
Le sentiment de vivre, seul raisonnable, parmi des fous qui tiennent le haut du pavé,
ce serait du reste un sujet à approfondir de l’histoire des mentalités savantes
modernes! Les œuvres des grands psychiatres d’autrefois comportent toutes des
pages qui expriment ce sentiment d’être entouré de «mattoïdes», bien au-delà des
asiles dont ils avaient la garde. Au tournant du 19e siècle, Cesare Lombroso à Turin,
le fondateur de la criminologie, et Max Nordau à Berlin, l’étiologiste de la
«dégénérescence», seraient à relire de ce point de vue. Lisez par exemple, de Max
Nordau, les conclusions de son grand et jadis très fameux ouvrage, Entartung,
Dégénérescence: «Notre longue et douloureuse migration à travers l’hôpital pour
lequel nous avons reconnu sinon toute l’humanité civilisée du moins la couche
supérieure des populations des grandes villes, est terminée etc...»35
35
Dégénérescence, II, 523
36
Ainsi tout récemment Whyte, Crimes against Logic. S Crimes contre la logique. Paris:
Les Belles Lettres, 2005. Celui-ci écrit, c’est un topos du genre et une position énonciative
typique: «le monde moderne est un milieu nocif pour ceux d’entre nous que les erreurs de
logique dérangent...» P. 12.
26
Derrida, Lacan, Foucault, Deleuze et Guattari. Un peu plus tôt dans le siècle, Karl
Popper polémiquant dans le Positivismusstreit (évoqué plus haut) contre les
représentants néo-marxistes de l’École de Francfort ne se borne pas à les réfuter,
mais il qualifie leur pensée tout entière d’«irrationnelle» et de «destructrice de
l’intelligence», confessant en postface du collectif sur The Positivist Dispute in
German Sociology qu’il n’a jamais pu vraiment prendre au sérieux aucune de leurs
théories lesquelles relèvent à son sentiment du «galimatias» pur et simple.37
37
«Irrationalist» et «Intelligence-destroying». In Adorno, Positivist, 289.
38
De divin., lib. II, l. 38.
39
Voir aussi Pharo, Sens.
40
Idéologie, 11.
27
Les hommes tendent à déclarer «irrationnelles» les croyances, les préférences, les
choix qu’ils ne comprennent pas et la distance «idéologique» n’est pas moins
génératrice de sentiment d’irrationalité que la distance culturelle.41 L’altérité est
toujours étrange – et le sentiment de familiarité souvent illusoire. Que l’autre puisse
se sentir cohérent avec lui-même ne nous intéresse pas. Au contraire, il nous paraît
que notre raison doit correspondre au «sens commun» de nos lecteurs ou auditeurs:
il nous semble alors expédient de citer des «échantillons» bruts du raisonnement
adverse accompagnés de «délire!», «hystérie!» et autres diagnostics bénévoles. La
pensée adverse n’est plus une argumentation, elle est un symptôme, la citation
verbatim valant preuve.
Une autre cause de perplexité tient au fait que la «folie raisonnante» (ou la stupidité)
peuvent se rencontrer chez des esprits hautement rationnels dans leur sphère propre
dès qu’ils s’avisent d’avoir des opinions sur autre chose. Le savant superstitieux ou
occultiste ou le savant militant fanatique ont souvent déconcerté le psychologue.
C’est une remarque que fait Théodule Ribot dans sa Logique des sentiments:
Des paranoïaques
Tous les ouvrages qui analysent les grandes aberrations idéologiques du siècle
désormais passé – fascisme, racisme et antisémitisme, stalinisme, nationalismes et
intégrismes divers – en viennent quelque part à signaler qu’on se trouve en face, non
d’une vision du monde particulière, de convictions specifiques, mais, tout d’un
tenant, d’une manière de penser sui generis, consubstantielle aux thèses soutenues
et aux buts proclamés, une manière de penser résultant d’un engineering mental
spécifique, d’une rééducation mentalitaire qui n’est pas celle de tout le monde. Une
manière de penser qui est, logiquement, préalable aux thèses et aux doctrines
soutenues et qui est condition de l’adhésion de certains esprits «prédisposés» à les
41
La littérature, sur la très longue durée, consiste à vouloir donner à comprendre sinon à faire
partager la folie des autres, Achille, Médée, Des Grieux, Emma Bovary....
42
Logique, 59.
28
adopter. Or, l’historien ne dispose, semble-t-il, que du langage de la
psychopathologie pour dire cette étrangeté argumentative et mentalitaire.
Un «paranoïaque», tel était Édouard Drumont, juge Michel Winock dans une note
en bas de page au début de son Édouard Drumont & Cie.43 «Paranoïaque? Peu
importe, il est lu, célébré, on le prend au sérieux.» Certainement, l’historien n’a
aucune intention de se substituer au psychiatre post mortem, et il sait que «l’homme
Drumont» dans son temps n’apparut pas plus pathologique que la plupart de ses
contemporains (ce qui n’est pas en soi un critère décisif). Ce que Michel Winock
veut dire à mon sens, ce qu’il veut évoquer, c’est ceci même dont je parle:
l’antisémite ce n’est pas seulement quelqu’un qui a des convictions politiques
odieuses, une vision obsessionnelle et haineuse de certains groupes sociaux, c’est
quelqu’un qui, dans ses pamphlets et ses brochures, s’est mis à raisonner et qui
raisonne même énormément, mais de façon bizarre... comme le malade dans ce que
les psychiatres d’autrefois appelaient simplement la «folie raisonnante».
L’antisémite, c’est quelqu’un qui se persuade lui-même et part en croisade pour
persuader les autres du rôle néfaste des Juifs au bout de raisonnements qui lui
semblent être d’autant plus convaincants qu’ils sont, pour d’autres, biscornus et
spécieux.
43
«Aliénation mentale» et «paranoïaque» apparaissent dès la deuxième page. Ces mots sont
lancés comme suggestions, comme d’inévitables catachrèses qu’on ne veut pas assumer
littéralement. Au reste, dans les qualifications psycho-pathologiques de dynamiques
idéologiques, on peut trouver plus vif: qu’on songe à Nietzsche qualifiant le nationalisme de
«rage nationale».
44
Je me permets dans ce contexte de renvoyer le lecteur à mes deux livres, Ce que l’on dit
des Juifs en 1889 (1989) et un Juif trahira (1995).
29
essentiellement dégradé et pervers, il est à l’image de l’âme juive, car seuls des
individus congénitalement pervers, c’est à dire des individus qui ne pensent ni ne
sentent comme nous peuvent y réussir. Ce qui explique notre échec à nous, Français
catholiques de vieille souche, et fait de cet échec notre gloire présente tout en
légitimant notre vengeance prochaine contre ces métèques qui tiennent le haut du
pavé, plat qui, selon la sagesse des Nations, se mange froid. La réussite illégitime
et perverse qu’on impute aux Juifs est la preuve mise sur la somme de leur
scélératesse, elle légitime l’urgence où «nous» sommes de prendre le dessus sur eux
en nous débarrassant du système qui favorisait injustement leur progrès. Cette
manière de raisonner forme ce que je nommerai un des grands idéaltypes rhétoriques
dont j’esquisse le classement plus loin (chap. 3): le type d’une logique du
ressentiment.45
45
J’ai publié un essai Les idéologies du ressentiment (Montréal, XYZ, 1996) et j’en
redéveloppe quelques données dans le présent contexte.
46
«Petit guide des névroses politiques», Preuves, mars 1954, 4.
47
Démocratie et totalitarisme, 299.
30
à la bouche des qualificatifs psycho-pathologiques pour étiqueter
ces doctrinaires d’extrême gauche ou droite avec lesquels, à leurs
yeux, «il n’y a pas de discussion possible» – amalgamés du reste
dans les médias U.S. avec les autres activistes à idée fixe, les
fanatiques de la médecine alternative, des UFO et autres
extraterrestres.
Les travaux tout récents de Melley et de Knight montrent de fait que l’empire
paranoïaque ne cesse de s’étendre dans la vie publique américaine. Ian Dowbiggin
vient de publier Suspicious Minds: The Triumph of Paranoia in Everyday Life. Il
explique le sens qu’il donne à cette métaphore psychiatrique:
31
I do not use the term «paranoia» and «paranoid» in a strictly
clinical or reductionist sense. I use them to refer to a way of
seeing the world and of expressing oneself ... describing what I
believe to be an elementary condition of the human psyche.48
Sa thèse est que la vie publique américaine du début du 21e siècle connaît une
inflation envahissante de la «paranoid rhetoric»; que tout particulièrement, si le
raisonnement paranoïde était naguère plutôt le propre de l’extrême droite U.S., il est
devenu aussi peu à peu dominant à gauche, spécialement dans les secteurs du
«Politically Correct», identitaires, communautaristes, féministes et
altermondialistes. «Indeed the political left may be beating the right at the paranoia
game as seen in its recent embrace of political correctness».49
Quant à Knight, il suggère qu’une coupure est en voie de s’établir aux États-Unis
entre deux «camps» en quelque sorte cognitifs, non la droite et la gauche, mais les
paranos et les non-paranos, qui se disputent l’hégémonie:
On peut avoir bien des réserves sur ces diverses transpositions de concepts
psychiatriques à l’horizon d’une certaine vision de la «santé» rationnelle dans les
débats publics. Ce que j’en retiens, c’est qu’elles cherchent toutes, de Gabel à
Hofstadter, à Winock, à étiqueter des manières jugées aberrantes (et, tout d’un
tenant, socialement perverses, dangereuses) de raisonner et de convaincre des esprits
«prédisposés». Elles nomment la coupure un peu naïvement: rationalité/irrationalité,
santé mentale/pathologie.
48
6-7.
49
4.
50
Conspiracy, 21. Avec le succès mondial du roman Da Vinci Code, la logique conspiratoire
a atteint le grand public, mais peut-être a-t-elle mué, perdant de sa virulence, en un
délassement innocent et indifférent porté par l’esprit de l’époque. L’Opus Dei était une cible,
un objet «paranoïde» tout trouvé en raison de son rôle «secret», mais bien documenté, en
faveur du franquisme et autres clérico-fascismes.
51
J’y reviendrai aussi.
32
Or, est-ce que tous le monde fixe au même point les limites du raisonnable?
Observer l’«ordre» de l’univers, suivre les «lois» qui gouvernent le monde, c’est
depuis des siècles se montrer rationnel – mais il est toujours une poignée de mauvais
esprits à se demander si le monde lui-même est bien rationnel et si ces «lois»
alléguées ne sont pas des hallucinations. Le chrétien selon Saint Jérôme trouve
raisonnable de mépriser les plaisir de la chair; le païen suit la logique (décrite par
Michel Foucault) de «l’usage des plaisirs»: le manger, la volupté sont agréables et
bons, seul l’abus est blâmable et déraisonnable. Il y a en effet souvent ou même
toujours quelque chose d’«éthique» dans l’idée qu’on se fait de la raison appliquée
aux choses humaines – et c’est ce qui permet au philosophe de penser et de dire
qu’en suivant notre raison, nous serons heureux. Si pourtant je pense,
rationnellement, que le phénomène terraqué appelé «vie» est un pur et improbable
hasard galactique et que nous sommes des animaux dénaturés perdus dans le silence
éternel des espaces infinis, est-il bien raisonnable de fonder sur ces considérations,
même jugées vraies ou hautement probables, une anti-éthique nihiliste?
Tous les chercheurs qui ont travaillé sur des idéologies extrémistes ou «totalitaires»
n’ont pas eu recours à la métaphore médicale. «Fausse conscience», diagnostiquaient
certains marxistes des années trente aux années soixante comme Joseph Gabel.52
Mais ce terme marxo-hegelien qui dénote un écart du rapport cognitif «authentique»
au monde empirique et au devenir, une aliénation de la conscience, renvoie aussi
à des manières de penser et des mentalités étrangères à la «santé» cognitive, qui
semblent expliquer certaines distorsions de la réalité, certaines adhésions
condamnables et croyances collectives extravagantes.
52
Voir Gabel, La fausse conscience. Paris: Minuit, 1962 et autres ouvrages. Cf. la tradition
remontant à Norbert Guterman et Henri Lefebvre, La conscience mystifiée. Paris: Gallimard,
1936.
53
Les idéologies du ressentiment, 1996.
33
ressentiment et les idéologies de «mauvaise conscience» que ces dispositifs semblent
synergiques, ils semblent se stimuler les uns les autres. Le ressentiment forme une
position cognitive qui se complète ainsi d’autres formes simples: rationalité
restreinte des technocrates, cynisme des repus, conservatisme opposant
invinciblement ce qui est à ce qui pourrait être, «darwinisme social» transfigurant
la «lutte pour la vie» en principe légitimant la violence sociale, mais aussi doubles
jeux et conscience malheureuse (assez propre aux dominants-dominés), puritanisme
de l’âme «pure», phobies sociales de différentes origines. On regroupera ces
éléments en quelques grands idéaltypes au chapitre 3.
Si la discordance cognitive que l’on perçoit n’est pas assignée à un désordre mental,
il est encore possible d’en parler en termes de décalage temporel, en termes de
coexistence avec des gens qui ne sont «pas de votre temps». C’est et ça a été depuis
toujours le fait des voltairiens et des anticléricaux face aux pensées «obscurantistes»,
mais c’est aussi une catégorie d’Ernst Bloch, rappelons-le, dans son fameux essai
sur la mentalité nazie, L’Héritage de ce temps, Erbschaft dieser Zeit. Sa notion de
«non contemporanéité» s’appliquait à ce qu’il percevait comme anachronique,
comme pulsions précapitalistes dans les idéologies et les attitudes mentales des
Nazis: «Tous [les discours] ne sont pas présents dans le même temps présent. Ils n’y
sont qu’extérieurement. [...] Ils portent avec eux un passé qui s’immisce. [...] Des
temps plus anciens que ceux d’aujourd’hui continuent à vivre dans des couches plus
anciennes».54 Pour parler dans les termes de Bloch et pour généraliser son propos,
je pourrais reformuler ma question qui deviendrait alors: y a-t-il parmi nous
discursivement, argumentativement – dès lors, socialement, civiquement – des «non-
contemporains» et de la non-contemporanéité, Ungleichzeitigkeit?55
Cette notion blochienne est pourtant spécieuse prima facie car elle s’inscrit dans la
mouvance de l’idée de progrès, de la pensée du progrès, – et il se fait que cette
pensée «historiciste» est elle-même suspecte de paralogisme selon quelques bons
esprits: elle suppose que les uns seront montrés authentiquement de leur temps (ou
même «en avance» sur lui) et les autres pas, et que l’histoire va arbitrer entre eux.
Autrement dit, la notion relève d’un certain paradigme cognitif qui n’est pas reçu
universellement et qui a, bien entendu, une histoire. Un paradigme que certains
penseurs ont qualifié de «gnose» scientiste pour en signaler justement ce qu’ils
54
Bloch, Héritage de notre temps, Payot, 1977.
55
Bloch défend la thèse que l’Ungleichzeitigkeit du national-socialisme sert à transposer la
contemporanéité, elle tout à fait brûlante, de la contradiction capitalisme-prolétariat. Je pense
que Bloch trouve ce concept chez Marx dans sa Critique de la philosophie du droit. Parlant
des Allemands: «nous sommes des contemporains philosophiques du présent sans être ses
contemporains historiques».
34
percevaient comme le caractère hybride, réticent dans le procès qu’elle instruit du
désenchantement sécularisateur de la modernité.
Rappelons-le pour y revenir également plus tard: l’idée de la coexistence dans une
même société de gens qui en sont à des «étapes» cognitive diverses, situées sur le
vecteur d’une évolution progressiste, est au cœur du positivisme d’Auguste Comte.
Le Grand récit de Saint-Simon et de son disciple Comte est ternaire. L’évolution
humaine est une histoire cognitive avant tout, elle narre, dit Saint-Simon, qui fut le
maître de Comte, «le passage du conjectural au positif, du métaphysique au
physique».56
56
St-Simon, Oeuvres, V, 6.
57
In Adorno et al., Positivism, 195.
58
Traktat, 5.
59
Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859, 65.
60
Guyot, Sophismes socialistes et faits économiques, 1908, 77.
35
doctrines nouvelles et à désavouer le socialisme en bloc dans son principe comme
pur verbiage. «En fait et en droit, le socialisme, protestant éternellement contre la
raison et la pratique sociales, ne peut être rien, n’est rien. (...) Il n’y a point d’heure
marquée pour lui, il est un perpétuel ajournement».61 Son Système des contradictions
économiques, ou Philosophie de la misère de 1846 est la réfutation de tout
socialisme possible, absurde dans ses présupposés, verbeux, irréaliste dans tous ses
projets. (Karl Marx qui se déchaîna contre Proudhon ne s’y était pas trompé.)
Très fréquente aussi dans la modernité séculière est la caractérisation religieuse des
théories adverses: «dogmes», «foi», «religiosité»... Je me permets de renvoyer ici à
mon petit livre «Religions séculières»: pour l,histoire d’un concept (Montréal,
2005). L’agnostique ne demande pas au croyant de donner de «bonnes raisons» de
sa foi: il sait, hélas, que celui-ci est prêt à le faire, mais qu’il s’agira d’une
argumentation à vide, d’une enfilade de sophismes apologétiques, de «preuves» par
les miracles et autres absurdités. Or, il se fait encore que dès qu’apparurent les
premiers «systèmes» socialistes romantiques, les esprits «raisonnables» n’y ont vu,
comme le dit un sceptique personnage de L’Éducation sentimentale, qu’«un tas de
farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme». Si l’argumentation adverse est
une «foi», elle se met hors d’atteinte des objections dans le sens qu’elle n’est pas
digne qu’on lui en fasse.
Les nouvelles «sciences sociales» n’étaient aux yeux de leurs adversaires que de
nouvelles religions séculières, des «religions laïques» (Dom Besse), dissimulant des
«croyances irrationnelles inconscientes» (Gustave Le Bon) sous un «vernis»
d’argumentations fallacieusement scientifiques (V. Pareto). «Vernis» est le mot-clé:
il y a des arguments dans les doctrines socialistes mais ils sont pour Pareto une sorte
d’épiphénomène et de leurre, hommage fallacieux que le vice fidéiste rend à la
raison positive.
Vers 1900 en effet, alors que les progrès de l’Internationale sont réguliers en
Europe, l’équation socialisme = religion fait l’unanimité des sociologues allemands
et français notamment.62 Elle permettait des ironies polémiques à l’égard de
systèmes soutenus par de prétendus athées et anticléricaux: «Le socialisme est une
religion. C’est là ce qui lui donne sa grandeur et sa puissance d’attraction sur les
masses. C’est là aussi sa faiblesse. (...) La religion socialiste comme les autres a son
paradis que nous pouvons décrire très exactement sur la foi de ceux qui en ont
61
Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère, ch. XII, par. I.
62
Ce n’est pas par hasard que le seul cours publié qu’Émile Durkheim consacra au socialisme
porte en fait sur Saint-Simon et sur la religion saint-simonienne, remontée aux origines
censée mettre en lumière le caractère essentiellement religieux du phénomène et conforter
par là les théories de Durkheim sur le sacré et le social.
36
rêvé», écrit H. Monnier.63 «Convenons, écrit de son côté Alfred Fouillée, que le
socialisme actuel, au lieu d’être une ‘science’ est une religion. Comme toutes les
religions, il a ses éléments de vérité et ses effets en partie heureux, en partie
malheureux comme tout ce qui contient du faux, germe de l’injuste».64 Manœuvre
de disqualification décisive qui a inspiré le plus grand nombre d’analystes: les
adversaires du socialisme le dé-légitimaient en faisant preuve d’une sorte de largeur
de vue toute à leur avantage: imposture comme «science», la doctrine socialiste
pouvait s’apprécier ou à tout le moins se comprendre comme une nouvelle croyance
collective, peut-être utile à la vie moderne, et ses succès, spéculait-on, permettaient
de comprendre le succès, jadis, du christianisme. Quant à Gustave Le Bon, le
«psychologue social», pour qui la crédulité éternelle des foules était article de foi
scientiste: «Les vieux credo religieux qui asservissaient jadis la foule sont remplacés
par des credo socialistes ou anarchistes aussi impérieux et aussi peu rationnels, mais
qui ne dominent pas moins les âmes».65 Les «socialistes scientifiques» qui reniaient
les dogmes chrétiens et s’en croyaient à mille lieues, n’étaient donc pas moins des
esprits religieux aux yeux du sociologue. Ce n’était simplement plus au nom de la
Révélation apostasiée, mais en celui de la Rationalité bafouée que les modernes
sociologues et philosophes récusaient les croyances irrationnelles et les
asservissements religieux des multitudes.
63
Monnier, Henri. Le paradis socialiste et le ciel. Paris: Fischbacher, 1907.
64
A. Fouillée, Le socialisme et la sociologie réformiste, 1909, 48.
65
Henri Monnier, Le paradis socialiste et le ciel, 1907, 5-6 et Gustave Le Bon, Les opinions
et les croyances, Flammarion, 1911, 8. Ou encore chez P. Leroy-Beaulieu, dans La question
ouvrière au XIXe siècle. 2e éd. rev., Paris: Charpentier, 1881, 16: «...ce caractère pour ainsi
dire religieux des croyances socialistes».
66
Systèmes socialistes, édition originale, I, 302.
37
c’est à dire une illusion, un artifice compensateur que l’avenir de justice et
d’abondance rendra inutile.67
C’est encore ce que redit bien plus tard Arthur Koestler face aux communistes des
années 1950, avec l’ambivalence de ceux qui pensent que peut-être, il n’y a, dans
le militantisme, que la foi qui sauve: on ne peut discuter avec eux, on ne peut leur
opposer des réfutations rationnelles car le communisme est affaire de foi et il ne
saurait en aller autrement:
67
Toujours disposé à soutenir un paradoxe, Sorel tira de cette analyse parétienne la
proposition que le socialisme, comme fait religieux qu’il était, n’était pas encore à la hauteur
du christianisme: «Avouons-le sans détour: le catholicisme renferme évidemment plus d’idéal
que le socialisme parce qu’il possède une métaphysique de l’âme qui manque jusqu’ici
malheureusement à celui-ci.»
68
The God that Failed.
38
imposture à proportion de sa prétention à être scientifique.69 Le caractère
«scientifique» du socialisme moderne a joué un rôle important dans la propagande
des partis et dans la légitimation de l’idéologie, c’est ce statut qui est la cible
d’économistes qui se savaient, eux, possesseurs d’une science authentique.
«L’utopie collectiviste», telle est la qualification préférée du grand spécialiste de
l’anti-socialisme au tournant du siècle, l’économiste Eugène d’Eichthal.70 Le
socialisme, vieux comme les vains rêves de bonheur de l’humanité, est l’«éternelle
utopie» selon le titre d’un essai fameux de E. von Kirchenheim.71 Son discours
imposteur, étranger à la science, fallacieusement consolateur, n’est fait que de ces
«chansons vagues dont [les socialistes] bercent la crédulité humaine».72
Les adversaires des idées socialistes, alors même qu’ils ne s’entendent pas entre eux,
s’accordent donc depuis deux siècles pour taxer le discours honni de «folie»,
d’«utopie», de «dogme» ou de «croyance religieuse» c’est à dire, tout en continuant
à le combattre rationnellement, pour le situer de différentes façons hors de la raison,
hors du sens commun. Les socialistes n’ont pas tort, à leurs yeux, ils se placent
largement avec leurs théories en dehors de l’argumentable. Cette coupure cognitive
entre raison immanente et Principe espérance est au cœur des analyses du chapitre
3 de ce livre.
Rappelons tout de même d’emblée que les «progressistes» de tous les temps n’ont
pas moins déclaré au nom de la raison dialectique que c’est le prétendu bon sens
empiriste et statique, résistant à l’idée de changer le monde du tout au tout, qui est
pathologique et «aliéné». C’est bien ce que Adorno pense de ses adversaires par lui
qualifiés de «positivistes», étiquettes que ceux-ci récusent comme inexacte et
malhonnête, Popper et Albert. Erich Fromm (The Sane Society), Herbert Marcuse
et d’autres montrent le régime capitaliste comme névrosant et aliénant, et les
théories ou idées qui visent à le perpétuer ou qui doutent de la possibilité de
l’abattre comme névrosées et irrationnelles – et ils voient dans la révolte contre lui
une tentative essentiellement rationnelle de refaire une «société saine». Erich Fromm
en 1955 admet toutefois que les résultats du socialisme en URSS n’ont pas été bons
et se demande pourquoi. L’URSS démontre simplement qu’une idéologie planiste
n’est pas une condition suffisante pour faire naître une société fraternelle; il y a en
URSS des inégalités plus accusées qu’en Occident, un État beaucoup trop puissant,
une subordination de l’individu à la production qui est le contraire de ce que voulait
Marx; dès lors l’URSS et ses échecs ne prouvent rien et ne saurait rien prouver
69
Eichthal, Socialisme et problèmes sociaux, 1899, 46.
70
Socialisme et problèmes sociaux, 1899, 32.
71
Chazaud des Granges, L’éternelle utopie d’A[rthur] von Kirchenheim. Paris: Le Soudier,
1897.
72
Reinach, Démagogues et socialistes, 1896, 30
39
contre le socialisme, – raisonnement central que ses adversaires, est-il besoin de le
rappeler, vont en chœur déclarer parfaitement illogique.
Malhonnêteté
Il est enfin une dernière catégorie de disqualification, aussi vieille que la querelle
de Platon et d’Aristote contre les sophistes, diffamation particulièrement réussie
puisqu’elle ternit leur réputation jusqu’à nous, qui est celle d’argumenter
malhonnêtement. Le sophiste est rationnel comme vous et moi, s’il déraisonne c’est
pour tromper les simples et les naïfs. Imputer «sophisme» à l’adversaire, c’est le
criminaliser, le diaboliser. L’adversaire raisonne publiquement de travers et
persuade à mauvais droit parce qu’il est trompeur, il est de mauvaise foi, il trompe
son monde mais il ne se trompe pas lui-même: il sait qu’il déraisonnne mais que son
public s’y laisse prendre.
73
Une partie du chapitre 4 sera consacrée à une critique de la notion de «croyance», boîte
noire par excellence, qui a une longue histoire en science sociales.
74
Par delà...
40
I
RHÉTORIQUE
La rhétorique – ce qui ne porte pas encore ce nom – émerge dans les cités-États
helléniques, avec la minorité de citoyens qui participent à leur direction en débattant
dans les assemblées et avec les tribunaux institués pour entendre leurs litiges.1 Avant
eux, il y avait eu des prêtres, des oracles, des thaumaturges, des poètes... Les
rhéteurs sont une nouvelle sorte d’utilisateurs du langage, les créateurs d’un nouvel
usage du langage. L’enseignement de l’argumentation publique remontent ainsi à
Empédocle d’Agrigente et aux rhéteurs siciliens, Corax et Tisias.
1
On s’accorde à la voir émerger précisément au début du 5e siècle à Syracuse, en Sicile, après
la chute de Thrasybule.
41
Les écrits des sophistes ont pratiquement tous disparu. Les livres qu’on leur attribue
ne s’occupaient pas seulement de discours public et de persuasion, toutes les
questions plus tard qualifiées de «philosophiques» semblent les avoir intéressés.
42
Un autre fragment de Protagoras, cité avec blâme par Aristote cette fois, ajoute qu’il
est toujours possible de faire apparaître comme plus fort l’argument le plus faible,
– ôï ‘çôôù äå ëïãïí êñåéôôù ðïéåéí (Arist., Rhét., 1402a 23).2 La rhétorique avant
même qu’elle ne reçoive un nom, l’art de l’argumentation depuis les temps de Corax
et de Tisias, ne recherche pas le vrai et le juste; à l’instar de Protagoras, elle ne croit
pas à une vérité absolue qu’il faille trouver, elle cherche et procure à qui en a
l’usage des arguments convaincants. Protagoras, disaient admirativement les jeunes
Athéniens, est quelqu’un qui «rend habile à parler».3 Il n’était pas le seul à offrir ce
talent et cet art; Hippias, Thrasymaque, Gorgias, Prodicos, tous sophistes étrangers
à Athènes comme ce Protagoras qui venait d’Abdère (en bordure de la Thrace)
proposaient, aux alentours de 450, aux jeunes gens qui pouvait les payer une tekhnè
utile et passionnante.
2
La technique du renversement des forces de raisonnement remonte au fameux argument de
Corax qui permet de gagner à tous les coups.
3
Protag., 312 d.
4
Ðáíôïí ÷ñçìáôùí ìåôñïí åóôéí áíèñùðïò...
5
Ce serait aussi l’incipit du traité perdu ‘Aëçèåéá.
43
le plus utile dans les circonstances.6 Sans doute dans des cas simples, pouvons-nous
arbitrer entre deux antilogies sans que la préférence pour une thèse rende l’autre le
moins du monde fausse: entre un enfant qui trouve le goût d’un médicament infect
et un médecin qui lui dit que ça va le guérir, on peut décider pour le médecin sans
nier ou annuler la vérité de l’enfant et en conservant un doute (car l’homme de l’art
peut s’être trompé en son diagnostic). S’il y a cependant différend entre deux
logiques, l’arbitre ne peut sans présomption décider au nom d’une Raison absolue
qui transcenderait la divergence antilogique. Ce faisant – ce qui faisait horreur à
Platon on le conçoit – nous suspendons en tout cas la question du vrai et du faux.
En histoire des idées, entre «idéologies» et «utopies», entre Frédéric Bastiat et Louis
Blanc, entre Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, la question peut être de dire quelle
antilogie est contingentement supérieure, si je puis dire, laquelle est la plus prudente
dans sa connaissance du possible. S’il s’agit de la plus prudente, il faudrait à tout
coup, il va de soi, décider contre les dangereux et chimériques esprits utopiques.
Autrement, si l’on refuse la règle contingente du Sophiste, il faut en effet tomber
dans l’irrationalité pure: «Mieux vaut avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec
Aron», phrase une des plus sottes du riche répertoire intellectuel du 20e siècle, qui
dit bien l’illogisme du choix «téméraire».
6
Mendelson, Many, 51.
7
De l’antilogie, on peut tirer l’idée dialectique du dépassement par la syn-thèse. Certains
commentateurs pensent que les thèses de Protagoras découlent de l’«Unité des opposés» chez
Héraclite.
44
de conferer» peuvent être mis au dossier de cette méthode. Bien des siècles plus
tard, le provocateur Pierre-Joseph Proudhon énoncera une phrase qui fera rugir les
philistins – non moins que ses frères-ennemis, les socialistes dogmatiques: «Toute
proposition n’est vraie qu’à la condition que la proposition contraire le soit
également.»8
8
Cité et discuté dans La philosophie de l’avenir, 1: 1875, 59.
9
Elmsbach p. ex.
10
Mendelson, Many, 1.
11
Malebranche, Œuvre, I 449.
45
Pour l’agnostique toutefois, la question de l’Autre-pensée reviendra lancinante et se
combinera aux résurgences du pyrrhonisme.
Platon a été l’ennemi déclaré des sophistes. C’est à ce titre qu’il refuse de
reconnaître la rhétorique (il semble du reste que ce soit lui qui invente le mot, et en
mauvaise part12) pour un art, une ôå÷íç à part entière. Il lui oppose la dialectique,
äéáëåêôéêç, l’art de rechercher la vérité par le dialogue raisonné. Les orateurs
véridiques doivent être des dialecticiens. Platon exècre la rhétorique comme un art
imposteur qui permet de parler de ce qu’on ne connaît pas, qui prend pour
fondement la douteuse doxa, l’opinion du grand nombre, utilisant non des
raisonnements rigoureux, apodictiques, mais en ayant recours aux images, aux
figures et à des procédés persuasifs douteux. La rhétorique des sophistes ne met pas
les passions à l’écart, mais en appelle expressément au pathos pour convaincre. Loin
de rechercher le vrai et le juste, cet art fallacieux sert finalement (on reconnaît une
paraphrase malveillante de Protagoras) à faire apparaître les grandes choses petites,
les nouvelles, anciennes, et les anciennes, neuves. La prétendue rhétorique ne
distingue pas le vrai du vraisemblable, tout est ici, qui scandalise le dogmatique
Platon.
Au Gorgias, Socrate (le personnage dont Platon se sert sous ce nom) contraint par
ses questions le sophiste Gorgias à admettre qu’une science des discours n’est pas
et ne saurait être une vraie science:
G. Des discours.
G. Non.
(...)
12
Le mot est mis dans la bouche de Gorgias: « ...mon art est la rhétorique, ô Socrate.»
46
rhétorique est l’art des discours? (...) Quelle est, parmi toutes les
choses existantes, celle qui forme le sujet des discours propres à
la rhétorique?
Gorgias finit par proposer un nouvel objet, supposé vraiment propre à son art, «le
pouvoir de persuader par le discours» les juges, les sénateurs, le peuple. Mais
Socrate n’a pas de peine à objecter que les autres «arts» persuadent aussi. Que le
médecin persuade, mais qu’il persuade par sa science et que le rhéteur persuade
sans doute mais en créant de la croyance à partir de l’ignorance et pour influencer
des ignorants — et non de la science, ‘åðéóôçìç. «De telle sorte que l’orateur
n’enseigne pas aux tribunaux et aux autres assemblées le juste et l’injuste, mais leur
suggère une opinion.» Socrate (qui se montre du reste en tout ce dialogue un très
habile argumentateur) conclut que la rhétorique est une pratique «étrangère à l’art»,
une pratique dont le nom générique est «flatterie», catégorie où figurent côte à côte,
la cuisine, la toilette et le maquillage, la rhétorique, la sophistique. «La rhétorique
est à la justice comme la cuisine est à la médecine [diététique].» Sans respect pour
la vérité, la rhétorique sert à corrompre les mœurs.
Après tous les efforts déployés par Platon pour déconsidérer la rhétorique, il faut
dire pourquoi Aristote la remet en selle en en faisant il est vrai, pour les siècles, un
«art» mineur traitant d’une forme de connaissance basse, inférieure à la
connaissance logique, syllogistique, qui est, elle, l’art de bien penser et d’aboutir par
démonstration à la connaissance certaine. Toutefois, Aristote concède que cet art
moins noble est nécessaire à la vie courante, à la vie publique, à la discussion des
affaires humaines. La rhétorique recense des formes de raisonnement inférieurs à
ceux de la logique syllogistique et peu sûrs, et cependant elle a sa place là où la
preuve démonstrative n’est pas susceptible d’être activée – c’est à dire dans la
plupart des circonstances de la vie, dans les jugements et dans les décisions
pratiques.
47
C’est que la philosophie d’Aristote est une philosophie de l’homme comme animal
politique, Æíïí ðïëéôéêïí, et, tout d’un tenant, comme un animal doté du logos –
de la raison/discours, Æíïí ëïãïí ‘å÷ïí. C’est parce que l’homme vit en société et
se méfie à bon droit des pulsions et des volontés des autres qu’il est forcé
d’argumenter. Aristote, créateur à la fois de la logique, de l’herméneutique, de la
dialectique, de la topique, de la rhétorique et de la poétique est dès lors le premier
théoricien du discours dans toute sa diversité. C’est la démocratie délibérative
grecque qui engendre la rhétorique et force à lui donner un statut. Il se crée donc à
partir d’Aristote une hiérarchie des arts du raisonnement: d’abord on peut raisonner
démonstrativement, ce que formalise la Logique; puis on peut débattre en
recherchant l’entente sur le vrai et le juste, sur le probable et le prudent, Dialectique;
puis, art encore moins noble et recourant à des procédés nécessairement hybrides
et incertains, on discourt sur l’Agora, dans les prétoires et dans les assemblées,
affaire de la Rhétorique.
Non moins hostile aux sophistes qui, répète-t-il après Platon, faisaient de l’argent
en colportant une sagesse trompeuse et illusoire, Aristote va donner une légitimité
«technique», sous surveillance de la logique apodictique et subordination, à l’art de
débattre du probable et de raisonner sur les affaires publiques.
Quatre paradigmes posés par Aristote au cœur de la théorie, viennent préciser le lien
subordonné de la rhétorique avec la logique du raisonnement rigoureux:
— La distinction entre les prémisses certaines qui sont celles de la Logique et les
prémisses vrai-semblables puisées par le rhéteur dans la doxa.
13
L’humaniste Ramus le premier, en sa Dialectique, ou «art de bien disputer», refuse la
division d’Aristote entre Dialectique de l’opinable et Logique du nécessaire. Il met par contre
dans la Rhétorique la seule ornementation discours, à savoir les figures et les tropes,
l’elocutio.
48
– La distinction enfin entre trois techniques à la fois contiguës, partageant des
formes communes de raisonnement, et cependant susceptibles d’être distinguées: la
rhétorique (art de l’orateur, art de discourir en public), la dialectique (technique de
la discussion sereine) et l’éristique (art de la controverse, technique de la «guerre»
argumentative et donc, comme le désigne l’acariâtre Schopenhauer, «art d’avoir
toujours raison» dès lors qu’il ne s’agit plus de débattre courtoisement, mais de
détruire les idées de l’adversaire avec des mots et de triompher de lui).
Tantôt l’affaire est de s’adresser à un public muet qui pèsera les arguments et les
acceptera ou non, les fera ou non siens. Et ici non seulement convient-il,
raisonnablement, de partir de la doxa, de l’opinion ordinaire, mais il est rationnel
de se préoccuper, non plus comme les sophistes de tromper son monde, mais en tout
14
Dialectique, 61.
49
cas de communiquer de façon efficace et agréable, ne serait-ce qu’à travers des
exemples «vivants», des élans émotifs, des formules bien trouvées et frappantes.
Fondées sur les opinions communes, ‘åíäïîá, et pouvant s’appliquer à tous les
problèmes sur la base de principes communs, rhétorique et dialectique forment à
mon sens un tout insécable, argumenter en public étant une modalité de raisonner
en parlant et dialoguant. La rhétorique a pourtant sa raison d’être sectorielle dans
la mesure où le philosophe peut donner à l’orateur des conseils particuliers propres
à lui faire trouver ses arguments, à organiser ses preuves et ordonner son discours,
à le mémoriser, à apprendre à émouvoir un public, à parler avec grâce et éloquence
et même à trouver les gestes qui accompagneront le discours et aideront à toucher
ce public (c’est ici une partie de la rhétorique classique, l’Actio,16 qui faisait l’objet
de traités particuliers à l’âge classique et se nommait «éloquence du corps»).17
15
Elle en est, dit-il, ‘áíôéóôñïöïò — complémentaire?
16
L’Actio se dit en grec hypokrisis – encore un mot qui a tourné péjoratif!
17
Voir Angenot, «Les traités de l’éloquence du corps», Semiotica , VIII, 1: 1973, 60-82.
Aux 17e et 18e siècles, ont paru un certain nombre d’ouvrages spécialisés, intitulés Traité de
l’Action, Traité de l’Éloquence du Corps, qui, à partir des préceptes à donner à l’orateur
sacré et à l’avocat sur la cinquième partie de la rhétorique, l’Actio des Anciens, ont élaboré
une théorie du geste "réglé" et une typologie des praxis gestuelles. "L’Action anime le
discours, elle donne de la force aux raisons, elle excite les mouvemens", écrit l’Abbé
Bretteville (1689), mais il ajoute que toutefois "l’Action n’est qu’une partie de l’Eloquence
& il ne faut pas se croire orateur pour sçavoir conduire son geste et sa voix".
50
On pourrait dire de la rhétorique, si on s’obstine à chercher une distinction avec la
dialectique en général, qu’elle porte sur l’argumentation en monologue: prôner une
mesure politique, requérir contre un accusé, plaider une cause, prêcher, c’est, en
gros, discourir devant des gens qui se taisent et vous écoutent. Mais il serait aussi
juste d’affirmer que, même conçue de cette façon, cette rhétorique de la parole
publique est aussi dialogique, préoccupée qu’elle doit être de «sentir» l’auditoire
qui, plus ou moins silencieux et impassible, est partie prenante de l’entreprise
persuasive. «Un discours ne peut être efficace que s’il est adapté à l’auditoire qu’il
s’agit de persuader ou de convaincre», rappelle Perelman.18 Toute argumentation –
devant une foule, en dialogue ou bien in petto – est dialogique/dialectique en ce
sens: c’est l’interaction communicative, même si le public est muet ou seulement
virtuel qui donne forme et visée aux raisonnements énoncés. L’argumentation dans
son essence implique une altérité constitutive, elle institue un énonciateur et un
destinataire et un écart dialogique entre les deux qui justifie une relation
argumentative. Tout argumentateur sait qu’il y a des objections possibles à réfuter,
des contre-propositions possibles à écarter, des doutes à apaiser, des résistances à
surmonter. (Ce n’est pas un hasard que, parmi les figures de la rhétorique classique,
abondent toutes sortes de fictions dialogiques: celle dénommée dialogisme
justement, la prosopopée, la sermocination, le témoignage etc.)
18
Logique juridique, 107.
51
perdre intérêt), mais la dialectique s’applique aussi aux débats ouverts et de longue
durée, à ces débats philosophiques notamment qui «durent depuis des décennies».19
19
Putnam, Raison, 195.
20
Il faudrait ajouter la technique de la disputatio pédagogique, jouer avec des idées, des
thèses et contre-thèses pour voir ce que ça donne et où cela peut mener. On se souviendra de
la vieille question scolaire et scolastique proposée aux clercs du moyen âge, An ducenda sit
Uxor? — Faut-il se marier? Et de ses avatars littéraires chez Rabelais et Molière.
21
C’est un mot qui vient de la «disputation quodlibétaire»: Quod libet, tout ce que tu
voudras!
52
pour les Habermas de jadis et de l’avenir. Aristote même s’est
trompé: il n’y a que l’éristique qui vaille et celle-ci a directement
à puiser dans la sophistique que le Stagyrite dénonçait:
transformer un argument faible en argument fort, comme le
proposait Protagoras, voilà qui est utile quand on dispute. Sereine
et courtoise, ou obstinée et haineuse, la dialectique n’est, pas
moins que la rhétorique, un savoir équivoque dans ses moyens et
ses buts.
La rhétorique, dit l’étymologie, est ‘ñçôïñéêç [ôå÷íç],23 elle est tout simplement la
technique de l’orateur, – mais il va de soi qu’il n’est pas nécessaire d’être orateur
(avocat, politicien), ni de prendre la parole en public pour produire un discours
argumenté et pour chercher à persuader avec des mots et des phrases. Il est vrai que
la ‘ñçôïñéêç ôå÷íç est née comme un art enseigné, contre rémunération, à des jeunes
gens qui souhaitaient réussir dans la vie publique; de tous temps, le politicien, c’est
aussi l’orateur, celui qui veut exercer le pouvoir a besoin d’utiliser efficacement la
parole et de s’imposer aux foules avec des mots.
22
Perelman aussi englobait dans la rhétorique la dialectique et l’éristique. V. Logique jurid.,
108.
23
L’expression est forgée par Platon dans le Gorgias.
53
du tout rhétorique, l’inventio, ‘åõñçóéò, étape première de la recherche de schémas
argumentatifs adéquats puisés dans le répertoire topique, dans le répertoire des lieux
communs, ôïðïé êïéíïé, propres à un état de société.
Une autre définition, plus souple, est celle retenue par Chaïm Perelman: la
rhétorique est «l’étude des techniques discursives visant à provoquer ou à accroître
l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment»,24 définition
prudente qui montre que le philosophe bruxellois hésitait sur l’effet perlocutoire –
influencer, persuader ou convaincre, – mais persistait pourtant à définir cette
«technique» par une efficacité, un résultat recherché et donc par la présence d’un
auditoire. C’est en quoi, en effet, la technique rhétorique ne se confond pas avec une
réalité contiguë, «l’art de raisonner». Quand je raisonne, je n’ai pas à tenir compte
d’un auditoire, ni de ses intérêts, ni de ses émotions, je n’ai qu’à chercher à
raisonner juste – ce qui veut dire, règle souvent posée mais qu’il faut soumettre à
la critique, que j’ai à raisonner en mettant entre parenthèses et faisant taire mes
partis pris et émotions.
Autre définition classique, non moins équivoque et indécise, le rhéteur étant Vir
bonus dicendi peritus, un homme de bien habile à parler (Cicéron), la rhétorique
enseignerait «l’art de bien parler», Ars bene dicendi – «bien», ce peut être: en
recherchant honnêtement et en disant le vrai, ou avec charme et talent, ou en plaisant
au public, ou en l’influençant comme on le souhaite ... ou ces quatre choses à la fois.
La rhétorique est soit une science, celle de l’argumentation, ou un art au sens
moderne de ce mot, l’art de l’éloquence, l’«art oratoire». Ceci amènerait à dire,
selon Quintilien, que la rhétorique ne saurait être définie comme un art de persuader
car la beauté, la qualité stylistique du discours ne dépendent pas de l’effet obtenu:
24
Champ, 13.
25
Instit., lib. V.
54
siècle, «il se fait plus de tropes un jour de marché aux Halles» que
dans tous les discours académiques!); cette rhétorique peut être
appelée «rhétorique restreinte»;
Rhétorique des figures, rhétorique des débats, on les distingue donc, mais on admet
qu’il n’est pas de persuasion sans ornatus figural et que les figures ne sont pas des
entités extra-dialectiques. La rhétorique recense des figures qui sont à peu près
spécifiques à la parole persuasive comme l’amplification, l’exclamation, la
prosopopée, l’hypotypose etc. Et aussi, ce qui était essentiel dans la parole publique
antique, elle recense et décrit les figures du rythme et de la prosodie.
La mauvaise réputation
La rhétorique n’a pas été seulement, de l’Antiquité aux temps modernes, le «parent
pauvre» de la philosophie. «Depuis toujours», c’est à dire depuis Platon, la
rhétorique a eu mauvaise presse. Descartes est un relais notoire de l’idée récurrente
que la pensée philosophique doit être, précisément, une anti-rhétorique: il n’est pas
de pensée digne de ce nom qui se base sur l’opinion vulgaire, enfilant des
26
«Ancienne rhétor.», 173.
27
Perelman, 123.
55
raisonnements approximatifs et non purgée des passions. Le philosophe est celui qui
purifie rigoureusement son discours de tout le rhétorique.
D’un point de vue différent mais non moins méprisant, un point de vue
«romantique» si vous voulez, la rhétorique, répertoire de procédés et de techniques,
s’oppose depuis toujours au talent, à l’originalité et au «naturel».
De nos jours, rhétorique, verbalisme, propagande, manipulation sont des idées bien
proches. Les journaux en attestent qui utilisent toujours rhétorique péjorativement;
cela se constate spécialement en anglais: «President Bush’s speech was long on
rhetoric and short on substance».28 Aujourd’hui, «rhetoric» ne veut dire que blabla,
déclamation, vacuité et même tromperie et mensonge. On dit «c’est de la rhétorique»
et tout est dit. De même, «dialectique subtile» n’est pas vraiment louangeur...
Beaucoup d’autres mots connexes, tous aristotéliciens, ont pris concurremment un
vilain sens. Pathos, débordement émotionnel insincère. Topos, lieu commun,
platitude et niaiserie...
La rhétorique est tiraillée entre deux statuts, l’un prestigieux pour une minorité
d’esprits qui en font l’objet central de la philosophie, non moins que de
l’anthropologie et des sciences sociales. L’autre bien bas: la rhétorique est alors une
accumulation bricoleuse, approximative et confuse de trucs et de techniques, savoirs
plus que suspects à la logique, contaminée qu’elle se trouve de la psychagogie du
pathos et de l’opacité sémantique des figures et des tropes, accueillant des
raisonnements sans rigueur, côtoyant sans cesse l’imposture roublarde de la
sophistique, aboutissant à une quasi-connaissance équivoque et inférieure, inférieure
à la Philosophie jadis, à la Science aujourd’hui, connaissance approximative au
mieux, erronée et trompeuse souvent.
28
NY Times, 2003, cit. Booth, Rhetoric of Rhetoric, ix.
56
Aujourd’hui encore la rhétorique est parfois définie par son infériorité même, par
ce dont elle manque: elle porte, dit le philosophe Jean-Blaise Grize, théorisant la
«logique naturelle», sur tout type de raisonnement discursif «ne réunissant pas les
propriétés les plus caractéristiques de ce qu’il est convenu d’appeler une
démonstration».29 La rhétorique partage, comme on verra, ce statut inférieur et
suspect avec la psychologie sociale, avec les «sciences cognitives», avec l’analyse
du discours. Son domaine est l’opinion, la contingence, le probable, étranger aux
critères du vrai et du faux (j’y arrive), l’ambiguité du vécu mis en paroles, l’esprit
de litige, la passion polluant le raisonnement et d’aventure le dominant,
l’infléchissant.
Les grandes philosophies rationalistes et idéalistes ont toutes méprisé et écarté cette
étude vulgaire et inférieure. Cherchant des formes pures et exigeantes du
raisonnement, elles se sont bouché le nez devant cette raison impure. Au regard de
l’argumentation logique, scientifique, l’argumentation ordinaire a tout pour déplaire:
elle est constamment approximative et confuse, corrompue de paralogismes,
entrecoupée de mouvements passionnels, empêtrée de clichés, faisant fond sur des
préjugés, obscurcie de jeux de langage. Tous ceux qui, – n’ayant compris ni
Nietzsche ni Russell, – pensent qu’il faut écarter le voile des mots pour découvrir
la vérité des choses et des êtres se détournent de la rhétorique. Tous ceux que Jean
Paulhan aux Fleurs de Tarbes qualifiait de «misologues»30 et de «terroristes» se
méfient au reste du langage tout entier, ses à-peu-près, ses confusions et ses malices.
Tout ceci, qui est parfaitement exact et qui est désolant pour les esprits qui se
flattent de ne rechercher que la pure rationalité et la pure vérité, est ce qui fait que,
pour ceux que la vie ordinaire intéresse, pour les spécialistes des sciences sociales
notamment, la rhétorique doit apparaître comme une discipline centrale et
incontournable. Comme l’étude de ce qui permet à l’homme d’être cet Animal
politique et social dans une Cité qui repose sur l’échange d’idées et de paroles,
d’être un homme-en-société parce que créature argumentante et discutante, parce
qu’être doué du logos, ce mot qui dit à la fois discours et argumentation. Ainsi
abordée, la rhétorique n’est pas un compendium de techniques hétérogènes issues
d’une tradition séculaire, elle tend à devenir l’émanation d’une anthropologie, d’une
manière de concevoir la nature humaine en mettant au cœur de celle-ci la discussion
et le discours argumenté. Elle apparaît somme toute, formulait récemment
29
Grize, Apothéloz, 3.
30
Antonyme de «philologue».
57
Kopperschmidt dans son Homo rhetoricus, comme «une anthropologie avant la
lettre».31
Est-ce que, ce disant, je n’écarte pas et ne déclasse pas la Logique au profit de son
avatar dégradé, la quasi-logique doxique? Il n’est pas paradoxal de soutenir ici que
c’est la rhétorique qui est première. Que l’échange est dans l’essence du
raisonnement, que le raisonnement individuel, mental, est toujours-déjà collectif car
celui qui pense ne peut ignorer qu’il n’est pas seul à penser. Qui prétend démontrer
A sait qu’il réfute ~A et il tient compte, fût-ce pour les écarter et même les mépriser,
des autres opinions possibles sur le sujet qui l’occupe. Donald Davidson le dit fort
bien: «In order to have a thought, even a doubt, one must already know that there
are other minds and an environment.»32 La logique dite «formelle», quels que soient
ses mérites, n’est qu’un avatar formalisé et aseptisé, d’une argumentation première,
dialogique, intramondaine, inscrite dans une situation empirique et opérant face à
d’autres «esprits» qui la comprennent plus ou moins tout en la vivant différemment.
Complémentairement, la rhétorique n’est pas non plus à situer comme une annexe
des sciences du langage: elle se confond avec elles. «Il n’y a absolument pas de
naturalité non rhétorique du langage, pose Nietzsche dans la Darstellung der antiken
Rhetoric en quelques phrases décisives, celui-ci se rapporte aussi peu que la
rhétorique au vrai, à l’essence des choses; il ne veut pas instruire mais transmettre
à autrui une émotion et une appréhension subjectives».33 Le langage, c’est déjà (de)
la rhétorique parce qu’il véhicule et transmet la doxa. Il n’est pas dans la langue de
mot «propre», ou neutre ou premier, tout dans le lexique d’une langue est figures,
tropes, catachrèses.
31
Rhetorische Anthropologie: Studien zum Homo rhetoricus.
32
Davidson, Problems, 6.
33
111.
58
En lisant les traités de logique, remarquait-il, il semblerait que le
raisonnement régulier, exempt de contradiction est inné chez
l’homme; que les formes vicieuses non adaptées ne se produisent
qu’à titre de déviation ou d’anomalie. C’est une hypothèse sans
fondement.34
Le pathos, c’est l’art d’exciter des émotions en même temps que l’on progresse dans
la démonstration. Tel est le modèle classique : celui d’une concomitance à maîtriser
et d’un équilibre à mesurer. Rien que des chaînes de raisonnements et l’orateur
paraîtra froid. Rien que de l’émotion, il sera tenu pour un vil histrion. L’orateur doit
simultanément informer et émouvoir, éclairer les esprits et remuer les cœurs, docere
et mouere, dit Cicéron.35
Mais peut-il émouvoir s’il n’est pas ému ou ne s’excite pas à le paraître? Quintilien
écartait, comme inefficace car incapable de donner le change, l’émotion feinte:
Le grand secret pour toucher les Juges, c’est que nous soyons
touchez nous mesmes. Car tousjours en vain & quelquefois
34
Logique, viii.
35
De Oratore, II.
59
mesme ridiculement imiterons nous la tristesse, l’indignation &
la colère, si nous y conformons seulement nostre visage & nos
paroles, sans que nostre cœur y ait part.36
Quelle proportion alors, quel arbitrage concevoir dans le discours persuasif entre les
arguments et le non-rationnel, l’émotif? Quelle prééminence, surtout, faut-il donner
au démonstratif-rationnel, quelle primauté revient de droit au logos? Là où le
logicien tranche – inhumainement – en rejetant d’un bloc l’émotion, l’imaginaire et
le subjectif hors de sa sphère, la rhétorique, humaine trop humaine, ne tranche pas,
elle ne le peut, mais elle s’embourbe dans des distinctions un peu vaines et des
arbitrages incertains. Car lors même qu’elle admet, et elle le fait toujours, la co-
opération du logos et du pathos, elle ne peut s’empêcher de blâmer les convictions
obtenues par une autre voie que celle de la raison raisonnante. Les hommes tendent
à être persuadés «non pas la preuve mais par l’agrément», constate avec blâme
Pascal en son Art de persuader. Trouver les raisons fournies par l’orateur, bonnes
et valables, cela est indispensable, mais pour adhérer «de tout son cœur» à ses
conclusions, il faut pourtant que ce cœur soit ému et il faut aussi s’identifier à la
personne de l’orateur non moins qu’«épouser» ses idées. Pascal refait un constat qui
est une antique évidence, mais dérangeante: l’esprit de géométrie ne convainc que
des géomètres, la raison a une place nécessaire mais non suffisante, un rôle limité
pour contribuer à convaincre. Les raisonnements de l’orateur doivent être
«réchauffés» par les désirs, les colères et les craintes qu’il éprouve ou veut susciter:
on l’admet, c’est évident, mais cela gêne. Et cela gêne justement la raison — ou une
certaine idée de celle-ci. Car la raison déborde d’objections fortes et immédiates en
face de cette place accordée à l’émotif. En quoi les émotions suggérées ont-elles à
voir avec la vérité d’une thèse? De même pour l’ethos: en quoi le caractère de celui
36
Inst., VI.
37
Bailey, Tactical.
60
qui parle donne-t-il un appui légitime à la vérité de ce qu’il raconte?38 De même
encore pour l’ornatus des figures: en quoi contribuent-elles à la vérité de ce qui est
soutenu?
Il y a enfin une objection éthique concomitante: peut-on faire appel aux passions,
alors que celles-ci sont sources d’erreur et même, pour le chrétien, de péché? La
plupart des passions typiquement oratoires, typiquement propre à remeuer une foule,
sont de mauvaises passions: la colère, la haine, la peur, l’indignation, cette «émotion
politique par excellence».39 Il y a certes de bonnes passions, la constance, la
bienveillance, l’altruisme, mais, outre qu’elles servent moins dans l’éloquence, elles
ne sont pas moins de potentiels perturbateurs du raisonnement. Les passions sont les
ennemies de la connaissance ordonnée, de l’action efficace. Les passions sont en
outre en guerre entre elles, elles ne peuvent donc guider, elles aveuglent la raison,
elles enivrent et trompent. Il faut pourtant que le rhéteur connaisse l’usage des
figures susceptibles de les stimuler tout en exigeant de lui, uir bonus, qu’il ne se
serve de ce talent que pour le bien rationnel. Le rhéteur doit pouvoir agir sur les
passions de l’auditoire pour aboutir à ses fins, mais Cicéron, Quintilien exigent que
ces fins du moins soient rationnelles et indemnes de l’aveuglement que comporte la
passion et que, bon orateur, il a suscité dans le public!
Les rhétoriciens classiques tout en admettant le rôle des passions ont donc cherché
à les refouler, à les réduire à la portion congrue et surtout à les séparer de
38
Si les magistrats «avaient la vraie justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils
n’auraient pas besoin de bonnet carré». Pascal encore, toujours suspicieux du non-rationnel,
Pensées, B., § 82.
39
Danblon, Fonction, 177-. Voir aussi le fort bon essai de Mattéi, De l’indignation, sur une
passion particulièrement apte à se mettre en discours et à se communiquer.
61
l’argumentation comme telle. Aristote déjà pense que, dans la dialectique du moins,
dans l’art de débattre, l’appel au pathos doit être minimal; même en rhétorique, il
faut, dit-il, «préférer» l’enthymème au pathê. Comme le note Michel Meyer, ce
refoulement de l’émotif a été renforcé dans la modernité par l’idéologie universaliste
des Lumières, méfiante du subjectif et du communautaire, s’évertuant à faire de
l’homme un sujet pur.40 Le maître de Michel Meyer et grand philosophe de la
nouvelle rhétorique, Chaïm Perelman, avait simplement écarté le pathos sur lequel
aucun développement n’est à trouver dans son fameux traité. Philosophe du droit,
Perelman aimait et sentait justifiée la fiction juridique qui dit que le Juge ne fait
acception de personne et doit refouler ses passions et ses intérêts comme il lui
appartient d’ignorer les passions des parties.
On peut rappeler dans ce contexte qu’il est au moins un philosophe classique pour
avoir soutenu la thèse contraire, celle de la subordination souhaitable de la raison
aux passions humaines. C’est Hume au Treatise of Human Nature:
Ce qui me fait problème dans la plupart des traités classiques, ce n’est pas la
présentation de la rhétorique comme technique complémentaire du logos et du
pathos, c’est la banale disjonction même pathos/logos. Cette disjonction est scolaire.
Les plus subtils rhéteurs voient bien que les deux, non pas se côtoient, mais se
confondent, et qu’il faudrait analyser en bloc, comme le rappelait Théodule Ribot
que j’ai cité un peu plus haut, une Logique des sentiments (ou plusieurs logiques
affectives). Ribot va droit à l’essentiel en posant que la distinction traditionnelle
entre logos et pathos, la vision du discours comme l’énoncé alterné, mais distinct,
de raisonnements, le logos, et d’émotions, le pathos, chacun à évaluer selon son
registre, est une simple vue de l’esprit. «Le cœur a ses raisons», dit Pascal, la
rhétorique doit les inclure et ne saurait écarter ces «raisons que la raison ne connaît
pas» ou prétendre que «le cœur» n’a que des émotions, des non-raisons. Dans la
lointaine postérité de Pascal, les psychologues cognitivistes d’aujourd’hui insistent
sur le caractère argumentatif des haines, des envies, analysent la «base cognitive de
l’hostilité» etc.42 Les arguments qui s’échangent «dans la vie» ne sont pas seulement
40
In Lempereur, Homme, 191.
41
Cit. Kekes, Justification, 173 et 5.
42
Beck, Prisoners of Hate.
62
motivés par des désirs, des indignations, des rancunes, ils sont informés et infléchis
par ces sentiments de même que les conjectures et hypothèses qu’on émet et qui
servent à convaincre le sont inévitablement par les projections de craintes et
d’espérances. On ne peut utilement examiner une argumentation dans la «vie
ordinaire» en supposant que son modèle idéal, sa pierre de touche en quelque sorte
serait celle d’une logique a-pathique et que l’émotif y est une interférence, tout
particulièrement s’il apparaît structurer le raisonnement. Quand je raisonne sur le
monde, mes passions et mes désirs, mes peurs font partie de ce monde à évaluer. Ce
ne peut être que pour des fins d’analyse qu’il peut y avoir (à l’occasion) intérêt à
distinguer le logique du pathique, mais lorsqu’il s’agit d’évaluer in situ une
argumentation concrète, soumettre les arguments échangés à des tests de pure
logique et écarter comme «sophismes» tous les raccourcis émotionnels, c’est tout
simplement s’y prendre par le mauvais angle et à contresens de la logique des
discours. Un grand nombre de schémas classés depuis vingt-cinq siècles comme des
«sophismes», ad baculum, ad populum, ad verecundiam, ad misericordiam, sont des
schémas imprégnés de pathos ou soutenus par de l’émotif en dépit de leur
«faiblesse» intrinsèque, mais sont-ils tous si invalides que cela, si ce n’est au regard
d’une raison désincarnée?
Nous étudierons au cœur de ce livre (au chapitre 3) les quelque grandes Logiques
qui nous semblent à l’œuvre dans la modernité, — logique du ressentiment,
«gnoses» de l’espérance, pensée conspiratoire, etc., logiques qui semblent se
désigner et se caractériser notamment par la prévalence d’arguments dits
passionnels.
Autre remarque : il y a dans l’idée même de persuasion une latente violence verbale
et une dimension non reniée de manipulation psychologique qui côtoie et dédouble,
à la façon de Jekkyl et Hide, la pacifique raison démonstrative. La rhétorique admet
du figural dans le littéral, du pathos dans le logos, de l’irrationnel près du rationnel,
du contingent dans le nécessaire, du subjectif dans l’objectivation et, inversement,
elle met de l’invocation d’un Auditoire universel dans le plaidoyer subjectif. Non
seulement, ses schémas ne sont jamais que «quasi-logiques», ils ne sont que des
schémas inférentiels qui marchent ... sauf quand ils ne collent pas («ce qui est dit du
tout, vaut pour les parties» etc.), mais ils peuvent être analogiques («ce qui se dit des
olives, fruits gorgés d’huile qui baignent dans l’huile peut se dire des lois qui
doivent être protégées par une Constitution») et de bien d’autres natures. Pour les
amateurs de raison apodictique, ce compendium ne dit rien qui vaille. Si la
dialectique, l’art connexe de la discussion dialoguée, accueille surtout des procédés
rationnels et, raisonnant elle aussi selon la croyance et le probable, si elle est invitée
à chercher en débattant une distance critique à leur égard, la rhétorique, elle,
complète sans vergogne les raisonnements d’autres moyens d’influence. Si elle
rejette l’incantation, l’intimidation et la ruse, elle admet que persuader ne saurait
63
être une opération de pure raison – et puis elle s’indigne raisonnablement de cette
subordination et contamination de la raison.
43
Pensées, § 82.
44
Voir Kruglanski, 1989.
64
règles et schémas, en conflit entre eux et pleins de zones grises, sera au cœur du
chapitre 2.
L’orateur antique devait connaître et avoir bien répertorié ces idées répandues et
admises parmi ses concitoyens, celles qui circulaient sur l’Agora. Il s’agissait pour
lui d’étudier «les arguments qui prennent pour points de départ les opinions
admises».45 À partir d’elles seulement, fût-ce en y sélectionnant celles qui
l’arrangent et en donnant des coups de pouce pour y accommoder sa thèse, il pouvait
faire valoir son point de vue. Et quitte à argumenter, s’il en avait l’habileté
dialectique, de la doxa au para-doxal, c’est à dire à aboutir à des propositions
inattendues, des propositions, même, qui heurtaient les idées admises tout en partant
d’elles.
Les prémisses doxiques sont donc un point de départ commode puisqu’acceptées par
le public sans autre preuve, mais elles ne sont jamais acceptables au sens fort de
vérifiées ou de certaines. Le rhéteur ne feint de les prendre comme point de départ
valide que dans la mesure où son entreprise persuasive a besoin d’une base même
si elle n’est pas «solide» — mais il n’est pas obligé de les tenir pour résolument
bonnes in petto. (Nouveau problème: quel est cette pratique hypocrite qui prétend
persuader d’un bon jugement en le fondant ostensiblement sur un douteux?)
45
Aristote, Réfutations, § 2.
46
Thionville, Théorie, 16
65
spécieuse et douteuse. Idée ou paradigme battu en brêche au 20e siècle par les
postmodernes pour qui la connaissance scientifique-avec-des-guillemets est un
«discours» comme un autre, doté de règles spécifique et descriptible certes, y
compris dans sa vaine prétention de supériorité et d’apodicticité, mais pas différent
de nature de la conjecture du théologien ou du bavardage télévisuel. La coupure
entre deux ordres de connaissance est établie pourtant, à part les héritiers de la
tradition pyrrhonienne, chez tous les penseurs classiques et modernes, mais elle
revient chez les uns et les autres avec des variations axiologiques significatives;
ainsi de l’opposition, ambivalente, chez Hegel entre Abstrakter Verstand et
Vernunft. Idéologie vs Science dans le marxisme en est un des avatars.47
Pour Hans Blumenberg, la rhétorique est fondée sur ce qu’il nomme le Principe de
raison insuffisante, Principium rationis insufficientis, latinise-t-il.48 Le philosophe
a l’habitude d’opposer le vrai et la démonstration à la rhétorique et ses schémas
probables: il fait comme si le discoureur ordinaire avait le choix, comme s’il était
devant une alternative où il aurait pu élire la voie de la preuve et de l’apodicticité
s’il avait fait l’effort et mis le paquet. Mais non, en dépit des prétentions
philosophiques à la recherche incessante et la découverte de vérités absolues sur les
choses humaines, dans la vie, on argumente par le doxique, le probable, et on y met
du pathos et on y joint des figures «oratoires», parce qu’on n’a pas le choix. Parce
que c’est ça, ou bien il faut renoncer à délibérer et décider. Le probable est
inséparable de considérations pratiques: nous devons nous orienter et agir dans ce
monde, nous le rendre intelligible et pas trop déconcertant dans le cours de l’action,
sans avoir loisir de nous arrêter à tout moment. Ce serait bien ridicule de démontrer
un théorème de géométrie avec des images suggestives, des appels ad populum, ad
verecundiam parce qu’il y a mieux et à portée de main. Mais aux questions «Faut-il
partir en guerre?», «Dois-je me marier?», il n’y a que la rhétorique qui puisse
répondre et de façon toujours nécessairement insuffisamment rationnelle. Et
puisqu’il faut conclure et décider pourtant comme si c’était indubitable, chercher
l’appui de croyances répandues qu’on feint de croire elles-mêmes solides, rajouter
des images, du pathos aideront le discoureur et son public à s’illusionner sur la
solidité des conclusions. Si le monde, la vie pouvaient se démontrer comme chez
Leibniz par axiomes, théorèmes et corrélats, il n’y aurait pas de rhétorique. En
somme, la rhétorique est une échappatoire raisonnable face aux limites de la raison
démonstrative.49
47
Je rappellerais au passage que l’un des relais contemporains du paradigme des deux
savoirs, l’un véritable et l’autre spécieux et imposteur, est à trouver chez Pierre Bourdieu
chez qui «l’outrecuidance» des «doxosophes» est régulièrement stigmatisée en contraste avec
la rigueur scientifique du savant.
48
In Baynes, After, 429-.
49
On peut rapprocher ces réflexions de Hans Blumenberg des théories de Herbert Simons sur
la «rationalité bornée» ou «procédurale».
66
Le probable qui s’extrait de la doxa, n’est pas le vrai, il est le vrai-semblable, il est
ce qui n’atteint jamais la certitude «catégorique» mais qui s’en rapproche parfois.
Les deux mots, probable, vraisemblable, sont quasi-synonymes: «On entend par
vraisemblable ce que les hommes savent être ordinairement ou n’être pas, ou bien
ce qu’ils savent arriver ou n’arriver pas communément.»50 Le probable, ´åéêïò,
avait défini Aristote, est «ce qui paraît vrai soit à tous les hommes soit à la majorité,
soit aux sages et parmi les sages, soit à la majorité soit à la plupart, soit aux plus
illustres, [et dans ce dernier cas,] pourvu que cela ne soit pas contraire aux opinions
généralement reçues.»51 La notion même était ainsi définie par deux arguments
faibles: l’argument ad populum conjoint à l’argument d’autorité, tous deux en conflit
possible et arbitrés de façon indécise!
Le raisonnement rhétorique est ainsi régulé par une notion, le vraisemblable qui est
la plus confuse et la plus variable qui soit52. Le vraisemblable dont un adage précise
qu’il n’a aucun rapport avec le vrai puisque celui-ci peut «n’être pas vraisemblable»,
applique la topique aux faits et aux événements c’est à dire qu’il considère qu’il y
a les mêmes choses sur terre et au ciel que la doxa en peut contenir. Est
vraisemblable ce qu’informe un topos; l’invraisemblable est, définissait Barthes,
«une action sans maxime». Sous-produit de la topique, il varie inconsidérément avec
elle. Ce qui paraît hautement vraisemblable à une époque sera tenu pour absurde un
peu plus tard.53 Les différentes «familles» politiques et idéologiques entretiennent
des vraisemblables ad hoc et ce qui paraît éminemment probable au communiste fait
sourire de pitié le libéral et vice-versa.
50
Gibert, Rhétor., 115.
51
Top., I, i, 7 et I, x, 7.
52
Le retour à une réflexion sur le vraisemblable, sur l’eïkon d’Aristote, remonte au numéro
11: 1968 de Communications dont je tire la citation de Barthes.
53
Nous lisons Balzac sans nous arrêter (ou bien en souriant peut-être) à des maximes de
vraisemblable psychologique qui étaient censées soutenir la véracité du récit et dont il n’y
a pas de doute que la crédibilité éventée a pu être tout à fait opératoire:
La férocité des hommes du Nord dont le sang anglais est assez fortement teint, lui
avait été transmise par son père etc. (Balzac, la Fille aux yeux d’or, 236).
67
vrai que, pour les nazis notamment, les Juifs de Wall Street et de Moscou
s’entendaient comme larrons en foire.
La doxa répertorie notamment les stéréotypes, c’est à dire qu’elle énonce ce qui est
généralement vrai d’un groupe ou d’une catégorie et s’en contente. C’est une
logique «par défaut»: en règle générale, typiquement, les oiseaux volent (sauf les
kiwis, les autruches etc.), les Italiens aiment la pasta (sauf les allergiques au gluten)
et les femmes aiment le chocolat (sauf les féministes). La connaissance doxique
n’était pas pour les Grecs une non-connaissance, mais il y avait mieux. Elle
comporte aussi les «ethno-catégories» intuitives, mauvaises aux yeux des doctes
quoique pourvues de «bonnes raisons»: les baleines sont des poissons, les
Dravidiens sont des «noirs»...
On rapporte54 que jadis le Roi du Siam écoutait, avec un peu de surprise réservée
mais avec confiance dans sa véracité et sa bonne foi, les récits de l’Ambassadeur de
Hollande — jusqu’au jour où celui-ci lui exposa qu’en hiver, en son pays, l’eau des
rivières devenait dure comme pierre de sorte que le Roi aurait pu y faire marcher ses
éléphants. Le Roi dit alors: «jusqu’ici j’avais des doutes, mais maintenant je sais que
tu mens». Le Roi du Siam avait raison dans le sens qu’il avait justement raisonné
selon le probable de son pays, selon le vraisemblable, et que le vraisemblable est
fiable ... jusqu’au point où l’invraisemblable est vrai.
54
Je pense que c’est John Locke.
55
Regal, Anatomy, 88.
68
Généralement, la notion, floue, est liée en effet à la rationalité
pratique, à l’expérience quotidienne cumulée des gens ordinaires
dans les circonstances ordinaires de la vie. Le sens commun à ce
titre intégrerait l’immense répertoire des connaissances triviales:
les chiens aboient, les enfants aiment les bonbons, après la pluie
le beau temps...
Chez les Seri du Mexique, une fois adultes, les frères, les enfants
et les pères, ne s’adressent plus la parole. Ce n’est pas un tabou,
il n’y a pas de punition religieuse ou magique redoutée. Quand
l’anthropologue leur demande d’expliquer pourquoi cela, les Seri
ricanent, déconcertés: mais cela va de soi, c’est évident! 56 Les
anthropologues ont ainsi une juste intuition de la singularité de
56
Regal, Anatomy, 89.
69
l’évidence culturelle. On nous l’a seriné en nous narrant l’épopée
de la science moderne: jadis, que le soleil tourne autour de la
Terre, c’était le sens commun en dépit de rares Copernic et
Galilée. Rétroactivement, le sens commun apparaît à tout coup
avoir été obtus et sot ce qui permet au sens commun actuel de
juger les générations précédentes bien ridicules: un aéronef plus
lourd que l’air ne pourra jamais voler etc. Particulièrement en ce
qui touche la morale sexuelle, le sens commun moderne a été
sujet à des variations de grande ampleur par stades d’évidences
successives, amnésies et ajustements de certitudes. À chaque
stade, le moderne vit avec le sentiment qu’enfin le monde est
devenu normal – tandis que le conservateur se doute que ce n’est
qu’une étape.
Le probable, c’est donc une zone de la connaissance où, dans le meilleur des cas, on
sait des choses, mais vaguement et imprécisément, — que Romeo aime Juliette, les
mères aiment leurs enfants et les Italiens, le spaghetti. On pourrait toujours savoir
mieux et creuser les intuitions, en fixer les termes, et la Science serait alors ce savoir
plus précis — et contre-intuitif le plus souvent. Mais il est admis que pour vivre, il
faut avoir toutes sortes de connaissances indirectes, imprécises et incertaines qui
n’ont d’autre mérite que d’être celles de tout le monde à l’exception de quelques
mauvais esprits. Si je suis un spécialiste des cafards, si depuis dix ans, je les
dissèque, je les classe etc., je connais mieux que les autres ce secteur du monde
empirique, mais dans le reste de ma vie, sur les femmes, les enfants, les vins, les
fromages, la politique, j’ai des tas d’idées doxiques, suffisantes et même nécessaires,
indispensables et imprécises, certaines approfondies par des réflexions
«personnelles», certaines figées par l’adhésion à des idéologies.
70
On voit que ce sont des logiques qui ne tranchent pas absolument, qui répartissent
pro et contra, qui mettent les arguments possibles en deux colonnes et les font
«peser». Et peser, ce sera encore argumenter qu’un argument est décisif ou du moins
plus sûr, de plus grand ‘poids’ que l’autre. La probabilité est indéfinissable en toute
rigueur et elle est question de degré: combien de bonnes raisons faut-il pour
conclure, comment bonnes, et combien meilleures que d’autres qui concluraient
dans l’autre sens?
57
Billig, Ideological, 2.
58
Premier paragraphe du chapitre des «Cannibales». Aristote nomme èçóéò l’idée «contraire
à l’opinion générale mais défendue par quelque Sage.» (Top., 104b)
71
jamais par opinion.»59 La doxa bénéficie d’un consensus, mais le Sage antique sait
qu’en un autre pays ses vérités apparentes sont des erreurs, et le Moderne qui vit
dans la durée sait que, dans quelques années, ses certitudes et ses valeurs seront
démonétisées, qu’elles paraîtront déraisonnables et choquantes. (Voir chap. 4.) La
doxa est ce qui, dans toute la modernité, a exaspéré l’Artiste, ce sont les «idées
reçues» du Dictionnaire de Flaubert, les «lieux communs» dont Léon Bloy propose
la féroce Exégèse.
La doxa n’est pas une valeur, mais elle est un donné et elle a pour elle le nombre ce
qui est un argument. Ainsi à la télé, le scientifique qui attaque méchamment tous ces
crédules qui croient à l’astrologie se fait river son clou par l’Animateur: «— Mais
c’est dix millions de personnes!... Il ne peut pas être question de dire que ces dix
millions de Français ont complètement tort et de les culpabiliser!»60
Pour l’homme public, la doxa est souvent une tromperie répandue et têtue dont il
doit tenir compte et ne pas la heurter de front en ajoutant tout au plus in petto, s’il
a l’optimisme mesuré d’un Abraham Lincoln, «You can’t fool all of the people all
the time...»
La doxa, c’est aussi le lieu de l’Illusio : ce que nous prenons pour des convictions
personnelles, pour l’expression de notre moi authentique, et que nous sommes prêts
à soutenir de nos raisonnements, nous le partageons souvent avec la majorité de nos
contemporains.
Les temps positivistes, ai-je dit, ont dédaigné la rhétorique. La doxa, l’opinion
publique et son étude sont revenus en force avec l’âge des médias. Le regain de la
rhétorique s’explique en partie par le fait que l’opinion, ses faiseurs d’opinion et ses
sondeurs d’opinion, ses "doxosophes" et ses "sondocrates" tiennent le haut du pavé,
que les techniques d’influence du citoyen-consommateur occupent des bataillons de
"spécialistes" au service des partis, des entreprises et du marché.
59
Ramus, Dialectique, I. Mais il ajoute que les pyrrhoniens, eux, pensaient que l’homme ne
juge que par opinion alors même qu’il s’efforce de s’en écarter.
60
Doury, Débat, 107.
72
social, dans sa diversité apparente et ses débats constants, occupe tout l’espace du
pensable. Nous pouvons lui appliquer la formule de Saint-Paul, In eo movemur et
sumus, en lui nous évoluons et nous sommes; il est le médium obligé de toute
pensée, de toute expression, même paradoxale, de toute communication.
Le discours social comporte des thèmes récurrents, des «sujets obligatoires» comme
on dit au lycée, sur lesquels tout le monde, les intellectuels notamment, planche, des
idées à la mode, des lieux communs, des effets d’évidence et de «cela va de soi».
Tout débat public, si âpres que soient les désaccords, suppose un accord préalable
sur le fait que le sujet «existe», qu’il «mérite» d’être débattu, qu’un commun
dénominateur sert d’assise aux polémiques. Régis Debray le rappelle très justement:
61
Emprise, 82.
73
J’ai donc cherché dans plusieurs ouvrages à penser historiquement le discours social
d’une époque, – en l’espèce l’année 1889 en France, – à l’apercevoir en totalité et
à «faire des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré
de ne rien omettre». À percevoir le pouvoir des discours dans son omniprésence et
son omnipotence, diffracté en tous lieux, avec pourtant ici et là des
dysfonctionnements, des déséquilibres, des brèches que des forces homéostatiques
cherchent perpétuellement à colmater.
62
Méditations, 121.
74
communicationnelle. Une raison dirigée vers un public déterminé en des
circonstances prégnantes.
63
Logique de Port-Royal.
75
vouloir l’autre, si le difficile est possible, le plus facile l’est (a fortiori), si un
accident est propre à un phénomène, ce qui est dit de ce phénomène peut être dit de
son propre, si les conséquences d’une chose sont mauvaises, cette chose est
mauvaise etc. Potentiellement, ces schémas inférentiels sont contradictoires entre
eux et on peut choisir: est supérieur ce qui est plus utile à un plus grand nombre ou
est supérieur ce qui est rare, unique, incomparable.
La logique enthymématique est une logique mal fondée au regard des logiques
apodictiques, une logique qui pêche à la fois par la base étant fondée sur du
vraisemblable, l’´åéêïò, ce fourre-tout où s’accumulent le fréquent, le communément
constaté, le possible à peu près constant, l’admis par l’opinion, le légitimé par les
Sages (... par les experts, de nos jours) – et par la construction dérivative. Un
argument dialectique valide est un argument qui s’infère topiquement,
conformément à un topos disponible, à partir de propositions tirées de la doxa. Un
bon topos, à son tour, est un topos qui engendre des raisonnements non pas sûrs ni
débouchant sur le vrai, mais généralement satisfaisants, notamment des
raisonnements utiles pratiquement. Ainsi, un bon topos prédictif est un
raisonnement dont les prédictions marchent la plupart du temps. Les raisonnements
post hoc ergo propter hoc (ça vient après, donc ce qui précède en est la cause) ne
marchent pas très souvent donc ce topos n’est pas valide: il est de fait tenu par les
doctes pour un «sophisme». On constate que cette doctrine de la validité est
parfaitement circulaire.
Le probable, je l’a dit, est question de degré. Un argument n’est jamais démonstratif,
il est censé, s’il est «bon», s’il a du «poids», augmenter la probabilité d’une thèse,
mais un autre argument conjoint, s’il s’en trouve, ne fera pas de tort.
L’argumentation enthymématique accumule et fait converger sur une thèse tous les
arguments (non-contradictoires) auxquels elle peut songer, chacun insuffisant en soi
mais se renforçant les uns les autres, ou censés le faire, et convaincant par leur
masse et par quelque chose qu’il faudra préciser, leur cohérence et leur convergence.
76
s’appuyant sur d’autres raisonnements présupposés dans une sorte de molle et
indécise regressio ad infinitum que le bon sens invite à arrêter à un moment donné.
Quant aux topoï mêmes, il faut pour leur donner une application concrète les
élucider et les préciser, les étayer avec d’autres topoï non moins discutables: ainsi
de la Règle de justice, topos fondamental qui dit qu’il faut traiter de façon égale des
situations essentiellement semblables – ce qui oblige à trouver les critères qui
permettront de dire en quoi deux situations différentes sont vraiment semblables, en
quoi deux traitements à de certains égards différents sont, de droit, égaux, ou bien
encore en quoi le Lit de Procuste des «égalitaristes» forcenés n’est pas vraiment la
justice... Ainsi va la vie.
La logique dialectique procède par inférences en appliquant un topos qui vous vient
à l’esprit à une situation: ma voiture ce matin-là n’était plus dans l’allée. J’ai conclu
qu’on me l’avait volée, — si p alors q. Oui, c’est «probable», mais l’est-ce à 80%,
70%? D’autres possibilités existent que je n’ai pas envisagées: j’ai eu un trou de
mémoire, je l’avais stationnée ailleurs; la police l’a fait remorquer cette nuit en
raison d’un (fictif) appel à la bombe dans le bâtiment voisin... Si ces autres
possibilités se matérialisent, je devrai conclure que mon inférence, toute «probable»
qu’elle était et qu’elle demeure, était trop exclusive et finalement peu perspicace.
77
datur est susceptible d’être mise en doute: il y avait peut-être une troisième voie ou
une solution intermédiaire. Les schémas des enthymèmes sont des bricolages. Ils
ne sont pas, comme disent les traités, répétant une caractérisation approximative
d’Aristote, des «syllogismes imparfaits» sur des «prémisses probables», mais une
autre façon ou plutôt un ensemble d’autres façons, inférentielles ou dilemmatiques
ou analogiques ou abductive ou contrefactuelles (voir tout le chapitre 2), de bricoler
des propositions dérivées portant sur les choses du monde, sur des choses situées
dans le temps et dans l’espace, révisables et cumulatives, un monde pas entièrement
déchiffrable, comportant de l’aléa et de l’incertain et du risque, façon qui relève de
ce qu’on désigne aujourd’hui comme informal Logic.
64
Finochiaro, Arguments, 247.
78
n’est pas nécessairement compris dans la logique informelle.) Pour le reste, le
présent livre est conçu tout à l’encontre de ses préoccupations normatives qui
cherchent à décréter, du reste, comme on s’en doute un peu, différemment d’un
manuel à l’autre, ce qui est rationnellement acceptable ou non. En fait la Logique
informelle, reprend où il en était resté le projet des Réfutations sophistiques; il se
fait simplement que sa conception normative du raisonnable, sa vision des choses
par alternative, valide/non-valide, est, à mon sens, fort courte. Ce livre creuse l’idée
qu’il y a dans la vie sociale plusieurs logiques divergentes et donc plusieurs normes
implicites, et du reste entre elles des zones grises.
Je pourrais – oratoire à mon tour – renverser l’ordre des préséances de jadis. Est-ce
que les raisonnements du logicien sont le moins du monde «naturels»? La logique
formelle est un jeu intellectuel joué par des spécialistes, inoffensifs mais
inintéressants au regard du monde empirique. Déjà la logique syllogistique se
distinguait de l’enthymème topique, mais en cessant d’être dans la pratique humaine;
79
les traités de rhétorique le concèdent: nul n’a discouru jamais en ne faisant que des
syllogismes en forme!
65
C’est la faculté qu’a le vraisemblable de conférer un statut de possible à l’invraisemblable
qui détermine la technique de l’illusion réaliste dans le roman. Le «monde» échappe aux
règles qui veulent l’encadrer et se l’approprier. Dès lors, l’inexplicable, la lacune, l’apparente
incohérence sont la contrepartie nécessaire, de la conformité idéologique; l’un fonde l’autre
dans le texte réaliste et dans cette complicité, on ne peut examiner ces aspects
indépendamment l’un de l’autre. Ce que Roland Barthes appelle «effet de réel» est une
manière de signaler l’intrusion de l’aléatoire contre la dépendance aux présupposés topiques:
il y a luxe du narratif, signification emphatique de son autonomie prétendue (et par là, l’«effet
de réel» est fonctionnel d’autre façon).
66
Noël, Jules. Pourquoi nous sommes socialistes. Mons: Impr. générale, 1906, 33.
80
À la limite, avec Tertullien, on posera que l’absurde (qu’un Dieu
soit mort sur la croix, qu’il ait ressuscité d’entre les morts) se
recommande en soi comme éminemment crédible, Credibile est
quia ineptum est.67 Mais je ne peux pas croire l’impossible, direz-
vous? L’homme de foi vous répliquera: Essayez!
Je ne veux pas me mettre à méditer ici sur la raison humaine, mais rappeler la
polysémie de ce mot de «raison» et les difficultés insurmontables que cette
polysémie recèle ou trahit. Entendement, faculté de raisonner et d’argumenter, plus
largement faculté d’établir des rapports entre les choses et de découvrir de l’ordre
67
Jean-Cl. Guillebaud, La force de conviction, 2005, 171, donne le contexte précis de cette
formule et rappelle que ce raisonnement chrétien est aussi tout à fait conforme à la tradition
rhétorique.
68
D. Mascolo, Lettre polonaise sur la misère intellectuelle, 1957, 77.
81
dans le monde (impliquant donc une hypothèse axiomatique sur le caractère
intelligible du monde), norme de la pensée humaine, caractère propre, définitoire
de l’homme, «santé» mentale par opposition à la folie (y compris la folie
raisonnante), capacité de tenir en bride et de maîtriser ses passions (non moins
humaines pourtant), réduction de la psyché humaine par mise entre parenthèses des
émotions, des passions, des désirs, des espoirs, des imaginations,69 hypothèse
constante (parfois malavisée) que nous faisons sur nos semblables (en traversant une
rue pleine de trafic nous faisons un pari sur la rationalité des automobilistes), faculté
de bien juger, non seulement du vrai et du faux, mais du bien et du mal, du beau et
du laid, sorte de connaissance opposée à la foi, se dispensant de l’inspiration divine
ou de ce qui est allégué sous ce nom, discursivité tout bonnement (par opposition
à l’intuition, à l’instinct), capacité de formuler des raisonnements, des inférences
(capacité que les philosophies idéalistes considèrent, par un rapide passez-muscade,
comme la manifestation immanente de la raison-faculté humaine), système de
principes à priori dont la vérité ne dépend pas de l’expérience (raison pure) et qui
s’impose non seulement à l’entendement humain mais ordonne le monde, principe
d’explication (raison d’être), motif, donnée qui rend compte de ses effets («la raison
pour laquelle Othello a tué Desdémone est qu’il était mortellement jaloux»),
argument enfin tout simplement («voici mes raisons pour tout ceci...») explication
censée satisfaisante et justification du sujet (justification d’aventure argumentée,
mais sans avoir à être rigoureusement raisonnable car le cœur a ses raisons et le
«cœur» peut suggérer des raisonnements et des arguments).70
Le sens le plus problématique de ce mot, mais qui n’est pas sans raison, revient à
appeler «raison» un motif, si irrationnel soit-il, à partir duquel le reste peut
s’expliquer, Zweckrationalität, rationalité quant au but. Othello a tué par jalousie,
Hitler et les nazis ont agi par haine des Juifs, telles furent leurs «raisons». Une fois
admises, en effet, et tout jugement approbatif ou désapprobatif suspendu quant à
elles, elles expliquent rationnellement, c’est à dire suffisamment les actions qui
s’ensuivent.
69
Mais l’homme robotisé qui ne suivrait jamais ni ses désirs ni ses rêves serait probablement
tenu pour irrationnel.
70
Je mixe les entrées de principaux dictionnaires.
82
n’est pas plus clair: on peut choisir de dire rationnel un raisonnement correct selon
les normes en vigueur ou bien un raisonnement qui conduit à des conclusions
correctes ou à une décision qui fait effectivement atteindre le but fixé — ce qui est
tout différent.
Toutes les conceptions que les philosophes offrent de la raison censée le propre de
l’homme ont pour conséquence immédiate de faire une part énorme à la catégorie
complémentaire, à l’«irrationnel»: les instincts, les passions, les désirs, les
espérances, les mythes, les cosmologies, les croyances des hommes, cela forme un
domaine immense.
71
Sur une sociologie des décisions «absurdes», on verra le rigoureux et précis travail récent
de Chr. Morel, Les décisions absurdes.
83
argumente raisonnablement, mais le Loup est raisonnable en tant que Loup de ne pas
l’écouter etc.
Exiger par contre de ce que j’admets comme rationnel, dans les actions et les
croyances, qu’il ne soit dit tel qu’à condition de satisfaire au critère de vérité, ce
serait évidemment exiger trop (et puis qui en décidera?) A contrario, une conviction
peut-elle être irrationnelle et vraie (sinon par une rencontre de hasard)? Et encore:
si je suis «mon flair» et suis incapable de fournir de bonnes raisons à ma conduite,
à ma décision, suis-je ipso facto irrationnel? Or, dans sa conception la plus
élémentaire et irréductible, la rationalité a à voir avec la cohérence, avec le jugement
de congruence entre les actes et les croyances, entre les conclusions et les arguments
qui les «appuient», entre les arguments et les données connues ou admises. Il en
résulte qu’il est possible d’appeler rationnel quelqu’un dont les motivations sont
purement passionnelles, les croyances, absurdes et les raisonnements,
déraisonnables:
72
Elster, Sour, 3, qui met en doute cet emploi.
84
aux préjugés. Mais tout ceci devait être vu comme des anomalies idiosyncratiques
qui ne mettaient pas en cause l’essence rationnelle de tous les hommes et l’unicité
de la raison. Les paralogismes, les aveuglements occasionnels sont subjectifs et
contingents, la raison est universelle et demeure identique chez tous. Ce que précise
bien Descartes en donnant à raison son sens fort, celui de capacité de bien juger:
73
Disc. de la méth., I.
85
l’une à l’autre. Ces rationalités argumentatives ne sont pas le reflet distordu dans le
monde sublunaire d’une Raison transcendante unique. Il n’est pas utile ni
indispensable du moins de le postuler. La raison n’est pas un dispositif autogarant
ni autolégitimateur, ni un instrument sûr ordonné et cohérent de découverte du vrai
et du juste – ce, en dépit du fait que nous, humains, avons de bonnes raisons de
souhaiter qu’elle le soit. Le débat argumenté est premier (la «raison
communicationnelle» si vous voulez la baptiser ainsi); l’idée ou les diverses idées
qu’on peut entretenir de la raison et de la justification de soi par la raison en
découlent.
Ce pourrait être très simple et ce l’est pour quelques esprits logiques, trop logiques.
Ils disent ceci: la logique a pour objet le raisonnement, c’est à dire les opérations
mentales qui, par le biais du langage ordinaire ou d’un langage formalisé et
74
Perelman & Tyteca, Traité, 5.
