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MARC ANGENOT

DIALOGUES DE SOURDS :
DOXA, IDÉOLOGIES, COUPURES ARGUMENTATIVES
TRAITÉ DE RHÉTORIQUE ANTILOGIQUE
I

Discours social
2006
õ Volume XXIII õ
Discours social est une collection de monographies et de travaux
collectifs relevant de la théorie du discours social et rendant compte de
recherches historiques et sociologiques d’analyse du discours. Cette
collection est publiée à Montréal par la CHAIRE JAMES MCGILL D’ÉTUDE
DU DISCOURS SOCIAL de l’Université McGill. Elle a entamé en 2001 une
deuxième série qui succède à la revue trimestrielle Discours social /
Social Discourse laquelle a paru de l’hiver 1988 à l’hiver 1996.
Discours social est dirigé par Marc Angenot.

Nouvelle série. Année 2006, volume XXIII


Marc Angenot, Dialogues de sourds: doxa, idéologies,
coupures cognitives.
Un volume de 493 pages (16 par 21 cm)
© MARC ANGENOT 2006

Prix de vente franc de port au Canada: $ (CAD) 45.00.


En Europe: € 30.00 plus les frais d’envoi.

Consultez le Site web du Réseau d’analyse des idéologies et des cultures


contemporaines rattaché à la Chaire James McGill d’étude du discours social:
WWW.ARTS.MCGILL.CA/RAICC/RAICC%20ACCUEIL.HTM
et le site personnel de l’auteur: GROUPS.MSN.COM/PAGEDEMARCANGENOT

DERNIÈRES PARUTIONS DANS DISCOURS SOCIAL


21. L’énonciation identitaire : entre l’individuel et le collectif sous la direction de
Danielle Forget. $ 30.00 - € 20.00.
22. Sexe et discours social. Actes du colloque de 2004 édités par P. Choinière, Olivier
Parenteau, Guill. Pinson, Chr. Poirier. $ 15.00 ; € 10.00
25. Topographie du socialisme français par M. Angenot. $ 35.00 ; € 28.00
26. Tombeau d’Auguste Comte par Marc Angenot $ 12.00 ; ¤ 8.00

Autre titre prévu en 2006 :


24. Barbares & Barbaries aujourd’hui. Collectif édité par Janusz Przychodzeñ et Aurélia
Klimkiewicz.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Le Roman populaire. Recherches en paralittérature. Montréal: Presses de


l’Université du Québec, 1975. «Genres & Discours».
Les Champions des femmes. Examen du discours sur la supériorité des femmes,
1400-1800. Montréal: Presses de l’Université du Québec, 1977.
Glossaire pratique de la critique contemporaine. Montréal: Hurtubise, 1979.
Traduit en portugais.
La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes. Paris:
Payot, 1982. Réédité en 1995 et 2005.
Critique de la raison sémiotique. Fragment avec pin up. Montréal: Presses de
l’Université de Montréal, 1985. Traduit en américain.
Le Cru et le Faisandé: sexe, discours social et littérature à la Belle Époque.
Bruxelles: Labor, 1986. «Archives du futur».
Ce que l’on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social. Préf. de
MADELEINE REBÉRIOUX. Saint-Denis: Presses de l’Université de Vincennes,
1989. «Culture & Société».
Théorie littéraire, problèmes et perspectives, sous la dir. de MARC ANGENOT,
JEAN BESSIÈRE, DOUWE FOKKEMA ET EVA KUSHNER. Paris: Presses
Universitaires de France, 1989. Coll. «Fondamental». Traduit en chinois, en
espagnol et en portugais.
Mil huit cent quatre-vingt-neuf: un état du discours social. Longueuil:
Préambule, 1989. «L’Univers des discours».
Le Centenaire de la Révolution. Paris: La Documentation française, 1989.
Topographie du socialisme français, 1889-1890. Montréal: «Discours social»,
1991.
Le café-concert: archéologie d’une industrie culturelle. Montréal: Ciadest, 1991.
L’Œuvre poétique du Savon du Congo. Paris: Éditions des Cendres, 1992,
«Archives du commentaire».
L’Utopie collectiviste. Le Grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale.
Paris: Presses Universitaires de France, 1993. Coll. «Pratiques théoriques».
Un Juif trahira: l’espionnage militaire dans la propagande antisémitique, 1886-
1894. Montréal: Ciadest, 1994. Rééd. Discours social, 2003.
Les Idéologies du ressentiment. Montréal: XYZ Éditeur, 1995. coll.
«Documents». Réédité au format de poche, 1997.
La Propagande socialiste. Six essais d’analyse du discours. Montréal: Balzac,
1997. «L’Univers des discours».
Interdiscursividades. De hegemonìas y disidencias. Córdoba: Editorial
Universidad Nacional, 1998. «Conexiones y Estilos».
Colins et le socialisme rationnel. Montréal: Presses de l’Université de Montréal,
1999.
Les Grands récits militants des XIXème et XXème siècles. Religions de l’humanité et

3
sciences de l’histoire. Paris: L’Harmattan, 2000. Coll. «L’Ouverture
philosophique».
La critique au service de la Révolution. Louvain: Peeters & Paris: Vrin, 2000.
Coll. «Accents».
Dialogues de sourds. Doxa et coupures cognitives. Montréal: «Discours social»,
2001. Coll. «Cahiers de recherche».
D’où venons-nous? Où allons-nous? La décomposition de l’idée de progrès.
Montréal: Trait d’union, 2001. Coll. «Spirale».
L’ennemi du peuple. Représentation du bourgeois dans le discours socialiste, 1830-
1917. Montréal: «Discours social», 2001.
On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Et autres essais.
Montréal: «Discours social», 2001.
La chute du Mur de Berlin dans les idéologies. Actes du colloque de Paris, mai
2001, sous la direction de MARC ANGENOT et RÉGINE ROBIN. Édités par
GUILLAUME PINSON. Montréal: «Discours social», 2002.
Interventions critiques I, II, III, IV. Montréal: «Discours social», 2002-03. Coll.
«Cahiers de recherche». En 4 volumes.
Anarchistes et socialistes : 35 ans de dialogue de sourds. Montréal: «Discours
social», 2001. Reparu ultérieurement dans: MICHEL MURAT, JACQUELINE
DANGEL ET GILLES DE CLERCQ, dir., La parole polémique. Paris: Champion,
2003.
L’antimilitarisme : idéologie et utopie. Québec: Presses de l’Université Laval,
2003.
La démocratie, c’est le mal. Un siècle d’argumentation anti-démocratique à
l’extrême gauche. Québec: Presses de l’Université Laval, 2004. Coll. «Mercure
du Nord».
Représenter le 20ème siècle. Actes du colloque de septembre 2003 sous la direction
de MARC ANGENOT et RÉGINE ROBIN. Édités par JULIA PAWLOWICZ.
Montréal: «Discours social», 2004.
Rhétorique de l’anti-socialisme. Essai d’histoire discursive 1830-1917. Québec:
Presses de l’Université Laval, 2004.
Le marxisme dans les Grands récits. Québec: Presses de l’Université Laval et
Paris: L’Harmattan, 2005.



4
Remerciements

Je saisis l’occasion d’ exprimer ma confraternelle


sympathie aux membres de l’équipe inter-universitaire
Le soi et l’autre dans le cadre de laquelle j’ai élaboré et
retravaillé cet essai qui paraît aujourd’hui dans son état
définitif. Cette équipe était subventionnée par le
programme des Grands travaux de recherche concertée
du CRSH de 2001-2005.

Un brouillon préliminaire de cet essai a été publiée


dans la même collection en 2001 (Discours social, vol.
2); l’essai qui paraît aujourd’hui est une version
entièrement repensée et augmentée de nombreux
développements.
h

M. A.

5
6
DIALOGUES DE SOURDS
DOXA, IDÉOLOGIES, COUPURES ARGUMENTATIVES

INTRODUCTION ET HYPOTHÈSES
Êáé ðñùôïò ’åöç äõï ëïãïõ ’åéíáé
ðåñé ðáíôïò ðñáãìáôïò
’áíôéêåéìåíïõò ’áëëçëïéò
Protagoras cité par Diogène Laërce.1

Nous nous jugeons réciproquement de même:


les uns et les autres, nous nous paraissons des fous.
Saint Jérôme parlant des polémiques entre chrétiens et païens2

Though ‘tis be madness yet there is method in’t.


Polonius dans Hamlet

«L’art de persuader» et la raison des échecs

Ce livre part – comme il est de bonne règle – d’une surprise face à une évidence qui
ne semble guère perçue et face à une définition qui est universellement reçue alors
qu’elle est évidemment inadéquate. Les manuels, de jadis et d’aujourd’hui,
définissent benoîtement et classiquement la rhétorique comme «l’art de persuader
par le discours».3 Cette simple définition ne passe que parce qu’on ne s’y arrête pas.
Arrêtons-nous-y. On lui opposera alors quelques élémentaires objections: les
humains argumentent constamment, certes, et dans toutes les circonstances, mais à
l’évidence ils se persuadent assez peu réciproquement, et rarement. Du débat
politique à la querelle de ménage, et de celle-ci à la polémique philosophique, c’est
en tout cas l’impression constante qu’on a, je suppose que vous êtes comme moi.
Peut-être que du temps d’Aristote, le rhéteur persuadait ses concitoyens à coup
d’enthymèmes, de sorites et d’épichérèmes, mais il semblerait que cela ne marche
plus. Ceci pose une question dirimante à cette science séculaire de la rhétorique: on
ne peut construire une science en partant d’une efficace idéale, la «persuasion», qui
ne se présente qu’exceptionnellement. Qu’est-ce qu’un savoir qui ne pose un critère
définitoire que pour constater son échec, sa non-réalisation dans les circonstances
ordinaires de la vie?

1
Fragment DL 9.51
2
«Lettre XLV», Correspondance. Paris: Belles Lettres, 1951-1982. 8 vol.
3
Reboul, Introduction, 4. Le tout récent (2005) manuel de rhétorique de R. & S. Cockcroft
s’intitule, conformément à la tradition, Persuading People.