86
rigoureux, permettent d’arriver à un jugement. La rhétorique est un cas particulier
de la logique ou une technique subordonnée à elle: elle analyse le fait de raisonner
à haute voix et à l’adresse d’un public – de même que raisonner, ce serait
argumenter in petto. La rhétorique serait somme toute l’étude de l’art de
communiquer publiquement un raisonnement pour dire à un public ce qu’on croit
vrai et juste sur une question donnée et, s’adressant à la raison des auditeurs, les
inviter à conclure dans le même sens. La dialectique serait – autre savoir ou
technique contigus – l’art de dialoguer en raisonnant et d’aboutir de façon
coopérative à des conclusions communes.
Ce modèle où tout semble coller et s’emboîter est fallacieux non moins qu’abstrait.
Il ne tient pas compte de la grande coupure entre logique proprement dite et logique
informelle, logique apodictique et logique dialectique, qui est la distinction
aristotélicienne décisive. Il fabrique ad hoc une rhétorique désincarnée, issue d’une
logique unique et intemporelle, une rhétorique sans disputes, sans distances sociales,
sans idées reçues, sans croyances et sans idéologies, sans partis pris et sans passions,
sans raisonnements douteux et fallacieux, corrects pour moi et fallacieux pour
d’autres. Il suppose un langage limpide sans figures ni tropes. Ce faux modèle
suggère a contrario que la rhétorique a justement sa raison d’être à part, dans sa
discordance par rapport à la logique pure, avec son hétérogénéité, ses équivoques
et ses bricolages, avec son statut hybride parce que ces caractères reflètent une
activité constante et problématique des hommes qui a fort peu à voir avec la
Logique apodictique: celle de donner des «raisons» en discours (oral ou écrit) en
s’adressant à d’autres hommes.
Que les raisonnements sont des manifestations d’une faculté humaine nommée
raison et que les argumentations sont des avatars mis en langage, mis en discours,
du raisonnement. Qu’entre raison postulée et raisonnement, il n’existe aucune
opacité problématique, mais le rapport d’une matrice à ses produits.
87
Qu’en ces secteurs, un argument (au contraire de la preuve démonstrative) n’a pas
besoin d’être conclusif pour être bon: il suffit qu’il renforce la thèse et qu’il résiste
aux objections. Qu’une science (par exemple, celle qui se désigne comme Logique
informelle) peut faire la théorie de ce mode de raisonner général et courant et fixer
ses normes à la lumière de la Raison.
Que la raison est une et que tous les hommes, éclairés par la raison, avec quelque
effort d’intelligence et avec bonne foi, raisonneront sur les mêmes données de façon
semblable. Que la raison une fournit une série finie de mécanismes corrects de
raisonnement, de passage d’une proposition à une autre, et qu’avec pour prémisses
la doxa, régie par le sens commun, elle procure un vaste répertoire de raisonnements
corrects, acceptables (qui ne sauraient être plus sûrs, il est vrai, que les croyances
sociales sur lesquelles ils se fondent, raisonnements qui sont probables dans la
mesure où il n’y a eu pas déperdition de crédibilité des prémisses aux conclusions).
88
Que savoir les choses le plus justement et clairement possible contribue à notre
bonheur et /ou à notre sagesse.
Tout ceci est soit douteux et à rediscuter, soit faux – ou encore trop flou et ni vrai
ni faux.
Je vais continuer à problématiser tout ceci en rappelant qu’il existe un abîme entre
la raison (faculté humaine homogène postulée), et l’ensemble de faits nommés
raisonnement. Et une autre discordance à creuser entre raisonnement et
argumentation.
89
Je définis comme raisonnement toute inférence : non seulement le syllogisme,
analytique ou dialectique, mais l’induction, le raisonnement conditionnel,
l’hypothétique, l’abduction, le contrefactuel, le raisonnement par analogie, et même
beaucoup des ainsi nommés sophismes, sous réserve d’examen de leur cas. Je pose
également que «raisonnement» peut désigner à bon droit (si toutefois on ne prétend
pas effacer les différences accessoires entre les deux) «aussi bien l’acte de pensée
que son expression dans le discours».75
75
Blanché, Raisonnement, 5.
76
Foulquié.
90
Je prends un exemple de cette discordance au passage et pas chez n’importe qui. Je
le tire de Chateaubriand qui raisonne au Génie du christianisme et réfute les
géologues et les savants positifs qui affirment la très haute antiquité du monde, il les
réfute au nom de l’apologétique et de la chronologie biblique. Il raisonne, il
argumente comme on verra et, à son gré, de façon décisive et conclusive. Vous me
direz s’il vous paraît «rationnel» ou «raisonnable».
77
Génie, 1e partie, IV, ch. 5.
78
Revel, Connaissance, 179.
91
et le raisonnement comme moyen de le dénier et le sophistiquer, de résister à
l’évidence et au témoignage empirique, il n’y a pas seulement discordance mais
opposition.
Par ailleurs, le fait que les gens les plus déraisonnables et les plus scélérats aient
besoin d’offrir des raisons de leurs convictions apparaît comme une sorte
d’hommage que le vice rend à la vertu rationnelle. Nul, même le plus haineux des
hommes, ne dit sans plus son intérêt brutal et son sentiment: «je soutiens l’Apartheid
parce que les nègres me dégoûtent et que je souhaite les dominer et continuer à les
exploiter à jamais!» Nul ne s’exprime jamais comme ça; le pire humain trouve de
bonnes raisons adressées à quelque auditoire universel: il parlera de diversité des
races, de développement séparé. Il lui faut, ce qui est peut-être encore plus
répugnant, des «théories». Quant aux dominés, ils voudraient bien que l’exploiteur
dise cela, admette sa haine et son mépris, il semblerait au moins sincère, mais cela
n’arrive malheureusement jamais. Chez La Fontaine qui fut un grand sociologue de
l’argumentation, c’est le faible, il est vrai, qui argumente surtout, l’Agneau face au
Loup, la Souris face au Vieux Chat. Les forts et les cruels n’ont pas trop besoin de
raisonner, de se justifier, et ne se laissent pas fléchir.
Argumenter et raisonner maintenant. Je crois qu’il faut insister ici sur la continuité,
sur le continuum, sur le partage des mêmes sortes de questions. D’autant plus que
les spécialistes de la rhétorique aujourd’hui encoe ignorent les cognitivistes, les
psychologues, les philosophes du raisonnement comme si leurs questions et leurs
conceptualisations ne les concernaient pas directement.
Ça va en fait dans les deux sens. Beaucoup de raisonnements que nous faisons in
petto sont des sortes de prosopopées, des fictions intérieures de débat silencieux où
nous pesons le pour et le contre entre deux «moi». Même dans le «for intérieur», on
peut soutenir que l’acte de raisonner est transsubjectif. Je ne raisonne pas avec moi-
même en croyant que mon raisonnement est purement autistique. Je pense que les
raisosn que j’agite, si je les trouve bonnes, sont valables aux yeux «des autres» aussi.
Qui raisonne «dans sa tête» le fait pourtant pour un auditoire virtuel. Argumenter est
au fond premier: «Our thought processes, far from being inherently mysterious
events, soutient justement le théoricien anglais Michael Billig, are modelled upon
public debate.»79
79
Billig in Kuhn, Skills, 2.
92
souvent), ce qui veut dire que le sujet ne se pro-clame solidairement avec sa thèse
que parce qu’une question l’a d’abord interpellé. Le sujet de la rhétorique se fait
producteur de langage en s’appropriant une proposition, en défendant «ses» idées.
Une idée doit être assertée et assumée pour devenir, en discours, thèse. Elle doit se
rendre publique pour que le sujet soit tenu de la «défendre». Une fois assertée, il ne
peut seulement pro-clamer sa thèse, il lui faut la «soutenir» avec des arguments et
invoquer la raison pour argumenter et il doit permettre de «peser» leur probabilité:
toute une situation communicative irréductible s’ensuit. Car d’autres peuvent
«l’attaquer» ou simplement la tenir à distance, lui refuser leur assentiment et alors,
le discoureur doit produire encore du discours pour en persuader. Raisonner en
public, à l’adresse d’un auditoire, c’est tenir compte de ce que ce public est prêt à
admettre et non, à cet égard, «penser tout haut» au risque de le perdre et
l’indisposer.
Les philosophies classiques — je n’ai pas manqué de citer Descartes plus haut —
posaient que le raisonnement rationnel, si je puis dire, est naturel à l’homme s’il
n’est pas aveuglé par ses passions ou esclaves de préjugés, fixé à des partis pris.
80
Piattelli-Palmarini, Inevitable, 35.
81
Richard Thaler, Quasi Rational Economics. NY: Russell Sage, 1991, 4.
82
Evans & Over, 2.
93
à tromper les autres par des sophismes; il est apparemment irrationnel d’accepter de
se tromper soi-même par des paralogismes. Les cognitivistes américains, ayant
admis et conclu que les gens sont beaucoup moins rationnels qu’on ne croit83
s’efforcent simplement de trouver les raisons de ces «biais» et des classer,
d’expliquer aussi les différences individuelles constatées.
Je reviens pour terminer cette partie à la notion supposée définitoire mais incertaine
dont je suis parti: la persuasion. Non seulement il est douteux que les
argumentations qui abondent dans ce monde persuadent et ne prétendent qu’à ce but,
mais le sens du mot «persuasion» est, depuis toujours, essentiellement ambigu.84
Quel est l’objet, finalement, de la rhétorique: la parole efficace ou la parole
rationnelle? S’agit-il pour l’orateur de démontrer qu’une thèse, qu’une décision à
prendre sont rationnellement supérieures? Ou d’amener l’interlocuteur à accepter
cette thèse, «l’incliner à l’assentiment» par tous les moyens dialectiques et
langagiers disponibles? La persuasion, au plus large, englobe tout moyen par lequel
on amène quelque’un à changer d’avis ou à se rallier à une thèse. (Et, dans le
déontique, par lequel on amène l’auditeur à agir dans un certain sens).
83
Sutherland, Irrationality, 3.
84
La persuasion qui n’est pas la certitude et reste en deçà d’elle. Je suis certain de l’existence
de Canberra ou de Sidney où je ne suis jamais allé, plus que de la vérité d’un théorème qu’on
vient de me démontrer, dit à peu près R. Blanché, Raisonnement, 197.
85
La distinction n’est pas nette. On parle d’un "argument convaincant" alors qu’" * argument
persuasif" serait une tautologie, note Chr. Plantin.
94
Il s’accrochait à mon sens à une distinction livresque qui décèle un problème
insurmonté. Persuader, convaincre: ce sont des pôles abstraits entre lesquels il y a
tous les degrés: convaincre intimement ou persuader «en principe», faire admettre
la plausibilité, faire prendre en considération, ébranler des certitudes, «faire voir»
et admettre un aspect des choses... La rhétorique antique, avec son sens du concret
et du social, admettait sans difficulté l’évidence: que l’orateur doit plaire, qu’il doit
parler aux émotions et chercher à modifier les affects, réduire les craintes, renforcer
la résolution, créer l’enthousiasme — et non seulement argumenter, et elle
enseignait des techniques éprouvées pour atteindre ces buts. Elle disait même que,
si démontrer rationnellement est bien, l’orateur en persuadant peut aboutir à des
résultats plus décisifs, plus intenses et plus durables: à une conversion intellectuelle
et affective profonde du destinataire, essentielle s’il s’agit notamment de le faire
agir. L’argumentation dialectique (en elle-même, prise à part des moyens de pathos)
n’est jamais démonstration contraignante, elle est présentée comme une cumulation
d’arguments plus ou moins pressants, qui diminuent nos doutes, entament nos
réserves, apaisent nos réticences, ébranlent nos certitudes: tout ceci est d’ordre
psycho-logique plutôt que logique.
95
sait le mériter.»86 C’est une aporie constitutive: persuader autrui par séduction, par
appel aux émotions, aux imaginations, par autre chose que de pures et valides
raisons, c’est au fond le tromper, ce ne l’est pas vraiment moins que de persuader
avec des faits inexacts, de fausses allégations, avec l’appel à ses préjugés et avec des
sophismes. Depuis Platon, au Gorgias, le problème est posé: hélas oui, on persuade
fort bien avec des mythes, avec des croyances spécieuses, avec des sophismes —
mais la persuasion dès lors n’a rien à voir avec la vérité ni même avec la recherche
de la vérité. C’est le scandale essentiel du Philosophe, non à l’égard des seuls
sophistes mais à l’égard de la rhétorique en soi et sous toutes ses formes.
Ce qui frappe, c’est que dans nos bibliothèques, il y a d’une part des livres de
rhétorique et de philosophie de l’argumentation, d’autre part des livres (de
psychologie sociale, de marketing par exemple) qui ont pour objet et promettent
dans leurs titres de traiter de «la persuasion». Or, il est à peine besoin de le dire, ces
derniers discutent de tas de choses, de tas de techniques, mais peu ou pas
d’argumentation! Aucun ne met en avant des moyens purement rationnels de
«persuader». Phryné mise nue par son avocat Hypéride devant les juges de
l’Aréopage aurait pu rappeler aux philosophes antiques qu’il est des arguments plus
convaincants que les sorites et les enthymèmes.
86
«Art de persuader».
96
Mais même lorsqu’il ne s’agit pas d’attitudes, mais d’opinions déterminées, les
spécialistes de How Opinions Are Changed vous montrent que ce n’est jamais pour
des arguments, compris comme de «bonnes raisons», qu’on est censé en changer.
Aucun ne pense que la rhétorique rationnelle suffise pour vendre un produit ou un
programme politique. Toute la sociologie électorale montre que peu de gens
modifient leurs convictions au cours d’une campagne et que, surtout, rien ne prouve
que ce sont les arguments échangés qui entraînent le changement. (Mais, ceci admis
et répété, les politiciens en campagne échangent énormément d’arguments,
quoiqu’ils le fassent à ce qu’il semble en pure perte.)
87
Derbaix, Christian et al.
88
Tchakhotine, Viol. Aujourd’hui: Chaliand, Persuasion. Brown, Techniques. Hawthorn,
Propaganda.
97
le «viol des consciences»89 par l’envoi au système nerveux central de stimulations
trop faibles pour être traitées par la conscience.
###
L’essentiel à mon sens, c’est de voir cette histoire, en tant que tradition propre
remontant à Aristote et Cicéron, comme celle d’une décadence fatale, d’une sclérose
89
Couturier, Subliminal, le viol des consciences. Morisset, 1994.
90
Herrick, History; Barilli, Corso; pour l’Antiquité, Pernot, Rhétorique, Habinek, Ancient,
Patillon, Éléments, Gross, Amatory. À Rome: Coletti, Retorica, Cavarzere, Oratoria,
Protopapas-Marneli, Rhétorique. Moyen âge: Troyan, Medieval. Renaissance: Plett, Rhetoric.
17e et 18e s., Till, Transformationen. 20e s.: Piazza, Linguaggio.
98
et d’une déconsidération de plus en plus grande depuis l’Âge classique. Il y a deux
siècles, au début du 19e , l’évêque écossais Whateley qui publie ses Elements of
Rhetoric qui seront vingt fois réédités pourtant en Angleterre, avoue qu’il a hésité
à employer ce mot de rhétorique dans son titre, mot «apt to suggest to many minds
an associated idea of empty declamation or of dishonest artifice.»
91
Dit Hans Blumenberg.
92
Kremer, Nietzsche, 9.
93
Trad. in Poétique, 5: 1971.
99
La rhétorique après cette longue défaveur (mais pas intégrale, on le voit), après une
éclipse de près de deux siècles, est revenue en force à la fois en philosophie, dans
les sciences sociales et les sciences du langage au cours de la seconde moitié du 20e
siècle. L’étude du raisonnement était entretemps devenue strictement formelle,
mathématique. Quant aux sciences sociales et historiques, elles passaient à travers
«l’archive», à travers la matérialité du discours sans la voir. Elles ne consentaient
à identifier que des choses désincarnées qu’elles appelaient selon les cas des
«idées», des «pensées», et pour les peuples et les masses, des «mentalités», des
«représentations», des «attitudes» (tous ces concepts irrémédiablement flous des
historiens de naguère!) sans jamais voir ni déchiffrer des mots, des phrases, des
manières de dire, d’organiser le discours et de communiquer ou plutôt en passant à
travers eux comme si, en effet, ils étaient transparents, sans problème et univoques.
Ce serait une affaire complexe que de comparer les approches et les conceptions de
Perelman et de Toulmin, ce penseur anglais dont le parcours intellectuel est très
différent de celui du philosophe bruxellois. Mais il y a un point de départ commun
qui est une insatisfaction: Toulmin veut lui aussi désenfermer la logique, la sortir de
la logique formelle, l’étendre ou la rendre à l’argumentation ordinaire (à ce qu’on
appelera plus tard Informal Logic), il veut faire de la logique renouée à la rhétorique
une science pratique proche de la réalité sociale. Perelman de son côté rompt avec
le positivisme logique qui lui avait été enseigné dans sa jeunesse (mais il doit
beaucoup au disciple de William James que fut son maître, Dupréel); il se tourne
vers une autre forme de rationalité qui lui paraît mériter l’attention philosophique,
celle du discours ordinaire, mais aussi celle du raisonnement du juriste, du
politicien, de l’essayiste etc. Il appelait ça, nous dit Michel Meyer, «le champ du
raisonnable» par opposition à celui du rationnel.94
94
Meyer, Perelman, 10.
100
Perelman n’a cessé de croître en importance ; il est beaucoup plus cité, étudié et
discuté aujourd’hui que du temps où j’étais son étudiant. En témoignent les livres
récents de Meyer, Lempereur, Bosco, Koren et Amossy, Maneli, Vannier et al. et
de nombreuses et constantes références à sa pensée en anglais et en allemand.
En même temps, les Grands récits de l’histoire et les certitudes historicistes ont subi
une perte de crédibilité irréversible de même que les dogmes et les grands principes
de jadis: tout est (re-)devenu argumentable. «La rhétorique renaît lorsque les
95
Travaux de Barbara Cassin, Mailloux, Kerferd, Hansen et de bien d’autres.
101
systèmes idéologiques s’effondrent», suggère justement Michel Meyer.96 «La
volonté de soumettre les affaires humaines à une eschatologie scientifique a
échoué», il reste aux post-modernes, la recherche négociée d’un monde commun et
d’un consensus.97 Parce que partout les dernières certitudes absolues se sont
évanouies avec les Grandes espérances historiques, la question du probable est au
cœur des débats contemporains sur le risque, sur la maîtrise de l’incertain. La
nouvelle rhétorique est ainsi contemporaine du Second désenchantement, celui des
religions séculières ou politiques; à l’éloignement de l’univoque, de l’apodictique,
des vérités définitives, scientifiques ou dogmatiques.
96
Métaphysique, 7.
97
Buffon, Parole, 73.
98
Conjectures, 356.
99
Pratkanis.
102
Persuasion shows up in almost every walk of life. Nearly every
major politician hire media consultants and political pundits to
provide advice on how to persuade the public and how to get
elected. Virtually every major business and special-interest
groups has hired a lobbyist to take its concerns to Congress etc.100
100
Pratkanis, 5.
101
En italien aussi, il est paru ces dernières années beaucoup de travaux intéressants.
102
Rhetoric of R., viii.
103
sciences du discours et de la communication qui caractérise la seconde moitié du 20e
siècle. Elle a fait que la rhétorique, devenue incapable de se replier sur son antique
tradition, ne pouvait retrouver un statut et un rang et progresser qu’en prenant en
considération la totalité de ces savoirs qui parlent des textes, des logiques du
discours, de la pragmatique discursive. La rhétorique est devenue le carrefour
interdisciplinaire par excellence des sciences humaines.
Pour moi, la question est réglée; ce livre qui cherche du mieux qu’il peut à maîtriser
le fouillis, en témoigne: l’analyse du discours argumenté doit (elle le doit en principe
même si pratiquement l’ensemble est difficile à synthétiser) s’efforcer de prendre
à bras le corps toutes ces disciplines «contiguës», en dépit de leur extraordinaire
hétérogénéité heuristique et méthodologique.
103
Argumentation, 5.
104
Voir aussi Gee, Introduction.
104
remontant à Max Scheler et Karl Mannheim; sociologie des stéréotypes;105
sociologie des valeurs;106 et, bien sûr, sociologie de l’argumentation dans la vie
quotidienne;107 sociologie des croyances, notamment des croyances politiques; mais
aussi sociologie des sciences et des communautés scientifiques; psycho-sociologie
de la persuasion politique et commerciale, théorie de la «dissonance» et des
changements d’attitudes; psycho-sociologie des conflits et des malentendus108;
théorie des choix; psychologie cognitive;109 «sciences de la communication» en bloc
et en détail. En France, l’œuvre considérable de Raymond Boudon fait le lien entre
sociologie, théorie du raisonnement et rhétorique.
Pragmatique linguistique («la rhétorique s’inscrit pour une bonne part dans le
domaine que balise à présent la pragmatique»111); analyse de «l’argumentation dans
la langue», en français, ici, les travaux d’Anscombre, de Ducrot ont été décisifs;
pragmatique du dialogue, de la conversation112 et de la communication langagière
(travaux de Marcelo Dascal en Israël notamment sur les conduites communicatives);
Gesprächsrhetorik et, généralement parlant, ethno-méthodologie de l’oral;
linguistique de la présupposition; sémantique des «univers de croyances».
«Logique naturelle» définie par Jean-Blaise Grize comme l’étude des opérations de
pensée «permettant d’engendrer les discours pratiques et quotidiens»113; son
équivalent anglophone est l’Informal Logic114 et plus largement ce qui s’englobe
dans la Lay Epistemics, l’ethno-épistémologie; logique floue et ses développements
105
Amossy, Garaud p.ex.
106
Boltanski, Amour p.ex.
107
Windisch, Dispaux...
108
Par ex. Human Conflict: Disagreement, Misunderstanding, and Problematic Talk de
Mortensen, 2006.
109
Notamment psychologie du raisonnement: Garnham, Thinking; Rignano, Psychology.
110
Ex. Schurman, Public Realm
111
Maingueneau, Analyse, 170.
112
André-Larochebouvy. Kallemeyer, Gesprächsrhetorik. Asher, Logics.
113
Logique, 207.
114
Doxastic Logic se rencontre aussi: Girle, Possible et Hintikka.
105
du côté de l’informatique et de la technologie;115 logiques inférentielle, inductive,
abductive, contrefactuelle; logiques de la probabilité, du possible, Deviant Logic,
Possible Worlds Theory etc.; logique du raisonnement non-monotone;116 sciences
cognitives dans leur rapport à la persuasion117 et au raisonnement118; sémiotique (la
Semiotics de Peirce fait de l’indice et du signe des structures de raisonnement);
axiologie119 et théories post-webériennes de la «rationalité axiologique»;120 théories
(en conflit du reste) du raisonnement sociologique: Boudon, Passeron, Lepenies,
Berthelot, Nelson & al.
Philosophie. J’en viens dans un moment pour terminer ce chapitre aux âpres débats
des philosophes contemporains sur la nature de la raison, le raisonnement et la
connaissance. Je rappelle simplement ici qu’il est des secteurs philosophique
particulièrement pertinents à notre questionnement: éthique et théories du
raisonnement moral; herméneutique et philosophie de l’interprétation; épistémologie
(dans le sens anglo-saxon du terme, qui pose la question de la connaissance ou
croyance justifiée et non la seule question des disciplines savantes instituées);
épistémologie au sens de théorie des sciences cette fois; critique des sciences
historiques et sociales121; toute la philosophie analytique, la «philosophie du langage
ordinaire» avec ses conflits d’écoles;122 et toute une tradition philosophique, encore
une fois essentiellement anglo-saxonne, qui s’occupe de philosophie de
115
Ou Fuzzy Logic. Logique qui a pour objet l’étude de la représentation des connaissances
imparfaites, imprécises (avec ses quantificateurs flous et ses règles possibilistes) et des
raisonnements approchés; cf. Gacogne, Éléments. Bouchon-Meunier, Logique foue. Tong-
Tong, Logique. Rapprocher de la théorie des ensembles flous en statistique et en théorie de
l’information.
116
Antoniou, Konolige, Schlechta, Nonmonotonic.
117
Cf Petty, Cognitive.
118
Jamet, Raisonnement.
119
Polin, Création.
120
Mesure & Renaut, Guerre.
121
Un exemple intéressant est, de D. Fischer, Historians’ Fallacies : Toward a Logic of
Historical Thought.
122
Cette philosophie s’est tout de même perdu pas mal dans des ratiocinations sémantiques:
Quel est le sens du mot sens? Et ensuite: Quel est le sens de la question Quel est le sens du
mot sens? Et quand vous avez trouvé, on continue ad infinitum.
106
l’argumentation (et de l’argumentation en philosophie) et qui débat notamment dans
le journal Philosophy and Rhetoric.
À quoi rime tout ceci, cette énorme et accablante liste, cette «congerie» comme eût
dit l’ancienne rhétorique? Il ne s’agit pas d’impressionner le lecteur par une
énumération encyclopédique plus ou moins ordonnée, mais de faire percevoir la
rhétorique comme nécessairement immergée dans ces problématiques, concernée
par elles et partie prenante. C’est beaucoup, c’est trop, mais il est tout simplement
impossible d’écarter une de ces disciplines comme réellement étrangère à notre
objet. Il est vrai, tout ceci forme, au bout d’un demi-siècle et plus, un énorme
enchevêtrement: on tire sur un des fils et toute la pelote emmêlée de notions et de
conceptions diverses vient avec. Mais il n’est pas possible ni à propos de trancher.
Une théorie nouvelle de la rhétorique sera celle qui parviendra à une synthèse ou du
moins en recherchera une et n’aura pas choisi de faire l’impasse. C’est un peu la
misère présente de la rhétorique, d’une grande partie du secteur du moins, cette
réticence à intégrer les mises en question qui lui viennent des philosophes et à tester
les paradigmes, les interrogations et les procédures des linguistes, des politologues,
des sociologues.
Les questions que je posais au début de cet essai, si elles semblent ignorées ou
évitées par la plupart des rhétoriciens et analystes du discours, correspondent en
effet à une grande question philosophique, une question centrale pour les
philosophes de ce temps: celle de l’unicité, anthropologique ou transcendantale, ou
bien de la relativité historique et culturelle de la raison, celle de la convergence ou
de l’irrémédiable divergence, de l’hétérogénéité des rationalités et celle de la vérité
107
comme adéquation au monde ou arbitraire successif des règles de production du
vrai.
On peut remarquer d’emblée que le débat philosophique dont j’esquisse les termes
a toutes les apparences d’un dialogue de sourds. Et on ajoutera que cette polarisation
philosophique dure depuis les temps de Protagoras, Platon et Aristote avec des
périodes de rémission pour culminer au 20e siècle. Disons-le: c’est la Philosophia
perennis qui est tout entière et depuis toujours un dialogue de sourds perpétué.124
123
Voir Van Haaften, Epistemologisch.
124
C’est en quoi les philosophies pyrrhoniennes se sont également renouvelées, v. Fogelin
p. ex. Pyrrhonian Reflections.
108
Relativistes, internalistes, rationalistes et les autres
Une petite minorité seule de philosophes des sciences peut être qualifiée de «réaliste
critique».125 Elle prétend qu’il existe une réalité objective qui ne dépend pas de nos
croyances et des descriptions qu’en produisent les hommes; la valeur de vérité étant
alors le rapport qu’entretiennent les théories avec cette réalité objective. Ces
épistémologues critiques se tirent différemment d’affaire pour éviter de faire de la
correspondance entre la science et le monde un axiome dogmatique de leur pensée.
La théorie de la «falsification» chez Karl Popper est une manière élégante de s’en
sortir. Les Popper, Lakatos, Hans Albert, Larry Laudan, Mario Bunge développent
de façon convergente une critique de la production du savoir scientifique que les
relativistes se gardent d’aborder et ne comprennent guère. Inversement, en
philosophie des sciences, la thèse que le réel est une illusion et la vérité un vain mot
ne sert, il faut bien l’admettre, de point de départ à personne. Il s’agit bien de styles
du philosopher incommensurables.
J’adjoindrai plus loin, non pour contribuer à ce débat cacophonique mais chercher
à en sortir, ceux des philosophes qui pensent justement pouvoir surmonter cette n-
ième «crise de la philosophie» par le retour problématologique à la rhétorique, –
Michel Meyer, Manuel Carrilho principalement.
William James, selon une tout autre logique de réflexion, fait de la valeur pratique
le seul critère de la vérité, «la vérité, écrit-il de façon provocatrice, arrive à une idée;
125
Tout le ce chapitre illustre le fait que les mots dont on se sert, positiviste, relativiste, ne
sont jamais neutres — et sont du reste fréquemment rejetés par ceux qu’ils sosnt censés
désigner.
126
«La vérité et le mensonge au sens extra-moral».
109
elle devient vraie, est rendue vraie par les événements». La polémique là-dessus
démarre à fond. Bertrand Russell sera l’ennemi par excellence des «pragmatistes»
tout en étant lui-même un rationaliste sceptique d’une autre sorte, démolisseur de tas
de croyances infondées ... et militant vigoureux de causes politiques progressistes
qu’il n’eût pu démontrer ni purement rationnelles ni absolument justes.
Richard Rorty, Paul Feyerabend127 et les Français Derrida, Lyotard, Foucault, Veyne
se regroupent assez bien, en dépit des nuances et divergences de leurs pensées
respectives, dans une cohorte de philosophes «relativistes»128 ou encore «post-
modernistes» («po’mo’» dit-on sur les campus américains), de ces «philosophers
fully captured by dialectical illusions of perpectivism or relativity».129 (Mais Rorty
jure qu’il n’est pas même «relativiste»; un relativiste est quelqu’un qui aurait encore
une théorie du vrai, or Rorty, justement, assure qu’il n’en a pas, d’aucune sorte...).
Ils se regroupent en ce qu’ils ont en commun une série d’axiomes qu’ils ne se lassent
pas de redévelopper et qui forment en fait l’alpha et l’omega de leur propos. Rorty,
de tempérament courtois, se prête volontiers au débat avec les objectivistes130 et ces
débats aboutissent à tout coup à un parfait dialogue de sourds.
Ils affirment que ce que nous acceptons comme «vrai», que l’idée que nous nous
faisons du vrai et du faux tiennent strictement à la culture à laquelle nous participons
et à notre époque. La vérité est une construction socio-historique in(dé-)finiment
variable. Il n’existe pas de source absolue de la vérité, Dieu ou l’histoire, ni de
fondation transcendante possible de celle-ci. Il n’existe pas plus de signification
stable et claire de ce qu’on désigne comme le «réel». Il n’existe dès lors que des
volontés de vérité et des «programmes de vérité» qui se succèdent dans l’histoire
sans qu’aucune évaluation transcendantale puisse montrer que l’un était meilleur que
l’autre ou que l’un est ou a été en «progrès» sur l’autre. Ceci vaut pour nous comme
pour le lointain passé. Rien ne serait plus absurde et vaniteux que de poser que, les
humains ayant divagué jusqu’à ce jour, nous et nos contemporains serions soudain
arrivés à connaître peu ou prou le vrai des choses. (On voit que les relativistes
raisonnent et qu’ils raisonnent même assez rigidement.)
127
Qui se qualifie non pas même de relativiste mais «anarchiste» et cultive un style casseur-
d’assiettes qu’on croyait réservé aux petits maîtres français.
128
Pas Thomas Kuhn qui ne se considère pas relativiste et s’énerve quand ceux-ci se
réclament de lui, lu à contre-sens, cf. Kuhn, Trouble, 3. Le "vieux" Kuhn a revu radicalement
les théories de Structure of Scientific Revolutions. Voir Nola, Rescuing, 60-.
129
Fogelin, Walking, 135.
130
Engel, Pascal et Richard Rorty. À quoi bon la vérité? Paris: Grasset, 2005.
110
prétend y «étudier la pluralité des modalités de croyances»: chaque société, chaque
époque à ses méthodes pour parvenir à quelque chose qu’elles appellent chacune
«vérité»; certes, certaines d’entre elles, nous les nommons rétroactivement
absurdités, mythes et fictions, mais c’est que ce ne sont plus nos méthodes et voilà
tout. «Les hommes ne trouvent pas la vérité, ils la font», conclut Veyne: William
James en serait tombé d’accord.131 Tout ce qu’on peut dire de la «réalité» est ce
qu’elle est pour telle et telle famille d’esprits à tel moment. La «raison», c’est ce qui
marche sous ce nom à telle époque.
«Vrai», «vérité», dans ce contexte, ne sont pas absolument dépourvus de sens: ils se
rapportent en effet à ce qui marche à un moment donné dans une société ou une
sodalité données. Toute recherche d’une définition de la vérité comme
correspondance avec l’empirie est vaine et cette idée fait généralement bien rigoler
le relativiste. «Vraie» sera une proposition qui sera compatible avec, et cohérente
dans le programme de vérité de cette entité et de cette époque. Ce programme, il est
vrai, fixe aussi les critères de la cohérence; ici encore, pas question d’y objecter de
l’extérieur. Pour ce qui s’appelait jadis la Pensée primitive, il est cohérent de dire
que le chef mort est là, enseveli sous la hutte et qu’il est aussi réincarné sous la
forme du léopard qu’on entend dans la savane. Si mon programme de cohérence
m’interdit de considérer vraies à la fois ces deux propositions, c’est mon problème
pas celui de ces hommes que je nomme Primitifs. De même, l’effondrement
imminent du Mode de production capitaliste est une vérité «scientifique» pour le
militant de la Deuxième Internationale et une conjecture improbable pour
l’économiste "bourgeois"; il ne m’est pas possible au nom d’une vérité surplombante
d’arbitrer entre cette certitude et ce scepticisme. Le fait que le MPC ne se soit pas
effondré ne prouve rétroactivement rien contre la vérité de la proposition marxiste
car il faudrait que ce soit à l’intérieur de sa logique même que cette circonstance soit
perçue comme une réfutation; or, il suffit d’adjoindre dans cette logique des
épicycles argumentatifs pour conclure qu’il aurait dû le faire et que Marx ne s’est
pas trompé.
Ce qui se dit des jugements de fait sur «le monde», est vrai a fortiori des jugements
de valeur. (Car le relativiste, je le répète, raisonne énormément et en suivant des
schémas topiques bien classiques). En ce qui touche aux valeurs civiques, «nous»
pouvons croire en la démocratie, rejeter le système des castes, la shari’a, détester
les «totalitarismes», répudier la torture, c’est fort bien. Mais nous ne pouvons
prétendre qu’il s’agit ici de valeurs universelles ou tant soit peu objectives. Tout au
plus dirons-nous en leur faveur que ces valeurs «renforcent notre communauté».
Dans la pratique, il est difficile de dire si les po’mo’ recommandent une ataraxique
tolérance à l’égard de ceux qui – hindouistes, islamistes, staliniens et «totalitaires»
– appartiennent à une «communauté» dont les valeurs sont tout opposées. Comme
131
Veyne, Grecs, 12.
111
le po’mo’ est éminemment soucieux de logique dans son relativisme, il semblerait
qu’il lui faille se montrer radicalement tolérant: un tel est féministe, un tel taliban
et souhaite réduire les femmes en esclavage: ce sont là, on le constate sans trop de
peine, des systèmes de valeurs différents dont le premier ne saurait être déclaré
supérieur au second.
Le monde «out there» existe, on peut le concéder ou le supputer, mais les diverses
descriptions que nous avons du monde n’existent qu’en discours. Et quand nous
parlons du monde, c’est d’elles que nous parlons; car seules ces descriptions
peuvent être dites vraies ou fausses – quoiqu’elles ne puissent l’être
qu’arbitrairement et conventionnellement. Du monde, en dehors d’un humain ou
d’une communauté humaine qui en parle, je ne puis rien dire.
132
Rorty, Contingency, 5.
112
dogmatisme est, justement, un paralogisme vieux comme les philosophies
sceptiques, qui peut s’exprimer ainsi: Le monde est plein de discours qui prétendent
le connaître, l’argumenter et le nommer. Ces discours se contredisent entre eux et
ils ne fondent jamais et ne sauraient fonder leurs présupposés ultimes. Or, ils ont
tous (excepté peut-être la fiction littéraire) la prétention de dire quelque chose de
vrai et de connaître quelque chose du monde. Quelle puissance véridictrice va
jamais arbitrer entre ces discours cacophoniques, contradictoires et infondés? Que
puis-je d’ailleurs, moi, dire du monde, que puis-je prétendre connaître du monde,
transcendantalement à ces discours apagogiques et aporétiques, qui, dans leur
brouhaha perpétuel, prétendent tous le connaître et ne parviennent jamais à
s’entendre? Ainsi comme l’écrit Jacques Derrida, «Il n’y a pas de hors-texte» (il n’y
a rien à chercher de ce côté-là) et, dès lors, comme le demandait autrefois Ponce-
Pilate – le Jean-Baptiste du déconstructionnisme – «Qu’est-ce que la vérité?» Le
monde réel est hors de portée, s’il n’y a de réel que connu et objectivé en «discours»
et s’il m’est interdit, sans une présomption effrayante, de prétendre le connaître
mieux que les discours contradictoires qui, séculairement, en dissertent et en
débattent en s’auto-réfutant.
113
de race et de classe. Il ne subsiste de fait que la règle de Humpty Dumpty: l’affaire
est de savoir qui est le plus fort, that’s all! (C’est ici que plusieurs philosophes
relativistes combinent leur scepticisme avec des engagements politiques véhéments
dont, de fait, on voit mal ce qui les fonde sinon du pulsionnel identitaire. Le
positivisme ou la croyance seule en une vérité du monde frise le «racisme» et le
«sexisme». La recherche de la vérité n’est que l’alibi d’une volonté de pouvoir, si
on résume Foucault. «Objectivity is impossible and it is also undesirable»133).
Toute axiologie universelle est dévaluée. Tout présupposé sur l’espèce humaine est
de droit infondé. Tout est relatif et rien n’est vrai sauf comme, pour les anarchistes
de Barcelone, la thèse que rien n’est vrai. Et encore...
Les ainsi-nommés relativistes ont une objection fondamentale aux réalistes qu’ils
leur reservent avec une euphorie ricanante: si celui-ci prétend fonder sa théorie de
la connaissance, ou il tombe dans la pétition de principe, ou dans la régression ad
infinitum, ou dans la fixation dogmatique d’un axiome — trilemme connu que Hans
Albert désigne comme trilemme de Münchhausen.
133
Howard Zinn. www.digressmagazine.com/zinn/zinn1.
134
Farewell, 19.
114
gré, à conclure qu’il est impossible de se rapporter à une réalité extérieure pour
valider tant soit peu ce qui est dit. Mais c’est justement ici que réside la question –
et cette question n’est réglée d’avance que pour qui refuse d’y réfléchir. Cela me
semble en tout cas un bel exemple du «Begging the question» comme disent les
traités sur les sophismes.
Il est facile de faire encore à tout ceci une réplique qui est, elle aussi, aussi vieille
que les plus vieilles polémiques anti-sophistiques: Vos essais po’mo’ ne sauraient,
eux aussi, qu’être «self-referential»: ils ne comportent dès lors ni objectivité, ni
vérité, ni validité rationnelle... Dire qu’il n’y a rien de vrai ni de certain revient à
dire quelque chose qu’on présente comme vrai et certain – car s’il est incertain qu’il
n’y a rien de certain, alors peut-être que etc. Ceci s’appelle raisonnement par
autophagie, ce n’est pas nouveau comme manœuvre réfutative, mais face au
verbalisme, c’est probant quoique mimétique!
Il est plus facile enfin – mais il est sain – d’opposer au nihilisme cognitif, non une
argumentation en forme, mais une objection ad hominem. «Selon R. Rorty, l’un des
plus éminents représentants du club des post-modernistes, écrit Raymond Boudon,
les sentiments d’horreur que nous inspire Auschwitz seraient le produit d’un
conditionnement historique».135 Ce genre de critique brutale des pensées élégantes
va ne pas plaire aux intéressés. Les post-modernistes se tirent comme ils le peuvent
de cette interpellation déplaisante qui leur est souvent assénée. Non moins relativiste
que Paul Veyne, Jean-François Lyotard rencontre un cas qui avait embêté (en une
confuse note en bas de page des Grecs ont-ils cru à leurs mythes) celui-ci et sur
lequel il avait été pris à parti par le rationaliste Jacques Bouveresse: le cas des
négationnistes de la Shoah et de leur «programme de vérité» idiosyncratique.
L’Holocauste est un canular: c’est donc simplement un autre programme de vérité?
Lyotard l’envisage avec une grande équanimité philosophique, mais je ne puis pas
dire qu’il me semble en ce passage ni très clair ni très courageux:
135
Boudon, Juste, 341.
136
Différend, 38.
115
Le post-modernisme qui fleurit en divers lieux en Europe, a particulièrement bien
pris outre-Atlantique. Son influence est massive sur les sciences humaines où il se
combine à un activisme égalitariste. Les anthropologues du genre de Clifford Geertz
en transposent la doctrine dans leur discipline: toutes les idées et les valeurs sont le
produit d’une culture particulière. Aucune évaluation extérieure et certes pas celle
de ma culture occidentale n’a de sens. Tous les discours se valent, mais un discours,
occidental («the Western constitution of reality»137), colonialiste par essence,
machiste, qui a des prétentions à l’universalité cognitive ou éthique est, du moins,
prima facie, un discours blâmable.
137
Rabinow, Essays, pr. d’insérer.
138
Le taoïsme est un scepticisme philosophique très ancien donc la conclusion éthique,
aboulique, ataraxique et apathique est particulièrement radicale.
139
En l’appelant post-moderne je m’amuse évidemment avec son vocabulaire. Le scepticisme
philosophique face aux Illusions du progrès et à l’imposture des croyances en l’Homme n’est
pas neuf en Occident. Ce maniérisme ne fait pas rupture; parlons plutôt de modernité tardive,
ou, pour le dire en latin, Infima modernitas.
116
de radicalisme, d’accepter les choses comme elles sont.» (Pierre Bourdieu)140 La
récente Affaire Sokal v. Social Text, attaque des plus réussie de positivistes
scientifiques (1996) contre le jargon post-moderne a achevé en pantalonnade
publique la décomposition de ces idées relativistes.141
Putnam et le constructivisme
140
Bourdieu, Méditations, 86.
141
Fashionable Nonsense. New York : Picador, 1998. Voir aussi sur le sujet The Sokal Hoax.
Lincoln: U of Nebraska Press, 2000.
142
Le Différend.
143
Différend, 25
144
Il écarte comme vraiment de peu d’intérêt Foucault, sorte de «marxisme délayé en
relativisme absolu». Cf. Raison, 179.
145
Raison, 135.
117
est qu’il n’y a pas de vérité, les philosophes des Derniers jours ne continuent pas à
faire ce qu’ils font ou prétendent faire depuis Platon, rechercher la vérité? La seule
façon d’en sortir serait de cesser d’argumenter et tout indique qu’ils ne sont pas
prêts à ce sacrifice. (On peut continuer, mais ces objections n’ont aucun effet sur les
po’mo’: le discours relativiste est aussi logocentrique, déterminé par le gender et la
race, incohérent et invalidable.)
Putnam admet que la crise de la représentation chère aux Rorty et aux Derrida
marque, certes, la ruine de certaines conceptions de «connaissance»,
«représentation» et «vérité», mais non l’anéantissement pur et simple de ces
concepts qu’on peut et doit réinterpréter radicalement. La rationalité est faite de
normes culturelles et historiques ou ne nous apparaît qu’à travers elles. Le monde
ne nous vient pas tout construit. Il est naïf d’en tirer tout de go et conclusivement
que toute construction faite par l’homme en vaut une autre, que toute théorie, celle
du savant, du quidam, de l’ignare et du fou est égale à n’importe quelle autre. Mais
il faut admettre que nos connaissances sont en partie déterminées par les
constructions à notre disposition et qu’il n’y a pas de connaissance indépendante de
choix conceptuels contingents. La «vérité» est une sorte d’acceptabilité rationnelle
idéale, une sorte de cohérence idéale de nos croyances toutes ensemble et avec nos
expériences... du moins avec ces expériences telles qu’elles nous sont filtrées par
nos systèmes de croyances – et nous savons que ceux-ci comportent des intérêts et
des visées.
146
Livet, Argumentaion, 40.
118
Jean Bouveresse, esprit mathématique et scientifique, disciple de Wittgenstein,
rationaliste et, si on le lui demande, «matérialiste», est le seul Français qui
représente ce genre de rationalisme critique dans le ci-devant «Pays de Descartes».
Le dégoût de la philosophie française actuelle s’exprime dans tous ses travaux: «je
continue à trouver terriblement frustrant et parfois désespérant l’univers de la
philosophie» française, confie-t-il.147 C’est lui qui s’en prend le plus volontiers aux
Lyotard et aux Veyne. «Ce que l’on peut reprocher, accuse-t-il sarcastiquement, du
point de vue de Veyne, à quelqu’un comme [le négationniste] Faurisson, n’est pas
d’avoir osé nier une vérité «objective», en ce sens qu’elle est confirmée au delà de
toute espèce de doute raisonnable, mais tout au plus d’avoir été un maladroit ou un
malchanceux qui n’a pas réussi sur le moment à imposer «son» programme [de
vérité]. Néanmoins, les Faurisson de demain conservent en principe toutes leurs
chances.»148
Ce que développe Jürgen Habermas, c’est une théorie de la rationalité dans la vie
sociale et de la «rationalisation» après Weber et Horkheimer. Habermas veut
147
Entretien Bouveresse sur www.humanite.presse.fr.
148
Rationalité, 17.
149
Titre de chapitre, Habermas, Discours, 348.
119
dépasser le pessimisme historique auquel avaient abouti Adorno, Horkheimer qui
ne voient que la victoire de la raison instrumentale et de la réification. L’homme
doté de langage communique pour partager une compréhension du monde. Contre
les philosophies de la conscience, Habermas se détourne des théories de l’action
individuelle et de la raison orientée-quant-au-but pour focaliser sur cette raison
communicationnelle. Le pessimisme à l’égard de la raison instrumentale de la
première École de Francfort est dépassé dans une philosophie de la communication
et de l’action collective. Les participants à la communication peuvent avoir des
intérêts divers et des façons de voir ad hoc, s’ils se soumettent à la recherche d’un
consensus communicativement atteint, ils doivent faire usage du langage d’une
façon qui soit compatible avec ce but et qui transcende donc leurs intérêts et leurs
idiosyncrasies. La communication verbale est le lieu où se conclut des consensus et
donc les bases de l’action sociale. Si l’intercompréhension n’est jamais garantie,
l’effort d’y parvenir est rationnellement commun aux interlocuteurs et leur échange
d’arguments, pourvus de prétentions à la validité empirique et à la normativité, se
réfèrent nécessairement à un monde objectif et à un monde social de légitimation.
L’épistémologie devient chez Habermas, non affaire entre le sujet connaissant et le
monde, mais affaire de confrontation entre un sujet et un autre sujet avec chacun
leur «monde» et leur axiologie mais aussi leur commune disposition à communiquer,
à argumenter. La rationalité communicative qui établit ce que j’appelle plus loin lato
sensu les normes du débat (chap. 3) devient le centre de la philosophie. À l’instar
de la compétence linguistique, la compétence communicative consiste à produire des
performance selon des règles en vue d’atteindre une situation rationnelle, une
situation orientée vers une compréhension partagée. La communication est la forme
à la fois fondamentale et préalable de la vie sociale. L’agir communicationnel
suppose des règles sine qua non; il passe par la négociation discutée de la
«situation». Ce que théorise Habermas, ce sont ces règles qui forment condition de
cette communication démocratique. La compréhension-Verstehen de l’énoncé de
l’autre implique une capacité de juger de sa rationalité et ne s’en sépare pas; on ne
peut comprendre, affirme-t-il, sans évaluer rationnellement.
Habermas hérite ainsi de la problématique de l’École de Francfort mais voit que les
analyses faites par celle-ci de l’autodestruction de la raison et de sa dégradation
fatale en raison instrumentale rejoignaient la critique réactionnaire contre les
Lumières. La «folie» du 20e siècle invitait à reprendre la problématique des
Lumières et à la refonder. C’est pourquoi Habermas redécouvre la raison comme
raison dialectique – mais dialectique au sens d’Aristote! La raison
communicationnelle rend possible la vie démocratique. Il n’y a pas de contrat social
conclu une fois pour toutes à l’Origine, il y a un continuel débat public en vue de
s’entendre socialement – et c’est cela, la démocratie inséparable de l’état de droit.
Habermas voit bien que la vie sociale empirique ne carbure pas à la rationalité
communicative; si elle le faisait, les choses seraient beaucoup plus claires et les
120
hommes plus heureux. Sa théorie est un paradigme idéal, spéculatif, contrefactuel
(exprimant les aspirations qu’expriment tous les hommes dans la communication
concrète) auquel on peut utilement comparer le cours des choses, mais qu’on ne doit
pas s’attendre à rencontrer concrètement. Si la théorie de l’agir communicatif peut
intéresser l’analyste du discours et si elle contredit idéalement le repérage des
échecs persuasifs, des opacités et des coupures cognitives, c’est qu’elle se situe sur
un tout autre terrain, spéculatif et éthique.
121
donc doivent être convaincus par des arguments.»150 Même quand
je pense seul, je dialogue et je présuppose une communauté de
discussion.
150
Apel, Réponse, 68.
151
In Haarscher, Chaïm, 116.
122
qui la dialectique devait aboutir démonstrativement à des vérités transcendantes au
problème et aux questionnements.152
152
Cf, Hoogaert, Argumentation & questionnement. On verra les nombreux livres de
rhétorique proprement dite de Meyer dont, le plus récemment, Qu’est-ce que
l’argumentation? Paris: Vrin, 2005.
153
Rationalités, 30.
154
Bouveresse, Rationalité, 62.
123
philosophique comme répondant au caractère problématologique de l’activité
humaine et au caractère conflictuel de ses expressions concomitantes.
Manuel Carrilho n’est pas disposé en effet à endosser le nihilisme facile à quoi se
sont laissé conduire les disciples de Paul De Man et de Jacques Derrida – et, avec
une démarche un peu différente, Jean-François Lyotard lui-même. La réflexion de
Carrilho vise à donner un sens à la notion de relativisme qui ne soit ni le tribalisme,
le culturalisme, le solipsisme dont on observe les avatars dans différents courants
intellectuels contemporains, sans se sentir ramené à l’alternative: vous ne voulez pas
ça, revenons au pur positivisme rationaliste! Résumant le débat scientifique sur
l’incommensurabilité des paradigmes (Kuhn vs Putnam) et rediscutant la
«philosophie du différend» de Lyotard (que j’ai rappelée ci-dessus), Carrilho
développe une conception du champ philosophique comme pluralisme conflictuel
– le petit survol que je viens d’en faire ne peut qu’illustrer abondamment ce point.
Il montre bien la polysémie du concept de «relativisme» (qui dans bien des cas ne
joue que comme «noise of disapproval») et voit une interprétation hyperbolique,
forcée dans la conception lyotardienne d’une coexistence de «règles de jeu» cognitif
absolument hétéronomes, irréductibles et intraduisibles. Carrilho a recours ici à la
preuve ad hominem: Lyotard après tout veut convaincre son lecteur, il semble
admettre ainsi une topique commune dans l’essai même de démontrer l’impossibilité
d’une dépassement des différends.
Cette dispute présente une structure classique, protagorassienne: elle est polarisée
en deux camps (avec une tierce position intermédiaire), deux méconnaissances en
ordre de combat, pourvues d’étiquettes péjoratives fournies par le camp adverse –
«positivistes» vs «relativistes» – avec des tiers exclus, néo-rhétoriciens,
problématologistes qui s’efforcent de renvoyer les camps en présence à leur
symétrique absurdité.
On y rencontre encore un bel exemple de ce qui caractérise à mon gré tous les
dialogues de sourds, ordinaires ou bien de haute cléricature, qui est que l’on n’y
considère pas seulement l’adversaire comme étant dans l’erreur, mais que, parlant
124
avec mépris du «fashionable post-positivist view... that truth is simply a term of
praise (or, alternatively a display of power)»155, les philosophes rationalistes par
exemple ne cachent pas qu’ils considèrent leurs collègues-ennemis comme des
crétins et des faiseurs. La réciproque est vraie.
Si la rhétorique aristotélicienne voit bien que les débats dans la Cité n’ont ni début
ni fin assignable et que nul n’y aura le dernier mot, il faut admettre que, dans la Cité
philosophique, les débats entre penseurs, chacun campé sur ses positions, n’avancent
guère non plus. Aristote lui-même en dénonçant l’«Antilogique» de Protagoras
comme un art de la tromperie qui dissimulerait de bas calculs derrière des arguments
connus faux, utilise contre le Sophiste un argument ad hominem plutôt vicieux
raisonnant de l’abus contre le principe, ... un véritable sophisme en somme.
155
Groff, Critical, 1.
125
Mill et de Pareto qui tendent à voir dans les argumentations philosophiques
paralogismes sur paralogismes.»156
En tous temps, ce sont deux camps surtout qui vocifèrent et s’affrontent dans ces
guerres froides: cartésiens et newtoniens jadis, hégéliens et néo-kantiens au 19e
siècle, «rationalistes transcendantaux et relativistes» aujourd’hui – et le résultat, note
Bouveresse, est d’écraser d’abord quiconque se trouve, se positionne entre les deux.
(Il y a, précisons-le, dans le champ philosophique, non seulement des dialogues de
sourds permanents mais aussi des ignorances, des évitements voulus – ainsi de
l’ignorance bienheureuse des philosophies anglo-saxonnes par la philosophie
française).
J’ai évoqué tout au début de mon Introduction, le typique Postivismusstreit qui a fait
rage dans la philosophie allemande pendant quinze ans et plus en partant des
«XXVII Thèses» de Karl Popper sur les sciences sociales et de leur attaque par
Theodor W. Adorno. Ce débat a eu l’avantage de faire voir explicitement que ces
discussions épistémologiques sont en réalité des affrontements politiques,
l’accusation centrale d’Adorno étant qu’un «positiviste» comme Popper était obligé,
par sa méthodologie, de défendre le statu quo politique.157 Bel exemple d’un débat
at cross-purpose où les adversaires ne se réfutent jamais directement faute de se
comprendre mais, comme fait Adorno, ont recours au vieux sophisme de l’Intention
suspecte. Popper appelle les Francfortois des «Irrationalists», Habermas appelle
Popper un «Positivist» (étiquette qui est censée déplaisants et est spécialement et
sournoisement inexacte pour caractériser le théoricien de la Logik der Forschung),
tout ceci dans un débat où aucun «positiviste» n’était impliqué.
L’accusation la plus fréquente, celle qui résume tous les arguments de chaque camp
est donc que l’autre a perdu la raison, qu’il s’est mis en dehors d’elle. Jacques
Bouveresse, rare héraut du rationalisme français, qualifie à son tour
d’«irrationalistes» les Rorty et Feyerabend évoqués ci-dessus, non moins que les
156
Bouvier, Argumentation, 39.
157
Popper, in Adorno, Posit., 291.
126
Derrida, Lyotard, Veyne autochtones. Karl R. Popper fait de même, je viens de le
rappeler, avec les penseurs de l’école de Francfort en vrac. Ceci revient à ma
question première: pourquoi l’usage de la/sa raison nous fait-il paraître «folle» la
raison d’autrui? Et n’y a-t-il pas quelqu’inconséquence à l’affirmer publiquement?
Tout ceci vaut de poursuivre.
Ici encore, une tierce position s’esquisse (Wolf Lepenies la représente; Jean-Claude
Passeron avec la notion d’«espace non-poppérien du raisonnement naturel»).158 Dans
tous les cas, rationalistes méthodologiques et culturalistes /holistes en sociologie
apparaissent non moins irréconciliables et non moins disposés à exclure l’autre école
de la raison sociologique. Ce débat, nous le retrouverons en nous posant la question
des causes des coupures cognitives, de leur détermination sociale et de leurs
«raisons».
###
158
Voir encore Willard, Argumentation.
127
128
II
TYPES ET DEGRÉS DE MALENTENDUS
RÈGLES DU DÉBAT ET NORMES DE L’ARGUMENTATION
La question que je pose est concrète et pratique, elle est celle des causes, des degrés
et de l’étendue des discordances quant à la validité ou non d’un raisonnement, celle
des seuils de blocage du débat pour cause d’inacceptabilité des règles implicites et
des moyens argumentatifs de l’interlocuteur. On n’a évidemment pas affaire à une
alternative simple – ou bien communauté rationnelle homogène, ou bien coupure
insurmontable. (Un tel binarisme relèverait lui-même d’une forme de pensée rigide,
manichéenne!)
Ma question revient à chercher à dégager ce qui forme ou semble avoir formé, pour
un état de société, une différence dirimante, ressentie et parfois dénoncée, entre une
communauté raisonnante et une autre – et entre elle et la doxa ambiante. Un préjugé
mis en axiome, un paralogisme récurrent, une tache aveugle obstinée ne font pas
nécessairement discordance cognitive insurmontable: c’est sur ce trait repérable
justement, sur cette prégnance que le débat va se focaliser. La prédominance en un
certain secteur idéologique de schémas argumentatifs d’élection (comme ceux
repérés par Albert O. Hirschman dans sa Rhetoric of Reaction, j’y viens au chapitre
3) peut être frappante, elle peut être agaçante, exaspérante, les conclusions tirées
selon cette ligne de raisonnement peuvent être jugées fallacieuses, mais coupe-t-elle
irrévocablement de ceux qui n’ont pas recours à de tels schémas, qui s’interdisent
peut-être d’y avoir recours? Elle le peut à mon sens et elle est certainement matière
à contentieux, malentendus et résistances.
1
Paris: Prévot, 1840, 70.
129
De proche en proche, on en vient à ce point où certaines manières de raisonner sur
le monde, d’y trouver des enchaînements et du sens, de percevoir une direction au
cours des choses, de se poser en sujet et de légitimer sa «vision du monde» vont
différer à tous égards de ce qui est pratiqué et accepté en d’autres secteurs. La
logique discursive en question ne se caractérisera plus seulement par la prédilection
pour certains genres de raisonnement ou par les présupposés, les prémisses, ou par
l’axiologie, mais par tout cela à la fois et par les règles implicites délimitant
l’argumentable et le probable. Ces discordances paraîtront ainsi faire cohésion et
système au point que ces manières de raisonner vont sembler, à ceux qui demeurent
«au dehors», irrecevables en bloc, relevant d’une logique folle et non pas seulement
(quoiqu’également) partiale, spécieuse, unilatérale, mal fondée, mal déduite.2
Une remarque ironique (au sens technique: un énoncé comportant une antiphrase,
hyperbole ou sarcasme) peut apparaître innocente à celui qui l’énonce et
impardonnable à celui qu’elle vise.
Autrement dit, tout peut casser dès le stade du style communicationnel car il s’agit
d’aborder l’autre, de le mettre en état de réception bienveillante avant d’argumenter,
et la façon de s’y prendre peut ne pas être la bonne. L’ancienne rhétorique, qui
propose dans la partie nommée Dispositio, Ôáîéò, la technique initiale de la Captatio
benevolentiae savait bien que «l’art de plaire» et de bien disposer à l’auditoire est
inséparable de l’art de persuader. Mais même ceci n’est pas automatique:
2
Il va de soi qu’il sagit de délimiter des idéaltypes et que, dans le concret, ces trois catégories
peuvent interférer et se cumuler.
130
l’obséquieux peut déplaire et le bourru peut plaire. Ainsi de Montaigne dans sa
dédicace des Essais: Lecteur, lis ce livre car «je n’y ai nulle consideration de ton
service ny de ma gloire!» Bel exemple de mise en confiance bourrue, à peine
paradoxale, par un auteur qui connaissait bien sa rhétorique.
3
Avon: Cambridge U.P., 1991. S New York: Quill, 2001.
131
conduites.»4 Cependant, D. Tannen ne prête pas au gender
féminin une logique argumentative différente de celle des
humains masculins (ainsi que font d’autres féministes U.S.), elle
décrit une pragmatique et une herméneutique: un homme dit
quelque chose qu’il croit bénin ou aimable et qui suscite
immanquablement chez la destinatrice la frustration ou la colère
— et vice-versa. Les marques de bonne volonté peuvent être
construites comme condescendance, le conseil donné comme
intrusion non désirée etc.
Les règles du débat fixent donc les conditions procédurales requises des
interlocuteurs pour accepter de débattre, condition qui sont conçues comme
indispensables c’est à dire en dehors desquelles il ne peut y avoir que frustration
4
Jeanine Verdès-Leroux, Au service du Parti, Paris: Fayard/Éd. de Minuit, 1983.
5
Il faut ajouter une catégorie préalable aux règles de l’argumentation, celles qui régule le
matériau, sa compréhension et sa pertinence.
132
réciproque et échec de la discussion. Elles fixent à quelles conditions un débat est
entamable et ce que seront les obligations réciproques des disputants, ce qui
arbitrera leurs tours de parole etc. Ces «règles du jeu» sont senties comme
indispensables, leur transgression indispose, mais il n’est pas difficile de montrer
que tout le monde n’en partage pas l’essentiel ni le détail. La mésentente peut dès
lors résulter, avant tout désaccord «sur le fond», de règles de la discussion qui sont
discordantes et d’aventure contraires l’une de l’autre – c’est à dire évidentes,
fondamentales pour l’un et absurdes ou abusives pour l’autre.
Ces règles du débat ont pour la plupart une aura éthique, elles comportent
reconnaissance de l’égalité des interlocuteurs et de leur dignité. Mais on ne peut non
plus dire ces règles strictement éthiques: elles sont non moins techniques car, sans
de telles règles, le débat ne sera pas fructueux et tournera court. Il suffit en principe
de se demander quelles sont les circonstances qui font nécessairement capoter un
débat et quelles sont les obligations jugées irréductibles des débatteurs.
Je ne me place pas ici dans un esprit normatif et éthique à la Habermas, mais au sens
de l’observation sociale concrète. Je retiens de Habermas l’idée qu’il existe en effet
certaines règles de discussion qui ne sont pas des conventions plus ou moins
répandues, ni des images de la situation “idéale”, mais le cadre inévitable quoique
fictif qui s’impose à toute communauté discutante. L’idée qu’il existe des règles sans
lesquelles il est vain de débattre et sur lesquelles tous devraient être d’accord est
admise universellement ... lors même qu’elles ne sont pas explicitées et — c’est ici
que je m’éloigne du normatif habermasien — qu’on y repère surtout à l’examen des
zones grises et des points contentieux, qu’elles sont elles-mêmes matière à
interprétation. Mais le fait que lesdites normes sont souvent transgressées et
contournées, qu’elles prêtent à interprétation ne contredit pas le fait qu’elles sont
toujours invoquées quand la discussion dérape. Ça bloque ou ça tourne au vinaigre
dès qu’un des interlocuteurs considère que l’autre bafoue directement une de ces
règles parce qu’il considère qu’il devait y adhérer du seul fait d’être entré en
discussion comme, du seul fait de m’asseoir à une table de bridge, je promets de
jouer de mon mieux, de suivre les règles du jeu et de ne pas tricher.
6
Justification, 31.
133
Les débats d’idées supposent ainsi nécessairement deux ensembles de règles sans
lesquels il n’y a «pas de discussion possible», mais ce n’est jamais qu’au cours du
débat que, soudain, l’un des interlocuteurs saute au méta-discours, qu’il s’avise que
«tu devrais me laisser placer un mot!», que «ce n’est pas un argument, ça!», que «ça
ne prouve rien!», que «c’est hors du sujet!», que «tu es bien le dernier à pouvoir le
dire!» – c’est à dire que, quittant justement le terrain de la discussion, il invoque,
déjà agacé ou excédé, l’une de ces règles du jeu, nécessaires et implicites qu’il
s’attendait à voir respecter «sinon ce n’est plus la peine de continuer»...
Habermas formalise une méta-règle universelle: toute norme, pour être valide, doit
satisfaire à la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui
proviennent du fait que la norme a été universellement observée peuvent être
acceptées par toutes les personnes concernées.7 «Une norme ne peut prétendre à la
validité que si toutes les personnes concernées sont d’accord (ou pourraient l’être)
en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme».8
Comme on va le voir, la liste des règles attestées et invouqées par les uns et les
autres est assez longue, indécise quant à leur degré d’exigence et leur portée et elle
demeure ouverte – quoique chacune d’entre elles puisse être soutenue par de bonnes
raisons techniques débouchant ainsi sur des débats sur le débat ad infinitum &
nauseam. Comme tout le monde fait de la prose sans le savoir, tout le monde a des
connaissances rhétoriques infuses et souvent, dans le feu de la discussion, se
découvre des principes de dialectique très intransigeants. Les normes possibles sont
nombreuses, toutes pourvues de bonnes raisons et toutes irréalistes par quelque côté
ou si elles devaient être appliquées en toute rigueur.
Les règles du débat sont logiquement premières: avant de pouvoir débattre sur les
choses du monde, il faut que les individus de points de vue opposés se mettent
préalablement d’accord sur la façon dont va se dérouler le débat qu’ils entament,
façon qui comportera aussi les règles qui permettront à l’un ou l’autre de pouvoir
se déclarer vainqueur aux points. Mais bien entendu, nul jamais ne procède aussi
méthodiquement et c’est en cours de discussion que l’on découvre – avec
exaspération puisque cela ralentit, que cela arrête tout et qu’il faut changer de terrain
si on en a la patience – qu’on était en désaccord non seulement sur le monde ou sur
la décision à prendre, mais sur ce qui allait être tenu pour probant ou convaincant
dans la discussion – et l’on va soupçonner qu’il y a quelque rapport entre ces deux
niveaux de désaccord.
7
Cf Habermas, Droit, 127.
8
Ibid. 123.
134
débatteurs et susceptibles d’exaspérer immédiatement son adversaire – par exemple,
le fameux «Prouvez-moi que j’ai tort!» ou sophisme ad ignorantiam. Ou encore, –
attitude en progrès de nos jours avec les idéologies identitaires, communautaires et
ethnicistes de tous poils, – le «Vous ne pouvez décidément pas nous comprendre»,
qui invite à respecter ce qui est incompréhensible parce que c’est incompréhensible,
et qui tient ipso facto toute amorce de discussion ou d’objection pour l’irrespect
d’une indicible identité, d’un incommunicable congénital et d’une immarcescible
spécificité. Règle post-rationnelle qui a quelque rapport avec les antiques prémisses
fidéistes de la «discussion» dont le cas-limite, difficile à faire apprécier de
l’agnostique, est le «Credo quia absurdum».
135
Règles du débat
Mais il est vrai, il est tout aussi vrai que cette norme de
compétence est la plus discutable, et surtout la plus choquante
pour les exclus: quel degré de compétence esthétique
postmoderne peut-on exiger de moi, modeste citoyen et
contribuable, dans un débat sur le point de savoir si l’acquisition
coûteuse par le Musée des beaux-arts municipal d’une immense
toile blanche avec un petit rond rouge était opportune?
9
Réponse, 70.
136
Tout débat en un secteur donné, si âpres que soient les désaccords, suppose un
accord préalable sur le fait que le sujet «existe», qu’il «mérite» d’être débattu, que
la question se «pose» et ne peut être écartée du revers de la main. A contrario, vus
du dehors ou avec le recul, les débats acharnés sur «le sexe des anges» nous
semblent ridicules parce que nous ne sommes pas des théologiens de Byzance.
Il peut-être pénible de se voir en désaccord sur des choses importantes ou sur à peu
près tout avec quelqu’un ... mais il est aussi exaspérant de discuter avec un
adversaire bénisseur qui ne cesse de suggérer qu’au fond nous sommes bien
d’accord, que nous ne sommes pas si éloignés que cela, alors que je nous perçois à
des années-lumière. Une règle de l’argumentation efficace (axiome indispensable
«sur papier», mais fort peu acquis dans le monde empirique) est dès lors que les
adversaires doivent avoir bien mesuré l’écart qui les sépare et donc l’effort persuasif
qui sera requis pour modifier la conviction de l’autre.
Inversement, il me faut, en dépit de cette distance et parce que mon but est de le
faire changer d’avis, pouvoir me mettre à la place de l’autre. Toute argumentation
comporte des moments ad hominem. (Je donne à cette notion la définition suivante:
classe d’arguments-objections qui se placent du point de vue de l’autre, de ses
intérêts et de ses visées sans avoir à les partager ni à feindre de le faire). Je ne dis
pas: renoncez à votre projet parce qu’ils me déplaît ou parce que cela choque des
137
valeurs admises par tous (ce qui n’est pas toujours très efficace), mais renoncez-y
parce que, de votre point de vue même, en me mettant à votre place et en admettant
un instant les buts que vous poursuivez, cela ne marchera pas; cela aboutira par
exemple à des résultats non escomptés par vous (c’est l’«argument de l’effet
pervers»).
Les concepts abondent qui disent que les humains voient surtout midi à leur porte
et re-traduisent les idées qui leurs sont étrangères: sociocentrisme (Jean Piaget),
ethnocentrisme, phallogocentrisme (Derrida), présentisme (Hertog)... Le modèle
génétique est la pensée enfantine «égocentrique»: «Je suis le seul dans la famille à
avoir un frère...», dit le petit garçon. Les beaux discours sur l’altérité, si à la mode
aujourd’hui, ne garantissent pas des progrès marqués dans la compréhension de la
«logique» des autres.
Tout argumentateur doit non seulement consulter sa bonne foi mais mesurer la
disposition du public à lui accorder de la crédibilité. Quiconque soutient que ses
juges ont été corrompus, qu’il est un génie incompris, ou qu’il est persécuté par une
coalition secrète a généralement une sérieuse pente persuasive à remonter – bien
qu’il risque aussi de rencontrer des esprits prédisposés à le croire.
10
Voir Angenot, 1889, cit. p. 942.
11
Systèmes, II, 75.
138
chiffres, démontre que la réduction de la mortalité infantile a plutôt accru la misère
du Tiers monde. Admettons qu’il en accumule les preuves les mieux chiffrées, il
subira néanmoins un tir de barrage qui montre que nul n’est plus sophistique qu’un
auditeur indigné: alors il ne fallait pas la réduire, alors vous êtes pour que les enfants
meurent prématurément! Ça vous arrangerait! Il ne lui servira pas à grand chose de
dire qu’il n’a pas du tout dit cela, qu’il ne fait que constater une corrélation...
Disposition à argumenter
Qui est disposé à débattre, doit mettre «cartes sur table», il doit donner ses
arguments quand on les lui demande et les soumettre à appréciation. Discuter,
communiquer avec les autres, ce ne saurait être affirmer tout uniment, confesser
publiquement ses convictions, ses certitudes et s’en tenir là. Il faut justement
«donner ses raisons», du moins, on s’y attend. «Qu’est-ce qui vous porte à croire que
Jésus est ressuscité? — Je le crois et cela me suffit!» Bonne réponse, mais fin du
débat. Il se peut que mon interlocuteur ait des convictions inébranlables, que son
discours soit essentiellement une confession de foi, ou que la décision qu’il a prise
et que je discute soit un pur pari sur l’inconnu – s’il est prêt pourtant à argumenter
et à me laisser lui objecter, ça va. (Oui, certes mais si je pose que e=mc2, puis-je
personnellement le démontrer et si j’invoque Einstein, fais-je autre chose que celui
qui invoque les dogmes et les conciles? D’où le statut ambigu et discutable de
l’argument d’autorité; voir plus loin.)
Ne pas donner de raisons, refuser d’en donner est la forme par excellence de la
violence communicationnelle. La Thénardier réplique à la pauvre petite Cosette:
«...mais pourquoi?» «— Parce que!» «... La plus terrible des réponses», commente
Victor Hugo en aparté. Le sergent qui réplique à l’explication valide ou à l’objection
évidente du troufion, «Je ne veux pas le savoir!» exerce la même sorte de violence.
Le fascisme avait fait vertu de la règle inverse de celle qui s’énonce ici: nous
n’argumentons pas, nous ne discutons pas, nous affirmons, nous adhérons:
argumenter, c’est bon pour les démocrates dégénérés, les bourgeois pusillanimes,
les Juifs talmudistes.
139
Un corrélat, non moins angélique que cette règle, pose qu’il me faut écouter les
raisons de mon interlocuteur et non les rejeter a priori du fait qu’elles s’opposent à
mes convictions préétablies et fermer mes oreilles; qu’il faut y objecter ou réfuter
leurs relations avec les conclusions adverses si on n’accepte pas ces conclusions.
Cette règle semble encore avoir pour corrélat inverse que, si je ne suis pas disposé
à argumenter, fût-ce pour réfuter, je ne dois pas entrer dans la discussion. Un
astronome doit-il se sentir tenu de réfuter un quidam qui lui affirme que le sol de
Pluton est en fromage de roquefort? Voir la norme de compétence ci-dessus.
Dernier point contentieux et non des moindres: J’accepte de discuter mais cela peut
entraîner loin. N’y a-t-il pas des bornes à établir? Car comme le dit le Dictionnaire
des idées reçues, où la borne est franchie, il n’y a plus de limite. Nous vivons dans
une société qui prétend fallacieusement que tout peut se discuter. Aristote dans les
Topiques fixait sans complexe des limites au discutable: tout ne peut pas être mis en
question, il ne faut pas débattre de savoir s’il faut honorer les dieux, respecter ses
parents...
Une règle corrélative — édictée par tous les théoriciens, évidente et nécessaire, mais
qu’on ne peut vraiment tenir pour acquise dans la généralité des cas! — est que tout
débatteur doit, avant de s’engager dans une discussion et pour que celle-ci risque
d’être «utile», être prêt à admettre que c’est son interlocuteur qui a raison, et qu’il
peut être amené à changer radicalement d’avis et devra le faire de bonne grâce.
12
Philos. de l’avenir, 2: 1875. 86.
140
(C’est au fond un cas particulier du Principe coopératif que Grice fixe comme
axiome de la conversation en général: il faut se plier au cadre implicite de l’échange
de paroles car uen conversation est un ensemble réglé, aussitôt engagée, et un
ensemble structurant une succession temporelle: prendre la parole, assurer le contact
phatique, répondre aux interlocutions...)
Encore une de ces évidences idéales: je ne peux pas dire à haute voix «Discutons»,
et in petto, «...mais tu ne me feras pas changer d’avis» sans me montrer un faux-
jeton — quoique cette sorte de duplicité soit le pain quotidien.
Douglas Walton exige des discoureurs «the ability to have critical doubt about one’s
opinions by temporarily suspending one’s commitment.»13 Popper tombe sur la
même règle de réciprocité, «an attitude of give and take, a readiness not only to
convince the other man but also possibly to be convinced by him».14
Or, si une certaine humilité raisonnable est une belle chose, il est par contre toujours
déplaisant de perdre la face, et tout débat, si éthéré soit-il, est à quelque égard un
plaidoyer pro domo. Dans l’argumentation de nos idées entre de l’instinct de
conservation. C’est un des ennuis de la dialectique qu’elle accumule des règles
préalables de cette sorte dont la nécessité logique se démontre aisément, mais dont
l’attestation pratique est des plus rares si elle n’est pas chimérique dans la vie
publique, politique notamment.
13
One-sided, 74.
14
Popper, Conjectures, 356.
141
Tout débat honnête ou désiré fructueux devrait commencer par la question «Qu’est-
ce qui pourrait vous faire réviser votre position?» car si la réponse est «Rien», ce
n’est guère la peine en effet. Il n’y a pas de mal à l’admettre: quelles données et
quels arguments pourraient nous convaincre, vous et moi, admettant l’égalité des
races et des sexes, de l’inexactitude fût-elle partielle de ces convictions? Et même
le néo-darwinien dont je parlais: en dépit du grand nombre de conjectures
inobservables ou indirectes de sa théorie (en ce qui touche à la spéciation), qu’est-ce
qui pourrait le faire vaciller? Il est donc en effet «rationnel» (c’est à dire qu’il est
pourvu de «bonnes raisons» ad hoc) qu’un camp idéologique, et même d’aventure
une école scientifique, arc-boutés sur leurs certitudes fondatrices, résistent
indéfiniment à l’invitation de les remettre en discussion.
Toutefois en ce secteur aussi, les zones grises abondent. La dialectique est une
bataille qui s’interdit certains moyens, mais lesquels exactement? «C’est ce que tout
le monde pense», «C’est l’opinion unanime des savants ou des sages sur la
question», ce n’est pas vraiment réfuter ni prouver quoi que ce soit que de dire ceci
et ce n’est pas loin d’être jugé parfois comme une violence indue faite à l’opinion
de l’autre. Mais l’argument ad populum et l’argument d’autorité, puisque c’est d’eux
qu’il s’agit, sont-ils absolument invalides? Non évidemment. L’opinion de tous, ou
l’accord unanime des spécialistes sont des indices probants de quelque chose et il
est permis d’y avoir recours dans certains «contextes». C’est exactement une zone
grise à la limite de l’argumentatif où ce qui est acceptable ou non fait l’objet de
discussions inconclusives.
142
La rhétorique antique en admettant trois ressources concurrentes de moyens
persuasifs, ethos (la présentation de soi), pathos (expression et stimulation de
sentiments, d’émotions) et logos (les raisonnements) admettait que les débatteurs
doivent trouver un arbitrage optimal entre ces moyens et qu’en effet la persuasion
échappe constamment au seul logos. Ruth Amossy a réétudié l’ethos dans son subtil
essai sur L’image de soi dans le discours. L’équilibre pathos/logos n’est pas moins
et depuis toujours contentieux et l’optimum en est indécidable. Un orateur ne peut
se contenter d’en appeler aux émotions. Il ne peut non plus cependant défendre une
décision morale ou politique comme s’il s’agissait d’une «froide» démonstration de
géométrie. Dire que la discussion doit être rationnelle sans violence ni menace,
comme l’exige Habermas, c’est faire l’impasse car cela n’arbitre pas entre pathos
et logos; trop de pathos pour l’un, trop de logos désincarné pour l’autre peuvent
bloquer la discussion.
On évoque parfois la règle suivante: que le débat doit faire droit au plus exigeant des
débatteurs. Ici encore, cette règle trop logique ne va pas de soi et admet des
objections: le plus exigeant peut être de mauvaise volonté ou de mauvaise foi, et
l’exigence doit être reconnue pour légitime pour qu’on y fasse droit. Une exigence
de preuve impossible à satisfaire apparaîtra généralement illégitime à sa face même.
D’autres considérations – l’urgence, la nécessité de décider et d’agir – pourront être
évoquées pour contrer de trop lourdes ou longues demandes de preuve et de
démonstration, mais on sait une fois encore et dans l’autre sens, que l’urgence a
souvent bon dos et que son évocation peut être un moyen d’intimidation destiné à
mettre fin à la discussion et à empêcher les objections d’ébranler la thèse admise.
Dans le débat odieux, qui dure depuis vingt ans et plus, sur le génocide des Juifs par
les nazis et sur l’existence matérielle des chambres à gaz et autres moyens
d’extermination de masse, le «révisionniste» ou «négationniste» n’est jamais satisfait
143
de l’accumulation des preuves offertes par le travail historique, les documents lui
semblent toujours truqués, insuffisants, les témoignages intéressés ou
insuffisamment circonstanciés – et il semble au contraire immédiatement satisfait de
tirer, de la moindre contradiction, obscurité ou incertitude sur les données, l’indice
concluant de l’imposture des «exterminationnistes».
Au contraire et à l’inverse, d’autres extrémistes à idée fixe, moins scélérats mais qui
retiennent l’intérêt du sociologue par leur diversité, leur opiniâtreté et leur
multiplicité – il suffit de parcourir les sites internet et les groupes de discussion
consacrés à leurs dadas, – les zélateurs de l’Assassinat-de-Kennedy-par-le-FBI ou
ceux de la Survie-d’Elvis-Presley etc., se contentent (à la façon des patients atteints
de «délire d’interprétation») des plus faibles indices ou coïncidences aux yeux des
sceptiques pour conforter leur vision des choses et raviver les thèmes et conclusions
d’autres légendes urbaines.
Règles pratiques
On peut regrouper d’autres règles alléguées ici et là qui n’ont pas le caractère
principiel de celles qui précèdent mais relèvent du bon usage rhétorique et de
conditions optimales de déroulement. L’une d’entre elle peut se nommer
présomption d’ignorance (Strawson): je ne dois énoncer et prouver que ce qui est
non connu de tous, pertinent et non réputé évident. C’est un principe d’économie.
Il n’est pas recommandé dans le discours, à la façon du ridicule Plaideur de Racine,
de «remonter au déluge». Le Plaideur est un cas de mauvais usage rhétorique, de
manque de savoir-vivre rhétorique. Mais (toujours mais), l’interdiction de remonter
«trop haut», de remettre en cause les évidences peut être intéressée et violer le droit
de chacun des interlocuteurs de négocier le cadre de discussion et de ne pas se le
faire imposer et, avec lui, des conclusions tronquées.
Ces règles pratiques sont à double face, inévitablement : elles ont des avantages
démontrables, mais aussi un coût et une lourdeur. Il est permis dans le cours d’une
discussion d’exiger par exemple «Définissons soigneusement nos termes», mais ce
qui s’évitera en potentiel de malentendu aura pour prix de ralentir la discussion et,
si on y met trop de rigueur et de méticulosité, entraînera une exaspérante discussion
sémantique ad infinitum.
Il est par ailleurs, bien des règles dialectiques, nullement indéfendables en soi, qui
ne sont pas le fait du monde ordinaire en raison justement de leur coût spécifique
excessif: l’épochè sceptique, le doute cartésien appliqués en toute rigueur au Café
du commerce énerveraient vite et à bon droit. Dans la mesure même où le quantum
de doute permis est matière à appréciation, la règle du plus exigeant est donc sans
contenu précis.
144
Règles relatives à la conclusion du débat
Ce sont les moins claires, mais il va de soi qu’il en faut — bien qu’il ne soit pas sûr
qu’il y en aient de catégoriques. Sans aucune règle conclusive, c’est comme les
exaspérants petit garçon ou petite fille qui redemandent «pourquoi?» quand leur
maman a fini de leur expliquer le précédent pourquoi. S’engager dans un débat, ce
n’est pas promettre d’y rester indéfiniment, mais ce ne saurait être s’autoriser à le
quitter quand la discussion tourne à votre désavantage.
Le but fixé à un échange d’arguments est variable: déballer toutes ses raisons et
mettre sur la table ses différends, demeurer au bout du compte d’accord sur ses
désaccords, ou aboutir à tout prix à un consensus, ou encore se soumettre à un
arbitrage. La règle tient entièrement aux circonstances et il me semble qu’elle n’est
jamais impérative — ce qui ruine toutes les règles qui précèdent: on ne peut fixer
des normes irréfutables qui disent comment commencer mais d’aucune manière,
comment achever la partie.
Comme une illusion qui auréole ces normes à la fois impératives et indécises flotte
alentours une sorte d’idéal idyllique des relations humaines et de la discussion:
partager une même volonté de savoir, avoir une même témérité pour embrasser tout
ce qui peut se savoir d’une question, être identiquement convaincus que l’ignorance
et l’incuriosité sont des maux, que l’erreur finit par céder devant la vérité, partager
une même conviction que notre savoir contribue à notre bonheur (mais, dit
l’Ecclésiaste, «qui augmente son savoir, augmente sa souffrance»...)
La règle rhétorique ultime, celle qui va absolument sans dire et qui est la plus
problématique en pratique, est l’exigence et le postulat de sincérité. Quiconque
écoute un orateur ou qui participe à un débat a le droit de ne pas être délibérément
145
trompé et le droit de n’écouter que quelqu’un qui pense ce qu’il dit. Oui, certes...
Mais enfin, si cette règle était le moins du monde impérative, les avocats seraient
ruinés, leur profession serait déconsidérée. Et puis, ce serait un excellent principe
si, des sophistes à la doctrine machiavélienne de la politique comme art de la
tromperie et enfin au monde moderne de mensonges de masse, de propagande,
d’intox, de désinformation et de pub subliminale, la théorie de la persuasion n’avait
été de tous temps liée au bon usage du mensonge. De rares politologues
d’aujourd’hui, connaissant leurs classiques, consentent à partir de ce point pour
théoriser le fait politique. «Au centre du jeu politique se trouve le mensonge, c’est
à dire la tromperie délibérée, organisée, réglée, calculée, nécessaire. (...) L’homme
politique est contraint au mensonge au point qu’il paraît plus que suspect dès qu’il
affirme: «je vais dire la vérité»».15 Le politicien est contraint au mensonge, parce
qu’en démocratie, il ment continûment mais avec la complicité passive des citoyens,
trompés et contents, et mécontents quand on ne les trompe pas. Le «peuple» veut
qu’on lui dise que les choses vont aller mieux, il veut qu’on lui promette des
solutions aux problèmes, même s’il les devine chimériques, il veut qu’on lui parle
de justice sociale, de solidarité même si ce sont des mots vides; il ne veut pas qu’on
lui décrive un déclin continu, une décadence fatale, une situation sans issue. En
outre, il a la mémoire courte et magnanime, il oublie régulièrement les promesses
non tenues et même, affirment les spécialistes de la manipulation politique, «les
mensonges explicites».16
Dans le langage ordinaire, «rhétorique», pris en mauvaise part, veut dire: art
d’habiller de paroles fallacieuses des faussetés et des contre-vérités et d’en
persuader les jobards. Le mensonge civique omniprésent et nécessaire est un sujet
qui fâche et que les gens bien élevés évitent d’aborder. Nous n’avons que les
linéaments d’une politologie du mensonge. «Il existe une technicité du mensonge,
une aptitude au mensonge, un savoir: un politique vit de persuader.»17
Un effort d’objectivité est-il exigible des débatteurs? Non, mais quelque chose de
proche, quelque chose comme une intersubjectivité rationnelle que j’ai évoquée déjà
en parlant de Mesure de l’écart. Si j’argumente, je dois me mettre à la place de mes
interlocuteurs égaux en droit, libres de se prononcer. Aucune argumentation n’est
possible, si égocentrique et émotive soit-elle, si je ne me représente pas en esprit
quelqu’un qui n’est pas moi.
15
Lenain, Mensonge, 7. Voir aussi Durandin, Fondements; Kahn, Esquisse d’une
philosophie du mensonge; Laurent, Du mensonge, Plon, 1994; Koyré, Réflexions sur le
mensonge, Allia, 1996; G. Pandelon, Esquisse d’une théorie politique du mensonge, LGDJ,
2002.
16
Lenain, 13.
17
Lenain, 12.
146
Enfin, qu’en est-il de la recherche de la vérité en tant que supposée règle
rhétorique? Il serait difficile d’éviter en philosophie des sciences, et quelle que soit
l’épistémologie à laquelle on adhère, de poser la recherche de la vérité, la volonté
de vérité comme vertu épistémique première. Platon et Aristote font de cette
recherche le but de la dialectique alors même que le point de départ de cette tekhnè
est les croyances douteuses répertoriées dans la doxa. Pour Aristote, pour Cicéron,
pour Quintilien, l’orateur doit être un uir bonus qui dit et persuade de ce qu’il croit
vrai, mais la rhétorique sait et admet que son objet est une chose tout autre: le
vraisemblable, le probable — notion floue entre vérité approximative et illusion
acceptée de l’opinion. Encore une fois, on en vient à admettre l’idée que les gens qui
débattent recherchent la vérité, ou un-peu-plus-de-vérité non pas seulement parce
qu’ils le prétendent tous, mais par la voie apagogique: une discussion qui se
donnerait pour but d’aboutir à l’erreur est inimaginable. Le seul fait d’avoir une
pensée (ou même un doute) implique que nous savons qu’elle peut être vraie ou
fausse, qu’il y a donc une vérité possible indépendante de nos contenus mentaux et
de nos efforts.18 L’idée de vérité objective est immanente à l’activité mentale parce
que nous savons qu’il nous est arrivé de nous tromper et qu’il nous est arrivé
d’apprendre.19
Pour le relativiste même, la notion de vérité est vide et inane, elle n’a pas valeur
explicative, mais ce qui a valeur de constat est, justement, rhétorique, c’est ce qui
est au cœur de l’étrangeté de la pratique rhétorique: c’est l’effort que nous, humains,
faisons en justifiant inlassablement nos croyances devant les autres en les donnant
pour «vraies» non moins que «raisonnables». Autrement dit, les philosophes, s’ils
doutent du contenu positif de «vérité», voient bien que l’essentiel qui subsiste,
impossible à éliminer et distinct, est que les gens qui débattent prétendent chercher
la vérité, affirment la vérité de leurs conclusions et en persuadent (ou non) les
autres, qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de le faire. Les gens qui expriment une
conviction, expriment de façon immanente qu’ils la croient véridique. Les gens qui
argumentent ont nécessairement une certaine foi, et parfois une totale confiance dans
la vérité, et la conviction que vérité oblige. «Aucune puissance humaine ne peut
arrêter la vérité en marche»: c’est Zola argumentant pour Dreyfus et démontrant le
procès truqué.
18
Davidson, Problems of Rationality.
19
Ibid.
147
que le camp de Staline est le camp de la paix et de la justice», ce que je dis est
donné-pour-vrai en même temps qu’il cherche un effet pratique sur la conscience de
mes interlocuteurs, il cherche à les «influencer». L’effet visé, je peux le mesurer.
Mais qui arbitrera (l’Histoire avec sa grande hache?) le point de savoir si c’était
vrai, faux, douteux ou insane? Nous n’avons donc pas à dire, en faisant état de la
prétention-de-vérité immanente à la rhétorique, ce que nous tenons ou tiendrions
pour nature et critère de vérité. Nietzsche identifie la vérité avec ce qui, pour
l’homme est de nécessité vitale (et pour lui, un quantum de fausseté et d’illusion est
une condition de survie).
###
Les données retenues, les notions schématisées, ce n’est pas encore l’argumentation,
si vous voulez, mais c’est déjà de la stratégie persuasive — et c’est souvent un
moment sournois de cette stratégie: celui qui argumente doit assumer ses
raisonnements, mais la compilation et l’organisation sémantique des «données»
peuvent paraître quelque chose d’anonyme et de donné justement, quelque chose qui
enregistre innocemment l’empirie sans avoir encore pris position. Un discoureur
habile met hors d’atteinte directe (si l’adversaire n’est pas trop perspicace) dans
cette schématisation pré-argumentative, tout ce qui importe à sa stratégie, des
dichotomies, des inclusions, des équivalences, des présuppositions, des inférences
et des hypothèses esquissées, des «faits bruts» qui sont déjà une sélection et une
148
interprétation, des amalgames de plusieurs questions distinctes en une seule
semblant appeler une réponse unique ou bien des disjonctions propices à sa thèse.
Comme sophisme, si sophismes il y a, c’est le plus élémentaire et le plus évanescent
de tous: retenir les seules données qui seront favorables à mes conclusions, écarter
ou ignorer celles qui s’y opposent et argumenter impavidement à partir de là. Guère
besoin d’invoquer ici la fausse conscience ou la sophistique du reste, la psychologie
de sens commun suffit: nous retenons beaucoup mieux les données et les faits qui
nous accommodent.
La schématisation par ailleurs délimite une situation mise sous discussion; elle lui
fixe des limites de pertinence qui seront des limites à la discussion, qui interdiront
de «remonter au déluge» et de «sortir du sujet». Il ne suffit pas qu’un argument soit
raisonnable, il faut encore qu’il «ait à voir» avec la question ainsi constituée. Les
sociologues américains parlent de «frames». C’est le «cadrage» dans lequel on
enferme les données retenues et les «perspectives» sous lesquelles on choisit de les
présenter. L’image optique hante les objections sur ledit cadrage: «vous n’avez pas
tort de votre point de vue, mais il faut aussi voir les choses sous un autre angle...»