7
Cette première objection formulée, une autre question, plusieurs autres viennent à
l’esprit: pourquoi se persuadant si rarement, les humains ne se découragent-ils pas
et persistent-ils à argumenter? Non seulement, les individus et les groupes humains
échouent-ils très généralement à modifier les convictions des autres, mais rien
apparemment ne les décourage de continuer à essayer. Ils sont capables de soutenir
ainsi en des controverses (philosophiques, religieuses, politiques, etc.) interminables
des échecs persuasifs indéfiniment répétés.4

Et pourquoi en effet ces échecs répétés? Qu’est-ce qui ne va pas dans le


raisonnement mis en discours, dans l’échange de «bonnes raisons»? Qu’y a-t-il à
apprendre d’une pratique si fréquemment vouée à l’échec et cependant
inlassablement répétée? Quand les «sujets parlants» sont engagés dans une situation
de communication, ils cherchent à atteindre leur but – qui est de communiquer et,
en gros, on admet que ça marche. Mais quand les gens, plus spécifiquement, se
mettent à argumenter, ce qui en est une sous-catégorie majeure, la communication,
la transmission du «message» ne se passent jamais bien : ils trouvent très vite que
la partie adverse non seulement ne conclut pas de la même manière qu’eux et reste
étrangement inaccessible aux preuves soumises, mais qu’elle raisonne de son côté
de travers ou ne respecte pas certaines règles fondamentales qui rendent le débat
possible. De sorte qu’on a l’impression – et ceci forme l’autre grande question à
creuser – que quand la persuasion rate, quand le désaccord perdure, ceci ne tient pas
uniquement au contenu des arguments, pas uniquement aux différences de
perception du monde, mais à la forme, à la manière de s’y prendre, à la façon de
procéder et de suivre des règles logiques.

Je me propose, partant de ces surprises et de ces questions, de confronter dans ce


livre un ensemble de problèmes auxquels on se heurte dans tout travail sur l’opinion
publique, sur les idéologies politiques, sur l’argumentation dans le discours social,
dans les débats intellectuels – problèmes qui ne me semblent pas abordés de front
ni théorisés par les analystes du discours et par les théoriciens de la rhétorique, du

4
Cela semble une règle anthropologique : tu argumenteras, en toutes circonstances, même
dans les situations désespérées, même et surtout quand cela ne sert à rien, comme l’Agneau
face au Loup ou la Jeune Souris face au Vieux Chat. Mais pourquoi? Le silence ne vaudrait-il
pas mieux? Même face à Dieu, nous enseigne la Bible, Moïse, Abraham, Job, le simple
croyant donnent leurs arguments et supposent, d’ailleurs bien à tort, l’Éternel persuadable,
fléchissable par de bonnes raisons éloquemment défendues. Dieu écarte et réfute les
arguments de Moïse et d’Abraham et leur impose sa propre thèse – et ceux-ci s’inclinent bien
vite devant les «raisons» divines. Sont-ils réellement persuadés ou dévotement soumis?
Jéhovah argumentateur: ceci ferait en tout cas un joli sujet de thèse. Même en rêvant on
argumente toujours. Les rêves analysés par Freud dans sa Traumdeutung, et du reste rêvés
par lui souvent – voir celui de l’«Injection faite à Irma» – sont tous des argumentations,
extravagantes sans doute, mises au service d’une dénégation de responsabilité, d’une
disculpation, d’une justification de soi.

8
raisonnement et de la persuasion. La sorte de question dont je vais parler est au
contraire âprement débattue par les philosophes contemporains, mais leurs réponses
et leurs solutions (qui ont à voir avec l’évolution séculaire des «écoles»
philosophiques, avec la logique pérenne des positionnements dans le champ
philosophique) sont, comme on devait s’y attendre, contradictoires et même
antinomiques les unes des autres.

Justement, les philosophes, depuis les «dogmatiques» et les «sceptiques» et


«pyrrhoniens» de l’Antiquité jusqu’à ceux de notre siècle avec leurs
Wertfreiheitstreit, Positivismusstreit, Historikerstreit, ces longues batailles entre
sages qui amusent, à ce qu’il paraît, les badauds intellectuels d’outre-Rhin, ont une
capacité perpétuelle obstinée d’opposer à jamais des certitudes à d’autres certitudes
– y compris, pour les relativistes, la certitude de leur scepticisme – sans jamais faire
vaciller leurs adversaires d’un iota. C’est quoi, ça rime à quoi, ces disputes
interminables qui semblent coextensives à l’existence même d’un champ, d’un
secteur d’activité intellectuelle? Quels en sont les enjeux? Pourquoi, encore un coup,
se perpétuent-elles? Pourquoi les gens, gens ordinaires ou philosophes,
commencent-ils à discuter courtoisement pour se retrouver plus tard en désaccord
sur tout et s’accusant réciproquement d’absurdité? Comment se fait-il qu’au bout de
dix ans ou d’un siècle, l’autre camp n’ait toujours pas compris le point de vue de
son adversaire et ne lui trouve toujours aucun mérite? Je prends ici le cas des
philosophes parce qu’ils sont les spécialistes attitrés de la sagesse et de la raison,
mais les polémiques publiques, civiques, politiques, militantes, ont évidement ce
même caractère de pérennité. J’aurais pu prendre encore le cas de deux quidams
dans un bistro, mais ceux-ci n’ont pas le loisir de rester des années durant attablés
à vider leur querelle. Les dialogues de sourds ne sont pas le privilège des
philosophes quoique ceux-ci y persistent plus obstinément que le commun des
mortels.