De telles réprimandes font toujours soupçonner que la fixation des limites du débat
était unilatérale et invitent à se demander qui a fixé le sujet de cette manière et
pourquoi. Il va de soi pourtant que le consensus de circonscription et pertinence est
une des normes de débat dans le sens qu’un débat n’est possible que si un cadrage
a été établi et qu’on est bien d’accord sur ce dont il sera question. Il va aussi de soi
que les gens ordinaires n’ont pas le loisir de faire «des dénombrements si entiers et
des revues si générales» qu’ils puissent s’assurer de ne rien omettre – mais il
faudrait, édictent les moralistes rhétoriques, que le cadre soit circonscrit par
consensus général.20 En tout cas, il y a ici à considérer le sophisme classique de la
20
Douglas Walton, Relevance in Argumentation.
149
pertinence trop étroite ou fallacieuse («fallacy of question-framing»). Si la
discussion porte, même de commun accord, sur: faut-il faire le choix A ou B, et
qu’un des participants vient inopinément avec une tierce proposition C, est-il juste
à tout coup de lui répliquer: taisez-vous, vous êtes hors du sujet? Beaucoup de
choses classées sophismes, par contre, relèvent du présumé hors-sujet, quoiqu’à
chaque coup cela puisse se discuter; le sophisme ad personam par exemple: on ne
peut objecter, prétend-on, de la personnalité ou des actes d’une personne contre ses
arguments? Oui, oui, en stricte logique désincarnée, mais dans la vie sociale,
l’argument ad personam forme une présomption pour ou contre ce qui est allégué
qui est parfaitement pertinente et n’a rien de résolument absurde.
Les débatteurs s’étant mis à peu près d’accord sur la question en litige, l’un d’eux
peut se mettre à invoquer des considérations («morales» par exemple dans une
matière définie comme «économique» ou «politique») que les autres jugeront non
pas erronées mais oiseuses, non-pertinentes et qui les mettront en colère, preuve
psychologique qu’une règle implicite vient à leur gré d’être transgressée. Dans une
discussion interministérielle sur la fixation du salaire minimum, le fonctionnaire qui
s’avise d’évoquer pathétiquement la misère du monde passera pour un bien mauvais
esprit ou peut-être pour un dépressif. On peut encore supposer qu’un plaidoyer
purement moral en faveur des pays pauvres dans une réunion du FMI provoquera
cette «levée de boucliers» des esprits pertinents. Dans la procédure judiciaire,
l’objection la plus fréquente de la partie adverse (mais au moins est-elle régulée par
la jurisprudence) est «That’s irrelevant!» Qu’une jeune femme qui se plaint d’avoir
subi une agression sexuelle ait porté des vêtements hyper-sexy est «irrelevant» (mais
il y a trente ans, nul ne l’ignore, c’était le cœur du débat).
150
C’est souvent une question de cadre temporel qui déclenchera la dispute et le «Vous
sortez de la question». Dans un débat politique, quiconque a le mauvais goût de
remonter trop haut dans la suite des causes se fera inévitablement rabrouer, non
seulement parce qu’il étale une érudition oiseuse, mais parce qu’il sort du cadre (à
court ou moyen terme) dans lequel les choses sont relativement claires et les
conclusions assurées. Construire le «Totalitarisme» en remontant trop haut en
amont, en assignant pour cause efficiente à l’apparition de ces régimes «totalitaires»
les conflits des impérialismes, la Grande Guerre impérialiste de 1914 et sa
«brutalisation» de l’Occident, c’est sortir du cadre commode de la pensée unique
politologique où les «totalitarismes» rouge, brun et noir s’opposent à une
intemporelle «démocratie libérale». On vous accusera de «sortir du débat».
Ce que je caractérise comme des Logiques qui s’affrontent en longue durée dans la
modernité, au chapitre 3, a directement à voir avec des règles différentes portant sur
les éléments admis et enclos dans le matériau de l’argumentable: données
empiriques immédiates, chaîne des causes, valeurs contrefactuelles, conjectures et
prévisions. Pour qui s’enferme dans une logique strictement empirique immanente
(et qui considère ordinairement qu’il n’est d’autre logique saine que celle-là), les
raisonnements guidés par le Principe Espérance déconcertent et rapidement, ils
exaspèrent. Depuis les temps romantiques, face aux systèmes des grands penseurs
radicaux, la coexistence de l’analyse empirique et de l’utopisme, de l’argumentation
factuelle et de la fiction conjecturale, de l’effort de rationalité critique et de la
«déraison» volontariste ont été difficiles à comprendre pour ceux qui se désignaient
comme des «esprits rassis». Tous les historiens de jadis des grands systèmes sociaux
se heurtent à des mélanges que leur raison trouvait inconcevables. Saint-Simon, écrit
un de ses anciens biographes, fut «à la fois réaliste et chimérique, calculateur et
visionnaire, observateur lucide et prophète halluciné».21 La même sorte de choses
a été dite de tous les réformateurs et de leurs disciples. On pouvait, il y a un demi-
siècle, se contenter de ces antithèses littéraires et passer outre. L’un des buts de ce
livre est de caractériser autrement qu’en termes de juxtaposition bizarre d’états
psychiques contrastés, une logique hétérogène et puissante dont la force de
conviction débouche sur la chimère et s’en nourrit. La critique radicale du présent,
dans la modernité (post-religieuse), s’est faite au nom d’un autre monde, d’un avenir
prédit et assuré – et, de Saint-Simon aux «socialistes scientifiques», d’un avenir
scientifiquement démontré, inévitable, ce qui ne pouvait qu’encourager ceux qui
assumaient le mandat reçu de cet avenir meilleur.
Nietzsche dans Aurore, écrit ceci qui s’applique bien aux notions de «cadrage» et
de dicible/indicible:
21
Brunet, Georges. Le mysticisme social de Saint-Simon. Paris: Presses françaises, 1925.
151
À tout ce qu’un homme laisse devenir visible, on peut demander:
Que veut-il cacher? De quoi veut-il détourner le regard? Quel
préjugé veut-il évoquer?
Ce propos s’applique éminemment aux règles des genres discursifs et des champs
qui les institue. Chaque champ établit une clôture et un dicible générique (disant ce
qui est philosophique, politique, social, éthique etc. et ce qui ne l’est pas) et il résiste
avec la dernière énergie à l’intrusion d’éléments extérieurs. Quand le jeune Paul
Nizan, militant communiste, présente ses maîtres de la Sorbonne comme des «chiens
de garde» de la bourgeoisie, il rappelle que la philosophie académique établie ne
prospère et ne se trouve approuvée par les gens en place que parce qu’elle a choisi
d’exclure des hautes «questions philosophiques» les seules questions, politiques et
concrètes, qui devraient occuper un philosophe:
Certains diraient que c’est ici l’essentiel de la pression hégémonique qui assure de
l’entropie dans le discours social: l’hégémonie refoule aussi longtemps que possible
le pas-encore-dit dans l’impensable, l’extravagant et le chimérique. Elle impose des
questions, des thèmes, des «sujets obligatoires» (comme au lycée), et des stratégies
cognitives; du même coup elle scotomise l’émergence possible d’autres thèmes, de
l’inoui. C’est ce qu’un lacanien appellerait peut-être «les écrans de l’acquis». On ne
peut énoncer cette thèse qu’en lui donnant un air finaliste qui semble prêter à
l’hégémonie discursive une sorte d’intention censurante et mystificatrice. C’est que,
rétroactivement, l’observateur est frappé par le fait que ce qui pour sa génération est
devenu probable ou évident semble littéralement informulable aux «meilleurs
esprits» de la génération passée. L’observateur est pris ici dans l’illusion d’un
«progrès idéologique» dont les idées reçues du temps passé lui apparaissent comme
les obstacles objectifs. Ces tabous universels, par définition non perçus, doivent
être distingués des tabous en quelque sorte «officiels» qu’une poignée d’audacieux
(gens de lettres notamment) s’évertuent à subvertir. Il est probable que cette activité
iconoclaste même mobilise trop les énergies et qu’elle cache aux esprits subversifs
des censures plus opaques.
«Avec le fait brut, on ne peut rien faire», déjà le disaient Galilée et Bacon: il faut un
langage, une écriture pour pouvoir le penser. Entre ce qui se passe dans la société
22
Chiens, 16.
152
et ce qu’elle perçoit et thématise, il y a souvent un sérieux écart. L’historien
Theodore Zeldin constate à bon droit, en décrivant les années 1880-1900 en France:
«La révolution technologique et les transformations des modes de vie se déroulèrent
sans qu’aucune discussion put avoir lieu au sein du processus démocratique» parce
que ces phénomènes n’étaient simplement pas verbalisés dans les discours publics.
23
Contre la tentation des raisonnements téméraires, il y a ce grand dispositif psychagogique,
qui aujourd’hui joue à plein: la mauvaise conscience, ses révérences et ses tabous. Voyez le
sophisme répandu, du journalisme militant aux travaux «savants», qui veut qu’une doctrine
quelle qu’elle soit qui s’appuie sur quelque injustice probable –ou s’en réclame et s’en
justifie – doit bénéficier ipso facto de l’immunité contre toute critique, qu’il faut elle même
l’excuser de tout: généralisations arbitraires, mauvaise foi, mystifications délibérées, mises
au service d’une Cause «pure»...
153
qui, pour l’esprit positif, sont ontologiquement sans réponse. Il s’est agi alors, pour
les philosophes positivistes et monistes contre leurs adversaires métaphysiques, de
réduire et de marquer des limites strictes au connaissable philosophique, d’interdire
au philosophe de vainement spéculer au delà d’elles.
154
part de l’espace conquis – et reprendre du terrain, se raffermir, maintenir le lien vital
avec la philosophia perennis et la pompeuse majesté de l’histoire des idées
philosophiques depuis l’Antiquité. Il fallait conserver à la philosophie un espace où
elle fût souveraine et socialement révérée et prestigieuse. Comment reconstruire cet
espace et le défendre, telle est la question que se posent la majorité des philosophes
du XIXème (et XXème) siècles.
155
Nommer, définir, classer et catégoriser
On peut aller vite sur ce point qui est le constat élémentaire de la critique
lexicologique: il est des catégorèmes, innombrables, qui sont déjà en eux-mêmes
toute une argumentation et qui en permettent avantageusement l’économie:
«gauchiste», «fasciste», «terroriste», «sexiste»... Le lexique employé comporte
virtuellement les conclusions. Le concept, disait Roland Barthes, présente le monde
«sous une forme jugée», «capitalisme», «totalitarisme», «néolibéralisme»: d’une
certaine manière, tout est dit et si vous acceptez ce vocable, vous vous prédisposez
à accepter les raisonnements qui vont avec.
Il est vrai que les idéologies, les doctrines partisanes se créent souvent un
vocabulaire propre, mais il est vrai aussi que les frères ennemis doctrinaires sont
souvent forcés de coexister avec un lexique commun dont tous les termes ont pris
des sens polarisés, lexique religieux des jansénistes et de l’humanisme dévot,
lexique philosophique du positiviste et du relativiste, lexique «révolutionnaire» du
socialiste et de l’anarchiste. Comment traduire d’un idiolecte à l’autre alors qu’ils
utilisent, mais à sens contraire, les mêmes mots?
156
France», «le gouvernement», «la jeunesse», – ils sont non moins irrémédiablement
imprécis et contestables en extension et en compréhension – quoiqu’indispensables.
Une règle argumentative pourvue de bonnes raisons énonce que tous débatteurs
doivent définir sur demande leurs termes. «Je ne discute jamais du nom pourvu
qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne», pose Pascal dont les Provinciales sont
une suite de définitions, contre-définitions et demandes de précisions sémantiques.
Il y a une éristique de la définition, un usage agressif de l’exigence de définir tous
ses termes en dépit du flou des langues naturelles; que voulez-vous dire?
Qu’appelez-vous «normal»? Quel sens donnez-vous à ce mot? Ça dépend de ce que
vous entendez par là etc.
Beaucoup de débats achoppent sur les mots des autres et non moins sur les
définitions offertes. Si je vous définis «fascisme» ou «totalitarisme», voici que vous
m’accusez d’avoir choisi de définir de telle sorte que certaines conclusions en
découlent. Bien des polémiques importantes ne tiennent qu’à une définition
divergente: un embryon est-il une «personne humaine»? Oui à coup sûr, si votre
définition de la «personne humaine» est faite pour englober le fœtus dès la
24
Ou bien dois-je affirmer, proclamer « l’unicité» de la Shoah, comme fait Alain Besançon,
mais il le fait avec des arguments mystiques qui n’entrent pas en dialogue avec les autres
victimes non-eurocentriques.
157
conception. On ne peut pas réfuter une définition mais simplement lui en opposer
une autre.
Et il ne s’agit jamais, en fait, de définir des lexèmes isolés; les mots du discours sont
toujours en couplages virtuels avec antonyme, hyperonyme, hyponymes; ils incluent,
ils excluent, ils opposent. Nous reparlerons du binarisme («Aryen, Sémite;
prolétaire, bourgeois» etc.) et de son rôle dans l’argumentation ou dans certaines
façons d’argumenter.
On sait par ailleurs que la définition est une entreprise risquée parce que le definiens
est finalement moins clair que le definiendum et, du seul fait qu’il comporte
plusieurs termes, parce qu’il permet une régression à l’infini. Je sais à peu près ou
je croyais savoir ce que c’est qu’un Homme, mais si vous me le définissez comme
un «Animal capable de raison, animal rationis capax», voilà que je suis maintenant
perplexe devant animal et devant ratio (et pourquoi pas simplement animal
rationale?) et qu’il me faut creuser tous ces termes, ce qui ne s’arrêtera pas.
L’argumentation a souvent pour sujets logiques des idéaltypes, «la démocratie», «le
totalitarisme», ou des catégories, «les femmes», «la jeunesse», «les Français», des
construits en tout cas dont la conceptualisation résulte de raisonnements antérieurs
ossifiés et figés ... Il est impossible de raisonner sans avoir recours à ces êtres de
raison qui, par nature, accentuent et simplifient et parfois servent à dissimuler. Ces
objets de discours sont non seulement des substituts du monde empirique, mais, on
ne l’ignore pas, ils peuvent être aussi bien de purs êtres de raison (ou de déraison),
25
Vignaux, Démon, 7.
158
«le sexe des anges», «le nombril d’Adam et Ève», «la justification par les œuvres»,
«les lois de l’histoire», ce qui n’empêche pas les doctes d’en disputer âprement et
indéfiniment.
Les blocages de discussion dont la cause est la plus facile à localiser, ne tiennent pas
à des raisonnements proprement dits, mais aux concepts, au recours à des concepts
qui paraissent clairs, bien définis et indispensables à l’un – et impropres, fallacieux
sinon scandaleux à l’autre, ou encore vides de sens, chimériques. Un concept, du fait
qu’il cristallise des raisonnements, des associations, des différentiations et des
classements, les rend ipso facto inaccessibles à la discussion ou place du moins ces
raisonnements cristallisés dans la catégorie des données – et ce, abusivement pour
vos adversaires. Tout concept, toute désignation comporte en outre un point de vue.
«La victoire de Marignan», «la défaite de Juin 1940»: fort bien pour ceux pour qui
Marignan est une victoire et Juin 40 une défaite...
Le propre encore d’un concept est qu’il met «dans le même sac» des choses diverses
et c’est son principal mérite cognitif. C’est donc très bien d’utiliser en toute rigueur
l’idéaltype de «protestantisme» à la façon de Max Weber,... mais n’allez pas le faire
devant quelqu’un, s’il s’en trouve encore, pour qui la différence entre calvinisme et
luthéranisme est aussi la différence entre le juste et l’injuste, le vrai et l’erreur!
Par ailleurs, les concepts et idéaltypes sont intemporels et le monde est, lui, pris
dans la durée: quand est-ce que Socrate est devenu «chauve», quand est-ce que
l’URSS a cessé d’être «totalitaire»? Que dire par exemple des concepts précurseurs?
Zeev Sternhell dans les années 1980 construit le concept de «pré-fascisme» pour
caractériser notamment l’équipée boulangiste et son idéologie. Il a de bons
arguments pour ce faire, mais la conception anticipatrice inhérente à cette notion a
le tort de détourner un peu l’attention de ce qui, dans le contexte des années 1888-
1890, pouvait expliquer la résistible ascension du Brav’ Général Boulanger et le
succès de son idéologie ni droite ni gauche — et non dans les années 1920. C’est
comme si, a-t-on objecté, le Général Boulanger en 1888 avait pu se savoir ou se
vouloir le Saint Jean-Baptiste de Benito Mussolini!
Et, pour néologiser à la façon de Charles Fourier, que faire encore des concepts
post-curseurs? «Islamo-fascisme» se répand aujourd’hui avec quelques bons
arguments comparatifs et un gros potentiel d’anachronisme. Par ailleurs,
l’application nouvelle d’un concept idéaltypique, si elle n’est pas accompagnée
d’une justification raisonnée est une fallacie: si j’applique sans plus «totalitarisme»
ou «fascisme», au régime ba’asiste irakien ou au régime des El Assad en Syrie, je
feins parfois de croire que cet étiquetage me permet de faire l’économie d’une
comparaison en forme au-delà de circonstances géopolitiques incommensurables.
159
Un idéaltype est le produit de comparaisons censées fécondes; il n’est pas en soi vrai
ou faux; il monte en épingle et accentue par la pensée certains traits communs à des
phénomènes antérieurement jugés incommensurables ou confusément sentis comme
proches, mais dont les traits structurels n’avaient pas été objectivés. Les grands
idéaltypes destinés à penser le 20e siècle sont de ce nombre. Il n’est pas d’histoire
ni de science sociale possibles sans construction d’idéaltypes comparatistes et/ou
diachroniques. L’histoire sans eux ne serait qu’une séquence chaotique
d’événements singuliers irréductibles, une étendue d’arbres cachant à jamais la forêt.
Pourtant, lesdits types idéaux ne sont pas non plus des «reflets» du monde
empirique, ils ne sont, en toute rigueur, que des instruments heuristiques qui,
résultant de comparaisons partielles, de généralisations heuristiques, de
scotomisations méthodologiquement justifiables et d’enchaînements avérés (mais
entre «cause», «réaction», «tendance» et «influence»), accentuent unilatéralement
certaines cohésions et connexions en fonction d’une visée de synthèse, – instruments
qui, dès lors, peuvent apparaître au service de conclusions prédéterminées et parfois
d’amalgames malveillants.
D’où les hauts cris qui accueillent encore, dans certains secteurs de la gauche
européenne, l’«amalgame» idéaltypique Totalitarisme, confrontant — et non pas
assimilant du reste — le scélérat nazisme et le bolchevisme, censément perverti mais
plein de bonnes intentions, et ce, quelle que soit la force heuristique de ce concept
vraiment propre au 20e siècle.26 Je ne vois en effet de meilleur exemple de blocage
conceptuel dans le débat politique aujourd’hui encore que l’irruption de ce fameux
concept. Il a certes, dans certaines conditions d’usage, une force explicative, mais
comme tout concept, il est un instrument dont quiconque peut s’emparer mais qui
résulte d’un point de vue particulier sur le cours du monde. Heuristiquement
puissant parfois, il est surtout très satisfaisant pour ceux qui tiennent que la
démocratie-et-le-marché forment un tout insécable et le seul ordre économique et
politique possible. Fallacieux pour l’extrême gauche puisqu’il unifie ce que tout, à
ses yeux, doit distinguer et opposer, mais plus encore que fallacieux, moralement
odieux pour un (ex-)communiste qui d’aventure aura jadis risqué sa vie pour
délivrer le monde du fascisme ... C’est ce que rappelle Tzvetan Todorov en
admettant insurmontable la discordance de perspectives entre l’Historien et le
Militant, différence qu’il rabat, il est vrai, sur une opposition entre mémoire et
histoire: «il est très difficile de convaincre un ancien militant donc aussi ancien
26
À l’instar de «totalitarisme», «Religion séculière» est ainsi un concept qui varie en
extension et en compréhension (en intention polémique aussi et non moins!) d’un chercheur
à l’autre. Mais c’est également un concept dont certains grands penseurs, sans s’accorder en
tout, comme Norman Cohn ou Eric Vœgelin, font du moins un puissant instrument
herméneutique, un moyen d’apercevoir la dynamique de la modernité sous un autre angle.
160
croyant, qu’il ressemblait à son ennemi juré. Tant qu’on reste à l’intérieur de la
mémoire individuelle, cette autoreprésentation garde toute sa légitimité.»27
La cause la plus fréquente toutefois de «problèmes» avec les concepts et les mots,
cause recensée dans les confuses listes des «sophismes» par les anciens traités,29
c’est l’équivoque et c’est le flou sémantiques dont je parlais plus haut – et le
glissement subreptice entre des sens connexes dotés de «charges idéologiques»
variables.30 Le vague et l’ambiguité sont causes de sophismes par glissement de sens
– ce qui exaspère, d’Aristote à Frege, tous les esprits logiques. Au reste, dès que
nous prétendons, pour faire avancer la discussion, résumer les positions de notre
adversaire dans «nos propres termes», celui-ci se met à clamer qu’il ne se reconnaît
pas dans nos propos, que ce ne sont «pas ses mots». «Je ne discute jamais du nom
pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne»: excellente règle, mais comment
interrompre le flux continu d’équivoques et de mots «qui n’ont pas le même sens»
– ou parfois pas de sens du tout – quand je lis mon journal ou que j’écoute un débat
politique à la télé. Ce sont justement tous les grands mots, les mots-valeurs,
«démocratie», «liberté», «égalité» et «justice», «peuple» et «culture» qui sont des
fourre-tout discursifs, des mots qui ne servent aux rhéteurs (de jadis et
d’aujourd’hui) que parce qu’«on y met ce qu’on veut» et qu’ils fonctionnent à
géométrie variable permettant de passer d’un sens à un sens tout différent en en
conservant le vibrato axiologique. La fréquence d’un mot dans le discours social ne
suggère aucunement un consensus sémantique – au contraire. Et tous se servent de
ces mêmes mots-clés et en disputent sans les avoir jamais définis.
27
Mémoire du mal, tentation du bien. Laffont, 2000, 100.
28
Merson, Ernest. Du communisme. Réfutation de l’utopie icarienne. Nantes: Guéraud;
Paris:Garnier frères, 1848, 69.
29
Voir le livre de Walton, Fallacies arising from Ambiguity.
30
Cf. Burns, Vagueness.
161
Jeremy Bentham dans son fameux Handbook, son manuel des sophismes politiques,
fait du recours politicard aux généralités floues et aux mots imprécis une de ses
grandes catégories:
Jean-Pierre Faye, subtil critique des idéologies, a bien montré que le mal politique
moderne a tenu à une certaine mise en circulation véhémente de mots obscurs,
völkisch, bündisch, Nationalsozialismus, et à l’émergence progressive d’un
«Langage meurtrier». Certains mots à tiret, «boukharino-trotskyste», «social-
fasciste», «national-socialiste» scandent l’histoire des totalitarismes.
###
Normes de l’argumentation
31
Fragment, 322.
162
Validité: produire des arguments rationnels
Toutes ces normes prétendues sont en effet et furent de tous temps soumises à
discussion, valides pour les uns et guère pour les autres — ce qui n’empêche pas les
humains de discuter sans être jamais tout à fait d’accord sur elles, mais ce qui rend
vaine la volonté de fixer normativement ou ne trahit qu’une sorte d’angoisse
pédagogique face à la confusion irréductible de la dialectique. Aucun argument
dialectique, pas même ceux que Perelman classait comme «quasi-logiques», n’est
logiquement rigoureux ni nécessaire dans ses conclusions. Nous nous contentons en
discutant et débattant d’articuler du probable à du probable non parce que nous
aimons rester dans le doute, mais parce que nous pensons que des raisonnements
imparfaits et le doute partiel valent mieux que le noir total. A contrario, la rigueur
formelle ne garantit rien du côté du raisonnable; un syllogisme peut être impeccable,
mais sot, dans le genre de: «...tout ce qui souffre a des droits, or les animaux
souffrent, donc les animaux ont des droits».36
32
Oakeshoff, Rationalism.
33
Groff, Critical.
34
Granger, Irrationnel.
35
Cf. Konzepte der Rationalität. Berlin: De Gruyer, 2003.
36
C’est le raisonnement de l’éthicien australien Peter Singer.
163
Quand je rejette un argument comme invalide, c’est souvent pour des motifs
pratiques plutôt que strictement logiques. «— Moi j’ai rien fait! C’est pas moi! C’est
lui qui a commencé!» Argument écarté comme mauvais par l’institutrice qui, dans
sa justice (et peu soucieuse de compromettre son autorité dans une vaine enquête sur
le point de savoir qui a provoqué la bagarre), punit également les deux petits gars
qui se castagnaient: «— Tu n’avais qu’à ne pas continuer!» Mais il va pourtant de
soi qu’en topique, la proposition «De deux torts reconnus, le plus grave est celui qui
est la cause de l’autre» est un topos susceptible d’être accueilli, qu’il n’est pas plus
mauvais qu’un autre – et que c’est du reste l’argument longuement pesé et débattu
des historiens militaires, «– they started it».
La validité argumentative est une idée régulatrice, une exigence que chacun a dans
l’esprit en entrant en discussion, elle est liée à l’idée que le recours seul à des
schémas valides peut rapprocher de la vérité, — mais à cette exigence floue ne
correspond pas une liste immuable en deux colonnes de formes inférentielles valides
et invalides. Certains arguments que les théoriciens jugent spécieux sont
omniprésents et semblent incontournables, il faut d’abord se demander pourquoi ils
«marchent».
La froide rationalité ne suffit pas à persuader, ai-je rappelé plus haut (avec tous les
rhétoriciens du passé); l’émotif, l’imprécis, le vague, l’ambigu, le spéculatif,
l’imaginaire, le métaphorique persuadent parfois mieux que de bonnes raisons
appuyées sur des faits et de la statistique. Qu’est-ce alors au juste que la «logique»
d’une conviction ou d’un raisonnement? En toute rigueur, avouent les logiciens, on
ne le sait pas. «It is just not clear what it means for a belief system to be logical»,
conclut Goldman.37 Il est peut-être rationnel de faire sa part à l’irrationalité dans les
processus cognitifs, admet un autre logicien: «It is not inconceivable, in sum, that
a true balanced rational understanding depends on a happy choice of certain myth-
metaphors».38 (La majorité des logiciens est tout de même moins laxiste! )
Les psychologues cognitivistes entretiennent leur conflit propre sur ce qui fait la
«rationalité» des raisonnements et des comportements et demeurent souvent
perplexes. «Assessing the degree to which humans can be said to be responding
rationally remains one of the most difficult tasks facing cognitive science».39
Certains se demandent si, en dehors de rares psychotiques, les hommes peuvent être
vraiment dits «irrationnels» ou si ce ne sont pas les définitions courantes, normatives
et restrictives de la rationalité qui pêchent par étroitesse et irréalisme. D’où la règle
proposée par Dennett en sciences cognitives: «Interpret people as irrational only
37
Cité par Stanovich, Who Is, 20.
38
Code, Myths, 16.
39
Stanovich, Who is, 1.
164
given overwhelming evidence».40 La discordance entre les modèles normatifs et
l’observation concrète est préoccupante: à l’aune de ces modèles, les humains font
erreur sur erreur, ils évaluent régulièrement de manière incorrecte des probabilités,
ils montrent en raisonnant des «biais» récurrents, ils testent leurs propres hypothèses
de façon inefficace, ils violent régulièrement la théorie de la maximisation
rationnelle des intérêts, ils projettent leurs opinions sur les actes des autres et les
déchiffrent dès lors fort mal. Il serait bon de conclure de tout ceci que ce sont les
modèles normatifs qui sont à réviser.
40
Stanovich, 19.
41
Code, Myths, 25.
165
la corriger et la purifier. Peut-être que ce désamour est en soi
déraisonnable.42
Règle de pertinence
Cette règle inclut l’opération première évoquée plus haut (Règle du matériau), qui
consiste pour les débatteurs à circonscrire la «question» et à s’y tenir, à forclore le
non-pertinent. À supposer qu’aucun débat adventice ne vienne pas remettre en
question la circonscription de ce qui est en question, tout argument avancé devra
non seulement être admis comme valide mais être pertinent au débat.
Les logiciens admettent que la pertinence est une question de degré. Pour prendre
un exemple banal,
Un argument peut être tenable sans être aucunement pertinent. C’est ici tout ce que
l’ancienne rhétorique qualifie de non sequitur: cela se tient, mais la conséquence
alléguée ou impliquée ne s’ensuit pas: «d’accord et alors?...», «oui, bon, mais ça ne
prouve rien», «certes, mais ce n’est pas la question», «that’s not the point!».
42
Au reste les raisonnements discutés par les logiciens ne sont pas nécessairement
convaincants (ni amusants) en dehors de leur cercle fermé. Voici un exemple de cette farine
logicienne, celui du raisonnement conditionnel, qui justement, fait voir un autre usage
possible, logiquement possible, de «vrai»: «Il n’est pas vrai que Socrate était anglais, il n’est
pas vrai que tout Anglais parle chinois, ni vrai non plus que Socrate parlait chinois, mais il
est vrai que si Socrate eût été anglais et que tout Anglais parle chinois, alors Socrate eût parlé
chinois». Blanché, Raisonnement, 21.
43
Johnson, Manifest, 201.
166
Fluoriser l’eau S réduire le nombre des caries dans la population. Disposer de
l’arme atomique S garantir la sécurité du pays: ces conséquences sont inférées par
les uns sans problème, mais tenues par de bons esprits pour des non sequitur
endossés par la doxa. Sauter aux conclusions, enfoncer des portes ouvertes, être à
côté de la plaque, discuter de choses sans rapport, sont diverses figures du non
sequitur. L’anglais a une expression pour désigner l’art (cher aux politiciens coincés
par une difficulté quelconque et risquant de perdre la face) de déplacer la question,
de répondre à côté, de détourner l’attention d’une accusation ou d’une réfutation en
se mettant à défendre avec feu une question connexe où il aura beau jeu de
triompher etc. Cela se nomme Red Herring, ce qui peut se traduire par «noyer le
poisson». Sophisme parmi d’autres de la non-pertinence. On mentionnera aussi dans
ce contexte le Straw Man, qui consiste à attaquer non l’adversaire mais une
commode caricature substituée à lui, ou la Guilt by Association, culpabilité suggérée
par simple rapprochement: l’anglais a beaucoup de locutions vivantes pour désigner
les transgressions argumentatives des démagogues.44
Car beaucoup de procédés classés depuis toujours sophismes ne sont que cela: la
pertinence douteuse d’un argument qui a indirectement à voir ou même «n’a rien à
voir» avec la question. Le sophisme ad personam par exemple: il conclut de
l’argumentateur, de sa personnalité, de ses actions ou de ses convictions passées à
la validité ou plutôt, généralement, à la non-validité de ses arguments. Pour les uns,
dans un contexte donné, c’est parfaitement perspicace, pour d’autres que cela
dérange, c’est «déplacé», «ça n’a rien à voir!» C’est ce que je montrerai d’ailleurs
de tous les prétendus sophismes: tous sont matières à débat et aucun ne se
disqualifie nettement et indiscutablement (si ce n’est quelques sophismes par
calembour et confusion voulue de polysémie). Le raisonnement ad personam
transgresse la règle de pertinence pour les uns, il ne sort pas de la question pour les
autres.
Ce qui explique d’ailleurs les dynamiques en spirale des polémiques d’idées qui
s’aggravent toujours en progressant: on n’est pas d’accord avec l’adversaire, puis
on n’est pas d’accord avec sa façon de s’y prendre pour se défendre et puis on se
trouve en désaccord sur les évaluations de validité des arguments échangés.
Règle de réfutabilité
44
On signalera encore Beating a Dead Horse, accumuler les arguments alors que la question
est considérée règlée.
167
in contrarium, est social dans la mesure où il appelle continûment la critique des
pairs et la réfutation si possible.
Un des sens précis du mot de «logique» est éminemment lié à notre problème de
blocage possible de la discussion par rejet de la discursivité adverse. C’est celui où
«logique» veut dire cohérent. La règle de cohérence est catégorique et elle est
incluse dans la règle de rationalité. Deux critères sont complémentaires: fiabilité et
cohérence. Car la cohérence, a contrario, ne peut être confondue avec la rationalité:
un système délirant ou fondé simplement sur un présupposé absurde peut être très
cohérent. Si pourtant l’adversaire semble se contredire, si un de ses arguments
semble incompatible «logiquement» chez lui avec un autre, comme dans ce qu’on
nomme le «raisonnement du chaudron», si sa thèse conduit fatalement à un dilemme
45
G. Renard, Paroles d’avenir, 16.
168
dont les deux branches sont absurdes, je pourrai déclarer que cette contradiction
flagrante vaut échec de son argumentation et porter le blâme sur la déficience de sa
«logique» et par là sur son ethos. L’accusation est fréquente: Ça ne tient pas debout,
vous êtes en pleine contradiction!
«Le chaudron était déjà fendu quand je l’ai reçu; je l’ai rendu intact; et d’ailleurs
je n’ai jamais emprunté ce chaudron». Ainsi s’énonce le vieux Paralogisme du
chaudron : trois arguments qui, pris isolément, seraient plaidables et qui, s’ils étaient
démontrés, vous disculperaient, mais dont la coprésence trahit une volonté trop
brouillonne de rejeter toute responsabilité pour le bris du fameux chaudron.
L’argumentation du chaudron est nulle à force de vouloir trop prouver l’innocence
de l’énonciateur.
Mon adversaire me répliquera évidemment que, dans son système à lui, il n’y a pas
ombre de contradiction ni incohérence, réplique qui sera accueillie avec incrédulité,
mais il ne me répliquera jamais: «oui, c’est contradictoire, je suis parfaitement
contradictoire et alors?» D’une manière générale les humains qui acceptent parfois
d’être déclarés durs, méchants, le cœur sec etc., acceptent mal d’être décrétés
«incohérents». Par ailleurs, je l’admets, l’incohérence alléguée est souvent sinon
toujours un effet de la re-traduction des raisonnements et attitudes des autres dans
mon propre système de disjonctions, de raisonnabilité et de valeurs. Ainsi, tout
savant, physicien, naturaliste, astronome qui croit en Dieu (et il y en a plus d’un)
est «incohérent» pour son confrère agnostique.
Il importe plus, semble-t-il, aux hommes d’être cohérents avec eux-mêmes que
d’être fidèles aux contradictions et fluctuations du monde et de s’y adapter. Même
la contradiction apparente ou réelle entre ce qu’on écrit aujourd’hui avec ce qu’on
a pu penser jadis est blâmable. C’est avec cette contradiction alléguée qu’on
dénonce des «renégats». Lamennais après avoir rompu avec l’Église pour rejoindre
le camp du Progrès, exprime des doutes et des réserves dans Du passé et de l’avenir
du peuple46 sur les projets socialistes de 1840. «Il y aura toujours des douleurs»,
admet le ci-devant prêtre. «Palinodie!» accuse le communiste Dézamy: «cette
réaction conservatrice donne à votre dernier ouvrage tout l’air d’une flagrante
palinodie».47
Dans l’histoire du mouvement ouvrier, l’exigence de cohérence qui est toujours celle
des plus radicaux, vient justifier le mépris du «réformisme», le refus des réformes
quelles qu’elles soient, lesquelles supposent nécessairement la coexistence d’un bien
relatif et d’un mal avéré, et qui ne peuvent être obtenues que par la voie d’une
institution, la démocratie électorale, qui est aussi un instrument au service des
46
Paris: Pagnerre, 1841.
47
Monsieur Lamennais réfuté par lui-même. Paris: l’auteur, 1841.
169
méchants et un moyen de réguler le système qu’on prétend abattre. Il est
extrêmement pénible d’avoir à admettre qu’une chose est à la fois bonne et mauvaise
et que celui qui poursuit de bonnes fins doit pactiser avec le mal. Dans le parti SFIO
d’avant 1914, j’ai montré que Jaurès et ceux qu’on voyait comme des «réformistes»
ont eu fort à faire pour se justifier car, pour beaucoup d’esprits pénétrés de la
gnoséologie militante, il ne pouvaient être vus, inconséquents qu’ils se montraient,
que comme de lâches sophistes et des renégats en puissance.
Par ailleurs, la prétendue cohérence de for intérieur est toujours à de certains degrés
une imposture: mes décisions censées les plus rationnelles ou présentées telles –
choix de carrière etc. – ont été toujours plus aléatoires, plus «serendipitous» que
l’explication que j’en donne. Du point de vue du psycho-sociologue, l’affaire n’est
d’ailleurs pas de maintenir une cohérence de for intérieur, mais d’éviter l’inconfort
psychique occasionné par une discordance infligée par le monde et déstabilisant
votre arsenal de justifications (représentées par vous comme des convictions).
Évidemment un militant politique heureux serait celui qui pourrait dire: j’aime mon
parti, ses chefs, son programme, sa vision de l’avenir, ses actions présentes et
passées, et je déteste nos adversaires tout en trouvant toutes leurs idées répugnantes.
Mais ce n’est pas souvent que la cohérence à soi-même et au monde peut être si
étendue et si sereine. Je réagis à toute «dissonance» par une rationalisation
supplémentaire; c’est la séquence cumulée de démentis et de disssonances colmatées
qui vient expliquer le caractère de plus en plus rationalisé et délirant de certaines
idéologies affrontées continuellement à la malencontre du réel. Ainsi de l’althusséro-
marxisme des années 1960-1970. En effet, chaque fois que le monde déstabilise
l’Idéologie (c’est un cas de ce que Festinger appelle «dissonance»), il faut ajouter
à celle-ci un «épicycle» re-cohérentisant, trouver des raisons additionnelles destinées
à réduire la dissonance. Que ce soit la fin du monde reportée sine die, pour le
zélateur d’une secte apocalyptique, ou la dissolution soudaine et sans coup férir de
l’URSS pour le militant communiste, il faut ajouter à sa vision du monde de
nouveaux arguments explicatifs, bricoler une remise en cohérence (ou abandonner
corps et bien l’idéologie et s’en trouver une autre). Ainsi trouvait-on jadis à
«expliquer» le pacte Molotov-von Ribbentrop non par de trop patentes affinités
totalitaires entre les deux régimes, mais par une mesure imposée à l’URSS, patrie
des travailleurs, par l’impérialisme et le social-fascisme etc.
J. Verdès Leroux dans ses livres sur les intellectuels staliniens, Au service du Parti
et Le réveil des somnambules, a bien montré le travail désespérant et toujours à
reprendre de l’auto-justification cohérente: j’adhère au PCF, mais je redoute
l’URSS, j’ai du mépris pour les dirigeants du Parti, je considère son programme
comme chimérique et à de certains égards déplaisant. Il faut que je m’explique tout
cela à moi-même et aux autres tout en serrant les dents. Dur, dur! Les études sont
nombreuses sur la schizophrénie militante, figure pathologique de la cohérence
170
justificatrice. Claude Roy, ex-membre du PCF, l’écrivait explicitement vers 1980,
mais du dehors, c’est une «logique» difficile à saisir:
48
Claude Roy, Nous (Gallimard, 1972), 388. Je relève un propos d’un homme resté
communiste jusqu’à sa mort, André Wurmser, propos daté de 1956, cité dans sa notice au
Dictionnaire du mouvement ouvrier de Maîtron, qui laisse apparaître que cette simulation et
ce double langage lui paraissaient évidents, normaux (et un peu stupides et déplacés les gens
qui s’aviseraient de les lui reprocher). André Wurmser écrit ceci — qui est tout de même
étonnant : «Il ne faut pas juger ce que les uns et les autres nous avons alors pensé d’après ce
que nous avons dit».
171
et cela doit si possible être censuré juridiquement – et ces activistes ont un sentiment
très vif de leur propre et vertueuse «cohérence» et de la confusion de leur libéral
adversaire.
Systématicité et crédibilité
Les grandes pensées philosophiques se présentent comme un système régulé par une
cohérence interne forte. La cohérence apparaît bien comme un idéal dans ce sens.
Rescher parle de «Systemic harmony»49, le modèle en est la géométrie
pythagoricienne, tous les théorèmes collent et se confirment réciproquement. Ce qui
fait système a les apparences du vrai.
49
Rescher, Cognitive.
50
Depuis Condillac et les Idéologues en fait.
51
Azaïs, Pierre-Hyacinthe. Explication universelle. Paris: L’Auteur, 1828. 2 vol. Et Précis
du système universel. Paris: Eymery, 1825. Voir aussi sa Question philosophique de première
importance: Quelle est, dans l’univers, la destinée du genre humain? Paris: L’Auteur, 1841.
52
Préface à la Phénoménologie de l’Esprit.
53
Leroux, Pierre. Réfutation de l’éclectisme, où se trouve exposée la vraie définition de la
philosophie. Paris: Gosselin, 1839, 15.
54
Destinées sociales, 2e éd. I 18.
172
deux siècles. Dans la génération des Fourier, Saint-Simon, Leroux et Colins, le
discours des Grands réformateurs conjoint une métaphysique et une cosmogonie à
la critique de la société, il disserte des crimes du commerce et de l’agriculture
morcelée sur la même page où il conjecture sur la pluralité des mondes et la
migration des âmes – ou sur l’éternité par les astres comme le fera «l’Enfermé»,
Auguste Blanqui,55 ou sur la «vie éternelle passée-future» comme le pape saint-
simonien Prosper Enfantin.56
Mais soit: si l’on s’en tient aux apparences qui convainquent, les Explications totales
nées aux temps romantiques avec les Azaïs, Fourier, Saint-Simon, Colins, Comte
etc. présentent au plus haut degré l’apparence systémique et l’aséité (pour reprendre
ce vieux terme théologique: l’autosuffisance ontologique), celle d’un enchaînement
senti unifié et cohérent, où tout «colle» et tout s’explique, où tout est «logique» et
tout trouve réponse.
55
L’éternité par les astres. Paris: Germer & Baillière, 1872.
56
Enfantin, Prosper. La vie éternelle passée, présente, future. Paris : Dentu, 1861.
57
Althusser, dans Théorie d’ensemble.Paris: Seuil, 1968, cité 128-9 et passim
173
indiquerait en fait que ledit «socialisme scientifique» ne relevait pas de la
scientificité. La question qui vient à l’esprit est de savoir en effet si, dans l’analyse
sociale et historique, la cohérence absolue est un si bon signe que cela! (Rien de plus
cohérent que le système du paranoïaque dont nous parlerons au début du chap. 3)
Pareto donc voyait dans la cohérence systémique le trait typique de la Docta
Ignorantia, «l’exégèse des ignorants, remarque-t-il, est toujours beaucoup plus
logique et claire que celle des savants, parce que les premiers ne voient pas les
impossibilités des conséquences rigoureusement logiques de la doctrine et
n’essayent nullement par conséquent d’esquiver ces conséquences.»58 Systématique
en apparence, le «socialisme scientifique» apparaît à l’examen comme un bricolage
syncrétique d’idéologèmes millénaristes, messianiques, égalitaires, communautaires,
étatistes, centralisateurs, libertaires, productivistes, humanitaires, technocratiques
(avant la lettre) qui se sont trouvés happés à un moment donné entre 1830 et 1880
dans le champ idéologique socialiste et y sont devenus indélogeables. Dans cette
construction syncrétique, hétérogène et antinomique de toute nécessité, quelques
«passages»-clés de Marx jouaient un rôle de régulateur, permettant de séparer le
juste de l’erroné, du dépassé — le canonique de l’apocryphe.
On peut généraliser: dans toute production idéologique, il faut chercher à voir une
construction colmatée où les contradictions dissimulées sont d’autant plus
frappantes, une fois décelées, qu’elle se donne d’une façon ou de l’autre pour la
«solution» harmonieuse de grands problèmes sociaux.
58
Systèmes socialistes, II, 326.
174
égoïstes» pour un à priori dégagé de toute vérification
expériementale.59
L’acquis ou le réputé acquis, ce seront notamment les faits, «rien que les faits!» Les
faits, et un arrêt consensuel sur des «préconstruits», des topoï et des présupposés
doxiques qui sont laissés hors débat. Ces postulats de base sont censés n’être pas
remis en cause dans la discussion – ou pourrait même faire de ceci une des normes
du débat énumérés plus haut: il faut que les débatteurs en commençant aient accepté
de fixer des limites et s’y tienne. De même, le rhéteur doit partir de notions connues
et acceptées, de valeurs partagées, de représentations admises par le public et, à
partir d’elles, construire sa démonstration en lui transférant le sentiment
d’acceptabilité qui réside dans les présupposés de l’opinion.
Les gens avec qui nous discutons ou que nous cherchons à persuader ont des
convictions et des idées différentes des nôtres, mais il y a aussi, du moins on se flatte
qu’il doit y avoir un ensemble de croyances qui nous sont communes de sorte que
notre tâche première est de faire le partage entre le commun et le divergent ou le
disputé. Vastes possibilités de malentendu ici. Mon esprit est saturé de croyances
inactives absolument hétérogènes — sur les ordinateurs, le Bhoutan, les choux de
Bruxelles, la démocratie, l’origine de l’humanité; certaines d’ordre pratique,
certaines spéculatives; certaines définies, certaines floues et destinées à le demeurer.
C’est dans ce fouillis doxique dont je vais prêter certains éléments aux autres que
je suis censé construire une fondation à partir de laquelle je pourrai raisonner.
Le point de départ doit être accepté comme évident et sans problème et par là il
demeure inerte dans la polémique éventuelle qui s’ensuivra. «La trahison militaire
est un crime» – les douze années de polémiques violentes entre dreyfusards et
nationalistes n’ont de sens que parce que ce «lieu» était et est demeuré (jusqu’aux
antimilitaristes de l’extrême gauche) forclos du débat.
Il est facile de montrer qu’en telle circonstance, dans tel milieu, à telle époque, une
prémisse a paru universellement acceptable et sans problème, mais il n’est guère
facile de la valider trancendantalement si je puis dire. Dire qu’il existait une
présomption en sa faveur, c’est sembler dire que, sous-jacents, latents, des
raisonnements oubliés, mais universellement admis, en fondaient l’évidence et le
caractère non problématique. C’est dire aussi qu’il pourrait être bon pour plus de
sûreté d’aller les exhumer et les creuser. D’où la technique maïeutique de Socrate:
redescendre à cet implicite, l’expliciter et le mettre en lumière.
Le présupposé est un autre chose encore que le réputé-acquis: c’est une proposition
non posée qui est nécessairement vraie pour que ce que je pose ait un sens. De
59
Ogier, Cause, 16.
175
vieilles ficelles rhétoriques s’attachent au présupposé qui dit quelque chose sans le
dire tout en le disant. On connaît les exemples scolaires: «Est-ce qu’il a cessé de
battre sa femme?», «Busch s’imagine qu’Al Qaida est derrière les attentats du 11
septembre...», «Même Joséphine a voté non au referendum» etc. Derrière chacune
de ces propositions, il y en a une autre, logiquement antérieure, pas nécessairement
claire, mais donnée pour vraie. De sorte que si j’accepte de débattre du posé, c’est
comme si j’avais accepté le présupposé au passage. Si je développe devant
quelqu’un la thèse que «Lionel Jospin est socialiste, mais honnête», il n’est pas sûr
que je fasse grand plaisir à mon interlocuteur socialiste. Prêt, je suppose, à accepter
le posé, mais pas à laisser passer en fraude en quelque sorte le présupposé de cette
thèse. Je ne suis pas sûr que ce soit indispensable, mais je vais lourdement expliciter
ceci. Si j’énonce que «Untel est socialiste mais honnête», cette proposition n’a de
sens que subordonnée à une maxime ou un topos immanent mais non dit, non
assumé: «[D’ordinaire,] les socialistes sont malhonnêtes». Cette maxime n’est pas
une extrapolation ni une conjecture ni une insinuation: elle est dans la littéralité, elle
fait partie du sens littéral. Elle ne requiert aucune extrapolation, mais relève du
système d’intercompréhension. Mon posé m’appartient et je dois le défendre, le
présupposé enveloppé dans le posé est censé partagé. Or, en rhétorique, il faut se
rappeler qu’une bonne partie du dire passe par le non-dit apparent (voir toute la
théorie de l’enthymème exposée au chap. 1) et qu’il y a moyen de faire preuve de
grosse malice ici.60 Que tout ce que je pose comme des prémisses (puisque je ne
circule pas dans un système axiomatique comme en géométrie) est implicitement
soutenu par des présupposés censés admissibles sans plus et des indices censés
favorables et que tout ceci appartient au nous de l’interlocution. (Ceci peut se
généraliser à tout genre du discours: tout récit s’appuie sur des maximes du
vraisemblable qui sont présupposées. Ces maximes, tout en restant informulées et
latentes, déterminent l’acceptabilité de la séquence narrative.) L’analyste du
discours doit développer une herméneutique critique par la remontée aux
présupposés et, de proche en proche, aux fondements ultimes, et d’aventure à ce qui
lui apparaîtra comme les «mensonges fondateurs» du discours, Ðñùôïí øåõäïò.
Les juristes anglais ont souvenir que le Juge en chef Hale en 1676 a doctement
formulé un mémorable raisonnement qui nous fait sourire de façon grinçante (alors
que nous raisonnons toujours parfaitement comme lui):
60
A titre de prolongement on pourra se référer à: M. Angenot, «Présupposé, topos,
idéologème», Études françaises, 1-2, 1977; «Idéologie et présupposé», Revue des langues
vivantes, 44, 1978. - M. Angenot et D. Suvin, «L’implicite du Manifeste», Études françaises,
XVI, 3-4, 1980. - M.-C. Leps, «For an Intertextual Method of Analyzing Discourse»,
Europa, III, I, 1979-1980.
176
Il faut bien qu’il y ait des sorcières puisqu’il y a des lois contre
elles.61
61
Mis en exergue de Palmer, Presupposition.
62
Théorie et pratique des droits de l’homme. Paris: Cercle social, 1792, 8.
63
Alb. Laponneraye, Droits, 2.
64
La nature humaine, 1640, trad. 1772.
65
Robert Owen, Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel
basé sur les lois de la nature humaine. Paris: Paulin, 1847, 34.
177
Je crois fermement que l’espèce humaine est essentiellement
religieuse et morale,
Le socialisme qui est né productiviste avait mis «le travail» dans la nature humaine,
promis le droit au travail assuré à l’avenir par ce que les Allemands rêvaient comme
l’Arbeitstaat et la boucle argumentative serait bouclée, «le bonheur, c’est le travail
puisque le travail est dans la condition de l’humanité.»68 Le droit de vivre fonde le
droit au travail car le tout de la mdoernité post-cartésienne est de trouver au
fondement des raisonnements évidents: «si l’homme a droit à la vie, il faut bien qu’il
ait les moyens de la conserver. Ce moyen, quel est-il? Le travail», raisonne Louis
Blanc qui proclame dans la foulée le Droit au travail garanti par l’État
organisateur.69 Le marxisme guesdiste fera du travail «une nécessité primordiale et
permanente qui pèse sur les hommes et commande toutes les manifestations de leur
existence».70 «Notre existence gravite autour du travail comme la Terre gravite
autour du Soleil», écrit Jules Guesde.71
Deux présupposés, sous toutes les variantes qu’on voudra, étaient nécessaires pour
fonder la critique sociale; que l’homme est «naturellement» bon et que les hommes
sont ou «naissent» égaux. L’innocence de l’homme seule permettait de démontrer
la dépravation de la société et la possibilité d’y porter remède. Mais les économistes,
Turgot, Quesnay, Smith, pensent à leur façon que l’homme est «bon», d’où le
principe de «laisser faire» les lois naturelles, «physiocratiques». Pour Fourier, toutes
66
Terson, Jean. Supprimer le prêtre, serait-ce supprimer la religion? Paris:Fischbacher,
1880, ii.
67
Le livre du nouveau monde moral. Paris: Paulin, 1847, 46.
68
Lahautière, De la loi sociale. Paris: Prévot, 1841, 77.
69
Le socialisme: Droit au travail. Paris: «Nouveau Monde», 1848, 35.
70
Guesde, Jules. État, politique et morale de classe. Paris: Giard & Brière, 1901, i.
71
Ibid., vi.
178
nos tendances natives sont bonnes, il n’y a pas de vice dans la nature humaine mais
seulement des développements «subversifs» dûs à l’absurdité de la société civilisée.
L’autre axiome fondateur est que le hommes sont égaux. «Je crois que les hommes
sont sortis parfaitement égaux et parfaitement libres des mains de la nature.»72 Cela
peut s’entendre de cent façons et aboutir à jsutifier de «justes inégalités» comme
dans le système scolaire laïc. Mais revoici la cohérence et son rapport avec
l’extrémisme dogmatique qui transforme toute valeur en but à atteindre. Si l’égalité
est un bien, il faudra qu’elle soit un jour ou l’autre devenue absolue et immuable.
Cela se raisonne sous Louis-Philippe du côté des babouvistes:
Qu’est-ce qu’une égalité qui n’est pas absolue? C’est une égalité
inégale. Il n’y a ni plus ni moins d’égalité; elle est ou elle n’est
pas.73
Babeuf en avait tiré la conclusion pratique, si je puis dire: «Un seul homme plus
riche, plus puissant que les autres – l’équilibre est rompu, le crime et le malheur sont
sur la terre.»74 Même droits, même devoirs. Pas de devoirs sans droit. Abolition des
privilèges. Suppression de toutes les inégalités. À chacun selon ses besoins. Les
formules abondent qui ont enthousiasmé à partir de cette primitive Égalité.
Sur l’axiologème Égalité, polarisation radicale encore, au 19e siècle, entre la critique
sociale et «la science» positive. Le savant transformiste Ernst Haeckel prétendait
démontrer aux inconséquents philanthropes, par les acquis de la science, «que
l’égalité des individus est une impossibilité, qu’elle est, cette égalité chimérique, en
contradiction absolue avec l’inégalité nécessaire et existant partout en fait, des
individus»75. De Huxley à Virchow, à Haeckel, tous les évolutionnistes ont jugé
risible le «dogme» de l’égalité et contraire à l’enseignement inflexible de la science
toute revendication d’égalité sociale. L’homme n’est pas bon, cela fait un, les
hommes ne naissent pas égaux, c’est l’autre contre-axiome. L’égalité socialiste
répugne à «notre nature», car la nature a fait les hommes inégaux en force, en talent,
en beauté et ils mettent toute leur énergie à tirer avantage personnel de ces inégalités
natives — de quoi on conclut que découle nécessairement l’inégalité des conditions
et que cela la justifie et la sanctionne, notamment que «les inégalités sociales
dérivent des inégalités intellectuelles».76 Une société égalitaire serait dès lors
irréalisable (c’est l’argument de l’inanité), «les réformes sociales ne feront pas que
72
Abbé Mably, De la législation, II.
73
Lahautière, Richard. Les déjeuners de Pierre. Dialogues. Paris: Prévot, 1841, 40.
74
Manifeste des égaux.
75
Émile Gautier, Le darwinisme social, Paris: Dervaux, 1880, 5.
76
Merson, Du communisme. Réfutation de l’utopie icarienne, 1848, 123.
179
tous les hommes naissent avec la même intelligence, la même activité, la même
sagesse».77
Le moraliste n’a pas eu moins fort à faire pour fonder une morale séculière.
«Pourquoi le bonheur des méchans, le malheur des justes? C’est le grand scandale
de la raison humaine», s’exclame Joseph de Maistre.79 Voici le scandale premier
pour de Maistre, mais le théocrate qu’il était pouvait soumettre humblement sa
débile raison aux voies obscures de la Providence et croire au Dieu de la Théodicée.
Ni Saint-Simon, ni Proudhon, ni Pierre Leroux ne croient plus à une providence de
cette sorte. Et pourtant, ils ne parviennent pas à se débarrasser de l’idée que sans
justification des actions humaines, aucune pensée sociale ne pourra trouver à se
fonder. Car il faut se demander, avant de disserter sur une meilleure et plus juste
organisation sociale, si le juste ici-bas n’est pas nécessairement un imbécile, et si «le
fripon, hypocrite et adroit, [ne] se trouve [pas] seul à raisonner juste»?80 Le 19e
siècle laïc a cherché vainement à fonder une morale sans autre monde ni acceptation
jobarde de la doxa. Car mon éducation est faite de préjugés dont ma raison doit se
défaire. Une morale dans les limites de la simple raison, sans obligation ni sanction,
conforme à la Nature, mais sans être la loi de la jungle, c’est à dire une morale
fondée en raison – et qui ne soit pas trop différente pourtant de la morale la plus
traditionnelle, ajouterai-je:
77
Bugeaud d’Isly, Les socialistes et le travail en commun. Lyon: Chanoine, 1849. 4.
78
Œuvres, II 144 = «Célébration du dimanche».
79
J. de Maistre, Soirées de Saint-Petersbourg, (éd. 1993), I, 89.
80
J. G. C. A. H. Colins, Science sociale, V, 313.
81
Domela-Nieuwenhuis, La société nouvelle, 23: 1896, 39.
180
Évidemment non! Le moraliste se met alors à raisonner par l’absurde: fondation un
peu bizarre qui consiste à tirer la raison éthique de l’absurdité des apparences! On
verra plus bas ce que je décris comme scandale fondateur. Le raisonnement moral
est fatalement apagogique, il crée une alternative et raisonne par l’absurde, c’est à
dire par l’in-soutenable: si le mal était inhérent à l’humanité, à la «nature» humaine,
on ne pourrait songer à l’éradiquer, donc cela n’est pas, cela ne peut pas être et la
nature humiane est bonne. Si la société actuelle ou passée était mauvaise parce que
les homme sont iniques et mauvais, si l’esprit humain était impuissant pour le bien,
aucune société future délivrée du mal ne pourrait se concevoir ni se préparer. Donc
cela n’est pas! Tout moraliste part de raisonnements fort justes et... en conclut qu’ils
sont faux:
Pourquoi pas en effet? Le moraliste ne redevient moral qu’en écartant par l’absurde
ces impitoyables raisonnements. Après, il concoctera contre-factuellement une
«morale positive» à la Comte, il retrouvera le souverain bien, le libre arbitre,
prétendant même trouver chez Darwin cette fois les fondements de l’«altruisme»,
«développement ancestral». Rabibochage interminable. Les congrès de la Libre
Pensée d’année en année mirent à leur programme «La Morale sans Dieu»: «est-ce
possible de fonder actuellement une morale populaire (?) Uniquement sur la
raison?»83 Pour les matérialistes séculiers comme Yves Guyau, l’homme moral
constatera qu’il n’y a de bonheur ici bas que pour la canaille, mais mourra – post
mortem nihil – avec les satisfactions de sa conscience. Joli, mais un peu idiot! Ces
morales post-religieuses étaient en outre contradictoires entre elles. Les bourgeois
laïcs de la Belle Époque haïssaient en tant que pères-la-pudeur, les infâmes néo-
malthusiens – lesquels se considéraient comme esentiellement moraux, et seuls
moraux: «ils [les bourgeois] nous taxent d’infâmie et nous décrètent de pornographie
pour l’unique raison que nous pensons autrement qu’eux...»84
82
Fournière, Eugène. L’idéalisme social. Paris: Alcan, 1898, 16.
83
Congr. Libre-Pensée, 1905, in La raison, 26.11.1905.
84
Lericolais, Eugène. Peu d’enfants. Pourquoi? Comment? Paris: Bibl. de sexologie sociale,
1912, 11.
181
Tout argumentateur sait que la discussion peut se transformer en une regressio ad
infinitum. C’est comme dans l’anecdote de l’anthropologue: la Terre repose sur la
carapace d’une Tortue – et la Tortue? On sait que la Vieille Indienne réplique avec
aplomb: «C’est des tortues jusqu’au bout!» Tout adversaire peut demander à son
interlocuteur comment il fonde ses axiomes et il décèlera des présupposés cachés
dans ses fondements premiers. Hans Albert a formulé ici le fameux Trilemme de
Münchhausen. Donner un fondement certain à une suite de raisonnements est voué
à l’échec vu que la base aura besoin d’un axiome encore plus fondateur pour se
fonder. Le philosophe fondationaliste est un perpétuel et ridicule Münchhausen qui
cherche à s’élever par lui-même sans retomber dans le marais des fondements
ultimes.85 Trilemme, c’est à dire impossibilité à trois branches: Ou la regressio ad
infinitum. Ou le raisonnement circulaire. Ou l’arrêt du processus en un point
arbitraire en prétendant la justification auto-suffisante. Par exemple chez Descartes,
la règle alléguée selon quoi un axiome est vrai dont toute forme de mise en doute
verse dans l’absurde – c’est une alternative tollendo ponens qui est une simple
manœuvre rhétorique. Aucun argument fondationaliste n’a jamais marché en théorie
politique pas plus qu’en philosophie quoique voilà des siècles que des penseurs
ingénieux, Archimèdes rhétoriques, s’ingénient à en trouver.
Il n’est de débat possible dans les circonstances ordinaires de la vie que si certains
présupposés sont mis hors cause et si je dispose d’un répertoire de schémas récoltés
dans la vie sociale et me permettant d’inférer du probable, l’argumentation
rhétorique se fondant sur ces schémas topiques qui tous ensemble forment la doxa.
La critique a cependant de tous temps porté le soupçon sur ces présupposés, ce déjà-
pensé, ces opinions «reçues», ces idées «toutes faites», elle y a vu justement des
préjugés, des partis pris indéfendables qui servaient à se prononcer sur toutes sortes
de choses, d’«antiques erreurs dont les peuples sont les dupes»86, des ignorances et
des mensonges dissimulés en sagesse, – tous «obstacles formidables qui s’opposent
aux progrès de l’esprit humain» et qu’il appartenait à l’esprit philosophique
d’éradiquer. Le préjugé est l’«ennemi de la raison», dit l’Encyclopédie et l’humanité
doit être aidée à s’en émanciper, tâche ardue des philosophes.
C’est dans le présupposé des discours, dans les préconstruits que gisent les préjugés,
fruits de l’ignorance, de la paresse mentale et de l’irréflexion, fruit aussi – comme
le «préjugé de couleur» – de la tendance spontanée à haïr et mépriser ce qui est
différent de vous et fruit du narcissisme cognitif qui consiste à raisonner en se
référant exclusivement à soi et aux siens c’est à dire en refusant de s’excentrer, de
85
Le Trilemme est expliqué au chapitre I, ii du Traktat.
86
Holbach, Système de la nature, I ii-iii.
182
se situer pour penser du côté de l’impersonnelle Raison. Le préjugé, ennemi de la
raison, conduisant invinciblement à l’erreur, est alimenté par les deux facultés qui
s’en distinguent, l’imagination et les passions. Mais aussi, il est égo-centrique
(ethnocentrique, sociocentrique...) alors que la raison exige de se mettre à distance
de soi, qu’elle ne permet pas de dire: ma cause est juste parce que c’est moi.
Avant le moment des Lumières, Bacon avait théorisé dans son Novum Organon la
critique des quatre «Idols», – Idoles de la tribu, du foyer, du marché et du théâtre.
Le philosophe anglais fondait en une théorie cette suspicion moderne émergente à
l’égard du doxique. Tout le 19e siècle fait des «passions» (religieuses, politiques,
sociales) la source de la perversion du jugement; c’est le sujet de l’Introduction à
la science sociale de Spencer. Mais toute la critique sociale aussi, héritière directe
des Lumières, fera du préjugé l’ultime ennemi du progrès (et de la révolution). Les
anarchistes qui pensaient que tout la «société mourante» n’était que tissu de
préjugés, n’ont répété que cela:
On sait que pour les anarchistes, qui étaient d’inflexibles rationalistes, le «préjugé»
englobe tout de cette société dont ils attendent qu’elle crève, – patrie, religion,
mariage, morale bourgeoise, «culte de la charogne». Devant l’union libre, devant les
projets libertaires, il n’y a que les préjugés «profondément enracinés» qui objectent
et les ouvriers socialistes, jobards et «abrutis» (l’épithète est fréquente), n’étaient
pas moins imbus d’une partie au moins de ces préjugés bourgeois qui leur
«atrophiaient le cerveau». Si l’on voulait lire de près cette critique anarchiste de
toutes les traditions et valeurs passées et présentes, on pourrait voir que le préjugé,
défini comme ce qui ne résiste pas bien à l’examen rationnel, peut englober sans
trop de peine à peu près tout de la vie sociale. C’est que la notion de préjugé n’est
finalement pas claire du tout. Si le préjugé est toute opinion qui n’est pas soutenue
par des arguments rationnels ou comme définit Voltaire, qui est une «opinion sans
jugement», la logique libertaire du tout-est-préjugé n’est pas loin. Tout le
conditionnement social est au même degré «préjugé» à supprimer pour Kropotkine
ou Jean Grave.
87
Ça ira, 8.7.1888, 1.
183
laisser démontrer que c’est strictement faux et je n’en ferai pas une maladie.88 Le
stéréotype relève du déjà pensé par un «on» anonyme et il prospère par la jobardise,
la paresse intellectuelle. La critique du stéréotype est d’ordre éthique. Et esthétique:
de Flaubert à Nathalie Sarraute en passant par Léon Bloy et son Exégèse des lieux
communs, par Proust et par Musil, les idées reçues et le travail de leurs catalogage
ont nourri chez les écrivains modernistes le mépris des philistins. Ici, figurent en
effet les éradicables idées reçues, les clichés, les stéréotypes, l’imagologie (terme
neutre qui, distinct de «xénophobie», désigne ce vague et sommaire savoir que ma
culture m’apprend à priori des Japonais, des Chinois, des Papous avant que je n’en
aie rencontré un seul), susceptibles de se dissoudre dans l’expérience ou le
raisonnement. «Le stéréotype, définit Amossy, qui l’a bien étudié, c’est le prêt-à-
penser de l’esprit.»89 Produit du moindre effort, moyen de connivence avec les
«siens» puisque «partagé» par définition.
Proches de tous ces termes, nous rencontrons l’encore plus vague «croyances» et,
s’il s’agit d’opinions imposées par quelque institution, église ou parti, «dogmes», –
autres produits tout faits qu’il n’y a plus lieu de raisonner et qu’il est téméraire de
88
Bouvet, Du fer dans les épinards..., Seuil, 1997.
89
Amossy, Idées
90
V. Kruglanski, Arie. The Psychology of Closed Mindedness. New York: Psychology Press,
2004.
184
mettre en doute (voir au chapitre 5). La «croyance» pose le même problème que le
Préjugé argumenté: l’apparition de la Vierge à Bernadette Soubirous n’est une
«pure» croyance que pour l’agnostique qui ne connaît pas le dossier: l’Église
explique les mariophanies ... non moins que l’antisémite explique la Conspiration
des Sages de Sion et en accumule les preuves.
«Aulcune raison ne s’establira sans une aultre raison: nous voylà a reculons iusques
à l’Infiny.»91 Il n’y a que deux façons de s’arrêter si les points donnés-pour-acquis
sont mis en question: l’évidence ou le dogme.
L’évidence, c’est une classe de croyances hors de tout doute, ce qui s’impose ou est
censé s’imposer à l’esprit sans plus de preuve ni d’arguments, ce à quoi on peut
s’arrêter. C’est bien ainsi que se fonde, verbalement, la Déclaration
d’indépendance: «We hold these Truths to be self-evident : that all Men are created
equal...» Plus besoin de fonder argumentativement (et ultimement aporétiquement)
ses axiomes si la vérité en est manifeste. Si elle tombe sous le sens par exemple. S’il
suffit d’ouvrir les yeux. C’est le modèle positiviste de la science expérimentale: faire
des inductions généralisantes à partir d’un fait constant sensoriellement perceptible,
non pensé ni interprété.
Hélas, en ce qui touche aux valeurs humaines, ce qui pour l’un est une évidence, est
pour l’autre une croyance infondée et regrettablement enracinée
puisqu’insoutenable: les «Self-evident Truths» de la Déclaration d’indépendance
américaine étaient des sottises et des contresens pervers pour un Joseph de Maistre
ou un Louis de Bonald. Pour Descartes, l’évidence valait preuve et il lui fallait
trouver une certitude première fondatrice à l’abri de toute réfutation rationnelle –
mais pour l’analyste du discours, l’évidence est ce qui est d’abord mal partagé.
Les préconstruits dont je parle plus haut sont souvent des «prénotions (Durkheim),
des préjugés dont il faudrait se méfier plutôt que «tabler» dessus. Tout le monde
croit «partir» de fondements indubitables que les autres jugent obscurs ou fragiles.
D’où le tour vite amer et coléreux des polémiques où l’un va décéler dans les écrits
de l’autre du non-dit, des présupposés non-assumés («procès d’intention») et où on
va tranformer ses prétendues évidences en propositions incertaines, disputables ou
absurdes. «Sans le mystère, la vie serait irrespirable» (Gabriel Marcel): pour le
croyant, ceci n’est pas à démontrer et on peut «partir de là» ; pour l’agnostique, cette
«évidence» est une sottise et un point de départ impossible à partager ce qui vicie
toutes les réflexions qui «découlent».
91
Essais, II 12.
185
Dans de nombreux cas, les malentendus insurmontables entre disputeurs tiennent à
des présuppositions formant un socle inexpugnable, à des présupposés inscrits si
«profondément» dans l’esprit qu’ils résistent à l’objectivation. Les impasses tiennent
à des présuppositions, à des prémisses si résolument mises hors de tout doute, à une
axiologie si immuable qu’aucun débat ne parviendra à les problématiser ni à les
objectiver, à les mettre en discussion – ni à faire place aux points de vue et aux
valeurs de l’adversaire. En deçà des convictions que les hommes sont prêts à
argumenter, il y a, plus vital, ce qui ne s’argumente pas – non parce que ce serait
indéfendable, mais au contraire parce qu’incontestable et fondateur, ce qui forme
axiome hors de démonstration car hors de doute. L’évidence a ceci de commun avec
l’absurde, qu’elle est im-probable, indémontrable. Or, le sentiment d’évidence est
bien la chose du monde la moins bien partagée.
François Vidal dans sa Répartition des richesses, ouvrage socialisant des plus
positifs et concrets du reste «pour son époque», 1840, fait ce grand reproche à
l’économie politique ... d’être dépourvue d’une eschatologie! Qu’une eschatologie
soit fondatrice de toute science sociale, que pour parler de l’homme et de ses
industries, il faille avoir répondu aux questions «d’où venons-nous, où allons-nous?»
c’est pour lui «l’évidence» première – et cette évidence, étant fondatrice de ses
raisonnements, est ce qu’il n’y a pas lieu de démontrer parce qu’elle est
incontestable.
On voit se creuser un abîme cognitif entre l’évidence ressentie par Vidal — qui
relève de l’épistémologie des Grands récits — et, on peut le gager, le fait que cette
évidence n’était pas partagée par un Jean-Baptiste Say, un Frédéric Bastiat ni tout
autre économiste «positif», sans que du reste ceux-ci aient été des nihilistes
conséquents.
Rien n’est moins bien partagé donc que le sentiment d’évidence – car c’est de
sentiment qu’il s’agit, le sentiment qu’une proposition est en quelque sorte co-
extensive à la réalité empirique, qu’elle est de part en part non-problématique et
n’est pas à discuter. La difficulté-clé dans les désaccords sociaux tient à ce qui est
mis par les uns et les autres dans l’évidence, à la catégorie du self-evident (ainsi
qu’énonce la Déclaration d’Indépendance des États-Unis) car l’évidence qui est, en
principe, l’amplement-démontré, est aussi cet axiome qui ne se peut démontrer
92
De la répartition des richesses, Paris: Capelle, 1846, 19.
186
indirectement et rétroactivement que par la justesse (dans la vie sociale par le
caractère, disons, «satisfaisant») des théorèmes et corrélats qui en découlent.
Et l’évidence est aussi synonyme d’impensé ce qui peut vouloir dire platement «ce
à quoi on n’a jamais vraiment pensé». L’évidence, dit-on, se passe de démonstration
: ceci revient à dire que l’«étranger doxique» qui va réclamer qu’on lui démontre
l’évidence, non seulement commet une faute logique à nos yeux, mais qu’il indigne
comme obtus, malotru, pervers et malveillant. Il exaspère aussi car il fait «perdre du
temps» à prouver ce qui va de soi et qui se prouve en effet par le fait que, sur ce
fondement seul, «tout se tient». Il déstabilise ensuite pour un raisonnement
«économique»: toute évidence contestée menace de ruiner par voie de conséquence
directe les certitudes qui étaient fondées dessus et qu’il faudra refonder.
Je rappelle qu’Aristote nommait lieux communs, ôïðïé êïéíïé, les schémas quasi-
logiques et les propositions socialement probables, applicables à une multiplicité de
cas, schémas auxquels l’argumentateur a recours en en sémantisant la forme vide
pour énoncer des enthymèmes, c’est à dire ses raisonnements particuliers. Les topoï
sont donc absents de ce qui est expressément posé dans la phrase, ils sont d’une
certaine manière (qui n’est pas celle des linguistes et des logiciens; elle l’est par
93
Lourdoueix, Henri de. Le dernier mot de la révolution. M. Proudhon réfuté. Exposé
critique du fouriérisme. Paris: Dentu, 1852, 34.
187
occasion) présupposés tout en conférant au posé un statut, celui de la probabilité –
c’est à dire ni du vrai nécessaire ni du résolument faux.
188
qui faisait la dignité de toute la bataille (...) et cette proposition
commune initiale, qui allait de soi, sur laquelle tout le monde
était, tombait d’accord, dont on ne parlait même pas tant elle
allait de soi, qui était sous-entendue partout (...), c’était qu’il ne
fallait pas trahir, que la trahison, nommément la trahison
militaire, était un crime monstrueux...
On sait que le drame de Péguy c’est qu’en 1910, ce sont maintenant ses «amis», à
la gauche du Parti socialiste, qui récusent ce topos et l’évidence de ce «lieu
commun». Les prolétaires n’ont pas de patrie, «Le drapeau tricolore au fumier»,
crient à qui veut les entendre Gustave Hervé et autres antimilitaristes. Fort bien,
mais ce slogan-ci est un bien mauvais présupposé pour proclamer rétroactivement
l’innocence de l’ex-prisonnier de l’Île du Diable! La coupure ici intervient entre le
patriote-dreyfusard Charles Péguy et l’extrême gauche de son propre parti. Péguy
l’avoue: il avait au moins avec les anti-dreyfusards un «lieu commun». On n’est
jamais trahi que par les siens...
La topique produit l’opinable, le plausible, mais elle est aussi présupposée dans
toute séquence narrative, elle forme l’ordre de véridiction consensuelle qui est
condition de toute discursivité, qui sous-entend la dynamique d’enchaînement des
énoncés de tous ordres. Certes, cette topique comporte des «lieux» transhistoriques,
quasi-universels: «il faut traiter de même façon des faits semblables» (règle de
justice), «qui veut la fin veut les moyens» (topos proaïrétique)... Sans solution de
continuité, elle englobe des implicites propres à telle époque, à telle société. Déjà
la rhétorique classique décrivait en un continuum les lieux quasi-logiques et les
maximes générales du vraisemblable, portant sur des thèmes sociaux (l’honneur, le
respect, l’amour maternel...). Il n’y a pas de rupture de continuité entre tous les
préconstruits argumentatifs plus ou moins étoffés sémantiquement qui forment le
répertoire du probable et la doxa. La doxa c’est ce qui va de soi, ce qui ne prêche
que des convertis, mais des convertis ignorant des fondements de leur croyance, ce
qui est impersonnel, mais cependant nécessaire pour pouvoir penser ce qu’on pense
et dire ce qu’on a à dire. Cette doxa forme un système malléable et stratifié où un
topos peut «en cacher un autre» de sorte que les faiseurs de paradoxes sont encore
retenus dans la doxologie de leur temps.
Parmi les topoï et comme sous-classes de ceux-ci, figurent les topoï axiologiques
(jugements de valeur) et les topoï proaïrétiques (les jugements de choix et de
décision qui en découlent). Un fois encore, les jugements de valeur risquent de
toujours se trouver présupposés, c’est à dire cachés derrière ce que le discours pose
et développe et non pas à portée de main de l’objection. Plus profondément, les
axiologèmes occuperont même la position de présupposé des présupposés; ils se
trouvent établis en axiomes, pour eux pas des mises en jeu possible, ils sont des
pierres de touche puisqu’ils permettent justement d’évaluer ce qui est mis en jeu.
189
Ce qui est placé, refoulé dans le présupposé ultime est ce à quoi on tient le plus,
double motif pour interdire d’y toucher, l’un affectif – on y tient! – l’autre structurel,
il s’agit désormais d’un fondement axiomatique nécessaire pour construire, sur ce
matériau de base, la superstructure déduite d’eux. Sans ce fondement tout
s’effondre. Pierres de touche mais aussi et surtout, bases présupposées du
raisonnement, c’est à dire immuables, qui dispensent de réfléchir et qui interdisent
de mettre en cause... Aucune pensée, aucune argumentation sur le «Où en sommes-
nous?» et sur le «Que faire?» ne peut se passer de jugements de valeur et aucun
jugement de valeur n’admet de preuve directe. Sa véracité ou sa légitimité ne
résultent au mieux que des bienfaits qu’on lui attribue, mais la preuve par les
conséquences est tenue pour faible (même si les conséquences sont attestées, elles
peuvent avoir d’autres causes) et même pour sophistique et circulaire.94
J’illustrerai ce point par le cas des schémas de raisonnement portant sur la règle de
justice. La topique du juste et de l’injuste n’est pas seulement un ensemble de règles
floues et contingentes; elle est, de longue durée, un tissu de difficultés. Quels types
de raisonnements sont ou peuvent être liés au sentiment de justice et à l’exigence de
justice pour soi, pour les siens ou pour tous? Qu’est-ce qu’une exigence de justice
pour soi, qui ne serait pas exigence universelle d’«À chacun son dû»? Mais d’autre
part une justice qui ne «fait acception de personne», avec le bandeau sur les yeux de
la Iustitia romaine, peut-elle être absolument juste? Ne faut-il pas que le juge
regarde en face chaque cas? Quelles exigences poser entre la Règle de justice et les
conditions concrètes de jouissance de la justice rendue?
La règle de justice énonce, come toutes les règles topiques grosso modo, qu’«il faut
traiter de façon égale des cas et des situations essentiellement semblables».95 Or,
cette règle doit, pour pouvoir s’appliquer, être appréciée et explicitée par d’autres
topoï c’est à dire d’autres règles enchevêtrées qui relèvent de voies topiques
94
Je rappelle au passage ce que j’ai dit du raisonnement de Corax. Le «Corax» dit que ce
qui est trop conforme à la topique, trop vraisemblable est suspect et, par réversion,
on peut en tirer que l’invraisemblable peut être un indice d’authenticité: «Le vrai
peut quelquefois n’être pas vraisemblable».
95
C’est ainsi que formule Perelman.
190
diverses: topiques de la qualité et de la quantité, du remédiable et de l’irrémédiable,
des identiques, des comparables, des réciproques et des complémentaires (d’où la
notion de «justice commutative»), de la congruence distributive (règle d’«À chacun
le sien» qui peut s’interpréter en une logique particulariste), des commensurables et
incommensurables, applications qui relèvent d’inductions par les précédents
(jurisprudence) ou de déductions par les principes généraux, – règles absolues
(«naturelles» ou inhérentes) ou règles soumises à réciprocité, à accord contractuel,
à obligation (du type «Noblesse oblige», ou toute règle qui lie un droit à un devoir)
ou à limitation inhérente (celles, qui sont les plus courantes, où le droit de l’un
s’arrête où commence le droit de tous autres) ...
D’où le fait avéré que les débats publics sur le juste et l’injuste dévident et opposent
dans la confusion des avatars incompatibles de la règle et de son application: Justice
exigée à l’origine, au point de départ, justice d’«égalité des chances» (celle qu’en
principe l’école démocratique accorde à tous les enfants et qui a pour effet de
légitimer dans la «reproduction» sociale l’inégalisation progressive du parcours
scolaire, justice qui crée donc de «justes inégalités») ou bien justice à l’arrivée –
c’est à dire avec obligation de résultats identiques quels que soient les aléas. Justice
corrective à l’égard de chances inégales. «Justice» à l’arrivée qui doit alors, pour
aboutir à ses fins, imposer des handicaps (c’est un terme d’hippodrome lesquels ont
leur sorte de justice!) aux meilleurs et aux avantagés par la nature. Justice corrective
atavique parfois. (Dans la Chine maoïste, le fait de n’accepter plus à l’université que
les fils et les filles de paysans pauvres et d’ouvriers.) Potentiellement au moins, les
concepts de justice et d’égalité qui semblaient convergents, deviennent, dans ce
dernier cas de figure, antagonistes. Les notions-oxymores de justes inégalités
(discrimination positive) et d’égalisations injustes viennent ici rappeler une aporie
qui est depuis toujours dans toutes les pensées civiques et sociales.
191
réinvention du passé qui est une des passions de ce début de siècle. Elle se prête au
dogmatisme de rejet et de suspicion puisqu’elle exige qu’on fasse droit à son mythe
si on veut la justice. La justice est alors comprise comme remise des choses en un
ordre originel – maxime dont le présupposé est que le vrai et le juste furent à
l’origine, que le bon et le meilleur sont dans ce que l’ordre actuel des choses a
détruit. C’est le raisonnement quasi-religieux qui prétend trouver l’authenticité et le
droit dans l’antagonisation pure et simple du présent et du monde empirique. Et qui,
réclamant justice, prétend d’abord dévaluer en bloc ce monde «injuste». Il absolutise
l’adage qui récuse la justice de ce monde dévalué et en appelle de ses règles, en se
mettant au service d’un monde à l’envers: Summum Ius, summa iniuria.
Jadis, les paralogismes étaient tenus pour des anomalies, des accidents de l’exercice
de la raison requérant à ce titre explication. Tandis que les sophismes étaient des
«dishonest tricks which are commonly used in argument», de sales trucs appelant le
blâme.99 J’ai rappelé au chapitre 1 que les psychologues cognitivistes reconnaissent
96
Ce que dit St. Mill, Système, II, 294.
97
Mill, Système, II, 296
98
Bentham, Book.
99
Thouless, Straight, 249.
192
aujourd’hui que les gens normaux, la majorité des gens sont incapables, sans que
la «passion» y soit pour quoi que ce soit, de raisonnements logiques élémentaires ou
bien qu’ils jugent presque unanimement logique un syllogisme que le logicien tient
pour faux. Ils font également et typiquement des erreurs «grossières» d’évaluation
de probabilité. Ils ont majoritairement des «biais» heuristiques dont ils ne sont pas
conscients, ils procèdent à des vérifications inadéquates de leurs propres hypothèses,
ils s’éloignent constamment en somme des performances rationnelles normatives.
Typiquement des corrélations sont prises pour des causations; les variables
indépendantes sont omises ou négligées, les présupposés sont oubliés en route, les
généralisations sont abusives. Les sujets se mélangent à tout coup dans les
quantificateurs, — certains, tous, aucun, — et dans les négations et doubles
négations. Essayez vous-même:
...eh bien non, vous annonce le Logicien, cela semble coller, mais ce n’est pas
valide, pas valide du moins comme déduction (syllogisme). [Je dirais que c’est
valide comme inférence plausible.] Essayez encore avec un raisonnement où
l’intuition ne vous servira pas:
Le taux de réussite est de moins de 10% pour la seule conclusion admise par le
Logicien qui est : Quelques avocats ne sont pas chauffeurs.100
Ces méprises constantes font conclure que ce qu’on désigne comme la logique n’est
pas à portée de main. Jean Paulhan dans son Entretien sur des faits divers
(Gallimard, 1945) est un précurseur de cette réflexion sur les paralogismes courants
et familiers. Il discute du titre fameux de fait-divers, ASSASSIN POUR CENT FRANCS!
Il aborde la ««preuve» par l’événement effectif» dont il lui paraît que la justice est
coutumière: «— Pourquoi, voyant le danger, n’avez-vous pas ralenti?» Si justement,
il avait vu le danger, il n’aurait pas fait l’accident!
100
Exemple de Politizer, Raisonnement, 139.
193
«sophismes»? Pourquoi se fait-il qu’ils ont une «apparence» valide et une essence
fausse et trompeuse? Aristote dresse la liste de douze façons de raisonner
sophistiques: qu’ont-elles en commun? Comment se fait-il que certains s’y laissent
prendre et les trouvent persuasives? Où passe la frontière entre bons raisonnements
et sophismes; cette frontière est-elle nette ou ne comporterait-elle pas d’aventure une
large zone grise? Où peut-on d’ailleurs trouver la liste intégrale, le catalogue ne
varietur des sophismes? Les prétendus sophismes sont-ils tels dans toutes leurs
conditions d’usage ou bien dans certaines circonstances ne peuvent-ils pas être
valides – ou ne sont-ils pas aussi parfois une innocente «manière de s’exprimer»?
On distingue ordinairement, ai-je rappelé, les «sophismes» (mentir aux autres) des
«paralogismes» (se tromper soi-même en raisonnant): cette distinction n’est-elle pas,
elle-même, ainsi que je viens de le suggérer, spécieuse et du moins, simpliste?
Comment juger de l’«intention de tromper»101 et les choses seraient-elles moins
graves si, avant de persuader à tort les autres, je me suis persuadé moi-même de mes
raisonnements fallacieux?
Surtout ne constate-t-on pas tous les jours que ce qui est «sophisme» pour les uns
est tenu pour valide pour d’autres et vice-versa – et cette dissension attestée ne
suggère-t-elle pas une grande relativité de la notion, une insaisissabilité? Depuis
Aristote, la technique rhétorique se développe, avec une malice roublarde, sur un
ensemble de schémas topiques issu de la forclusion de ce qu’elle désigne comme les
«sophismes» dont elle dresse la liste éclectique et changeante et montre, au cas par
cas, les caractères très diversement «fallacieux». Les sophismes («fallacies» en
anglais) sont scolairement définis comme d’«obvious breaches of thinking and
advocacy»102 – des trangression évidente de la pensée valide? Or, non, nullement à
l’«évidence» et jamais pour tout le monde.
Toutes les théories des «fallacies» sont normatives et souvent naïvement normatives,
fixant des limites à l’argumentable évidemment arbitraires. Les manuels américains,
puisque la rhétorique est enseignée outre-Atlantique dans les écoles, se donnent une
tâche civique: les gens raisonnent souvent de travers et ceux qui les écoutent ne
voient pas bien que le raisonnement qu’on leur soumet est tordu. Il faut donc avant
tout une théorie normative des raisonnements invalides. Les Hollandais van
Eemeren et Rob Grootendorst ont cherché à redéfinir le sophisme dans le cadre de
leur pragmatique du discours comme «a discussion move which in some ways
damages the quality of argumentative discourse»103
101
Bentham, Fragment, 183.
102
Woods & Walton, début.
103
Crucial, 21.
194
Ma première objection est que, dans la vie publique, les interlocuteurs, les gens en
polémique ne cessent de déceler des «sophismes», et même des «enfilades de
sophismes» dans l’autre «camp», de relever des schémas qu’ils jugent irrationnels,
non persuasifs et dont l’adversaire userait immodérément. «Vous êtes un sophiste,
une bande de sophistes! Sophismes que tout ceci!», – de telles accusations sont
reçues par l’autre camp avec une surprise indignée car, lui, il trouve ses
raisonnements imparables. Tout ceci, c’est la pain quotidien de la vie publique, si
je puis dire. J’adresse à mon adversaire des démonstrations, des raisonnements que
je juge d’autant plus convaincants que, moi, ils me convainquent – et il réagit en se
prenant la tête entre les mains, en les décrétant absurdes, «aberrants» comme on dit
de nos jours, ce qui me permet de mesurer tout de suite son odieuse «mauvaise foi».
Il m’accuse d’artifices, de stratagèmes alors que c’est lui, l’artificieux! Toute
l’affaire des grands dialogues de sourds, c’est que, le bon sens des uns étant
régulièrement l’absurdité des autres, c’est la notion même de validité argumentative
qui – selon l’expression courante encore – «fait problème». Le mot de «sophisme»
ne cesse de servir dans le discours des uns et des autres — ce qui ne revient pas du
tout à reconnaître les ainsi nommés sophismes comme une catégorie délimitée et
claire.
Je me permets de revenir ici à titre d’illustration sur mes analyses des polémiques
anti-socialistes sur plus d’un siècle. Pour les polémistes «bourgeois» dès 1848, les
idéologies socialistes n’étaient pas seulement un compendium de théories
extravagantes et scélérates, un arlequin de «récriminations» et de «chimères», elles
étaient fondées sur des raisonnements constamment faux, sur une manière nouvelle
de dé-raisonner à travers une suite de paralogismes et d’absurdités. Les grands
systèmes sociaux n’étaient qu’un «tissu de sophismes»:104 ceci s’est dit et redit dès
Louis-Philippe. Le simple raisonnement allait faire justice des «sophismes
grossiers»105 dont le discours socialiste était parsemé; si on ne parvenait pas à
toucher les âmes simples (ou envieuses) qui s’y laissaient prendre, il importait du
104
Fourteau, Le socialisme ou communisme et la jacquerie du XVIe siècle imitée par les
socialistes de 1851, avec un Aperçu sur le droit au travail, 1852, 39.
105
Par ex. Courtois, Anarchisme théorique et collectivisme pratique, 1885, 1.
195
moins de dénoncer publiquement «des sophismes qui excitent la pitié et révoltent
le simple bon sens».106
Toutes ces idées absurdes et scélérates remontaient au «grand sophiste» qu’avait été
Jean-Jacques Rousseau. La confiance axiomatique dans la bonté naturelle de
l’homme, ont objecté tous les réactionnaires, n’était pas autre chose chez ce rhéteur
pervers qu’un sophisme par les conséquences. Sophisme que les sectes avancées
reprenaient d’autant plus obstinément qu’il leur était indispensable pour fonder leurs
théories chimériques. Si les humains ne sont pas naturellement dotés, une fois qu’ils
seront délivrés du délétère esprit individualiste et capitaliste, d’un «instinct de
solidarité», si les appétits de lucre et de profit sont profondément enracinés en leurs
âmes, alors le régime collectiviste qu’ils rêvent sera impossible sans répression et
coercition...
106
Fourteau, Le socialisme ou communisme, 196.
107
II, 101.
108
L’anarchie dans l’évolution socialiste, Paris: La Révolte, 1887, rééd. 1892, 20.
196
supposer que les humains appellent tout uniment «sophismes» les raisonnements qui
mènent à des conclusions qu’ils réprouvent, on peut supposer que les camps en
présence divergeaient bien quant à la validité de l’argumentable.
Jeremy Bentham en 1824 a composé un amusant ouvrage sur les sophismes courants
dans la vie politique, le Handbook of Fallacies. Il les divise en 4 catégories:
sophismes de l’autorité, sophismes du danger, sophismes de l’ajournement [d’une
mesure ou d’un débat], sophismes de la confusion [où le politicien s’efforce, avec
des notions amphibologiques et confuses, de noyer le poisson]. Les listes de
Bentham ne sont pas plus cohérentes que celles de ses prédécesseurs, mais au moins
le livre est amusant. Ce qui en fait l’unité sociologique et la perspicacité est la
roublardise politicienne et la démagogie constantes qu’une longue expérience de la
vie politique anglaise lui permet de synthétiser. Il ressort de son livre qu’en
rhétorique parlementaire, le sophisme pullule, le raisonnement clair, direct et
honnête est des plus rare, tout est fait pour éviter la vraie question, rendre obscur ce
qui était d’abord à peu près clair, intimider et censurer ce qui vous déplaît sans
songer à réfuter rationnellement. Si vous ne pouvez pas réfuter une thèse, changez
de terrain, attribuez à votre adversaire un point de vue différent, mais idiot ou
odieux, il criera «je n’ai jamais dit cela!», mais si vous criez plus fort que lui, il est
perdu. Nous sommes bien dans la dialectique éristique où il convient d’avoir
toujours raison. Le «raisonnement par les conséquences» (expression ironique de
Jean-Fr. Revel puisqu’il s’agit ici de se soustraire au raisonnement) y abonde et y
prédomine: vous avez les conclusions d’abord et vous fabriquez ensuite les
raisonnements qui s’y adaptent et y conduisent. Il ne faut jamais concéder quoi que
ce soit, même évident, qui semble favoriser la position de votre adversaire!