Je consacre ce livre aux échecs du discours argumenté, aux divergences de logiques


et de style rationnel et aux malentendus. Je réfléchirai donc sur ce qui semble la
normale prévalente et non sur l’exception qui est le succès persuasif, c’est à dire,
définissons-le, le changement d’opinion de l’un des interlocuteurs, la modification
de son point de vue sous le coup de «bonnes raisons» à lui proposées. Ou le fait,
dans un dialogue, que les interlocuteurs en coopérant entre eux, après échange
d’arguments divergents, aboutissent à une conclusion et à une décision communes,
rationnellement fondées.

Je vois d’emblée que ce que j’appelle échec, non-persuasion, correspond à deux


sortes de situations distinctes: ! Le cas où les arguments qu’on me propose pour
soutenir une thèse à laquelle je n’adhère pas a priori, me semblent insuffisants,
inconclusifs, «faibles» – ce qui me fait persister dans mon opinion première ou dans
le suspens de mon opinion si le doute me semble le plus sage. ! Le cas où l’échec

9
de la communication persuasive tient à mon incapacité à admettre la logique de
l’autre, son point de départ, ses présupposés et la portée de ses raisonnements. Il ne
s’agit plus ici du cas où on renonce, raisonnablement, à adhérer à des raisons faibles,
mais de celui où on n’admet pas la rationalité ou la pertinence de celles qu’on me
soumet, où on ne comprend pas la démarche de l’interlocuteur ni «où il veut en
venir», ni en quoi ce qu’il dit est censé persuader, «incliner votre esprit à adhérer»
à sa thèse (comme disent les manuels) ou est simplement raisonnable. ! Joignons-y
la situation fréquente où votre interlocuteur semble s’obstiner à traduire en
absurdités vos propres propos et vous prête constamment, pour les réfuter, des idées
que vous croyez n’avoir pas exprimées, d’ou vos protestations: «Je n’ai jamais
prétendu ça, je ne me reconnais pas dans ce que vous dites!»

L’objet de ce livre n’est donc pas le simple désaccord. J’envisage non les cas où des
interlocuteurs demeurent en désaccord, tout bien pesé, sur une thèse donnée, ayant
par exemple admis avoir des intérêts divergents et incompatibles, mais ceux où on
ne peut pas accepter la manière adverse de soutenir sa thèse, où on ne parvient pas
à voir sur quoi elle «repose» ni à en suivre le fil, où on considére du moins que ce
fil, que l’enchaînement de raisons se brise en un point donné. Les arguments de
l’autre ne sont pas écartés parce que jugés unilatéraux ou intéressés (ce qui
supposerait qu’on les comprend), mais ils sont écartés comme spécieux, invalides,
c’est à dire (nous allons traverser toutes ces qualifications) comme «illogiques»,
«absurdes», «irrationnels», «délirants», «fous» pour tout dire – si le nom de la
validité argumentative est «logique» et «raison».

Nous le sentons bien, il y aura dans l’enquête que j’entame à mesurer des questions
de degrés. Il s’agira de mettre de l’ordre, de classer et de nuancer les faits allégués
de discordance argumentative et de mal-entendu. On verra tout le chapitre 2 qui
porte sur les Types et degrés de radicalité des coupures. On peut ainsi mettre le
doigt sur un énoncé isolé qu’on décrète partial, puis, plus gravement, sur un
argument apparent qu’on sent illogique, irrationnel, sur un fait allégué qu’on juge
absurde, chimérique, interprété contre tout «bon sens», puis sur une démarche qui
trangresse à votre avis les règles du jeu dialectique. On pourra encore, en creusant
l’analyse, juger qu’un mauvais argument en cachait un autre, que les «sophismes»
adverses sont des sortes d’atomes crochus qui se conjoignent à des sophismes de
même farine. On croira distinguer des pentes, des enchaînements du
déraisonnement. On pourra enfin – c’est toujours le cas dans les polémiques
durables – juger que c’est toute la démarche de l’adversaire, de bout en bout, des
présupposés aux conclusions, qui ne tient pas debout. Qu’elle forme par exemple
un non sequitur systématique, argumentant par esquives, sur des terrains sans
pertinence avec la question débattue. Que ni le point de départ, ni la «démarche»,
ni les termes de la thèse, ni les supposées preuves ne conviennent ni ne «collent».
Ou encore, grand critère de l’illogisme, que les raisonnements, à la façon du fameux
paralogisme du chaudron, pourraient tenir isolément mais forment un ensemble

10
incohérent (et qu’avant de pouvoir me dire d’accord ou non avec vous, je vous
demanderai seulement de vous «mettre d’accord avec vous même».) Et en fin de
compte, on jugera que la démarche adverse est tout entière hors de la logique, hors
du «bon sens».

Mais voici une nouvelle question. Pourquoi, la raison humaine étant supposée une,
les hommes ont-ils si fréquemment l’occasion de se heurter à des «fous»
argumentatifs parmi leurs semblables? Pourquoi le langage qui est censé rassembler
les hommes, les enferme-t-il si souvent dans l’opacité frustrante de
l’incompréhension réciproque? (Les théories de la communication ont pêché par
optimisme au 20e siècle. Une psycho-sociologie de la miscommunication, du
malentendu, émerge aujourd’hui dans le monde anglophone et elle aperçoit un
terrain d’enquête prometteur.5 En domaine français, sur cette problématique, sauf
erreur et omission, je ne vois rien.6)

(Je sais que vous avez des débuts de réponse aux questions que je pose. Vous me
direz peut-être par exemple: c’est la nature humaine, querelleuse et têtue. Mais
justement, la plupart des philosophes n’aiment pas cette notion et ils se
réconcilieraient sur votre dos pour déclarer en chœur que l’invocation d’une
prétendue «nature humaine» n’explique rien.)

Disputes philosophiques

Je m’étonne donc d’une chose sinon simple du moins banale, répandue et que je vais
tout de suite illustrer. Voici deux philosophes, Jürgen Habermas et Hans Albert. Ils
ne sont pas d’accord. Pas seulement sur une chose, la bonne méthode pour les
sciences sociales. Ça, c’est leur point de départ. Non, ils ne sont finalement d’accord
sur rien, et plus ils creusent, de mois en mois et en des dizaines de pages, leur
désaccord, plus celui-ci s’étend, se généralise et s’approfondit. C’est justement ce
qui s’est désigné en Allemagne comme le Positivismusstreit, la Querelle du
positivisme qui démarre avec une dispute entre Adorno et Popper à Tubingue en
1961. Et plus ils s’accusent réciproquement de ne pas comprendre leurs démarches
et leurs démonstrations, plus ils se sentent tenus de faire entendre au public qu’ils
jugent celle de l’autre non seulement erronée, mais pernicieuse et hors de toute
raison.

Au bout de mois de dispute dans laquelle ils ont entraîné le public intellectuel, ils
restent en désaccord total, plus total qu’au début, et finalement ils renoncent à
continuer à se parler – ce qui était bien la seule chose raisonnable à faire. Habermas
aura beau, un peu plus tard, développer une démocratique théorie de l’agir

5
Voir p. ex. Mortensen, Human.
6
Anolli, Say Not. – Manktelow, Psychology. – Parret, Pretending.

11
communicationnel, il doit avouer que quand il s’agit d’agir communicationnellement
avec des Karl Popper et des Hans Albert, sa patience et sa logique sont mises à rude
épreuve.7

Poser une question philosophique, c’est (généralement) vouloir y trouver une


réponse raisonnable et vérifiable. Or, à tout coup, d’autres philosophes vont trouver
la solution que vous avez avancée, insoutenable, absurde, aporétique, ou –
considérant la question même comme vaine, inconnaissable – ils déclareront que la
tentative d’y donner réponse était déraisonnable et le résultat aberrant. Le seul fait,
il est vrai, pour l’autre philosophe de disputer d’une thèse suppose qu’il admet et
espère que des objections logiques vont faire apparaître hors de doute ladite thèse
comme absurde ou aberrante. (Ainsi, si je considère que les propositions éthiques
ne sont jamais ni vraies ni fausses, je déclarerai aberrant un philosophe qui prétend
démontrer vraie une règle morale.)

Les philosophes admettent sans trop de peine cette situation pérenne : «No
philosophical system has ever reached conclusions not open to cogent challenge by
other systems; hence ... no progress has ever been made in philosophy.»8 Mais on
pourrait demander, si le but de la philosophie n’est pas de produire un jour des
raisonnements valides et universellement acceptables, quel est donc ce but? (Cette
objection d’amateur suggère que le non-philosophe n’a probablement pas
compétence à entrer dans la discussion et les philosophes se réconcilieront une fois
encore sur son dos pour le lui faire sentir.) Toute thèse philosophique est et demeure
discutable et aucun philosophe n’est tenu de rendre les armes ni de s’avouer vaincu.
Particulièrement, les philosophes qui se donnent pour objets la Raison et la Vérité,
ne parviennent pas à s’entendre puisque des conceptions radicalement divergentes
s’expriment, aujourd’hui plus que jadis d’ailleurs, en ce secteur.9 Mais le fait que les
philosophes ne parviennent pas à se convaincre réciproquement n’invite que les
esprits simplistes à conclure qu’il n’y a pas d’argument meilleur et pire que d’autres
et que toute conviction est subjective.