197
J’ai commencé à relever au chapitre 1 une série d’idées naïves qui hantent
séculairement le discours de la rhétorique. Elles semblent tenir au désir de tenir à
distance le genre de doutes et de remises en question dont certains philosophes, des
sceptiques aux postmodernes, sont friands. La théorie rhétorique, de jadis, de
naguère et d’aujourd’hui, fait la sourde oreille à des spéculations philosophiques et
à des analyses historiques innombrables, à des études de cas anthropologiques,
ethnographiques qui dérangent sa méthode traditionnelle. Elle continue à fonder ses
analyses sur l’axiome, platonicien autant qu’aristotélicien, parfois légèrement
«remanié» et assoupli, de l’unicité de la raison, renvoyant classiquement à l’ordre
négatif des fallacies, des paralogismes et sophismes et à l’univers désordonné du
pathos venu interférer avec la marche régulière du logos (un peu de pathos en
rhétorique, c’est bien, comme on le sait pour avoir lu les manuels, cela confère de
la «chaleur» à la persuasion, mais point trop n’en faut, point ne faut qu’il domine le
raisonnement!), les argumentations bizarres et les raisonnements hors de l’ordre
rationnel qu’elle postule et sur lesquels elle a le malheur de mettre constamment la
main.
Aucun ou presque aucun des prétendus sophismes recensés ne sont des schémas
absolument fous ou stupides, même si beaucoup ne sont pas fameux. L’évaluation
en tient aux circonstances et au contexte. Un même schéma est illogique dans un cas,
acceptable dans un autre. J’ai suggéré que beaucoup de sophismes sont en fait des
raccourcis de pensée assez légitime. Attaque ad personam contre Heidegger: que
peut valoir la philosophie d’un hitlérien? Eh bien, il n’y a que les dévôts de
109
Gabet, Gabriel. Traité élémentaire. La science de l’homme considéré sous tous ses
rapports. Paris: Baillière, 1842. III, 233.
198
l’heideggerianisme pour décréter cette objection-suspicion malavisée, sans la
moindre portée et l’écarter du revers de la main.
Ainsi, ni l’ancienne rhétorique dont le paradigme inébranlable est celui d’un vaste
répertoire topique composé de schémas rationnellement acceptables (quoique non
dépourvus de contradictions latentes), répertoire circonscrivant l’ordre du probable
et d’une périphérie composée de paralogismes échappés aux simples d’esprit et de
sophismes manipulés par des rhéteurs trop habiles, ni les «nouvelles rhétoriques» du
siècle passé – celles des Perelman, des Toulmin et de divers autres qui elles aussi
traitent invariablement les logiques qu’elles jugent déviantes et les raisonnements
a-normaux comme des accidents ou des aberrations sur lesquels on passe, ni du reste
(pour changer encore de secteur) les modèles épistémologiques les mieux connus
qui, de Kuhn à Foucault, conçoivent des successions de paradigmes ou d’épistèmès
avec des moments de transition, mais ne focalisent pas sur des coexistences
incompossibles synchroniques, des conflits insurmontables internes aux champs
disciplinaires, des théories incommensurables et intraduisibles l’une dans l’autre, ni,
au moins sous une forme dominée et théorisée, les sociologues de la communication,
des médias, de la vie politique, de l’opinion publique, aucun, dis-je, ne part de cette
prémisse heuristique, apparemment difficile à gérer, qui est que tout le monde dans
une société ne pense pas nécessairement de la même manière, que tout le monde ne
partage pas la même raison ni la même logique et que pour cela, les gens souvent
ne se «comprennent» pas.
Les travaux – nombreux en français et plus encore en anglais – sur les paralogismes,
les sophismes et fallacies sont pleins d’intérêt, abondants en données et en
observations, mais ils continuent à dresser des taxinomies, des typologies d’erreurs
de raisonnement ponctuelles, plus ou moins voulues ou involontaires, sans poser
d’emblée, comme il me semble qu’il faudrait le faire, qu’il existe des ordres psycho-
sociaux d’enchaînement, des dynamiques spécifiques du (dé-)raisonnement et sans
chercher à les recenser comme des ensembles ayant leur «logique».
199
encore et enchaînent avec d’autres raisonnements non moins bizarres. «Bizarre, moi
j’ai dit bizarre? Comme c’est bizarre!», comme murmure Louis Jouvet dans Drôle
de drame... C’est de ces ordres sociaux de bizarreries qu’il convient de dégager les
logiques.
Parcourons la liste bigarrée des sophismes classiques. Cette liste est un peu comme
celle des figures et des tropes: plus il y en, avec des noms rébarbatifs, plus les
auteurs de manuels semblent contents. L’incohérence y frappe non moins que le fait
que la définition et la qualification ne passent aisément que grâce à des exemples
bien trouvés, souvent un peu caricaturaux et souvent vieux comme la rhétorique
même, destinés à faire admettre au lecteur qu’on ne doit décidément pas raisonner
comme ça! Les erreurs logiques indiscutables (la non conversibilité de l’inférence:
quand une voiture n’a plus d’essence, elle tombe en panne, or, ma voiture est en
panne donc elle n’a plus d’essence!) et les jeux sur les mots y côtoient des
démarches simplement discutables, ou pas très fameuses – ou bien bonnes et
pertinentes parfois et spécieuses en d’autres circonstances. Par ailleurs, les
arguments dits valides, justement parce qu’ils ne sont pas contraignants au sens
logique, ne le sont que parce qu’ils conduisent parfois à de bonnes conclusions, mais
on peut tous les trouver insuffisants en haussant le degré d’exigence.
Aristote commence ses Péri tôn sophistikôn ‘elenkhôn, ses Réfutations sophistiques
avec les sophismes para tên lexîn, homonymies fallacieuses, polysémie, variations
sémantiques, changement d’extension et de compréhension logiques, tous les
«glissements subreptices», comme disait Bergson. Passons, il n’y a pas grand
problème, mais «CRS=SS», sophisme par calembour si pris littéralement et
démonstrativement, est un raccourci expressif et une hyperbole (un peu niaise) sans
plus.
200
problématique nouvelle, déplacer la question, l’élargir infiniment ou procéder à un
vaste travelling arrière; si on ne veut pas réfuter sur le terrain étroit du débat, si on
se sent acculé à perdre, et en dépit des belles règles que j’ai rappelées plus haut, il
faut rapidement changer de terrain, par exemple noyer la question trop précise et
contentieuse dans de vastes certitudes générales.
Secundum quid: démonstration correcte, mais qui ne vaut que d’un certain point de
vue, généralisation abusive donc. Le sophisme Secundum quid en vient à englober
toute généralisation, «les femmes sont bavardes», «les Français sont frivoles», «les
Italiens aiment les spaghetti»..., mais sans de tels topoï stéréotypiques, à user avec
précaution si vous voulez, il est impossible de produire des raisonnements pratiques.
Petitio principii, s’appuyer sur ce qui est à démontrer, supposer pour vrai ce qui est
en question. C’est le raisonnement circulaire, l’anglais dit «Begging the Question».
Variante de ceci, l’Assumptio non probata: A est «expliqué» par B qui n’est pas
moins douteux ou indémontré.
Non sequitur : l’argument est valide — simplement il ne prouve pas ce qui est en
question, ni n’est susceptible d’augmenter l’assentiment à la thèse soutenue; tout au
plus, il constitue un indice indirect. Il s’agit ici d’un vaste domaine de sophismes
d’inférence (un fait admissible est supposé preuve d’une thèse alors qu’il ne la
démontre pas) qu’on illustrerait abondamment par les approximations coutumières
des journalistes, et non moins par des raisonnements d’historiens, de sociologues.
Ad consequentiam: «Cette théorie est sexiste et fera du tort au progrès des femmes»
— sophisme qui alléguant des conséquences fâcheuses apparaît aux âmes militantes
comme une réfutation décisive de ladite théorie.
On rencontre en effet dans les manuels une série de sophismes en «ad —»: ad
verecundiam (vous devriez avoir honte de soutenir une idée pareille; ou bien: seul
un fasciste peut penser ceci etc.), ad misericordiam (appel aux sentiments), ad
ignorantiam («prouvez-moi que j’ai tort!» — Personne n’a jamais prouvé P faux,
donc P est vrai),110 ad baculum (toutes formes de «raisonnement» où on décèle
surtout de l’intimidation), ad populum (appel à la galerie, au peuple, à ses passions,
à ses préjugés – depuis la croyance aux sorcières jusqu’à la croyance aux sondages),
110
C’est l’argument de toutes les sciences occultes et des doctrines anti-establishment. Et de
fait, «Many of these theories that lie on or beyond the fringe of believability cannot be
definitely shown to be wrong». Quine, Web, 7.
201
e consensu omnium (tout le monde le pense, alors...), ad odium («procès
d’intention», imputation de mauvaises intentions dissimulées sous la thèse de
l’adversaire), ad metum (spéculer sur les conséquences fâcheuses ou redoutables de
la mesure attaquée, faire peur).
Le raisonnement par alternative tertium non datur, valide si, de fait, il n’y a
vraiment, c’est à dire logiquement ou concrètement, que deux possibilités, devient
un sophisme s’il exclut autoritairement une troisième possibilité rationnellement
concevable.
111
Walton, Place, 1.
202
La pétition de principe? Oui c’est la faute de raisonnement par excellence des
simples qui s’empêtrent dans leurs démonstrations:
Mais il est possible (ceci a été soutenu en tout cas) que toute grande théorie
philosophique comporte un raisonnement circulaire latent. On peut élargir la
catégorie de la pétition de principe pour y voir un cas fréquent de litige dialectique:
l’argumentateur présuppose quelque chose qu’il aurait dû prouver, quelque chose
qui fait partie de sa thèse et est inclus dans ses conclusions à titre de fondement
partiel de celles-ci. Mais beaucoup de raisonnements scientifiques décrivent une
situation globale où les conséquences rejaillissent sur les données premières:
raisonnement circulaire mais destiné à décrire une dynamique empirique qui ne le
serait pas moins!
L’Assumptio non probata: A est «expliqué» par B qui n’est pas moins douteux ou
obscur. Oui, vous trouvez comme moi ce schéma de raisonnement fallacieux à sa
face même, ... mais toute la psychologie freudienne explique un comportement
bizarre par une «structure inconsciente» non moins indémontrable et inexplicable,
la sociologie bourdieusienne explique le même comportement par un «habitus»,
avons-nous réellement avancé ou sommes-nous dans la sophistique? Je vois que
vous hésitez.
Argument Ad personam
Est-ce, encore un coup, un vrai sophisme? Oui, s’il se ramène à une attaque
personnelle, ou s’il prétend empêcher par la calomnie une partie d’avancer un point
de vue. Oui encore s’il attaque l’adversaire faute de répondre à ses arguments et
pour n’avoir pas à le faire. Sans doute en pure logique, un argument moral sage
énoncé par un tueur en série vaut mieux qu’un argument idiot énoncé par Mère
Thérésa. Mais justement nous ne sommes pas en pure logique, mais dans la vie
sociale et l’argument ad personam a évidement la plupart du temps une certaine
203
validité.112 Paul De Man, professeur à Yale, avait publié, révèle-t-on, des articles
antisémites dans la presse collaborationniste bruxelloise en 1942. Cette «erreur de
jeunese» ruine-t-elle ses théories littéraires en 1982? Le cas ainsi résumé, la réponse
de vos esprits logiques est Non, bien sûr, quelle idée! Mais les années de polémique
suspicieuse contre celui qui fut le très singulier père belgo-américain du
déconstructionnisme montrent que ce n’était pas «si simple que ça». «Attaquer» une
thèse en montrant que celui qui la soutient se met en contradiction avec ses propres
principes, que ses idées sont contredites par ses actes, qu’il ne pratique pas ce qu’il
prêche, c’est tout à fait raisonnable nonmoins qu’efficace. Cela ne prouve pas que
ces idées sont fausses, mais cela fait planer un soupçon pertinent sur elles.
Connexe est le «Motive Fallacy» ou sophisme qui, montrant que quelqu’un a intérêt
à soutenir une thèse, ou lui prêtant des intentions plus ou moins dissimulées, conclut
tout de go que cette thèse est fausse ou qu’elle ne mérite pas d’être réfutée. Si on
trouve des motifs personnels à celui qui parle pour conclure dans un sens donné, on
argue que ses intérêts seuls sont satisfaits par la proposition qu’il soutient. Dit
comme ça, c’est inacceptable – mais une fois encore, c’est affaire de contexte et cela
peut ne revenir qu’à un certain raccourci pratique (sinon rigoureux) du
raisonnement réfutatif. Toutes les théories de «l’idéologie dominante» consistent à
dire: les Bourgeois disent ça, ils soutiennent ces valeurs parce qu’ils y ont intérêt.
Leur prétention à parler au nom de tous est une duperie par le seul fait démontrable
qu’ils y ont intérêt etc.
112
Pour ma part, j’appelle ad hominem l’argumentation – c’est affaire de stratégie – où je me
place sur le terrain de l’adversaire alors que ce terrain n’est pas le mien.
113
Angenot, Démocratie.
114
La révolution sociale, 31. 7. 1881.
204
mains. Bonapartistes et opportunistes chantent à l’envi ses
louanges: dette de reconnaisance et espoir d’avenir. Le peuple
trompé applaudit.115
115
Vaillant, Edouard. Le suffrage universel et les élections municipales. Paris: Alavoine,
1880, 3.
116
À distinguer de la figure de l’Apodioxis qui renvoie une accusation à l’accusateur. C’est
le mouvement du socialisme sentimental à la Eugène Sue: le forçat innocent et la prostituée
vertueuse accusent la Société injuste qui les condamne hypocritement alors qu’ils en sont les
insignes victimes. Tous sont victimes, forçats, prostituées, alcooliques, délinquants, assassins
etc. Tout dominé est en droit de reprocher au dominant les vices dont celui-ci l’accuse. Ce
sera aussi le raisonnement des premières féministes; sans doute reproche-t-on communément
au beau sexe certains défauts et tout n’est pas faux dans les diatribes misogynes, mais «leurs
faiblesses et leurs malheurs sont généralement la faute et le crime des hommes». [Cabet,
Étienne]. La femme, son malheureux sort dans la société actuelle, son bonheur dans la
communauté. 7e éd. Paris: Bureau du populaire, 1848, 10. Nul ne naît méchant, débauché,
criminel, et cependant certains le deviennent; la société est donc responsable de ceux qui le
sont devenus.
205
suspicion légitime en d’autres circonstances: on est tenté
d’écarter les enquêtes subventionnées par les compagnies de
tabac et qui concluent à l’innocuité du produit, même si elle sosnt
bourrées de données et de chiffres.
L’argument d’autorité
L’argument d’autorité? Il figure dans tous les catalogues de sophismes et est montré
contigu de l’argument ad verecundiam (vous devriez avoir honte de mettre en doute
etc...) Et je peux toujours montrer sophistique et faiblard l’argument d’autorité par
le fait que, de nos jours, SS. le Pape et NN. SS. les Évêques ne procurent plus de
bons arguments. Mais l’appel à l’expert? La preuve par l’ADN dont j’ignore (et le
206
jury aussi en dépit de l’exposé qu’on lui assène) si elle est aussi infaillible qu’on le
dit? Sophismes? Spécialement aujourd’hui où nous sommes bombardés d’opinions
d’experts qu’il serait socialement peccamineux de mettre systématiquement en doute
(bien que nous nous doutions un peu qu’un autre expert viendrait tout contredire).
Or, qui a nommé l’expert? Souvent de nos jours, ce sont les médias qui ont désigné
et élu le photogénique et prévisible, pas trop controversé, expert dont on est censé
boire les paroles et les tenir pour «vérités d’évangile».117
117
Sur le rôle éminent de l’expert dans la doxa d’aujourd’hui et sa logistique ad hoc, voir
Dumoulin, Recours.
118
Doury, Débat, 105.
119
Idéologie, 123.
207
d’intimidation ad ignorantiam (prouvez que l’expert a tort si vous n’adhérez pas)
ou de pétition de principe:
Tout ce qui est écrit dans la Bible est la vérité: voyez Timot., 3:
16.
L’argument de l’unanimité des sages vaut-il mieux que ceux qui précèdent? Mais
même quand tous les experts sont d’accord, l’histoire démontre qu’ils peuvent s’être
mis le doigt dans l’œil. L’autorité de l’opinion générale ou sophisme ad populum?
Comme le serine la publicité depuis un siècle avec son argument de vente
fondamental, «100.000 clients satisfaits ne peuvent pas se tromper!» Certes, mais
l’opinion s’est aussi souvent trompée – comme le démontre tout examen rétroactif.
Elle a fréquemment soutenu avec conviction dans le passé, en dépit de quelques
dissidents, des idées ou chimériques ou répugnantes ou les deux. N’est-il pas
téméraire cependant de conclure qu’en gros et en détail, elle doit se tromper
aujourd’hui dans les mêmes proportions que dans le passé. Elle a imposé du reste,
ce qui n’est pas fréquent dans l’histoire, quelques sophismes nouveaux,
insoupçonnés d’Aristote, comme l’autorité des Alleged Victims: une victime
d’inceste, de «harcèlement» etc. ne saurait mentir ni fabuler!
Le schéma contraire, qui réfute une thèse par la faible crédibilité ou le très petit
nombre de ceux qui la soutiennent? Mais ici, l’histoire accumule les exceptions où
seuls ces happy few avaient raison. Je n’insisterai pas sur l’argument par la
statistique, scientifique pour les uns, sophistique pour les autres qui rappellent que
les chiffres les plus exacts peuvent être au service d’hypothèses biaisées et de
catégories absurdes.
120
Dirons-nous aujourd’hui: Le prétendu «devoir de mémoire» – cette expression odieuse à
force d’usage componctieux, hypocrite et moralisateur par tous les politiciens véreux – vient
se substituer au ci-devant Sens de l’histoire et à la critique historique, c’est donc bon et bien.
208
car je ne me tiens pas responsable des gens qui m’approuvent, si
je crois n’avoir rien fait pour leur plaire, mais sophisme bien
agréable quand je l’adresse à mon adversaire parce qu’imparable.
Je poursuis la discussion sur la validité des types d’arguments en relevant tous les
autres cas où cette validité peut être et est effectivement contestée. Contestée: il
existe en fait à chaque fois des arguments pro et contra quant à la pertinence du
recours à telle ou telle démarche persuasive et quant à son caractère probant ou
fallacieux.
121
Le marxisme et son critique Bernstein, Paris: Stock, 1900, 1.
122
Bloy, Je m’accuse, 104.
209
Je ne m’attarderai pas à la question des preuves «atechniques» (selon le terme
d’Aristote), c’est à dire des inférences à partir d’indices:123 le nombre des indices,
la nature des faits allégués, des témoignages en quantité et qualité susceptibles de
convaincre ou d’augmenter la probabilité d’une thèse sont balisés par des règles
intriquées et floues qui fixent des seuils du probable et des critères du recevable. En
quoi un ou plusieurs indices seront-ils probants? En quoi seront-ils à construire
comme convergents ou autophagiques? Que vaut (et dans quelles circonstances peut
valoir) une «preuve circonstantielle» (pour reprendre ce terme du droit criminel
anglo-saxon, lequel écarte ces sortes de preuves du droit pénal)? Qu’est-ce que
l’évidence factuelle, c’est à dire qu’en est-il de l’énoncé de fait qui se suffit à lui-
même et se passe de corroboration et de cadre conceptuel? Qu’est-ce qu’une preuve
directe, indirecte, partielle, ambigüe, faible, spécieuse etc., et quels critères
permettent de les distinguer? Les gens «convaincus d’avance» se contentent de
preuves indirectes, médiocres, ténues et d’indices équivoques; les sceptiques exigent
au contraire des preuves «solides» et ne se laissent pas aisément satisfaire. Mais
encore un coup, le désaccord entre les parties peut porter sur ce qui sera tenu pour
«solide» ou pas, notamment sur ce que valent les arguments par le témoignage d’un
seul, par le témoignage rapporté, par l’autorité établie, par la tradition immémoriale,
par l’opinion unanime, par celle des sages ou des savants, par la vox populi, par le
«tout-se-passe-comme-si» (abductif). Ils peuvent être décisifs pour les uns,
dépourvus de poids et fallacieux pour d’autres.
J’en viens aux types d’arguments qui ne sont pas des enthymèmes (topos –
application – conclusion: si une chose est absolument bonne, le plus de cette chose
est meilleur; or, la liberté d’expression est bonne dans l’absolu; donc une liberté
d’expression sans restriction ni limite aucune est excellente) ni des schémas
doxiques inférants (toute mère aime ses enfants; or ma cliente est la mère du
plaignant; elle n’a donc pu vouloir lui faire tort). Ces types de raisonnements non-
enthymématiques qui ont dans le discours une place et un rôle énormes ne sont pas
systématisés et sont largement passés sous silence par les rhétoriciens classiques et
même modernes qui voient bien le cas de l’induction, épagogè, parce qu’Aristote
en a spécialement traité, mais ignorent l’abduction, le contrefactuel dont la
Rhétorique ne dit mot et sont souvent superficiels et sommaires sur le dilemme et
le raisonnement à plusieurs branches, sur l’analogie et l’épitrope...
Ces types sont les suivants : l’induction généralisante, les explications causales (qui
peuvent être tenues pour une catégorie à part de l’enthymème, mais ouvrent une
vaste problématique particulière), les raisonnements à deux branches (alternative et
dilemme), le raisonnement apagogique ou par l’absurde, l’abduction ou inférence
à la meilleure explication, les formes du raisonnement probabiliste, prévisionnel et
123
Il faut distinguer ce sens du mot inférence, des inférences enthémématiques et des
inférences probabilistes.
210
conjectural, les raisonnements contrefactuels et les logiques des mondes possibles,
le raisonnement par analogie enfin.
Il n’est pas facile de distinguer dans les analyses de textes l’induction de ce qui joue
le rôle que de l’illustration par des exempla d’une idée déjà reçue dans la doxa,
l’illustration par des «faits» d’une conviction acquise ou d’un idéologème préformé
dont les exemples donnés et la réassertion de la règle sont censés réactiver la
crédibilité.
124
Topiques, I, xii.
125
Vernulaeus, Topica, 46.
211
le même sens que lui — pas plus qu’aucune obligation ne détermine la quantité de
faits qu’il sera exigé d’alléguer pour induire ni ne fixe des critères à leur
ressemblance et à la justesse de leur rapprochement et de leur identité catégorielle.
L’induction peut s’appuyer sur un seul exemplum, supposé suffisamment frappant
non moins que «typique» (mais qu’est-ce que le typqiue?), ou les multiplier,
accumuler les exemples semblables ou convergents (c’est la figure éminemment
oratoire de la congerie), donner une impression d’abondance convaincante par effet
de masse. Elle est affaire de talent rhétorique, d’art de présenter les choses et non
de soumission à des règles informelles même floues. Elle peut énumérer sèchement
ou bien développer l’exemplum unique mais bien choisi en un petit récit, en
anecdote, en apologue, en parabole. L’exemple inductif est le lieu par excellence du
pathos et l’occasion du passage au narratif. Il doit être d’abord admis pour vrai,
attesté et «frappant» en sa signification littérale, puis accepté, seul ou complété
d’autres, comme base suffisante ou satisfaisante d’une maxime générale. L’induction
en effet ne se borne pas à généraliser, elle cherche à transférer à la généralisation le
pathos inhérent aux exemples invoqués. Il convient souvent, non de conceptualiser
ou de généraliser, mais d’abord et avant tout de faire voir, de faire sentir. L’esprit
va de l’observation concrète du monde à sa mise en normes en évitant la déperdition
émotive de l’abstraction. Ce qui doit frapper les esprits, ce qui est scandaleux, ce qui
appelle la conviction, ce qui réclame la réaction du public, n’est pas de l’ordre de
la généralité mais de la singularité. L’induction appelle un supplément intuitif de
l’auditeur, la réminiscence de cas semblables qui viennent combler l’écart entre les
exemples et l’amplification.
Les règles générales issues de l’induction sont ce qu’elles peuvent être: pratiquement
utiles quoique fausses en bonne logique, correctes en général avec des «exceptions
qui confirment la règle», ou fallacieuses et tendancieuses et ne convaincant que des
convertis. Les oiseaux volent ... sauf les kiwis, les autruches, les émeus: finalement
il y en a pas mal qui ne volent pas. Toutes les émeraudes sont vertes, tous les
corbeaux sont noirs, mais tous les cygnes ne sont pas blancs. Il est censément
raisonnable d’accepter une règle basée sur une généralisation: je dois faire plus
attention à mon portefeuille dans les rues de Tegucigalpa que dans celles de
Copenhague — mais pour certains, notamment pour un patriote tégucigalpèque c’est
ici un odieux stéréotype. Le Voyageur anglais qui débarque à Calais est un fameux
inducteur abusif: «... en France, note-t-il dans son carnet, toutes les femmes sont
rousses et toutes les pantoufles à carreaux...» Tous les préjugés carburent à
l’induction obsessionnelle. Quiconque pense que les Juifs aiment l’argent, ou que
les Noirs sont violents arrivera toujours avec de nouveaux exempla qui confirment
son idée fixe.
212
Combien d’exemples et de quelle qualité faudrait-il disposer pour conclure? Dans
bien des cas, un très bon exemple semble suffire. C’est l’exemple de Paul Veyne
critiquant la pratique naïve de certains historiens. L’historien, tout heureux, a mis
la main sur le journal d’un curé de campagne poitevin détaillant la colère de ses
paysans contre la fiscalité de Louis XVI: il s’appuie sur cet exemplum unique pour
conclure que, dans les années 1780 tous les villages français pensaient comme ça.126
Le raisonnement explicatif-causal
En toute rigueur, l’explication causale n’est jamais vraie. La notion est elle-même
confuse: elle amalgame du nécessaire-immédiat, du sine qua non, du déjà-là
cumulatif, des conditions de possibilité, des responsabilités indirectes, des hasards
propices, des antécédents et des précursions, des motifs attribués aux agents,
lesquels sont à leur tout «expliqués» par des intérêts, des contraintes systémiques,
des facilitateurs d’événements. La ou les causes les mieux fondées n’expliquent
126
Voir Amossy, Argumentation, 135, sur les incertitudes de l’exemple historique.
213
jamais exhaustivement un événement de la vie sociale pas plus qu’un fait historique,
mais seulement des aspects de cet événement et seulement à un degré de probabilité.
Et bien sûr, ces causes ont des causes auxquelles on devrait ou non «remonter».
Non seulement la cause ultime ou l’une des causes efficientes échappe toujours
parce que trop reculée ou trop ténue («l’aile du papillon»), mais l’enchaînement des
causes sine qua non n’est pas connaissable: si Napoléon n’avait pas épousé
Joséphine aurait-il perdu à Waterloo? Eh bien, il est impossible d’affirmer qu’il n’y
a aucun lien possible et qu’il s’agit de séries indépendantes, puisque le non-mariage
de Bonaparte avec Joséphine aurait entraîné un nombre considérable mais non
mesurable de changements en aval.
Il y a des sophismes de la cause plus frappants mais ils sont généralement mieux
perçus et de moindre danger à ce titre: sophisme de la causation illusoire, j’ai gagné
au Casino parce que c’était mon jour de chance... (De même pour le raisonnement
prévisionnel: les hommes qui raisonnent ont beaucoup de mal à penser l’aléatoire
214
et à en tenir compte; voir plus loin127). Sophisme de la co-variation; que deux choses
varient en dépendance directe ne permet pas de conclure à une cause quelconque de
l’une à l’autre. Sophisme aussi de la cause reportée par anachronisme sur le sens et
la fonction du phénomène: les privilèges de l’Ancien régime sont une des causes de
la Révolution. Admettons-le, mais ils ne servaient pas à cela, ils ne subsistaient pas
pour servir de cause un prochain jour à une révolte du Tiers. En ce sens, toute
explication causale non intentionnelle est aussi potentiellement anachronique.
Dans la mesure où les hommes ont besoin de trouver des «responsables», «qui voit
ses peines voit ses haines» et qui voit ses peines trouve quelqu’un ou quelque chose
à haïr. Un mal avéré qui se perdrait dans un enchaînement en amont de causations
diffuses et que finalement personne n’aurait voulu, ne satisfait pas. Faute de
maîtriser son destin, l’homme doit au moins s’expliquer son malheur. Les livres ne
manquent pas sur les théories médicales et populaires sur les causes prétendues des
épidémies avant Pasteur: les lépreux, les Juifs et autres «boucs émissaires».
Une sophisme moderne (je dis encore et toujours, sophisme pour certains, schéma
admis et apprécié par d’autres) de la cause est celui de trouver raisonnable (et
éclairant) d’expliquer une donnée par un motif irrationnel: pourquoi est-il joueur?
127
Le hasard n’est pas l’absence de cause, c’est l’absence de cause identifiable ou rapportable
à la volonté d’un agent.
128
En matière de cause-responsabilité, l’homicide par imprudence est une catégorie juridique
qui choque un peu les Logiciens. Le geste reproché est cause, mais indirecte et sans intention
de nuire; il est blâmable malgré tout.
215
– Parce que cela lui donne un plaisir pervers de risquer son fric et de perdre. Ici je
pourrais faire comme les petits enfants et redemander: – mais pourquoi? – Parce
qu’il est maso... On n’avance décidément pas.
On en vient au sophisme ultime, au sophisme-axiome: que les choses ont une cause
et une «raison d’être». Que les melons ont des côtes pour pouvoir être découpés et
mangés en famille.
L’abondance des schémas explicatifs douteux explique que les causes alléguées
soient la source la plus immédiate, enragée et cacophonique de polémiques. – Tu as
eu une indigestion après avoir mangé des escargots, parce que tu en as mangé! –
Mais pas du tout, se rebiffe l’amateur d’escargots. Contrefactuel négatif: – Si tu n’en
avais pas mangé, tu n’aurais pas été malade! – Qu’est-ce que tu en sais? Adversatif:
– Moi qui n’en ai pas mangé, je n’ai rien eu. – Qu’est-ce que ça prouve? Tout
dénégateur qu’il vous paraisse, logiquement, c’est l’amateur d’escargots qui a
raison.
Comme le disent les historiens (avec une image mathématique fallacieuse destinée
à donner un air de sérieux et de prudence à leurs spéculations), les grands
événements n’ont pas une ou des causes décisives, mais on peut en dégager des
«facteurs».129 Bouvard et Pécuchet discutant, avec toute leur génération, des «causes
de la Révolution» illustrent bien le caractère inépuisable et indécidable de
l’explication causale et le comique inhérent aux recherches et débats interminables
sur les grandes Causes. Et pour rester dans l’ironie romanesque, Alexandre Dumas
cette fois, dans Les Mohicans de Paris, avec son inspecteur Jackal et son mantra
d’enquêteur plein d’expérience de la vie, «Cherchez la femme!», montre de son côté
le comique des théories causales exclusives et des explications uniques censées
épuiser la question.
À l’inverse, P. Lipton remarque qu’une chose peut être une bonne explication
conclusive, même si elle demeure elle-même inexplicable.130 Le Big Bang explique
certains phénomènes observables, même si on n’explique pas et si on n’expliquera
jamais pourquoi et comment il s’est déclenché. La sécheresse explique la mauvaise
récolte, même si je n’ai pas une explication rigoureuse des raisons de ladite
sécheresse.
On mettra surtout dans cette catégorie et cette zone grise sophistique, les erreurs
sophistiques réunies sous le nom de Post hoc ergo propter hoc. On regroupe ici tous
les raisonnements qui suggèrent que des événements antérieurs expliquent (avec
toute l’imprécision de ce verbe «expliquer») ce qui a suivi. Les raisonnements qui
129
Il y a quelques bonnes pages là dessus dans Fischer, Historians’ Fallacies, au chap. VI.
130
Inference, 22.
216
confondent l’antériorité et la causalité, l’intention et l’effectuation, la facilitation,
le favorisant, l’accessoire, l’épiphénoménal avec la ou une cause, les conditions
générales d’arrière-plan avec celle-ci, la donnée intermédiaire avec la cause ultime
en sont diverses variantes. Les historiens, ai-je dit, parlent de «facteurs» quand ils
ne veulent identifier ni des causes nécessaires, ni la cause suffisante, mais signaler
prudemment une donnée qui a pu «jouer». Ensuite et dans la mesure du possible, ils
se cherchent ailleurs des situations analogues où cette donnée ne figure pas et les
conséquences alléguées ne se produisent pas non plus. Cette comparaison avec une
situation analogue peut jouer en la faveur de leur thèse, mais on voit bien qu’en
stricte logique, elle ne prouve jamais rien.
On admettra qu’il est bien difficile de dégager les causes effectives ou sine qua non
dans un ensemble de phénomènes antécédents constants, événements qui ont eux-
mêmes des causes. Déciderais-je que les courses aux armements qui apparaissent
précéder les guerres modernes sont, sinon la cause, du moins «une des causes» de
ces guerres? Sans doute les unes précèdent régulièrement les autres, sans doute sans
surarmement pas de guerre, mais on pourra objecter que ce sont les frictions entre
217
puissances qui engendrent les courses aux armements, que celles-ci ne sont qu’une
conséquence adventice de celles-là et que mon explication qui ne les mentionnait
pas, est éminemment «fallacieuse» à ce titre.131
Ce qu’on définit comme les «idéologies» au sens le plus large englobe notoirement
des systèmes à explication unique. C’est même un bon paramètre définitionnel. Cela
vaut des réactionnaires aux socialistes en passant par tous les intermédiaires: les
idéologies que nous retrouverons avec leurs logiques divergentes au chapitre 3, sont,
entre autres choses, des dispositifs à procurer une explication unique du malheur des
temps – et à tirer de celle-ci, ipso facto, une «solution».
L’explication par le motif, elle aussi, est toujours à quelques égards fallacieuse aussi
parce que simplificatrice et faussement évidente: «Il était en retard pour son rendez-
vous dans l’est de la ville, il a donc pris un taxi...» Non, c’est toujours X (et a, b,
c...) donc Y: il était en retard et il avait les moyens de se payer un taxi et il ne
souhaitait surtout pas poser un lapin à la personne en question etc.
L’alternative n’est pas un argument; c’est une manière indirecte de raisonner sur
deux «branches» qu’on a construites. Si je ne parviens pas à démontrer A par voie
directe, je peux parfois m’y prendre autrement et construire un paradigme: je pose
qu’on a A ou bien B, tertium non datur, sans tierce possibilité, or B est impossible,
absurde, résolument mauvais, donc A.
On voit tout de suite que ce mode de raisonnement prête le flanc à la critique soit
qu’on remarque qu’A en soi n’est nullement démontré probable ou réaliste ou
bénéfique parce qu’on a seulement écarté B, soit qu’on objecte que la thèse
préalable A-ou-B, tertium non datur, est construite ad hoc pour forcer à conclure
A, soit qu’on indique que l’alternative insupportable (le «dilemme» dira–t-on alors)
A ou B démontre non pas que le choix A s’impose, comme votre adversaire le
prétend, mais a contrario que la question est mal posée ou la situation même,
inacceptable et à corriger dans son essence ou dans ses causes.
131
Fearnside, Fallacy, 22.
218
c’est ça, justement, penser juste – face à d’autres qui pensent que dériver de
dilemmes en alternatives est la meilleure recette pour déraisonner.
L’alternative est en tout cas une machine rhétorique habile et souvent terroriste,
destinée à prendre en tenaille et à intimider les réticents — ou vous êtes pour le
suicide assisté ou ce que vous voulez c’est que les grands malades souffrent le
martyre pendant des mois et des années; — ou vous êtes pour le camp de la paix,
des peuples opprimés et de Staline, ou vous vous «rangez» dans le camp des
exploiteurs impérialistes.
Le philosophe Robert Fogelin vient de publier un subtil essai, Walking the Tightrope
of Reason, 2003. Il dégage bien – pour la condamner – la récurrence dans la vie
intellectuelle présente, dans la vie de campus nommément, de ces faibles
raisonnements qui, trop rigides au départ, débouchent sur le plus mol relativisme:
Ou il existe des standards moraux absolus, ou la moralité n’existe pas! Ou un texte
a une signification fixe et déterminée, ou bien tout texte est dépourvu de sens et
signifie n’importe quoi! Et cetera. Les postmodernes raisonnent souvent en effet
comme jadis le faisaient les croyants – par alternative et élimination: la morale est
une jobardise si elle est sans aucune obligation ni sanction, idée insupportable, donc
le paradis et l’enfer existent – ainsi raisonnait le conservateur jadis. Les
postmodernes font de même, ils sont des logiciens binaires rigides dans un premier
temps, mais qui ne sont rigides que pour pouvoir tomber dans le nihilisme
confortable de l’ataraxie... avec en prime le sentiment d’avoir fortement raisonné.
Ce sont les faiseurs et les esprits abstraits qui raisonnent constamment par dilemmes
et alternatives bipolaires. Dilemmes trop logiques puisqu’ils suggèrent qu’il y aurait
dans la logique même des règles créatrices de conflits et d’apories constants. Leurs
adversaires plus souples croient savoir que, «dans la vie», il y a presque toujours une
ou plusieurs possibilités intermédiaires ou tierces que le binarisme a éliminées.
219
topographie politique loin de la «gauche»: «Ce n’est jamais la lutte entre le bien et
le mal, c’est le préférable contre le détestable».132
132
En exergue de Judt, Burden.
133
«L’application du système collectiviste», Revue socialiste, vol. 1898, 703.
134
Lucien Deslinières, L’application du système collectiviste, Paris, 1899, 456. Un socialiste
anarchiste italien doté d’esprit critique, Saverio Merlino, l’auteur de Formes et essence du
socialisme, Paris: Giard & Brière, 1898, soutenait au contraire que «les principes
collectivistes et communistes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et que tous les deux sont
appelés à se rencontrer dans la société capitaliste», qu’au contraire, la succession de modes
de production contrastés l’un à l’autre — capitaliste, collectiviste et enfin communiste —
était une vue de l’esprit. Pour beaucoup, une telle proposition était à la fois scandaleuse et
inintelligible.
220
Cette façon de raisonner alternativo-utopique n’est pas propre au socialisme
moderne et Vilfredo Pareto n’avait pas tort de la voir fonctionner déjà chez Thomas
More, à la réserve près, ajouterais-je, que l’humaniste anglais ne développe dans son
immortel roman de l’Utopie qu’une expérience mentale, un Denkexperiment, et non
un programme positif. «Le raisonnement que fait plus ou moins sciemment More,
ainsi d’ailleurs que la plupart des réformateurs, paraît être le suivant: A produit B,
qui est nuisible, C est le contraire de A, donc en remplaçant A par C nous ferons
disparaître B et les maux qui affligent la société cesseront».135 Vers 1830, ce qui se
produit de décisif pour la modernité, c’est que ce vieux raisonnement utopique de
conjecture rationnelle est transfiguré en démarche déclarée «scientifique». «Nous
allons mettre en regard de ces hideuses amours civilisées empreintes de fausseté, de
perfidie, de matérialisme et de cupidité, les amours d’Harmonie etc.», ainsi procède
un traité fouriériste.136 Comment ne pas préférer une société «où l’on dépenserait en
écoles ce qu’il faut aujourd’hui dépenser en prisons. Où à l’usure qui est un grossier
despotisme, on subsituerait le crédit gratuit qui est la dette de tous envers chacun?
etc.»: vers 1848, ces contrastes constituaient une démonstration.137
Le dilemme est un autre raisonnement à deux branches qui par des voies diverses
amènent à la même conclusion. Structure elle aussi aisément fallacieuse. Petit
exemple, doublement scolaire: ou c’est un bon étudiant, il aura une bourse et n’aura
pas besoin de mon aide financière, ou c’est un mauvais étudiant, et il ne la mérite
pas ; conclusion: pas un sou!
Le raisonnement apagogique
J’ai montré dans mon Marxisme dans les Grands récits (2005) que le raisonnement-
clé, le raisonnement préliminaire de tous les socialistes utopiques (et des autres
135
Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes, Giard & Brière, 1902, II, 261.
136
Hennequin, Victor. Les amours au phalanstère. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847,
5.
137
Louis Blanc, Nouveau Monde, 1: 1849, 5.
138
Hirschman, The Rhetoric of Reaction, ne s’y arrête guère cependant.
221
socialistes ultérieurement, mais de façon plus tortueuse, moins candide et explicite)
est une variante du raisonnement alternatif, le raisonnement apagogique ou ab
absurdo. Ou A ou Â, or A est absurde etc., donc Â. Le rejet d’une thèse ou d’un
principe conduit à une absurdité, il conduit à des conséquences contraditoires ou à
une conséquence nécessairement fausse; il faut donc accepter cette thèse faute de
pouvoir la nier. C’est une sorte de syllogisme indirect.
Le réformateur doit se demander, avant de disserter sur une meilleure et plus juste
organisation sociale, si le juste ici-bas n’est pas nécessairement un imbécile, et si «le
fripon, hypocrite et adroit, [ne] se trouve [pas] seul à raisonner juste»?139 Voici un
de ces scandales premiers de la vie en société: or, la «conscience» ne peut raisonner
là dessus qu’ab absurdo, ce qui reviendra à tirer de l’absurdité morale omniprésente
quelque chose de «fondé en raison». «Ou bien le Moi commence et finit avec la vie
présente, et dans ce cas, l’intérêt de chacun est exclusivement relatif à son bonheur
dans cette vie»...140 Voici en effet une amorce qui me semble justement raisonnée.
Ou bien quoi d’autre? «Quel est le devoir fondé en raison de celui qui n’est appelé
qu’à vivre un temps plus ou moins long? De passer ce temps le plus agréablement
possible (...) en se satisfaisant en tout et toujours».141 Toujours rigoureusement
raisonné, mais de plus en plus déplaisant et insupportable pour ce qu’on nomme la
«conscience»! L’honnête homme, selon toutes les apparences, est bel et bien un
jobard, c’est «un sot dupe d’un sophisme».142 Il n’est pas raisonnable de lutter pour
l’improbable avènement d’une société juste. L’impunité du méchant et de
l’exploiteur est la règle ici-bas plutôt que l’exception. La vaine souffrance de
l’innocent n’est pas moins dans l’ordre éternel des choses. La promesse d’une
prochaine société égalitaire est simplement une chimère destinée à apaiser le
ressentiment des humiliés. Le règne de la force, sous des oripeaux démocratiques
ou non, se perpétuera indéfiniment. Face à ces logiques intolérables et si l’on veut
en sortir, on ne peut que raisonner ab absurdo et construire une alternative du mode
tollendo ponens, — latin d’école pour un procédé-clé: une des branches de
l’alternative étant non pas absurde mais au contraire, hélas, rationnelle, trop
rationnelle, et désolante, l’esprit se sent «contraint» de choisir l’autre.
139
Colins, Science sociale, V, 313.
140
J. Putsage, Études de science réelle (éd. 1888), 169.
141
L. de Potter, La réalité déterminée par le raisonnement, ou questions sociales sur
l'homme, la famille, la propriété. Bruxelles, 1848, 27.
142
Colins, Le socialisme rationnel. Paris: Librairie nouvelle, 1851, 5.
222
conduiraient à leur malheur, qu’il se soit plu à créer des classes où les uns sont
condamnés à l’indigence pour permettre aux autres d’être heureux. Cela n’est pas
possible, «Dieu» n’a pas voulu cela, c’est donc à l’absurdité «civilisée» que nous
devons le monde à l’envers où nous vivons où toutes les passions sont réprimées et
sources de conflits entre les hommes. Tout Fourier est ici: comment supposer que
«Dieu» ait voulu, de quelque façon qu’ils s’organisent et cherchent à coexister, le
malheur des hommes en société? Impossible à admettre, donc c’est la société
actuelle qui est mal organisée. Dans le monde sociétaire futur, de toutes nos passions
libérées naîtront le bonheur collectif et l’harmonie. Jean-Jacques Rousseau, mais un
Rousseau déconstruit, est derrière l’axiome fouriériste: toutes nos misères viennent
de la contrainte sociale. Ce raisonnement apagogique, raisonnement par rejet des
conséquences intolérables d’une des branches de l’alternative, raisonnement premier
des Grands récits, peut se repérer comme l’amorce de la logique de l’espérance.
Elle semblera radicalement déraisonnable à celui qui n’y entre pas. (Voir sur tout
ceci le chapitre 3.)
223
Il y a deux sortes de signes: les uns concluent infailliblement ...;
car la cendre est un signe certain qu’il y a eu du feu et la fumée
est un signe certain qu’il y en a. La respiration est un signe certain
que l’animal est encore en vie. Les autres ne concluent pas
nécessairement; par exemple qu’un homme ait à la main une épée
nue, et même sanglante, auprès d’un corps mort; cela ne conclut
pas nécessairement qu’il soit l’auteur du meurtre. ... cette sorte de
raisonnement n’est point sans défaut.143
143
Gibert, Rhét., 116. Il raisonne en rhétorique juridique
224
L’abduction axiologique. C’est une hypothèse sur le préférable, notamment moral,
contemplatif (non pratique). Le Morse et le Charpentier ont tous deux mangé à qui
mieux mieux les pauvres huîtres. Mais Alice (au Pays des Merveilles) est une petite
fille qui aime raisonner moralement, c’est à dire affronter l’insoluble et ratiociner
sur qui est gentil et méchant en créant des règles ad hoc:
I like the Walrus best, said Alice: because he was a little bit sorry
for the poor oysters.
L’abduction portant sur les causes. Un phénomène s’étant produit, une crise
politique, une catastrophe, une émeute, montrez qu’il était probable qu’il se produise
— avec à la clé le fait que, s’étant produit, l’événement actuel renforce l’idée de sa
propre probabilité. On n’est pas loin du raisonnement circulaire.
225
L’arbitrage d’abductions. Il y a très souvent, face à des problèmes «sociaux», face
à des situations «historiques» par exemple, plus d’une abduction possible devant une
situation qui comporte d’ailleurs des inconnues et des «boîtes noires». De sorte
qu’après avoir formulé plusieurs abductions concurrentes, il faut encore produire
diverses lignes de raisonnement pour départager la moins mauvaise! S’il y a
plusieurs abductions concurrentes et dissemblables, le plus sage est peut-être le
doute sceptique. Ou bien, si je ne veux pas ou ne peux rester dans le doute, je puis
encore, à grand renfort de nouveaux raisonnements, chercher une méta-explication
combinant et amalgamant plusieurs. Mais dans ce cas, l’incertitude croît, la
vulnérabilité aussi puisque la synthèse sera plus complexe et donc plus fragile que
chaque abduction de premier degré. «Les gens» préfèrent souvent le pari: écartant
toutes les autres, ils préfèrent choisir l’abduction qui leur convient le mieux.
Dans certains cas où les données sont infiniment obscures et partielles, lacunaires,
ce n’est pas d’inférence «à la meilleure explication» qui faut parler — ainsi des
théories actuelles sur l’apparition de Homo habilis et de ses descendants — mais,
de l’avis même des savants, à la moins mauvaise explication faute de mieux. En
science, la difficulté est souvent inverse des cas considérés ci-dessus: il est souvent
difficile, note P. Lipton,144 d’arriver avec une seule théorie qui accommode vraiment
les faits disponibles.
144
P. Lipton, Inference to the Best Explanation.
145
Cela a été la thèse de Régis Messac.
226
Probable a deux sens en rhétorique; l’un, que j’ai surtout utilisé jusqu’ici,est celui
d’inféré de la topique et de la doxa avec leur «monotonie» faible et leur degrés de
croyance variable (dont témoignent les sempiternels «sondages»: 71% croient que
Dieu existe, mais seulement 23% que Satan existe et 35% que les extra-terrestres se
promènent parmi nous etc. )
«Probable» présente un autre sens, contigu mais distinct, celui d’inférences sur des
possibilités prévisionnelles. Sur le cours de la Bourse, sur la météo, sur les sports,
sur la politique et les événements mondiaux, nous faisons tout le temps à ce titre des
raisonnements «probables» en ce sens 2. (Je rappelle que les théoriciens du «biais»
cognitif montrent que les jugements de probabilité, de moyenne et de statistique
intuitive sont généralement mal raisonnés.) La statistique est la science qui s’efforce
alors de maîtriser, de mathématiser et de baliser le probable en ce sens. Les théories
de la Decision making vont aussi chercher à normaliser et réguler les raisonnements
pratiques prévisionnels.
146
Benasayag, Peut-on, 71.
227
tendances, des possibilités, des probabilités, avoir ainsi des bases raisonnables pour
des conjectures.147 Le sens commun suggère pourtant que ce serait souvent bien,
pour n’être pas pris au dépourvu, de «prévoir aussi l’imprévu». A contrario, le
principe de précaution est une application à l’avenir des fâcheuses «leçons du passé»
concluant de ne pas répéter ce qui a conduit aux guerres et aux massacres, aux
haines du 20e siècle par exemple, aux catastrophes écologiques aussi, raisonnant que
les mêmes causes in nuce entraîneront les mêmes effets. (Ceci vaudrait pour les
changements climatiques comme pour les projets révolutionnaires.)
Des jugements sur l’avenir, on peut dire ce qu’ils ne sont pas: ils ne sont ni des
rapports de faits, ni des généralisations, ni des conséquences directes du connu. Ils
sont parfois l’application d’une «loi» constante alléguée. Toute prédiction, y
compris le banal «Il va pleuvoir demain», est inférée à partir du connu et extrapolée
dans l’inconnaissable selon des quasi-«lois» abduites. C’est aussi le cas des
raisonnements se réclamant de l’immuable «nature des choses», ou «nature
humaine», notamment du premier Argument propre à la Rhetoric of Reaction
d’Albert O. Hirschman, celui de l’Innocuité. (Voir chap. 3) La réforme proposée est
vaine parce qu’elle ne changera pas la nature des choses, que les choses reviendront,
quoi qu’on fasse, à ce qu’elles sont de nature. L’argument de l’innocuité a servi et
resservi contre le plus axiomatique des idées socialistes, c’est à dire contre le projet
même de chercher remède aux maux sociaux. «Il y aura toujours des douleurs, des
souffrances morales, écrit Lamennais; point d’illusion plus vaine et plus dangereuse
que le bonheur: le bonheur n’est pas de ce monde!»148
On peut et doit avoir une ou plusieurs bonnes raisons in præsentia pour articuler une
prédiction. Mais ces bonnes raisons ne rendent pas toujours la croyance
prévisionnelle pleinement raisonnable. J’utilise ma raison pour prédire, mais si l’un
147
Cf Blackburn, Reason & Prediction.
148
Dézamy, Théodore. Monsieur Lamennais réfuté par lui-même, 5.
149
Le raisonnement conjectural peut-être également une variante au futur du contrefactuel
auquel je viens un peu plus bas.
228
des caractères de la raison est d’être une faculté à quoi on peut se fier, il s’agit d’une
sorte de raison inférieure. Les raisons et convictions prévisionnelles ne font souvent
que dissimuler tout autre chose, des craintes et des espérances. L’anglais a une
expression pour le mode de penser qui rationalise des souhaits, le wishful thinking.
Le prédictif est le lieu par excellence des antilogies, des polarisations de certitudes
contraires dont j’ai parlé au chapitre 1, accompagnées d’un grand renfort
d’arguments opposés. Après les Accords de Munich, la moitié des Français disent:
maintenant la paix est assurée! Et l’autre moitié, minoritaire: ce sera la guerre avant
un an!
Une théorie est censément falsifiée quand ses prévisions ne se réalisent pas ou que
le contraire se réalise. Mais on pouvait toujours, et on peut encore déchiffrer des
150
Guesde, Problème et solution, 8.
151
Ibid., 21.
229
«signes prémonitoires» nouveaux et conclure que l’effondrement est seulement
«retardé» et que le capitalisme «va de plus en plus mal». Marx croyait
l’effondrement imminent, mais comme il n’a finalement pas fixé de date, on peut
considérer sa prévision comme irréfutée.152
152
Bensaïd prétend donc parier envers et contre tout sur l’Événement futur: «cette obligation
du pari définit la condition tragique de l’homme moderne», Pari mélancol., 294. Le ci-
devant matérialiste historique se fait janséniste pour ne pas renoncer.
153
L’Ère nouvelle, 1893, 261.
230
suivantes. L’espèce humaine a dans l’ordre de ce monde, une
finalité, un but, c’est à dire, un devoir à accomplir. Au point de
vue de ce but, elle forme une société dont toutes les partie sont
solidaires; elle est, dans toute l’énergie du mot, l’humanité.154
On a vu un peu plus haut que le raisonnement par alternative est aussi souvent lié
au raisonnement conjectural, un raisonnement qui confronte une proposition à
l’indicatif et une autre à l’optatif futur sinon à l’irréel. Que préférez-vous (avant
1917): le capitalisme, son exploitation, ses misères et ses ruines, ou le collectivisme,
sa justice égalitaire et son abondance planifiée? Bonne question aux yeux des
militants. Les économistes libéraux qui ne croyaient pas à ce contraste enchanteur
ne faisaient que trahir la noirceur de leur âme. L’alternative articule de façon
oratoire justement une Pars destruens empirique et une pars construens. Victor
Considerant, le chef des fouriéristes, enchaîne avec aisance en reprenant le fil de ses
conjectures: «Construisons donc par la pensée (....) une société dans laquelle les
causes sociales du mal n’existeraient pas».156 Et l’ayant construite, travaillons à la
faire advenir. Nous rencontrons ici une des limites contestées du rationnel qui a à
voir avec la règle de Hume excluant de la science les propositions à l’impératif.
Par choc en retour, la prévision extrapolée des tendances du passé pour l’avenir peut
enfin venir servir à «expliquer» le présent et à indiquer qu’y faire. Ici aussi on est
dans le circulaire. Le raisonnement militant dénonce certains aspects du monde
154
Buchez, Philippe J.-B. Traité de politique et de science sociale. Paris: Amyot, 1866, 39.
155
Voir en contrepoint, les dystopies du 19e siècle et du début du 20e siècle surtout anticipant
dans le moindre détail le vingtième, ses États totaux et ses charniers. Les précurseurs de
Zamyatine, Huxley, Orwell. Il y aurait à mentionner en effet ici tout le genre de l’anti-utopie
anticipatrice – né à la fin du 19e siècle (avec Émile Souvestre comme prédécesseur
romantique).
156
Considérant, Destinées sociales. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847. 3 vol. [1ère
édition 1837-1844], volume I, 29.
231
présent et les montre condamnés à l’horizon d’un pas-encore, d’un noch-nicht,
comme dit Ernst Bloch. Ce pas-encore devient le tribunal du monde. Liberté,
égalité, fraternité, ce n’est qu’une formule vide aujourd’hui, écrit le romantique
Pierre Leroux, «son règne n’est pas encore venu mais il viendra; elle croît dans le
présent pour l’avenir; et comme c’est à elle à qui l’avenir appartiendra, c’est elle
déjà qui juge le présent.»157 Kropotkine le dit aussi en confrontant les théories
anarchistes et socialistes, l’avenir prévu permet de juger le présent, il sert en quelque
sorte de boussole pour se guider dans un temps obscur: «chaque parti a ainsi sa
conception de l’avenir. Il a son idéal qui lui sert pour juger tous les faits se
produisant dans la vie politique et économique, ainsi que pour trouver les moyens
d’action qui lui sont propres».158 L’avenir garanti guide le militant dans les temps
obscurs, il est «ce qu’un phare est aux pilotes dans les mers: c’est la clarté qui
accuse les écueils, c’est le symbole de l’espérance.»159 Il est nécessaire de tracer le
tableau détaillé de l’avenir car les hommes doivent savoir où ils vont. Alors même
que Marx avait dénoncé les romans d’anticipation socialistes, le socialiste
scientifique d’avant 1914 passe outre et décrit dans tous les détails l’avenir, «car il
est indispensable que nous sachions d’avance ce que sera la société socialiste. Et il
est indispensable que notre propagande la décrive. (....) Le saut dans l’inconnu
répugne à la plupart des hommes.»160
Les raisonnements qui travaillent sur des mondes possibles ou raisonnent sur le
monde empirique à partir de mondes possibles alternatifs, à partir d’imaginations
contraires à l’empirie, ont commencé à tourmenter les logiciens et les cognitivistes
vers les années 1970 (Lewis Carroll est un précurseur de cette réflexion).161
Auparavant, tout se passe comme si les philosophes et rhéteurs au cours des siècles
ne s’étaient jamais aperçus de ces manières d’argumenter si fréquentes et si peu
acceptables, intégrables en logique aristotélicienne. Parmi les rhétoriciens
classiques, seul Gibert au 18e siècle en fait brièvement état et il ne semble pas voir
qu’il y a un gros problème avec le passage de Cicéron qu’il cite admirativement et
le raisonnement par fiction qu’il comporte:
157
D’une religion nationale, ou du culte. Boussac: Leroux, 1846, vi.
158
La science moderne et l’anarchie. Paris: Stock, 1913, 54.
159
Pecqueur, Constantin. Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, ou Étude sur
l’organisation des sociétés. Paris: Capelle, 1842, i.
160
Charles-Albert et Jean Duchêne. Le socialisme révolutionnaire, son terrain, son action
et son but. Paris: Éditions de «La Guerre sociale», 1912, 75-7.
161
V. Bradley, Possible Worlds. Lewis, Counterfactuals. Le développement de la théorie des
mondes possibles est associé au nom de Saul Kripka; antérieurement, à Carnap.
232
Il y a des argumens qui ne sont fondez que sur quelques fictions
& qui sont d’une grande beauté, comme celui-ci: «Si je faisois
revivre Clodius, vous en seriez tous faschez, vous devez donc être
bien aise de sa mort».162
162
Gibert, Rhétor., I, 75.
163
V. p. ex. Nute, Topics, 1980. Aussi Eells, Probability et Sanford, If P then Q.
164
Nute, 1.
165
Jackson, Conditionals, 1.
233
les avis nécessaires, que pouvez-vous alléguer pour
vous justifier?166
166
Gibert, Rhétorique, 120-1.
167
Cas où la condition exprimée est nécessaire mais non suffisante; cet aspect est source
d’erreurs logiques et pratiques fréquentes: si je mets le contact (et si la batterie n’est pas à
plat et s’il y a de l’essence...); c’est toujours en fait si p (et aussi r, s, t, u...), alors q.
168
Th. Cabannes, Tribune socialiste, Bayonne, 7.6.1908, 1.
234
vite place à un vague humanitarisme philanthropique».169 Pour le
militant, l’existence même du «socialisme» et ses progrès étaient
au bout du compte une preuve additionnelle de la justesse de ses
analyses et de la certitude de la victoire finale!
Dans ce contexte, les contrefactuels que j’aborde maintenant sont des «conditionnels
contraires aux faits».170 Les raisonnements qu’on nomme contrefactuels, co-
variationnels, et même les contrefactuels-absurdes ou chimériques («si Napoléon
revenait aujourd’hui...») diffèrent beaucoup entre eux et l’appréciation de leur
validité varie en proportion. Mais tous font intervenir de la fiction contraire aux faits
(non pas de l’imagination hypothétique sur le réel comme dans l’abduction). Non
moins que le raisonnement abductif, le contrefactuel, a-t-on fini par admettre, joue
un rôle éminent dans la découverte scientifique. Galilée, Newton, Einstein ou Niels
Bohr ont dû faire pas mal de Denkexperimenten, d’expériences mentales, de
raisonnements sur des mondes possibles et des situations imaginaires pour arriver
à leurs théories. L’univers qui va du lointain Big Bang au très futur Big Crunch est
un «monde possible» des scientifiques que, jusqu’ici, l’état du cosmos ne réfute
pas.171
Le possible a statut intermédiaire ou de frange; il n’est pas le réel, mais il n’est pas
non plus l’impossible: à tous moments en effet, le réel advient et s’actualise de
faisceaux de possibilités toutes égales entre elles dont l’une seule se matérialise. À
tout moment, ce monde empirique est le produit, y compris par pur aléa, d’une
myriade de probabilités/possibilités de sorte que le résultat est, au sens courant de
ce mot, improbable. Le vertige des improbabilités infinies dont naît le monde réel
actuel vous prend à la moindre réflexion: la Planète Terre, la vie organique, les
organismes complexes, le genre Homo et H. Sapiens sapiens sont le résultat d’une
accumulation de milliards d’improbabilités.
169
Compère-Morel, Concentration capitaliste, 1913, 4.
170
Dans les termes de Chisolm que en 1946 lance la question.
171
Voir Hawthorn, Plausible; Hintikka, Intentionnalité; Sorensen, Thought; Lewis,
Plurality; Soulez, Pensées; Castellani, Intensioni; Wilson, Laws, sur les contrefactuels en
logique juridique; Ferguson, Virtual sur le contrefactuel historique. Girle, Possible Worlds
est une bonne introduction à la théorie des mondes possibles.
235
fatal et qu’on peut écarter les autres scenarios. C’est que, justement, ce qui plaide
en faveur de ce sophisme, c’est une affaire non de logique probabiliste mais
d’imagination, ou plutôt de blocage imaginatif. Je ne peux simplement pas imaginer
un monde possible où Hitler aurait contraint les Alliés à la capitulation, encore
moins un tel monde qui aurait été le mien, et le tenant pour impensable, ce qu’il est
à coup sûr pour moi aujourd’hui, je le tiens pour rétroactivement impossible. Voici
une grosse faute de logique!
Le contrefactuel est constant dans l’échange conversationnel, dans les médias, dans
les livres savants mêmes, mais plus on va vers des discours maîtrisés et institués plus
il devient suspect et en tout cas, s’il n’est pas interdit de l’énoncer, il n’est pas dit
qu’on puisse s’autoriser à «en tirer» grand chose. Pourtant nous ne pouvons pas nous
retenir d’imaginer des «scenarios» alternatifs et de nous mettre à ratiociner sur eux
avant de redescendre de nos nuages et de nous retrouver les pieds sur terre. Les gens
dans la conversation ordinaire («Si ma pauvre maman vivait toujours elle serait
centenaire...») ont recours au contrefactuel tout le temps, et même au tiré-par-les-
cheveux de quoi ils tirent des conclusions pratiques a contrario avec une acrobatie
ratiocinative bizarre. Mais les penseurs et les doctes l’utilisent avec hésitation
sachant que c’est justement une démarche acrobatique. Je peux entreprendre de
raisonner contrefactuellement sur les Attentats du 11 septembre 2001: «Si les
islamistes avaient réduit en cendres la Maison blanche...», ou «Si le FBI et la CIA
avaient déjoué à temps leur complot... » Bon soit, je comprends plus ou moins ce
que vous dites, et puis quoi?
236
Les contrefactuels englobent les contre-raisonnements causaux: «Si seulement il ne
s’était pas trompé de flacon, il n’aurait pas avalé de la mort-aux-rats!» On mettra en
contraste, dans le même secteur, le non moins fréquent contrefactuel neutralisant:
«Même s’il avait pris son itinéraire habituel, il serait tout de même arrivé en retard
en raison des embouteillages que la manif’ causait dans tout le centre-ville.»
Si j’étais arrivé cinq minutes plus tard..., si je n’avais pas été aussi stressé..., si j’en
avais les moyens...: ce sont des amorces de raisonnements fictifs qui créent un
monde possible au sens d’un monde pareil avec une variation unique,toutes choses
égales par ailleurs. La structure en est la suivante: si quelque chose qui n’est pas,
était, alors quelque chose d’autre que ce qui est s’en serait suivi et serait vrai;
proposition censée véridique et profonde pour certains, mais assez bête et ni vraie
ni fausse pour certains autres — dont beaucoup de logiciens, mais pas tous. Car je
ne vois pas quelle conséquence positive il est logique de tirer d’une proposition
contraire aux faits, ni encore moins comment corriger par l’esprit ce qui s’est passé
de façon à aboutir à une conclusion pratique et positive dans le présent. Et si
quelque chose d’imprévisible s’est passé, et que je dis: «Si seulement les choses
s’étaient passées normalement, comme d’habitude, comme prévu...», je tire je ne
sais quelle conclusion, mais je semble regretter d’avoir bien bien raisonné sur la
probabilité quoique celle-ci ait été trahie par l’irruption de l’imprévisible – ce regret,
humain trop humain, quel en est le statut logique?
...et si ledit autorail – que je n’aurais donc pas raté – avait déraillé
un peu plus loin sur le viaduc au cours de l’orage, je serais bel et
bien mort à l’heure qu’il est. Ce que c’est que de nous!
237
Appliqué à des événements historiques, le contrefactuel-passé est fréquent mais
toujours susceptible de provoquer des réactions hostiles, énervées ou ricanantes. Si
la fuite de Varennes avait réussi? Si Napoléon avait gagné à Waterloo? Si les Nazis
avaient gagné la guerre? Si John F. Kennedy avait survécu à l’attentat de Dallas?172
Que peut-on tirer de cette prémisse contrefactuelle et de l’inférence qui suit, qui soit
intéressant et pertinent au monde réel où Napoléon a été vaincu et Hitler aussi? Il
se fait que les historiens se sont mis à creuser les contrefactuels. «What if Charles
I had avoided civil war? ... What if Home Rule had been enacted in 1912?»173 Tout
raisonnement variationnel sur le passé relève de ce statut ambigu entre le significatif
et l’aberrant. En fait, aucun historien même le plus «sérieux» ne peut éviter
d’esquisser au passage un «Que se serait-il passé si...», mais simplement, s’il est
justement sérieux, il ne s’appesantit pas, il revient aux faits ; il ne développe pas tout
du long et ne va pas jusqu’au bout du contrefactuel ... parce que justement il n’y a
pas de bout.
172
Hypothèse débattue dans Ferguson, Virtual.
173
Ferguson, Virtual.
174
Cité par Ferguson, 14.
238
pu le rater ou l’atteindre, mais pas grièvement. Dans un moment x-1, antérieur d’une
seconde, le fait que Kennedy, ayant bougé de quelques centimètres, ne soit pas
mortellement atteint était une «réelle possibilité» comme dit le langage ordinaire qui
ne croit pas si bien dire. «If possibilities are real, what follows? Lots of things. But
if we use possible worlds to explain the nature of possibility, does the reality of
possibilities mean that possible worlds must be real? Some argue for a «yes»
answer».175
Mais répliquera-t-on ce n’est pas parce que quelque chose ne s’est pas produit qu’il
faut en déduire que c’était impossible. En logique abstraite, c’est juste. Quoique
bizarre, admettons-le, dans la bouche d’un marxiste, si l’histoire est le tribunal du
monde. Malia tient en fait le système soviétique dont hérita Gorbatchev comme
175
Girle, Possible, 157.
176
Tragédie soviétique, 126.
177
600.
239
devenu depuis longtemps irrémédiable et irréformable, catastrophique sous tous les
points de vue, la crise finale pouvant être conjurée quelque temps encore et ne
devant certes pas se produire nécessairement, il va mieux en le disant, selon le
scenario rapide et relativement pacifique de 1989-1991.
178
Pollock, Subjunctive.
179
Uchronie. L’utopie dans l’histoire. Esquisse historique apocryphe du développement de
la civilisation européenne... Paris: Bureau de la critique philosophique, 1876.
180
G. Thuillier, Socrate fonctionnaire.
181
Counterfactuals.
240
évolués de telle façon à avoir de fortes queues qui leur permettent de sauter
joyeusement à travers le bush. Le contrefactuel-impossible est certainement d’autre
nature que le contrefactuel-conditionnel: «Si un presbyte oublie ses lunettes, il ne
peut pas lire le journal.» Mais il n’est pas pure folie.
J’avais relevé dans le discours socialiste, la plus bizarre (une fois encore, ignorée
des rhétoriques scolaires) prosopopée-par-anticipation, c’est à dire l’argument du
témoin futur jetant un regard incrédule sur les horreurs de la société disparue, la
nôtre: «Dans quelques générations, écrit Pierre Leroux, les hommes considéreront
avec pitié cette France du XIXème siècle que quelques-uns présenteraient volontiers
comme le dernier terme de la civilisation. Ils la considéreront avec le même dégoût
que nous considérons la pourriture de l’Empire romain.»183
182
Bloy, Je m’accuse, 21.
183
Texte de 1840 in Almanach de la question sociale, 1897, 49.
241
ferez-vous...»? Voilà un cas extrêmement peu interrogé quoique non moins fréquent
que tous les précédents. Dois-je répondre: Moi, je ne ferais rien, ou Je me convertis
tout de suite, ou Tu m’embêtes?
Il y a un ennui inhérent à tous les contrefactuels, c’est qu’un seul, ça peut aller, mais
que leur enchaînement mène inexorablement à l’absurdité en raison de leur statut
(onto-)logique bizarre, de leur tendance inhérente à la dérive, au délire. «Si j’avais
été en ville, ce jour-là, j’aurais pu assister à la manif’»: phrase qui n’a rien de
choquant quoique étant un contrefactuel-conditionnel. Mais voyons un autre, plus
ambitieux: «Si Hitler avait eu la bombe atomique en 1943, il aurait pu gagner la
guerre». Intrinsèquement, ce n’est pas indéfendable ni idiot quoiqu’on demande à
voir où cela veut en venir. Quel est le statut de cette proposition? Est-il raisonnable
de répliquer : «pas sûr» ou «d’accord», plutôt que «de toutes façons, il ne l’avait
pas»? (ce qui revient à refuser de contrefactualiser, mais est-il correct et bien élevé
de le refuser en toutes circonstances?) Admettons que j’embarque dans la logique
contrefactuelle. Vais-je laisser enchaîner sans regimber: «Si les nazis n’avaient pas
expulsé Einstein et les physiciens juifs allemands, Hitler aurait pu avoir la bombe
atomique en 1943» — ce qui mènerait inexorablement à conclure: «Si Hitler n’avait
pas été antisémite, il aurait gagné la guerre», point d’arrivée absurde qui semble
montrer la folie de tout l’enchaînement.
Nul n’est tenu de raisonner avec un contrefactualiste. César, qui est de mauvaise
humeur, se dispute au Bar de la Marine avec Panisse ou avec Monsieur Brun:
En fin de compte, puis-je vraiment raisonner avec des conditionnels irréels (qu’est-
ce qui se serait passé si...)? Puis-je raisonner du conjectural et du contrefactuel sur
et contre le monde empirique? Puis-je raisonner de l’impossible contre le fait établi?
Je constate simplement que les humains le font tout le temps. Les fréquents (et
nullement savants) arguments par la pure conjecture, par la familiarisation (si c’était
toi qui recevais des bombes sur la gueule à Bagdad, tu ne dirais pas ça etc.) et/ou par
184
Logique, viii.
242
la distanciation, arguments que j’avais relevés en nombre dans La parole
pamphlétaire et qui ne semblent guère avoir attiré l’attention des analystes, sont
illogiques dans la mesure où il sont intrinsèquement irréels mais, attestés dans la
conversation la plus banale non moins que dans l’écrit littéraire ou savant, ils sont
souvent frappants – et convaincants: «Si ton pauvre papa revenait...», «si tu te
mettais à leur place...», «si seulement je vous avais écouté», «si les communistes
avaient pris le pouvoir en France en 1950...», «si la gauche (ou la droite) avait gagné
les élections... » [qu’elle a perdues], «si c’était toi qui subissais les bombardements
américains – ou le terrorisme islamique»? Hors de la logique? Oui, avec une
définition étroite de la logique excluant l’hypothèse, la manipulation de la durée, la
fiction, les «mondes possibles». Il y a des gens que cela exaspère et qui enchaînent
en ricanant et en se croyant malins: Si ma tante en avait, on l’appellerait mon oncle...
Mais ce sont des gens un peu amers souvent et rigides d’esprit, et peut-être ont-ils
tort dans le mesure où ils écartent une manière d’utiliser son cerveau qui est
productive, nullement stérile. La possibilité de rembobiner les événements et de
retoucher le passé, la possibilité de conjecturer pour penser, cela exaspère parfois,
mais il n’est pas possible de disjoindre la fiction de la raison. Car, même dans la
plus rigoureuse philosophie, la place de la fiction est attestée. Le raisonnement
universaliste de la Theory of Justice de Rawls se donne un Individu ignorant de la
place qu’il occupera dans la société et lui demande ce qui ferait une société juste:
c’est une fiction contrefactuelle tirée par les cheveux sur laquelle toute la théorie
repose.
243
! Les mondes possibles évoqués dans les travaux spécialisés sont
tout de même des mondes logiquement possibles; pas des mondes
où H2O bout à 100o C. et ne bout pas; où le Canada est à la fois
au nord et au sud du Mexique. Et ce sont des mondes conformes
à la sémantique minimale des langues naturelles: un «événement»
est quelque chose qui se produit à un moment donné dans le
temps etc.
185
L’anarchie, son but..., 63.
186
Noël, Jules. Pourquoi nous sommes socialistes. Mons: Imprimerie générale, 1906, 33.
187
De la justice dans la science, hors l’Église et hors la révolution. Paris: Laisné, 1860, 31.
244
socialistes, les économistes ont toujours répondu par un mot:
Vous êtes des rêveurs! Et aux yeux des hommes qui n’ont pas
assez étudié, cet argument paraît irrésistible.» Et passant à la
coupure instaurée par l’économie, coupure qui s’auto-réfute à ses
yeux: «J.-B. Say a félicité [Adam] Smith d’avoir complètement
séparé l’économie du droit naturel, de la morale et de la politique.
C’est là ce qui fait l’insuffisance et parfois le vide de sa
doctrine.»188
Quand Ernest Renan pour expliquer la fatalité de sa rupture avec l’Église, écrit «Le
catholicisme est une barre de fer. On ne discute pas avec une barre de fer», il se fait
lumineusement comprendre et persuade qu’il n’avait le choix que de «plier» ou de
partir— ce qui est la thèse implicite du lacunaire raisonnement ci-dessus.192 La
188
Vidal, François. De la répartition des richesses. Paris: Capelle, 1846, 13 & 33.
189
Dorolles, Raisonnement, V.
190
Aristote en donne pour exemple dans sa Rhétorique: On ne tire pas au sort les athlètes,
pourquoi les juges? Ici il s’agit d’appliquer la même logique de sélection à deux fonctions,
très dissemblables certes, mais cependant données pour comparables a pari sur le plan de la
question soulevée.
191
M. Cazals, cit. Perelman, Traité (1e éd.), 501.
192
Exemple tiré du Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier. Ce raisonnement
analogique en un seul mot/syllepse est nommé «épitrope».
245
métaphore ou épitrope est – comme presque toutes les images-arguments – une
remotivation de catachrèses lexicales (le catholicisme est «rigide» et «inflexible»)
et elle débouche sur un adynaton, une impossibilité figurative, «discuter avec une
barre de fer». Elle est paradoxalement claire, alors même qu’elle est sémantiquement
discordantielle et logiquement incongrue. Elle instaure bien une homologie de
rapports entre un phore (ce qui arrive quand on se se heurte à une barre de fer) et
un thème (entrer en conflit avec l’Église romaine). Elle n’est pas une démonstration
«sérieuse», si on exclut du sérieux de la pensée l’homologie intuitive entre deux
ordres de choses absolument incommensurables, mais elle convainc. Le
raisonnement analogique fait construire une structure relationnelle qui sera perçue
comme isomorphe d’une autre située dans un tout autre «domaine» et il engendre un
transfert d’évidence. Il ne compare pas deux objets (Église = barre), mais va
rythmiquement d’un rapport à un autre rapport. C’est bien ici un type de
raisonnement qui, comme l’alternative, l’abduction, la contrefactualité, est
incommensurable à la déduction ou à l’induction et n’a pas à être hiérarchisé en
degrés de moindre validité logique par rapport à elles.
L’analogie, loin de raisonner sur une identité partielle, met en homologie des choses
totalement hétérogènes. À ce titre, elle est «littéraire» — et convaincante justement
parce qu’elle est empiriquement absurde. Tous les grands satiriques et les
pamphlétaires y ont eu recours en des formules décisives et frappantes. Swift écrit
par exemple: «Les lois sont comme des toiles d’araignée: les mouches s’y font
attraper, mais les guèpes et les frelons passent à travers.» Tout est dit et démontré,
mieux et plus économiquement que s’il avait argumenté avec toutes sortes
d’exemples sur les variations des jugements de cour «selon que vous serez puissants
ou misérables» sans sortir des prétoires et du monde judiciaire. Mais bon, je ne vais
pas entrer dans une théorie de la métaphore comme moyen de persuasion. Rappelons
au passage que du «Rideau de fer» à l’«Axe du Mal», ce sont les métaphores qui
dominent la politique occidentale depuis 1945 – et depuis toujours.
La formule célèbre de Karl Marx selon laquelle «la violence est l’accoucheuse des
sociétés» en gésine d’une société nouvelle, est, bel et bien, un autre raisonnement
par remotivation métaphorique. C’est un raisonnement complet et même complexe
condensé encore une fois en une métaphore-adynaton. La violence révolutionnaire
est à la fois inévitable et bénéfique puisqu’elle accélère les évolutions «venues à
terme» et met au monde l’avenir dans les sociétés «en travail», dans ces sociétés où
le collectivisme est encore «embryonnaire». Cette métaphore est, non une simple
image, elle est un argument légitimateur au nom de la nécessité historique. C’est un
raisonnement condensé en une sorte de figure venue du Gothic Romance. L’histoire
accouchera fatalement à moyen terme du «règne de la liberté», mais ce sera aux
forceps. Les révolutionnaires conscients et organisés sont appelés à jouer le rôle
d’«accoucheurs» du grand renouveau social et il convient de leur faire sentir leur
supériorité sur les «masses amorphes» pour lesquelles ils se dévouent. «Des
246
entrailles de la société mourante», va sortir par un «douloureux enfantement» la
société future: la plus célébre métaphore marxienne résume le raisonnement du
déterminisme historiciste au cœur du marxisme, une grossesse historique ne peut
que «venir à terme» alors que la parturiente Bourgeoisie allait mourir en couche.193
Cette métaphore a été paraphrasée inlassablement par les marxistes de la Deuxième
et Troisième Internationales, elle poétisait leur déterminisme: «C’est le monde
moderne, c’est la société contemporaine qui enfantera la société socialiste; elle porte
dans ses flancs la société que nous voulons faire apparaître».194 «Les souffrances des
peuples dont nous voyons le déchirant spectacle, sont les douleurs de l’humanité
dans l’enfantement de la régénération sociale».195
Toutes les danseuses qui ratent leur danses prétendent que c’est
leur tutu. Tous les militaires qui flageolent gueulent partout qu’ils
sont trahis.196
Raisonnant intuitivement d’un domaine familier vers la solution d’une question tout
autre et en un secteur moins familier et construisant une homologie structurelle, le
raisonnement analogique qui a droit de cité en dialectique est au contraire l’ennemi
de la pensée scientifique – Gaston Bachelard l’a assez répété – et il n’est pas sans
danger lorsqu’il revient dans la vulgarisation. Je peux croire faire comprendre
quelque chose de l’atome en le présentant à un public séculier comme une sorte de
«système solaire miniature» – mais les électrons ne sont pas des planètes, le noyau
n’est pas une masse plus chaude, ils ne tournent pas autour de lui et le noyau ne les
attire pas selon la Loi de Newton – autrement dit, toutes les inférences suggérées par
l’analogie sont fausses.
La notion de norme sociétale est infiniment plus vaste que celle de valeur: elle va
des principes éthiques et moraux aux lois positives, au savoir-vivre, aux règles de
grammaire... Dans le contexte de cet ouvrage, valeur sera généralement pris comme
193
Cette image a été paraphrasée des dizaines de fois par les doctrinaires de la Deuxième
Internationale. Voir mon livre Le marxisme dans les Grands récits. Paris/Montréal, 2005.
194
Compère-Morel. Le vrai socialisme. Paris: Conseil national, 1911, 4.
195
Gérôme, J.-P. Le vrai socialisme. Paris, 1851, 18.
196
Céline, Les beaux draps, Paris: NEF, 1941, 17.
247
synonyme d’évaluation, de proposition évaluative, – on distinguerait encore
évaluation intrinsèque et jugement de préférence et de hiérarchisation.197
Posons-le d’emblée, toute valeur en ce sens est contrefactuelle, elle est «idéale» au
sens banal de ce mot, elle construit un monde idéal qu’elle superpose à l’empirie et
auquel elle le soumet. L’axiologie ne dégage pas des propriétés de la chose-en-soi,
elle ne met pas un sujet-individu face au monde, elle ne met pas tout uniment des
signes bon et mauvais sur les choses, elle confronte deux ordres de choses, le réel
et le virtuel-idéal, l’empirique et le normatif, le monde et un contre-monde.
Le raisonnement axiologique est alors la création d’une connexion entre ces deux
mondes ou ces deux deux ordres incommensurables. Axiologiser consiste à coller
sur les «données» empiriques des signes transcendants: juste, injuste, beau, noble,
vrai, égalitaire, démocratique, justice sociale, droit au travail, liberté d’expression
etc. Tel acte, est-ce bien, est-ce mal? cet homme, est-il bon, est-il méchant?
L’évaluation porte sur de l’inconnaissable — dans le sens «positif» de ce mot. Toute
évaluation est transvaluation dans la mesure où les valeurs n’émanent pas du monde
brut, mais soumettent ce monde à leur examen. En ce monde terraqué, Monsieur Bill
Gates possède, c’est un jugement de fait, une fortune personnelle équivalente au
produit national des 14 ou 17 (je ne sais plus) pays les plus pauvres de l’ONU, —
confronté à l’aune du monde contrefactuel de valeurs qui ne sont pas de ce monde,
ceci est «injuste», c’est une injustice flagrante et, si j’ajoute le pathos ad hoc, c’est
«scandaleux», «cela crie vengeance».
197
Voir Goblot, La logique des jugements de valeur. Paris, 1927.
198
Bien qu’il soit possible d’en argumenter à partir de l’empirie les avantages et le caractère
souhaitable.
248
surmonter cette impossibilité alléguée a toujours tenté les
philosophes, car ce serait si bien pour fonder la morale s’il n’en
était pas ainsi; les Habermas et Apel (v. Chap. 1), dans une
lointaine postérité de Kant, s’efforcent de tirer du transcendantal
de la raison communicative, de tirer une éthique immanente du
fait que débattre présupposerait des normes à la fois techniques
et morales.
Les trancendantaux que sont les valeurs, surtout celles données pour universelles201,
sont des entités essentiellement confuses. «La liberté est le bien suprême»? «Il n’y
a pas de société possible sans justice»? Je n’en tombe d’accord avec mes
interlocuteurs et mes concitoyens que parce que nous ne creusons pas ou dans la
mesure où ne creusons pas les sens divers que les uns et les autres nous donnons à
ces deux grands mots.
C’est bien pourquoi, lesdites valeurs dont on a dit et répété qu’elles ne relèvent pas
de l’objectivable ni du vrai ou du faux (je reviens plus bas sur ce débat qui traverse
199
Vérecque, Charles. La conquête socialiste du pouvoir politique. Paris: Giard & Brière,
1909, 2.
200
Paul Louis, Les étapes du socialisme, Charpentier, 1903, 306.
201
Plutôt que celles qui ne font que fétichiser, sacraliser un intérêt particulier.
249
la modernité), sont à argumenter inlassablement pour être tant soit peu précisées.
Précisées — s’il est question de Justice — en «justice distributive», «égalité des
chances», «à chacun selon ses mérites», «à chacun selon ses besoins», «à chacun le
produit intégral de son travail»202 etc., ou rejetées, écartées en tant que «lit de
Procuste», comme «égalitarisme» etc. Les valeurs ne sont jamais des choses qu’on
constate (comme un bouton sur le nez), mais des virtualités qu’il faut inlassablement
expliquer et justifier. Rien n’argumente plus et dans le conflit de valeurs posées
comme sûres que les philosophies morales qui s’efforcent d’établir des règles
d’action valables pour tous. Et qui s’efforcent notamment à travers les siècles de
démontrer en premier lieu que l’homme doit être «moral». De même, la philosophie
n’a pas attendu Rawls pour faire se succéder de variables théories de la justice.203
La morale de Hobbes est un exemple rigoureux de morale argumentée puisque le
philosophe part de l’idée que les préceptes moraux ne valent que parce qu’ils
peuvent faire l’objet d’un choix réfléchi.204 En morale, en droit, en politique, les
argumentations ne prétendent pas toutes à la vérité irréfragable, mais s’appuient sur
une prétention — logiquement contiguë — d’universalité des préceptes édictés, de
rationalité impartiale. Que je fonde les préceptes moraux et politiques sur une
prétendue nature humaine ou sur un contrat social primitif, ou sur quoi que ce soit
d’autre, j’essaie en tout cas de procurer de «bonnes raisons» à ce que je dis être le
Bien.
Ceci dit, une fois raisonnées, intériorisées et tenues pour «vraies», les valeurs, loin
d’être des étiquetages subjectifs, deviennent pour bien des hommes (pas pour les
cyniques, les sceptiques et les blasés), tout autre chose: elles deviennent des réalités
prégnantes (et des moyens de communion avec ceux qui les partage). Loin d’être des
«mots» creux, ce qu’elles sont et demeureront pour qui ne les a pas intégrées, elles
se transmuent en raisons de vivre — et de mourir. Ceci, non moins que les autres
contrefactuels utopiques, «socialisme», «révolution». «Mourir pour la patrie, mourir
pour la liberté». «Humanité», par exemple, a été un de ces «mots» avec lesquels des
hommes modernes (qui ne sont plus nous) ont été préparés à mourir. «Vive
l’humanité!», tel fut le dernier cri de Jean-Baptiste Millière, fusillé pendant la
Semaine sanglante.
D’autre part, et ceci fournit depuis les Grecs matière à tragédies, les grandes valeurs
dites «humaines» vont toutes, irréconciliables, par paires opposées: l’égalité/la
liberté, la justice/la clémence, la loi/le devoir moral, la raison d’État/la raison
individuelle, Créon et Antigone etc. Car les valeurs ne relèvent pas de la logique
202
J’ai étudié dans L’Utopie collectiviste les différentes conceptions en conflit de la justice
sociale.
203
La théorie de Rawls est une tentative de sortir élégamment des apories de ces théories
antérieures.
204
Cf J. Couture, Éthique et rationalité, Mardaga, 1992.
250
binaire vrai/faux dans la mesure où ce qui s’oppose à une valeur n’est pas un vice
ou un mal mais une valeur autre. La rationalité même est une valeur qui peut entrer
en conflit avec ses contraires, les valeurs «affectives»: une décision peut apparaître
comme la plus raisonnable («voter utile» dans une élection par exemple) tout en
étant frustrante, exaspérante; on aura alors de bonnes raisons de choisir, en dépit de
tout, la voie la moins raisonnable mais la moins déprimante. On pourra toujours
actionner ici l’argument du pari qui n’est pas sophistique (... enfin pas tout à fait,
voir plus haut): si tout le monde vote utile, si personne ne prend le risque de voter
pour le parti marginal qui a un bon programme, il ne passera sûrement pas, donnons-
lui donc une chance et on verra! Ceux qui valorisent le plus-désirable et ceux qui
s’attachent au raisonnable/possible étayent leur choix de justifications rationnelles
antilogiques. C’est redire que l’on peut parfaitement raisonner contre la rationalité
au sens restreint de ce mot.
205
Je serais d’accord avec la maxime de Vassili Grossman: il n’y a ni Dieu ni Souverain bien,
mais il y a des actes de bonté.
206
Les «conventionalistes» concluent de même.
251
mandat «la recherche incessante des conditions de la vérité intégrale, de la justice
indéfectible».207 Or, qui cherche trouve; une fois en possession de cette vérité, il
importait peu que la doctrine nouvelle n’ait converti qu’une poignée d’adeptes, «la
vérité est avec nous et cela suffit».208 Il y avait désormais en ce monde, sur les
hommes et leur histoire, sur le bien et le mal sociaux, une vérité nouvelle. Par
essence, elle était une, exclusive, immuable, définitive. Les Grands récits naissent
alors que déclinent les ci-devant vérités révélées et que le peuple accueille avec de
plus en plus de froideur les dogmes des Églises. Ils feignent de prendre acte de ce
déclin, mais ne renoncent pas, pour combler le vide, à instituer en leur lieu et place
un nouveau discours de vérité, résumant toutes les vérités éparses dans le passé et
gagé sur l’avenir où la vérité éclatera et régira le monde. L’Occident, dit Michel
Foucault, n’a pas cessé, depuis Platon, de mettre le discours de vérité au pouvoir.
C’est ce que font littéralement les systèmes romantiques. Pour Saint-Simon, il
convient d’instaurer prochainement un «gouvernement scientifique» pour guider le
peuple dans la voie du progrès. Dieu, dans la fameuse Parabole de Saint-Simon, a
fait savoir à celui-ci que le pape et les cardinaux cessaient d’être inspirés par Lui et
qu’il confiait le gouvernement du monde à vingt et un Savants réunis en un conseil
qui serait présidé par un mathématicien. Valeur absolue et vérité historique sont
devenus indissociables.
Cela a été une distinction admise des philosophes de divers bords, mais non moins
attaquée et ultimement aporétique: au contraire des lois scientifiques, vraies pour les
hommes des antipodes comme pour vous et moi, les jugements de valeur ne
sauraient être universels. Ces jugements infondés et indémontrables sont donc
individuels ou communautaires par nature. Corrélat éthique relativiste: ces
jugements particuliers ne sont pas à imposer aux autres. Il ne faut pas chercher à
imposer le féminisme aux salafistes – ce qui est sans doute raisonnable en effet.
Mais ajoutait-on, il n’y a pas lieu d’argumenter non plus ce qui ultimement est de
l’ordre de l’intérêt, de la passion, et de la subjectivité. Il est ridicule de vouloir
démontrer sa préférence pour les blondes ou pour les rousses et vos amis ne doivent
pas non plus chercher à réfuter votre goût. Qu’est-ce qui fonde les valeurs? Les
grands penseurs modernes répondent: des intérêts égoïstes (Marx) et des désirs
pulsionnels ou les diktats d’un surmoi tyrannique (Freud), – rien de bien rationnel
dans ceci.
207
La rénovation, fouriériste, 20. 4. 1890, 217.
208
Ibid., 1888, 90.
252
«probables», qu’ils sont susceptibles d’être argumentés non moins que les jugements
de fait. Peut-être le sont-ils plus comme je le suggère ci-dessus. Les valeurs ne font
pas que colorer un discours: quand j’énonce que ce roman est bon, que le
programme de ce parti politique est bon, que je veux suivre dans ma vie l’exemple
du Bon Samaritain, je produis un jugement que je suis prêt à accompagner
d’arguments pressants et qui a une prétention de vérité ou de probabilité non moins
que si c’était un jugement de fait. J’ai besoin de beaucoup plus d’arguments pour
soutenir que ce roman est «bon» que pour dire qu’il a une couverture verte: le
montrer suffit. Déclarer que les valeurs sont subjectives et/ou extra-rationnelles,
c’est se tirer à peu de frais de la «Guerre des valeurs». Constater que les féministes
occidentales et les doctrinaires salafistes n’ont pas la même idée des valeurs
relatives aux femmes est une chose; cela n’invite pas à conclure tout de go que les
valeurs sont strictement inargumentables et inarbitrables et que si les uns et les
autres les argumentent, ils ne prêchent que des convertis – ce qui n’est une fois de
plus qu’un joli sophisme relativiste. On revient à l’idée toute simple abordée au
chapitre 1: argumenter est une chose, fonder en «stricte» raison en est une tout autre.
209
Voir K. Popper, The Open Society and Its Enemies, passim.
253
esprits militants que le «résignez-vous!» des conservateurs qui répètent qu’on ne
peut supprimer toute souffrance en ce monde et une science sans jugement de valeur
et sans contreproposition leur semble au service de cette hypocrite résignation.
Cela a été pendant longtemps une idée philosophique reçue, elle excluait l’axiologie
de la dialectique et du raisonnement rigoureux: si les jugements de fait peuvent être
argumentés, prétendait-on, les jugements de valeur, ultimement, relèvent d’un choix
extra-rationnel. La disjonction expresse des jugements de fait et de valeur remonte
à Hume. Celui-ci pose trois axiomes: – impossibilité d’assimiler une norme ou une
valeur à un fait, – impossibilité de tirer la valeur des faits, – impossibilité de
démontrer scientifiquement une valeur ou un impératif.
"Bangkok est la capitale de la Thaïlande" est une proposition factuelle qui peut être
vraie ou être fausse. "Simenon est un grand écrivain" ne peut être dit ni vrai ni faux.