En tout cas, au bout de toutes ces disputes, le philosophe sceptique semble avoir
logiquement le dernier mot: puisqu’aucune doctrine philosophique n’est conclusive
ni du moins invulnérable, comme en témoignent les débats séculaires des
philosophes, le vrai sage est fondé de n’en croire aucune. On lui réplique qu’il s’est
mis alors dans l’incapacité d’agir dans le monde, mais il peut répondre qu’il lui est

7
Sur les successives querelles intellectuelles allemandes du dernier demi-siècle, les Streiten,
voir Weininger, Streitbare Literaten, Schöne, Kontroversen, et Robert, Intellectuels. Il faut
conjoindre aux querelles philosophiques, les polémiques historiennes, affaires Nolte,
Goldhagen, Mémorial de la Shoah...
8
Johnstone, Validity, 135.
9
Peacocke, Realm, 6

12
loisible d’agir sans disposer de vérités assurées, selon ses désirs par exemple plus
ou moins conformés aux règles prévalentes de sa société. Car le pyrrhonien ne dit
même pas que toutes ces doctrines sont fausses, il conclut de leurs disputes
éternelles qu’elles sont toutes infondées et, jusqu’à preuve du contraire, infondables.

(C’est d’autant plus ennuyeux, ces désaccords totaux entre philosophes que je vais
avoir besoin d’eux pour montrer ce qui ne va pas en rhétorique de l’argumentation.
Mais n’anticipons pas.)

Il y a une objection immédiate à l’analyse que j’ai esquissée ci-dessus du


Positivismusstreit, objection qui ressort des données mêmes: les disputeurs
philosophiques n’avaient pas pour but et pour espoir de faire changer d’avis leur
opiniâtre adversaire (en dépit du fait que c’est à lui qu’ils s’adressaient, vieille
fiction rhétorique!); ils avaient pour but de faire sentir à la cantonade (comme dit
le vocabulaire du théâtre), au public arbitre, au public pris pour arbitre, qu’ils
avaient raison, eux seuls, et que leur adversaire était dans la parfaite et profonde
erreur. Toutefois, on constate qu’au bout de peu de temps, le public concerné lui
aussi a pris parti et se répartit selon les camps en présence, deux en général, et que
ces deux camps ne se comprennent toujours pas.

Rien de plus frappant, de plus notoire, dans les débats publics ou ésotériques, que
ces polémiques de plusieurs mois ou années où plus on échange d’arguments, moins
on semble se comprendre. Ces débats qui ne cessent que parce que les héros sont
fatigués et passent à autre chose. D’où la grande question qui est au cœur de ce livre:
les polémiqueurs, si têtus à camper sur leurs positions et à ne pas céder un pouce du
terrain qu’ils puissent être, sont-il tous, à tout le moins, susceptibles d’un arbitrage
au nom d’une rationalité commune qui permettrait de départager sans équivoque les
arguments valides et les «sophismes»? (Ce vieux et discutable concept de sophisme,
il faudra y revenir, bien entendu: voir au chapitre 2).

Les grandes disputes philosophiques et méthodologiques, les controverses


religieuses ont été abondamment étudiées. Les travaux précis sur les débats publics
actuels, sur les polémiques dans les médias, curieusement, n’abondent pas. On a
toutefois en français le petit livre de Marianne Doury sur les disputes télévisées
entre rationalistes et promoteurs des «parasciences»: «c’est un dialogue de sourds»,
analyse-t-elle.10 Voici en plein notre sujet! Les contraintes télévisuelles et leur
égalitarisme confusionnel font du reste, il me semble, du dialogue de sourds et du
malentendu immédiat et perpétuel la règle du débat télé.

###

10
Doury, Débat, 9. Et voir Nel, Fleuret.

13
J’ai travaillé jadis sur le genre du pamphlet moderne (La parole pamphlétaire,
1982) qui est bien un genre-symptôme de l’incommunication. Le pamphlétaire,
typiquement, se voit vivre dans un monde crépusculaire d’où la raison, la bonne foi,
la vérité sont bannies, où les fous, les menteurs et les scélérats tiennent le haut du
pavé. Il argumente en effet encore, désespérément, en supposant que quelques rares
lecteurs indignés s’arracheront grâce à lui à l’imposture dominante, mais il se sait
seul raisonnable au milieu des sophismes triomphants et des absurdités
prédominantes.

J’ai aussi étudié dans un livre récent la séculaire polémique entre les diverses écoles
socialistes et leurs adversaires, au premier rang desquels les économistes libéraux,
depuis les temps de la Monarchie de juillet jusqu’à la Révolution bolchevique.
J’analyse ainsi dans Rhétorique de l’anti-socialisme (2004) un siècle de polémiques
et d’attaques contre le socialisme, de réfutation de ses doctrines et de dénonciation
de ses actions. Cette polémique anti-socialiste a été sans contredit, dans la modernité
politique, parmi les plus durables, les plus soutenues, les plus véhémentes et les plus
opiniâtres. D’une génération à l’autre, elle a mobilisé continûment une coalition de
réfutateurs de divers bords. Elle s’est prolongée après la Révolution bolchevik, mais
les données en ont changé puisqu’il ne s’agissait plus désormais pour les adversaires
de dénoncer un socialisme-sur-papier, mais le régime de ce «Pays où naît l’avenir»
comme disaient ses thuriféraires. Ce que je fais apparaître dans la longue durée
historique, c’est l’éternel retour d’un nombre fini de tactiques, de thèses et
d’arguments, formant une sorte d’arsenal où puisèrent les générations successives
de polémistes. Ces arguments ne sont pas tout à fait usés aujourd’hui, on peut en
relever les ultimes avatars dans les essais d’adversaires d’un socialisme qui, du
moins sous sa forme doctrinaire, appartient au passé. Or, j’ai cru possible, par le
constat du perpétuel dialogue de sourds que fut cet affrontement entre les socialistes
et leurs adversaires «bourgeois», d’aboutir à des considérations sur la logique des
Grandes espérances et la ou plutôt les rationalités à l’œuvre dans les débats
politiques modernes. J’y reviendrai à diverses reprises dans ce livre.

Je tirerai également parti à l’occasion d’une étude non moins récente sur les
polémiques entre anarchistes et socialistes de la Belle époque, Anarchistes et
socialistes: trente-cinq ans de dialogue de sourds (2003). «Les diverses écoles
socialistes se sont combattues jusqu’ici entre elles, souvent avec passion, toujours
avec une opiniâtreté infatigable», se désole un socialiste-révolutionnaire bruxellois
en 1890. Il ajoute cette prédiction désabusée: «Cela durera évidemment longtemps
encore, malheureusement.»11 Un publiciste bourgeois observe ironiquement
quelques années plus tard que «ceux qui prêchent à leurs partisans la lutte des
classes ardente, implacable, pratiquent entre eux la guerre des sectes sans trève et

11
La Réforme sociale, 10 mai 1890, 1.

14
sans merci.»12 Lire l’imprimé révolutionnaire entre 1880 et 1914 – livres, brochures
et périodiques – c’est constater, avec ou sans surprise, que la polémique interne au
mouvement ouvrier tient, sous la Deuxième Internationale, une place énorme, et à
de certains moments une place prépondérante. Que le militant, ou du moins le
publiciste et propagandiste de parti passent plus de temps et consacrent plus
d’énergie à régler des comptes avec les autres écoles et tendances qu’à lutter contre
la classe bourgeoise.

Hypothèse: coupures argumentatives, discordances de logiques

Au cœur de cette réflexion que je propose sur les polémiques résurgentes de la vie
publique, sur les difficultés de la communication argumentée et les échecs de la
persuasion, sur leurs types et leurs causes, sur le sentiment, si fréquement exprimé
par les uns et les autres, que votre adversaire déraisonne, je veux circonscrire
maintenant une hypothèse plus radicale, celle de coupures de logiques
argumentatives.

Si l’incompréhension argumentative tenait banalement au malentendu – mal entendu


– il suffirait de se déboucher les oreilles, d’être patient et bienveillant, de faire
mieux attention. Mais peut-être que dans certains cas, ces cas qu’un philosophe
postmoderne classe comme les «différends»,13 les humains ne comprennent pas leurs
raisonnements réciproques parce que, parlant la même langue, ils n’usent pas (ou
pas tout à fait, nous n’avons pas établi quel quantum de divergences suffit à bloquer
un débat) du même code rhétorique?

Cette notion de «code» suppose que, pour persuader, pour se faire comprendre
argumentativement et pour comprendre l’interlocuteur, il faut disposer, parmi les
compétences mobilisées, de règles communes de l’argumentable, du connaissable
aussi, du débattable, du persuasible. Et qu’un problème majeur naît si ces règles ne
sont pas régulées par une universelle, transcendantale et anhistorique Raison, si ces
règles ne sont pas les mêmes partout et pour tout le monde.

Mon problème peut désormais s’exprimer dans les termes suivants: les langages
publics (que j’oppose dans le présent contexte aux discours ésotériques, aux
discours savants, disciplinaires, régulés par des communautés restreintes qui fixent
des règles explicites et étroites d’acceptabilité des énoncés et de «testabilité» de
ceux-ci), les argumentations et les discours qui coexistent dans un état de société,
se distinguent les uns des autres, il va de soi, par la divergence des points de vue, par
la disparité des données retenues et alléguées, par l’incompatibilité éventuelle des
vocabulaires et celle des schémas notionnels qui informent ces données, par la

12
Article de J. Bourdeau dans la Revue parlementaire, août 1897.
13
J’expose plus loin la distinction faite par Lyotard entre litiges et différends.

15
discordance des prémisses comme des conclusions, par l’opposition des intérêts qui
meuvent ceux qui les produisent – tous éléments qui sont déjà suffisamment
susceptibles d’éprouver la patience et la bonne volonté postulées des entreparleurs
et de bloquer la discussion – mais ne se divisent-ils pas d’aventure et plus
radicalement, plus insurmontablement, par des caractères cognitifs, notamment par
des logiques argumentatives hétérogènes, discordantes, divergentes,
incompossibles? Les discours de la sphère publique, les divers secteurs discursifs,
les «camps» idéologiques qui coexistent dans un état de société relèvent-ils tous de
la même raison, de la même rationalité argumentative? Dès lors, sont-ils justiciables
des mêmes critères transcendantaux de validité rationnelle?