La première proposition est vérifiable et donc falsifiable, la seconde n’est fondée,
assure-t-on, que sur l’intime conviction de celui qui l’énonce (ou sur l’inculcation
sociale irréfléchie de valeurs ultimement injustifiables). La coupure jugement de
fait/déontique s’ensuit directement: on ne peut inférer un impératif d’une proposition
à l’indicatif. (Hume remarque que les moralistes passent constamment de l’un à
l’autre, mais c’est ce qui les lui fait trouver des imposteurs ridicules. Dire le vrai sur
le monde n’est jamais commencer à découvrir ce qui serait le bien.) Du point de vue
scientifique, ce qui est, est bien et tout ce qui importe est de parvenir à dire ce qui
est. La science se doit d’éliminer de ses préoccupations les normes et les valeurs.
Elle doit se faire «science sans conscience» pour appréhender le monde et ne
prononce plus que «des jugements à l’indicatif». La science peut servir à
l’amélioration des hommes mais elle ne doit pas vouloir la servir.
254
à la logique partielle, factuelle (certains diraient «mutilée») de la raison
instrumentale. La distinction de Weber – avec toutes les bonnes raisons qu’il a de
l’avancer et de «désenchanter» les ambitions métaphysiques de jadis, – ne débouche
pas moins en effet sur de grosses difficultés. S’il n’y a pas moyen de discuter en
rigueur rationnelle les fins/valeurs, on détruit toute possibilité philosophique de
juger et de récuser radicalement les fins criminelles et les valeurs inhumaines du 20e
siècle.
210
Collapse.
211
Putnam, Fait, 11.
212
Systèmes, II, 111.
213
Putnam, Raison, 163.
255
valeurs, les exigences morales, les contre-propositions et les raisonnements sur les
mondes possibles comme étrangers à la raison.
Enfin dans le discours, ce qui est tenu pour vérité de fait par opposition à un
jugement de valeur fait l’objet de débats; quoique tous aient une certaine idée de la
différence, ces idées ne coïncident pas. Bien des gens croient que leurs jugements
moraux, civiques sont des vérités objectives, d’autres croient que leurs
extrapolations ou convictions sur le futur ont ce même statut. Les Grandes logiques
que je distinguerai au chapitre 3 tiennent en grande partie à la nature des passerelles
et cloisons aménagées entre faits et valeurs ou indicatifs et impératifs (jugements
déontiques). La cloison, étanche ou non, fait/valeur est ce qui oppose les Popper,
Hans Albert aux Horkheimer et Adorno de ce monde moderne. La cloison
être/devoir aussi. «L’histoire, pas plus que la nature, ne peut nous indiquer ce qu’il
faut faire», axiomatise Popper en guerre contre tous les historicismes. Mais
justement pour les esprits historicistes, l’histoire est bien génératrice de valeurs
immanentes et d’impératifs. La science de l’histoire montre contingent et illusoire
le libre arbitre des individus. Elle est censée en «progrès» à cet égard sur les morales
de jadis. Il reste à l’individu à mettre sa volonté au service de l’histoire et d’y
trouver à se justifier. L’individu n’a qu’un mandat éthique légitime, celui de se
mettre au service de ses «lois» et de sa marche. Ce qu’affirment au 19ème siècle non
seulement les «révolutionnaires» mais de fort bourgeois philosophes positivistes:
«l’existence et le développement des sociétés humaines (...) se trouvent soumis à des
nécessités naturelles plus fortes que la volonté des individus».214 La conviction que
le progressiste possède (ou qui le possède) d’aller dans le bon sens de l’évolution
historique, l’«absout d’avance au tribunal de l’histoire».215
Les Grandes espérances historiques du 19e siècle se fondaient aussi sur des
présupposés quant à la nature humaine et établissaient à partir d’eux la dénonciation
214
Baumann, Le programme politique du positivisme. Paris: Perrin, 1904, 1.
215
Ça ira, Paris, 13.1.1889, 3. Jadis, c’était la Nature qui procurait ces jugements de faits qui
étaient indissociablement aussi des jugements de valeur: les pédérastes étaient «contre-
nature», un jugement de cette sorte indissociait fait et valeur.
256
du mal dans la société actuelle et le remède salvateur. Ces présupposés sur la nature
des choses, qu’on les proclame, les établisse ou les dissimule, sont indispensables
pour fonder toute critique sociale possible et surtout pour déduire de cette critique
la possibilité d’un renversement de situation: la contreproposition ne peut se
déployer qu’en posant une discordance entre une mauvaise organisation sociale et
quelque chose comme la nature humaine, objective, immuable et source de valeur.
On ne peut démontrer que le mal est contingent et éliminable que s’il se ramène à
des «formes sociales fausses, discordantes avec la nature de l’homme».216 Le projet
d’une société absolument bonne chez un Morelly au 18e siècle s’intitule, en
conformité à cette logique, Code de la Nature.217
216
Considerant, Victor. Considérations sociales sur l’architectonique. Paris, 1834, xix.
217
Code de la nature, ou: le véritable esprit de ses loix de tout temps négligé ou méconnu.
Partout, chez le vrai Sage, 1755.
218
Destinées sociales, Libr. phalanstér., 1847, I, 61.
257
dans le meilleur des mondes, elle n’affirme ni que le monde est le pire ni le meilleur
et considère cette alternative dépourvue de sens.
219
L’anarchie dans l’évolution socialiste, Paris: La Révolte, 1887, rééd. 1892, 20.
220
Voir K. Popper, The Open Society and Its Enemies, passim.
258
Nous rencontrons encore et toujours le paradoxe de Münchhausen évoqué ci-dessus
qui consiste pour l’Homme à s’extraire de l’immanence en se tirant soi-même par
les cheveux. Il n’est pas vrai que, comme le veut Hume, les jugements de valeur ne
puissent pas être extraits, sinon du monde empirique, du moins d’un point de vue
tenu pour «absolument vrai» sur celui-ci: je l’ai rappelé avec le cas du militant
stalinien, si le monde et son cours sont connus de façon certaine (c’est bien entendu
un lourd présupposé), il s’ensuit un mandat clair pour tous les humains et des
valeurs absolument validées. L’utilitariste cherche à tirer les valeurs de l’immanence
empirique; les gnoses modernes – celles du ressentiment ou du Principe Espérance
– tirent leurs valeurs a contrario de l’indignité du monde.
Il plaide pour une rigoureuse disjonction – pour une sociologie wertfrei d’une part,
pour des choix politiques légitimes de l’autre – non pour une dé-valuation et une
exclusion des valeurs «sociales». Deux éthiques prescriptives séparées et
antinomiques donc: le dernier mot de Weber revient à une opposition de valeurs. La
science n’est pas définie chez lui par un rapport vrai au monde empirique, problème
philosophique insoluble, mais par l’élimination des intérêts, des passions et des
partis pris, élimination qui est la norme de l’argumentation non triviale c’est à dire
«scientifique». Cette définition de la science est éthique: la neutralité axiologique
est affaire d’«honnêteté» intellectuelle à partir de la simple reconnaissance de la
claire différence fait/valeur. Règle éthique qui est aussi une condition sine qua non
de travail sérieux: à quoi bon faire un travail de terrain ou de laboratoire, un travail
259
d’objectivation pour «retomber» dans de l’idéologie ou en faire passer en fraude
dans ses conclusions?
À la disjonction posée par Max Weber s’opposeront ceux qui pensent et posent que
toute pensée, et non moins toute analyse et théorie scientifiques, est l’expression
d’intérêts (de classe, de sexe, de nation). Il en résulterait que l’«éthique de la
responsabilité» est excellente ... mais qu’elle est chimérique non moins que
fallacieuse. Que l’effort demandé de neutralité axiologique est au mieux une illusion
«positiviste», au pire, une imposture au service de l’ordre établi. Plus encore que les
analyses, le choix même des sujets décrétés scientifiquement intéressants est lié à
des intérêts plus ou moins dissimulés. Karl Mannheim et la Wissensoziologie posent
que les analyses et théories savantes sont non seulement influencées par des intérêts
de classe, mais, sous forme d’«idéologies» et d’«utopies», qu’elles sont constituées
par ces intérêts. Le champ scientifique engendre un habitus, scolastique, porté à
l’abstraction désincarnée que le savant prend pour une illusoire objectivité. Max
Horkheimer reproche aux webériens d’ériger certaines caractéristiques de l’activité
savante en norme, «en facteurs de l’esprit du monde». Habermas y dénonce une
«idéologie savante», désuète, dépassée en outre, favorable au statu quo social, au
service de la «raison instrumentale».
C’est bien ici avec la Werturteilstreit, sur le cours de bientôt deux siècles, le cœur
du dialogue de sourds à l’échelle de toute la vie intellectuelle dont le brouhaha ne
s’apaise pas et dont le dépassement démonstratif se fait attendre.
260
Polythéisme des valeurs et Guerre des dieux
Le plus puissant esprit parmi les réformateurs romantiques, Charles Fourier, avait
fondé sa théorie de l’Attraction passionnée sur la relativité absolue du bien et du
mal. Ses successeurs n’ont évidemment pu accepter ni même comprendre cette
pensée dans sa radicalité. «Assassinat, larçin, adultère, pédérastie, tout ce que nous
appelons crime, constate Fourier, a été chez quelques nations vertu religieuse».221
Fourier évoquait à l’appui avec une allègre érudition le suicide des anciens
Scandinaves, l’anthropophagie des Auzicos (?), l’infanticide des Spartiates, la
pédérastie des Grecs, la prostitution des filles des Lapons, des Brésiliens, l’inceste
vertueux des Guèbres. Sans parler, ajoutait-il, des «bergers des Pyrénées qui usent
de chèvres en guise de bergère».222
La diversité des valorisations avait occupé les sophistes jadis. La question n’est pas
simplement que, comme le rappelle le sophiste anonyme des Dissoï logoï, la mort
est bonne et mauvaise, mauvaise pour celui qui va mourir, bonne pour l’entrepreneur
de pompes funèbres, la maladie, mauvaise pour l’égrotant, excellente pour le budget
du médecin... mais que les valeurs sont issues de raisonnements et que les règles
pour arriver à marquer axiologiquement le monde — comme ci-dessus la logique
221
De l’esprit irréligieux des modernes et Dernières analogies. Paris: Librairie
phalanstérienne, 1850, 9. Voir aussi les exemples qu’il cite dans Égarement de la raison
démontré par les ridicules des sciences incertaines et Fragments. Paris: Bureau de la
Phalange, 1847, 28-9, en concluant «...voyez combien il est heureux que Dieu se rie de vos
idées de crime et de vertus»...
222
Égarement de la raison, 1847, 68.
261
du ressentiment — diffèrent grandement chez les uns et les autres et que les méta-
valeurs posées comme évidentes mêmes ne sont pas telles pour tout le monde.
Max Weber – inspiré de la notion d’«anomie», qu’il avait trouvée, je crois, chez le
sociologue français Jean-Marie Guyau qui, dans son Irréligion de l’avenir de 1887,
avait développé ce concept, repris par Émile Durkheim, et qui prévoyait ou prédisait
une sorte de privatisation des conceptions métaphysiques et morales libérées du
dogme – introduit la notion de «polythéisme des valeurs» et en fait le trait modal de
la modernité post-religieuse: les individus et les groupes ont et auront de plus en
plus à gérer des valeurs et des normes multiples, conflictuelles, toutes arbitraires,
argumentées ad hoc mais inarbitrables absolument et ne persuadant que les
convertis. Cette diversité débouche sur une «Guerre des dieux» – justement parce
qu’elle est en dehors de l’arbitrable rationnel. (On voit ici que les éthiques de la
discussion de Habermas, Apel, Rawls visent à retrouver une rationalité aux valeurs
civiques, rationalité sociale et non métaphysique destinée à conjurer la guerre
promise. Par ailleurs, il s’agit une fois encore de savoir ce que je désigne comme
inarbitrable, car les valeurs ai-je répété, d’accord de certaine façon avec Weber, sont
argumentables et la Wertrationalität n’est pas étrangère à la raison.)
Bien entendu, Max Weber n’entendait pas cette «guerre des valeurs» au sens de
carnage, il voyait seulement que le conflit des valeurs, dans une démocratie
séculière, est irréductible parce que, même argumentables, même pourvues de
masses de «raisons d’y adhérer», elles ne sont pas démontrables et ne peuvent plus
être imposées. «Vous aimez la liberté, j’aime l’égalité. Vous aimez la justice, j’aime
l’efficacité. Vous aimez l’ordre, j’aime le progrès. Ces choix seraient également
possibles, légitimes, inexplicables et absolus»223, résume Raymond Boudon qui,
réticent, défend contre Weber qu’il admire, la thèse forte de la rationalité
axiologique, mais c’est une rationalité du probable et non du nécessaire: «il est facile
d’identifier des cas où le choix est dominé par une rationalité surplombante». «Le
fait que la morale ait une histoire n’est pas davantage la preuve que les valeurs
morales soient dépourvues d’objectivité».224 C’est vrai (mais pas dans le sens positif
où des lois de la physique sont objectives) et cela réfute «inexplicables», ci-dessus,
mais, je le crains, cela ne réfute pas «également possibles» (dans un état de société
donné), ni «légitimes» à moins de décréter moins légitime ce qui résulte de logiques
différentes de la mienne. Karl Popper admet de son côté que les normes peuvent être
soumises à une discussion rationnelle mais que cette discussion n’aboutira jamais
à les fonder ni les démontrer – et j’adhère pour ma part à ce paradoxe pratique.
J’admets donc que les valeurs, les normes et les buts ultimes sont contingentement
argumentables et discutables – si tant est que les adversaires sont disposés à en
223
Boudon, Juste, 366.
224
Boudon, Juste, 340.
262
discuter et à les mettre en question – et ne constituent donc pas des obstacles à la
discussion immédiatement insurmontables. Je pose aussi (voir plus haut) que la
distinction même du factuel et de l’axiologique est indécise et plus floue qu’il ne
semble. Dans la langue, valeur et référence dénotative ne sont pas dissociables. Les
mots de la langue présentent en grand nombre des «connotations axiologiques»,
c’est à dire qu’ils décrivent et apprécient indissociablement: «intelligent, clair,
cohérent, utile, cruel, grossier, élégant» etc. Ou encore ils sont poly-axiologique
comme «démocratie, droits, totalitarisme, socialisme», mais ils ne sont jamais
neutres; voir plus haut.
J’ajoute que, dans toutes les discussions que nous pouvons avoir sur les valeurs nous
tendons irrépressiblement à nous poser en «objectivistes». En défendant nos valeurs,
dans la chaleur de la dispute, nous tendons à présenter celles-ci non comme des
attitudes subjectives avec lesquelles l’interlocuteur est absolument libre de différer
d’avis, mais comme quelque chose d’objectivement juste. «We are convinced that
we are right and they are wrong, not just in the sense that our values are better than
theirs, or more enlightened, but that we are objectively correct and they are not.»225
Dans la mesure où nous avons intériorisé les valeurs démocratiques, nous concédons
ensuite un certain pluralisme des valeurs, mais au fond, une philosophie morale ou
sociale est-elle possible qui n’affirmerait pas que certaines positions morales sont
valides et d’autres pas? Ce qui est axiologiquement valide varie, nous serine le
relativiste, d’un temps, d’un peuple, d’une personne à l’autre, les valeurs des uns
sont antagonistes de celles des autres, — mais ceci n’écarte pas le fait que pour
penser et justifier des valeurs morales, politiques, civiques, il faut que je les pense,
que nous les pensions comme objectives. C’est justement pourquoi, en dépit
d’argumentations approfondies, de débats plus ou moins sereins, d’arbitrages ou de
compromis, les conflits de valeurs peuvent être insurmontables et qu’ils sont sérieux.
Le résurgent débat entre permissivité et répression chaque fois que surgit de nos
jours un «problème de société» oppose les tout-permissifs et les tout répressifs dans
225
Davidson, Problems, 39.
263
un dialogue de sourds bien attesté dont le retour est à chaque coup prévisible et dont
tout l’arsenal d’arguments antilogiques est archi-connu. Le débat en France, depuis
quinze ans, sur le «voile islamique» entre communautaristes et laïcs-jacobins a eu
et a toujours ce même caractère insoluble et interminable. Il suggère l’existence
d’une dynamique sociologique perverse qui amènerait les sociétés en crise à se fixer,
à se focaliser sur un débat axiologique aporétique qui, dans leur culture propre (car
l’affaire du voile islamique, en tant qu’«affaire», est axiologiquement inintelligible
en Amérique du Nord) sera sans issue. Entre la frilosité antimodernisatrice que les
esprits libéraux et «modernisateurs» reprochent à la «France moisie» et le
«bougisme» de la modernisation pour la modernisation – autre débat bien engagé
aujourd’hui comme insoluble – on a une même sorte de polarisation aporétique. Elle
aussi inspire le soupçon que cette sociothérapie continuellement ratée cache quelque
chose dont les deux «camps» de débatteurs s’acharnent à se dissimuler la prégnance.
L’une des sources les plus riches de malentendus – et qui redouble les conflits de
valeurs en les accompagnant d’erreurs d’aperception – est le fait de projeter sur
l’interlocuteur nos convictions et nos valeurs, nous assurant ainsi d’emblée de ne pas
comprendre ou de comprendre à l’envers ce qu’il veut dire. Il aurait fallu peut-être
inscrire cette interdiction de «projeter ses valeurs» dans les normes du débat, mais
comment interdire comme une transgression positive des règles une erreur
égocentrique si répandue et si «naïve»? Le croyant qui plaint sincèrement
l’agnostique ne voit pas bien que celui-ci ne se considère pas spécialement à
plaindre et qu’il est exaspéré par son attitude... Si les mots ont pour les uns des
valeurs indissociables alors que pour d’autres ils sont neutres et descriptifs, le
malentendu est en marche. Si je décris la société actuelle comme «intolérante» en
diverses circonstances attestées , je crois faire un constat illustrable de nombreux
exemples d’abord, mais que d’aucuns déchiffreront comme blâme.
Par ailleurs – autre forme de projection – dans un débat idéologique, vos thèses et
vos conclusions vous situent d’emblée parmi les amis ou les ennemis quelle que soit
la façon dont vous y êtes arrivé et quelque protestation que vous fassiez de ne pas
prendre parti. Tout économiste avant 1914 qui aurait pris la peine de démontrer que
le marché, que le système capitaliste ne s’orientait pas vers un effondrement à court
terme aurait été perçu (par les uns et les autres) comme un anti-socialiste résolu
puisque la Zusammenbruchstheorie était le «credo» de la Deuxième Internationale.
Mais tout ceci nous ramène à la Wertfreiheit, à la question de l’objectivité et de ses
malentendus dans un monde polarisé par des éthiques de la conviction en conflit.
Les modernes n’ont cessé de jouer entre eux au renversement des valeurs. Il suffisait
qu’un groupe désigne quelque chose comme le souverain bien pour qu’un autre
groupe désigne cette chose comme le mal absolu et vice-versa. Les antinomianistes
264
ont commencé à pulluler vers 1830, renversant point par point la morale
traditionnelle. Fourier surtout a révolté par son «immoralité», son impudicité.
«Vous tous qui avez une mère, une femme, une sœur, une fille, lisez et jugez!»
accusent les moralistes du temps.226 La description du futur phalanstère est faite de
tableaux de beuveries, de mangeaille et de grossières voluptés, transmués en idéal
moral! Fourier y admet et accueille toutes les passions, même les plus infâmes. La
plus immonde et constante promiscuité sexuelle, voilà l’idéal de la vie sociétaire!
Toute femme pourra avoir un époux, un géniteur, un favori, plus de simples
possesseurs: «diable, voilà une morale qui n’est pas gênante», s’exclament les gens
d’esprit! Il est vrai que plusieurs socialistes pudibonds, dont Proudhon, ne
répudiaient pas avec moins de vigueur cette «littérature fangeuse». Les saint-
simoniens (Saint-Simon est mort en 1825) au début de la Monarchie orléaniste, ont
suscité quelques pamphlets indignés, en même temps que leurs «extravagances»
attiraient l’attention des gazettes et des feuilles satiriques. L’abolition de l’héritage,
la libération des femmes, les doctrines sexuelles du Père Enfantin («la réhabilitation
de la chair»!), autant de matières à scandale.
La critique sociale de Louis Blanc, grande figure réformatrice des années qui
précèdent 1848, dénonce la «concurrence» comme le premier des maux à éliminer:
immoralité du chacun pour soi, absurdité économique, cause de la surproduction et
des crises, source de maux immenses, non seulement pour les exploités réduits par
la baisse des salaires et le chômage à la misère, remplacés par des machines, ou par
des femmes et des enfants, mais pour les industriels eux-mêmes constamment dans
l’angoisse d’être écrasés par de plus gros. «Grand bien au contraire que la
concurrence» qui stimule le progrès, réduit la cherté des produits en même temps
qu’elle réduit le chômage réplique Frédéric Bastiat!
Vers 1880, nous avons comme grosse pomme de discorde le divorce: grand remède
social pour Alfred Naquet et une partie du camp républicain, mal absolu pour les
positivistes comtiens (que l’on situe à gauche) non moins que pour les catholiques.
Les anarchistes un peu plus tard se mettent à prôner l’avortement libre et ils
«voudraient ériger cette infecte pratique en un droit de la femme»227: ils horrifient
jusqu’à l’extrême gauche. Les réfutant par l’argument de la pente fatale: «À quand
donc aussi le droit à l’infanticide?» s’exclament les fouriéristes.
226
Gouraud, Le socialisme dévoilé. Simple discours, 1849, 9.
227
La rénovation, fouriériste, 1890, 283.
265
des uns, une poignée de philanthropes, l’assistance a été le mal ultime des autres, les
économistes libéraux, et avec mille raisons:
Nulle part autant que sur la passion sexuelle, les désaccords sur les remèdes à
appliquer ne furent plus extrêmes. Le bien des uns y est plus que jamais le mal des
autres. Le mariage monogame est une institution «contraire aux vœux de la nature»;
la fidélité perpétuelle est contraire à la nature humaine dont les passions doivent être
régulées par l’attraction: telle est l’amorce de la critique de Fourier. Mais Pierre
Leroux que les idées de Fourier et les tableaux d’orgies phalanstériennes
indignaient, voyait au contraire dans la monogamie perpétuelle et obligatoire la juste
solution au malheur sexuel des humains. Il dénonce l’immoralité des projets
phalanstériens, la pédérastie et le tribadisme, accuse-t-il, étant au centre «pivotal»
de l’organisation sociale future.231 (Cette critique prouve du reste que l’hostilité rend
perspicace et que Leroux avait bien lu Fourier – au contraire de beaucoup de
modernes.)
Les partisans d’Étienne Cabet, les «communistes icariens», abolissant d’un trait de
plume la propriété privée, mais, dans leur culture louis-philipparde, fort peu portés
au libertinage, se faisaient déborder par les communistes de L’Humanitaire (dont
la position sera adoptée par un inconnu nommé Karl Marx) qui tirent de l’abolition
de la propriété, «l’abolition du mariage et de la famille». Étienne Cabet, indigné et
228
Bigot de Morogues, Pierre-Marie. Du paupérisme, de la mendicité et des moyens d’en
prévenir les funestes effets. Paris: Dondez-Dupré, 1834, 34.
229
Psychologie, 464.
230
Anarchistes, xii.
231
Revue sociale, no 3, 1845, pp. 35. Même chose, II, 7, 1847.
266
sidéré d’une telle perversité, tonne contre eux.232 Il les hait car ils desservent la
cause. «Les Ultra-communistes qui parlent d’abolition de la famille, font infiniment
de mal sans faire aucun bien parce qu’ils irritent et divisent».233
J’en viens à l’immense secteur de la réflexion sur le pathos et le logos, sur le pathos
dans le logos, sur la Logique des sentiments (c’est le titre, je le rappelle, d’un
ouvrage subtil de Théodule Ribot, paru au début du siècle passé).235 Ce n’est pas «Le
cœur a ses raisons», car pour Pascal, le «cœur» est ce qui procure une
compréhension intuitive plus sûre que les raisonnements. Ce n’est pas de ceci que
je veux parler, mais de ce qu’il peut y avoir d’affectif dans la structure de certains
raisonnements. Je n’accueille pas non plus la vision roublarde de la rhétorique
classique qui faisait la part du feu: toute argumentation doit être mixte, développant
des raisonnements rationnels qui pourraient se suffire à eux-mêmes, mais qui
232
Voir Le Populaire, toute l’année 1841.
233
Cabet, Ma ligne droite, op.cit., p. 37.
234
La fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote: l’industrie
naturelle. Paris: Bossange, 1836. I 427 & 349. «Dans l’ordre politique, demande le
fouriériste Baudet-Dulary, quels grands progrès a fait la morale? Les horreurs de 1793, les
tueries et les incendies de vingt ans, terminées par le massacre de Waterloo, les complots et
les guerres civiles ensanglantant l’Europe d’un bout à l’autre, l’extermination du peuple
polonais, nos cités les plus industrieuses devenues périodiquement des champs de carnage,
etc., etc., valent à peu près en moralité, les barbaries antiques».
235
Repris aujourd’hui par Redding, Logic of Affect.
267
passent mieux «réchauffés» par des moyens auxiliaires émotifs, psychagogiques. Les
rhéteurs l’enseignaient: il ne suffit pas d’avoir de bons arguments mais encore de
bien développer en exorde la captatio benevolentiæ et d’être attentif à tout ce qui
relève de l’art de l’elocutio. Cependant il ne fallait pas, avertissaient les rhéteurs,
que le pathos vienne se substituer au raisonnement ou qu’il vienne maquiller
l’insuffisance des preuves. Non je parle de quelque chose d’indissociable et non
d’une coopération persuasive où le pathos reste distinct.
Il est depuis toujours admis et concédé par les plus rationalistes des traités de
rhétorique que des motifs, des mobiles psychologiques, affectifs, autant que des
intérêts, – matériels ou «désintéressés», ce sont les plus résistants – sont sous-jacents
à l’élection de démarches argumentatives et à la répudiation d’autres, à l’obstination
à ne pas remettre en cause des présupposés, qu’ils expliquent certains court-circuits
émotifs du raisonnement. La relation pathos-logos se rencontre réinterprétée, je
viens de le rappeler, chez ce philosophe et psychologue de 1900, Théodule Ribot
dans son essai La logique des sentiments.236 Il ne discute pas d’interférences,
légitimes ou abusives, ni de complémentarité du pathos et du logos, mais il dégage
une ou plusieurs «logiques affectives» ou «logiques émotionnelles», subsistant avec
une certaine légitimité à côté de la logique rationnelle pure, apathique – laquelle ne
peut s’étendre à tout le domaine du raisonnement d’action et des choix individuels
ou collectifs. Ces logiques se complètent à son sens de raisonnements conjecturaux
et imaginatifs, eux aussi indispensables à la pensée dès qu’elle est projetée sur
l’avenir, et aux formes de justification de soi et de légitimation des principes et des
doctrines...237 Ces logiques «au service de notre nature active et affective .... ne
pourrai[en]t disparaître que dans l’hypothèse chimérique où l’homme deviendrait
un être purement intellectuel».238 La logique des sentiments «est une logique vitale;
ce sont les conditions de vie qui l’ont créée et qui la maintiennent malgré la
concurrence de sa redoutable rivale — la logique rationnelle.»239 Le raisonnement
émotionnel, choquant pour le logicien qui l’écarte, raisonnement qui cherche moins
la vérité que la satisfaction des pulsions et le succès, est un objet d’intérêt évident
pour le psychologue. «Le raisonnement rationnel tend vers une conclusion, le
236
Ribot, Théodule. La Logique des sentiments. Paris: Alcan, 1904. Ribot est proche de G.
Tarde, ce sociologue de la «croyance» dont on redécouvre les travaux aujourd’hui. Voir
aussi: Parret, Hermann. Les Passions, essai sur la mise en discours de la subjectivité.
Bruxelles / Liége: Mardaga, 1986.
237
L’ancienne rhétorique admettait la règle de gustibus et coloribus––– n’appliquez pas la
logique rationnelle à ce qui n’en relève pas...
238
Ribot, ix.
239
39.
268
raisonnement émotionnel, vers un but; il ne vise pas une vérité mais un résultat
pratique et il est toujours orienté dans cette direction.»240
La passion dans la rhétorique des débats publics, ce ne sont pas seulement ces
«figures de passions», ces simulacres émotionnels mis en discours, montrant la
passion (donnant en spectacle la passion prétendue) de l’orateur et stimulant de
façon histrionique les passions éveillées dans l’auditoire. C’est aussi la passion
comme origine de toute construction rhétorique, origine partiellement refoulée,
«rationalisée» des arguments et des thèses auxquelles on croit. La passion raisonne
autant qu’elle «fabule», le passionné, l’indigné, l’admirateur, le haineux ont un
besoin vital de se justifier abondamment aux yeux de tous, eux, leurs passions ou
leurs exécrations, – et «nul ne ment plus» et avec plus d’aplomb, selon le mot de
Nietzsche, qu’un homme indigné.
240
50.
269
déficiences du logos, de la dialectique, de dissimuler la difficulté à communiquer et
à écouter l’autre.
En somme
En somme, les schémas de raisonnement censés valides ne le sont jamais pour tout
le monde ni en toutes circonstances, les sophismes forment une zone grise plutôt
qu’une classe d’impostures ou d’absurdités évidentes, les raisonnements spéciaux,
abductifs, contrefactuels, analogiques, etc., mal connus jusqu’à tout récemment en
dépit de leur fréquence, compliquent énormément la question de l’argumentation
«ordinaire» et des voies de la production du probable, les raisonnements sur les
valeurs ne sont pas moins disputés en termes de validité et enfin l’interférence de
l’affectif invite à écarter la vieille et trop commode distinction juxtapositive
pathos/logos.
Tout le monde ne partage pas les mêmes façons de raisonner, de construire du réel,
de l’évaluer et de choisir et décider pour agir. Ce que je vais essayer de faire
maintenant, c’est de discerner des catégories et des «familles d’esprit», des logiques
divergentes qui se disputent la vie publique et les débats sociaux dans la modernité
occidentale.
Je ne puis terminer ce long relevé des malentendus et divergences sur la validité des
normes et des raisonnements sans parler de quelque chose qui est hors
argumentation puisque hors du littéral, mais qui est certainement la source de
malentendus la plus agaçante: ce qui relève du «procès d’intention» et qui revient
à se faire attaquer ou à attaquer l’adversaire non pour ce qu’il dit mais pour ce qu’on
prétend en inférer. Pour ce qu’on prétend qu’il veut dire, qui serait ce qui importe
vraiment. On anticipe par exemple sur la conclusion que l’interlocuteur n’a pas
encore formulée ou on prétend le forcer à venir fatalement à cette conclusion
ridicule ou répugnante qu’on lui prête (et être trop lâche ou hypocrite en outre pour
y venir tout de go). S’il dit que son raisonnement n’aboutit pas à cela, on ricanera
avec incrédulité. «Mais je n’ai jamais dit ça! — Je sais bien, n’empêche, c’est ce que
tu penses, évidemment ...»
270
Il est vrai qu’un jugement de fait apparent peut dissimuler une jugement de valeur
et pour certains esprits suspicieux, il convient toujours de suspecter l’attitude
descriptive et objective de cacher une adhésion au cours des choses. Quand je décris
quelque chose (mais je ne puis le faire qu’avec les mots connotés de la langue
courante) et que mon interlocuteur croit qu’ipso facto je blâme ou bien j’approuve,
le malentendu est bien engagé. Il y a plusieurs passages de Pierre Bourdieu où celui-
ci revient sur cette idée que le sociologue, décrivant une situation donnée, n’est pas
en même temps en train d’ajouter tacitement un «et c’est très bien comme ça». Mais
pour le lecteur militant, se borner à décrire un état de chose sans expliciter son
indignation revient à se rendre complice de ce qui est – et pourrait ne pas être.
Par ailleurs, le langage est fait non pour dire les choses tout au long, mais surtout
pour pouvoir laisser dans l’implicite — et notamment les raisons que l’on peut avoir
d’une conviction ou d’une décision prise.
Bien sûr, ça ne veut pas dire que je m’en fous, mais cette façon de couper court
remplace toute une tirade: Je ne vais pas rater un rendez-vous avec ma petite amie,
dussé-je pour arriver à temps être trempé comme une soupe, je fais donc un bon
raisonnement de «calcul des inconvénients» en affrontant l’averse, raisonnement que
je n’ai pas envie de t’exposer convaincu en outre que je n’ai pas à t’expliquer ceci
qui est mon affaire.
####
271
272
III
LES GRANDS TYPES DE LOGIQUES ARGUMENTATIVES
Il faut commencer par la mise en lumière d’un paradigme qui est, je crois, universel,
mais nullement pensé en synthèse ni creusé : celui des TROIS grandes exclusions qui
fondent l’unité alléguée de la raison, puisque celle-ci est à la fois donnée pour
congénitale aux hommes, pour propre à l’Animal rationale, mais sous les réserves
1
Gómez-Moriana, Antonio. «Discourse Pragmatics and Reciprocity of Perspective: The
Promise of Juan Haldudo ("Don Quijote", I, 4) and of Don Juan», Sociocriticism, 1988, 4:1
(7), 87-109. [En espagnol dans la Nueva Revista de filología hispánica, XXXVI-2: 1988].
273
qui l’actualisent, d’être adulte, sain d’esprit et civilisé, non barbare. Pour parler
positivement de raison en action, il faut accomplir d’abord ces trois exclusions.2
2
Différences culturelles et différences rhétoriques. C’est une question qui excède mes
connaissances et la portée de ce livre. Je vois bien que le sinologue Marcel Granet par
exemple a cru reconnaître jadis une «logique chinoise», s’exprimant à travers une langue
radicalement différente des indo-européennes, langue censée incapable de catégoriser,
d’abstraire, de distinguer même agent et procès. Je ne pense pas qu’il subsiste grand chose
de tout ceci. Lorsque l’observé est exotique, ses comportements et ses raisonnements
apparaissent inévitablement irrationnels à l’observateur occidental. L’anthropologue plus
récent, "politiquement correct" avant la lettre, a cru corriger cette tendance en posant
l’axiome de la rationalité intrinsèque et de l’incommensurabilité des cultures, faisant du "Ne
jugez point" une sorte de règle déontologique. Sentimentalement, c’est fort bien, mais cela
ne débouche sur aucune piste heuristique. En réalité et sauf omission, nous ne disposons pas
de l’ébauche seulement d’une rhétorique comparée à l’échelle mondiale. Christian Plantin
souhaite la voir naître, «les études d’argumentation, réclame-t-il, doivent s’ouvrir aux
traditions de pensée non occidentales comme la tradition chinoise, la tradition hébraïque, ...,
la codification tibétaine du débat argumentatif, les riches traditions africaines organisant la
discussion.» La vision théologico-juridique musulmane est aussi mentionnée en bonne place
dans ce projet de confrontation interculturelle.
3
Antony & Witt, 20.
274
abstraction and therefore theorizing, is it because I was too
‘emotional’...?»4
4
Nye, Words, 2.
5
Crosswhite, Rhetoric, 210.
6
Informal Logic, numéro 14: 1993.
7
Tout ceci rappelle à mon sens et ressasse le mythe de la Femme-sorcière immunisée contre
la raison et la science des phallocrates dans le féminisme dit «culturel» des années 1970.
C’est un raisonnement typique de ressentiment (voir plus loin dans ce chapitre) qui conduit
à l’invention d’un tout autre système de valeurs, de rationalité, de morale etc. que celui dont
se réclament les dominants. De deux choses l’une en effet. Ou bien au bout du compte, les
valeurs recrées par les idéologues des prétendus dominés ne seront à l’examen qu’un avatar
des valeurs présentées jusqu’alors par les dominants comme universelles — aboutissement
fâcheux car ce serait concéder au dominant une certaine légitimité, une capacité d’avoir pensé
et parlé au nom de tous et cela indiquerait en outre que la différence du dominé n’est pas
aussi radicale qu’il/elle la présente. Ou bien, et ce serait beaucoup mieux, les valeurs
nouvelles prendront le contrepied des dominantes ... la question restant de voir si ces contre-
règles, contre-raisons et contre-morales (qui prouveront pour le groupe qui les adopte qu’il
avait été dépossédé de ses biens propres) vont permettre à ce groupe de faire son chemin et
de concurrencer victorieusement celui qui est donné pour leur adversaire.
275
rappelons-le, fut le disciple par excellence de Lévy-Bruhl dont il transpose la
démarche.
• 3e. Celle enfin de la pensée folle, de la «folie raisonnante» car depuis la plus haute
antiquité, les hommes ont constaté qu’à côté des idiots et des délirants, il se trouvait
des malades mentaux qui, sans déficit apparent de l’intelligence, bien au contraire,
raisonnaient énormément, mais dont la raison était devenue folle.8
La pensée primitive
8
Parfois par renversement paradoxal du jugement de bon sens, on pouvait déceler de la
sagesse dans les folies des Morosophes.
9
Mentalité, 21-22.
276
Même quand elle est la conséquence d’une blessure, elle ne
s’explique pas par la flèche ou par le coup de lance que la victime
a reçu. Non pas que le primitf ignore la liaison évidente entre la
blessure infligée par la lance et la mort qui la suit. Mais à ses
yeux, les causes secondes ne sont pas de vraies causes. À la
chasse, à la pêche, le succès dépend d’un certain nombre de
conditions objectives que le primitif connaît fort bien ...., mais
ces conditions, bien que nécessaires ne sont pas suffisantes.10
Pour Lévy-Bruhl, «primitif» est donc un terme conventionnel qui servait à identifier
une «mentalité» assez distincte de la nôtre ou de celle qu’il prête aux Occidentaux
«cultivés» pour que «notre psychologie et notre logique ne suffisent pas à en rendre
10
Mentalité, 19.
11
La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions.
12
Mentalité, 26.
13
Mentalité, 26.
277
compte».14 L’anthropologue d’autrefois admet expressément l’identité foncière de
la nature humaine et rejette à plusieurs reprises l’idée que l’esprit des sauvages serait
fondamentalement différent du nôtre. Qui l’attaque en ces termes ne saurait le faire
de bonne foi. Mais il pense que «malgré l’identité de structure de tous les esprits
humains»,15 on peut constater chez certains peuples des raisonnements courants,
constants que notre logique traditionnelle est impuissante à intégrer et à expliquer.
Des raisonnements qui ne séparent pas le naturel du surnaturel, le miracle des causes
quotidiennes et banales et font voir un sujet, conscient et réfléchissant, entouré d’une
multitude d’influences invisibles.
Ce qu’on peut reprocher néanmoins à Lévy-Bruhl, ce sont des formules qui datent,
qui sont innéistes. Pas de séparation nette entre le surnaturel et le naturel, ceci
pouvait se dire de plusieurs façons, mais l’anthropologue écrit: «le sens de
l’impossible leur manque» et il semble dans une telle phrase en faire quelque chose
d’inné.
14
Mentalité, 8.
15
Mentalité, 13.
16
Idéologie, 97.
278
La principale objection à faire à mon sens au concept de pensée primitive, est que
le primitif «croit» peut-être, mais il n’agit pas en tout temps selon sa croyance
magique, mais selon des connaissances empiriques qui sont au fond les nôtres,
surtout quand ceci importe. Alfred Métraux dans son Vaudou haïtien rapporte le cas
d’un général de Soulouque qui, rendu invulnérable par la magie d’un houngan,
rentra à la caserne et dit à ses hommes: «— allez-y, mes amis, tirez-moi dessus pour
voir!» Ce qu’ils firent quoiqu’avec un peu d’hésitation – et il tomba. Cette anecdote
(controuvée) dit le contraire de ce qu’elle semble dire. Elle illustre a contrario la
duplicité de la prétendue «pensée magique»: tous les Haïtiens vaudouisants sont
censé y avoir cru, à la possession magique, à l’invulnérabilité procurée par les loas,
mais pas tout le temps et pas dur comme fer. Mais finalement un seul semble y avoir
vraiment cru dans la pratique et être allé jusqu’au bout de ses convictions! Le cas
contredit l’analyse ordinaire de la «mentalité» comme quelque chose d’inhérent, de
cohérent et unifié. Si le primitif ou celui qu’on classe tel ne faisait pas de distinction
absolue, nette et constante entre l’empirique et le magique, ses raisonnements de
praxis (chasse, pêche...) aboutiraient constamment à l’échec. Tout ceci suggère la
précellence de la connaissance empirique et la duplicité subtile du «primitif» qui
n’est résolument pré-logique que... lorsque c’est sans conséquence.
17
On verra l’étude antérieure de Don Levi, "Why do Illiterates do so Badly in Logic?"
279
identifications that are based on some commonality but
are not true categories.18
Je ne crois pas nécessaire de réexposer pas les théories bien connues de Jean Piaget
sur la construction du réel chez l’enfant et les étapes régulières et constantes du
développement cognitif de celui-ci. Ses nombreux livres sur la conception de la
causalité, de l’espace, du temps et de la durée, de la classification, sur la genèse des
«structures logiques élémentaires» ont ouvert une nouvelle discipline
d’épistémologie génétique. Les étapes du développement cognitif décrit («stade
animiste» du bébé, indifférenciation sujet/objet etc.) devaient beaucoup à son maître
que fut en fait Lévy-Bruhl. L’enfant traverse des périodes, — période sensori-
motrice jusqu’à 20 mois, période des opérations concrètes jusqu’à 10/12 ans,
période des opérations formelles où l’ado commence à raisonner de façon adulte.
18
220.
19
219-220.
280
C’est le linguiste Martinet, je crois, qui, dans une discussion sur l’arbitraire du signe,
rappelle ce mot d’enfant: «Comment on a su son nom au Soleil?»20 Que répondre?
La raison de l’enfant et la raison du linguiste n’appartiennent effectivement pas au
même monde logique. On peut toujours répondre à cette petite fille ou ce petit
garçon qu’on n’a pas pu le lui demander, au Soleil, parce qu’il est «trop loin et trop
chaud», et qu’il a bien fallu l’inventer, ce nom, mais cette «explication» peu
satisfaisante est loin d’un exposé adéquat mais impossible à procurer sur la
conception de l’arbitraire du signe linguistique dans le Cours de linguistique
générale!
La folie raisonnante
Je l’ai rappelé plus haut: les bourgeois de sens rassis se réveillèrent en 1848 entourés
de fous furieux, les socialistes, à qui appartenait la rue. Louis Veuillot porte la main
à ses tempes: «Ils sont fous! Fous!», gémit-il.21 Le Voyage en Icarie de Cabet
«pourrait passer pour l’œuvre d’un fou».22 Pierre Leroux est un «cerveau abandonné
sans ressource par les médecins», c’est «le beau idéal de la folie».23 Pour Proudhon,
le cas était encore plus clair, citations à l’appui, «il faudrait l’envoyer dans une
maison de fous»24, etc.
Gustave Le Bon à la fin du siècle, dans ses gros ouvrages de «psychologie sociale»
sur les foules et sur le socialisme, donne un vernis scientifique à ce qui fut l’intuition
réactionnaire par excellence: l’adversaire socialiste n’appelait pas la discussion, mais
la camisole de force. Le seul fait du reste de concevoir de grands projets de
réorganisation sociale décelait, pour le psychologue des foules, un «esprit malade».
Le socialisme est un phénomène religieux, c’est la thèse de Le Bon et de quelques
autres, mais les chefs socialistes, à l’instar des antiques prophètes et chefs de sectes,
étaient des «inadaptés par dégénérescence», des «dégénérés» et «des demi-hallucinés
dont l’étude relèverait surtout de la pathologie mentale, mais qui ont toujours joué
un rôle immense dans l’histoire». 25
20
Jean Paulhan dans Les fleurs de Tarbes évoque une anecdote analogue avec un enfant qui
veut savoir comment on a su que l’étoile Antarès s’appelait bien comme ça.
21
Veuillot, Le lendemain de la victoire, 1850, 67.
22
Chenu, Les conspirateurs, les sociétés secrètes, la préfecture de police sous Caussidière,
1850, 27.
23
Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859, 72.
24
L’Anti-rouge, 44.
25
Le Bon, Psychologie du socialisme. Paris: Alcan, 1898. Dépouillé sur la 7ème édition,
Paris: Alcan, 1912. 352 et 99.
281
Cette rencontre des esprits sains et des fous idéologiques a donc une histoire. Elle
invite à explorer la troisième limite: celle de la raison saine et de la folie raisonnante
telle que les psychiatres en débattent depuis deux siècles.
Les Dr Sérieux et Capgras fixent la réflexion clinique en français sur «les Folies
raisonnantes» avec leurs livres classiques du début du 20e siècle.27 Leur grande et
féconde idée nosographique est d’opposer les psychoses hallucinatoires à ces délires
systématisés sans trouble sensoriel. «À l’étranger», précisent-ils, on commence à
grouper sous «Paranoïa», ces états psychopathiques «caractérisés par l’organisation
d’un ensemble plus ou moins cohérent de conceptions délirantes, sorte de roman
fantaisiste ou absurde qui devient pour son auteur l’expression indiscutable de la
réalité.» Idées délirantes bien organisées qui persistent longtemps sans se modifier
et n’aboutissent pas à la démence.28 Les deux médecins distinguent le «délire
d’interprétation» du «délire de revendication» («délire des quérulents») centré sur
l’idée prévalente du tort subi et pouvant tourner à la réaction violente. Cependant,
ils ne pensent pas que les classements et surclassements esquissés selon la nature et
la visée du système (délires des persécutions, délires des grandeurs, délires de
jalousie, délires mystiques, délires érotiques, délires hypocondriaques) apprennent
grand chose. Ils étudient donc en bloc les «délires systématisés chroniques» et
spécialement les «délires d’interprétation» qui sont, proprement, dirais-je, des folies
rhétoriques sans «atteinte des facultés syllogistiques (au contraire)».29
Le noyau de ces pathologies est «un raisonnement faux ayant pour point de départ
une sensation réelle, un fait exact ... lequel prend .... à l’aide d’inductions ou de
déductions erronées une signification personnelle pour le malade». Ainsi, «une
26
On verra l’ouvrage classique de P. Sérieux et J. Capgras, Les folies raisonnantes. Le délire
d’interprétation. Paris: Alcan, 1909.
27
Et voir Hannard, P. J. Le délire d’interprétation de Sérieux et Capgras. Lille, 1911.
28
On opposera à la paranoïa la démence paranoïde (J. Séglas) caractérisée par un
affaissement intellectuel rapide.
29
Folies, 6.
282
phrase si anodine soit-elle, suffit à faire naître les suppositions les plus hardies».30
L’absence d’hallucinations, l’organisation systématique, exagérée, extravagante mais
«rarement absurde», la persistance de la lucidité, l’évolution par extension et
l’incurabilité caractérisent cette pathologie. Ce qui est bien gênant, c’est que les
malades ont souvent l’air assez normal, «leur vivacité d’esprit, leur aptitude à
discuter et à défendre leurs convictions» préviennent même en leur faveur; «ils
restent en relation avec le milieu, leur aspect se maintient normal.»31
La principale difficulté que pose au profane les travaux de psychiatrie sur ces délires
chroniques est, en effet, que le psychiatre admire et diagnostique chez son patient
un «délire» d’autant plus pathologique qu’il développe, à l’en croire, une
argumentation irréfutable construite avec toute la rigueur possible. L’interprétateur,
selon Sérieux et Capgras, déploie pour la défense de ses convictions délirantes
«toutes les ressources d’une dialectique serrée. Confiant dans la valeur des
syllogismes dont le témoignage irrécusable de ses sens fournit les prémisses, il
s’avance de déduction en déduction. Tout se tient, tout s’enchaîne dans son histoire,
nul détail superflu à ses yeux. ... Il accumule preuve sur preuve, il a pour chaque
objection une réponse prête»: on sent que les deux psychiatres n’ont pas souvent eu
le dernier mot avec leurs patients!32 «La valeur logique du délire, son degré de
vraisemblance doivent retenir l’attention», écrit de son côté dans son dictionnaire le
Dr Antoine Porot. Certains délires d’interprétation «ont une charpente vigoureuse,
une cohérence parfaite, un pouvoir déductif indiscutable, une dialectique irrésistible
et ne sont pas tout de suite estimés à leur valeur pathologique», alors que d’autres,
il est vrai, frappent d’emblée par leur énormité.33 Mais alors, pour les délires de la
première catégorie qui semblent pouvoir un temps donner le change aux médecins
eux-mêmes, quel critère – propre du moins à l’argumentaire du patient – va
finalement décider du caractère délirant de la construction? C’est ce qui n’apparaît
pas expressément, ou plutôt il semble que le diagnostic psychiatrique se construise
en partie en dehors d’indices qui seraient tirés de l’argumentation logique, trop
logique.
30
32.
31
6.
32
Folies, 49.
33
Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique. Paris: PUF, 1969.
4ème édition. Verbo «Délires chroniques», 163–.
34
Folies, 4.
283
l’interprétation délirante est absurde et inacceptable pour les gens sains d’esprit?
Non point: nombre d’interprétations délirantes, plus vraisemblables que maintes
erreurs, ont entraîné l’adhésion de personnes sensées et intelligentes».35 Les
psychiatres affirment, et nous devons les croire sur parole, que «la fausseté d’esprit
foncière est cependant possible à discerner». Comment exactement la discerner
pourtant si ce n’est en consultant son propre bon sens?36 L’idée fixe du patient est
jugée folle en elle-même, mais les raisonnements qui viennent l’étayer en
systématisant tout autour d’elle sont inattaquables! Le mégalomane par exemple
«will apply the same standards of reasoning in defence of his delusions as he would,
if he were sane, apply to the defence of his sane opinions».37 Tous les psychiatres
disent ceci qui a d’ailleurs une portée générale: «the man with wrong opinions is not
necessarily the worse reasoner».38 Les traits de caractère attribués au patient délirant
(surestimation du moi, rigidité mentale, «monoidéisme», absence d’autocritique,
inébranlabilité des analyses et des conclusions...) élargissent en fait l’observation
aux atteintes de la personnalité dans son ensemble et de là peut se confirmer comme
pathologique la valeur si «logique» du discours.
Comme les troubles décrits présentent cependant une étiologie qui est intégrée à
l’argumentation délirante, qui est même au cœur de celle-ci – délire de persécution,
délire de grandeur, de jalousie, «folie mystique», délire érotique, délire auto-
accusateur enfin – on souhaiterait voir de plus près si les raisonnements de
l’interprétant, du revendicateur et du persécuté ne présentent pas des schémas
cognitifs propres – et accessoirement en quoi de tels schémas se rencontreraient
aussi dans la vie publique en dehors d’états caractérisés comme pathologiques. Les
psychiatres admettent bien que «l’histoire de la civilisation prouve que certains
interprétateurs ont eu une grande influence sur la vie sociale et politique de leurs
contemporains»,39 mais ils ne s’aventurent pas, et c’est probablement heureux du
reste, sur le terrain des idéologies politiques et des mouvements sociaux.
S’il est fort probable que de tels schémas cognitifs propres peuvent se dégager, le
travail reste à accomplir, qui supposerait la rencontre d’un psychiatre et d’un
analyste du discours. Il s’agit bien en tout cas dans les délires d’interprétation d’une
folie rhétorique: idée fixe, prémisses fausses, argumentées avec une grande subtilité
comme ayant une portée décisive et immense, arsenal de «preuves», interprétation
35
4.
36
Porot, loc.cit., 248.
37
Thouless, Straight, 216.
38
216.
39
P. 105.
284
inlassable d’indices ténus, «plus le fait semble insignifiant aux yeux du vulgaire, plus
pénétrante leur apparaît leur perspicacité»40.
40
P. 27.
41
Offer, Normality, 7.
285
###
J’ai montré au chapitre précédent que tout l’argumentatif comporte des zones grises,
des zones disputées d’arguments plus ou moins acceptables selon le sentiment des
uns ou des autres. L’argumentateur bricole son raisonnement et ses enchaînements
de raisonnements à partir d’un répertoire hétérogène, non contraignant de schémas
disponibles et de stratégies persuasives possibles; il recourt ou non de préférence à
l’alternative, aux schémas binaires, à tel type d’explication causale, à de l’abduction
et du contrefactuel, il gère de façons diverses les passerelles ou les coupures entre
faits et valeurs. C’est à la prédominance de certains schémas et certains
enchaînements que l’on peut distinguer des programmes et des tendances, regrouper
des «familles d’esprits» et repérer des pentes argumentatives, des manières de
soutenir une thèse qui, du dehors, pourront sembler impropres, abusives ou
perverses.
Les analyses qui suivent résultent de constats que j’ai faits en des enquêtes
successives d’analyse du discours et d’histoire des idées et elle les synthétise. Elles
ne prétendent pas révéler un système; elles se bornent à parcourir divers moments
et secteurs du discours social moderne et à repérer de notables divergences et des
cloisonnements attestés, des procédures persuasives récurrentes et des schémas
évaluatifs, non pas strictement exclusifs les uns des autres, mais privilégiés par
diverses communautés discutantes alors qu’ils furent ou sont répudiés par d’autres.
Une divergence décisive porte sur l’argumentable même puisque tout échange de
raisonnements s’inscrit entre deux limites, une fois encore diversement comprises,
l’indiscutable et l’inconnaissable — avec la zone dangereuse de ce qu’on pourrait
appeler le «téméraire». Entre ceux qui pensent que tout doit pouvoir s’expliquer et
ceux qui pensent qu’il y a de l’impénétrable et que c’est bien ainsi s’instaure
notamment une coupure — et, bien entendu, le «tout» jugé connaissable varie d’une
42
Concept de Wolf Lepenies, Die drei Kulturen.
286
doctrine à l’autre. L’intelligence ne doit pas chercher à tout savoir, pense le
catholique. Mais le libéral à la Karl Popper pense, à la fois de façon inverse et de
même façon, que l’Historicism, que la pensée historiciste, la pensée des
déterminismes historiques et du sens de l’histoire excède le connaissable et en vient
à déraisonner sur du chimérique. Chaque système d’idées établit ainsi des limites.
Dans le mis-hors-débat se rencontrent justement, pour les uns et les autres, les
cadres fondamentaux de raisonnement, les axiomes: le plan divin du salut, l’histoire
et ses lois ou le chaos.
Une autre possibilité de divergence fondamentale porte sur les exigences plus ou
moins rigoureuses de cohérence, cohérence des argumentations et cohérence
postulée du monde argumenté.
Entre ceux qui séparent nettement et inflexiblement ce qui est et ce qui doit être, les
jugements à l’indicatif et à l’impératif, et ceux qui font de la science de ce qui est,
la prémisse d’un but qui est de prescrire ce qui doit être — que j’ai répartis plus loin
comme immanentistes et utopico-gnostiques — passe une autre coupure que
l’histoire moderne montre irréconciliable. Ceux qui pensent que l’avenir est
fondamentalement inconnaissable et ceux qui pensent que raisonner, c’est avant tout
pouvoir prédire ce qui va advenir se superposent aux précédents. «Éthique de la
responsabilité et éthique de la conviction», cela a été une façon pour Max Weber de
séparer deux (axio-)logiques tout en leur reconnaissant une légitimité chacune sur
leur terrain et sans empiètement. Entre ces logiques en tout cas, la surdité réciproque
était grande et Weber (qui est le précurseur des théories de la pluralité rationnelle)
était payé pour le savoir. Les débats philosophiques et sociologiques de la
Wertfreiheitstreit, Werturteilstreit, ont montré le caractère inconciliable et intolérant
des logiques aux prises. Weber distingue plutôt, dans un passage du moins, entre
trois «partis à prendre» d’ordre cognitif. Il se borne à interdire de passer
subrepticement de l’un à l’autre, dans la mesure où il pose et établit «une différence
insurmontable entre l’argumentation qui s’adresse à notre sentiment et à notre
capacité d’enthousiasme pour des buts pratiques ... et celle qui s’adresse à notre
conscience quand la validité des normes éthiques est en cause, et enfin celle qui fait
appel à notre faculté et à notre besoin d’ordonner rationnellement la réalité
empirique avec la prétention d’établir la validité d’une vérité d’expérience.»43 Weber
semble dire que chaque «parti pris» a sa légitimité, mais au fond, ceci ne saurait être
tout à fait exact dans sa logique même de savant et d’universitaire: que vaudrait un
«enthousiasme» même argumenté en faveur d’un projet que la rationalité empirique
positive montrerait, par ailleurs, comme absurde?
43
Weber, Essais, 130-1.
287
questions historiques et sociologiques qui portent, non sur la pensée humaine dans
son abstraction, mais sur du social: sur des manières publiques d’argumenter et sur
des légitimités concurrentes. On ne parle pas d’essences différentes, mais de choix
marqués et de préférences sectorielles.44
Une hypothèse latente dans ce qui précède est que les diverses «logiques» sont des
dispositifs à engendrer des communautés et qu’elles ne prospèrent que par l’appui
durable que des communautés croyantes et raisonnantes leur donne et les
connivences qu’elle leur procure. Eugène Dupréel a défini jadis le concept de
«groupes à base de persuasion»: au contraire des communautés naturelles, comme
une famille, un village, un quartier, le sociologue doit à son sens isoler une autre
catégorie de communautés dont la cohésion est rhétorique, «familles» intellectuelles,
mouvements, partis, écoles littéraires et philosophiques.45
Ceci est d’abord vrai des familles disciplinaires. Comme on chantait à peu près vers
1938: quand un philosophe rencontre un autre philosophe, qu’est-ce qu’i s’racontent
? des histoires de philosophes... et surtout ils peuvent se mettre à raisonner entre eux
philosophiquement, étant virtuoses de schémas argumentatifs proprement
ésotériques, de schémas qui ne viendraient à l’esprit de personne d’autre que des
philosophes.
Ceci est non moins vrai des communautés idéologiques, des «familles» politiques
dont nous allons rencontrer (avec une certaine mouvance et de certaines marges) les
grands types, de droite et de gauche, dans ce chapitre. Lesdites communautés
procurent avant tout aux argumentateurs le confort de la connivence, un répertoire
d’arguments canoniques qui y sont admis et connus en même temps que les
conclusions qu’ils comportent avant même d’être énoncés, une légitimation
complice de manières rhétoriques de s’entendre. Argumenter face à des incrédules
et des réticents est chose pénible. Cela va beaucoup mieux quand on reste avec «les
siens» et que l’on ne prêche que des convaincus. Les communautés à base de
44
Ce livre admet aussi, du moins au départ, l’antique distinction de la raison
scientifique/apodictique et de la raison doxique ou plutôt je compte retravailler la question
du travail du para-doxe et de l’écart entre les règles et degrés d’exigence de ces deux raisons
au chapitre suivant, le chapitre 4.
45
Voir Lempereur, Homme, 169.
288
persuasion épargnent à leurs membres des objections et des réfutations qui ne
pourraient venir que «de l’extérieur» et que le groupe s’arrange pour cesser
finalement d’écouter, pour lesquelles on se trouve collectivement de bonnes raisons
de se boucher les oreilles. Elles leur épargnent aussi les démentis qui, par aventure,
viendraient du monde empirique contre lesquels elles disposent de défenses
herméneutiques ad hoc. (C’est ce qu’on désigne précisément comme le «cercle
herméneutique»). Elles leur procure des moyens de résistance têtue et de surdité
volontaire et un arsenal de répliques plus ou moins sophistiques destinées à rafistoler
leurs certitudes éventuellement ébranlées. Les communautés idéologiques pratiquent
la croyance en commun et s’exercent à raisonner de façon semblable. Les
Schopenhauer et les Nietzsche de ce monde prétendaient penser seuls et contre tous
alors que les croyants ne croient bien que collectivement et par connivence, c’est à
dire avec des silences, des non-dits et parfois des demi-désaveux. Les communautés
dont nous parlons ne fonctionnent en effet que parce que leurs zélateurs n’ont pas
le même degré de zèle ni de conviction. Pas plus que les idéologies ne sont des
«systèmes», les groupements idéologiques ne sont des communautés connaissantes
homogènes, ce sont des coalitions qui vont de la foi du charbonnier et du fanatisme
dit aveugle à des adhésions tactiques et réservées et des dissidences censurées ou
mises en sourdine pour de non moins «bonnes raisons».
Dans de telles communautés, les déviants, les contestataires (il en naît fatalement)
restent d’abord dans la mouvance du «système» et leurs objections renforcent la
communauté discutante tant qu’elles ne sapent pas les bases. Ils mettent en colère
les orthodoxes (alors que souvent ils se veulent plus «purs» que ceux-ci), mais ils le
font dans la mesure où ceux-ci continuent à les comprendre. Si un jour, il arrive
toutefois que les dissidents s’en prennent aux axiomes premiers, ils encourent
l’excommunication ou, comme on dit dans les partis politiques, ils «s’excluent eux-
mêmes».
289
mais par la façon dont elles sont argumentées et justifiées. Les hommes n’ont pas à
leur disposition un arsenal de croyances solides et probables et douteuses et
chimériques sur lesquelles tous raisonneraient de la même manière. Certes, les
groupes sociaux ont des croyances diverses qui les identifient, mais ces croyances
se trouvent renforcées dans leurs singularités par des raisonnements, des tests et des
preuves sui generis. Les visions du monde qui se disputent l’adhésion sont
accompagnées de prévalences de formes de raisonnement.
On pourrait remonter à la théorie des Idols chez Francis Bacon qui est le grand
précurseur de la réflexion moderne sur les idéologies: «idoles de la tribu, de la
caverne, de la place et du théâtre» selon son étrange nomenclature.
Le ressentiment dont je ferai dans le présent chapitre un des quatre grands types
logiques récurrents, s’appuie sur quelques paralogismes principiels: que la
supériorité acquise dans le monde tel qu’il va est un indice de bassesse «morale»,
que les valeurs que les dominants reconnaissent et prônent sont dévaluées en bloc
et que toute situation subordonnée ou infériorisée donne droit au statut de victime,
que tout échec, toute impuissance à prendre l’avantage dans ce monde se transmue
en mérite et se légitime ipso facto en griefs à l’égard des prétendus privilégiés
permettant une totale dénégation de responsabilité. Cette transvaluation, cette
46
Nietzsche, La Généalogie de la morale, Paris, Mercure de France, p. 47.
290
inversion des valeurs, cette Umwertung aller Werte47 au cœur de la rhétorique du
ressentiment était pour Nietzsche d’origine éthico-religieuse, d’origine chrétienne.
À la fin des années 1920, dans les marges critiques du socialisme, Karl Mannheim
qui est l’un des fondateurs de la sociologie de la connaissance, va lui aussi opposer
deux manières substantiellement divergentes de considérer le monde et de lui donner
sens. Il va reconnaître explicitement le caractère «utopique» et «millénariste» de la
pensée socialiste, marxiste y compris (c’est une idée qui était revenue depuis de
nombreuses années dans lesdites marges du socialisme, chez un Saverio Merlino,48
chez un Georges Sorel), sans contraster ce caractère à un manque de rationalité ou
de «scientificité», ni le taxer de simple illusion ou de pure chimère, — ou plutôt en
le montrant comme une chimère si interprété littéralement, mais comme une logique
d’interprétation du monde pourvue de bonnes raisons dans son rôle mobilisateur
pour les luttes sociales, et logique s’opposant à une autre, toute contraire, que
Mannheim désigne simplement comme celle de l’«idéologie».
47
Voir l’ouvrage fameux de Max Scheler, Vom Umsturz der Werte. Le premier à faire du
ressentiment un objet de philosophie morale, c’est Kierkegaard – c’est par ce mot français
que son traducteur anglais rendra du moins une expression danoise dans son livret de 1848,
The Present Age.
48
Son Pro e contro il socialismo date de 1897 et son Utopia collettivista de 1898.
291
mobilise et unit des forces sociales, elle fait agir, mais il n’est pas dit que les
«images-souhaits» qu’elles renferme fassent jamais réaliser de près ou de loin les
projets qu’elle inscrit dans l’avenir, ni que ces projets réalisés apparaîtront
rétroactivement comme ayant été bénéfiques, non-antinomiques, réalistes. Pour
Mannheim, et du reste pour l’autre penseur de l’utopie, Ernst Bloch, l’utopie montre
à l’agent historique l’iniquité empirique comme manque; elle dit au monde injuste
et oppresseur «It ain’t necessarily so» et dans sa négativité, dans le défi qu’elle lance
à l’entropie sociale, elle est vraie en même temps que mobilisatrice.49 Selon
Mannheim, les deux grands types ne se distinguent évidemment pas comme le vrai
et le faux. Mannheim, selon Joseph Gabel qui le connaissait bien, «voyait dans
l’idéologie et l’utopie deux aspects de la fausse conscience».50 Chacun de ces
aspects a ses intuitions et ses œillères; chacun, affronté à l’autre, est perspicace pour
décéler les limites de la logique adverse en même temps qu’aveugle à ses propres
limitations.
Joseph Gabel, qu’on peut tenir pour un disciple de Mannheim, penseur marxisant
non moins isolé dans les années 1950-1970 en France, isolé par un anti-fascisme
complété d’un anti-communisme radicaux, reprend le projet d’une sociologie de la
«fausse conscience».51 On connaît cette notion obscure, discutable, tout en étant par
certain côté perspicace, de Marx: «Les forces motrices (Triebkräfte) qui meuvent
réellement [l’idéologue] lui demeurent inconnues; sinon ce ne serait sûrement pas
un processus idéologique», expose Karl Marx. Il faut rappeler que pour celui-ci,
c’était la religion, conscience inversée du rapport de l’homme au monde, qui en était
le cas-type. La notion de fausse conscience relève de la logique illusionniste du
marxisme et des sociologies holistes en général. Elle se rapproche de la Verleugnung
freudienne, du mensonge à soi-même et de la mauvaise foi existentielle. Le
bourgeois croit réellement ce qu’il dit croire, mais il le fait avec une conscience
«faussée» — et il ne trompe les dominés que parce qu’il se trompe d’abord lui-
même. Il se cache à lui-même ses intérêts et ses privilèges en les drapant dans des
«idéaux» et de grands principes. Je me propose de discuter au chapitre 5 de cette
herméneutique des croyances qui relève elle-même d’une logique tout à fait
particulière.
On peut relire avec intérêt les écrits de Gabel sans avoir à l’endosser en bloc et en
détails dans la mesure où sa critique des idéologies politiques est perspicace et sa
49
La thèse du marxisme comme utopie sera reprise également dans les années 1920 par
Henrik De Man dans son Zur Psychologie des Sozialismus, traduit comme Au delà du
marxisme: «Le marxisme (...), conclut le théoricien belge, est lui-même «utopique» en ce
qu’il fonde sa critique du présent sur une vision d’avenir qu’il souhaite d’après des principes
juridiques et moraux».
50
Gabel, Idéologies, 308.
51
Je rappelle aussi au passage La conscience mystifiée de Lefebvre et Guterman.
292
réflexion sur les «conduites d’échec» des idéocraties et sur les effets pervers des
croyances totales est absolument pionnière. Gabel est très loin de l’antique
conviction militante que la fausse conscience serait à droite et la conscience
authentique, plutôt à gauche. (L’introuvable «conscience authentique» devrait être,
à son gré, historique sans être historiciste, dialectique sans être scolastique ni
chimérique, globale sans être totalitaire. Diable, voilà qui ne court pas les rues!) Ce
que Gabel analyse en tout cas avec le plus de force et de perspicacité, c’est la
capacité des idéologies (de tous bords) de s’aveugler sur leurs intérêts et d’entraîner
à la ruine leur propre cause. «La fausse conscience est souvent — sinon toujours —
génératrice d’effets pervers pouvant, sur le plan politique, se cristalliser dans des
conduites d’échec de portée historique; ... inversement, l’effet pervers est
pratiquement toujours sous-tendu par une forme de fausse conscience»: cette thèse
est au cœur des analyses de Gabel52.
52
Joseph Gabel, «Effets pervers...».
53
Voir aussi Meyerson, False; Rosen, Voluntary; Lewy, False. Et Lefebvre et Guterman déjà
cités.
54
La schizophrénie. Paris: Payot, 1927. + Le temps vécu. Paris: D’Artrey, 1933.
293
de Karl Mannheim réifiant l’ordre présent, «présentifiant» le monde (comme on écrit
aujourd’hui55), ne concevant guère le devenir ou ne voyant le futur que comme un
présent qui persistera dans son être, lui semblaient identiquement résulter d’une
«transformation de l’appareil conceptuel du même ordre que celle décrite chez les
schizophrènes».56 Dans les marxismes imaginaires de son temps, Gabel a eu, fort
logiquement, dans le collimateur l’althussérisme dont il a fait un exemple accompli
de «pensée réifiée».
J’y joins les concepts d’historiens qui, depuis Auguste Cochin (et en remontant à
Taine), décrivent une «rhétorique jacobine» sui generis issue d’une «mentalité» ad
hoc, ceux d’autres historiens qui caractérisent par exemple une rhétorique
55
Deux effacements se seraient produits: perte du rapport au passé et «Épuisement de
l’espoir», Krystof Pomian; «Effacement de l’avenir», Pierre-André Taguieff. Avenir devenu
inimaginable «autrement que sous la figure d’une poursuite indéfinie du processus techno-
informatique actuellement observable», Effacement, 10. Basculement des régimes de
temporalité, Hartog; autrefois vers le passé, puis vers l’avenir, ce qui s’est appelé modernité;
puis désormais, centré sur le pur présent qui n’aura d’autre projet que de persister dans son
être.
56
Fausse, 68.
57
Conjectures, 358.
294
«janséniste», diamétral opposé de celle de l’humanisme dévot, les politologues
américains qui font de ce qu’ils nomment le «style paranoïde», «a mode of social
thought»58, les analystes de la pensée conspiratoire qui, comme Léon Poliakov,
associent celle-ci à une logique spéciale, la «causalité diabolique», ou encore la
pensée de l’«Ordre dogmatique» dégagée par Legendre.
Il est d’autres mots pour dire ces sortes de choses, des mots plus flous et encore
moins satisfaisants: «mentalités» (mentalité révolutionnaire [Vovelle], mentalité
petite-bourgeoise [Dumont], mentalité totalitaire [Revel60]...), «esprits», «climats
intellectuels», «climates of opinion»61 etc. Les gnoséologies que je pose comme un
fait de discours correspondent encore, en gros, à ce qui s’est appelé, figuralement,
les «structures mentales» de telle classe, de telle époque, de tel mouvement social,
ou encore, de façon non moins floue, des «pensées» (pensée sauvage, pensée
animiste, pensée mythico-analogique...). Plutôt que la référence à d’inaccessibles
«consciences», tenons-nous à la chose objectivable, propre à l’ordre du discours, les
formes du raisonnement persuasif et interprétatif de soi et du monde.
L’idée de coupure que j’avance n’est pas moins omniprésente sous forme d’intuition
générale et répandue, de même que celle d’incommensurabilité des raisonnements.
Au fond, elle s’extrapole du concept webérien de «polythéisme des valeurs». La
reconnaissance de la multiplicité concurrente des «bonnes raisons» morales, civiques
et politiques chez Raymond Boudon en découle. Le pluralisme logique est intégré
à la théorie rhétorique de Toulmin.
58
Marcus, Paranoia, 1.
59
Voir encore les notions de Imperfect Rationality, chez Elster, Ulysses. Celle de fermeture
d’esprit, Closed Mindedness, chez Rokeach qui en fait bien expressément «a mode of thought
and belief», Closed, 4.
60
Nouvelle censure.
61
De Carl Becker, repris par Noble, Paradox of Progressive.
295
même ébauchée, mais il en existe des bribes ici et là. S’il y a quelque chose de
réputé intemporel, c’est bien la raison; Nietzsche remarquait toutefois que la
logique, la pensée logique elle-même a une histoire, une histoire toujours en cours,
qu’elle n’est pas infuse à l’humanité pas plus que la rationalité. «Comment la logique
s’est-elle formée dans la tête de l’homme? Certainement par l’illogisme dont le
domaine à l’origine a dû être immense.»62
La question n’est pas archéologique et il n’est pas besoin de remonter dans la très
longue durée. Dès que l’historien du contemporain se demande en transposant Paul
Veyne: est-ce que Jean Jaurès ou Karl Kausky ou Émile Vandervelde avant 1914 ont
«cru à leur mythe», à savoir à la socialisation des moyens de production, remède à
tous les maux de la société, apportée par une révolution prolétarienne imminente
débouchant sur une joyeuse Démocratie du travail, vous vous heurtez à des
difficultés qu’il n’est pas oiseux de poser. Il est impossible à tout le moins de
donner une réponse univoque et simple.
62
Gai savoir, III, § 111.
296
qu’il ne peut percevoir que, de bout en bout, aberrante. Il est placé devant
«l’impossibilité nue de penser cela», pour transposer Michel Foucault.63 «Ce qui me
gène, écrit en substance Becker, est qu’on ne saurait écarter Dante ou Saint Thomas
comme des gens peu intelligents. Si leur argumentation nous est inintelligible, ce fait
ne peut être attribué à un manque d’intelligence. Qu’une argumentation appelle ou
non l’assentiment ne dépend donc pas tant de la logique qui la soutient que du climat
d’opinions dans lequel elle baigne.»64
Ce «climat» est défini comme un filtre imposant à Dante et à Thomas «un usage
particulier de l’intelligence et un type de logique spécial.» Sans doute, cette
définition reste obscure, mais Carl Becker a mis le doigt sur un fait intriguant,
omniprésent et négligé. Il met dans ce «climat», les croyances littérales du récit de
la Genèse et une sorte de gnoséologie ad hoc, «l’existence étant conçue par l’homme
médiéval comme un drame cosmique composé par un dramaturge suprême suivant
une intrigue centrale et un plan rationnel.» Qu’en est-il de la raison et la logique, si
elles sont radicalement altérées par des «climats» successifs inintelligibles les uns
aux autres? Thomas d’Aquin ne peut ni nous persuader ni être réfuté par nous car
il est devenu, dit Becker, rationnellement intraduisible. Ce n’est pas même qu’on
puisse dire ses démonstrations fragiles ou spécieuses; elles sont tout simplement
inintelligible au regard de ce que nous considérons rationnel. «The one thing we
cannot do with the Summa of St. Thomas is to meet its arguments on their own
ground. We can neither assent to them nor refute them. ... Its conclusions seem to
us neither true or false, but only irrelevant.»65
Si peu d’historiens somme toute ont regardé ce problème en face et posé cette sorte
de question en toute clarté, il n’en reste pas moins qu’elle est latente dans toute étude
sur la pensée du passé. Toutes ces théories dévaluées — démontrant le droit divin
des rois, les privilèges de l’Église, la hiérarchie des races — ont été soutenues par
des gens fort intelligents avec force arguments, avec force démonstrations qui ont
paru longtemps solides, irréfutables. Étudier les argumentations théologiques
d’autrefois, étudier les théories scientifiques périmées, c’est à la fois n’en
comprendre ni les prémisses souvent, ni la démarche, tout en admettant qu’elles sont
ou plutôt furent rationnelles, c’est à dire «fondées dans l’esprit de ceux qui y
adhéraient sur des arguments qu’ils avaient des raisons fortes d’accepter.»66 Toutes
les théories scientifiques du passé se sont l’une après l’autre avérées fausses, et nous
apparaissent pensées avec des schémas démonstratifs dévalués (dont certains nous
paraissent même rétroactivement «fous» comme le montre, dans ses diverses
63
Mots et les choses, 7.
64
Ma trad., Heavenly, 5.
65
12.
66
Boudon, Raison, 60.
297
monographies de théories bizarres répandues au 19e siècle, un Guy Thuillier), mais
qui ont paru bien établis.
67
Structure, 4.
68
Notamment dans Wissenschaft, Politik und Gnosis. München: Kösel, 1959.
298
comme «une attitude permanente de l’esprit humain dans son
effort de saisie du monde».69
Telle est l’attitude des Lumières face à l’Infâme et à l’obscurantisme des prêtres.
L’adversaire clérical des philosophes doit être écrasé argumentativement pour le
bien de la société, pour l’émancipation des esprits et le progrès de l’humanité, mais
il n’est pas techniquement réfutable si le réfuter ne revient pas à s’adresser, pour le
condamner et l’exclure, au Tribunal de la Raison, mais à se faire entendre de lui, à
lui rendre intelligible nos convictions et notre hostilité à son égard. On peut tout au
plus, ayant renoncé à lui parler et à ébranler ses croyances absurdes, démontrer aux
esprits raisonnables, nos semblables, nos pairs, que ses dogmes, ses préjugés et ses
sophismes, les raisonnements biscornus de sa théodicée, son apologétique
fallacieuse, ses pétitions de principe fidéistes, ses «preuves» par les miracles et les
prodiges, son intolérance sont en dehors des formes rationnelles. On peut discuter
contre tout ceci, on peut le satiriser, s’efforcer de détruire avec des mots ces
systèmes insensés, mais il est vain de discuter avec un tel adversaire. Il est
impossible de trouver un terrain pour amorcer la discussion puisque ce terrain ne
pourrait être que celui de l’argumentation rationnelle et que l’adversaire se trouve
ailleurs.
69
Payot, Roger. Jean-Jacques Rousseau, ou la Gnose tronquée. Grenoble: PUG, 1978, 7.
70
Revue occidentale, 22: 1889. 220.
299
religieux et le métaphysique, et l’autre en progression et destiné à l’emporter, la
pensée positive. Le progrès comtien est essentiellement un progrès naturel de la
raison humaine, de l’intelligence humaine, «le développement humain me semble en
effet entraîner constamment ... une double amélioration croissante non seulement
dans la condition fondamentale de l’homme..., mais aussi.... dans nos facultés
correspondantes.»71 C’est pourquoi la Loi des trois états est au cœur de son
historiosophie et «l’état positif» des progrès de l’esprit est vu comme un état ultime
et définitif.
La pensée positive a pour objet de découvrir par généralisation les «lois» qui
gouvernent les phénomènes naturels ou sociaux. «Tout le progrès est donc compris
dans la prépondérance croissante de la généralisation».72 Alors que l’esprit
métaphysique est vainement à la recherche de Causes premières, qu’il patauge dans
les généralités indémontrables, le positivisme découvre et démontre des Lois et dès
lors il se met en mesure de prévoir l’histoire humaine puisque «la vraie science est
nécessairement caractérisée par la prévision»73 et que «les phénomènes sociaux sont
aussi susceptibles de prévision scientifique que tous les autres phénomènes
quelconques».74 «La science [sociale] a dès lors pour objet de découvrir les lois
constantes qui régissent cette continuité [du présent à l’avenir] et dont l’ensemble
détermine la marche fondamentale.»75
L’histoire humaine fait voir, disait déjà son maître, Saint-Simon, «le passage du
conjectural au positif, du métaphysique au physique». 76 Auguste Comte formule
dans sa foulée la «Loi des trois états» de l’esprit humain (qui est la première des
«Quinze lois universelles»). Cette loi, «découverte» par lui en 1822, est définie dans
l’opuscule fondamental de Comte. Voici son premier énoncé: «Par la nature même
de l’esprit humain, chaque branche de nos connaissances est nécessairement
assujettie, dans sa marche, à passer successivement par trois états théoriques
différents: l’état théologique ou fictif, l’état métaphysique ou abstrait, enfin l’état
positif ou scientifique». Auguste Comte recommande cette loi comme un grand fait
général découvert par induction.77 «Toutes nos conceptions (...) passent par trois
71
Cours, IV 305.
72
Littré, Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine. Paris: «La
Philosophie positive», 1876, 32.
73
Comte, Système de politique positive. Paris: Mathias, Carilian-Goeury & Dalmont, 1851-
1854. Vol. 4: 2.
74
Comte, Cours, IV, 249.
75
Comte, Cours, IV 292.
76
St-Simon, Œuvres, V, 6.
77
P. Laffitte, Cours de philosophie positive. Paris, 1889, I, 340.
300
états successifs dont l’ordre est déterminé: l’État théologique, l’état métaphysique
et l’état positif, résume Littré, son meilleur disciple. Enfin, la science sociale dont
la place a été tenue, aussi loin que pénètre l’histoire, par les systèmes théologiques,
puis par les idées métaphysiques, est amenée à ce point où de toutes parts, surgissent
les tentatives pour la constituer, et où la constitution en est effectivement
imminente».78
Ce paradigme des trois épistémè était, aux yeux de Comte, la «loi» démontrée d’une
«science incontestable». Il a fait beaucoup pour sa gloire; il est apparu à la fois
profond, démonstratif et évident. Les sciences naturelles sont déjà arrivées depuis
un certain temps au stade positif, mais la science de la société, encore «plongée dans
l’état théologique» a dû attendre Comte, fondateur de la positive «sociologie».
Toutes les sciences «aboutissent» à cette science sociale, encore largement
métaphysique (de l’état métaphysique de la réflexion politique et sociale, Rousseau
était, aux yeux de Comte, le pire échantillon), alors que le «passage à l’état positif»
s’est accompli successivement dans les mathématiques, l’astronomie, la physique,
la chimie, la biologie, chacune «échelon indispensable pour monter à la
sociologie».79 Comte et les siens travaillent donc à faire émerger la sociologie
positive. Elle prévoit le Règne final de l’humanité après l’époque de transition qui
verra les dernières résistances des paradigmes surannés.
Il résulte de ceci que, dans la France du 19e siècle, coexistent dans la mésentente et
l’anarchie des idées, si préjudiciables au progrès, des hommes attardés dans l’état
théologique ou religieux, des hommes en grand nombre pensant dans ce stade
intermédiaire et hybride, raisonneur mais spéculatif, dénommé par Comte
«métaphysique», et de rares savants venus au stade ultime positif, stade émergent qui
a pour lui l’avenir car la «Loi d’évolution» démontre «la marche vers l’état
positif».80 Le conflit des trois «paradigmes», entretient toutefois une anarchie
intellectuelle et morale qui fait regretter à Comte l’ordre organique du Moyen Âge
et lui fait concevoir l’avenir comme un retour (dialectique, eussent dit les hégéliens)
à l’ordre, une fin de l’histoire cognitive fondée sur l’unité incontestable et immuable
de la vérité, scientifique cette fois – Ordre et progrès.
78
Littré, Paroles de philosophie positive. 2e éd. Paris: De Ladrange, 1863, 30.
79
Littré, Fragments, op. cit., 118.
80
P. Laffitte, Cours de philosophie première. I. Théorie générale de l’entendement. II. Des
lois universelles du monde. Paris: Bouillon, 1889, 339.
301
Le modèle historico-épistémologique exposé par le fondateur de la Religion de
l’humanité et endossé par ses disciples est évidemment, pour emplyer ses propres
termes, plus que tout autre «métaphysique» car il est pensé dans le cadre d’un
déterminisme historique orienté vers un progrès univoque et nécessaire. Dans les
mots d’aujourd’hui, la pensée comtienne est un parfait exemple d’«historicisme»
(Karl Popper) déroulant des raisonnements circulaires qui extrapolent de la critique
du présent l’avenir fatal et, de l’avenir fatal, tirent des axiomes qui permettent de
débattre du présent et d’y départager le bien et le mal – c’est à dire le progressiste
et le condamné. Elle est l’expression accomplie de l’une de ces Logiques qui ont
dominé en conflit la modernité et dont la typologie va occuper le présent chapitre.
Comte est en effet une des figures de la Logique que faute de mieux (faute de plus
neutre) je désignerai comme gnostique, logique des Grands récits à laquelle
appartiennent aussi les systèmes socialistes nés en son temps. Mais il ne faut pas
s’étonner que Comte, quant à lui, jugeait parfaitement «métaphysiques» ces systèmes
concurrents, le seul système «positif» étant le sien:
Cette utopie [le socialisme] n’est pas moins opposée aux lois
sociologiques en ce qu’elle méconnaît la constitution naturelle de
l’industrie moderne.81
N’insistons pas sur le fait que l’auteur du Catéchisme positiviste en proclamant sur
le tard la Religion de l’Humanité, «religion rationnelle» certes, et en invitant ses
disciples à vouer un culte à la chlorotique Clotilde de Vaux semble même illustrer
une fatale régression de sa pensée au stade religieux qui signale que rien n’est jamais
acquis à l’homme positif.
Croyance et connaissance
81
Système de politique positive. Paris: Mathias, Carilian-Goeury & Dalmont, 1851-1854. I,
159.
302
La modernité sociologique et historiciste a cependant beaucoup pratiqué aussi le
plus simple (plus manichéen?) paradigme cognitif binaire, Croyance/Connaissance.
Ce paradigme sur lequel je reviens au chapitre 5 est celui d’un Vilfredo Pareto, celui
d’un Gustave Le Bon au début du siècle passé et il est au cœur de leur sociologie.
Il semble issu d’un fait concret qu’il transpose: le conflit continu entre l’Église et le
monde démocratique, les savants, l’Université à travers le 19e siècle. Le Syllabus de
Pie IX en 1864, anathème dogmatique contre le progrès, le libre examen et les droits
de l’homme, contre la démocratie, en avait été la preuve mise sur la somme. Il se
borne à aménager l’opposition ancienne, raison/déraison, science/religion.
Tel est sans doute le legs des Lumières qui font de l’usage libre (individuel) de sa
raison et du recours constant à celle-ci une règle morale. Il n’est que de rappeler
l’injonction fameuse de Kant:
303
«républicains» en France, entre «libres penseurs» et «cléricaux» au siècle XIX et
encore au XXème, mais dans sa dimension devenue folklorique, il est fondateur d’une
mémoire de la modernité.
J’ai analysé dans Mil huit cent quatre-vingt-neuf ce discours clérical du point de
vue de sa non-contemporanéité en quelque sorte voulue avec le discours laïque.
Notamment, j’ai montré son rôle comme ready-made comique pour la presse
satirique républicaine82. Les chastes cantiques pour couventines, «Vive Jésus quand
son œillade/ Me rend heureusement malade...», l’idéologie du Règne du Sacré Cœur
avec son Horloge qui marque les siècles, 1689, apparition de Jésus à Marie
Alacoque, 1789, colère divine et règne de Satan, 1889, réparation et salut de la
France, le thème de la Tour Eiffel judéo-maçonnique contre le Sacré-Cœur de
Montmartre, monument de ladite réparation chrétienne veillant sur Paris, – tout dans
l’imprimé catholique d’il y a un bon siècle semble entretenir quelque chose comme
un archaïsme de combat travaillant à envenimer ses singularités et son
incompatibilité avec la mentalité républicaine «positiviste».83 Le discours catholique
enfermé dans la logique antimoderniste du Syllabus errorum de Pie IX, et qui
considère comme peccamineuses la presse, la littérature, la science laïques, est un
excellent exemple et probablement le modèle historique de l’Ungleichzeitigkeit
blochienne.
82
Voir 1889: un état du discours social, pp. 930-31.
83
Sur le «règne social de ce Cœur adorable», voir 1889, 931-933.
304
Le contre-discours catholique sous la Troisième République appuyé sur une
historiosophie providentielle et diabolique, sur une mystique tâtillonne et
dogmatique, voulu bigot, réactionnaire, se faisant gloire d’une arriération mentale
méticuleusement entretenue, n’était pas non contemporain au sens qu’il eût été une
survivance (comme on le dit de certaines «mentalités» paysannes); il représentait,
je le répète, un archaïsme de combat dont la vision apocalyptique du monde
moderne n’est pas sans interférer d’ailleurs avec les angoisses de la déstabilisation
symbolique qui s’exprimaient un peu partout et qui nourriront bientôt les fascismes.
La démonstration du rôle du diable dans les affaires françaises est au centre de ses
raisonnements.... Pourquoi tout ceci, tous ces complots opiniâtres, tous ces crimes
accumulés contre l’Église? Parce que les Loges sont «l’Église de Satan organisée
dans l’ombre». On y pratique «le culte officiel, obligatoire, le culte social du démon
vivant». Les maçons, «fils de Satan», prononcent dans leurs tenues une oraison à
Lucifer. «La franc-maçonnerie est bien réellement l’Église à l’envers, l’Église de
Satan»87. L’Abbé L. Baume prouve aux catholiques atterrés que les francs-maçons
pratiquent le culte de Lucifer, dont un avatar est le transformisme darwinien, proche
parent du spiritisme satanique! Quant aux loges d’adoption féminines, leurs autels
sont «dressés à la Vénus impudique». Il faut entendre ces propos littéralement. Un
journaliste antisémite avait écrit que «quelques» maçons satanisaient. Il se fait tancer
par la Bibliographie catholique: «tous» adorent Satan, «le culte de Satan est en
84
Les Grands initiés, préface.
85
Lockroy, J. officiel, session 1889, 1326.
86
Les Études, juillet 1889, 355.
87
Revue cathol. des institutions et du droit, 1889: I, 96.
305
honneur dans les hauts grades de la maçonnerie». «Les enfants de la Veuve»
constituent «la France de Satan»...
Satan est partout décelé... De 1789 est sortie la République qu’on désigne en
d’autres mots comme le «Règne de Satan». Comme le dit B. Daymonaz dans son
ouvrage Le décalogue ou l’Étendard nazaréen, tout Français doit «opter entre Dieu
et Lucifer, entre le règne social de Jésus-Christ et celui de Satan». «Sous
l’inspiration de Satan, ennemi de Dieu et de l’homme, les impies et les méchants se
sont ligués contre le Seigneur et son Christ, contre son Église et son Vicaire. ... Les
agents du démon .... sont nombreux aujourd’hui: les mauvais journaux, les cabarets,
les Sociétés d’amusement qui, le dimanche, détournent de l’église, les commis-
voyageurs impies et, dans les villes surtout, la Franc-maçonnerie et le Socialisme.»89
Aux récits des œuvres de Satan et de la désolation, succédaient des récits vengeurs.
Dieu punit les impies. Il a «frappé la vigne» en envoyant à la France républicaine le
fléau du phylloxéra90. La «main de Dieu» s’abat fréquemment sur les libres penseurs.
L’un d’eux a proféré contre la Sainte Vierge des «blasphèmes horribles»: la Croix
du Dimanche signale avec satisfaction qu’il a été frappé d’un «cancer à la langue»91.
D’autres esprits forts, fonctionnaires républicains, sont frappés par Dieu: leurs
enfants meurent, ils se suicident. Le maire de Toulon a supprimé des croix dans un
cimetière: «on a remarqué qu’après cet exploit le maire Dutasta est devenu fou»92.
La Croix se réjouit de voir les «sans-Dieu» frappés dans leurs femmes, leurs enfants,
terrassés par d’affreuses maladies, ruinés – raisonnant pieusement que ces épreuves
seront pour eux la voie du salut.
Historiosophie providentielle, où la «main de Dieu» s’abat sur les peuples et sur les
destins individuels et où la certitude salvatrice est au bout des désolations et du
malheur des temps. Ce malheur est grand. La France, «fille aînée de l’Église», a trahi
son mandat mystique. 1789 fut un péché d’orgueil. De ce péché originel découle un
88
Cartier, Lumière, 222.
89
Boylesve, Marin de, Père. Mois du Sacré Cœur de Jésus. Croisade pour le triomphe de
l’Église et de la France. Paris: Poussielgue, 1875 et Le régne du Sacré Cœur, février 1892,
58
90
L’Ami du Clergé, 19.9.1889
91
La Croix, 3.3.1889,3.
92
La Croix, 23.5. 1889.
306
mal omniprésent. Le Pape est incarcéré à Rome. Les «honnêtes gens» sont
persécutés par les maçons, laïcisateurs et athées. Les «sectes impies» et les Juifs
triomphent momentanément. C’est dans l’ordre des épreuves que la Providence
inflige à ceux à qui elle veut prouver son amour.
Les esprits laïcs, les républicains avaient l’indignation effarée quand ils plongeaient
dans «cette littérature idiote, monstrueuse par sa duplicité, sa bêtise, et qui
s’entour[e] du patronage de NN. SS. les Évêques». Mais quelques catholiques d’il
y a plus d’un siècle avouaient aussi leur non possumus face au discours prédominant
dans l’Église et dans sa presse. L’Abbé Roca, prêtre de tendance gallicane et
républicain, le caractérise en ces termes: «soumission aveugle, abandon de soi-
même, horreur de tout progrès social, éloignement systématique des plus nobles
93
Ceinmar, 23.
94
Jacques: la Croix, 25.1. 1889, 2; Parlement: la Croix, 1.3. 1889, 1. Cit. suivante:
L’Univers, 28.7. 1889, 1.
95
La Croix, 17.5. 1889,1. «Souvenons-nous toujours que la société repose sur la loi, la loi
sur la morale, et la morale sur la religion». Politique et vérité, 26.
307
aspirations de ce siècle...» Joséphin Péladan, homme de lettres décadent, rosicrucien,
catholique ardent mais hétérodoxe et moins jobard qu’on ne le dit, s’afflige:
«l’estampille qui donne cours à un livre ou à une image parmi les catholiques, c’est
l’idiotie. Allez voir si les comtesses du noble faubourg lisent les livres qu’elles
patronnent pour l’abêtissement des paroisses!»96
Logiques disciplinaires
C’est une vaste problématique que je ne peux écarter mais que je ne prétends pas
aborder en détail: celle de savoir s’il existe des logiques argumentatives absolument
propres à certaines disciplines, à certaines traditions de pensée, à certains secteurs
de la vie intellectuelle et civique, et de dire quel écart elles entretiennent avec le sens
commun et si on peut en dresser une sorte de topographie. Logiques ésotériques qui
seraient apprises et validées sectoriellement et qui étonneraient parfois de l’extérieur
ou ne viendraient pas spontanément à l’esprit du vulgaire.
Je me borne à rappeler que la question encore un coup est posée ici et là, mais
qu’elle n’est abordée synthétiquement nulle part. Que Chaïm Perelman a creusé les
particularités, expliqué et voulu justifier les conventions du raisonnement juridique,
notamment du raisonnement jurisprudentiel avec ses «précédents» (sorte de
raisonnement qui serait exclu en sciences et serait jugé plutôt faible dans la vie
quotidienne). Que l’économie politique s’est fixé depuis deux siècles des modèles
de raisonnement propres (théorie de l’utilité espérée et ses variantes). Que la théorie
de «Trois cultures» du Berlinois Wolf Lepenies s’efforce d’isoler une logique
particulière et médiane des sciences sociales, située entre le littéraire et le
scientifique.97 Que Jean-Claude Passeron, en domaine français, a donné un livre
perspicace, à peu près seul de son espèce et injustement ignoré, sur l’argumentation
sociologique. Il y décèle la prévalence de raisonnements de présomption et non de
nécessité, fondés sur une topique et non sur des démonstrations en forme; sur des
raisonnements d’inférence plus souvent que des syllogismes: à ces titres, le discours
sociologique relèverait pleinement de la seule rhétorique.98 Que Raymond Boudon
aborde à diverses reprises l’écart critique entre l’explication sociologique, contre-
intuitive, et ce qu’il désigne comme le «raisonnement social spontané» avec ses
fausses évidences et inférences.99 Les sociologues, gens prompts à la polémique,
96
Langlois, L’Anticatholique, Paris, 1889, 202; Abbé Roca, L’Étoile, n°2, 1889, 17; Joséphin
Péladan, préface à L. de Larmandie, Pur sang, 6.
97
Die drei Kulturen. München, 1985. S Les trois cultures. Entre science et littérature,
l’avènement de la sociologie. Paris, 1990.
98
Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel.
99
Boudon, Inégalité, incipit. Et Bourdieu, Raisons, dit exactement la même chose pour cette
fois.
308
présentent souvent leur discours comme rationnel, mais suivant d’autres
«protocoles» que celui des sciences de la nature, tout en étant plus rigoureux que la
logique informelle de la doxa. Certains économistes, je viens de le rappeler,
prétendent non moins de leur côté avoir construit une «rationalité économique» sui
generis.
Il paraît aux États-Unis depuis 1968 une abondante revue intitulée Philosophy and
Rhetoric. L’idée qu’il existe une spécificité tout à fait particulière de l’argumentation
philosophique est soutenue et illustrée de façons diverses, peut-être
complémentaires, dans plusieurs ouvrages récents. Le discours philosophique relève
en bloc et en détail de la persuasion quels que soient les prétentions de certains
philosophes à «démontrer»; philosopher, c’est argumenter.102
100
Perelman, Logique. Voir aussi Atienza, Razones, Burton, Introduction, Engisch,
Einführung, Ghirardi, Raisonnement, Kalinowski, Logique, Klug, Juristische, Martineau,
Petit, Mathieu-Izorche, Raisonnement, MacCormick, Legal, Stamatis, Argumenter.
101
Logique jurid., 6.
102
Ce que dit Cohen, Arguments, 25. Argumenter courtoisement en principe, mais il y a dans
tout philosophe un guerrier éristique dès qu’il se sent «attaqué».
309
John Passmore dans Philosophical Reasoning aborde la question en relevant des
schémas rhétoriques qui ne semblent qu’aux philosophes et sont remarquablement
étrangers au raisonnement des gens ordinaires. Ainsi, la regressio ad infinitum, qui
remonte à Platon, n’est guère attestée dans les discussions au Café du commerce.
Je tendrais à dire sur ce point autre chose qui vient non contredire mais compléter
ce qui précède. Depuis les temps de Protagoras et de Platon, la philosophie est
demeurée polarisée en deux logiques de raisonnement aussi différentes que possible,
logique sceptique et logique dogmatique comme on les qualifiait dans l’Antiquité.
Des sophistes aux sceptiques et pyrrhoniens, aux relativistes aujourd’hui, fleurit une
façon inextinguible de douter indéfiniment en raisonnant qui a exaspéré les autres
«écoles» de siècle en siècle.106 Depuis des siècles aussi, les dogmatiques ont réfuté
les relativistes en leur intimant qu’ils s’auto-réfutaient en émettant la prétention
d’être plus vrais que les philosophies du vrai. Je crois l’objection imparable, même
103
Philosophy, 67.
104
Validity, 135.
105
C’est 93 !
106
Koethe, Skepticism.
310
si elle ne les perturbe pas: si aucun discours n’est jamais fondé, le discours
relativiste ne l’est pas plus que les autres — bel exemple d’ad hominem.
C’est une ancienne catégorie, plus satirique que rigoureuse, à laquelle je ne vois pas
véritablement d’origine ni d’auteur, mais qui désigne bien précisément une façon de
penser désincarnée, propre aux gens dont l’expérience de la vie se borne à des
livres: la catégorie du «livresque». Cela commence au fond avec Les Nuées
d’Aristophane. Il s’agit de désigner, un peu vaguement et ironiquement, une
manière de raisonner et de disputer propre aux gens qui ne vivent que «dans les
idées» et inadéquate à ce titre pour aborder le réel et les choses de la vie.
Ce qui s’exprime de siècle en siècle, c’est le soupçon que les pensées spéculatives
et abstraites sont inaptes à refléter le devenir et la complexité sociale, que les gens
qui «vivent dans les livres» tendent à confondre l’explication notionnelle avec une
analyse empirique, à confondre la manipulation d’entités rhétoriques et l’art
d’argumenter justement avec le corps à corps avec le monde réel.
107
Wunenburger, Raison, 165.
108
Discuté par A. de Potter, De la propriété intellectuelle et de la distinction entre les choses
vénales et non-vénales. Majorats littéraires de Proudhon. Bruxelles: L’auteur, 1863, 11
311
Auguste Cochin, fameux historien contre-révolutionnaire, avait pris pour objet
d’étude les Sociétés de pensée d’avant 1789 et il y a décrit l’efflorescence d’une
logique nouvelle — qu’il nomme «philosophique» simplement, ou par anticipation,
«jacobine» — qui lui paraît à la fois nouvelle, singulière, foncièrement fausse,
délétère et logiquement porteuse de futurs crimes, déduits et justifiés «abstraitement»
par les Robespierre et les hommes à doctrine de la Terreur. Il voit fleurir dans le
petit personnel philosophique d’avant la Révolution une manière de penser
applaudie et prisée en certains cercles, qui permettait de tourner en toutes
circonstances le dos au réel et à l’expérience du monde, «le succès désormais est à
l’idée distincte, à celle qui se parle, non à l’idée féconde qui se vérifie».109 Ce qui
excite sa verve est l’invention par lesdites Sociétés de pensée sous Louis XVI de
quelqu’un qui pourra se nommer un jour Homo ideologicus, homme nouveau apte
seulement à causer et spéculer inlassablement, à changer le monde «sur papier», à
débattre d’idées «pures» et entraîné à écarter de sa ligne de mire le monde empirique
et ses contraintes.
Tout ceci est proche de «l’esprit métaphysique» avec son égalité abstraite, sa liberté
absolue, sa raison souveraine, sa vision de la toute-puissance des idées, identifié et
décrit avec réprobation par Auguste Comte (et ironisé ensuite par Friedrich Engels).
Pour Auguste Cochin, il s’est agi d’un véritable changement qui s’est opéré à
l’échelle sociologique parce que des milieux sociaux prestigieux se sont occupé de
légitimer cette logique aberrante: «L’armée des philosophes, disséminée dans le pays
..., s’entraîne partout, dans le même esprit, selon les mêmes méthodes au même
travail verbal de discussions platoniques».110 «Tandis que dans le monde réel, le juge
de toute pensée est l’épreuve et son but, l’effet, dans ce monde-là, le juge est
l’opinion des autres et son but, leur aveu.»111 Par renversement du sens commun,
nous dirions: pour le petit personnel «philosophique», tout ce qui est rationnel doit
être ou devenir réel.112
Dans l’histoire du mouvement ouvrier, le «marxisme» vers 1880 avec son sens de
l’histoire était censé venir démonétiser le spéculatif socialisme «pré-marxiste» lequel
était à coup sûr l’enfant légitime de la logique philosophique: «La transformation
sociale serait l’œuvre de la raison, et non le résultat de l’évolution des phénomènes
109
Cochin, Esprit, 39.
110
35.
111
37.
112
Tocqueville dit aussi ce genre de choses en parlant des hommes de 1789, in Ancien
régime, éd. 1860, 238-39: «même attrait pour les théories générales, les systèmes complets
de législation et l’exacte symétrie dans les lois; même mépris des faits existants; même
confiance dans la théorie; .... même envie de refaire la constitution tout entière suivant les
règles de la logique et d’après un plan unique. .... Effrayant spectacle!»
312
économiques et sociaux » etc.113 Le socialisme utopique avait été un socialisme «auf
den Kopf gestellt», un socialisme qui marchait sur la tête, comme Engels le dit en
empruntant la formule à Hegel dans sa Philosophie de l’histoire. «Maintenant pour
la première fois le jour se levait, pour la première fois, on entrait dans le royaume
de la Raison, maintenant la superstition, l’injustice, le privilège, l’oppression allaient
être chassés par l’éternelle vérité», ironise Engels dans la fameuse brochure
Socialisme utopique et socialisme scientifique114. Engels rapportait cet idéalisme à
la fausse conscience de la classe ennemie instillée dans l’esprit des réformateurs:
«Nous savons aujourd’hui que ce règne de la raison n’était rien que le règne idéalisé
de la bourgeoisie.»115
La logique livresque de ceux que Marx dénommait les «faiseurs de nuages» (il visait
particulièrement les prétendus marxistes français) n’a cependant pas été éliminée de
la production d’idées socialistes, loin s’en faut. À la fin du XIXème siècle, une
poignée de penseurs dans la mouvance ou à la marge du mouvement socialiste vont
signaler ce qu’ils jugeaient faux et absurde dans les doctrines officielles et les
programmes, y montrer des erreurs de raisonnement et plus, une façon inadéquate
inhérente de raisonner sur le concret. La sorte de reproches faits aux doctrinaires de
la Deuxième Internationale est, une fois encore et toujours, celle de
l’intellectualisme livresque. Georges Sorel a cherché notamment à caractériser la
sorte d’épistémologie des théoriciens du parti à la Belle époque, logique qui était
particulièrement inapte à ses yeux à saisir le mouvement de l’histoire et
particulièrement éloignée de toute tournure d’esprit «matérialiste». Il qualifiait la
démarche d’«hypothèse intellectualiste»: tout ce qui est rationnel, une fois de plus,
y devient réel et tout ce qui est souhaitable y paraît réalisable! Cet intellectualisme
transforme des concepts (souverain bien, unité du genre humain, égalité sociale,
droit au bonheur) en buts à atteindre. Inversement, ce qui est logiquement inutile
doit et va «s’évanouir» et telle est, selon Sorel, la dynamique naïve des tableaux du
socialisme réalisé qui fleurissaient dans la SFIO:
113
Eugène Fournière, Théories sociales, iii.
114
Éd. de Paris, 1902, 7.
115
Engels, Socialisme utopique... Éd. Sociales, 7.
116
In Le Devenir social, octobre 1897, 885.
313
Un tel intellectualisme aboutit notamment à la pétition de principe qui, de fait, n’est
pas difficile à déceler dans les écrits des penseurs militants. En voici un exemple
patent:
C’est qu’il y a dans la rhétorique même et surtout dans la topique que théorise
Aristote et que la tradition lègue aux générations futures quelque chose qui débouche
constamment sur le binarisme abstrait intemporel et semble le légitimer. À ce titre,
l’histoire de la rhétorique valorise des discours qui persuadent selon une logique
qu’on nommera un jour «livresque» à ceci près que, curieusement, elle fleurit et
s’épanouit aussi spécialement dans la logique militante de la gauche moderne. «Si
b est propre à A, ce qui est dit de A peut être dit de b» (si la démocratie
parlementaire est propre au capitalisme, alors, comme lui, elle est mauvaise et à
supprimer). Si une chose – le système capitaliste – est mauvaise, elle est
irréformable et donc à détruire de bout en bout pour y substituer son exact opposé.
Si une chose est bonne, le plus de cette chose est meilleur (si la socialisation des
moyens de production est souhaitable, il sera nécessaire et excellent de l’étendre en
tout et partout...). Si la cause d’un phénomène est supprimée, ce phénomène
disparaîtra ipso facto, cessant causæ, cesset effectus (puisque la prostitution est due
à l’exploitation capitaliste, elle disparaîtra automatiquement avec ce régime – ainsi
les abolitionnistes perdent leur temps et font perdre le temps du Parti). Tous ces
schémas semblent décalqués des Topiques. Si b, c, d sont inhérents à A,
l’accomplissement de A entraîne celui de b, c, d: l’instauration du collectivisme
entraîne fatalement la hausse de production, la satisfaction de la demande populaire,
la qualité du produit, puisque tous ces bienfaits sont inclus dans la définition du
projet.
Vilfredo Pareto, dans ses analyses des théories socialistes, focalise aussi sur l’aspect
qui est, de fait, le trait premier, qui est le propre de l’intellectualisme abstrait, la
pensée binaire. Il met au cœur de sa critique des Systèmes socialistes une manière
de raisonner sur le social par alternatives et antithèses. Cette dialectique-là est en
effet aristotélicienne et, ajouterait-on, nullement hégelo-marxienne! «L’erreur de
beaucoup de socialistes, écrit Pareto, c’est qu’ils raisonnent, sans s’en apercevoir,
par antithèses. Ayant démontré que d’une institution actuelle dérivent des maux et
des injustices, ils sautent à la conséquence qu’il faut l’abolir et mettre à sa place une
institution fondée sur le principe diamétralement opposé».
117
Ibidem, 397.
314
Pierre Bourdieu livre de son côté une perspicace «Critique de la raison scolastique»
dans ses Méditations pascaliennes. La critique de la raison livresque ne vient pas
seulement (je le rappelle à l’adresse des manichéens) des sociologues classés à
droite. Cette «raison scolastique» résulte à ses yeux du point de vue particulier de
l’intellectuel, de l’universitaire, celui de la G÷ïëç, du loisir académique, isolé des
soucis de la vie ordinaire, raison appauvrie qui est le fait spontané de gens immergés
dans un univers d’école, univers coupé de la vie sociale par un long processus
d’autonomisation.118
Logiques et «égocentrismes»
Piaget montre que la logique des enfants est pré-logique en ceci surtout qu’elle est
totalement égo-centrique et ne se projette jamais en s’objectivant mais pense à partir
d’un moi irréductible. C’est un bon critère qui répartit clairement les raisonnements
entre ceux qui admettent en raisonnant que plusieurs points de vue sont possibles sur
la même chose et que le raisonnement offert par moi (quelle que soit ma conviction
de for intérieur) n’est pas le seul possible, ni le seul raisonnable ou encore le seul
"moral" et ceux qui ne voient jamais midi qu’à leur porte et font preuve d’une sorte
d’autisme rhétorique.
Les anciens rhéteurs montraient dans le haïssable moi, dans l’égocentrisme des
intérêts et des passions la source première de la plupart des sophismes et des fautes
de raisonnement. L’amour de soi fait l’homme, admettaient-ils, et celui-ci est peu
capable de raisonner parce que peu capable de faire abstraction de cet amour
dévorant et sans se mettre au centre du débat. L’amour des siens et de ses semblables
de surcroît, ethnocentrismes, sexocentrismes, classocentrismes seraient la principale
cause et presque unique de raisonnements unilatéraux, mal déduits, passionnels, des
aveuglements comme des erreurs de jugement.
Logiques ou idéo-logiques ?
Mes hypothèses sur les grandes divergences logiques qui traversent la société vont
s’appliquer particulièrement à «ces explications systématisées du réel que l’on
nomme idéologie, sortes de machines à trier les faits favorables à nos convictions
et à rejeter les autres».119 Je prends le terme de façon neutre et sans parti pris: tous
les systèmes qui formulent une critique sociale, qui la couplent à un programme et
justifient une action politique, qu’ils visent à revenir en arrière, à maintenir, amender
ou abattre et reconstruire la société sont des idéologies. Le concept d’idéologie fait
partie de ces idées nouvelles des sciences humaines qui, au cours du 19e siècle, vont
118
Méditations, 36.
119
Revel, Connaissance, 24.
315
justement venir balayer l’ancien empire rhétorique.120 Ce que je me propose de faire
est de remettre le fait rhétorique au cœur de l’Ideologiekritik.
Marx n’a jamais été tenté de définir ce mot d’idéologie qu’il emploie pourtant
beaucoup, mais par contre les définitions, marxiennes ou non, pullulent.121 J’épingle
au passage celle formulée par Louis Althusser il y a plus de trente ans, définition qui
ne porte par sur l’idéologie dans son extension générique (c.-à-d. toute la culture
d’une époque et d’une société, le discours social global sous l’influence d’une
hégémonie et d’intérêts donnés), mais sur les idéologies comme des «systèmes»
censés autonomes enkystés dans l’ensemble socio-discursif. La voici: «Une
idéologie est un système possédant sa logique et sa rigueur propres, de
représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une
existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée.»122 Je pense que les
termes de cette définition ne sont pas moins obscurs que le mot même et que celle-ci
confond en tous points les apparences et la réalité. Si j’avais à proposer à mon tour
une définition de travail, j’en prendrais, mot pour mot, le contrepied: — Les
idéologies ne sont pas des «systèmes» ou ne le sont que dans et par leur rhétorique
d’auto-légitimation; Les idéologies sont, de toute probabilité, des bricolages, des
collages hétérogènes dont, encore une fois, leur rhétorique s’efforce de cacher les
coutures et les raccords; Les idéologies ne sont que des productions sectorielles
immergées dans cet ensemble plein d’affrontements, de «bougés» et de réfections
subreptices qu’on peut appeler le discours social total, ensemble dont les
doctrinaires de l’idéologie-système s’efforcent justement de s’isoler; Les idéologies
ne sont pas «selon les cas» images, mythes ou idées et concepts, mais toujours (à
supposer qu’on comprenne ce que ces termes veulent dire) l’un et l’autre
simultanément; Les idéologies ne sont pas des «systèmes» encore dans la mesure
où elles apparaissent à l’analyse comme des nœuds gordiens d’antinomies et
d’apories, une fois encore plus ou moins habilement dissimulées sous les
raisonnements, les preuves et les démonstrations. Les antinomies et les apories dont
je parle ne sont pas des insuffisances contingentes dont certaines idéologies seraient
grevées, mais elles sont le résultat fatal de toute recherche de cohérence axiologique
et de toute volonté d’interprétation collective et mobilisatrice du monde.
Cependant, on peut donner un sens à «logique et rigueur propres» mais ce n’est pas
celui qu’Althusser pouvait avoir à l’esprit: c’est celui où une doctrine totale se
présente comme ayant une cohérence sans faille et comme offrant réponse à tout.
C’est l’occasion de s’interroger sur le rôle de la cohérence dans les croyances
militantes et sur l’échec qui guette fatalement les idéologues pour qui la cohérence,
120
Voir Billig, Ideology & Opinions, 3.
121
Classées par Boudon, Idéologie, ch. 2.
122
Althusser, dans Théorie d’ensemble. Paris: Seuil, 1968, cité pp. 128-9 et passim.
316
la rigueur sont la pierre de touche de la ligne juste – en même temps qu’un critère
moral de «pureté» idéologique. Les Grands systèmes idéologiques du siècle passé,
de la droite à la gauche, ont présenté de fait, au plus haut degré, l’apparence
systémique requise par Althusser, celle d’un enchaînement où tout «colle», où tout
s’explique, où tout est logique et tout trouve réponse – et une fois cet idéal atteint,
on ne devait plus toucher à rien. Ce caractère rhétorique seul indiquerait en fait que
ces systèmes quels qu’ils fussent ne relevaient pas de la scientificité. La question qui
vient aussitôt à l’esprit est de savoir en effet si, dans une critique sociale et une
vision de l’histoire, la cohérence systémique est un si bon signe que ça! Vilfredo
Pareto voyait au contraire dans la cohérence ostentatoire le trait typique de la Docta
Ignorantia, «l’exégèse des ignorants, remarquait-il, est toujours beaucoup plus
logique et claire que celle des savants parce que les premiers ne voient pas les
impossibilités des conséquences rigoureusement logiques de la doctrine et
n’essayent nullement par conséquent d’esquiver ces conséquences.»123
C’est pourquoi il est difficile de distinguer nettement les deux notions d’idéologie
et orthodoxie, celle-là appelant l’imposition de celle-ci. Toute idéologie tend à se
figer en dogmes indiscutables et à excommunier les tièdes et les douteurs, ceux qui
voient les failles. Orthodoxie, c’est à dire dispositif de sécurité mentale, canevas
immuable qui permet de comprendre ou du moins d’absorber le cours des choses
sans avoir à affronter le doute ni la remise en question. C’est ce caractère
(éminemment présent dans le «marxisme orthodoxe» d’avant 1917 que j’ai étudié)
qui a le plus répugné aux intellectuels autonomes de la triste Belle époque, comme
Georges Sorel pour qui le droit de douter et celui de changer d’opinion se
confondaient avec le goût de vivre et qui, à ce titre, ont regardé de haut et non sans
perspicacité les «sclérosés» doctrinaires du marxisme en France et en Allemagne.
«Les social-démocrates, résumait Sorel méprisant, étant impuissants à rien tirer de
leurs formules pour les guider dans les cas difficiles de la vie pratique, sont amenés
à avoir recours à une autorité centrale qui les dispense de raisonner par eux-
mêmes.»124
C’est d’autre part qu’en effet — c’est ma thèse dans ce livre — les idéologies ne
sont pas que des contenus mis en forme de vision du monde, elles sont même très
peu des contenus lesquels varient selon la conjoncture (les idéologies en longue
durée, les nationalismes par exemple, c’est comme le couteau de Jeannot, on change
la lame puis le manche, mais ça reste le même couteau). Elles sont, aussi et avant
tout, une manière déterminée d’orienter son esprit, de raisonner sur le monde et elles
procurent toutes, mais chacune le fait différemment, une rééducation dialectique,
si je puis m’exprimer ainsi, à leurs partisans. Elles leur procurent du même
123
Systèmes socialistes, II, 326.
124
Les polémiques pour l’interprétation du marxisme. Bernstein et Kautsky. Paris: Giard,
1900, 3.
317
mouvement une capacité à baptiser les choses selon la doctrine et une monosémie
partisane qui sert à faire voir la vérité doctrinale contre les apparences – jusqu’au
moment où les disciples, lexicologiquement rééduqués, conçoivent en effet que noir
c’est blanc et blanc c’est noir. Pour moi, le réactionnaire idéaltypique, et l’antisémite
et le raciste, le nationaliste, et le communiste et le révolutionnaire, sous leurs
successifs avatars au cours des deux siècles de la modernité, diffèrent avant tout
entre eux par une sélection de schémas persuasifs à laquelle s’attache leur identité
militante, par des schémas intériorisés et nullement universels qui permettent à
l’adhérent avec un peu d’entraînement de penser spontanément selon la ligne, de
«réagir» idéologiquement et de se faire prosélyte à grand renfort d’arguments dont
il est du reste le premier convaincu.
Les idéologies expriment des intérêts différents, elles regroupent et séparent, elles
formulent des visions du monde incompatibles, mais surtout, elles dévident des
raisonnements qui persuadent les convertis alors qu’ils semblent sophistiques dans
l’autre «camp». Une idéologie comporte une topique propre, une dialectique (au sens
d’Aristote), une rhétorique particulière, des figures et des tropes, une herméneutique
inséparable de tout ceci, l’embryon d’une poétique aussi bien.
Le concept d’idéologie, que celle-ci soit conçue comme une foi séculière ou, pour
dire le même genre de chose de façon polémique, comme un bourrage de crâne et
une forme de servitude volontaire, ce concept étranger dans toutes ses définitions
possibles au vrai comme au probable, semble être apparu, ai-je suggéré plus haut,
pour écarter les anciennes catégories rhétoriques. À mon sens, ce qui doit retenir
l’attention dans l’idéologie, au sens générique du mot, ce sont d’abord les formes
de raisonnement qu’elle sélectionne et les moyens de persuasion mis en place,
formes qui sont indissociables des théories et de la «vision» des choses et qui en fait
les génère.
125
Ansart, 174.
318
du même coup un bel exemple de sophisme égocentrique. «Nous avons la vraie
religion et les autres honorent de faux dieux!»126
Quatre grandes hypothèses ont été proposées par les uns et les autres, qui viennent
expliquer (explications qui débouchent toutefois sur d’autres énigmes
psychologiques) les attitudes des intellectuels militants, notamment des intellectuels
communistes, une fois exclue l’hypothèse «zéro» qui serait celle de la pure et simple
jobardise: ce sont le vœu de servitude, la simulation, la perversité et la metanoïa.
Servitude volontaire ou involontaire, hystérie militante? Toutes les hypothèses sur
les vies militantes hésitent sur la conscience, le degré de conscience, sur l’intention
ultime et le for intérieur des agents dans l’adhésion irrévocable à une idéologie et le
prétendu double jeu qui, selon plusieurs chercheurs, l’entretient. Une hypothèse, la
moins incomplète à mon sens, combine les deux pôles en décrivant une metanoïa,
c’est à dire un travail, au départ délibéré, volontariste, et puis de plus en plus
névrotique, de rééducation, travail conforté par une adaptation de moins en moins
malaisée à une «institution totale». Le militant parvient à «briser des os dans sa tête»
pour se faire incarnation d’une vision du monde par delà la bonne foi et le
vraisemblable.
126
Ansart, 163.
319
On ne peut éviter de rapprocher des notions d’idéologie et d’orthodoxie idéologique,
celle de dogmatisme que j’appliquerai à tout système de croyance comportant
comme axiome que tout doute à son égard est peccamineux et toute objection
scélérate. Le dispositif dogmatique filtre l’information de manière à ce que tout ce
qui est pris en considération renforce les certitudes premières et dispose d’une
résistance illimitée à la mise en cause de ses dogmes. J’ai parlé ailleurs
d’immunisation rhétorique. C’est un dispositif de persévérance. Sur l’orthodoxie au
20e siècle et la haine de droite et de gauche pour les dissidences transfigurées en
reniements, on verra le courageux essai des années 1930 de Jean Grenier, Essai sur
l’esprit d’orthodoxie.
L’esprit d’orthodoxie qui vient à s’établir dans les partis, les «mouvements», les
sodalités idéologiques et religieuses a été décrit par plus d’un sociologue.129 Il
s’impose non seulement parce que tout appareil pratique la règle Hors de l’Église
(ou du Parti), point de salut, puisque toucher au dogme c’est toucher à l’appareil,
mais pour une raison interne au système d’idées lui-même: il lui faut un point fixe.
Les corrélats en sont abondamment argumentables du moment que les axiomes sont
des dogmes irrécusables. La doctrine démocratique d’un Rousseau se soutient dans
127
[We] concern ourselves with the structure rather than the content of beliefs. Closed, 6.
128
Cf. aussi d’excellents travaux antérieurs comme Le Clairon de Staline de Jean-Marie
Goulemot.
129
P. ex. Deconchy, Orthodoxie.
320
tous ses développements du seul moment que l’axiome, Le peuple souverain ne peut
ni se tromper ni se laisser corrompre, demeure intangible et indiscuté.
Il faut dire quelques mots de la notion d’extrémisme que développent avec un peu
de naïveté et pas mal de flou des politologues «modérés» qui voudraient ne voir de
problèmes et de penchants sophistiques qu’aux «extrêmes» du spectre politique. Il
ne me semble pas que ceux-ci fassent apparaître une nature propre de convictions
classables comme extrémistes, une singularité des convictions, des déductions et
même des agissements. La conformité de groupe, la haine des «autres», l’horreur de
la dissension, du compromis et de la nuance, le caractère immuable des convictions,
l’intolérance hargneuse à l’égard des convictions des autres, tout ceci se rencontre
peu ou prou dans toute la topographie idéologique et cela se rapporte à des
«attitudes» plus qu’à des façons de raisonner. C’est en tout cas, selon toutes
apparences, affaire de degrés et non de seuil.
Albert Breton et ses collaborateurs dans leur récent Political Extremism and
Rationality, 2002, ont cependant cherché à donner consistance à l’idée d’une
«rationalité extrémiste» idiosyncratique, décrite comme «crippled epistemology»,
comme gnoséologie infirme ou estropiée.132 Ils concentrent leur analyse sur «a norm
of exclusion that is self-enforcing, even self-strenghtening»: la dynamique du groupe
130
Le Devenir social, avril 1897, 290. Voir sur cet article le commentaire apitoyé de Sorel,
Décomposition du marxisme, 8: «ce sentiment d’humilité religieuse que Paul Lafargue
exprimait si naïvement...»
131
15. 11. 1908, 1.
132
Breton, 4.
321
extrémiste est d’exclure, de se «renforcer en s’épurant» comme disaient les partis
bolcheviks, de procéder à une fuite en avant dans l’intransigeance. «If we have
beliefs that are contrary to widespread beliefs in our own society, we can partially
protect our beliefs, whether intentionally or unintentionally, by keeping ourselves
in the company only of others who share our beliefs». C’est ce que je disais plus haut
avec Dupréel des «communautés à base de persuasion» et qui a une portée générale.
Seymour Lipset avait cherché dans les années 1960 à caractériser les extrémismes
de droite. Je retiens son travail parce qu’il l’avait fait en termes de raisonnements
propres ou plus exactement en termes de formes propres de «déraison».133 Sa
Politics of Unreason: Right-wing Extremism in Americas 1790-1970 est un
classique des sciences politiques. Lipset avait construit certains concepts pour
définir cette déraison particulière qu’il illustre abondamment: le «monistic impulse»
principalement, simplisme argumentatif combiné de pensée magique qui s’exprime
par «the unambiguous ascription of single causes and remedies for multifactored
phenomena».134 La réduction du politique à des catégories morales ensuite: il n’y a
jamais de problèmes structurels ou proprement politiques, on est simplement en face
de scélérats, d’envieux, de salopards et de pervers dégoûtants. Lipset cite une
brochure de droite dont le propos est en quelque sorte intemporel: «...the needed
division is not between left and right but between right and wrong». Abondance de
théories conspiratoires135 (mais depuis Lipset, les politologues admettent que ces
théories abondent désormais aussi dans la gauche radicale). Manichéisme enfin qui
simplifie aussi les problèmes et «reduce them to an emotional choice between two
alternatives.»136
Manichéisme
Le manichéisme, justement, est en soi une logique au sens que j’ai donné à ce mot,
une manière tendancielle de raisonner qui tend à prédominer en certains lieux, à se
faire exclusive. Manière de raisonner tellement répandue pourtant qu’elle ne saurait
caractériser un secteur de la vie publique: toute grande idéologie privilégie les
oppositions et axiologies binaires dans la mesure où elle tend à former une
sociomachie, dans la mesure où elle narre la lutte entre deux principes, un bon et un
mauvais – sorte de narration qu’il est permis de qualifier en effet de vision
manichéenne du social. Ainsi parle par exemple le communiste Étienne Cabet vers
1840 pour illustrer justement la thèse de l’éternité des luttes sociales:
133
Politics, 1970.
134
9.
135
14.
136
18.
322
Selon la tradition biblique, énonce Cabet, les hommes se sont
divisés dès le commencement en deux camps: celui des Abels ou
des justes (...) Et celui des Caïns ou des assassins qui en vertu de
leur force ou de leur ruse sont devenus maîtres et possesseurs de
tout. (...) Le Père éternel maudit ces individualistes et ces
assassins qui reconnurent d’ailleurs avoir mérité d’être
exterminés.137
Les adversaires des Grandes espérances naissantes, désireux de suggérer que les
doctrines nouvelles n’avaient rien de très moderne, n’eurent pas de peine à replaquer
sur ce schéma binaire des termes chargés de religiosité, Anges et Démons, Élus et
Damnés, Ormuzd et Ahrimane, Jérusalem et Babylone, descendance d’Abel et
descendance de Caïn – paradigme qui se rencontre chez le mystique calabrais
Joachim de Flore au XIIème siècle, mais que les premiers socialistes récupèrent
d’abord sans aucune gène. Plus tard, il faudra gratter le palimpseste où s’écrivait le
moderne conflit des Prolétaires et des Capitalistes, mais du temps des prophètes
romantiques, la source demeurait lisible.
Le Grand récit anticlérical, celui d’une lutte séculaire qui va bientôt se conclure
entre la religion et «la science» alliée de la démocratie est de fait une de ces grandes
sociomachies à deux camps du XIXème siècle, qui se narre et se re-narre et donnait
aux «hommes de progrès» un mandat de vie avec un ennemi à détester et à abattre:
137
Cabet, Etienne. Système de fraternité. Paris: « Le Populaire », 1849, 3.
138
1845, 81.
139
L’émancipation, Toulouse, 25.3.1871.
323
Tant que l’esprit religieux a dominé le monde, la pensée est restée
impuissante, et la Liberté a dû attendre que son heure sonnât.
Aujourd’hui la superstition tend à disparaître... Le moment
d’engager au nom du Progrès, de la Science et de la Raison, la
lutte contre les exploiteurs de la crédulité humaine est arrivé. Au
dogme, nous opposerons la logique et l’expérience. Au mystère,
nous répondrons par le bon sens (...), à l’ignorance enfin dont les
fauteurs de religion se sont fait la plus redoutable des armes,
substituons l’instruction qui sera notre moyen
d’affranchissement.140
Ainsi, le manichéisme, les sociomachies à deux camps sont propres à toutes les
logiques militantes et à leurs diverses luttes «sans quartier». Tout au long du 19e
siècle par exemple, les bourgeois républicains ne seront pas moins manichéens dans
leur vision politique que les plébéiens les plus ‘rouges’ – simplement leur division
en deux camps de la société française ne sera pas la même et jusque dans les années
1890, ils se flatteront, étant établis à demeure dans le bon camp, d’y rallier encore
toutes les forces de «progrès»: «D’un côté, les ennemis de la liberté, de la
Révolution, de la République. De l’autre, le Parti républicain uni.»141 C’est une
singularité française que cette partie marchante de la classe dominante qui n’a cessé
de se légitimer en se référant à une lutte grandiose entre le bien et le mal, «Dieu et
le roi d’un côté; la République et l’Humanité de l’autre», ainsi que l’écrit Émile
Littré, doctrinaire du positivisme.142 Michelet disait cette sociomachie en termes plus
métaphysiques encore: «Il n’y a plus que deux partis, comme il n’y a que deux
esprits: l’esprit de vie et l’esprit de mort.» La lutte où il se voit engagé contre «la
réaction» anti-démocratique et cléricale génère ainsi il y a plus d’un siècle, chez
l’essayiste le plus bourgeois de mœurs et de vie, une rhétorique sans quartier dont
la véhémence n’a rien à envier aux brochures révolutionnaires. Eugène Pelletan
s’adressant à un éminent prédicateur sous l’Empire, le R. P. Félix, lui promet en ces
termes une lutte sans fin: «Vous le voyez, mon Révérend Père, il n’y a entre vous,
fils d’Ignace de Loyola, et nous, fils de la Révolution française, aucune transaction,
aucune entente possible. (...) Le même sol ne saurait nous porter; suivons donc de
part et d’autre notre destinée, vous vers le passé, nous vers l’avenir. À vous, la mort,
à nous, la vie! À vous, la nuit, à nous, la lumière!»143
140
Libre pensée, 4. 7. 1880, 1. Sociomachie manichéenne qui est la proposition-base de la
propagande anticléricale: «Nous sommes pour les conquêtes de la Révolution contre tout
retour en arrière. Nous sommes pour la Déclaration des droits de l’homme contre le
Syllabus.» La France anticléricale, 21. 2. 1892, 1.
141
La Marseillaise, 4.1.1889, 1.
142
Littré, Émile. Conservation, révolution et positivisme. Paris: Ladrange, 1852, 289.
143
Pelletan, Eugène. Le monde marche. Lettres à Lamartine, Paris: Pagnerre, 1857, 357.
324
Les réactionnaires, puisant aux mêmes sources archaïques, avaient aussi leurs deux
camps comme instrument immuable d’herméneutique sociale. C’étaient l’Ordre et
l’Esprit de désordre, l’Église et la Révolution (ce terme ayant pris à droite un sens
extensif pour désigner tout ce qui résultait du cours peccamineux pris par la
malheureuse France en 1789). Rien n’était plus aisé pour un prêtre réprouvant, à la
suite de Pie IX, le «modernisme» que de reprendre les termes d’une lutte
métaphysique:
Je ne parviens pas à faire du nationalisme une des catégories bien identifiables des
logiques modernes. D’une certaine façon les idéologies nationalistes échappent à la
caractérisation par leur vide inhérent, par leur rhétorique de connivence sans
contenu. Quelques mots donc sur cette vacuité qui est au cœur des convictions
nationalistes.
144
Noël, [abbé Léon.] La judéo-maçonnerie et le socialisme. Calais: Imprimerie des
Orphelins, 1896, 6.
145
C’est la thèse de mon analyse du discours nationaliste wallon reprise dans Interventions
critiques, vol. I.
325
communautaire» formée «au cours des siècles146» qui est censée justifier leur
aspiration à un État souverain. De vieux intellectuels prestigieux n’hésitent pas à
vaticiner sur la psychologie nationale du Wallon. Ainsi Maurice Piron, philologue
éminent, caractérise ainsi cette psychologie singulière:
146
J. Dubois, Belgitude, 158.
147
M. Piron cité dans le préambule de Jacques Dubois, «Projet éducatif et approximation
culturelle», op. cit., p. 15-19.
148
L. Génicot, op. cit., p. 18.
149
Hardin in Breton, Political, 12.
150
Ibid., 12.
326
Si les nationalismes présentent une pente rhétorique fréquente et spécifique, il faut
la trouver du côté du ressentiment dont je fais un type argumentatif et auquel je
consacre une des sections de ce chapitre. Le ressentiment forme le substrat logique
des nationalismes — pas des chauvinismes de grande puissance, bien entendu: des
idéologies des petites entités nationales traînant le souvenir d’avoir été asservies ou
brimées. Le nationalisme est à envisager surtout comme séparatisme, comme besoin
de sécession pour se retrouver entre soi, comme fantasme de n’avoir plus à se
comparer ni à se juger sur le terrain de l’adversaire et oppresseur historiques et dans
ses termes, selon la logique qui a assuré son succès, — s’en débarrasser, rompre les
ponts, s’isoler entre soi pour n’être plus comptable qu’à l’égard des valeurs du
Peuple du ressentiment, convaincu que la critique, la concurrence, le mépris ne
venaient jamais que du dehors et qu’on pourra faire l’économie de cette souffrance
des échecs passés vus dans les yeux de l’autre (en les perpétuant malheureusement).
###
Quatre idéaltypes
On voit que les étiquettes que je mets sur ces idéaltypes et qui valent ce qu’elles
valent, évitent avant tout de les nommer par les catégories doctrinaires en -isme qui
les incarnent le mieux: conservatisme, populisme et antisémitisme, libéralisme,
327
socialisme.151 J’ai une bonne raison pour ce faire: il ne s’agit pas pour moi de décrire
la surface des choses avec ses sodalités idéologiques identifiées et ses doctrines en
forme, ses orthodoxies et dissidences, mais quelque chose de plus profond et de plus
diffus, des manières irréductibles d’argumenter le monde dont ces idéologies
actualisent et combinent certains éléments.
Je vais donc construire en les distinguant logiquement et les situant dans l’histoire
quatre idéaltypes récurrents. Construire des idéaltypes: opération synthétique qui
ne revient pas à «mettre dans un même sac», pas plus que Max Weber ne contredit
ni n’ignore la diversité dogmatique des calvinisme, luthéranisme, doctrines de
Zwingli, de Jean Huss ou de Gustave Wasa en construisant le type idéal de
l’«Éthique protestante», ni la diversité des évolutions économiques et industrielles
et des «mentalités» afférentes en construisant celui d’«Esprit du capitalisme».152 Il
n’est pas d’histoire ni de sciences sociales sans la construction d’idéaltypes
comparatifs et/ou diachroniques: l’histoire sans eux ne serait qu’une séquence
chaotique d’événements singuliers irréductibles. Pourtant, lesdits «types idéaux» ne
sont pas non plus un reflet du monde historique, ils ne sont, en toute rigueur, que des
instruments heuristiques qui, résultant de comparaisons, de généralisations, de
scotomisations méthodologiquement justifiées «accentuent unilatéralement», comme
le précise Max Weber, certaines cohésions et connexions en fonction d’une visée de
synthèse.
À un idéaltype, il faut demander non d’être vrai ni même absolument fidèle (car cela
est impossible et n’a guère de sens), mais il faut lui demander de montrer une force
herméneutique: fais-tu apercevoir quelque chose qui soit compatible avec les
innombrables données disponibles, qui les organise rationnellement et qui soit aussi
d’une certaine portée.
151
Wallerstein, Après, construit plutôt trois «familles idéologiques» immuables,
conservatisme, libéralisme, socialisme.
152
Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Band I, 4. Aufl. Tubingen: Mohr, 1947, 51.
328
jugements de fait et de valeur, objectifs et axiologiques, directs et par alternative est
ce qui les distingue. Gilles Granger dans Le probable, le possible et le virtuel voit
bien que le rôle du non-empirique dans le raisonnement est et demeure à travers les
siècles une pomme de discorde entre les logiciens mêmes. Jan £ukasiewicz montre
complémentairement que la règle de non-contradiction axiomatisée par Aristote
écarte, jusqu’à Hegel, une logique autre qui avait été celle de Héraclite et de
Protagoras et que Hegel nommera en s’écartant du sens aristotélicien, «dialectique».
Î La rhétorique réactionnaire
329
hommage: il s’est posé une question essentielle et il a donné un grand livre avec un
puissant sens de la synthèse. Il a bien montré l’éternel retour de ces trois topoï, de
1789 à toute les étapes de l’évolution démocratique, aux débats sur le suffrage
universel et le suffrage des femmes, aux mesures sociales successives de l’État-
Providence (si on peut parler d’une telle chose aux États-Unis). Il est un pionnier de
la réflexion sur l’historicité de la persuasion contre les rhétoriques intemporelles,
mortes en taxinomisant des figures et des tropes, transiit classificando. L’objectif
de l’analyse du discours et de la rhétorique est de faire apparaître l’historicité et la
socialité des formes de récits et des arguments et non de traiter les narrations et les
façons de raisonner comme des faits intemporels. Si certains débats passionnés de
jadis se sont éloignés de nous dans la durée idéologique au point de paraître
unilatéraux, absurdes ou sophistiques, le chercheur ne prend pas fait et cause et il ne
prétend surtout pas faire du temps présent, choqué dans ses provisoires certitudes,
le juge de l’histoire des idées passées. Ce chercheur dégage des logiques qui
s’affrontèrent et il reconstitue et s’efforce de faire sentir des forces de convictions
devenues en grande partie obsolètes.153
153
On verra aussi Ph. Thody, The Conservative Imagination. London: Pinter, 1993.
154
Cité par: Boilley, Paul. Les trois socialismes, 52.
330
Ainsi en instituant la taxe des pauvres pour soulager les
misérables, l’État [anglais] n’a réussi qu’à en augmenter le
nombre, parce qu’à la suite de cette taxe, les salaires se sont
abaissés.155
Ce qui caractérise les trois arguments récurrents relevés par Albert O. Hirschman,
c’est qu’ils sont à la fois conjecturaux (ils raisonnent de l’avenir prédit au présent
de mesures à prendre ou à dissuader de prendre) et qu’ils sont ad hominem. Portant
155
Boilley, Paul. Les trois socialismes, 49.
156
Hirschman, 21.
331
sur l’avenir, ils opposent un «scenario» à un autre, optimiste celui-ci. Ils ne disent
pas (ou du moins ce ne sont pas ces arguments-ci qui ont retenu Hirschman),
renoncez à votre réforme, à votre projet parce qu’ils me déplaisent ou parce que cela
va à l’encontre de la volonté de Dieu, du Système de la Nature, des Lois de l’histoire
ou encore que cela choque des valeurs admises par tous, mais renoncez-y parce que,
de votre point de vue même, en me mettant à votre place et en admettant les buts que
vous poursuivez, cela ne marchera pas et cela aboutira à des résultats non escomptés
par vous. Ce sont des argumentations destinées (au moins dans l’apparence de leur
pragmatique) à «faire réfléchir» l’adversaire et non pas faites pour le désigner à
l’indignation des honnêtes gens – ce que les réactionnaires ne manquent pas de faire
par ailleurs, il va de soi. Elles mettent l’adversaire progressiste sur la défensive car
c’est lui (voir les règles délibératives fixées au chapitre précédent) qui a charge de
prouver la bienfaisance assurée des mesures qu’il propose et qui devrait à tout le
moins avoir envisagé la possibilité des «perversions» qu’on y décèle. S’il semble
dire qu’il va faire le bonheur de l’humanité et que tout baignera dans l’huile, une
objection un peu forte le fera passer pour un imprévoyant. Ces argumentations ad
hominem supposent pourtant une concession préalable: vos idées, comme idéal et
en principe, je n’en discute pas ou je renonce à les attaquer directement: c’est dans
leur application que cela va inévitablement rater et ce, de votre point de vue, non du
mien puisque vous savez que je ne les approuve pas.
Dans ma Rhétorique de l’anti-socialisme, j’ai conclu qu’il faut à mon sens compléter
les trois schémas réactionnaires de Hirschman par un argument autre qui est, en fait,
l’argument central et premier ré-actionnaire, celui de l’engrenage, de
l’enchaînement et de la pente savonneuse. Il pourrait être vu, quand il apparaît sous
157
Hirschman, 244.
158
239.
332
sa forme prédictive, comme une variante de Perversity, celle de l’effet ultime
indésirable, tant pour le destinataire que pour l’énonciateur, et non effet directement
contraire au but recherché par le destinataire. Son schéma est le suivant: vous voulez
A (qui me déplaît), vous voulez peut-être B qui s’ensuit fatalement, mais vous ne
voulez sûrement pas C qui est aussi fatal à terme; je vois, moi, cet enchaînement, je
vous le montre et je démontre ainsi que, puisque ni vous ni moi ne voulons du
résultat ultime C, il faut que vous renonciez à prôner A parce qu’un enchaînement
de conséquences automatiques entraînent vers C à terme. Cet argument de la pente
fatale a fait l’objet d’une monographie de Douglas Walton, Slippery Slope
Argument, 1992, qui le définit comme suit sans le rattacher du reste à un «camp»
politique déterminé:
a kind of argument that warns you if you take a first step, you will
find yourself involved in a sticky sequence of consequences from
which you will be unable to extricate yourself and eventually you
will wind up speeding faster and faster towards some disastrous
outcome.159
Cet argumentation par enchaînement et pente fatale a servi dès 1848 à mettre en
garde le public bourgeois qui pouvait avoir des faiblesses pour les idées socialisantes
ou qui croyait les voir s’inscrire dans le prolongement des Grands principes de 1789.
159
Slippery, 1.
160
Paraphrasé dans P. Boilley, Les trois socialismes: anarchisme, collectivisme, réformisme,
1895, 50.
333
On commence par critiquer la propriété, puis on attentera à la famille et enfin on
fera la guerre à Dieu!
Le corrélat exprès de cette thèse réactionnaire (et c’est bien pourquoi il est
étymologiquement juste et sans problème de l’appeler telle), celui des pamphlétaires
catholiques de jadis nommément, est qu’il ne faut pas s’arrêter, qu’il est impossible
de s’arrêter en si mauvais chemin, qu’il faut réagir, revenir en arrière toute, annuler
la première étape de la glissade commencée vers l’impiété, la déraison et la
désolation et revenir à l’immuable Bien: «Hors de la religion révélée, il ne peut y
avoir que le joug de l’homme sur l’homme, dissolution de tous les liens (...),
anéantissement de tous les droits, de tous les devoirs».162 À cet égard, ce schéma est
le seul qui soit, par sa structure, ré-actionnaire: il n’invite pas seulement à ne pas
bouleverser les choses, il démontre qu’il faut retourner en arrière et corriger le
présent et la «mauvaise pente» sur laquelle la société glisse en revenant à l’ordre
passé répudié.
Du côté des progressistes, une argumentation par les hautes nécessités historiques
fut un moyen de contrer cette logique réactionnaire de l’enchaînement. Si on pouvait
dire que 1789 avait apporté la démocratie et accéléré le bienfaisant progrès, il était
permis de prendre du recul à l’égard d’une révolution qu’il fallait admettre pleine
d’épisodes sanglants, mais absoute par les siècles et par l’avenir lumineux qu’elle
préparait. Absoute aussi par la thèse historiciste de sa fatalité même. C’est,
161
Fourteau, Le socialisme ou communisme et la jacquerie du XVIe siècle imitée par les
socialistes de 1851, avec un Aperçu sur le droit au travail, 1852, 51.
162
[Deschamps, Nicolas?] Un éclair avant la foudre, 30-.
334
rappelons-le-nous, ce qu’enseigne le conventionnel G., mourant, à Mgr Myriel,
évêque de Digne:
Mgr Myriel est un prêtre de roman. Victor Hugo n’eut pas ébranlé l’Abbé Barruel,
fondateur de l’historiographie contre-révolutionnaire qui pose au contraire la
véritable thèse réactionnaire: il n’y a eu aucun effet pervers ni aucun dérapage: le
mal était dans les principes, apparemment fraternels et philanthropiques, mais en
réalité impies, peccamineux et absurdes, et le passage à l’acte n’a fait qu’en déployer
la scélératesse. Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Barruel
après avoir démontré comme on a vu que la Révolution avait été ourdie de bout en
bout par les sociétés secrètes illuministes, concluait: «Tout le mal qu’elle a fait, elle
devait le faire; tous ses forfaits et toutes ses atrocités ne sont qu’une suite nécessaire
de ses principes et de ses systèmes».164 L’absurdité des principes se reflétait
simplement dans l’atrocité des moyens. Pas d’effet pervers justement, chez Barruel,
la Révolution a été parfaitement cohérente avec elle-même et l’Abbé prouve ou
confirme alors par ses atrocités la monstruosité des principes eux-mêmes.
Bien entendu, toute logique polémique tient à ce genre d’argument par lequel un mal
une fois identifié et avéré est rattaché par causalité à des phénomènes antérieurs
formant série. Le topos de l’engrenage ou de la pente fatale est une variante, dans
le temps, du topos des inséparables (aristotélicien): si deux phénomènes sont
inséparables, ce que tu dis de l’un, tu dois le dire de l’autre. Si A entraîne B et que
B est un mal avéré, A l’est aussi — du moins à quelque degré dont on pourra
discuter, mais il est impossible en tout cas désormais de disjoindre A/B et
d’exonérer, de disculper intégralement A s’il est montré la cause, la précondition de
B, le prototype, le précurseur du mal qui est en lui. C’est sur l’étendue des
enchaînements que les polémistes de divers bords s’affrontent. Ce qui les divise,
c’est la façon dont le mal social est construit avec ses origines, ses enchaînements
et son extension. La recherche de la cause de la cause de la cause amène alors à la
logique de l’enchaînement global, fréquente dans la pensée réactionnaire. Dans la
logique où A entraîne B qui entraîne C puis D, seuls les réactionnaires se sentent
conséquents. Il faut juger l’arbre à ses fruits, le barbare socialisme qui vous fait
trembler n’est jamais que le fruit empoisonné de la société démocratique moderne,
destructrice des Traditions: tel a été l’argument-clé de la droite au 19e siècle.
163
Les misérables, I, première partie, ch. 10.
164
I, xii.
335
L’Israélien Jacob L. Talmon dans son classique The Origins of Totalitarian
Democracy, 1952, remonte de Staline à Rousseau, opération d’enchaînement
odieuse pour tous les progressistes – et pour les rousseauïstes. Pour Jacob Talmon,
il y a déjà tous les ingrédients du bolchevisme et du stalinisme dans la doctrine d’un
Saint-Simon (qu’il a dans le collimateur, non moins que Rousseau). La topique de
l’enchaînement sert en effet souvent à construire un concept dans l’histoire; les
historiens de l’école de Talmon qui font remonter le «totalitarisme» à certaines idées
de Rousseau et certains projets de Saint-Simon,165 ne disent pas, en une polémique
sommaire, Rousseau=Goulag, mais l’idéaltype transhistorique «totalitarisme»
prétend retracer de proche en proche une origine et il transfère le soupçon à
l’origine.
Cette logique remonte haut dans la modernité. Pour les disciples de Herbert Spencer
et autres social-darwinistes, le mal dont la société périra commence avec les idées
égalitaires et démocratiques et leur progression depuis le 18ème siècle. Ce principe
politique erroné et mauvais ab ovo a engendré un autre mal, croissant, indissociable,
le développement de l’État bureaucratique, de l’«étatisme» dont les projets
collectivistes des «rouges» ne sont que le développement hyperbolique et
l’aboutissement fatal en État total. De sorte que le mal était déjà à l’œuvre et qu’il
fallait scruter la société présente et l’en éliminer au lieu de ne redouter que l’avenir.
165
Talmon, Jacob Leib. The Origins of Totalitarian Democracy. London: Secker & Warburg,
1952.
166
Une histoire du XXème siècle. Anthologie. Paris: Plon, 1996, 174.
336
à voir avec le marxisme d’avant 1917, qui n’a rien à voir avec
Marx, ni avec Saint-Simon, ni avec Rousseau. «Dégénérescence
bureaucratique» est un bel exemple de pseudo-concept destiné
sciemment à bloquer l’enchaînement et le soupçon.
En dépit de l’admiration que suscite l’esprit de synthèse de Hirschman, j’ai une autre
objection qui porte sur la spécificité des trois arguments-clés pour caractériser une
pensée «réactionnaire». Les trois sortes d’argumentations que synthétise Hirschman
— sauf à les joindre au raisonnement de la pente et l’enchaînement — ne sont pas
et ne furent jamais propres au secteur idéologique réactionnaire, au sens ordinaire
de ce mot (à moins que l’on ne le ramène au seul fait de réagir), l’argument de
«l’effet pervers» étant par exemple constitutif de la pensée sociologique, étant même
une conquête de la raison empirique contre les «rêveurs» humanitaires qui
appliquaient à la vie sociale des rationalités linéaires et «livresques» où, si une
théorie est bonne en soi, son application en tout et partout sera nécessairement
excellente. Conquête de la pensée sociologique donc — à moins de prétendre inclure
cette pensée, en commençant il est vrai par Auguste Comte et Herbert Spencer,
progressistes hautement discutables, dans la Rhetoric of Reaction! Hirschman voit
le rôle de Spencer dans la mise de l’effet pervers au cœur du raisonnement
sociologique et Spencer est un réactionnaire au sens courant et pertinent du terme,
mais en dépit de cette paternité, la vaste classe du raisonnement par Perversity est
tellement essentielle aux sciences sociales que ce fait mériterait longue
considération.167
167
On verra sur ce point la synthèse sociologique de Raymond Boudon, Effets pervers et
ordre social. Paris: P.U.F., 1993. Il y a des variantes positives de l’effet pervers, la logique
de la boule de neige, effets d’enchaînement positifs. Il y a encore le cas ou le paradigme de
la self-fulfilling prophecy, la prédiction autoréalisatrice où le seul fait déclaratoire, le seul
fait, bien connu des boursiers, de dire publiquement redouter des conséquences entraîne la
panique.
337
de sourds.168 Or, effets pervers et innocuité sont les schémas répétitifs de toute
l’argumentation libertaire contre les projets des collectivistes.
Il est difficile de nommer cette autre rationalité sans sembler prendre d’emblée parti
en l’étiquetant de quelque manière que ce soit. Autre rationalité, dite souvent
«positiviste», mais ce terme-ci est parfaitement inopportun puisqu’Auguste Comte,
créateur de ce mot, fut un fondateur typique de Grand récit historiciste et que sa
sociologie débouchait sur une utopie «scientifique», dénommée Sociocratie, projet
de société qui allait avoir raison de la «métaphysique» Démocratie. Logique qu’il
y aurait quelque raison aussi d’appeler «libérale», comme on va le voir, quoique
cette étiquette soit bien trop restrictive. De Machiavel et Hobbes aux économistes
du 19e siècle et aux «technocrates» d’aujourd’hui, cette logique (comme la
réactionnaire et comme les autres) se déploie dans les siècles sous des avatars
successifs.
168
Montréal: Discours social, 2001. On peut ajouter que la polémique interne au socialisme,
et Dieu sait si elle fut abondante et coriace, entre réformistes et révolutionnaristes et autres
-istes, se compose aussi de chapelets de prédictions d’effets pervers et de mise en péril.
338
tombe rapidement dans l’absurde et n’est pas en tout cas source d’arguments
opposables aux «faits». Pour inverser Hegel, seul le réel (un réel synchronique, clos
et sans transcendance) y est rationnel. Elle exclut ainsi de l’argumentable ce qui
problématise, antagonise ou transcende un «réel» circonscrit à l’ici-et-maintenant,
elle exclut et dévalue toute tension raisonnante entre l’empirique et les possibles,
entre le factuel et le contrefactuel. Elle ne se reconnaît du même coup qu’un pouvoir
prédictif faible et se méfie immensément des grands raisonnements prophétiques et
holistes.
Ayant emprunté ses règles aux sciences naturelles, cette logique, volontairement
sobre et anaxiologique, se félicite d’être sceptique à l’égard des explications
globales, elle «renonce à l’ambition synthétique et prophétique» ainsi que l’en
169
Conjectures, 359.
339
approuve un Raymond Aron.170 Le développement de la rationalité dans les sciences
de la nature, pouvait-on constater, avait été rendu possible par l’élimination de tout
jugement de valeur et de toute conjecture téléologique — et par la percée analytique,
au delà du phénoménal et du changeant, pour déceler des lois immuables.
Réductions nécessaires. Ce modèle cognitif se trouve généralisé et appliqué alors
aux raisonnements sur la société, il est étendu à l’engineering social. Une aporie est
latente dans tout ceci: la règle du caractère «value-free» du discours scientifique est
donnée pour bonne par un jugement de valeur initial qui est que l’effacement
axiologique et celui du sentiment d’un Sujet favorisera le progrès de la science et
la maîtrise de la nature.
Le conflit entre deux manières de raisonner sur la société éclate sous la Monarchie
de juillet entre les économistes «libéraux» et le groupe bigarré étiqueté depuis 1832
par le mot, d’abord assez vague, de «socialistes». Ce conflit va s’énoncer d’emblée
comme le conflit de deux sciences, de deux manières irréconciliables de concevoir
la science. Car nul n’a plus parlé de la «science» par eux découverte que les
prétendus socialistes utopiques: «le marxisme n’est ni la seule ni la première
doctrine qui se soit qualifiée de scientifique», remarquait Édouard Bernstein vers
1900 évoquant les prétentions antérieures de Proudhon, Saint-Simon et Fourier à
avoir découvert «la» science sociale – d’où les polémiques ardentes qui avaient
déchiré ces inventeurs concurrents et contradictoires.171
170
Arch. européennes de sociol., 1960:1, 5.
171
Socialisme et science, Paris: Giard & Brière, 1902, 16.
172
Destinées sociales, Libr. phalanstér., 1847, I, 61.
340
comme la nuée porte l’orage. «Nous croyons, écrit François Vidal, que loin de
trouver un remède efficace à la misère, au désordre, à tous les maux qui rongent au
cœur de nos sociétés, loin d’améliorer le sort de tous les hommes, elle ne peut que
nous pousser fatalement à la guerre sociale.»173 Les réformateurs romantiques
opposent à l’imposture des économistes, une vraie science, historiciste et normative,
qu’ils appellent tous la Science sociale.
173
Fr. Vidal, De la répartition des richesses, ou: de la justice distributive en économie
sociale, Paris: Capelle, 1846, 12.
174
Courtois, Anarchisme théorique et collectivisme pratique, ix.
175
Y. Guyot, Les principes de 89 et le socialisme, 1894, xix.
176
Avenir de la science, 1890, iii.
341
Les chemins de fer sont inventés, et voilà que les routes
auxquelles ils font une concurrence inégale sont désertées, les
relais sont abandonnés, les maîtres de poste et les aubergistes
ruinés. (...) Qui voudrait arrêter le progrès pour mettre un terme
aux perturbations qu’il provoque?177
Sans doute ne comprend-il pas du tout le progrès comme ces philanthropes, ces
socialistes qu’il qualifie avec mépris de «rêveurs» et qui voudraient un progrès doux
aux faibles, mais lui aussi, lui autant que quiconque, raisonne selon la logique d’une
marche fatale, bénéfique quel que soit le prix à payer en chemin — et dès lors d’une
sorte de morale immanente, d’une nécessité plus forte que la compassion de s’y
plier, nécessité en dehors de laquelle il n’est que «rêveries» qui, en s’emparant de
l’imagination des mécontents, deviennent des «cauchemars» sociaux. Le socialisme
est à cet égard non seulement une doctrine barbare, absurde aux yeux de la
«science», mais c’est une doctrine qui veut «résister au progrès» car le progrès
économique est bon quels que soient les maux qu’il engendre — et cette résistance
la condamne sans autre forme de procès. Dans ce contexte, il faut un peu chercher,
mais on trouve des économistes au milieu du XIXème siècle, inspirés par Malthus, qui
se livrent à une vibrante apologie de la misère: «il est bon, écrit Charles Dunoyer,
qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les
familles qui se conduisent mal. (...) La misère est ce redoutable enfer. C’est un
abîme inévitable, placé à côté des fous, des dissipateurs, des débauchés, de toutes
les espèces d’hommes vicieux, pour les contenir s’il est possible, pour les recevoir
et les châtier s’ils n’ont pas su se contenir.»178
177
Gustave de Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, X.
178
Texte de l’économiste Charles Dunoyer cité par: M. Lansac, Les conceptions
méthodologiques et sociales de Charles Fourier - Leur influence. Paris: Vorin, 1926, 96.
342
d’améliorer le sort de tous les hommes»,179 accepte ces misères et prétend n’avoir
d’autre objectif que le profit et les richesses, à quoi ces misères concourent,
l’économie qui renonce à réformer les mœurs, à panser les plaies et se vante d’être
indifférente à la morale pour observer, scandalise les réformateurs. Or, c’est bien par
cette «renonciation» à désintriquer le bien et le mal, à confondre la loi morale et les
mécanisme de la vie sociale que les économistes prétendaient faire œuvre
scientifique. (J’ai montré que tous les adversaires du socialisme, des catholiques aux
libéraux, admettent, c’est un de leurs rares traits communs, la pérennité du mal, la
persistance et le retour de choses qu’ils reconnaissent comme mauvaises, et dans la
«nature» de l’homme et dans la dynamique des sociétés.)
Les esprits libéraux ne reprochent pas aux premiers socialistes de vouloir une société
bonne, ou plutôt si, ils le leur reprochent mais en les accusant de préparer
inévitablement une société pire, même si elle doit être pavée de bonnes intentions
— et d’une certaine manière l’horreur que leur inspire les projets révolutionnaires
les console de vivre dans une société inique mais où tout n’est pas perdu! Il y a pour
les esprits libéraux de jaddis et naguère un modus vivendi raisonnable à trouver avec
un monde reconnu par bien des côtés malfaisant et injuste dont il faut admettre
rationnellement qu’il n’a simplement pas d’alternative et qu’il faut s’en contenter
en y changeant prudemment les choses. Tous, en disant la naïveté du socialisme,
autant et plus que sa nocivité, aboutissent à une position censément stoïque, qui est
qu’il faut résolument brider la volonté de justice et regarder d’un regard sobre une
société en grande partie irrémédiable.
La logique empiriste a écarté depuis les temps d’Adam Smith, de J.-B. Say et de
Bastiat l’autre logique de critique sociale, celle que j’étiqueterai un peu plus loin
gnostique, comme à la fois chimérique et récriminatoire. «Votre logique», diront les
économistes aux humanitaires, n’est que la confrontation oratoire de faits concrets
et de protestations, indignations, spéculations et conjectures. Elle a volontiers
opposé à l’esprit d’utopie et de progrès, des paradigmes historiques sans
dépassement ni alternative qui abondent — comme, à la Belle époque, la théorie de
la «circulation des élites» selon Vilfredo Pareto, et la «loi d’airain de l’oligarchie»
selon Roberto Michels.180 Elle a dit aux gens tentés par la critique sociale: oui, cette
société est injuste, mauvaise, soit et tant que vous voulez, mais par rapport à quoi,
à quelle autre société? Où est-il ici bas votre «monde fraternel» qui vous sert à
dénigrer le monde empirique? Vous prétendez guérir le mal social, mais ce mal est
irrémédiable ou le remède est inconnaissable et il ne suffit pas de dénoncer le mal
pour avoir la moindre idée d’un remède qui ne soit pas pire que le mal. Eric Fromm
179
Fr. Vidal, De la répartition des richesses, ou: de la justice distributive en économie
sociale, Paris: Capelle, 1846, 12.
180
Elle a ses variantes académiques aujourd’hui: théorie du choix rationnel, théorie de la
décision, théorie des jeux – toutes réputées «scientifiques».
343
caricature cette logique: une société «saine» est une chimère idéale donc ceux qui
ne se satisfont pas de la société empirique (névrosée et aliénante) sont des anormaux
et des irrationnels. La colère contre l’injustice, la notion même d’injustice
apparaissent bientôt comme déraisonnables puisque trancendantes aux faits qui sont
seuls objets de raisonnement.
Pour tous les penseurs hostiles à cette logique et qui l’ont vouée aux gémonies tout
au long du 20e siècle et avant lui, il est admis en tout cas que deux façons de penser,
l’une aliénée, l’autre, à leur gré, «authentique», selon le jargon hégélo-marxiste du
milieu du siècle, se partagent la pensée moderne. Henri Lefebvre et Norbert
Guterman, qui sont les premiers penseurs français de La conscience mystifiée,
désignent sans complexe dans les années 1930 ces deux logiques comme le
«rationalisme bourgeois» vs. le «matérialisme dialectique» — convaincus de
181
Qui dit aussi, en sens péjoratif bien entendu, «pensée positive.»
344
militante façon que le mot de «matérialisme» convenait sans problème à la leur.
L’École de Francfort oppose à la «raison instrumentale», une «critique
défétichisante», la vision contrefactuelle d’une existence sociale libérée de la
domination économique.
Dans toutes les versions de cette opposition qui est au fond très simple, la prétendue
«critique» prétend raisonner droit, pour sa part, en opposant une utopie et des
«intérêts émancipateurs» à l’empirie et elle pose en axiome ce qui, pour ses
adversaires, est effectivement une absurdité: que le seul raisonnement fécond et le
seul «véridique» est ce raisonnement qui oppose à l’immanence un autre monde
possible. J’ai essayé de faire voir que le conjectural et le contrefactuel forment des
sous-ensembles abondamment attestés dans la vie et dans les discours sociaux, mais
suspects aux logiciens, tout spécialement aux logiciens de tempérament «positif».
«When truth is not realizable within the existent social order, for the latter it simply
assumes the character of utopia ... Such transcendence speaks not against but for
truth» (Marcuse).182
182
Marcues cité Benhabib, Critique, 148.
183
En termes sobrement pascaliens, un philosophe peut de nos jours ramener la contre-
logique critique à un simple et improbable Pari mélancolique, «car il est mélancolique et
pourtant nécessaire ce pari sur les possibles contre le sens unique du réel et la résignation à
ses contraintes...», D. Bensaïd.
184
Marcuse, Homme.
345
univers rationnel qui par le simple poids, par les simples capacités de son appareil
bloque toute fuite», reproche encore typiquement Herbert Marcuse.185 Contre la
prétention insupportable des autres d’incarner «la science», les philosophes auto-
désignés «critiques» affirmeront tout uniment —puisqu’indémontrablement — leur
supériorité cognitive: «depuis son origine la pensée dialectique représente l’état le
plus avancé de la connaissance.»186
Toutefois, les critiques du «positivisme»188 ont bien vu sans trop vouloir l’admettre
qu’il y a pourtant quelque difficulté à sortir de cette logique close (et scandaleuse
à leurs yeux) sans tomber dans la dénégation, la mystique, la chimère, la téléologie
et/ou le mépris déclamatoire et volontariste de la connaissance «positive» avec sa
sobre délimitation du possible et de l’entropie du monde. De Benjamin à Marcuse
et à Bensaid, c’est à dire de toutes les manières où cela a été tenté, il me semble que,
philosophiquement, l’entreprise était aporétique.
185
Marcuse, Homme, 105.
186
Horkheimer, Théorie, 88.
187
Chapitre iv de Gabel, Fausse, «La structure schizophrénique de la pensée idéologique »
(au sens de Mannheim)
188
Voir encore Kolakowski, Alienation.
346
dépersonnalisation, efficacité routinière et inefficacité adaptative
et créatrice: tout y est.
Dans son cas encore, nous avons affaire à une logique récurrente et métamorphique,
revenant à travers la modernité sous des oripeaux idéologique successifs. La
«diabolisation» de l’adversaire et de ses idées, la création d’un adversaire diabolique
faisant le mal pour le mal et qu’il importe d’anéantir, sont des phénomènes en
nouveau progrès de nos jours comme en témoigne l’étude récente d’O’Rourke,
Demons by Definition: Social Idealism, Religious Nationalism and the Demonizing
of Dissent. Ce n’est pas par hasard que les mots de diabolisation/démonisation sont
passés dans le vocabulaire des médias tout récemment — et dans la bouche de tout
189
La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions. Paris: Calmann-Lévy, 1980.
190
Causalité, I 10.
191
Le bouc émissaire. Paris: Grasset, 1982.
192
Voir aussi sur ce point mon livre L’ennemi du peuple.
347
le monde. «L’imaginaire complotiste»193 a de nouveau de beaux jours devant lui. La
«paranoïa» du persécuteur-persécuté et le manichéisme des millénaristes font bon
ménage: les idéologies radicales d’hier et d’aujourd’hui montrent un net penchant
à la causalité diabolique, penchant réprimé toutefois par la conscience (qui n’est pas
effacée) de son affinité avec les visions fascistes et antisémites. La logique
conspiratoire qui prospère dans l’altermondialisme et le gauchisme anti-sioniste est
chose relativement neuve quoique la résurgence de thèmes antisémites dans le
monde révolutionnaire, et spécialement à la gauche de la gauche, entre la Commune
et la Grande Guerre montre que cela a été de tout temps une tentation possible.194
193
Formule de Taguieff. Sur l’histoire des idées conspiratoires, on se rapportera aussi à
Charpier, Complot.
194
Qualifier les Juifs de sionistes pour mieux les haïr est un truc phraséologique vieux d’un
siècle.
195
La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions. Paris: Calmann-Lévy, 1980.
On verra aussi: Roberts, John Morris. The Mythology of the Secret Societies. London: Secker
& Warburg and New York: Scribner’s, 1972.
348
à la Révolution bolchevique, les explications de la délétère et traumatisante
conjoncture par l’action de sociétés secrètes forment une montagne d’absurdités que
les chercheurs expliquent à leur tour par un besoin psychologique pervers quand tout
va mal de percer les «rideaux de fumée» et de préférer n’importe quelle fable à un
malaise inexplicable.196
196
Voir le tout récent Taguieff, La foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot,
extrémisme. Paris: Mille et une nuits, 2005.
197
Le slogan de Gambetta était particulièrement vulnérable au détournement par les
adversaires, offrant un schéma universel, le XXX voilà l’ennemi, duquel n’importe qui
pouvait s’emparer ... à commencer par les cléricaux (et les boulangistes) qui vont clamant en
1888-90: «le parlementarisme, voilà l’ennemi!»
198
Gambetta, in Journal Officiel, 4.5.1877.
199
Jules Guesde, Le socialisme au jour le jour, Giard & Brière, 1899, 2.
349
apparu pour désigner un trait de l’épistémè stalinienne200) et la
rigidité binaire de la politique du pire, dont le prototype est Jules
Guesde encore, refusant hautement en 1889, au nom de la lutte
des classes, de venir au secours de la République menacée par le
proto-fasciste Général Boulanger: «L’épauletier Boulanger,
dogmatisait-il avec hauteur, et le patron Jacques [son adversaire
électoral] appartiennent tous deux à la même classe ennemie qui
depuis un siècle a mis la nôtre, la France prolétarienne, au régime
de la faim et du plomb.»201 Le «faisceau» à quatre concocté par
les blanquistes vers 1870-80, — le prêtre, le noble, le banquier et
le Juif, — relève du même genre d’amalgame comme instrument
légitimé de haine et méconnaissance activistes.
200
Dès la fin du 19e siècle, l’argumentation marxiste déployée contre les gauchistes et les
anarchistes, cherche toujours à démontrer deux choses: leur complicité objective avec la
classe ennemie et leur culpabilité par amalgame. «Objectivement» alliés de la bourgeoisie:
telle est la conclusion constante du réquisitoire des guesdistes contre les compagnons
anarchistes. Le Parti Ouvrier français en a tiré toutes sortes de conséquences et les procès
qu’il instruisaient en permanence se déroulaient selon la «logique» qui guidera un jour les
procureurs soviétiques — amalgame, sophisme du raisonnement ex post facto, passage de la
«complicité objective» à l’accusation d’être «à la solde».
201
Cri du peuple, 15.1889, 1.
202
Renauld, Ernest. Le péril protestant. Paris: Tolra, 1899, 1 et 11.
203
Chabauty, Abbé E.-A. Les Juifs, nos maîtres! Paris: Palmé, 1882, viii-ix.
350
de ces idéologies diverses et le récurrence de certaines manières de raisonner. Cette
logique conspiratoire remonte en effet à un ouvrage précis: le gros livre de l’Abbé
Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Hambourg, 1798-99.
Barruel présentait ainsi le problème des temps présents et son explication: «Sous le
nom désastreux de Jacobins, une secte a paru dans les premiers jours de la
Révolution Françoise, enseignant que les hommes sont tous égaux et libres. Qu’est-
ce donc que ces hommes, sortis pour ainsi dire tout à coup des entrailles de la Terre,
avec leurs dogmes et leurs foudres, avec tous leurs projets, tous leurs moyens et
toute la résolution de leur férocité?» (I, 6). Après avoir démontré que la Révolution
avait été ourdie de bout en bout par les sociétés secrètes illuministes, il concluait:
«Tout le mal qu’elle a fait, elle devait le faire; tous ses forfaits et toutes ses atrocités
ne sont qu’une suite nécessaire de ses principes et de ses systèmes.» (I, xii).
Pour les catholiques jusqu’en 1914, les francs-maçons étaient les descendants de ce
groupe de criminels qui avait préparé et perpétré la Révolution française et qui,
depuis 1789, poursuivait obstinément sa tâche de perdition. La République troisième
du nom, dans ce contexte, était un État maçonnique: «Sous le nom de république, la
franc-maçonnerie règne en France depuis le 4 septembre. Elle s’est emparée de tous
les pouvoirs, elle possède tous les moyens d’action.»204 «Une légende de
l’illuminisme ... n’a jamais cessé d’être reformulée, réadaptée à l’esprit du temps,
réinterprétée par de multiples auteurs qui, au 19e et au 20e siècles, ont cru que le
moteur de l’histoire n’était autre que le résultat de l’action des "sociétés
secrètes"».205
204
Cartier, Lumière, op.cit., 36.
205
Taguieff, Foire, 15.
206
Taguieff, Foire, 29.
207
Taguieff, 80.
351
Découvrir la «vérité» au bout d’une longue «enquête» revient, les yeux soudain
dessillés, à voir toutes choses sous un jour nouveau et simplifié: là où je souffrais de
constater des maux divers, où je me sentais opprimé sans savoir pourquoi et par qui,
je découvre qu’il n’y avait qu’une cause secrète et ultime à mon malheur et aux
malheurs du temps: «Tout a été prévu, médité, résolu, statué...»208 Les banales
apparences, les petites explications partielles n’étaient que rideau de fumée, le plan
de conquête du monde par le Suppôt du mal est la vérité longtemps cachée du cours
désastreux des choses. Un sentiment de haute clairvoyance anime les adhérents
d’idéologies conspiratoires, exaspérés par les résistances des incrédules qui
s’obstinent à douter d’une thèse sidérante et limpide, corroborée par une immense
accumulation de faits et de preuves. Ils se livrent à des recherches ardues, déterrent
des documents révélateurs, des témoignages obscurs et leurs efforts sont
récompensés par de grandes certitudes, par le sentiment de progresser, d’approcher
d’une révélation: «Ces chefs, cet aréopage mystérieusement rassemblé autour d’un
chef unique, grand patriarche de la Maçonnerie universelle, où sont-ils, où se
rasssemblent-ils et quels sont-ils? Que ce sanhédrin, que ce sénat existent, nul n’en
doute...»209 Les «apparences» cachent une «vérité» à la fois sidérante, mystérieuse
et embrouillée, un plan de conquête du monde (car c’est à ce but ultime prêté à
l’Ennemi du peuple que l’on aboutit toujours) est la vérité cachée du cours
désastreux qu’a pris la société.
208
Abbé Barruel, op. cit., I x.
209
La franc-maçonnerie démasquée, 1884, 302.
210
«Le chaudron était déjà fendu quand je l’ai reçu; je l’ai rendu intact; et d’ailleurs je n’ai
jamais emprunté ce chaudron». Ainsi s’énonce le vieux Paralogisme du chaudron : trois
arguments qui, pris isolément, seraient possibles, plaidables et qui, s’ils étaient démontrés,
vous disculperaient, — mais dont la co-présence trahit une volonté trop brouillonne de rejeter
toute responsabilité pour le bris du fameux chaudron. L’argumentation du chaudron est nulle
à force de vouloir trop prouver l’innocence de l’énonciateur.
211
J. d’Auteroche, la France antisémite, 14.6.1890, 1.
352
partout sans être nulle part: le Juif.»212 En quête d’une solution finale mais encore
pusillanimes, expropriation et expulsion sont les mesures prônées par la majorité des
antisémites français entre 1885 et 1914.
«Le nihilisme veut par tous les moyens démolir le monde aryen pour s’y substituer
et introniser à sa place la domination Juive etc».213 Mais il ne suffit pas de désigner
les Juifs, ce serait trop apparent encore, il faut découvrir derrière leur action
maléfique, une organisation cachée: l’Alliance israélite universelle fondée en 1860
et «unissant secrètement les Juifs dispersés», fera l’affaire.214 Et derrière elle encore,
on peut et doit soupçonner «l’existence d’un gouvernement secret juif» qui «rêve
d’assujettir le monde».215 La Secte judéo-maçonnique contrôle à la fois les grandes
banques et les partis du désordre, les «deux Internationales» des riches et des
pauvres: «Au fond les deux Internationales se confondent, elles obéissent aux mêmes
chefs occultes, elles exécutent les mêmes consignes mystérieuses», révèle le
capitaine de Boisandré, l’un des professionnels, proche de l’Action française, de la
question à la Belle Époque.216 Ceci s’expliquait aisément puisque Karl Marx déjà
recevait notoirement ses ordres de la «Juiverie bancaire cosmopolite»...
Voici donc une autre catégorie bien attestée de divergence cognitive: la pensée
conspiratoire, diabolique, susceptible d’être dite «paranoïaque», pétrie de
ressentiment, centrée sur la «découverte» d’une conspiration universelle, de menées
secrètes et infâmes de gens autres que «nous». Les raisonnements-clés qui la forment
sont spécieux – non pas irrationnels au sens d’immédiatement absurdes au regard de
la logique, ni même, pris un à un, hors de tout bon sens. Les gnoséologies
discordantielles fonctionnent dans une zone grise ou prolifèrent ces raisonnements
excessifs et hasardés que les anciens casuistes eussent qualifiés de «probables
quoique non pas sûrs».
212
J. De Biez, la Question juive, Marpon & Flammarion, [1887 ?] 18.
213
J. d’Auteroche, la France antisémite, 14.6.1890, 1.
214
Tilloy, Péril juif, 44.
215
Copin-Albancelli, [Paul]. La conjuration juive contre le monde chrétien. (Le drame
maçonnique). Paris: Renaissance du livre, 1909, 366 et 444.
216
A. de Boisandré, Socialistes et Juifs: la nouvelle Internationale. Paris: Libr. antisémite,
1903, 24.
353
par des Méchants. Avec l’encyclique Humanum Genus de Léon XIII, l’explication
par la conspiration maçonnique trouve d’ailleurs en 1884 caution papale.
Le Juif était, on ne le sait que trop, la figure toute désignée de cette vision
conspiratoire rendant raison de la totalité de l’histoire moderne: «le peuple juif a
traversé les nations et les siècles en étant continuellement dirigé et gouverné par une
succession non interrompue de chefs suprêmes [qui] ont toujours eu pour but
d’arriver un jour à dominer le monde».218 Que ce soient les sectes illuministes,
coupables de la Révolution et de ses crimes pour les avoir prémédités de longue
main ou les Juifs poursuivant leur plan de conquête du monde, l’ennemi de la droite
est le mal par essence ou par naissance; les doctrinaires catholiques le montrent
«vomi par l’Enfer» pour détruire la société. Il n’est pas le produit ni même le
complice d’un mal historique (éradicable), il est la méchanceté en soi. La peur des
modernisations qui est à la source des pensées réactionnaires de tous acabits, contre-
révolutionnaires, cléricales, nationalistes et puis fascistes s’obnubile sur un Ennemi
diabolique et le seul programme rationnel à son égard ne peut être que son
élimination «physique».
217
Wronski, Hoëné Josef Maria. Messianisme, ou réforme absolue du savoir humain. Paris:
Firmin Didot, 1847, vij. 3 vol.
218
Chabauty, Abbé E.-A. Les Juifs, nos maîtres! Paris: Palmé, 1882, viii.
354
directes n’abonderont pas et les scélérats feront tout pour les supprimer. Si vous
restez sceptique, cela démontre ou du moins suggère fortement que vous êtes plus
ou moins consciemment partie prenante de la Conspiration et votre réticence est
ainsi la preuve mise sur la somme. Ils ont tout prévu et notamment qu’il est loisible
de répliquer aux hommes de peu de foi que, si une conspiration immense est tenue
rigoureusement secrète, elle ne pourra être démontrée directement, qu’il est donc
raisonnable de se contenter d’une cumulation d’indices, de preuves circonstantielles,
ténues prises une à une, hétérogènes, mais qui valent par leur masse. Toute pensée
conspiratoire produit alors de gros livres accumulant les «preuves» de ce tonneau.
La France juive d’Édouard Drumont est ainsi, on oublie ce fait, très peu son œuvre,
elle est composée à 80% de coupures de journaux des années 1880, bien
sélectionnées, alignées et regroupées... mais la dernière ligne du second volume de
cette compilation obsessionnelle est un cri de délivrance et en latin s’il vous plaît:
«Liberavi animam meam».
219
Billig, Ideol. & Opinions, 109.
220
Taguieff, Foire, 13.
221
Taguieff, Foire, 31.
355
objectivés et analysés; mais le choix du terme conserve le danger
de suggérer une pathologie là où il y a tout au plus un
apprentissage et des connivences. Pour un Hofstadter, «paranoid»
était simplement synonyme de logique conspiratoire dont il
décrivait bien la démarche:
222
Paranoid, 36.
223
Le bouc émissaire. Paris: Grasset, 1982.
356
du monde, c’est par imitation, il faut pour croire entrer en
communauté de croyant. Les sceptiques sont des solitaires.
Adhérer à un Grand récit fait non seulement entrer en
communauté, mais assouvit le besoin de se séparer, d’entrer en
conflit avec une société pleine de maux et de méchanceté.)
224
L’Homme du ressentiment. [Trad. de Über Ressentiment und Moralischen Werturteil].
Paris: Gallimard, 1970.Voir aussi Scheler, Problems of a Sociology of Knowledge. [Trad.
de Die Wissenformen und die Gesellschaft]. Londres: Routledge & Kegan Paul, 1980.
357
causatrices de préjudice. Valoriser ses propres valeurs comme un donné, mais aussi
toujours par comparaison dissimulée avec les valeurs des «autres». «Falsification
du barême des valeurs», écrivait Nietzsche — mais, notons-le au passage, un tel
barême existait donc pour lui?
«La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même
devient créateur et enfante des valeurs»: la pensée du ressentiment se définit ainsi
depuis Nietzsche comme un mode de production des valeurs, comme un
positionnement «servile» à l’égard des valeurs, mais c’est une production qui
cherche à se fonder par la voie d’argumentations retorses et généralement jugées au
dehors «sophistiques». La pensée du ressentiment raisonne en effet, elle dévide
même de longs raisonnements, mais elle le fait en partant d’un axiome: ce monde où
je sens ma faiblesse et souffre de mes difficultés n’est pas le vrai. Ses valeurs sont
des impostures aux yeux d’un Arbitre authentique que je puis invoquer. La pensée
du ressentiment est consolatrice en ce sens. Le rapprochement peut se faire ici entre
position de ressentiment et «gnose» au sens que donne à ce mot, l’appliquant aux
idéologies révolutionnaires modernes, un Eric Vœgelin. C’est la dimension
«gnostique», dénégatrice de ce monde terraqué, censé l’œuvre d’un démiurge
mauvais, qui sert de porte d’entrée éventuelle du ressentiment dans les idéologies
révolutionnaires. J’y reviens plus loin.
358
Au cœur de ce que d’aucuns qualifient de «sophistique» du ressentiment, on trouve
une axiologie invertie ou renversée, retournée: la bassesse et l’échec sont indices du
mérite et la supériorité séculière, les instruments et produits de cette supériorité, sont
condamnables par la nature des choses car usurpés à la fois et dévalués au regard de
quelque transcendance morale que le ressentiment s’est construit. L’axiologie de
ressentiment, nourrie de rancunes parfois fort légitimes, du moins fort réelles, vient
radicaliser et moraliser la haine qu’on éprouve du dominant. Le succès est le mal,
l’échec la vertu: voici, ramenée à une formulette, toute la «généalogie de la morale».
Nul ne peut régner innocemment, disait Saint-Just: le dominant et tout bénéficiaire
du Système est toujours un scélérat puisqu’il est coupable de tous les maux du seul
fait d’occuper une position avantagée et d’y trouver profit. Le dominé, s’il est
dépouillé de ses droits, est en droit du moins de lui demander des comptes. «Sexe
fort! s’exclame la fouriériste Clara Vigoureux, c’est vous qui régnez sur toute la
terre, c’est à vous que je viens demander compte du mal qui désole la terre.»225
225
Parole de providence. Paris: Bossange, 1834, 5
359
occidental tout d’un tenant avec ses mœurs perverses, dans tous ces cas et bien
d’autres qui encombrent le siècle révolu, les dénégations auxquelles conduisent ces
raisonnements fallacieux et dénégateurs n’ont guère servi, en fin de compte et sauf
erreur, le combat des groupes qui sont passé à l’acte et ont cherché à appliquer dans
le réel leur transmutations des valeurs.
360
monde extérieur en se purifiant de la diversité. Le ressentiment classe, juge et
interprète constamment, mais il le fait avec sa souffrance, ses griefs remâchés, ses
déceptions et ses haines. Il argumente pour transmuer cette souffrance brute en
quelque chose de plus tolérable, en une vision du monde consolante, pour divertir
cette souffrance, détourner le traumatisme vers d’autres passions moins débilitantes:
pitié pour les siens, sentiment de son mérite prouvé par ses échecs mêmes, haine
triomphante des victorieux et des possédants, iconoclasme des valeurs des Autres.
Il connaît le monde à travers sa douleur et sa frustration; il n’argumente pas pour
clarifier son rapport au monde, mais pour anesthésier sa peine originelle.
Le ressentiment, cette sorte de logos guidé par une passion misérable, est alors ceci
même contre quoi, depuis les Lumières et jusqu’à l’épuisement actuel de la
modernité, les pensées du progrès, les grands militantismes sociaux, les programmes
des Grands récits émancipateurs ont eu à lutter. La modernité est à définir comme
cette période, révolue, marquée par des tentatives constantes et dans une large
mesure victorieuses de tenir le ressentiment en respect, de le dépasser, de le re-
transmuer en autre chose. La modernité entendue sur les deux siècles de sa durée
comme pensée des Lumières, du droit naturel et des droits de l’homme, pensée de
la citoyenneté, comme idéologie «bourgeoise» du progrès, idéologie positiviste de
la science, morales civiques de solidarité, mais aussi essor des doctrines socialistes
361
révolutionnaires, de l’anarchisme...: dans toute une diversité de dispositifs en conflit
— en dépit du fait qu’ils découlent de la même logique.
226
On verra sur ce point un développement théorique dans mon étude «Les Idéologies ne sont
pas des systèmes», Cahiers Ferdinand de Saussure, Genève, 45: 1991. 51-76.
362
être entachées de ressentiment: elles se développent entre l’appétition vers une
justice émancipatrice et le ressentiment de l’égalisation «par le bas», de la revanche
sociale, du truquage des règles du jeu pour empêcher, au prix de la léthargie
économique et par toutes sortes de moyens vexatoires, que des distances ne se
constatent ou ne se creusent.
363
anonymes et froids, des «monstres froids» incontrôlables, lesquels ne permettent
justement pas de tactique ni de réussite collectives.
Ñ La logique utopiste-gnostique
On peut repérer à travers les deux siècles modernes une certaine manière constante
d’argumenter la société comme étant ce qui «va mal» et ce qui «ne peut plus durer»,
argumentation qui débouche sur la promesse d’un Monde nouveau imminent que je
désigne comme la dernière et fondamentale logique de la modernité.
Celle-ci a évolué dès lors en un conflit permanent, insurmontable, avec les autres
axiomatiques de la connaissance discursive — avec toutefois de subreptices
contaminations. On doit la décrire dans le contexte de cette coexistence conflictuelle
qui présente tous les caractères d’une non-contemporanéité, avec tous les heurts de
mentalités que cette situation comporte. Je vais donc chercher à décrire maintenant,
avec toute la force persuasive qu’il a possédé, un mode de raisonnement utopico-
gnostique (je m’explique un peu plus bas sur ces deux termes que je crois à propos
d’apparier), mode tout à fait contraire au «positivisme» empiriste certes, lequel a
aussi ses œillères, mais dont la force de conviction s’est appuyée sur de «bonnes
raisons». Ce qui caractérise mon approche dans la demi-douzaine de livres que j’ai
publiés sur le sujet,227 c’est la thèse d’une continuité cognitive dans la critique
sociale et sa vision du monde, depuis l’apparition des Grands récits au début du 19e
siècle jusqu’à nos jours. L’articulation de la critique sociale et de la contre-
proposition utopique (qui se présente souvent comme une prévision démontrée) est
227
L’Utopie collectiviste. Le Grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale. La
Propagande socialiste. Six essais d’analyse du discours. Colins et le socialisme rationnel.
Les Grands récits militants des XIXème et XXème siècles. Religions de l’humanité et sciences
de l’histoire. D’où venons-nous? Où allons-nous? La décomposition de l’idée de progrès.
L’ennemi du peuple. Représentation du bourgeois dans le discours socialiste, 1830-1917.
L’antimilitarisme: idéologie et utopie. La démocratie, c’est le mal. Un siècle
d’argumentation anti-démocratique à l’extrême gauche. Le marxisme dans les Grands récits.
364
au cœur de mes analyses. Je me borne ici à synthétiser ma caractérisation
d’ensemble.
Les Grands récits narrent le passé et l’avenir de l’humanité, ils se développent dans
le cadre d’un paradigme historique par stades, paradigme généralement ternaire,
avec un stade ultime à venir ou en train d’émerger. Ce paradigme qui est au cœur de
l’historicisme moderne, est l’avatar sécularisé du millénarisme de l’abbé calabrais
365
Joachim de Flore au 13e siècle. Il y aura trois Règnes228, vaticinait l’abbé et toute sa
postérité de millénaristes et de libertins spirituels: celui du Père, le règne de la
Colère, celui du Fils, le règne du Rachat et de la Grâce, lequel s’achève, et celui de
l’Esprit dont on relève déjà les intersignes, dont on sent déjà les effluves, l’Esprit qui
va régner avant que les Temps ne soient accomplis. L’histoire porte ainsi la marque
de la révélation progressive de la Trinité, le status de l’Esprit étant encore à venir.
Dans le présent qui est un interrègne, des tribulations, des guerres, une lutte entre
les forces de l’Esprit, soutenues par les Homines intelligentiae, et celles de
l’Antéchrist précèdent le Troisième Règne et, paradoxalement, en promettent
l’avènement imminent. Le Troisième Règne s’établira à la faveur d’une brusque
catastrophe, les méchants et les impies seront anéantis. Il détruira l’iniquité avant
que ne règne pour mille ans sur une humanité lavée du péché (d’où le mot de
«millénarisme») le Christ en gloire.
228
«Cette théologie de l’histoire n’est pas seulement trinaire mais trinitaire», explicite Henri
de Lubac, s.j. dans son «Joachim de Flore», Exégèse médiévale, 2ème partie. Paris: Aubier,
1961. Vol. I, 456.
229
Owen, Robert. Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel
basé sur les lois de la nature humaine. Trad. & abrégé par T.W. Thornton. Paris: Paulin,
1847, 69.
230
Lonchampt, Notice sur la vie et l’œuvre de Comte (Paris, 1900), 50.
231
Lagarrigue, Jorge. La dictature républicaine d’après Auguste Comte. Paris: Apostolat
positiviste, 1888, 9.
366
On peut voir se constituer intégralement dès le premier tiers du XIXème siècle cet
enchaînement propre de raisonnements sur une société «malade»,232 sur un état
social qui ne peut plus durer et sur son remplacement inévitable et prochain par une
société juste et bonne, paradigme dont le pouvoir persuasif et mobilisateur a été
immense et qui continue à hanter vaille que vaille, près de deux siècles plus tard, en
ayant perdu ses fondements, sa relative cohésion et ce qui fit sa force d’évidence,
toute critique sociale possible. Ces doctrines se déploient en un parcours immuable
d’une critique à une solution, du mal constaté au remède définitif.
«Immerwiedergleich», selon l’expression de Walter Benjamin: la logique des
Grands récits est l’éternel retour du même. Tout ceci forme un enchaînement de
raisonnements convaincants aboutissant à une certitude sur laquelle on pouvait
gager sa vie, immunisé contre le doute. Ce qui en caractérise la dynamique est
qu’elle résulte d’efforts déraisonnables de rationalité face à un monde lui-même
déraisonnable, frustrant, partiellement inconnaissable et largement in-maîtrisable.
232
L’imagerie médicale, présente dans les expressions de «maladie sociale» et de «remède
social» sert notamment à dire cet état des choses morbide: «Lorsqu’une ère finit et qu’une
autre commence, il y a un temps où l’ancienne croyance étant presque éteinte, l’idée qui doit
la remplacer et qu’elle porte en elle n’est pas encore formée. Le vieil ordre se disloque, les
liens se relâchent, l’unité se dissout. Une torpeur profonde, puis des secousses convulsives,
puis une nouvelle torpeur et de tous côtés des symptômes de mort apparaissent parce que le
passé meurt en effet, et que l’avenir n’est pas né encore.» F. Brouez, Société nouvelle, 18:
1884, 261.
367
domination des méchants comme il engendre le malheur des faibles et des justes.
Elle va mal parce qu’elle est, en son principe, mal organisée. Le mal radical, le mal
ontologique est dissout en une question d’organisation rationnelle. Le mal radical
se constate, se médite; le mal organisationnel se raisonne, se soigne et se corrige.
Les tenants de la logique que je décris ne s’indignent pourtant du scandale social que
pour montrer ensuite comment, collectivement, il va être possible d’opérer une
transformation à vue. «Ayons toujours sous les yeux le spectacle de tant d’infortunes
que nous pouvons instantanément guérir, écrit un phalanstérien, et sortons de cette
civilisation immonde où des êtres faits à notre image expient le crime de notre
indifférence».234 C’est, si vous voulez, le mensonge fondateur du volontarisme
militant: la société est imparfaite donc elle est réformable. Et si le mal est partout,
cette omniprésence simplifie le problème car elle suggère de chercher, à la racine de
cette ubiquité, si je puis dire, une cause unique, sous-jacente et globale et de trouver,
dans la foulée, un remède tout aussi «radical» et décisif. La nature du remède à venir
ne pose pas non plus grand problème dans son principe: une société totalement mal
organisée ne peut appeler qu’une transformation totale déduite de principes
contraires à ceux qui la régissent. Un corrélat déontique s’ensuit: comme le mal
«social» est d’autant plus scandaleux qu’il est désormais montré remédiable,
d’autant plus scandaleux qu’il est contraire à la «nature» des choses comme il l’est
à la «nature» humaine, qu’il suffirait de détruire les institutions mauvaises et de les
remplacer par des bonnes pour l’éliminer à jamais, il convient que les justes
travaillent, toutes affaires cessantes, à préparer cette catastrophe et à faire que le
monde change de base.
233
Esquiros, Alphonse. L’évangile du peuple défendu par A. E. Paris: Le Gallois, 1841, 12.
234
Journet, Documents apostoliques et prophétiques. Paris: Moreau, 1846, 20.
368
La problématique du remède social se présente à l’origine comme une argumentation
de substitution possible du bien au mal. Elle repose sur une dénégation ou un rejet
principiel de l’alternative pessimiste, à la Schopenhauer disons, qui enseignait qu’il
faut voir dans les cruautés de l’ordre social les conséquences d’une volonté
radicalement mauvaise et qui le restera tant que le «suicide cosmique» n’aura pas été
accompli. Au contraire, la critique sociale exonère d’abord l’homme et la «nature»
et, cette dénégation acquise sans démonstration, elle va chercher ailleurs. Certains
vices sociaux répandus et dénoncés comme complices du mal, individualisme,
égoïsme, sont simplement engendrés par une société mal faite et ils sont contraires
à la nature, qui est égalitaire et fraternelle, de l’homme. Ce sont des vices anti-
physiques. Le fameux Voyage en Icarie de Cabet s’ouvre sur ce raisonnement par
alternative, qui écarte la mauvaise branche pour conclure bien vite: «Mais si ces
vices et ces malheurs ne sont pas l’effet de la volonté de la Nature, il faut donc en
chercher la cause ailleurs. Cette cause n’est-elle pas dans la Mauvaise organisation
de la Société? Et le vice radical de cette organisation n’est-il pas l’Inégalité qui lui
sert de base?»235
Deux autres dénégations doivent venir écarter, dans l’axiomatique de la critique, des
logiques nouvellement apparues qui saperaient la mise en raisonnements de ses
espérances. Le 19ème siècle, raisonnant désormais non sur le mal ontologique ou le
péché, mais sur des dynamiques multicausales et sur des évolutions, se mettant à
observer et comparer des sociétés diverses dans le temps et l’espace, découvre ou
dégage deux vastes idées, susceptibles d’interprétations radicales, deux idées très
menaçantes autant pour les morales religieuses de naguère que pour les certitudes
réformistes: la relativité du bien et du mal et l’inextricabilité du bien et du mal. Les
progressistes constatent, certes, que le bien est inséparable du mal, ils décrivent un
régime social où le bien des uns s’achète par le mal pour les autres, mais c’est ce qui
leur est insupportable. Le socialisme au sens générique, et c’est exactement en quoi
il paraîtra à ses adversaires illogique et dangereux, est cette idéologie qui part de
l’idée qu’il est intolérable que du bien potentiel sorte le mal, que le bien puisse
s’acheter par du mal, qu’une action puisse être à moitié bénéfique et à moitié
maléfique, que ceci juge et condamne un «système» caractérisé par ce genre de
processus et de mélange. Il est cette idéologie qui se met en devoir d’inventer un
ordre social où le bien n’engendrera que du bien. Au contraire, dans l’autre «camp»,
l’acceptation sereine d’un mal partiel au nom de ses effets ultimement bénéfiques
est de règle. «Non seulement le mal et le bien varient et se transforment l’un en
l’autre, selon les caractères et les dispositions des hommes, pose un économiste,
mais nous voyons partout le mal naître du bien et le bien du mal.»236
235
Cabet, Voyage en Icarie, i.
236
Funck-Brentano, Th. La civilisation et ses lois. Morale sociale. Paris: Plon, 1876, 13.
369
Les idéologies de critique sociale radicale partent non de maux sociaux diffus,
dispersés, mais de la thèse ou plutôt de la monstration d’une cumulation, du
triomphe d’un mal omniprésent. Le monde actuel est le pire des mondes possibles,
il est pire que toutes les sociétés passées. Le mal y prolifère, les méchants et les
profiteurs du mal tiennent le haut du pavé, ses victimes sont innombrables. La
civilisation, prononce Fourier, élève tous les vices hérités de l’âge barbare «du
simple au mode composé».
237
Pioger, Dr. J. La vie sociale, la morale et le progrès. Essai de conception expérimentale.
Paris: Alcan, 1894, 10.
238
Le Phalanstère, 1: 1832, 4.
239
Thonissen, Le socialisme et ses promesses, s.d. [1849], I 11.
370
des grands réformateurs.240 S’il y a en effet, sous la dynamique des vices sociaux,
une cause constante, il suffira d’agir en supprimant cette cause, ce primum mobile.
L’optimisme des logiques utopico-gnostiques ne tient pas seulement à la foi – qui
en forme la fondation – en la bonté naturelle de l’homme et en sa rationalité, mais
à la conviction que, la Cause étant bien dégagée, une procédure corrective, une
solution générale sont à portée de main. La société-édifice «repose sur des bases
vicieuses», il faudra simplement la reconstruire en en changeant les fondations.
Trouver la Cause, ce sera ne pas se disperser en des combats partiels, aller à
l’essentiel: «Il ne s’agit pas de crier contre le vice, le crime, le mal. (...) Il faut aller
aux causes sociales des vices, du crime, du mal et enlever ces causes. S’en prendre
aux effets sans remonter aux causes, c’est œuvre stupide», raisonne Victor
Considerant.241 La tâche herculéenne de délivrer les hommes du mal se simplifie!
D’où le moment euphorique des Grandes espérances où le diagnostic ultime est
formulé: «Tout le mal de la société provient d’un vice d’anarchie sociale qui
engendre l’oppression du travail par le capital...»242 À quoi se reconnaît ladite Cause
première? Au fait justement que des maux en grand nombre, que tous les maux
qu’on a relevés en découlent logiquement. Il faut juger l’arbre à ses fruits, dit le
proverbe; la Cause première est une boîte de Pandore d’où on peut voir s’échapper
comme conséquences les maux sociaux recensés.
C’est même cette «découverte» de la Cause du mal qui légitimait les fouriéristes et
les saint-simoniens vers 1830 de parler, chacun de leur côté et en attendant le
«socialisme scientifique», d’une «science sociale» fondée par leur maître. Une
science se reconnaît à la grande synthèse explicative qu’elle substitue à des intuitions
et des constats partiels. Pour extirper les désordres sociaux, il fallait en avoir trouvé
le principe et puis attaquer la question à la «racine» au lieu de vainement et
indéfiniment s’en prendre aux effets et soigner des symptômes récurrents. «Sans une
connaissance certaine de la cause de la misère humaine, pose Robert Owen, il serait
impossible de savoir si le mal peut être détruit par la puissance inhérente à
l’humanité».243 Au contraire, «quand les causes du mal seront détruites, le mal
cessera et pas avant».244 C’est en quoi cette critique sociale s’est fait appeler
240
Littéralement chez Ét. Cabet, La femme, son malheureux sort dans la société actuelle, son
bonheur dans la communauté. 7e éd. Paris: Bureau du populaire, 1848, 8.
241
V. Considérant, Destinées sociales. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847. 3 vol, I, 54.
242
Ad. Toussenel, Les Juifs, rois de l’époque, histoire de la féodalité financière. Paris:
Librairie de l’école sociétaire, 1845, 120.
243
Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel basé sur les lois
de la nature humaine. Paris: Paulin, 1847, 43.
244
Owen, Robert. Le livre du nouveau monde moral. Paris: Paulin, 1847, 65.
371
«radicale» puisqu’elle se donnait mandat d’«attaquer dans sa racine l’arbre du
mal»245, de l’extirper.
Le topos du Premier vice social remonte haut, il faut aller d’abord le trouver chez
le petit personnel des Lumières comme l’Abbé Mably, qui lui-même le puise à la
fois chez Rousseau («le premier qui ayant enclos...»), dans Saint Basile-le-Grand et
autres Pères de l’Église et dans les raisonnements de l’Utopie de More: «Je vous
défie de remonter jusqu’à la première source de ce désordre [social] & de ne la pas
trouver dans la propriété foncière»....246 La plupart des réformateurs romantiques
(sauf Fourier) ont vu à sa suite dans la propriété privée ce Mal à la source de tous
les autres maux. Robert Owen relaie le raisonnement du petit personnel des
Lumières et tire les conséquences pratiques, il ouvre sa manufacture humanitaire
d’où le vil argent sera banni: «La propriété est actuellement un mal absolu, avait-il
conclu, la seule cause de la pauvreté et de mille crimes et souffrances, d’égoïsme et
de prostitution, orgueil, injustice, oppression, déception, lutte et discorde». 247 Les
démoc-soc de 1848 font le relais: «C’est le droit exclusif et anti-social de propriété,
d’appropriation personnelle qui est la cause de tous les désordres, de toutes les
misères».248 C’est dans ce cadre enfin que s’inscrira un peu plus tard le socialisme
scientifique. «Le socialisme comme doctrine, enseigne l’Encyclopédie socialiste de
1912, a pour point de départ la critique du système de propriété privée. Il y découvre
la source première de presque toutes les misères.»249
La cause trouvée induit un raisonnement triomphal. Si «la plupart des maux qui
désolent l’humanité proviennent de la propriété privée», il suffira de l’abolir pour
supprimer ces maux et mettre fin aux penchants égoïstes et aux appétits mauvais.250
Donc «le remède est dans la socialisation des moyens de production».251 Le schéma
est Sublatâ causâ tollitur effectus, comme le pose la topique d’Aristote. Il permet
de faire le raisonnement dans l’autre sens: comment ce qui engendre notoirement
tant de maux divers ne serait-il pas un Mal absolu? Et comment ne serait-il pas à la
245
Dézamy, Théodore. Code de la communauté. Paris: Prévost-Rouannet, 1842, 6.
246
Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des
sociétés politiques. Paris: Nyon, 1768, 13. Et Morelly dans son Code de la nature: «Vous
n’avez point coupé racine à la propriété, vous n’avez rien fait».
247
Owen, Robert. Le livre du nouveau monde moral. Paris: Paulin, 1847, 64.
248
L’individualisme et le communisme par les citoyens Lefuel, Lamennais, Duval, Lamartine
et Cabet. Paris: Desloges, 1848, 6.
249
Compère-Morel, éd. Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale
ouvrière. Paris: Quillet, 1912-13, I, 7.
250
La question sociale, 3: 1885, 66.
251
L’Ère nouvelle, 1894, 120.
372
fois vertueux et rationnel de remplacer ce principe par son contraire, propriété privée
par propriété collective, pour faire cesser ipso facto tous les maux? Or, «haines,
vengeances, jalousies, meurtres, incendies, adultères etc., tout ce qui est mal prend
sa source dans l’appropriation personnelle et non ailleurs. Ôtez cette source du mal,
la cause n’existant plus, les effets disparaîtront comme par enchantement».252
L’avantage de ce raisonnement dans les deux sens est qu’il permettait de mettre la
preuve sur la somme.
Ce fut le scandale moral premier pour tous les essayistes du début du siècle XIX, de
Joseph de Maistre à Proudhon inclusivement, celui de la discordance entre le mérite
et le sort. «Le bonheur des méchans, le malheur des justes! C’est le grand scandale
de la raison humaine».254 Voici le scandale pour Joseph de Maistre, mais le
théocrate qu’il était pouvait se soumettre humblement aux voies de la Providence et
croire en un Dieu justicier. Ni Saint-Simon, ni Proudhon, ni Colins, ni Leroux ni les
autres ne croient plus à une providence de cette sorte. Et pourtant, ils ne parviennent
pas à se débarrasser de l’idée que, sans justification des actions humaines, aucune
pensée sociale ne pourra trouver à se fonder. Car il faut se demander, avant de
disserter sur une meilleure et plus juste organisation sociale, si le juste ici-bas n’est
pas nécessairement un imbécile, et si «le fripon, hypocrite et adroit, [ne] se trouve
252
Duval. Le communisme et M. F. Lamennais. s.l.n.d. [1847], 5.
253
J’ai étudié ces projets de rééducation, dans la doctrine socialiste de la Deuxième
Internationale, dans L’Utopie collectiviste.
254 J. de Maistre, Soirées de Saint-Petersbourg, (éd. 1993), I, 89.
373
[pas] seul à raisonner juste»?255 Voici donc finalement le scandale premier de la vie
en société: on ne peut raisonner dessus qu’ab absurdo, ce qui revient à tirer de
l’absurdité quelque chose de «fondé en raison».
Les publicistes libéraux ont en tout cas tout de suite dégagé et dénoncé (faisant ainsi
la preuve aux yeux des esprits humanitaires de leur scélératesse innée) le
paralogisme qui tire le remède social du constat du mal et de l’attribution à ce mal
multiple d’une prétendue cause à éliminer: il y a de la misère et de l’inégalité avec
la propriété individuelle donc il faut la supprimer et la remplacer par son contraire;
374
il y a des gens qui manquent de travail donc l’État peut et doit fournir du travail à
tout le monde... La société est imparfaite, elle est donc réformable; elle est mauvaise
de bout en bout, elle subira donc une réforme totale déduite de principes contraires
à ceux qui la régissent. Dans la critique sociale, constater et dénoncer les vices du
système implique la capacité actuelle d’en venir à bout.
Une des formes de la rationalité moderne, celle des grands maux et des grands
remèdes, se fonde ultimement sur une fiction, sur une conjecture muée en certitude
démontrée, sur une foi dans l’avenir. La critique sociale débouche sur le tableau
inscrit dans l’avenir d’un pas-encore, sur la promesse d’un ordre des choses qui sera
radicalement différent et meilleur. Un ordre inverse de celui qui prévaut puisqu’il
sera conforme à la nature de l’homme: «...nous sommes de ceux qui veulent saper
les bases de la société bourgeoise pour établir une ère nouvelle plus en conformité
avec les aspirations humaines.»257 Dans l’enfance romantique de la modernité, les
raisonnements humanitaires s’expriment sans détour dans leur naïveté. Aux grands
maux, les grands remèdes: «Pénétré des maux infinis de notre organisation sociale,
je veux rechercher s’il ne serait pas possible d’en imaginer une autre où tous les
hommes pussent être heureux, ou du moins parvenir au degré de bonheur que la
nature leur permet».258 La critique sociale oppose cette conviction et cette démarche
à l’autre rationalité que j’ai appelée empiriste qui oppose invinciblement ce qui est
(qui relève de l’argumentable et de la preuve) à ce qui pourrait être. Le Grand récit
recèle la vérité des choses, mais celle-ci est en quelque sorte contenue dans une
certitude pour l’avenir qui vient éclairer le présent confus et le passé désolant.
257
Le peuple socialiste de la Loire, St-Étienne, no 1: 1889.
258
D***, Achille. Sur la communauté de biens sociale. Paris, 1834, n.p.
375
La critique sociale démontre en tout cas par l’avenir que le monde empirique n’est
pas bon et qu’il est d’autant plus mauvais qu’il pourrait être tout autre et qu’il ne
dépend que des hommes de l’organiser autrement. Pour une critique qui puise sa
dignité dans une indignation à l’égard du monde, rien n’est plus scandalisant que de
faire voir les maux du présent du point de vue d’un avenir assuré d’où ils auront été
éradiqués. Aux temps romantiques, ce procédé a été présenté comme la bonne
méthode, «l’exposition élémentaire d’une doctrine sociale sérieuse se présente
naturellement sous deux faces, enseigne Victor Considerant: la critique de la société
ancienne et le développement des institutions nouvelles. Il convient de connaître le
mal pour déterminer le remède».259 La critique radicale du présent, dans la modernité
(post-religieuse), se fait alors au nom d’un autre monde, d’un avenir prédit et assuré
– et, de Saint-Simon aux futurs «socialistes scientifiques», d’un avenir
scientifiquement démontré inévitable, ce qui ne pouvait qu’encourager ceux qui
assumaient le mandat reçu de cet avenir meilleur. «Ils nous ont tout pris, tout sauf
l’avenir», s’exclame un ouvrier anonyme dans une lettre à L’Égalité.260 Il ne se doute
pas qu’il fait écho au soupir de Condorcet qui faisait de l’avenir la consolation
philosophique de tous ceux que le présent déçoit: «c’est encore dans les espérances
de l’avenir que l’ami de l’humanité doit chercher ses plus douces jouissances».261 Le
raisonnement militant dénonce le monde présent à l’horizon d’un pas-encore, d’un
noch-nicht, dit Ernst Bloch. Ce pas-encore se fait le tribunal du monde actuel.
Liberté, égalité, fraternité, ce n’est qu’une formule vide aujourd’hui, admet Pierre
Leroux, «son règne n’est pas encore venu mais il viendra; elle croît dans le présent
pour l’avenir; et comme c’est à elle à qui l’avenir appartiendra, c’est elle déjà qui
juge le présent.»262 Kropotkine le dit aussi en confrontant théories anarchistes et
socialistes, l’avenir permet de juger le présent, il sert en quelque sorte de boussole
pour se guider dans un temps obscur, «chaque parti a ainsi sa conception de l’avenir.
Il a son idéal qui lui sert pour juger tous les faits se produisant dans la vie politique
et économique, ainsi que pour trouver les moyens d’action qui lui sont propres».263
L’avenir garanti guide le militant dans les temps obscurs, il est «ce qu’un phare est
aux pilotes dans les mers: c’est la clarté qui accuse les écueils, c’est le symbole de
l’espérance.»264
259
Considérant, Victor. Destinées sociales. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847, I 29.
260
12. 8. 1889, 2.
261
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Paris: Agasse, an III,
249. Pour l’histoire de la penseé anticipatrice, je renvoie au superbe panorama d’I.F. Clarke,
The Pattern of Expectation, 1644-2001. New York: Basic Books, 1979.
262
D’une religion nationale, ou du culte. Boussac: Leroux, 1846, vi.
263
La science moderne et l’anarchie. Paris: Stock, 1913, 54.
264
Pecqueur, Constantin. Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, ou Étude sur
l’organisation des sociétés. Paris: Capelle, 1842, i.
376
Les Grands récits développent ainsi une argumentation qui tient de la pétition de
principe et que j’ai désignée comme la «preuve par l’avenir». Le raisonnement
utopique est fondamentalement un raisonnement circulaire : il tire le remède du
constat de l’abus et tire la dénonciation de l’abus de l’existence à portée de main du
remède.265
Logique de l’historicisme
Les raisonnements que je décris s’intègrent à un mode cognitif propre aux Grandes
espérances militantes que Karl Popper a caractérisé et critiqué comme l’Historicism.
Le XXème siècle s’est caractérisé, dit Philippe Ariès, par une «monstrueuse invasion
de l’homme par l’histoire». C’est pourtant le XIXème, par tous ses penseurs, qui a fait
d’abord de l’histoire fatale le tribunal sans appel du monde. L’histoire avec ses
«jugements» et ses «leçons», ses «enseignements», ses «lois», ses «nécessités», mais
aussi ses «ruses» et ses «ironies» est devenue la pythie qui répondait plus ou moins
265
C’est bien cette preuve par l’avenir qui se trouve aujourd’hui dévaluée en Occident. «La
confiance et la foi dans l’avenir se dissolvent, les lendemains radieux de la révolution et du
progrès ne sont plus crus par personne .... désormais on veut vivre tout de suite, ici et
maintenant.» Lipovetsky, Ère du vide, 15.
266
Conjectures, 358.
377
limpidement à toutes les questions des hommes. Tôt dans le XIXème siècle s’est
formé un syntagme qui étend son ombre sur les entreprises totalitaires du XXème:
«science de l’histoire». (On la voit apparaître chez Philippe Buchez) Quelque chose
se cachait dans le cours de l’histoire: le dessein de la nature, la raison et ses «ruses»,
la destinée de l’humanité, le déterminisme économique; il appartenait à la science
de découvrir cette loi cachée qui en règlait le cours. Le déterminisme historique va
permettre de transmuer les jugements moraux en jugements de prévision fondés sur
des «lois» immanentes au cours des choses.
267
La rénovation, 20. 4. 1888, 13.
268
La rénovation, 20. 3. 1890, 209.
269
Transon, Abel Étienne. Vue générale sur le nouveau caractère de l’Apostolat saint-
simonien: Morale individuelle. Paris: «Le Globe», 1831, 9.
270
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année. Paris: «L’Organisateur», 1831,
111.
271
Ibid., 106.
272
Cri du travailleur (Lille), 9.2.1890, 2.
378
1890, les Lois du socialisme d’Arcès-Sacré, compilation où des «passages» de Marx
sont éclectiquement mêlés à des lectures scientistes et des résumés à grandes
enjambées de l’évolution «sociale» depuis la préhistoire. Le «triomphe de l’idée
socialiste» peut se conclure de la connaissance de ces lois, «des signes certains
annoncent la ruine du vieux régime économique».273
L’historicisme, cela a été la certitude d’être entraîné par une force immanente vers
un hâvre ultime qui serait pour l’Homme l’accomplissement de sa «destinée», la
conquête de son essence – et non, comme pour le petit homme empirique, la mort
et la décomposition. Nul besoin de lire ceci dans de tardives brochures staliniennes,
il suffit d’ouvrir, un siècle avant, les journaux fouriéristes. «Si l’homme, écrit Victor
Considerant, n’est pas plus maître d’arrêter le développement de la vie universelle
et la marche de l’histoire que le cours des grands fleuves, ces forces naturelles et
sociales qu’il ne peut comprimer, il peut les régler»276.
273
Lois, éd. 1890, I, 7.
274
Que j’ai étudiée dans plusieurs de mes livres dont: L’Utopie collectiviste. Le Grand récit
socialiste sous la Deuxième Internationale. Paris: Presses Universitaires de France, 1993. La
Propagande socialiste. Six essais d’analyse du discours. Montréal: Éditions Balzac, 1997.
275
Pourquoi nous sommes socialiste. Paris: Quillet, 1912, 22-23.
276
Le socialisme devant le vieux monde, ou le vivant devant les morts, suivi de Victor
Meunier, Jésus Christ devant les Conseils de guerre. Paris: Librairie phalanstérienne, 1848,
2.
379
Le présent est alors – c’est encore ici le paralogisme fataliste au dire des esprits
qu’on qualifie de «positivistes» – expliqué par l’avenir dont il contient le «germe».
C’est parce que la Grande explication historique rend raison (parce qu’elle est
censée rendre raison) de la succession des événements passés qu’on doit lui faire
confiance dans ce qu’elle démontre de l’avenir – et c’est parce que l’avenir est prévu
et son évolution inévitable qu’il projette ses certitudes sur le présent, qu’il permet
d’y «voir clair» et de distinguer le bien et le mal qui se confondent désormais avec
l’émergent et le condamné. Il y a une histoire moderne des vérités politiques qui est
l’histoire de l’éternel retour de mêmes axiomes et mêmes façons de raisonner:
l’axiome selon lequel une connaissance irréfutable du présent à travers les solutions
d’avenir est à la fois possible et nécessaire à l’action, cet axiome est constitutif
d’une des logiques la modernité.
277
Conservation, révolution et positivisme. Paris: Ladrange, 1852, xxix.
278
De Paepe, César. L’organisation des services publics dans la Société future. Bruxelles:
Milot, 1895, 6.
279
Littré, Application de la philosophie sociale au gouvernement des sociétés (...). Paris:
Ladrange, 1850, 10.
280
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’Esprit humain. Paris, 1822, 255.
380
avait dénoncé cette thèse sous le nom moliéresque de «catastrophite»). La principale
découverte de Marx, selon Engels dans l’Anti-Dühring, c’est le déterminisme
économique; c’est elle qui a fait sortir le socialisme de l’utopie pour l’établir «sur
le terrain des faits» ... quoiqu’elle redise en termes censés positifs ce que disaient les
utopistes en termes sentimentaux – à savoir que la société capitaliste, ploutocratique,
concurrentielle, individualiste etc., ne pouvait plus durer et qu’une société juste et
fraternelle allait prochainement s’établir sur ses ruines. La rencontre inattendue entre
la Justice idéale et les tendances aveugles de la fatalité économique, entre la critique
matérialiste de l’histoire et l’eschatologie révolutionnaire, c’est bien ici ce qu’il y a
de «système» historiciste chez Marx, or, c’est justement ici qu’Engels va souligner
le caractère «scientifique» de cette œuvre.
Les lois découvertes par Marx permettaient de prédire scientifiquement l’avenir des
sociétés et le passage nécessaire du capitalisme au collectivisme (puis au plus
lointain communisme). Le «socialisme scientifique» était avant tout un discours
prédictif alors que ses prédecesseurs utopiques exprimaient des idéaux et des espoirs
sentimentaux. Le socialisme moderne «n’écrit pas: ceci est juste, mais: ceci doit
advenir»281. Ceci est la proposition-clef de la vision du monde de la SFIO avant
1914: «C’est donc la volonté aveugle des faits qui pousse les sociétés vers l’ordre
collectiviste.»282 Le capitalisme va à la ruine, mais en outre (ce qui est roboratif et
même amusant), il «travaille à sa propre ruine» et ses crimes mêmes, ses
«turpitudes» hâtent «le terme de son règne». Sa déchéance morale préfigure sa
déchéance matérielle. Les classes dirigeantes se font les «agents inconscients» de la
Révolution qui vient et qui les «balayera». C’est un topos repris de Marx et qu’on
répète avec délice: le régime banni «forge les armes» qui serviront à le détruire et
il sécrète les miasmes qui en précipitent l’agonie.
Le raisonnement déterministe n’est pas propre à certains secteurs, il est général dans
toutes les pensées du progrès: les anarchistes, si étrangers au marxisme, développent
un même paradigme prédictif, la fatalité historique conduisant selon eux à la
disparition à brève échéance de tout pouvoir et à l’établissement de l’Anarchie. Pour
Pierre Kropotkine, «l’abolition du système capitaliste [est] une nécessité
historique».283 «L’abolition de l’État, de ses lois, de son système entier de gérance
et de centralisation devient aussi une nécessité historique», expose-t-il ensuite. «Ce
conflit que nous appelons la Révolution sociale, est le résultat de fatalités
281
Paul Louis, Les étapes du socialisme, Charpentier, 1903, 306.
282
Th. Cabannes, Tribune socialiste, Bayonne, 7.6.1908, 1.
283
L’Anarchie, Stock, 1896, 33.
381
historiques.»284 Jean Grave voit dans la Révolution – que les compagnons nomment
aussi «liquidation sociale» – un «fait mathématique»: ce sont ses mots.285
La loi du progrès permettait aussi d’argumenter contre tout regret du passé. Il était
permis de dire que le progrès a détruit des choses qui n’étaient pas absolument
mauvaises, mais à quoi bon vouloir y revenir? Ainsi Littré tance le philanthropique
économiste Sismondi:
284
Le Drapeau noir, Bruxelles, 1.6.1889, 1.
285
La Société au lendemain de la révolution, La Révolte, 1893, 108.
286
Littré, Émile. Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine. Paris:
«La Philosophie positive», 1876, 189.
287
Socialisme & science, 25.
382
selon Bernstein, de voir les capacités de développement du
capitalisme (que celui-ci comportât l’exploitation des hommes et
le pillage des ressources terrestres était une autre question – une
question éthique justement).
Utopisme et gnose
Il n’est pas à propos par ailleurs d’identifier gnose et religion ou églises. Il suffit de
noter que cette forme de pensée a toujours été suspecte aux Églises établies et,
notamment, au catholicisme qui a poursuivi les gnoses antiques et médiévales
comme des hérésies d’inspiration diabolique ainsi que le fulminèrent Eusèbe de
Césarée et Irénée de Lyon.289 Les Églises sacralisent le maintien d’un Ordre
universel, les gnoses tracent l’itinéraire pour sortir d’un désordre scélérat.
288
Payot, Roger. Jean-Jacques Rousseau, ou la Gnose tronquée. Grenoble: PUG, 1978, 7.
289
Irenæus Lugdunensis, Adversus Hæreses. S Contre les hérésies, dénonciation et
réfutation de la gnose au nom menteur. Paris: Cerf, 1984. 6 vol.
383
théodicée: comment Dieu a-t-il permis ce monde où triomphent les méchants et où
souffrent les innocents? Le mauvais Démiurge évacue l’aporie de la théodicée — ...
ou il ne fait que reporter le problème. Ce monde est l’œuvre d’un Démiurge pervers,
mais le scandale que nous éprouvons face à lui prouve qu’il y a en nous une
étincelle de bien. Toutefois, notre nature même est pervertie par le contact avec le
monde mauvais et les gnoses font toutes renaître un homme nouveau, régénéré,
rendu à son essence, à la fin des temps, un homme régnant sur un monde délivré du
mal, — immanentisation de l’idée chrétienne de perfection. Les Justes communient
dans le scandale face au monde inique et dans la recherche des moyens pour sauver
leur âme en travaillant au Règne du bien. Les maux sociaux ne sont pas des faits
éternels, parce qu’on voit qu’il y a un Alien Power à leur source,290 un Pouvoir
inhumain que l’on nommera selon les cas Capitalisme, Patriarcat, Impérialisme,
Mondialisation. Le vaincre sera créer un monde délivré du mal. L’âme du Juste est
emprisonnée dans le monde scélérat, mais il existe une issue, elle peut se libérer de
ce monde et pour cela elle doit d’abord sortir de l’ignorance commune, se voir
révéler la connaissance, ãíùóéò.291 L’idée que l’histoire humaine comporte des lois
providentielles et un avenir fatal, intelligibles aux seuls Élus, est spécifiquement
gnostique. Le monde est dominé par l’Ange des ténèbres, mais le salut final des élus
est, lui, promis par le vrai Dieu et rien ne prévaudra contre lui. L’action des Justes
en ce monde prend alors une signification immédiatement eschatologique: elle est
tendue vers le rétablissement d’un monde délivré du mal. La société actuelle est
mauvaise dans ses succès apparents comme dans ses vices patents — d’où la
condamnation automatique de ceux qui voudraient la «réformer». La gnose est
souvent conjointe à l’antinomisme, celui qui est pénétré de la connaissance ne
saurait plus pécher, les crimes commis pour délivrer le monde du mal ne sont pas
des crimes. La gnose aboutit à une vision de la fin des temps qui est apocalyptique,
au sens de révélation de l’ordre divin et de lutte finale contre les Méchants. Ce que
je caractérise ici forme ainsi un cadre où tout s’explique, les horreurs du passé, le
triomphe du mal présent, l’indéracinable espérance des justes.
290
Minogue, Alien.
291
C’est à dire un savoir particulier supérieur à la Cognitio fidei, à la ðéóôéò.
292
The New Science of Politics, an Introduction. Chicago: University of Chicago Press, 1952.
S La nouvelle science du politique. Paris: Seuil, 2000. & Wissenschaft, Politik und Gnosis.
München : Kösel, 1959. S Science, Politics, and Gnosticism. Two Essays. Chicago:
Regnery, 1968.
293
Notamment dans Revolutionary Apocalypse: Ideological Roots of Terrorism. Westport
CT: Praeger, 2003.
384
forme nouvelle de gnose. Comme une sorte de revanche du gnosticisme sur la vision
chrétienne de la condition humaine déchue et pécheresse. Pour Roger Payot294 et
pour Jacob Leib Talmon,295 ce processus de changement de logique remonte à
Rousseau: l’homme vit sous le règne du mal quoique bon à l’origine et restant bon
en son essence. Il peut s’émanciper de ce monde mauvais et trouver collectivement
une rédemption. Si l’homme est victime d’un Mauvais démiurge ou d’une société
inique, il est permis d’espérer changer la vie en détruisant cette société. Condorcet
et les penseurs du progrès sécularisent la gnose, mais en préservant quelque chose
de la mystique eschatologique. Dieu avait fait l’homme à son image; le siècle
positiviste va tirer de l’homme «empirique» un avatar transcendant, l’Humanité,
qu’il substitue à l’image du Dieu sauveur.
Ce qui subsiste de schémas radicalement irrationnels (et, le lien entre les deux
qualifications étant constant, ce qu’il y a de dangereux) dans ces gnoses modernes,
l’idée d’une action collective qui sait où elle va, qui contrôle ses moyens et ses fins
et va imperturbablement au but fixé, l’idée d’une action déterminée et soutenue par
des forces transcendantes fatales, l’idée d’une action bonne dans son principe et dans
tous ses effets à court et long terme sont des dénégations utiles à l’action militante.
Cette notion de gnose est proche du concept de millénarisme, foi, elle aussi
sécularisée, dans le déterminisme historique, dans un âge prochain à la fois terrestre
et sacré où tous les maux auront été anéantis. Il convient de rappeler ici que ce ne
sont pas les seuls adversaires «professionnels» du mouvement socialiste qui l’ont
analysé comme un millénarisme. Plusieurs historiens à l’instar de Mannheim ont
pensé d’autre part que le paradigme gnostique-utopique, concédé ce qu’il comporte
de chimérique et de dénégateur, est nécessaire à toute doctrine destinée aux classes
dominées – en des temps religieux comme dans un monde séculier. Ce sont peut-
être finalement les socialistes romantiques qui ont été les plus perspicaces et sincères
en reconnaissant et en confessant hautement le caractère millénariste de leur vision
de la fin des temps et d’une Jérusalem céleste un peu modernisée. Le fouriériste
Désiré Laverdant constate ainsi dans sa Déroute des césars que «l’idée d’un Règne
terrestre où la justice habitera, où l’homme se préparera, dans la dignité et dans la
paix, à la gloire plus parfaite et aux félicités plus pures du Règne céleste, est une
idée essentiellement judéo-chrétienne et catholique.»296
294
Jean-Jacques Rousseau, ou la Gnose tronquée.
295
The Origins of Totalitarian Democracy. London: Secker & Warburg, 1952. et Political
Messianism. The Romantic Phase. London: Secker & Warburg, 1960.
296
P. Xiii.
385
Alain Besançon a consacré un livre à dégager le caractère gnostique du léninisme.297
En dépit des sources slaves qu’il lui assigne, il n’y a pourtant rien dans le léninisme
qui ne soit essentiellement dans le marxisme français concocté par Jules Guesde et
les siens vers 1880. Si on endosse la théorie de Régis Debray dans sa Critique de
la raison politique, ou: l’Inconscient religieux avec sa réinterprétation religieuse de
la «raison politique», avec son équation «l’idéologique = le religieux», on devrait du
reste non blâmer le moins du monde Guesde, mais dire à sa gloire qu’avec son
marxisme gnostique, il a pertinemment révélé au grand jour un élément refoulé de
la pensée de Marx et qu’il a trouvé une juste réponse avec son millénarisme, sa
promesse de rédemption collective, au sentiment d’oppression et de révolte des
masses de même que le culte des leaders, l’invention des rituels émotifs, les
drapeaux rouges et toutes les «liturgies» de parti relèveraient d’un inconscient
politique intuitif fort bien manipulé, que Karl Marx, athée inconséquent et
rationaliste impénitent, n’a pas voulu comprendre et auquel, bien à tort, il répugnait.
Si on comprend cette logique gnostique, on sent aussi que ce qui a indigné chez
Eduard Bernstein et les révisionnistes que je viens d’évoquer, ce n’est peut-être pas
tant la mise en doute de la «science» marxiste que la coupure sceptique. On se
rappelle le propos agnostique, c’est le cas de le dire, qui fut tant reproché à
Bernstein: «le mouvement est tout, ce qu’on appelle le but n’est rien». Ce propos a
été littéralement inintelligible aux esprits historicistes: si le socialisme est
«mouvement» et non «but», alors ce monde (bourgeois) comporte déjà un quantum
de bien, le socialisme n’est pas à instaurer, mais à faire progresser en ne méprisant
pas ce qu’a déjà accompli la démocratie, et celle-ci n’est pas une pure imposture, un
«leurre». Cette réconciliation, même partielle, avec le cours du monde, cette
transformation de la vision d’un Monde totalement nouveau en chimère, tout ceci
heurtait de front l’esprit gnostique. Le pamphlet courroucé de Rosa Luxemburg,
Sozialreform oder Revolution contre le «renégat» Bernstein, est au contraire un
témoignage frappant de la mise en gnose de ce que la militante polonaise croyait être
le marxisme.
Qu’on songe pour clore ce point à la Onzième Thèse sur la philosophie de l’histoire
(Über den Begriff der Geschichte) de Walter Benjamin qui dit le danger moral du
déterminisme historique: «Rien ne fut plus corrupteur pour le mouvement ouvrier
allemand, écrit-il, que la conviction de nager dans le sens du courant.» D’ailleurs,
tous les dissidents du mouvement socialiste ont mis l’accent sur le caractère
chimérique de raisonnements qui validaient l’action actuelle des partis par la
grandeur et la fatalité du but poursuivi. Comment peut-on apprécier, demande
«Agora», 1987.
386
Georges Sorel, «la valeur d’une action actuelle ou d’une réforme sociale comme
acheminement vers un régime placé dans un futur indéterminé?»298
Tout Grand récit narre la lutte entre deux principes, un bon et un mauvais, il divise
la société en deux camps ou plutôt, il montre que les lois de l’histoire séparent ceux
qui vont dans le sens de l’avenir et ceux qui en entravent la marche – vision
manichéenne du social. Cette construction binaire satisfait d’abord la plus vitale des
passions humaines dans l’ordre cognitif, qui est de simplifier –– simplifier le monde,
se donner l’illusion d’une compréhension globale en blanc et noir, dissipant toutes
les nuées, les ambivalences, les incertitudes, faisant un monde parfois terrible
(comme celui des staliniens), mais au moins sans énigme ni zones grises, produisant
une herméneutique sans reste ni doute – enchaînant ainsi les réflexion et analyses
justes, probables, conjecturales, chimériques et enfin absurdes avec un sentiment de
continuité partagé en commun. Comme on disait autrefois dans les cellules
communistes: «Il faut être conséquent, camarade!» On se souvient de l’alternative
si typique des années 1930 : «Communisme et fascisme, tôt ou tard il n’y aura pas
d’autre choix».
298
Les polémiques pour l’interprétation du marxisme. Bernstein et Kautsky. Paris: Giard,
1900, 16.
299
M. Lelis, Commune, 48: 1937. 1521.
300
Wurmser, Commune, 1937, 577.
387
Plus on va aux extrêmes, plus l’Ennemi figuré dans cette lutte à deux est englobant
et plus l’herméneutique des luttes écarte les «apparences» pour le dépister toujours
le même sous ses divers déguisements. Dans l’anarcho-syndicalisme, Pie X et Karl
Marx sont un peu étonnés de se trouver dans le même camp ennemi. Quoi de plus
simple et de plus juste pourtant avec un critère absolu:
La lutte à deux sans quartier, arbitrée par les Lois de l’histoire, ne va se terminer que
par la victoire totale du bon camp et par la capitulation des scélérats, les hommes de
progrès font savoir qu’ils ne désarmeront pas à moins. Le paradigme anticlérical
narre encore cette «lutte finale» non moins que le Grand récit socialiste: «tant qu’il
y aura des âmes salies par l’ignorance et les superstitions, l’humanité sera partagée
en deux camps ennemis.»302 La lutte dure depuis longtemps, peut-être depuis
toujours, elle est inexorable et, promet-on, elle «sera terrible encore: c’est le présent
détruisant le passé en vue des améliorations futures»: les Lois de l’histoire
garantissent pourtant la victoire du bon camp.303
Les Grands systèmes dont je décris la logique, «infalsifiables» dans les termes de
Popper puisque définitivement démontrés et indiscutables, se sont présentés aussi
comme ayant réponse à tout, comme des explications totales. Ce n’est qu’aux
origines romantiques que le doctrinaire affirme sereinement et trop clairement «le
besoin d’un système complet comprenant à la fois Dieu, l’homme, l’histoire, la
nature et s’étendant par conséquent sur toutes les sciences et sur tous les arts»
comme un besoin qui «est inhérent à l’esprit humain»,304 mais si cette naïveté
cognitive est refoulée plus tard, elle ne s’éteint pas. La critique sociale dont j’ai parlé
n’est pas un secteur de la réflexion, elle n’est qu’au cœur d’un discours ubiquitaire.
Dans la génération des Fourier, Saint-Simon, Leroux et Colins, ce discours conjoint
une métaphysique et une cosmogonie à la critique de la société, il disserte des crimes
du commerce ou sur l’agriculture morcelée sur la même page où il conjecture sur la
pluralité des mondes et la migration des âmes – ou sur l’éternité par les astres
comme fera «l’Enfermé», Auguste Blanqui, ou sur la vie éternelle passée-future
301
L’ennemi du peuple, 1.8.1903, 1.
302
Libre pensée socialiste, 21. 9. 1884.
303
Revue européenne, I: 1889, 3.
304
Leroux, Pierre. Réfutation de l’éclectisme, où se trouve exposée la vraie définition de la
philosophie. Paris: Gosselin, 1839, 15.
388
comme le ci-devant pape saint-simonien Prosper Enfantin.305 Je cite un fouriériste
enthousiaste: «l’École sociétaire n’est pas seulement en possession d’une doctrine
sociologique. Elle possède encore une doctrine psychologique et une doctrine
métaphysique, non moins certaines, non moins capitales».306 Que ce soit dans le
«Diamat», dans le matérialisme dialectique des staliniens, ou dans la théorie
sociétaire, la phraséologie change, une attitude mentale demeure pendant près de
deux siècles.
Cette explication totale est entrée en conflit avec la lente et pénible prise de
conscience, entrevue par Kant, de l’étendue de l’inconnaissable qui font que les
rêveries cosmiques des «vieilles barbes» de 1848 paraîtront tout de même
extraordinairement dépassées trente ans plus tard aux yeux des nouveaux militants
socialistes «scientifiques», libres penseurs et «matérialistes». Les grandes idéologies
de salut qui ne maîtrisaient pas cette évolution, se sont adaptées en retapant leurs
espérances, en remettant au goût du jour leur phraséologie, en refoulant certains
enthousiasmes, mais sans céder sur l’essentiel – c’est-à-dire sur une gnoséologie
extralucide. S’il y a eu un bonheur propre aux adhésions militantes, une forme de
bonheur durable qui va des fouriéristes aux communistes du XXème siècle, il a tenu
à cette confiance absolue, impavide, d’avoir trouvé réponse à tout.
305
Enfantin, Prosper. La vie éternelle passée, présente, future. Paris : Dentu, 1861.
306
H. Destrem, in La Rénovation, 20.11.1890, 277.
307
Études, II, ch. 1.
389
l’argumentable. On retrouve la problématique que j’ai exposée dans l’introduction
de ce livre.
Face aux sectes saint-simonienne, phalanstérienne, icarienne et autres qui ont attiré
l’attention réprobatrice de l’opinion pendant le règne du roi-citoyen, les petits
journaux et les grands esprits de l’époque ont eu un autre mot: «utopies» —
«funestes utopies», précisèrent-ils bientôt sur un ton grondeur. «Utopies» ou,
synonymes polémiques de ce terme, «rêveries» et «chimères». C’est dans les temps
louis-philippards que le sens d’«utopie» a changé: l’utopie, ce n’était plus une
conjecture philosophique de distanciation cognitive, c’est ce qui est rejeté par les
esprits pondérés hors du possible, présent ou futur. Le «socialisme», toutes écoles
confondues, est à ce titre montré utopique dans son essence. Il est plus utopique que
les vieux romans de More et de Campanella qui ne se présentaient que comme des
spéculations et non des systèmes positifs et des programmes à réaliser.
C’est pourquoi beaucoup d’anti-socialistes ont conclu avant 1917, avec un certain
optimisme de leur point de vue, que le collectivisme, loin d’être le terme fatal de
l’histoire, ne s’établirait jamais, ou si par malheur il devait le faire, ce ne serait que
pour «quelques mois» de désordre et de gabegie, juste le temps nécessaire à
démontrer en pratique son impossibilité: «Il est non seulement utopique mais
uchronique. Il est en dehors de la réalité et du possible. La seule forme du socialisme
qui soit rationnelle, à savoir le collectivisme, a contre elle qu’elle est irréelle».310 Le
socialisme était un «rêve» parce qu’il ne se situait pas dans le temps de l’histoire,
laquelle évolue lentement: il voulait d’abord «brûler les étapes», pour instaurer
ensuite un système immuable et parfait qui ne serait plus susceptible d’évolution. Il
était aussi chimérique parce que contraire à la «nature humaine». Il ne pourrait
fonctionner qu’avec des hommes différents, altruistes, désintéressés, ne vivant que
pour le devoir et la solidarité, répudiant tout mobile personnel.
308
Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859,
65.
309
Guyot, Sophismes socialistes et faits économiques, 1908, 77.
310
Faguet, Le Socialisme en 1907, 1907, 261.
390
À ces égards, concluent ses adversaires, les idées socialistes sont anti-scientifiques,
archaïques comme le sont les romans de Bacon et de Campanella et les spéculations
métaphysiques de Rousseau. Le philosophe Alfred Fouillée, l’un des ennemis
coriaces du socialisme de la Belle Époque, ne manquait pas de relever le fondement
hautement pré-scientifique du prétendu «socialisme scientifique»:
311
Le socialisme et la sociologie réformiste, 1909,53
312
Conjectures, 362.
313
Ibid., 361.
314
Cf. Englander, Pour l’incertain: l’apport de Popper à Marx.
315
Littré, Émile. Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine. Paris:
«La Philosophie positive», 1876, 111.
391
humanités». L’historicisme est à la fois dangereux et «pseudo-rationnel»:316 pour
Popper la criminalité potentielle va de pair avec l’irrationalité.
Marx n’est pas l’auteur d’une bible, c’est entendu, mais l’auteur
d’une méthode; seulement, il se trouve que c’est une méthode qui
rend compte de tout.320
316
«Cannot be more than a pseudo-rationalism», Popper, Conjectures, 362.
317
Die Vereledungstheorie. Leipzig: Kröner, 1928.
318
Revue du socialisme rationnel, nov. 1907, 177.
319
Fournière, Eugène. Les moyens pratiques du socialisme. Paris: Bibl. ouvrière, 1900.
320
Grenier, Essai, 50.
321
Conservation, révolution et positivisme. Paris: Ladrange, 1852, 38.
392
###
Y a-t-il une éthique concevable des croyances et des argumentations? Est-il mal de
croire à la Conspiration des Sages de Sion, à la Supériorité de la race aryenne — ou
aux Lois de l’histoire et aux Lendemains qui chantent? Y a-t-il des convictions
criminelles et des formes de raisonnement coupables?325 La question n’est guère
posée et elle est souvent écartée du revers de la main. Elle ouvre sur trop de
difficultés. Ou si elle est posée, elle ne l’est que face aux idéologies que j’ai des
raisons avec tout le monde de détester d’avance. Des raisonnements stupides, cela
se conçoit, mais des «raisonnements scélérats», ce serait comme des «idées vertes»:
une impossibilité sémantique.
Seulement, ce rejet de principe conduit droit à une aporie (je vais essayer de montrer
que deux apories prennent le problème en tenaille): comment des raisonnements qui
seraient innocents par essence, ou par essence en dehors du bien et du mal,
serviraient-ils à justifier à tout coup des actes inhumains? Comment des croyances
qui rendent innocents et même recommandables des actes inhumains ne seraient-
elles pas coupables en elles-mêmes? Massacrer les Arméniens, les Juifs, les Gitans,
les Koulaks est mal, mais les raisonnements qui ont conduit à montrer ces massacres
comme nécessaires, hautement souhaitables, civiques et vertueux seraient, eux, hors
du bien et du mal. Ils seraient tout au plus bien ou mal fondés — et encore, ils ne
322
La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions. Paris: Calmann-Lévy, 1980.
323
Je transpose une phrase fameuse de Jaurès: le capitalisme porte la guerre comme la nuée
porte l’orage.
324
Voir Faye, Jean-Pierre. Le siècle des idéologies. Paris: Colin, 1996. Sur: idéologies et
malheur du siècle. Cf. Bracher, Karl Dietrich. Zeit der Ideologien: eine Geschichte
politischen Denkens im 20. Jh. Stuttgart: Deutsche Verlagsanstalt, 1998.
325
Je me réfère surtout à Montmarquet, Epistemic.
393
pourraient être jugés mal fondés que d’une logique différente de celle qui les
recommande comme excellents.
Si pour un individu (et pour sa famille idéologique) ses actes sont pleinement
justifiés par ses convictions et que je juge ces actes monstrueux, comment ne pas le
juger coupable d’entretenir de telles convictions? Car nous blâmons l’ultra-
nationaliste, l’antisémite, le stalinien, le Khmer rouge et l’islamo-fasciste pour des
actes qui, de leur point de vue, ne furent et ne seront nullement blâmables puisque
leur logique les conseille et les approuve, les exalte même. Comme le montrent à
l’occasion de grands procès politiques internationaux, le dialogue de sourds est total.
C’est une remarque banale, mais elle est pleine de conséquences: Hitler ou Pol Pot
étaient convaincus que ce qu’ils faisaient était très bien et que la «dureté» est en de
certaines circonstances une vertu nécessaire – ce que je ne puis écarter comme
indéfendable.
De la chasse aux sorcières à Salem jusqu’au maccarthysme, les persécutions les plus
sanglantes ont été la chose du monde la mieux argumentée. René Girard, de son Des
choses cachées au Bouc émissaire, montre certaines manières de déchiffrer le monde
à la source des persécutions et alimentant l’appétit de violence. Son étude des
«textes de persécution» démonte les arguments légitimateurs constants des
persécuteurs. Léon Poliakov faisait, sans qu’il ait été contesté sur ce point en raison
du désaveu universel des idéologies qu’il vise, de la «causalité diabolique» la
logique par excellence à «l’origine des persécutions».
326
Tout le débat sur le Sonderweg de l’Allemagne suppose que les idéologues de ce pays ont
pris une «mauvaise voie» bien des années avant que les nazis ne prennent le pouvoir.
Wilhelm Heinrich Riehl, Paul de Lagarde, Langbehn, Eugen Diederichs et autres prophètes
völkisch du 19e siècle ont bricolé cumulativement la Supériorité du Volk, la haine des Juifs,
le rêve d’un État-peuple fusionnel: tous les ingrédients se sont agrégés et ont formé logique.
Avec pour les théories racistes – outre les Français Arthur de Gobineau et Vacher de
Lapouges – Scheemann, Houston Stewart Chamberlain etc. Pour le concept de préfascisme,
voir encore outre les livres connus de Z. Sternhell: Arnold, Edward J., The Development of
394
de haine et de destruction» qui, latent, peut être «attisé», disait Einstein commentant
Freud. Certaines convictions et justifications, inertes si on les envisage isolément,
sont l’aliment indispensable qui peut attiser, enflammer ce «besoin humain» reconnu
par Einstein.
Si au contraire seules les actions ressortissent au jugement éthique (ou, ce qui n’est
du même ordre, à la qualification juridique), je tire de cette limitation que les
croyances des uns et des autres ne sauraient être jugées bonnes ou mauvaises; pas
plus, je le répète, qu’elles ne sauraient être montrées fausses et déraisonnables si ce
n’est d’un point de vue extérieur à leur logique. D’ailleurs, si je montre même une
manière de raisonner comme fallacieuse et tordue, de mon point de vue (comme je
tendrais à le montrer techniquement des ratiocinations haineuses de Drumont et
autres antisémites d’il y a un siècle), comment tirer de ceci que ces raisonnements
étaient ipso facto criminels? Cela n’est pas possible.
Il se fait pourtant que l’intuition résiste à cette mise des convictions hors du
jugement moral. L’ignominie, la criminalité et la dangerosité d’Hitler commencent,
nous le sentons, avec sa façon de déchiffrer le monde, elle est intégralement présente
dans Mein Kampf, indépendamment du fait que les circonstances lui ont permis de
passer à l’acte – ce qui aurait pu ne pas se produire. Mais sans doute l’exemplum
Hitler est trop facile, il dissimule le fait que je ne suis pas prêt et que le lecteur n’est
pas prêt à généraliser ce schéma de jugement. Par ailleurs, le jugement de criminalité
(distinct du jugement moral) que je souhaite appliquer à Hitler comporte encore et
toujours un paralogisme circulaire: une conviction est criminelle si l’agent connaît
the Radical Right in France. From Boulanger to Le Pen. Houndmills: MacMillan, 2000.
395
le mal qu’elle comporte et les crimes qu’elle absout et recommande, mais c’est cette
conviction même qui lui dissimule ce caractère. Je vois ce paralogisme à l’œuvre
aujourd’hui dans une historiographie moralisée du 20e siècle, moralisée voulant dire
ici: anachronique et pharisaïque.327 Le militant stalinien vers 1950 avait les mêmes
informations, potentiellement, que le lecteur du Figaro pour se représenter l’étendue
de la répression en URSS, les décimations de populations, le goulag. Il pouvait
savoir, il ne l’a pas voulu! Oui, mais il avait de bonnes raisons de croire, et en tout
cas son idéologie l’avait convaincu «de bonne foi» que tout se qui s’imprimait dans
le Figaro était d’éhontées diffamations bourgeoises et que les accusations des
réactionnaires contre le Régime soviétique étaient absolument impossibles d’après
ce qu’il savait de ce régime. On tourne en rond.
Ce qui ressort des apories qui précèdent, c’est qu’en tout cas, au désespoir de ceux
qui voudraient fonder la morale sur un aveu du coupable et une résipiscence
possible, la responsabilité idéologique n’est pas persuasible: il n’y a aucune chance
que je puisse convaincre un convaincu de la scélératesse de ses convictions – et
327
Ce paralogisme fait partie intégrante d’une doxa contemporaine désabusée et en perte
rapide d’historicité. Tant que l’histoire avait un avenir, les Modernes pouvaient en quelque
sorte faire en effet passer les crimes, aveuglements et erreurs du passé aux ‘profits et
pertes’ d’une histoire qui, depuis Condorcet, était censée remédier aux maux des périodes
antérieures et marcher vers le Progrès. Les sacrifices des êtres humains des générations
antérieures n’étaient jamais tout à fait vains. Si au contraire il n’y a plus d’horizon
progressiste, plus de Principe espérance, l’histoire, irrémédiable, n’est plus inscrite dans la
durée, l’historicité-devenir dans son indétermination et sa dialectique est remplacée par une
sorte de présent absolu (Hartog; «Le sacre du présent», Z. Laïdi).
396
quant à la scélératesse de ses actions, il se fait qu’aux yeux de ses convictions, si je
puis dire, elles sont au contraire recommandables. Si un ex-nazi ou un ex-stalinien
est maintenant convaincu de l’inhumanité de ses convictions antérieures, il ne peut
qu’ajouter, hélas, comme en témoignent tous les livres de mémoires d’ex-
communistes, que malheureusement il ne comprend plus du tout l’homme qu’il a été.
On ne prend jamais le coupable idéologique sur le fait!
En surcroît de tout ceci, le lien entre des raisonnements et des croyances redoutables,
le lien de ces croyances avec la légitimation ou l’acceptation du mal dans le monde,
ou avec l’approbation d’actes qualifiés crimes par d’autres, ce lien est rarement
direct et la capacité de la raison humaine de trouver des épicycles explicatifs et
justificatifs qui vous disculpent est illimitée. J’ai parlé de staliniens, de nazis, c’est
assez facile. La banale raison technique-instrumentale du partisan libéral du marché
et de l’expansion industrielle que le militant écologiste va déclarer au service de la
mise en coupe réglée du Tiers monde et de la destruction de la Biosphère se trouvera
des arguments en grand nombre, et non moins sophistiques vus du dehors que les
arguments des ci-devant totalitaires, pour nier la conséquence et rejeter la moindre
responsabilité.
328
Funck-Brentano, Th. La civilisation et ses lois. Morale sociale. Paris: Plon, 1876, 13.
329
Wieviorka.
330
Conjectures, 359.
397
soupçon sur l’esprit d’utopie se répand. 331 Il y a des idéologies qui produisent de la
chasse aux sorcières, de la destruction d’hérétiques, du massacre de bouches inutiles,
parce qu’elles disent, sans aucun besoin d’acrobaties exégétiques, que c’est cela
qu’elles veulent, mais il y a aussi des doctrines qui disent d’abord vouloir le bien de
l’humanité qui ne saurait aller sans la punition des méchants, et les quatre familles
idéologiques que j’ai recensées prétendent au fond partir de ceci, contradictoirement
— idéologies qui cependant, par une assez longue chaîne de conséquences,
débouchent sur l’inhumain. Ce n’est pas seulement avec des discours que l’on fait
des méchants et des fanatiques, non plus que des révoltés pleins de haine, mais ceux-
ci ont besoin tout de même de «raisons» pour se mobiliser, s’exonérer, se justifier
et la diffusion de certains sophismes justificateurs en certains lieux est souvent de
mauvais augure.
Il y a une dernière objection à l’idée d’un jugement éthique porté sur les convictions
indépendamment des actes qu’elles inspirent, qui est que les quatre logiques
alléguées dans ce chapitre, réparties de la droite extrême à l’extrême gauche,
couvrent à peu près toutes les positions politiques connues, que la «fausse
conscience» argumentative et la dangerosité potentielle seraient en quelque sorte
universelles, qu’elle serait la chose du monde la mieux répartie dans la modernité
politique, des réactionnaires aux révolutionnaires, des antisémites et nationalistes
aux socialistes révolutionnaires en passant par les penseurs libéraux. Le principe de
précaution qui consiste à blâmer des convictions qui pourraient être nocives devrait
s’appliquer tous azimuths. On ferait remarquer que si tous les grands dispositifs et
secteurs politiques invitent à déraisonner et entretiennent des traditions de
raisonnements fallacieux, il n’y a guère d’espoir que les hommes regardent quelque
jour le monde sans illusions sophistiques, ni d’espace et de lieu pour la rationalité
critique.
Je conclurai autrement: il est vrai que l’éthique qui juge des actes scélérats ne
parvient pas à qualifier de scélérates les croyances qui justifient ces actes et se les
présente comme excellents — pas plus qu’elle ne parvient à les exonérer pleinement.
La double aporie insurmontée que j’ai cherché à décrire ruine le raisonnement
331
358. Ce fut, bien avant Popper, une thèse de Cioran (et de la mafia fascisto-roumaine avec
Ionesco) dans les années 1950 qui faisait de l’esprit d’utopie la source de tous les maux du
siècle, et celui de quelques mauvais esprits de la droite. Et ce fut jadis, mais on a oublié ceci,
une grande argumentation contre 1789, des penseurs romantiques à H. Taine, que cette idée
que l’esprit d’utopie engendre les massacres! Charles Fourier lui-même, critique vigoureux
des Lumières à qui il reproche son intellectualisme, générateur abstrait de septembrisades et
de guillotines, s’exclamait: «Aujourd’hui, c’est pour l’honneur de la raison qu’on surpasse
tous les massacres dont l’histoire ait transmis le souvenir. C’est pour la douce égalité, la
tendre fraternité qu’on immole trois millions de victimes». C’était déjà le chiffrage des
«crimes de la Révolution».
398
éthique dans son principe. Il tourne en rond et me convainc que je suis réduit à une
position décisionniste qui donne le précédent à mes convictions sur celles de ceux
que je juge et qui m’oblige à prendre en mains le droit de condamner, du fait
justement qu’il n’est pas d’arbitre qui me justifiera.
####
399
400
IV
Car, dans la logique du probable — que l’on ne quitte pas alors qu’elle sert ici à
mettre en doute la validité du probable et de ses «lieux communs» — il est
vraisemblable que la foule irréfléchie se trompe souvent (ceci peut se soutenir
inductivement au moyen d’innombrables exempla) et que l’acceptation sans critique
des jugements paresseux du grand nombre conduit fatalement à l’erreur. Les idées
ne sont pas justes parce que la plupart les admettent sans examen, inférera-t-on, de
façon toute topique. Elles ne peuvent devenir justes que si je les creuse par un
raisonnement que je pourrai fonder solidement, que je vais tester moi-même et dont
je devrai évaluer les articulations et vérifier chaque étape. La raison est alors cette
faculté méthodique qui s’émancipe des idées toutes faites et des préjugés du plus
grand nombre pour rechercher le vrai.
401
Quand le Roy Pyrrhus passa en Italie après qu’il eut reconneu
l’ordonance de l’armée que les Romains lui envoyoient au devant:
«Je ne sçay, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs
appelloyent ainsi toutes les nations estrangieres), mais la
disposition de cette armée que je voy n’est aucunement barbare.
.... Voylà comment il se faut garder de s’atacher aux opinions
vulgaires et les faut juger par la voye de la raison, non par la voix
commune.1
Très classique que cet exemplum, rappel initial du bon usage de la raison et de la
bonne attitude du sage en matière délibérative alors que Montaigne va se demander
si vraiment les Cannibales du Nouveau monde sont aussi «barbares» qu’on le dit et
qu’il paraît et alors qu’il va retourner para-doxalement en vingt pages le préjugé
ordinaire (que nous dirions «européocentrique»). Car l’exemplum initial, tiré
d’Ammien Marcellin, suggère que la «voye de la raison» a des avantages concrets:
si Pyrrhus avait écouté la voix commune et, dès lors, sous-estimé son ennemi, il eût
perdu la bataille.
Je partirai donc, dans ma réflexion sur l’écart para-doxique, de cette topique contre
la topique, c’est à dire des raisonnements qui invitent à conclure à l’irrationalité
fondamentale et à la sottise de toute doxa passée ou présente, de toute opinion
acceptée et prédominante, de toutes les idées reçues par le vain peuple. Les
conceptions qui prévalent dans un état de société ne peuvent être, par la nature des
choses et la faiblesse de l’intellect humain, qu’une rhapsodie d’idées douteuses, de
préjugés, de paralogismes, de stéréotypes et de contresens.
Les traités de rhétorique d’Aristote à nos jours traitent des erreurs de raisonnement
comme d’anomalies annexées à une théorie de l’argumentation bien formée et
valide. Ils ne se prononcent pas sur la fréquence empirique des raisonnements
corrects. Bien des esprits, anciens et modernes, des esprits paradoxaux justement,
ont soutenu que c’est le raisonnement correct qui est l’exception, que, dans la doxa,
ce qu’on constate, c’est la fréquence des paralogismes, des croyances infondées et
la rareté des raisonnements solides ou simplement valides.
1
Essais, I, xxxi.
402
Jean Paulhan dans les années 1950 dans son Entretien sur des faits divers fait parler
un personnage qui relève systématiquement dans les journaux des raisonnements
bizarres, quoique familiers au point de passer sans problème. Ainsi d’un titre de fait
divers qu’il analyse, «Assassin pour dix francs». Les barbares sont alors au milieu
de nous – et les barbarismes.2 Pour Paulhan comme pour d’autres mauvais esprits,
l’opinion ne raisonne pas seulement à partir de présupposés non critiques et douteux,
mais, en outre, elle s’y prend avec des schémas illogiques. Bien raisonner, ce sera
raisonner contre elle et selon d’autres méthodes que les siennes.
La doxa apparaîtra aussi comme ce lieu trivial où toutes les idées savantes, justes et
complexes, se transfigurent en simplistes platitudes, l’opinion étant une machine qui
transforme en plomb tout ce qui est or. Le Darwin doxique, c’est: L’homme descend
du singe. Marx c’est: Supprimons la propriété. Freud: Le sexe explique tout. Et
Einstein: Tout est relatif!
La doxa est crédule, portée à la jobardise comme à la paresse d’esprit: elle entretient
et perpétue des croyances irraisonnées, elle recèle des «mythes» (voir plus bas). Le
Penseur (Descartes n’est qu’un maillon de la chaîne) est fondé à leur opposer un
rigoureux scepticisme sous bénéfice d’inventaire, à les contrer par le doute
méthodique.
La doxa fait circuler et admettre des idées absurdes qui sont partagées par tous sauf
quelques sceptiques que l’opinion blâme et n’entend pas. Les “théories de la
décision” s’attardent aujourd’hui à considérer et essayer de comprendre les cas où
une communauté, ayant dûment débattu, prend une décision irrationnelle,
évidemment contraire au but qu’elle cherche à atteindre, et s’y tient et y persévère
en dépit de rares objections qui resteront inentendues.3 (Un cas historique de
décision contraire au but allégué est celui de la Ligne Maginot qui n’allait pas
jusqu’à la Mer du Nord.) Particulièrement, on peut montrer que la doxa tend à ne
pas voir plus loin que le bout de son nez, incapable qu’elle apparaît de réfléchir
collectivement aux conséquences inévitables d’une décision gratifiante ou rassurante
à court terme.
La topique para-doxique ne dit pas seulement que l’opinion ne pense guère ou pense
mal et de travers. Elle dit plus encore et avec force illustrations à sa disposition: que
l’opinion, même la plus unanime, peut devenir folle et criminelle. L’opinion
publique française a accepté la guerre en 1914 — puis elle a accepté de s’abaisser
aux Accords de Munich en 1938. Elle a raisonné non seulement de travers, mais
2
On verra aussi les travaux d’Uli Windisch sur la logique douteuse de la conversation
populaire. Les livres abondent sur les croyances répandues et absurdes: Montague,
Prevalence, Kohn, You, Duncan, Lying...
3
Voir l’excellente synthèse de Morel, Décisions. voir aussi Schelling, Micromotives.
403
avec un aveuglement coupable dans les deux cas. Seul quelques esprits au-dessus de
la mêlée avaient su raison garder.
La raison, le «bon bout de la raison» n’est plus, dans ce cadre de réflexion, la chose
du monde la mieux partagée, tout au contraire; la raison et sa capacité de distinguer
la vérité de l’erreur ne sont à la portée que des happy few, de ceux qui vont
accomplir sur eux-mêmes un travail de critique des préjugés et l’effort de doute
systématique à l’égard des idées reçues. C’est ici le paradigme du Solitaire,
retranché volontairement de la foule et de ses douteuses convictions, paradigme
philosophique qui va s’exacerbant de Descartes à Nietzsche (et qui a tourné peut-
être aujourd’hui à la comédie philosophante). C’est l’image du Penseur incompris
du vain peuple parce qu’«en avance» sur son temps. C’est aussi celle, romantique,
du Philosophe, du Savant et de l’Artiste tenu à l’écart du Philistin ignare en un
réciproque mépris. C’est celle de l’Écrivain occupé à recenser les idées reçues et à
procurer aux délicats une ironique et féroce «exégèse des lieux communs».4
Cette topique heurte de front la doxa démocratique. Elle dit que les idées, les goûts
de la foule sont probablement mauvais par ceci seul qu’ils sont ceux de tout le
monde, qu’ils n’appellent du moins aucun respect, aucune révérence. Elle est à la
source de cet individualisme qui accompagne le rationalisme, qui fait de la raison
un effort personnel à soutenir non moins qu’un exercice nécessairement individuel
et solitaire. Qui exige ainsi la liberté de for intérieur, qui réclame le droit de penser
par soi-même sans crainte d’être convaincu d’apostasie et de subir le blâme social.
Penser de façon prometteuse, c’est d’abord le faire librement et individuellement,
en se désengluant des idées de tout le monde.
4
C’est un livre de Léon Bloy qui porte ce titre.
404
Les croyances et les foules
5
On se réfèrera à la définition de la religion par Durkheim dans Les formes élémentaires de
la vie religieuse. Paris: Alcan, 1912, 65: «Une religion est un système solidaire de croyances
et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est à dire séparées, interdites, croyances et
pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y
adhérent».
405
idéologiques prêtent à tous la foi du charbonnier, mais en ceci elles simplifient les
données.
Cette approche pose problème: une croyance collective, même jugée absurde et
odieuse, est toujours une machine à susciter des raisonnements ; les écarter en les
jugeant à priori épiphénoménaux n’est pas de bonne méthode. Ainsi, La France
juive d’Édouard Drumont se ramène, en deux volumes, à mille pages de déductions,
d’exemples et d’inductions censées démontrer le rôle néfaste des Juifs en France.
Les arguments qui soutiennent une croyance, particulièrement une croyance que je
n’aime pas vont être sans doute jugés de mauvais arguments, – des généralisations
abusives, des non sequitur, des contradictions internes... Je suggère toutefois dans
ce livre qu’il ne faut simplement pas les écarter sans examen ni les considérer
superflus, inutiles à la conviction. Par ailleurs, des tas de croyances de bon aloi, ont
les mêmes bases chancelantes.
Inertie et préjugés
Les croyances doxiques ont une tendance à l’inertie. Inertie sociale et inertie
individuelle: on ne tient pas à en changer tant qu’on n’y est pas contraint, on y est
habitué, on multiplie les réticences devant les démentis et les objections tant qu’on
n’est pas mis au pied du mur. Tout le monde a pensé et pense la même chose, il
m’est difficile de changer seul et de diverger sans y être contraint, et à quoi cela me
servirait-il?
Les esprits critiques, les dissidents et les solitaires se lamentent depuis des siècles
sur l’apathie des masses, sur l’entropie des idées reçues, la ténacité des idées toutes
faites, sur la paresse collective à exercer son cerveau et la peur de penser par soi-
même. Les penseurs militants voient de leur côté la masse «aliénée» à des
convictions absurdes et contraires à ses intérêts. Ils voient l’opinion trouver un
principe injuste, mais s’en accommoder et ne pas se révolter comme il serait logique
qu’elle le fasse. C’est une vieille énigme: pourquoi les gens qui, à l’évidence, ne
bénéficient pas d’une certaine organisation sociale se conforment néanmoins aux
idées dominantes et les endossent et ce, sans subir de coercition, sans menaces? Les
406
sociologues progressistes ont fait de gros livres sur la «culture du conformisme».6
Lesdits sociologues, réduit à quia par l’inertie des idées dominantes, par leur
inadéquation aux «réalités», leur manque de recul et leur peu de logique, vont
postuler des «forces» cachées, des «conditionnements» qui assureraient et
maintiendraient le conformisme sociétal et doxique. Le soupçon, tant soit peu
conspiratoire, remonte à Helvétius et aux Lumières: les idées dominantes, diffusées
par l’Église et par le Trône, qui ne sont qu’un tissu de «préjugés», servent du moins
à légitimer les pouvoirs en place et donc sont voulues et diffusées par eux pour
asservir les esprits et les rendre dociles.
Préjugé présente plusieurs sens; il désigne des idées marquées par l’irréflexion ou
l’aveuglement des passions; plus aggressivement, le préjugé peut être une antipathie
basée sur des généralisations abusives, une aversion pour un groupe donné.
Ce qui se dit du sens commun, se constate même des idées acquises par une
communauté savante. Une discipline scientifique, au décri des prétentions idéalisées
à lui voir exercer une vigilance critique de tous les instants, montre ordinairement
une certaine inertie qui se mue aisément, face à des hypothèses radicalement
dérangeantes, face à un nouveau paradigme, en dispositif de résistance à la
nouveauté et de récupération de celle-ci, vidée de son sens et de sa portée, dans les
termes du paradigme prédominant qui est souvent aussi plus proche du bon sens
ordinaire. L’histoire a été faite de la résistance durable au paradigme darwinien
d’une évolution non-téléologique régulée par la concurrence vitale. Ce paradigme
a ceci de moderne qu’il ne peut aucunement se soutenir par des raisonnements tirés
du sens commun, pas même ceux, fondamentalement de même nature, que pouvaient
faire la plupart des naturalistes et des hommes de laboratoire au 19ème siècle. Darwin
disait de son Origins of Species, «this whole volume is one long argument», la
théorie de la spéciation est un long raisonnement, mais ce n’est aucunement une
6
Hogan, Patrick Colm. The Culture of Conformism: Understanding Social Consent. Durham
NC: Duke UP, 2001.
407
inférence doxique simple, mais un enchaînement complexe et para-doxique comme
l’usage ordinaire de la raison n’en produit pas.7 Yvette Conry, dans sa monumentale
Introduction du darwinisme en France conclut que Darwin, dans son originalité
cognitive comme penseur d’une évolution sans téléologie, n’est toujours pas
«introduit» à la fin du siècle en France en raison d’obstacles d’intelligibilité
d’origine lamarckienne, mais aussi venus du simple sens commun. Darwin n’avait
en effet pas à offrir une autre théorie que celle de Lamarck mais qui se fût substituée
sur le même genre de terrain, «la fonction crée l’organe...» etc. Il ne corrigeait pas
Lamarck, ni ne l’affinait ou l’améliorait, il raisonnait autrement. Les naturalistes
français demeurent lamarckiens à la fin du 19ème siècle, ils le demeurent même quand
il croient avoir compris et accepté Darwin – un peu par chauvinisme, mais surtout
par incapacité, à de rares exceptions, de comprendre les écrits de Darwin dans leur
originalité cognitive.
Croyances et passions
Les topoï admis par la doxa admettent une composante émotive (particulièrement
présente dans les topoï axiologique et déontiques) et cette composante est
inséparable d’un centrement de la pensée sur un sujet susceptible d’agir, un
centrement égocentrique, ethnocentrique. La doxa est ainsi sous l’influence des
sentiments, influence qui conduit, non moins que la paresse d’esprit et l’inertie
7
Sur le raisonnement scientifique, voir Faust, The Limits of Scientific Reasoning.
408
collective, à l’acceptation de jugements faussés, routiniers, douteux, partisans et
injustes, peut-être, ce qui est pire, passés sous un fallacieux «vernis» logique. Les
croyances absurdes, obtuses, unilatérales, égocentriques, les préjugés dont elle
regorge s’expliquent parce que la doxa confond constamment et sentimentalement
le connaissable et le désirable, l’avantageux et le juste, le bien particulier et
l’universel. La doxa est perspectiviste, la doxa voit midi à sa porte, avoue la sagesse
populaire. Elle est aveugle aux points de vue étrangers et se donne cet aveuglement
pour méritoire. L’homme rationnel doit se rendre étranger aux croyances des siens:
Pyrrhus ne raisonne selon la raison que lorsqu’il renonce à raisonner comme un
Grec.
Les doctrines d’action collective, les idéologies, plus encore que la doxa banale, sont
présentées comme un tissu de raisonnements soumis à une passion dominante et
distordus par elle. Les théoriciens des passions politiques, de Julien Benda et Eric
Vœgelin à Marc Lazar (auteur d’un essai récent sur la passion communiste8) et cent
autres sont à relire sous l’angle de leur mise en lumière de formes spéciales de
raisonnement au service d’une passion totale. L’espérance, le ressentiment, l’envie,
l’angoisse ne sont pas dissociables des grandes logiques que nous avons décrites au
chapitre précédent. La plus grande et plus intense passion idéologique étant la haine
avec sa diabolisation de «monstres moraux»9; on peut admettre qu’il existe une
gnoséologie, une logique cognitive de la haine que décrit Aaron Beck dans
Prisoners of Hate.10
Montaigne rappelle que pour penser et juger, il faut commencer à la fois par purger
son âme du pathos collectif et par faire un effort de dé-centrement dont Pyrrhus
donne l’utile exemple. Nous avons des passions et dans le discours public nous leur
faisons place sans nous donner le droit, si nous suivons Aristote, de mettre le
raisonnement à leur service. Mais pour penser contre la doxa, il faut penser
cathartiquement et apathiquement. C’est une évidence étrange dans sa radicalité:
pour commencer à raisonner, pour raisonner juste, il faut écarter, tout à la fois et
tout d’un coup, la connivence avec les siens, la familiarité, l’impulsion, l’intuition,
l’instinct, l’émotion, l’enivrement, les passions, les intérêts. Cela fait beaucoup. Il
faut se rendre entièrement sobre, se purifier et se désincarner. (Mais faut-il se
dépouiller du plus profond, l’instinct de survie, la volonté de puissance sans lesquels
il ne naîtrait pas en nous cette étrange volonté de savoir envers et contre tous?) La
raison individuelle ne doit rien souhaiter sinon de se rapprocher de la vérité – ou si
vous voulez, nous appellerons vérité ce dont le bon exercice de la pensée para-
8
Lazar, Marc. Le communisme, une passion française. Paris: Perrin, 2002.
9
On connaît la thèse développée par Michel Foucault dans une de ses cours: le Monstre
moral est la figure dominante du 19ème siècle. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de
France. Paris: Gallimard / Le Seuil, 1999.
10
Prisoners of Hate. The Cognitive Basis of Anger, Hostility, and Violence. 1999.
409
doxale rapproche. Il ne faut même pas, dans cet exercice d’écartement des sentiers
battus, que l’âme tende à un but (si ce n’est la pure volonté de savoir) car la raison
ne saurait en dicter un et le terrain de la vie pratique et de ses buts concrets s’est
éloigné de nous quand nous avons choisi de tourner le dos à la doxa.
Vilfredo Pareto élabore, dans son grand Traité, une sociologie de la croyance (où
il englobe toute opinion qui excède le savoir scientifique par lui étroitement défini)
et une théorie des «dérivations», concept qui regroupe tout raisonnement illogique
ou verbal à ses yeux. Les savants mis à part, la plupart des civilisés sont hors de la
logique non moins que les primitifs de Lévy-Bruhl.
Gustave Le Bon dont l’influence a été considérable sur des esprits aussi différents
et aussi distingués que Sigmund Freud et que Julien Benda, donne dans ses livres à
grand succès, Les opinions et les croyances, la Psychologie des foules, la
Psychologie du socialisme, une théorie qui illustre avec un aplomb comique la
transmutation du paradigme raison vs doxa en une caricature au service de choix
politiques évidents, mais très simplement déniés puisque montrés scientifiquement
fondés.
410
fallacieuse. Le sentiment de supériorité des happy few rationnels éclate dans cette
sociologie d’il y a un siècle qui carbure au mépris des masses par l’élite. «Les
raisonnements ou plutôt les pseudo-raisonnements qui portent sur des sentiments ...
sont à la portée du plus grand nombre des hommes tandis que les raisonnements
rigoureusement scientifiques et objectifs ne peuvent être compris et surtout appréciés
que par une minorité absolument infime», contraste Pareto.11
Ce qu’il appartient au savant de rechercher ce ne sont pas les motifs allégués, ce sont
les «mobiles affectifs» de croire: les croyance socialistes, montrera-t-il, tiennent par
exemple surtout à la vanité, à l’envie et au ressentiment. L’homme des foules donne
l’impression de raisonner, d’argumenter, mais ce que la science découvre derrière
tout ce «vernis», c’est «un acte de foi d’origine inconsciente qui nous force à
admettre en bloc, une idée, une opinion, une explication, une doctrine.»12 Ceci vaut
pour toute la vie sociale et pour toutes les convictions, les fois religieuses et
séculières et les grands dogmes sociaux, non moins que «nos opinions journalières»
qui sont encore des croyances irrationnelles, étrangères au vérifiables, mais de
moindre étendue, de moindre intensité et plus fugaces. «De l’enfance à la mort,
l’illusion nous enveloppe», philosophe Le Bon.13 La vision des foules guidées par
leur inconscient et inaccessibles à la raison débouche sur l’antidémocratisme des
deux sociologues ou elle se confond avec lui; elle explique leur penchant pour les
régimes autoritaires qui feront fond sur cet inconscient des masses pour faire de
grandes choses.
11
Pareto, Systèmes, II 12.
12
Opinions, 7.
13
Opinions, 147.
14
Opinions, 12.
411
rationnels, mais qui ne dominent pas moins les âmes».15 Les socialistes qui reniaient
les dogmes chrétiens et s’en croyaient à mille lieues, n’étaient pas moins des
croyants. Ce n’était simplement plus au nom de la Révélation apostasiée, mais en
celui de la Rationalité bafouée que les modernes sociologues et philosophes
récusaient les asservissements religieux des multitudes. L’opposition
croyance/connaissance n’a en effet pas tant servi en effet contre les antiques
religions révélées que contre les idéologies progressistes modernes dont l’absurdité
agaçait les positifs sociologues de la Belle Époque.
V. Pareto consacre de son côté deux volumes — composés, assure l’incipit, dans un
but «exclusivement scientifique» — à déconstruire les irrationalités, les fautes de
raisonnement, les incohérences qu’il décelait dans les divers Systèmes socialistes.
Après avoir analysé la logique du raisonnement socialiste ou plutôt ce qu’il présente
comme l’enfilade de ses paralogismes, il conclut que les idées socialistes en bloc
forment simplement une «sophistique» au service de la déraison, une sophistique
visant, dit-il, à «donner un vernis logique à des convictions non logiques».16 Le bon
sens, le raisonnement jouent un rôle nul dans les mouvements sociaux. Cependant,
admet aussi Le Bon, «les croyants, si convaincus soient-ils, ont toujours senti la
nécessité, au moins pour convertir les incrédules, de trouver à leur foi des raisons
justificatives». Ce que firent les théologiens jadis et que font encore les doctrinaires
socialistes: il n’y avait au fond rien de changé.17 La foi est première, le bricolage
rationalisateur est second; il est imposteur et contingent. Mais dans cette sociologie
qui prétend expliquer les choses par des «besoins» collectifs, on est amené à
admettre que «donner un vernis logique à des convictions non logiques» est «un
besoin qu’éprouve l’homme» et un besoin particulièrement fort dans le monde
moderne: le croyant ne peut plus se contenter de se prosterner et dire credo, je crois,
il enrobe plus que jamais ses mythes de raisonnements illusoires.18
15
Henri Monnier, Le paradis socialiste et le ciel, 1907, 5-6 et Gustave Le Bon, Les opinions
et les croyances, Flammarion, 1911, 8. Ou encore chez P. Leroy-Beaulieu, dans La question
ouvrière au XIXe siècle. 2e éd. rev., Paris: Charpentier, 1881, 16: «...ce caractère pour ainsi
dire religieux des croyances socialistes».
16
Op. cit, II 111.
17
Opinion, 246.
18
Systèmes, II 111.
19
Le Bon, Psychologie du socialisme, 4.
412
«dogme» est étranger à l’expérience et au simple raisonnement qui fait son succès,
ce n’est donc pas par le raisonnement qu’on pourra le combattre. Inaccessible à la
réfutation, il est appelé à progresser indéfiniment: «le socialisme est destiné à
grandir encore et aucun argument tiré de la raison ne saurait prévaloir contre lui».20
La «science» économique, vers 1848, avait essayé de réfuter à grands frais les
systèmes socialistes comme contraires aux résultats des recherches positives; cela
avait été en vain!21 C’est de cet échec que naît la conclusion que le socialisme, en
tant que «croyance», n’est finalement pas de l’ordre du réfutable. «On ne triomphe
pas d’une doctrine en montrant ses côtés chimériques. Ce n’est pas avec des
arguments que l’on combat des rêves».22 Le Bon introduit ici une distinction entre
le moi affectif et le moi intellectuel (distinction qui n’explique rien).
L’argumentation est inutile avec les socialistes parce que leur «moi affectif» persiste
à croire, qu’il persiste et persistera indéfiniment dans un acte de foi, quelque preuve
qu’on lui oppose et que le «besoin de croire constitue un élément psychologique
aussi irréductible que le plaisir ou la douleur».23
Il n’y a plus ici de travail de la raison individuelle critiquant la doxa. La raison est
impuissante à corriger les croyances car celles-ci sont d’un autre ordre, elles sont
«d’origine inconsciente». Elles ne sont pas moins inaccessibles au démenti des faits
comme en attestent encore les convictions religieuses. Le savant, rationnel, les
observe, il les décrit, il ne se berce pas de l’illusion de pouvoir les influencer ou de
leur objecter utilement. Ce qu’invente Le Bon ou ce à quoi il contribue (sa pensée
fait apparaître le caractère hautement réactionnaire de ce paradigme, toujours actif
dans le champ sociologique mais souvent considéré «de gauche»), c’est une
sociologie illusionniste: les agents sont agis par des forces qui les dépassent et se
donnent pour ce faire des raisons fictives que la raison positive peut ignorer. «Les
sociétés se fondent sur des désirs, des croyances, des besoins, c’est à dire sur des
sentiments et jamais sur des raisons, ni même sur des vraisemblances.»24 Elles sont
et demeureront religieuses à ce titre. Les intérêts les plus concrets même ne
prévalent pas sur la foi idéologique et nos deux sociologues contemplent avec pitié
ces «milliers de bourgeois pénétrés de la certitude que le socialisme régénérera le
monde, [qui] démolissent furieusement les dernières colonnes qui soutiennent la
société dont ils vivent.»25 Les savants mêmes, leurs pairs et leurs collègues, du jour
où ils adhérent à un des dogmes nouveaux sont perdus pour la rationalité. Ainsi du
20
Ibid., 461.
21
Voir ma Rhétorique de l’antisocialisme, 2004.
22
Le Bon, Psychologie du socialisme, 4.
23
Les opinions et la croyance, 8.
24
Psychol. socialisme, 1912, 96.
25
Le Bon, Opinions, 243.
413
triste portrait du savant socialiste dont Le Bon a pu mainte fois observer la
déchéance: «Descendu de plusieurs degrés dans l’échelle mentale, il perd le sens des
réalités. Absurdités, violences, impossibilités ne sauraient le choquer puisqu’il cesse
de les voir.»26
26
Opinions, 268. V. aussi Pareto, Systèmes, II 127.
27
Boudon, Cognition, 19-.
414
«conditionné» par ma culture, d’autres croient à l’Islam wahhabite et voilà tout, on
n’y peut rien — la question de l’évaluation des plus ou moins bonnes raisons par
quoi je soutiens ma «croyance» est cruciale.
L’idée irrépressible que les croyances fausses, — soit celles que je décrète telles,
soit celles (croyances abandonnées, croyances du passé par exemple) admises être
telles par tout le monde — sont fondées sur autre chose que des raisons, c’est à dire
sur des états d’âme, sur de l’irrationnel, ou des «forces» sociales qui s’imposent à
la conscience de l’individu et expliquent son erreur est une idée naïve avant tout.
Rien ne relève plus de l’intuition sociologique spontanée que la tendance à étiqueter
«croyance», «illusion», «besoin inconscient», «influence du milieu» les idées que je
ne partage pas et dont je me débarrasse ainsi à bon compte. À cet égard, l’écart
28
Voir aussi Bronner, Empire qui porte sur les formes de rationalité à l’œuvre dans les
croyances.
29
Boudon, Raison, 65.
30
Idéologie, 100.
31
Boudon, Cognition, 19.
415
critique doit s’opérer contre cette disposition spontanée et vaine qui revient, encore
et toujours, à déclarer, avec des formulations diverses, «fou» ce que je ne comprends
pas. C’est une tautologie féconde qui réfute cette tendance banale à juger l’autre sans
vouloir comprendre: «lorsqu’une croyance nous paraît étrange, c’est, presque par
définition, que nous n’en voyons pas les raisons.»32
Ces raisons ne sont pas la Raison; elles ont un contexte que l’on doit chercher à
s’expliquer en même temps qu’on les élucide: les grands traumas collectifs, guerre,
ruine, défaite, déclenchent des vagues de pensée conspiratoire qui peuvent sembler
«folles» à ceux qui, bien tranquilles, ne vivent pas cette situation traumatisante, mais
vagues qui semblent indiquer que certaines logiques passionnelles forment des
réserves argumentatives disponibles en cas d’urgence et pour raison garder. Même
dans ma vie personnelle, tant que ça va, je raisonne assez raisonnablement, mais en
crise, en déprime, je déraille aisément dans le magique, le prélogique, peut-être le
démonologique. On se passe de ces schémas spécieux quand les choses vont à peu
près bien; on s’en prémunit quand tout va mal et que le sensus communis ne préserve
plus de la malencontre du réel.
«Mythes»
Nous sommes très loin en parlant de «mythes» dans les discours sociaux modernes
des mythes cosmogoniques et théogoniques de sociétés immobiles. C’est dans ce
contexte une catachrèse heuristique. Le mot a d’abord un sens bénin, technique et
restreint: il désigne des énoncés de fait qui sont universellement ou largement
acceptés par l’opinion, qui figurent dans la doxa — et qui sont controuvés, jugés
faux par les doctes et les sages. Je crois qu’il y a «du fer dans les épinards» parce
que ma mère me l’a dit quand j’étais petit et que l’opinion générale me confirme
encore, mollement, que j’ai eu raison de le croire, mais le Savant sait que cela est
simplement et littéralement faux; il sait aussi qu’il aura un peu de peine à m’en
persuader et qu’il ne parviendra jamais à faire admettre de bon gré à tout le monde
qu’il n’y a pas la moindre trace de fer dans les épinards.33 Le fer des épinards est un
mythe. Je crois par les temps qui courent aux dangers du tabagisme, au trou dans la
couche d’ozone, aux changements climatériques, au réchauffement global dû aux
gaz à effet de serre, mais je n’appelle pas ces idées des «mythes» tant que je les
considère vraies et à peu près démontrables.
Même la persistance des plus innocents ou, du moins, des moins politiques des
mythes comme les innombrables mythes historiques qui agacent les historiens
rigoureux (Hannibal passant les Alpes avec ses éléphants, la Papesse Jeanne, le droit
de cuissage...) s’explique par l’élément adventice que cela plaît, que cela fait du bien
32
Boudon, Art, 32.
33
Bouvet, Du fer dans les épinards..., Seuil, 1997.
416
d’y croire et qu’il serait pénible d’y renoncer pour admettre une plus terne vérité des
faits.
De façon un peu plus complexe, les mythes énoncent des relations censées
factuelles, objectives — mais non moins controuvées par l’unanimité des doctes,
celle des économistes par exemple. Ce sont à leur gré des mythes que les idées que
On rencontre un emploi moins bénin et innocent du mot, mais qui conserve ce même
noyau définitionnel. Mythe désigne toujours des faits tenus pour vrais et qui servent
de preuve, «faits» placés au cœur d’idéologies — plus souvent qu’autrement
d’idéologies de haine. Le mythe de la Conspiration, sous ses divers avatars, est ainsi
au cœur des logiques conspiratoires. Les procès de Moscou et les crimes atroces de
la bande boukharino-trotskystes agissant contre la Révolution depuis les premiers
jours d’Octobre, ont tracé une ligne nette, dans le monde de gauche d’avant guerre,
entre ceux qui ont cru à ce mythe et ceux qui n’y ont pas coupé.
34
Lacasse in Boudon, Cognition, 228.
417
des évaluations mais comme un récit factuel, comme des faits établis et les faits ont
ceci qu’ils sont en eux-mêmes irréfutables: ils sont attestés ou non. Partant d’eux,
des argumentations circulaires viennent montrer, dans un cadre idéologique donné,
que ces faits sont hautement vraisemblables et d’ailleurs prévus et qu’ils confirment
dans le réel ce que l’idéologie savait toujours-déjà. Le mythe est le produit dérivé,
sous forme de faits fictifs, du système qui l’entretient et l’enrobe en quelque sorte.
Le mythe de la Conspiration prouve l’idéologie conspiratoire et celle-ci montre les
«faits» qu’elle monte en épingle comme probables et prévus et comme venant
confirmer la justesse de la doctrine. On tourne en rond et c’est cette pétition de
principe qui constitue la factualité irréfutable du mythe à l’intérieur d’un système
donné. Les politologues de tous bords qui en ont fait leur objet ont dès lors jugé les
mythes politiques, avec leur effet de certitude collective et leur résistance à toute
réfutation, dans les termes d’un Le Bon: ils sont pour Ernst Cassirer à appréhender
comme hors de la raison: «A myth is in a sense invulnerable. It is impervious to
rational argument, it cannot be refuted by syllogisms.»35 C’est la circularité de la
doctrine prouvée par des événements qui sont prouvés par la doctrine qui produit
cette «invulnérabilité».
Un mythe s’explique par un vouloir-croire enté sur cette logique circulaire. Les
mythes ne désignent, je le répète, en leur apparence trompeuse, que des énoncés de
fait. Ils sont des faussetés. On n’appelle pas mythes des principes collectifs ou des
jugements de valeur, même particuliers et discutables. Les faits allégués et crus par
la foule ou par un groupe donné peuvent être intégralement faux, fictifs, imaginaires
de bout en bout. Mais enfin il n’y a jamais de «faits» en discours; il y a des énoncés
où les choses de ce monde sont filtrées, vues sous un angle, vues de biais, traduites
en mots qui jugent subrepticement et concluent d’avance. Les mythes les plus fictifs
(et les plus odieux) vont, le plus souvent, contenir ce qu’on appelle une infime
parcelle de vérité. Il n’y a pas eu une réunion des Sages de Sion qui a rédigé des
Protocoles secrets organisant la conquête juive du monde, mais il s’est bien réuni à
Bâle dans les années 1880 un congrès de l’Alliance israélite universelle où quelques
douzaines de notables ont discuté de la condition des Juifs dans le monde. La
logique conspiratoire est celle qui, de cette infime parcelle concédée, tire la
confirmation surérogatoire de tout son mythe.
Le mythe d’Hannibal et ses éléphants ou celui du Fer dans les épinards ne sont
qu’une erreur ponctuelle, embrassée et admise par beaucoup de monde, mais sans
passion ni fanatisme particuliers. Les mythes au sens plus prégnant, politiques et
«nationaux», sont ce qui m’occupe surtout. Ce qui est le plus fréquemment cause de
dissensions entre les humains, d’échec de la persuasion consiste en l’interposition
dans la discussion, de ces choses qui n’ont rien à voir avec le discutable alors même
qu’on vous les argumente et qu’on s’exaspère de votre incrédulité: des jugements de
35
The Myth of State. New Haven CT: Yale UP, 1946, 296.
418
fait chimériques, des constructions fictives résistant par leur nature à la mise en
question, des mythes. Le débat bloque par l’interposition d’éléments impénétrables
à la raison et au raisonnement, qui résistent à la critique parce qu’ils sont d’une autre
nature que l’ordre du discutable.
Croyances et mythes ont rapport direct avec les idéologies comme univers de
signification inséparable de l’institution d’une société, de la légitimation d’une
vision des choses et de l’obtention d’un consentement et d’une discipline. Un mythe,
c’est une fiction qui est donnée pour un fait, mis en preuve au service d’une
doctrine. Pour rendre possible l’action collective, il faut rendre le monde cohérent
en éliminant les inconnaissables, les ambivalences et gommant les contradictions.
Il faut que les événements, les faits confirment la doctrine et non que celle-ci se
module sur l’imprévisible des événements. À la limite dans certaines idéologies
total(itair)es, le discours argumenté ne subsiste qu’avec le rôle de tissu interstitiel
autour de «trous noirs» et de taches aveugles, – mythes, totems et tabous.
La configuration des discours sociaux en une conjoncture donnée est marquée par
la présence repérable (à la façon d’une nova au milieu d’une galaxie) d’objets
thématiques marqués par les deux formes du «sacer», les fétiches et les tabous. Ces
intouchables sont connus comme tels: ils tentent donc les transgresseurs et les
iconoclastes, mais un mana les habite dont témoignent toutes sortes de vibrations
rhétoriques à leur abord. Un grand nombre d’audacieux soulèvent ici le voile d’Isis
et s’attirent par leur courage novateur l’approbation des happy few. Ici encore, il
faut voir qu’un tabou peut en cacher un autre et, aux libertins littéraires notamment,
on a envie de dire souvent: encore un effort si vous voulez être vraiment audacieux.
###
419
Décentrement, ce peut n’être que la mise à l’écart des préjugés des miens et la
renoncation à mes passions et mes souhaits. Ce peut être admettre la règle
protagorasienne, odieuse à Platon: que plusieurs points de vue sont vrais sur la
même chose, que mon jugement n’est pas le seul ni le meilleur. Ce peut être
l’entreprise d’un voyage périlleux loin du monde des apparences où, en me
rapprochant de la vérité, j’accepte de devenir autre que ce que je croyais être.
Écouter la raison et se laisser guider par elle seule exige en tout temps ascèse et
solitude. La raison est conçue ici para-doxalement: à la fois comme une activité de
l’individu contre le groupe et le langage commun et pourtant comme une activité où
je dois faire sacrifice et abstraction de mon moi, de son centrement, de ses intérêts,
de ses émotions, pour laisser parler en moi une voix impersonnelle, celle de la
sereine et neutre Raison s’adressant à un «auditoire universel» qui le juge. Paradoxe
immense au cœur de la pensée rationnelle en Occident comme raison à l’écart
d’autrui, coupée des siens, intime, libre et pourtant étrangère à soi-même. À la limite
cette pensée idéale, sans sujet, sans passions, sans visée pratique, toujours méfiante
d’elle-même non moins que de la raison vulgaire, est à la fois inhumaine et
aporétique.
36
S’y opposent les pensées de l’élan vital qui expliquent toute pensée par la volonté de
puissance ou par le ressentiment, qui n’est que la volonté de puissance des esclaves.
420
la trouve, de Galilée à Nietzsche, on dérange sérieusement les pouvoirs en place et
la doxa se met à vous juger absurde ou scélérat.
37
Revel.
38
Revel, Contrecensures, 202-3.
421
accusations d’imposture ne manquent pas en ce secteur. Il me faut
donc sauver mon âme en répétant à mon tour ce topos
pamphlétaire, alimenté par le spectacle perpétuel de la vie
intellectuelle: ostentation de dissidence critique, conformisme
doctrinaire et esprit de dévotion. Jean-François Revel avait défini
dans un de ses premiers livres, de façon toute technique et qui
mérite à ce titre d’être rappelée, ce qu’il appelait le «raisonnement
de dévotion»:
Cette proposition pourtant était vieille comme le monde, il n’est pas difficile de
dégager derrière elle une continuité séculaire. Des érudits l’ont trouvée verbatim
chez le petit personnel des Lumières, chez Brissot de Warville, chez Morelly, chez
l’abbé Mably qui eux-mêmes l’avaient rencontrée chez les Pères de l’Église par
l’entremise du Contrat social — «le premier qui, ayant enclos, s’avisa de dire: ceci
est à moi...». Il n’empêche: qui n’avait pas lu Proudhon, connaissait au moins de lui
39
Revel, Cabale, 9.
40
Qu’est-ce que la propriété? 1841. [dépouillé in Œuvres IV]. Il faut tout de même préciser
pour n’avoir pas l’air ignorant d’une donnée tout aussi importante mais, il est vrai, oubliée,
que Proudhon, réformateur un peu roublard, ne croit pas lui-même à sa Formule ou ne la
soutient pas jusqu’au bout, loin s’en faut, ayant du reste de la méfiance à l’égard des
systèmes absolus: «La propriété, écrit-il, si on la saisit à l’origine est un principe vicieux en
soi et anti-social, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours
d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social». Théorie de la
propriété, édition de Paris: Lacroix & Verboeckhoven, 1866, 208.
422
cette phrase provocante, «si incroyable qu’elle touch[e] aux limites mêmes de la
folie».41 Depuis ces temps lointains, les philistins se sont à peu près habitué à voir
mettre en cause par de mauvais esprits les valeurs les plus «respectables», mais sous
Louis-Philippe, le pli n’était pas pris et le choc a été rude.
Un peu plus tard, le penseur bisontin repique au truc et lance un autre apophtegme
qui venait compléter «la propriété, c’est le vol» et qui tranchait par son blasphème
sur la rhétorique religieuse de 1848:
Dieu imbécile, ton règne est fini; cherche parmi les bêtes d’autres
victimes (...) car Dieu, c’est sottise et lâcheté; Dieu, c’est
hypocrisie et mensonge; Dieu, c’est tyrannie et misère; Dieu,
c’est le mal. (...) Il n’y a pour l’homme qu’un seul devoir, une
seule religion, c’est de renier Dieu.42
Proudhon n’était pourtant pas seul en ces temps-là à «saper les bases» comme
s’exprime le Dictionnaire des idées reçues. La propriété, la religion; restait le
mariage. Les fouriéristes s’étaient attaqués de front au mariage et plus généralement
au malheur sexuel – et jamais ultérieurement l’attaque ne sera aussi dévastatrice.
Fourier détaille les «Ennuis des deux sexes dans le ménage incohérent»,44 sous huit
rubriques en ce qui concerne les «ennuis» échus à l’homme – à savoir: malheur
hasardé, dépense, vigilance, monotonie, stérilité, veuvage, alliance, cocuage.
Ailleurs, Fourier, humoriste des taxinomies, détaille les 80 types de cocus produits
41
Breynat, Les socialistes modernes, 1849, 97.
42
Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère, Paris: Guillaumin,
1846, I, 415-6 et II, 306. D’où, l’indignation renforcée des gens de bien contre Proudhon qui
mettait la preuve de sa scélératesse sur la somme: «il appartenait bien à cet esprit malade qui
venait de nier la propriété, c’est à dire la morale et la justice, de compléter son œuvre par ce
dernier blasphème!», s’indigne Jules Breynat, Les socialistes depuis février [1848], Paris:
Dentu, 1850, 113.
43
Marchal, P.-J. Proudhon et Pierre Leroux, 1850, 6.
44
Fourier, Charles. Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. Paris:
Librairie sociétaire, 1846, 110.
423
par le mariage civilisé.45 Les lois de l’attraction, démontrait-il, condamnaient «une
institution si opposée aux penchans de la nature».46 Le mariage, le célibat forcé et
la prostitution étaient les trois aspects d’un même malheur et d’une même ignorance.
La critique du mariage s’est résumée dans une formule aussi, qui n’est pas dans
Fourier mais qui aura un immense succès et traînera partout à l’extrême gauche, elle
complète les paradoxes proudhoniens: le mariage n’est qu’une «prostitution légale».
Les deux institutions bourgeoises complémentaires, mariage et prostitution, l’une
sacrée, l’autre infâme selon la casuistique bourgeoise, n’en font qu’une.
L’expression et la démonstration apparaissent en 1830 chez les saint-simoniens.47
Les communistes de 1840, prônant, à l’indignation accrue des gens de bien, la
«communauté des femmes» soutenaient aussi cette thèse qui concluait que, dans les
deux cas de figure, la femme est toujours une esclave à vendre: «Partout aujourd’hui,
la femme est à l’encan; dans les cercles honnêtes, on la vend pour le mariage, dans
la rue on la vend pour la prostitution».48 L’oxymore «prostitution légale» a conservé
un siècle durant toute son efficace choquante et il n’est pas une brochure socialiste
ou anarchiste qui n’y ait recours jusqu’en 1914.
Les brochures anti-socialistes qui pullulent avant et après 1848 et auxquelles j’ai
consacré un livre reflètent le sentiment de véritable horreur que ces attaques contre
les trois institutions sacrées, la propriété, le mariage et la religion, inspiraient aux
gens de bien. Les utopies de Fourier et celles des communistes babouvistes (la
«communauté des femmes», horresco referens) comportaient de «hideux sophismes»
que les publicistes pudiques n’évoquent qu’avec réticence. Les adversaires du
socialisme dénonçaient l’immoralité des socialistes et exhibaient les preuves de leur
folie: les contempteurs de la sainte propriété étaient aussi ceux qui voulaient
«transformer la société en un immense lupanar.»
45
Fourier, Charles. Publication des manuscrits. Paris: Librairie phalanstérienne, 1851-58.
[tirés à part de La phalange, inédits publiés entre 1845 et 1849 en 6 recueils], III, 254-272.
46
Gabet, Gabriel. Traité élémentaire. La science de l’homme considéré sous tous ses
rapports. Paris: Baillière, 1842, III 251.
47
Bazard, Saint-Amand. Religion saint-simonienne. Lettre à M. le Président de la Chambre
des députés. Paris, 1830 7.
48
Lahautière, Richard. De la loi sociale. Paris: Prévot, 1841, 59.
424
complète»49, la science aurait éliminé la foi. Auguste Blanqui qui était prêt à prendre
les moyens qui convenaient pour accélérer le mouvement, avait l’un des premiers
prédit cette disparition totale et revoici du reste la preuve par l’avenir: «la tartufferie
religieuse, la plus infernale de toutes, ne sera plus qu’un souvenir historique,
souvenir d’étonnement et d’horreur».50 «Bientôt seront relégués en quelque musée
des horreurs Corans, Bibles et bouquins de même acabit qui depuis des siècles
empoisonnent les cerveaux».51 Notre-Dame de Paris, spéculait-on, pourra être
transformée en «Musée des antiquités religieuses» afin d’inspirer à la jeunesse future
l’horreur des superstitions.52 Pour les autres lieux de culte, leur carcasse pourrait
«servir d’école ou de grenier public».53
Dès qu’apparurent ces écoles qu’un néologisme (daté de 1832) devait désigner
comme «socialistes» — et si contradictoires que pouvaient être les systèmes de
Fourier, d’Owen, de Saint-Simon et autres «prophètes» romantiques — l’opinion
établie s’est donc dressée contre des doctrines et des programmes qui promettaient
de mettre un terme aux maux dont souffre la société, mais qu’elle a jugés absurdes,
folles, aussi bien qu’impies, scélérates, et dont des hordes d’essayistes se sont
employé à démontrer au public la déraison et la nocivité.
49
Roret, Les mensonges des prêtres, Paris, 1889, 151.
50
Aug. Blanqui, Critique sociale, I, 187.
51
Le Combat social (Limoges), 9.2.1908, 1.
52
Olivier Souëtre, La Cité de l’Égalité, Paris: Le Roy, 1893, 6.
53
Malato, Charles. Philosophie de l’anarchie. Paris: Savine, 1889, 91.
425
que les partis «ouvriers» et leurs théories qui commencent à s’acclimater et
auxquelles on commence à se faire, des sectes à système total: les derniers
fouriéristes, les adeptes de l’Apostolat positiviste, les spirites, les théosophes, les
colinsiens ou socialistes-rationnels; il y a aussi les anarchistes et libertaires avec
leurs revuettes presque clandestines dont je dis quelques mots plus bas; il y a aussi
ce qui ne s’appelle pas encore les féministes, les partisanes de l’«émancipation des
femmes» dont les thèses et les critiques des mœurs paraissent d’une inénarrable
cocasserie lorsqu’ils sont rapportés par les chroniqueurs établis et par les revues
satiriques.
426
émissaire de l’hégémonie, fait que le souci d’unité engendre à son tour des
dénonciations fractionnistes et de nouvelles sécessions et hérésies. Ceux qui sont au
plein centre de l’hégémonie peuvent se réclamer de la tolérance, de l’esprit libéral,
ils n’y ont pas grand mérite. À la périphérie, la cohésion ne peut s’obtenir que par
l’imposition dogmatique d’une contre-violence symbolique. Il faudrait montrer
qu’alors même que ces querelles semblent avoir une histoire propre, elles se
développent sous la dépendance directe (par infiltration) et indirecte (par l’effort de
dissidence même) de l’hégémonie.
L’analyste ne se hâtera dès lors point de conclure à une rupture radicale chaque fois
qu’il est mis en face d’énoncés paradoxaux ou protestataires. Il verra de quelle
puissance d’attraction dispose le discours social hégémonique pour restreindre
l’autonomie critique des doctrinaires socialistes ou féministes, tout comme
l’indépendance spéculative ou imaginative du penseur et de l’artiste. Il verra
comment les pensées censées contestataires se développent dans la mouvance de
l’hégémonie invisible contre laquelle elles cherchent à poser leur critique, comment
s’infiltre constamment en elles le discours dominant qu’elles refoulent.
À l’époque des prophètes sociaux romantiques, Charles Fourier, avec son triple
mépris des philosophes, des économistes et des moralistes de son temps se savait
être, lui seul, dans le vrai et il en avait convaincu Just Muiron, Victor Considerant
et ses autres mais très rares admirateurs. Je m’arrête à l’œuvre de Fourier parce
qu’elle se caractérise par la volonté expresse et initiale de penser à l’écart de tous,
de s’écarter des philosophies «incertaines» qui n’ont, disait-il, «jamais fait la
moindre invention utile au corps social».54 C’est ce que, superbement, l’auteur de la
Théorie des quatre mouvements avait appelé pratiquer «l’écart absolu».55 Toute
pensée qui prend «les couleurs dominantes de chaque siècle» est convaincue par
cette seule conformité d’être fausse.56
54
«Discours préliminaire», Théorie des quatre mouvements.
55
«Le doute absolu et l’écart absolu...», Théorie des quatre mouvements, 3.
56
Fourier, Égarement de la raison démontré par les ridicules des sciences incertaines et
Fragments. Paris: Bureau de la Phalange, 1847, 67.
427
Les philosophes, les législateurs, les conducteurs des peuples
s’obstinent à agir sur l’homme pour le plier à la forme sociale au
lieu d’agir sur la forme sociale pour la plier à l’homme.57
57
Considérant, Considérations sociales sur l’architectonique. Paris, 1834, 29.
58
La fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote: l’industrie naturelle.
Paris: Bossange, 1836, I 48.
59
«Discours préliminaire», Théorie des quatre mouvements.
60
ibid., xxxiii.
61
I, 1.
62
Transon, Abel-Étienne. Théorie sociétaire de Charles Fourier. Paris: Bureau du
«Phalanstère», 1832, 59.
63
Théorie des quatre mouvements, I, 283.
428
eu trop de sarcasmes pour ridiculiser le fallacieux bon sens et «les impossibles gens
qui (...) obtiennent en France de l’influence à bon marché car leur science tout
entière consiste dans le seul mot IMPOSSIBLE.»64
Colins, auteur d’une Science sociale en 19 volumes et autre logothète auquel j’ai
consacré un livre, n’avait pas le génie inventif d’un Charles Fourier. Ses
ratiocinations austères n’offrent pas l’attrait poétique des océans de limonade ou de
l’archibras. Mais ce qui m’a retenu chez Colins de Ham, c’est, comme chez Fourier,
la question inexplorée des limites du pensable dans un état de société donné. On
perçoit chez les deux utopistes une même volonté de penser à l’écart de tous, de
s’écarter résolument des sciences officielles et des philosophies «incertaines». Voici
un monde livré à l’anarchie, où toutes les théories connues et révérées ont
évidemment tort, raisonne Colins, celles qui affirment et celles qui réfutent, celles
qui croient au ciel et celles qui croient à la seule matière. Dans un tel monde, à quoi
reconnaîtra-t-on la théorie juste? La réponse, c’est, bricolée par Colins, quelque
chose qui rappelle l’épistémologie de Sherlock Holmes: la théorie juste se
reconnaîtra au fait que, pour les esprits ordinaires, cette théorie aura toutes les
apparences de l’absurdité. C’est aberrant, donc c’est probablement vrai: ainsi
raisonne Colins – et Fourier faisait de même: «ce qui est excentrique a plus de
chance d’être vrai que ce qui est conforme aux habitudes reçues».66 Galilée a passé
pour téméraire et absurde en son temps: c’est en effet qu’il avait raison! Or, je passe
pour absurde donc... Rien n’a changé: «en époque d’ignorance, il n’est qu’une seule
chose qui ne puisse être admise: la vérité.»67 Telles sont les prémisses colinsiennes.
En trois volumes, Colins, dans un de ses premiers ouvrages De la justice, dresse la
liste des quatre-vingt-seize obstacles que la société moderne oppose à la réception,
64
Fourier, Harmonie, I, 131.
65
Revue sociale, no 3, 1845, pp. 35. Même chose, II, 7, 1847.
66
Fugère, H. Organisation du travail par la fondation d'une commune moderne d'après la
théorie de Ch. Fourier, 10.
67
Colins dans la Philosophie de l’avenir, vol. 1880, 161.
429
à la prise en considération de la vérité scientifique. Ayant raisonné par élimination
et fait voir l’irrationalité de toutes les théories et savoirs reconnus, il lui restait donc
à trouver une «vérité qui pour l’humanité actuelle est une absurdité.»68 Colins savait
bien que l’«Éternelle sanction», la coupure absolue dans la «série continue des êtres»
sont des absurdités S et que ç’en sont à la fois pour les spiritualistes et les
matérialistes. Sa position de tiers exclu l’amène à proposer à ses disciples une
preuve étrange: croyez à ma démonstration parce qu’au regard du bon sens actuel
elle est jugée extravagante dans tous les camps et de tous les côtés!
Jamais homme ne fut plus sûr que Colins d’avoir non seulement trouvé mais encore
démontré la vérité, l’absolu, mais jamais homme aussi ne fut plus certain que lui de
ne pouvoir être compris de son vivant. Se voyant comme l’individu génial auquel
était révélé le secret de l’humanité et celui de l’histoire, Colins s’est forgé une
doctrine où il était non seulement probable mais indispensable que sa pensée ne
puisse être comprise. La doctrine de Colins démontre, entre autres choses, qu’une
pensée «scientifique» est, dans la conjoncture d’anarchie morale et intellectuelle du
siècle, nécessairement reçue comme extravagante. L’ingratitude des contemporains
faisait ainsi partie de la démonstration et Colins note avec une satisfaction réelle:
«Pas un journal n’a dit un mot des neuf derniers volumes que j’ai publiés.»69 Ce n’est
pas que Colins se crût difficile ou obscur, au contraire: «Tout ce que je viens
d’énoncer, écrit-il après un long développement démonstratif, est clair comme eau
de roche... Et, cependant, cela ne servira à rien: avant que l’anarchie soit parvenue
à rendre la vérité nécessaire».70 Dans la pensée de Colins, la rationalité est une chose
future. Ce pessimisme s’explique par le fait qu’il se voit le précurseur non d’une
théorie nouvelle seulement, mais d’une épistémologie non encore née. Analogue à
un Chomsky, voyageur temporel, exposant, bien en vain, la grammaire générative
à Condillac ou à un Derrida cherchant à enseigner, tout aussi vainement, la
déconstruction à Victor Cousin, Colins savait qu’il n’y parviendrait pas, que pour
convaincre, il faudrait faire échapper ses interlocuteurs à la pesanteur de la pensée
de leur temps – idée folle, et Colins n’était pas fou.
68
Colins, De la Justice, 31.
69
De la Justice, I, 602.
70
De la souveraineté. Paris: Didot, 1857-1858, I, 24.
71
Lettre de Colins de 1854. La ponctuation de Colins, parmi d’autres traits de son style,
est assez singulière.
430
Pour faire comprendre que toute pensée en avance sur son temps offense, Colins
usait, on vient de le voir, d’une analogie: Galilée et moi. Car, dans l’âge
théocratique, la proposition que la terre tourne autour du soleil était bien singulière
– démontrée sans doute par un homme, mais ultérieurement seulement devenue
acceptable.72 Devenue acceptable, tout est là: la vérité est éternelle, mais
l’assentiment à la vérité est une variable historique. «La proposition: que la terre
tourne autour du soleil; et, non le soleil autour de la terre, était aussi une bien
singulière proposition. Galilée a prouvé la sienne. Je vais prouver la mienne.»73
Galilée et moi? Est-ce d’un mégalomane? Mais Charles Fourier quand il ne se
comparait pas à Colomb, disait : Newton et moi, ayant découvert la loi de
l’attraction passionnelle comme Newton autrefois, celle de l’attraction physique.
L’écart anarchiste
72
Colins, Socialisme, 4.
73
Colins, Science sociale, V, 312.
74
P. Kropotkine, L’Anarchie, Paris, Stock, 1896, p. 40.
75
L’Anarchie, 1: 1905.
431
Les théories socialistes, vues de l’anarchie, ont paru l’exemple d’une fausse rupture,
imparfaite et superficielle, avec les idées dominantes. «Devant l’anarchie, tous les
partis sont des partis bourgeois» y compris le Parti ouvrier marxiste, répètent les
intransigeants compagnons.76 Toute brochure anarchiste consacre d’ailleurs quelques
paragraphes ou quelques pages à ironiser sur les ambitions des chefs socialistes et
à plaindre sur un ton méprisant le prolo dupé par leur rhétorique, à attaquer
impitoyablement l’absurde «orthodoxie» social-démocrate. Révolutionnaires en
paroles, roublards manipulateurs d’un «populo» jobard, proposant aux masses un
«idéal» de société collectiviste que les compagnons anarchistes jugeaient hideux, les
chefs socialistes étaient condamnés tout d’un tenant avec leur troupeau d’ouvriers
crédules.
Ce qui m’intéresse dans cette section, ce ne sont pas tant les règles que telle
discipline se donne, ses règles épistémologiques, que la science comme pratique
d’un écart, comme travail de l’esprit contre la connaissance doxique. C’est à la
réflexion et la démonstration scientifiques comme renonciation aux facilités de la
76
Le Libertaire, 10. 10. 1896, 2.
77
Ramus, Dialectique, 62.
432
persuasion rhétorique, aux charmes du langage, au mélange du pathos et du logos,
à l’appui incertain sur les bases topiques et leurs pré-jugés, aux généralisations
inductives que je m’arrête.
Depuis Galilée et Newton jusqu’à Einstein, la science a produit ses lois et ses
paradigmes contre le sens commun. Elle est contre-intuitive non seulement parce
qu’elle n’accepte pas les bases opinables, qu’elle ne les tient jamais pour acquises
ni sûres, mais parce qu’elle cherche à s’éloigner des argumentations spontanées en
raisonnant autrement et à l’inverse d’elles. Robert Lyell, fondateur de la géologie,
soutenait bel et bien, en ces temps «héroïques» d’émergence des sciences positives
au début du 19e siècle, qu’une hypothèse scientifique prometteuse (comme celle de
la très longue durée des temps géologiques – qu’il sous-estimait encore
78
Bachelard, Formation, 15.
79
Formation, 23.
80
Mallarmé, Divagations, 21.
433
immensément) se reconnaît à priori au fait qu’elle heurte le sens commun et fait
crier au fou par les esprits ordinaires.
La légende du progrès scientifique qui se forme à cette époque, légende utilisée par
tous les esprits dissidents qui se qualifient justement de «scientifiques» à cet égard,
comme on l’a vu avec Fourier et Colins, se donne pour figures tutélaires Copernic
et Galilée, pas seulement pour avoir réfuté le modèle ptolémaïque et pour l’avoir
réfuté de sorte que de son antique évidence il ne subsiste rien, mais pour avoir eu
l’audace d’humilier le sens commun, l’observation spontanée du monde et les
«évidences» qu’elle suggère et pour avoir été hués par les foules et persécutés par
les gens en place.
Les sciences de la nature ont depuis longtemps rompu avec le «bon sens». La théorie
quantique (que les particules élémentaires ne se conforment pas à un rigoureux
déterminisme) est déraisonnable. La théorie de la relativité dans son expression la
plus simple, la distance entre deux émissions lumineuses dépend de la vitesse du
point d’observation, ne passe pas le test du bon sens. La théorie darwinienne est
absurde de bout en bout.
434
succession de paradigmes censés critiques, parfois non moins recréateurs d’une doxa
scientiste et d’un opinable dérivés.
J’ai rappelé plus haut en évoquant les mânes de Pareto et de Le Bon que l’opposition
rigide de la connaissance aux croyances, de la pensée individuelle à l’irrationnelle
et affective âme collective, du raisonnement savant à l’illusion mystique ou
dogmatique des masses ne peut que se muer en mystification positiviste. C’est à dire
engendrer une doxa savante et arrogante marquée par le binarisme et ses
aveuglements.
Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans leur Dialektik der Aufklärung posent
comme principe heuristique de la critique culturelle de «s’interdire même les
derniers vestiges de candeur à l’égard des habitudes et des tendances de l’époque».
Et Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron dans le
81
Sur la notion d’épistémologie séculière, voir les travaux d’A. Kruglanski, notam. Lay
Epistemics and Human Knowledge. Cognitive and Motivational Bases.
435
Métier de sociologue, intiment au jeune chercheur de «faire de la mauvaise humeur
contre l’air du temps une règle pour la direction de l’esprit sociologique». «Le parti
pris de prendre à partie toutes les idées reçues», telle est l’attitude indispensable au
chercheur.82
82
Loc. cit. La Haye: Mouton, 1968, 102.
436
«débusquer les fausses évidences de la pensée sociale spontanée».83 Celle-ci
raisonne doxiquement, c’est à dire comme vous et moi «par extrapolation à partir de
la considération de situations simples sans voir que les hypothèses que [le bon sens]
introduit ainsi pour les besoins du raisonnement en limitent précisément la portée».
Face à l’insertion d’hypothèses non assumées qui est le péché mignon de toute
«pensée sociale spontanée», le sociologue va devoir objectiver tous ses présupposés.
Règle de critique interne enfin qui s’appelle chez Popper «falsification», de sorte
que, si les hommes font des erreurs, et les hommes de science, non moins que les
autres, les communautés scientifiques puissent apprendre du moins de leurs erreurs
et reconnaissent accumuler, avec un doute maintenu, non des vérités absolues mais
des croyances non réfutées. Une théorie non réfutable est alors synonyme de non
scientifique. Mais la falsification éventuelle d’une théorie est elle-même déterminée
par un état des méthodes scientifiques, état lui-même discutable et historiquement
déterminé. Elle n’est pas une garantie mais forme une règle pourvue de bonnes
raisons. Une théorie qui résiste à la réfutation n’est pas vraie, il est seulement
raisonnable de l’admettre jusqu’à preuve du contraire, à savoir jusqu’au jour où une
contre-épreuve plus ingénieuse en limitera les termes et la portée.
83
Boudon, Inégalités, incipit.
84
Putnam, Raison, 163.
437
Il résulte de l’effort, même imparfaitement accompli, de produire une connaissance
contre-doxique une conséquence majeure: l’intraduisibilité du discours savant dans
le discours doxique. On peut même dire que lorsqu’une théorie censée savante se
traduit aisément à la télé ou dans les journaux, c’est qu’elle est une imposture ou
qu’elle est essentiellement trahie par sa vulgarisation. La théorie de l’équilibre
économique suppose pour en disserter congrûment des connaissances mathématiques
et elle ne se traduit pas en langage journalistique — si choquant que ce soit pour le
démagogue. Le statisticien, mais aussi le cognitiviste, le linguiste etc. ne font pas
seulement des raisonnements "compliqués"; ils font régulièrement usage de modes
de raisonnement étrangers au grand public et paraissant à première vue (et souvent
à deuxième vue!) incompréhensibles.
####
438
V
CONCLUSION
Cadre général
L’objet de recherche que je me suis donné est l’étude des discours comme faits
sociaux et historiques. La rhétorique en est une partie essentielle. En effet, rien n’est
plus spécifique à des moments historiques, à des états de société et aux groupes
sociaux en conflit que le narrable et l’argumentable qui y prédominent ou qui
s’élaborent dans leurs marges. Narrable et argumentable sont les deux modes
principaux, dans leurs considérables variations historiques, de la connaissance
discursive. Il est particulièrement utile et révélateur pour l’étude des sociétés, de
leurs conflits et de leur évolution, d’étudier les formes du dicible et du persuasible,
les genres discursifs et les topoï qui s’y produisent, s’y légitiment, y circulent, s’y
concurrencent, y émergent ou se marginalisent et disparaissent. L’analyste du
discours est et doit être à cet égard un historien et un sociologue – avec ses objets
et démarches particuliers, proche cependant du cognitiviste, de l’historien des
cultures, du sociologue de l’opinion, des croyances, des idéologies politiques. Ce qui
se dit et s’écrit n’est jamais ni aléatoire ni «innocent». Une querelle de ménage a ses
règles et ses rôles, sa topique, sa rhétorique, sa pragmatique, et ces règles ne sont pas
celles d’un mandement épiscopal, d’un éditorial de journaliste ou de la profession
de foi d’un député. De telles règles ne dérivent pas du code linguistique comme tel.
Elles ne sont pas non plus intemporelles. Elles forment un objet particulier,
autonome, essentiel à l’étude de l’homme en société. Cet objet, c’est la manière
dont les sociétés se connaissent en se parlant et en s’écrivant, la manière dont
l’homme-en-société se narre et s’argumente.
439
L’analyse du discours s’intègre de droit dans l’ordre général des sciences sociales.
Loin du «textocentrisme» qui a été un effet de mode intellectuelle des dernières
années du 20e siècle dans les études de lettres et même en philosophie et en
historiographie, l’analyse du discours telle que je la conçois pose comme principe
heuristique la nécessité d’appréhender globalement les formes, les contenus et les
fonctions, ce qui se dit, la manière dont cela se dit, qui peut dire quoi à qui et selon
quelles fonctions apparentes ou occultes, en occupant quelles positions et avec quels
résultats socialement probables. Les pratiques de langage forment des totalités
fonctionnelles (ce qui revient toujours à dire, sociologiquement, en partie
dysfonctionnelles) – qu’on peut analyser sans doute selon des points de vue divers,
mais dont on ne peut dissocier la globalité même.
Il n’est pas de théorie de l’argumentation qui puisse subsister isolément, dans une
autonomie heuristique absolue; l’analyse argumentative est d’abord inséparable de
l’ensemble des faits de discursivité, comme elle est inséparable du dialogisme
interdiscursif, de l’immersion des textes dans le discours social du temps et de
l’analyse herméneutique, c’est à dire celle de la constitution du texte comme
stratification de niveaux de sens. Pas de rhétorique sans topique, c’est à dire en
termes modernes sans une histoire du discours social, de la production
historico-sociale du probable, de l’opinable et du vraisemblable. Pas de rhétorique
sans analyse «pragmatique» de la réalisation en langage du présuppositionnel comme
de l’inférable et autres implicitations. Pas de rhétorique ni de dialectique séparables
d’une narratologie et d’une sémiotique du descriptif et plus généralement des
schématisations qui sous-tendent le discours et que le discours manifeste en énoncés.
C’est dans le co-occurence du descriptif, du narratif et de l’argumentatif que
s’enclenchent les mécanismes de déduction et d’induction mais aussi de l’abduction
à l’origine de tout processus intellectuel puisqu’il s’agit de "cadrer" des faits
hétérogènes en une intelligibilité d’ordre nomothétique, paradigmatique ou
séquentielle.
440
construisant un réseau d’entreparleurs, d’énonciateurs, de glossateurs, de publics et
d’intervenants.
Changer de démarche
J’ai essayé de montrer que la question des divergences de logiques et des coupures
argumentatives se pose constamment dans les analyses concrètes et qu’il fallait la
prendre globalement, que les analyses partielles et les concepts disponibles dans la
tradition rhétorique restreinte sont à la fois peu opératoires, contradictoires entre eux
et de facture archaïque (notamment pénétrés d’un beau cas de fausse conscience qui
est la certitude à priori de la supériorité rationnelle de l’analyste face à
l’obscurantisme, à la pensée primitive, à la fausse conscience etc. du sujet observé.)
«Irrationnel», «rationnel»?
Rien de plus confus et de plus chargé de polémiques latentes que les mots
«irrationnel», «rationnel». Ce sont des mots qui n’ont même de portée claire que
dans des contextes polémiques parce qu’on peut alors identifier ce qu’ils visent.
Tous les types que le chapitre 3 s’emploie à décrire, la causalité diabolique
(Poliakov), le Paranoid Style (Hofstadter), la pensée gnostique (Vœgelin,
Wissenschaft, Politik und Gnosis), les raisonnements de ressentiment (Scheler) ont
été qualifiés d’«irrationnels» par les uns ou les autres. «Irrationnel» est au fond un
terme de condamnation des logiques différentes de la mienne, terme dont le contenu
varie selon le positionnement de l’énonciateur.
441
On peut donc observer d’abord, sociologiquement, que des gens trouvent que
certains de leurs contemporains déraisonnent — et que c’est, logiquement du reste,
réciproque. (On note que cette logique folle, ils la comprennent dans le sens qu’ils
en voient généralement les mécanismes, tout en considérant les raisonnements
comme fallacieux et impossibles à partager sans sacrifier sa raison.) On peut noter
qu’ils sont encore plus désorientés de voir les autres rationnels (à leurs yeux) à un
moment et totalement déraisonnables la minute d’après tout en continuant à disserter
et argumenter de la même façon. On peut se demander pourquoi tout ceci, mais on
ne peut guère faire fond sur ces qualifications contradictoires ni prendre fait et
cause.
L’exploité qui se range du côté du patron lors d’une grève, l’affamé qui ne vole pas
de pain n’est pas plus «rationnel» que ceux qui croient avec la foi du charbonnier en
un quelconque «millénarisme» révolutionnaire. Le vieux Sartre disait «On a toujours
raison de se révolter»: ce propos est typiquement irrationnel pour qui ne partage pas
son gauchisme un peu sénile. Ce n’est que du point de vue de mes convictions que
je collerai l’étiquette à l’un plutôt qu’à l’autre — à moins que je ne choisisse, c’est
la position que j’ai assignée au pamphlétaire, de me considérer seul raisonnable dans
un monde diversement aliéné.
Pa ailleurs, il y a tout ce qui est mis dans l’extra-rationnel, le «sacré» cher à Rudolf
Otto, le «mysterium tremendum», le «numineux», le mystique, la révélation, toute
la Cognitio fidei dont des milliers de livres dissertent. Pour les esprits rassis, tout
ceci est non moins à verser dans la vaste catégorie de l’irrationnel.
Logique, rationnel, raisonnable, cela fait trois termes qui se superposent dans
l’équivoque (car tout ce que je qualifierai de logique ne sera pas nécessairement
pour moi raisonnable et vice-versa).
Tous les penseurs qui se disent «rationalistes» dénoncent ipso facto alentours d’eux
des formes dégradées, perverses de rationalité. Ils ne croient guère à l’universalité
de la raison à cet égard. Ainsi de Karl Popper dans ses Conjectures dénonçant et
démontant la «pseudo-rationalité» de l’historicisme et de l’esprit d’utopie.
442
je décrète rationnel est ce que je peux comprendre. De sorte que qualifier mon
adversaire d’irrationnel n’est, au bout du compte, qu’un noise of dispproval, un
claquement de langue — tt tt tt! — pour lui dire que je ne le comprends pas. C’est
un raisonnement circulaire. Il est rationnel de voler un pain si je crève de faim; il
n’est pas rationnel de violer une fillette si violente que soit la pulsion qui m’y incite
— opinion unanime de ceux qui n’éprouvent pas cette fatale pulsion! Le
déraisonnable est souvent cette situation ou cette décision avec lesquelles je ne puis
empathiser. Le déraisonnable est en somme une catégorie affective. Or, si je
prétends parler de rationalité des comportements, je dois voir que les choix et les
décisions des autres sont souvent des dilemmes sous contrainte, et les dilemmes
vécus ont leur logique que je ne puis considérer que si je me projette dans la
situation dilemmatique. Est-il rationnel que je refuse de le faire en prétendant que
les besoins que je n’éprouve pas ne doivent pas exister?
Une autre spécification du «rationnel» qui rend le mot plus précis mais débouche sur
des difficultés non moindres, consiste à le confondre avec la cohérence. On ne
saurait, de fait, appeler rationnel un discours qui se contredit de façon patente. Il se
fait toutefois que la cohérence est une notion contentieuse. Être ingénieur, physicien
et en même temps «profondément catholique», c’est pour l’agnostique, être
contradictoire, c’est vivre un incompréhensible dédoublement de personnalité
raisonnante — et donc être irrationnel, presque pathologique, disons le mot.
Voci un bon exemple du fait que l’idée de cohérence même est ouverte à débats: la
tolérance, la légitimation de la tolérance comme valeur civique découle d’un double
raisonnement, ce qui est un dispositif rhétorique complexe et pas toujours facile à
faire comprendre. C’est un double raisonnement à la Voltaire: «les idées de cet
individu sont répugnantes, je les combattrai sans hésiter, mais je soutiens aussi sans
réserve sa/la liberté d’expression». Celui qui dit ceci, considère deux plans distincts,
l’un éthique et personnel, l’autre civique et juridique, et il sent tout à fait cohérente
la contradiction qui en résulte entre les deux jugements qu’il porte sur le même
homme. C’est une logique qu’on peut appeler libérale qui suppose que j’ai légitimé
— au même degré et du même souffle — le droit de combattre vigoureusement ce
que par ailleurs je tolère ou plutôt que je demande à la société de tolérer. Or, pour
la plupart des esprits activistes et militants, ce distinguo est insupportable parce
qu’ils pensent, eux, par raisonnements linéaires: si c’est répugnant éthiquement, c’est
à dire idéologiquement, ce l’est politiquement et cela doit si possible, si je dispose
du bras séculier, être censuré juridiquement – et ces activistes ont un sentiment très
443
vif de leur propre et vertueuse «cohérence» et de la confusion d’esprit, de
l’inconséquence de leur libéral adversaire.
J’avais rappelé au chapitre 2 que les grands systèmes idéologiques sont toujours
plus cohérents et beaucoup plus en blanc et noir que les patientes, partielles et peu
conclusives observations sociologiques; que l’adhérent d’un système total a le vif
sentiment de sa cohérence et de la justesse de cette cohérence bétonnée, alors que
le praticien se demande si la cohérence extrême n’est pas un grand indice
d’irrationalité.
C’est justement parce qu’être logique, trop logique est une manière connue de
déraisonner que depuis l’Antiquité, un topos récurrent oppose à la raison quelque
chose comme un correctif hautement souhaitable qu’elle nomme la «sagesse». Il ne
suffit pas d’être capable d’argumenter correctement, la Folie érasmienne le fait avec
talent dans un monde ad hoc, il faut encore un rapport sain, prudent, sagace,
perspicace au monde qui, dans les sociétés traditionnelles, tenait notamment à une
longue expérience de la vie et non à l’apprentissage juvénile des catégories et des
analytiques. Renan jugeait son collègue en apostasie, mais véhément et prophétique
socialiste quarante-huitard, Félicité de Lamennais comme doué pour la logique et
particulièrement dépourvu de bon sens non moins, hélas, que d’expérience de la vie
— et dès lors comme entraîné dans l’erreur constante par une logique sans sagesse.
Sa préface, peu amène, au Livre du peuple dans la réédition de 1866 illustre la
topique dont je parle:
Historicité du rationnel
1
Lamennais, Félicité de. Le livre du peuple. Du passé et de l’avenir du peuple. Précédé
d’une Étude par Ernest Renan. Paris: Lévy, 1866, 57.
444
Il semble qu’il faille historiciser le rationnel parce qu’en refusant de le faire je
tomberais dans des antinomies immédiates. Il a été longtemps raisonnable et
rationnel d’admettre que la Terre était plate et sise au centre de l’univers; par contre,
les zélateurs actuels de la Flat Earth Society sont hors de la raison; c’est alors que
la raison ou du moins le raisonnable est une variable historique. J’ai abordé déjà
cette question au chapitre 1, section «Des rationalités dans l’histoire».
Que le genus Homo remonte à trois millions d’années2 était non seulement une idée
délirante en 1860, mais en 1960 elle l’était encore car dans le monde même de la
paléontologie humaine, elle était hors de l’envisagé et du discutable — et justement
le discutable, historiquement et sectoriellement variable, est une des spécifications
contingente mais précise du «raisonnable».
Considérer les hommes égaux en esprit et la raison humaine comme leur bien
commun et le lien qui peut les unir, je le veux bien. J’admets que c’est aussi une
valeur démocratique, ou en tout cas une fiction raisonnable que de considérer
comme doté de raison le Corps politique. J’admets que la raison critique et
«communicationnelle» mérite d’être défendue en tant que seule alternative connue
à ce jour à la violence dans les rapports sociaux.4 Ceci ne retire aucune pertinence
au constat dont je suis parti dans ma réflexion, qu’il existe des manières diverses de
gérer son potentiel de raison et d’orienter ses raisonnements et que cela mérite une
étude — et que la capacité de raisonner et d’argumenter n’a qu’un lointain rapport
avec l’idée métaphysique de la raison comme instrument de la connaissance
véridique. Tous les travaux qui, depuis Toulmin et Perelman, quoique parfois
normatifs encore par quelque côté, travaillent sur la raison rhétorique, c’est à dire
sur la logique informelle, montrent que l’invocation d’une raison transcendante ou
la référence à la Logique comme un idéal et un absolu dont la «raison courante» ne
serait qu’un dérivé dégradé ne présentent aucun intérêt et entraînent sur de fausses
2
Ce que date Pascal Picq en 2005.
3
Kruglanski, Arie. Lay Epistemics and Human Knowledge. Cognitive and Motivational
Bases. New York: Plenum Press, 1989.
4
Popper in Adorno, Positivist, 292.
445
pistes. Cette raison courante, je sais du moins ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas un
sorite, une chaîne de propositions rigoureusement déduites et réciproquement
vérifiées; elle n’a pas la forme d’un manuel de géométrie, axiome, théorèmes,
corrélats. Si la raison ordinaire n’est pas ça, si elle varie en consistance et en degrés,
si elle est une qualité du discours (et si le discours est informé par la logique
immanente des langues naturelles) et si elle est quelque chose qui est fait pour se
communiquer en argumentations, si toutes ses règles sont discutables et discutées et
si ses frontières sont poreuses, alors il y a place pour une science propre de cette
raison qui n’est pas celle des rationalistes more geometrico. La science d’une raison
problématologique (Michel Meyer) et dialogique (M. M. Bakhtin).
5
Je ne trouve que quelques travaux qui touchent en psychologie cognitive à la diversité
rationnelle. Récemment, Stanovich, Who is Rational? Studies in Individual Differences in
Reasoning. 1999.
446
plaisir de spéculer après des siècles de spéculations. Par ailleurs, admettant la
diversité des modes de raisonnement et la fréquence de mal-entendus cognitifs, leur
gravité politique et sociale parfois, je ne vois pas le besoin de me rallier à un non
moins métaphysique relativisme.
Je n’ai dit nulle part dans ce livre que les différences de logiques, logiques apprises
par endoctrinement et connivences, mais qui ne sont pas des logiques mur à mur et
qui coexistent dans un même esprit avec la banale topique généralement partagée,
sont insurmontables, qu’elles créent des obstacles irréconciliables, même si elles
créent à l’évidence des difficultés et qu’il faut beaucoup de patience et d’empathie
pour concilier les esprits.
Je vois un mérite inhérent à ce que Hans Albert appelle pensée critique qui est
simplement une pensée, non pas prétendue capable de se fonder elle-même, non pas
de se trouver un point d’appui hors du monde, mais une pensée capable de se mettre
en cause elle-même et, en ce sens, ayant renoncé au définitif, capable de progresser.
La polarisation dont je parle s’établit, s’il faut l’étiqueter, entre le camp rationaliste
(qu’on peut aussi appeler, dans les termes de Raymond Boudon, celui de
l’individualisme méthodologique) et le camp holiste, c’est à dire entre ceux qui
croient que les divergences d’idées s’expliquent par des «raisons» et ceux qui croient
que le sujet social subit des déterminations dont les raisons qu’il peut donner ne
sont que de contingentes rationalisations.
Dans le paradigme holiste, le sujet est engendré, avec ses idées et ses croyances, par
des conditionnements sociaux (au sens le plus englobant de ce mot). Les idées qu’il
exprime sont subies et reflétent la position qu’il occupe. La structure de la société
(qui existe en soi comme un entité «vivante» dont les propriétés ne sont pas celles
de ses membres et qui s’impose, logiquement, avant les individus) produit la ou les
diverses «consciences». Nous aurions alors les croyances que nous avons, non pour
de plus ou moins bonnes raisons — celles-ci sont épiphénoménales — mais parce
que des causes extérieures et hors de notre contrôle nous déterminent à les avoir.
447
Dans la vision pan-idéologique, toute vision des choses et tout programme politique
étant le produit positionnel d’une répartition inégale des «pouvoirs» et d’une
volonté, soit de les conserver si on en profite, soit de les miner s’ils nous dominent,
tout est idéologique et toute la topographie idéologie-utopie se ramène à Ôte-toi de
là que je m’y mette.
Ce que je définis comme le holisme a pour axiome que ce qui fait différer de moi les
convictions autres que les miennes, ce ne sont pas des raisonnements autres, mais
autre chose que des raisonnements: des passions, des mythes, des préjugés, des
intérêts, des conditionnements, des appartenances (de classe, de sexe, d’ethnie etc.).
Le fait d’avoir trouvé ou désigné cet autre est censé constituer une explication
suffisante. Les convictions et les raisonnements des gens ne sont pas fondés et
opérés, ils sont causés.
448
depuis le Siglo de Oro: les héros de roman, de Don Quichotte à Madame Bovary,
se «prennent pour d’autres» et toute l’intrigue et la destinée qu’on leur attribue tient
à ce trait.6 Mais je sais aussi que les explications par dédoublement ont le défaut
d’être des explications faciles, contradictoires et non falsifiables. Non falsifiables
d’abord, parce qu’il y a toujours, autour des idées et des sujets qui les soutiennent,
un milieu donné, des intérêts, des conditionnements possibles, les signaler n’est pas
en démontrer l’effet déterminant. Non falsifiables et contradictoires: l’agent saurait
que telle théorie est fausse, il serait cependant tellement esclave de ses
déterminations sociales, de ses passions, de ses intérêts pour être convaincu, en un
autre secteur de sa tête, de la vérité de cette théorie.7 Et même, s’il est «aliéné» ou
si je décide qu’il l’est, il saurait en outre que cette théorie est contraire à ses intérêts
tout en étant également fausse et injuste, mais il y adhèrerait tout de même mordicus.
Ouvrier aliéné, il endosserait ainsi l’idéologie dominante; femme aliénée, les valeurs
patriarcales. Cette explication qui marche à coup sûr et à tout coup et qui suppose
que je connais ses intérêts «authentiques» mieux que le sujet que j’observe en le
plaignant de mon haut, peut difficilement passer pour satisfaisante.
Le holisme a une longue histoire qui remonte à Francis Bacon et sa théorie des
Idoles, à la critique des préjugés au 18e siècle. «L’élan vital», la «volonté de
puissance» sont des notions qui relèvent typiquement de ce paradigme. Avec le
freudisme et la théorie de l’inconscient, avec le marxisme vulgaire et ses
«déterminations de classe», avec une bonne part de la tradition sociologique qui
aboutit en France à l’œuvre d’un Pierre Bourdieu, le holisme regroupe un immense
secteur de la pensée moderne.
6
Jules de Gaultier, subtil philosophe oublié de la triste Belle époque, avait appelé bovarysme
(il pensait bien entendu à l’héroïne de Flaubert) l’incapacité pour les humains de vivre sans
se concevoir autres qu’ils ne sont. Le «bovarysme des collectivités» (qu’il aborde au chapitre
IV du Bovarysme) permet à chacun de leurs membres de jouer son rôle dans l’illusio
collectivement entretenue, illusion de participer à une action noble et décisive face à un
monde désolant.
7
Cf. Boudon, Idéologie, 77.
449
La question n’est pas de nier, ce que nul ne suggère, que les agents sociaux subissent
des influences et des conditionnements, qu’ils pensent en partie par imitation, que
leurs choix, si raisonnés soient-ils, tiennent jusqu’à un certain point à leurs intérêts
par exemple et jusqu’à un autre point à leurs «passions». Demeurant sur le terrain
de l’analyse du discours et de la communication persuasive, je ne suis toutefois, pas
plus qu’un Raymond Boudon, un utilitariste: si l’individu social n’était mu que par
ses intérêts (matériels et individuels), ses «raisons» alléguées ne seraient jamais que
des alibis rhétoriques en effet.
La question n’est pas de cesser d’expliquer partiellement une doctrine ou une théorie
en se référant aux circonstances historiques et sociales de son émergence; le
problème commence pourtant au moment où on considère que l’élucidation de ces
circonstances, transmuées en déterminations, épuise l’explication requise.8
Comprenons-nous bien: la question, finalement, est de savoir si les discours, les
argumentations et les explications que les acteurs donnent de leurs convictions
peuvent et doivent être annulés et écartés pour que le savant regarde ailleurs et les
explique intégralement par des motifs autres que des raisons, par des déterminations
qui formeraient explication suffisante et rendraient négligeables les raisons
alléguées.
8
Par ailleurs, les objections immédiates se trouvent sans peine: Guizot, Royer-Collard,
Benjamin Constant, Saint-Simon, Enfantin, Considérant appartiennent à la même époque,
à la même éducation et à la même classe; ce qui doit intéresser est que leurs pensées diffèrent
du tout au tout.
9
C’est bien le sens premier d’idéologie: toute pensée décalée du réel et de la praxis.
450
derrière des justifications, des «rationalisations». C’est Freud. Tout n’est pas faux
ici, mais un modèle herméneutique exclusif et à sens unique extrapolé de cette
logique du soupçon est à coup sûr stérile.
10
De Regnard.
11
Boudon.
451
ne voit pas le monde tel qu’il est: «aliénation, fausse
conscience».12
Par ailleurs, si dans la même culture à la même époque, la même classe, le même
milieu etc., deux individus du même sexe, comme il advient constamment,
entretiennent des convictions diamétralement opposées, il me faudra expliquer un
peu cette détermination sociale qui engendre tout et son contraire. L’idéologie du
soupçon n’est pas non plus en effet à l’abri de l’accusation d’esquiver le principe de
non contradiction: si mon idéologie est conforme à mes intérêts, ça marche; si mes
convictions vont contre mes intérêts, je suis «aliéné» et ça marche encore.
L’explication holiste a quelque rapport avec ma réflexion dans ce livre sur les
coupures cognitives. Le sociologue, spécialement le sociologue peu ou prou militant,
a de bonnes raisons de croire que les raisons des autres ne sont pas à prendre au
sérieux. En effte, il ne pense pas du tout comme eux et il se sent rationnel, il faut
donc, sinon qu’ils soient fous, du moins qu’ils soient «aliénés» par quelque chose.
Puisque les raisons plausibles que j’envisage ne me font pas penser comme ça, il faut
qu’il y ait à cette pensée des causes occultes à trouver et je les trouverai dans les
structures sociales.
Le Modèle du calcul économique pose, non que les individus calculent et agissent
au mieux de leurs intérêts, qu’ils calculent les risques, coûts et bénéfices d’une voie
d’action, mais qu’ils agissent comme si ils avaient, statistiquement parlant, fait ce
calcul. La théorie des choix rationnels conduit à des lois économiques élégantes et
puissantes. Ce que nous savons de la Fourmi répond bien au calcul économique,
mais la Cigale a aussi ses raisons et le sociologue qui n’est pas l’économiste doit
expliquer les Cigales aussi. Le Modèle rationnel généralisé, MRG qui excède les
12
Boudon, Cognition, 50.
452
paramètres de l’Homo economicus consiste à donner à comprendre ces raisons non
moins que celles de la Fourmi et, les ayant fournies, de les tenir pour une explication
suffisante de l’attitude et de l’action des uns et des autres. Le Modèle rationnel
généralisé développé par Raymond Boudon pose que les croyances et les décisions
reposent sur des raisons que le sociologue peut découvrir et objectiver, raisons qui
peuvent être parfaitement fausses objectivement et qui peuvent être basées sur des
valeurs elles-mêmes déraisonnables, les erreurs qui entachent nos croyances
n’excluant pas leur rationalité informelle et leur intelligibilité à cet égard.
Boudon admet bien qu’on peut avoir des idées «douteuses, fragiles ou fausses» en
même temps que de bonnes raisons d’y adhérer. Ces raisons ne sont pas à écarter;
au contraire, une fois postulées et attribuées à un individu idéaltypique, elles
procurent une explication suffisante à l’intérieur de circonstances elles-mêmes
circonscrites dans un cadre économique, politique, culturel particulier. Simplement,
ce «cadre» qui encadre et influence, n’est pas la «raison» de la croyance. Que des
facteurs affectifs la favorisent aussi, comme il advient, ne veut pas dire et ne permet
pas de conclure que l’affectif en est la source unique et l’explication. J’adhère à un
axiome heuristique de Raymond Boudon qui me paraît simple et fécond:
Le mérite du MRG est dans ce qu’il exclut: les fameuses «boîtes noires»,
l’aliénation, la mauvaise foi, les prétendues catégories psychologiques utilisées
comme alpha et omega, comme: rigidité mentale, conformisme, personnalité («—
autoritaire» etc.) La force des arguments qui vous persuadent ne tient pas à votre
«socialisation», lequel concept fait penser à la «vertu dormitive de l’opium», mais
au fait, qui est celui à expliquer, que vous croyez à ces arguments et que vous êtes
prêt à les soutenir.
13
Études. II 184.
14
Idéologie, 94.
453
impersonnelle qui ressemble à leur rapport au pouvoir en Prusse: cette raison qu’on
leur prête est peut-être la bonne, mais elle est étrangère à celles qu’ils auraient pu
donner. Cette objection vaut encore mieux pour la façon dont Max Weber explique
pourquoi le centurion romain est plutôt monothéiste et le paganus plutôt polythéiste,
explication rationnelle mais qui vient plusieurs siècles trop tard et n’est venue à
l’esprit d’aucun Romain du Bas Empire. Durkheim dit bien que «les raisons par
lesquelles le croyant justifie sa foi peuvent être et sont généralement erronées» —
autrement dit, lui ferais-je dire, les vraies raisons sont celles du sociologue et telles
qu’elles n’auraient pu être conçues par les acteurs concernés.
Si le MRG admet que je peux avoir de bonnes raisons d’en soutenir mordicus de
mauvaises, il me semble que la méthode s’autodétruit en un calembour. C’est jouer
sur les mots et à ce compte tout ce qui est jugé d’abord irrationnel devient explicable
de quelque façon. C’est pourtant ce que dit Boudon en expliquant les «tendances
illibérales» des intellectuels français: «ils tendent à ne retenir que les données qui
confirment leurs convictions et à n’accepter les leçons du réel que lorsqu’ils sont mis
au pied du mur.»15 Que des dénégations, des idées délirantes, des raisonnements
illogiques, que le dédain des faits puissent avoir des «raisons» (dans le sens de
motivations, liées à des intérêts dans le meilleur des cas et, dans le pire, contraires
mêmes aux intérêts «matériels»), c’est fort bien mais cela nous ramène à la
conception holiste et à la «schizophrénie» du sujet qui sait qu’il a des motifs
d’adhérer à des raisonnements irrationnels et des motifs de se cacher qu’ils le sont.
En outre, les mauvaises raisons sont conscientes et les bonnes raisons-motifs sont
inconscients; on retrouve le modèle culturaliste.
Le monde dans sa facticité ne dit rien, il ne raisonne pas. Pour argumenter sur le
monde, il faut d’abord que je le simplifie et que je l’ordonne. Pour ce faire, il faut
que j’aie des critères d’ordonnancement et d’élimination. Puis, il faut que je le
confronte à des irréels, des notions dont je dispose, des types, des valeurs, des
paradigmes, des schémas. Il y a sans doute des phénomènes réguliers dans le monde,
mais il n’y a pas de raisonnements qui en émanent. Rien ne me garantit l’adéquation
15
Pourquoi, 71.
454
des choses et des mots, des processus et des inférences: c’est bien pourquoi
j’argumente. L’universel (les valeurs universelles) n’est pas donné et il est même,
me semble-t-il, d’ordre contrefactuel, il résulte de raisonnements apagogiques
institués contre le cours du monde.
Je crois que toute réflexion sur l’exercice de la raison doit englober et expliquer et
les raisonnements du bon sens et la capacité presque illimitée du théologien, du nazi
ou du paranoïaque à accumuler des raisonnements chimériques ou imbéciles et des
raisonnements qui semblent conçus pour offusquer et distordre leur rapport au
monde. Elle doit poser que, sinon la Raison ontologique, du moins l’activité de
raisonnement sert autant à cacher le monde, à l’occulter en lui substituant des êtres
de raison, à nier la malencontre du réel qu’à l’appréhender lucidement et à le
regarder en face.
On est frappé de voir combien les gens qui adhèrent à une doctrine certaine, à une
explication définitive, quand le monde leur échappe et les dément, font, non pas un
effort d’observation et de pénétration plus nuancée, mais un inflexible effort
additionnel de logique. Rien n’est plus logique qu’un théoricien anarchiste de La
Révolte quand les choses vont au plus mal:
16
Raison, 159.
455
...nous avons toujours cherché à nous appuyer sur la logique, le
raisonnement et l’argumentation, au risque de passer pour des
doctrinaires et des pions.17
Raisonner consiste à conjurer et maquiller ce qui, dans le réel, dans le cours des
événements, et par rapport à ce que je crois en savoir, est sinon intégralement
absurde du moins par quelque côté inexplicable et déraisonnable. Ce dont témoigne
le modèle philosophique de Hegel avec son devenir-raison de l’histoire (et celui de
tous les hommes de son temps, Saint-Simon, Buchez, Colins, Comte...) Car enfin,
s’il est quelque chose qui n’est pas réductible à une rationalité, c’est bien le devenir
historique.
La raison est, par la nature de ses opérations mentales et leur illimitation, plus
rationnelle que l’empirie à laquelle elle s’applique vaille que vaille: elle tend à y
mettre de la stabilité, de la cohérence, de la systématicité, de la structuration, du
binarisme notamment. À y mettre du sens tout simplement: que faire d’une
coïncidence sinon chercher en quoi elle peut être «significative»? Or, voici bien
17
La Révolte, III, 7 (1889), 1.
456
l’amorce de ce que nous avons appelé la Logique paranoïaque. Celle-ci est ce que
je dis depuis le début: non une forme de «folie», mais un effort excessif de
rationalité face à un monde qui ne l’est pas à ce point. Rien ne relève du hasard ni
de l’involontaire dans cette Logique, ni ne se perd dans des enchaînements de causes
diverses, tout a été prévu et calculé.
Derrière les diverses logiques que nous avons décrites et derrière ce que nous
pouvons y trouver ici et là d’irrationnel, il y a une rationalité frustrée qui a voulu
trouver dans le monde plus de raison que celui-ci ne peut en offrir. Les idéo-logiques
sont des machines à avoir raison contre les malencontres du devenir. De toutes les
définitions du socialisme, celle qui va droit au cœur des choses est celle d’Edward
Hyams: «Socialism is the name we give to a rational attempt to give expression ...
to an irrational belief in immanent justice».20
«Pourquoi ma fille est-elle morte? je l’aimais tant!» Est-ce une vraie question ou
l’expression absurde d’un grand chagrin? Et si c’était une vraie question, même si
aucune réponse satisfaisante ne peut y répondre?
18
Taguieff, Foire, 80.
19
C’est en quoi Popper a raison qui voit dans le respect de l’expérience et le fait que ce qui
prime ce n’est pas la logique mais la confrontation l’essentiel de ce qui distingue la science
de la métaphysique.
20
Hyams, Edward. The Millenium Postponed. London: Secker & Warburg, 1974, 3.
457
question directe: Qu’est-ce qui ne va pas avec le raisonnement? Mais il y a des gens
qui poseraient plutôt la question: Qu’est-ce qui ne va pas avec le monde? L’eurêka
typique des idéologues est le moment où leur raison leur fait trouver le monde
absurde — ce qui le condamne logiquement autant que moralement. Ainsi du
capitalisme pour les hommes de la Deuxième Internationale:
C’est bien pourquoi, parmi les philosophes modernes, il en est beaucoup qui ont
douté que la raison raisonnante puisse s’appliquer utilement aux affaires de la vie.
Pour Schopenhauer, le monde est passionnel et irrationnel, rien ne sert de lui
appliquer une exsangue raison pure. Pour Søren Kierkegaard, le recours à la seule
raison est le cas par excellence de l’«inauthenticité» existentielle. La raison a failli,
elle ne comprend pas les questions vitales etc. Les vérités morales sont
indéfendables car infondables, elles sont le masque de la rancune des faibles et des
21
Deslinières, Lucien. Qu’est-ce que le socialisme? Bois-Colombes: L’Auteur, 1907, 17.
22
Pourquoi nous sommes socialistes? Paris: Quillet, 1913, 1.
23
Rappoport, «Le rachat du capitalisme», Le socialisme, vol. 1908.
458
incapables. Même venu à ce point, le philosophe raisonne encore pour voir ce qu’on
peut tirer de la raison s’obstinant face à un monde absurde. Si le Cosmos est
dépourvu de sens, si Homo sapiens est un animal dénaturé, si la destinée humaine
est un bref instant qui ne laisse pas de trace, si l’idée d’une communauté juste et
bonne est une illusion sans avenir, que conclure? On peut du reste, rien ne l’interdit,
conclure dans un sens plus roboratif et trouver — en combinant absurdité et
humanisme — de la grandeur, une vaine grandeur, dans la protestation de rationalité
que les hommes manifestent en argumentant inlassablement sur un monde absurde:
24
Mythe, 37.
459
régime fasciste, dans l’apartheid et que je les approuve ou que je veux simplement
y survivre, j’ai automatiquement les «raisons» qui vont avec et qui légitiment mon
adhésion et le cours de mes actions. Ces raisons me semblent excellentes du seul fait
déjà qu’elles réduisent la dissonance entre mes idées et mes actes — alors qu’elles
vont sembler «folles» au monde extérieur. Je tiens pour bons les raisonnements qui
me rendent tolérable ou moins intolérable mon rapport au monde immédiat.
Argumenter revient alors notamment à trouver des «raisons» à des systèmes sociaux
injustes, des mœurs déraisonnables, des sentiments absurdes collectivement
inculqués; ces «raisons» ne sont pas des dispositifs à dévoiler la réalité du monde ni
à le regarder tel quel, elles sont des manteaux de Noé qui dissimulent l’obscénité du
monde.
Je rappelle la notion de dissonance chez Leon Festinger et ce que j’en tire dans le
contexte de ce livre. Les humains se mettent surtout à produire des argumentations
lorsqu’une discordance de nature concrète s’est introduite dans leur monde. Je suis
profondément anti-raciste, ... mais j’envisage de retirer mes enfants de l’école où les
noirs ou bien les petits Arabes «font des problèmes». Ici, il s’agit de trouver vite de
bons arguments pour réconcilier ces deux logiques. Le psycho-sociologue Festinger
suppose suprême chez l’homme le besoin de cohérence. Il ne s’agit pas de
rationalisations freudiennes, de raisons données à des sentiments dont les motifs
inconscients nous échappent. Il s’agit d’argumenter contre un inconfort rationnel
conscient. De (me) convaincre notamment que mes conduites sont déterminées par
moi et non par les circonstances. De me justifier aux yeux des autres et à mes yeux,
de ne pas me désavouer moi-même. L’argumentation intervient ici a posteriori et
elle a pour fin de rendre compatibles entre elles mes opinions diverses, par exemple
sur le gouvernement, sa politique internationale, nationale, locale, mes alliés, mes
ennemis, mes collègues, mes voisins.
Ceci expliquerait que les raisonnements offerts par «les autres» me semblent souvent
non seulement fous mais hypocrites: ils colmatent tant bien que mal des dissonances,
mais je perçois tout de même celles-ci à travers des rationalisations que je vois pour
ma part comme des dénégations. En politique, si j’approuve certains points de la
politique de la droite et déteste certains aspects de la politique de gauche — et si je
me sens irrévocablement «de gauche», il me faut raisonner tout ceci pour que cela
retrouve de la cohérence. Il y a de très bonnes raisons (de coût psychologique) à
accepter son choix de carrière, les valeurs de son milieux, son sexe et sa destinée;
il reste à trouver les arguments ad hoc. Il y a des raisons un peu moins bonnes, mais
tout de même, de se soumettre à l’opinion publique, à l’idéologie dominante et cette
soumission ira mieux si je me trouve des «raisons personnelles» d’y adhérer et si je
me convaincs que je me comporte en fonction de «mes» idées.
Personne, en dehors d’un laboratoire, dans la «vraie vie», n’a jamais toutes les
données possibles et pertinentes, ni le souci de les rassembler, ni tout le temps de les
460
tester et de les évaluer, de sorte qu’il est à peu près raisonnable de prendre des
raccourcis, de simplifier en noir et blanc, de laisser de côté de la complexité peu
maîtrisable, d’extrapoler et de généraliser, de se donner des conclusions qui
excèdent les données, qui passent sur l’inconnu et l’ignoré, et des conclusions plus
fermes et plus susceptibles d’asseoir une décision qu’il n’est «logique». La plupart
des choses recensées comme «sophismes» sont raisonnables comme des raccourcis
de la pensée et des moyens de sortir de l’incertitude.
Par ailleurs, les raisonnements dont nous nous occupons se font dans la langue
naturelle ou plutôt, quelque effort que fasse les langues juridique ou sociologique
25
Cours de philos. positiv., VI 457. Comte déclare avoir découvert les quinze principales lois
sociologiques, avec lui, «l’esprit scientifique a atteint son degré suprême». La découverte par
Comte des lois de cette science était le grand sujet d’admiration de Littré, «Avoir assujetti
les phénomènes sociaux au régime scientifique est capital. Car maintenant dans la décadence
de toute théologie et de toute métaphysique, c’est l’unique condition du ralliement des
intelligences.»
26
Psychologie du socialisme, 449.
461
ou psychologique pour axiomatiser, dans les secteurs mous de la langue et du
lexique. Quand je dis : Jean est «malhonnête», ou «sournois», ou «généreux» ou
«vulgaire», je ne dis rien d’aussi précis que «acide» ou «basique» ou «soluble». (Il
y a une solution, désespérée, en psychologie: le behaviourisme qui consiste à
débarrasser une fois pour toutes le discours des «états intérieurs» du sujet observé.)
Le réel avec ses quasars, ses chromosomes, ses individus singuliers et leurs passions
secrètes ne nous est jamais connu que très lacunairement, très partiellement, avec
beaucoup d’incertitudes et de possibilités d’erreur. Nous percevons surtout des
effets, des résultats; fort peu des processus, des mécanismes exacts. Nous ne savons
pas bien ce qui se passe dans la tête de nos amis les plus intimes, nous ignorons à
jamais leurs chagrins, leurs peurs, leurs espoirs et nous raisonnons et débattons pour
substituer une connaissance artificielle, sommaire et conjecturale à cet abîme
d’ignorance, c’est à dire pour croire connaître. Que connaissons-nous du reste avec
précision et certitude du monde naturel et que connaissons-nous même et maîtrisons
pleinement de nos institutions sociales et de nos techniques.27
Nous raisonnons avec des mots achroniques sur un monde changeant: “Socrate est
chauve”, mais quand l’est-il devenu? Le raisonnement est statique alors que le réel
n’est pas une structure intemporelle; il est est un déroulement et, de mon présent
immédiat, vaguement ou plutôt partiellement connu, je raisonne sur le passé
insondable et peu vérifiable (même le plus récent) et sur l’avenir imprévisible avec
ses chaînes de conséquences trop longues pour que je les mette en «sorite».Je
projette l’argumentation sur le passé et l’avenir et je me donne l’illusion que le
présent peut les contenir.
27
Ce sont des erreurs collectives de raisonnement qui accompagnent Three-Mile Island,
Seveso, Tchernobyl.
462
La volonté rationaliste d’abolir l’inconnu et ses peurs, et de percer l’invisible est
bonne en son principe, même si elle est aussi trompeuse et excessive et qu’elle invite
à raisonner dans le vide des spéculations et dans le chimérique. Car Hamlet devrait
ajouter qu’il y a aussi plus de choses, hélas, dans la «philosophie» qu’il n’y en a dans
le monde. Qu’il y a peut être des spectres dans le monde, comme le suggère le
premier acte du drame, mais qu’il y a des spectres intellectuels et ratiocinants en
grand nombre aussi dans la tête de ceux qui raisonnent. Il est toujours possible, au
nom de la raison, de franchir les bornes du connaissable et d’avancer de chimère en
chimère. Il est toujours possible d’énoncer des «lois» là où je ne suis sûr de rien. La
rencontre fatale entre la finitude des systèmes sociaux et l’inconnaissable du devenir
historique sont les conditions mêmes de ce que nous avons appelé les Grands
récits.28 L’histoire s’est mise à dévoiler des lois et des déterminismes, elle a fait
raconter au passé l’avenir de l’humanité et démontré la moralité immanente des
entreprises humaines légitimes, celles qui allaient dans son «sens», au moment même
où l’ouverture des possibles, les mutations et l’augmentation de l’imprévisible liés
à la première «globalisation» accroissaient l’incertitude, qui avait été sensiblement
moindre dans les sociétés routinières.29
Tout ce qui est énonçable, tout ce qui est argumentable n’est pas de l’ordre du
connaissable ipso facto — c’est une conquête de la science que d’être un dispositif
qui, au contraire des vieilles métaphysiques, dit: ceci est une phrase correcte, ceci
a les apparences d’un questionnement, d’un raisonnement, mais les apparences
seulement parce que cela ne se réfère à rien. Question d’un lycéen dans un
planétarium: Qu’est-ce qui se passait avant le Big Bang? La phrase est intelligible,
bien formée, mais la bonne réponse n’est pas «On ne sait pas», mais: ceci ne sera
jamais de l’ordre du connaissable.
28
Voir Debray, Critique.
29
C’est un peu ce que dit Taguieff, Foire, 79.
30
Gauchet, Marcel. Un monde désenchanté? Paris: Éd. de l’Atelier / Éd. ouvrières, 2004,
164.
463
contraintes instituées d’une communauté savante sourcilieuse, est une machine à
produire des raisonnements échappatoires infinis qui protègent de tout démenti
radical et de toute réfutation insurmontable. Je puis continuer à argumenter (et je le
pourrai indéfiniment jusqu’au jour où cela n’intéressera plus personne) que le projet
révolutionnaire léniniste était excellent en soi et narrer et construire l’histoire de
1917 à nos jours comme ne prouvant absolument rien contre lui. Au contraire tant
qu’à faire!31 Aucune falsification au sens fort ne m’empêchera de le faire et de
persister. Ici encore, l’observateur extérieur à de telles convictions toujours
rafistolées tend à qualifier de déraisonnables les épicycles explicatifs obstinés et leur
irréfutabilité alléguée. Aucun «fait» ne prouve rien contre la thèse soutenue — sauf
le fait qu’une thèse que rien ne réfute ni n’altère peut être dite en dehors de la raison.
Qu’il soit possible de raisonner pour maquiller la réalité et pour fuir la réalité, c’est
fâcheux et depuis Platon et Aristote face aux Sophistes, les esprits véridiques ont
cherché des règles pour empêcher que cela n’arrive et à tracer une frontière nette
entre raisonnements valides et odieux sophismes.
31
W. V. O. Quine s’exaspère d’un cas non moins bien documenté: «Cigaret manufacturers
proudly announced that they were about to have independent researchers prove that there was
not, after all, any causal connection between cigaret smoking and lung cancer.» Quine, Web,
7.
32
Cité par Plantin, Argumentation, 13.
464
en face de quelque chose d’impensable autant qu’intolérable. Quelque chose qui
donne le vertige et qui – comme le soleil et la mort – ne se peut regarder en face.
Les idéologies progressistes sont des tissus d’apories à mesure même de leur
volonté de connaître globalement et de mobiliser les humains en donnant du sens
(signification et direction) à un univers social et historique qui se dérobe
constamment à la cohérence, à la clarté axiologique d’impératifs maîtrisables et à
l’univocité. Pour tout dire, alors que les idéologies de conservation et de maintien
des intérêts et des pouvoirs en place peuvent avoir une certaine cohérence opératoire
sectorielle, ce sont les idéologies-utopies d’émancipation et de transformation du
monde qui sont les plus chimériques, intrinsèquement illogiques et «intenables».
Ceci, Georges Sorel, Karl Mannheim l’avaient bien vu malgré toutes les difficultés
qu’il y avait à consentir à le voir. L’idéologie socialiste et l’utopie collectiviste qui
en forme une composante essentielle et la pars construens du raisonnement, en tant
que «système», présente ce caractère d’être une construction colmatée où les
contradictions dissimulées sont d’autant plus frappantes, une fois décelées, qu’elle
s’est donnée pour une panacée et la solution de tous les problèmes sociaux. Je ne
veux pas seulement parler d’inconséquences locales, de simplifications,
33
Bigot de Morogues, Pierre-Marie Sébastien, baron. Du paupérisme, de la mendicité et des
moyens d’en prévenir les funestes effets. Paris: Dondez-Dupré, 1834, 19.
465
d’aveuglement à percevoir les perversions pratiques probables de principes abstraits.
Les apories sont tissues dans la pensée même et dans ses valeurs fondamentales.
Elles sont probablement constitutives de toute construction de l’esprit qui prétend
totaliser dans l’harmonie non contradictoire un monde irréductiblement conflictuel
et imparfaitement connaissable.34
Une théorie de la rationalité qui ne se donne pas comme objet important les débats
byzantins sur le sexe des anges est partiale et fallacieuse dans ses prémisses. Les
humains au cours des siècles ont beaucoup plus débattu et argumenté sur le sexe des
anges (et sur la souveraineté du peuple, et sur la Révolution prolétarienne) que sur
la question de manuel, «Étant donné deux lignes de métro, quelle est celle qui me
permettra le mieux d’atteindre ma destination?» Toute théorie du raisonnement doit
distinguer résolument argumentativité et rapport à l’empirie. Je constate que les
théoriciens de la logique naturelle se gardent de le faire car cela ruinerait leur
démarche et qu’ils introduisent du coup, subrepticement, dans leurs banaux et
innocents exemples un biais systémique. Comme toute philosophie normative, la
logique naturelle se donne d’abord une «situation normale» de raisonnements sur le
concret, normale qui ne l’est pas du tout. Du théologien au paranoïaque, on
n’argumente jamais autant et aussi bien que quand on a perdu tout rapport avec le
réel. La démonstration rhétorique fonctionne très bien dans le vide, plutôt mieux que
dans le plein.
Je lis les journaux de la mi-juillet 2005. Le débat sur les bébés morts sans baptème
reprend: vont-ils, en fin de compte, dans les Limbes ou non? De grands théologiens
contemporains doutent que les Limbes soient compatibles avec la justice de Dieu.
Voici un bon argument, non? Le plus grand ensemble de raisonnements religieux est
aussi le plus rhétoriquement subtil et difficile, c’est la Théodicée: la Bonté et la
Sagesse de Dieu prouvées par le mal omniprésent et le désordre de la Création, il
fallait le faire, on a beau dire — et ça marche. L’Église a édifié ainsi, admirent les
logiciens, un corpus théorique «d’une prodigieuse inventivité logique».35 Dieu est
juste, mais l’innocent souffre en règle générale ici-bas, tandis que le scélérat vit et
meurt heureux; Dieu est tout puissant, mais l’homme est libre: la théologie persuade
que ces propositions n’offrent aucune contradiction et que tel est l’ordre harmonieux
du monde.
34
Voir mon Utopie collectiviste, 1992.
35
Deconchy, Psychologie, 30. C’est peut-être d’ailleurs le caractère déraisonnable des
propositions qu’elle agence entre elles qui, paradoxalement, stimule ce type de logique
formelle jusqu’au paroxysme dit «scolastique». 41.
466
Le credo quia absurdum attribué à Tertullien est exceptionnel: les théologiens ont
toujours raisonné la foi et l’ont démontrée, même si la religion se fonde sur une
Révélation. Les miracles et les prodiges doivent se comprendre rationnellement et
ils ont un rôle rationnel dans la représentation du monde. Les énoncés religieux sont
infalsifiables sans être nonsensical (comme le voulait Carnap), insensés: aucun
malheur immérité ne réfute que «Dieu est Amour» et aucun massacre commis en son
nom, que votre religion est une «religion de paix». Les croyances religieuses sont bel
et bien falsifiables, disent les esprits religieux: vous verrez à la Fin des temps ou
après votre mort, si la religion n’était pas la vérité. Nul, pas même Karl Popper, n’a
dit que, pour une falsification éventuelle, il ne faut pas attendre les circonstances
probantes! Et les axiomes scientifiques, comme «Tout phénomène a une cause», ne
sont-ils pas des «croyances» nécessaires?
36
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année. Paris: «L’Organisateur», 1831, 106,
italiques de l’original.
37
Voir mon essai Le marxisme dans les Grands récits.
467
tout autre nature qu’une prophétie, «les socialistes d’aujourd’hui se sont mis à
l’école des faits, dit Guesde, ils ne prophétisent pas, ils observent et concluent.»38
L’idée stoïque que les idées justes finissent par vaincre les préjugés les plus
enracinés et les routines, idée qui fut celle de tous les bienfaiteurs incompris, des
38
Double réponse à MM. de Mun et Paul Deschanel. Paris: S.N.L.E./Bellais, 1900, 12.
39
Conjectures, 359. Il ajoutait il est vrai qu’on ne peut toutefois obliger les gens à vous
écouter avec des arguments ni convertir par des arguments les gens qui écartent toute
argumentation.
468
savants moqués, des découvreurs de vérités nouvelles est un topos romantique, rien
de plus. Je l’ai très souvent rencontrée en lisant les premiers prophètes du
socialisme. La vérité des Grands récits était une vérité qui, si elle ne persuadait pas
encore tous les hommes, enlisés dans le préjugé et l’erreur, avait simplement pour
elle l’avenir. Elle avait le temps. Hoéné Wronski, un autre romantique oublié,
présente avec cette confiance impavide dans l’avenir sa singulière doctrine, le
«Messianisme»:
«Nos idées sont justes, sacré pétard, nous finirons par avoir raison»,40 l’anarchiste
Père Peinard le redit en ce style argotique qui faisait son succès vers 1890, la vérité
historique a le temps pour elle car elle a l’avenir pour elle. Elle est immunisée contre
les désillusions du présent. Elle peut ne persuader encore personne, mais elle
prévaudra.
Les humains argumentent et débattent, ils échangent des «raisons» pour deux motifs
immédiats, logiquement antérieurs à l’espoir, raisonnable, mince ou nul, de
persuader leur interlocuteur: ils argumentent pour se justifier, pour se procurer face
au monde une justification (au sens des théologiens comme au sens sociologique de
40
Le Père Peinard, 16. 2. 1890, 10.
469
Luc Boltanski et Patrick Thévenot)41 inséparable d’un avoir-raison – et ils
argumentent pour se situer par rapport aux raisons des autres en testant la cohérence
et la force qu’ils imputent à leurs positions, pour se positionner (avec les leurs
éventuellement) et, selon la métaphore polémique, pour soutenir ces positions et se
mettre en mesure de résister. La pragmatique argumentative désigne un effet
perlocutoire, «convaincre», mais il s’agit dans la plupart des circonstances d’une
feinte ou d’une convention, d’un moyen de l’intention justificatoire. Justification et
positionnement sont au contraire des visées psychologiques et pragmatiques
immanentes. Si je donne «mes raisons», celles-ci sont censées satisfaire l’obligation
où apparemment je me trouve de répondre à une demande de justification. La
conscience de soi se confond avec le désir de se justifier vis-à-vis d’un auditoire
raisonnable. Plus exactement, ce moi qui se justifie en argumentant est plutôt un
surmoi, plus honnête, plus appliqué à raisonner juste, plus désintéressé et plus au
seul service de la primauté de la raison que les humains ne sont et que ne l’est
l’argumentateur concret.
41
De la justification. Les économies de la grandeur. Paris: Gallimard, 1991.
42
Wittgenstein qui était assez déprimé à la fin, disait qu’au bout du compte, tout ce que je
peux dire, c’est: C’est comme ça que je fais, c’est comme ça qu’on fait.
43
Je n’ai pas eu l’occasion de dire combien les Fables de La Fontaine forment une théorie
de l’argumentation.
470
la raison, que l’on utilise des arguments convaincants, qui devraient être acceptés par
tout être raisonnable.»44 Je ne fais aucunement de la mystique ici, je suis Chaïm
Perelman et me crois dans un constat empirique: c’est ici que je ferais intervenir
l’Auditoire universel comme cet «être de raison» devant lequel, même si nul ne
m’écoute ou nul ne m’approuve, je semble chercher inlassablement à me justifier.
C’est une entité transcendante qui évalue non seulement mes arguments, mais juge
de ma bonne foi, de ma sincérité, de mon esprit de justice. Il y a une discordance
immanente, si je puis dire, au discours argumenté, même le plus personnel, le mieux
ciblé et individué. On argumente devant un destinataire déterminé, mais
l’argumentation, pour être telle, c’est à dire pour n’être pas tout uniment une
influence ad hominem, doit passer au dessus de sa tête et s’adresser, comme disaient
les Anciens, «à tout Homme éclairé des lumières de la raison». L’Auditoire universel
n’est pas une chose tangible, il est un spectre postulé par l’argumentateur dès qu’il
ne se remet pas sans appel à l’auditoire particulier. Un auditoire universel spectral
prolonge ou enveloppe ou dépasse nécessairement l’auditoire réel et c’est à lui que
s’adresse l’invocation de valeurs universelles et de principes logiques dont je
ponctue mon discours. À ce point précis, il me faut en effet invoquer l’Unité de la
raison, non comme une essence des vieilles métaphysiques, mais comme ce spectre
postulé par l’acte de raisonner publiquement. La justification, c’est chercher à faire
dire à un Arbitre spectral que je pense conformément à la raison et la justice, et que
je fais bien d’essayer de communier en elle avec les autres. Admettons que seul le
silence des espaces infinis répond à cette prétention, c’est pourtant ce que
l’argumentateur, ce que tout argumentateur s’obstine à faire.
44
Perelman, Log. Juridique, 107.
45
Christie, in Haarscher, Chaïm, 49.
471
Les vieux traités le disent à leur façon en exposant que le rhéteur doit connaître deux
sortes très différentes de choses: Il faut d’une part que j’étudie et que je tienne
compte de la nature, de la tournure d’esprit, des préjugés même de l’auditoire
particulier auquel je m’adresse; mais il faut que je m’adresse aussi à quelque chose
de transcendantal, au sentiment de justice, à la raison postulée de l’auditoire,
constitué fictivement, par delà ses idiosyncrasies, comme un Être de raison et
refoulant intérêts et connivences. Comme le dit Chaïm Perelman, outre la
connaissance souhaitable du public, la rhétorique propose «une technique
argumentative qui s’imposerait à tous les auditoires indifféremment» parce que
l’auditoire réel, du reste, ne se laissera pas convaincre si on lui dit que les raisons
offertes ne valent strictement que pour lui.46
Évidemment, les justifications sont des choses que nous communiquons aux autres,
mais s’ils ne nous suivent pas dans nos idées et nos conclusions, la manifestation
publique de nos «raisons» nous justifie néanmoins. La justification n’est pas une
propriété de certains raisonnements en de certaines circonstances, elle est le sens
immanent de la discordance entre argumenter et convaincre. Psychologiquement,
cela se sent bien dans une dispute, une querelle politique par exemple, dans laquelle
j’ai renoncé depuis plusieurs minutes (à supposer que je me berçais de cette illusion
en commençant) à ébranler l’autre et même à gagner la partie: je continue à
argumenter comme si un Arbitre transcendant nous écoutait et comme si j’espérais
qu’il me donnera finalement raison.
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46
Traité, 34.
47
Traumdeutung.
472
TABLE
Ø. INTRODUCTION ET HYPOTHÈSES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
1. RHÉTORIQUE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
5. CONCLUSION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457
473
Cet Ouvrage a été
achevé d’imprimer
sur les presses de
l’ Université McGill
le 15 août 2006
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