Je considère ce questionnement comme central parce qu’il me paraît bien que les
dialogues de sourds sont, dans la vie sociale, la règle plutôt que l’exception et que
les malentendus d’idées et les controverses perpétuelles semblent souvent résulter
de discordances entre certaines «familles d’esprits», discordances quant à la façon
d’aborder le monde et d’y déceler et y produire du sens et d’aboutir à des
convictions. Certains de ces dialogues de sourds, dans la vie publique, dans les luttes
politiques notamment, peuvent se soutenir le temps d’une génération (ou de
plusieurs), le problème étant ordinairement réglé par la disparition des adversaires
en présence et par l’émergence d’une nouvelle génération qui ne comprend même
plus le sens des questions qui ont tant passionné et divisé, ni les enjeux de
l’affrontement – la question de savoir qui, au bout du compte, «avait raison» étant
renvoyée à l’insignifiance puisque les enjeux non moins que les termes mêmes dont
les adversaires se sont servi pour se heurter et se réfuter sans jamais se faire entendre
les uns des autres sont également devenus obsolètes et dévalués.14

Ma question revient à demander s’il y a lieu de distinguer de la catégorie qui est


constitutive de la rhétorique de l’argumentation, des divergences d’idées
susceptibles d’être arbitrées par la discussion ou soumises à l’appréciation d’un tiers
censé ne pas partager les intérêts affrontés tout en étant capable d’évaluer, de peser
les raisons plus ou moins bonnes des thèses soutenues, une catégorie de désaccords
insurmontables du fait que les règles mêmes de l’argumentation et les présupposés
fondamentaux quant à ce qui est «rationnel», «évident», «démontrable»,
«connaissable» ne forment pas ou ne forment plus un terrain commun, situation où
– comme l’écrit Saint Jérôme, mis en exergue de cet essai – les adversaires d’idées
finissent par se percevoir les uns les autres comme des «fous» et renoncent tout
simplement et fort raisonnablement à discuter entre eux. Jérôme avait en effet
raison, au moins sur ce point: les polémistes païens quand ils parlent des chrétiens
les réfutent au nom de la Raison, certes, mais sans imaginer un instant pouvoir se

14
Mais deux sortes de motifs très différents peuvent expliquer cette obsolescence: soit que
les circonstances aient changé, soit que les façons de raisonner dessus se soient modifiées...

16
faire comprendre de ces gens absurdes, fanatiques, haineux de la vie et que les dieux
avaient privés de tout bon sens.

Les coupures que je conjecture apparaissent aussi, toujours, comme des coupures
affectives: les arguments adverses vous semblent hors du sens commun tandis que
ses idées vous choquent, vous blessent, vous indignent, vous dégoûtent, vous irritent
par ceci même, notamment, qu’il ne reconnaît pas qu’il délire. Pascal avait bien
constaté ceci:

D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et qu’un esprit


boiteux nous irrite? À cause qu’un boiteux reconnaît que nous
allons droit et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui
boitons.15

Qui a exprimé cette sorte de questionnement?

Le constat de coupures cognitives plus ou moins insurmontables est parfaitement


reconnu entre individus de cultures différentes. «Les cultures qui ne se meuvent pas
dans les mêmes directions, qui se fondent sur des critères de civilisation opposés ou
différents, ont une grande aptitude à ne pas se comprendre.»16 On ira jusqu’à écrire:
«People of different cultures live in different worlds...»17 C’est banalité
d’anthropologues de concéder ceci – ou de le proclamer avec un relativisme
triomphal. La question demeure alors de savoir quelle sorte de tolérance dans
l’incompréhension s’impose éthiquement face à des cultures radicalement
différentes, des valeurs antagonistes des nôtres et des attitudes mentales
incompréhensibles: les belles âmes anthropologiques en dissertent depuis toujours.

Dans le relativisme identitaire qui prévaut aujourd’hui en de nombreux secteurs


académiques, les travaux abondent qui prétendent décrire, qui une raison féminine
occultée et opprimée séculairement par la faussement universelle rationalité
phallocratique, qui une «rationalité bantu-rwandaise», toute différente de la raison
des Blancs et ignorée par celle-ci.18

15
Pensées, Br. § 30.
16
Bronner, Empire, 42.
17
Hollis, Rationality, 168.
18
Kalinganire, L'autre face de la raison. Principes odologiques de la rationalité bantu-
rwandaise.1987. Ce philosophe rwandais part du constat que «le dialogue entre les peuples
des différentes cultures ne cesse de s’enliser dans des nœuds d’opacité ou de continuelle
incompréhension.» P. 1.

17
Pour certains philosophes relativistes actuels, le fait que divers groupes humains
jugent régulièrement les propos et opinions de l’Outgroup comme non seulement
faux et déplaisants, mais comme «fous» et «idiots» confirme leur thèse que la vérité
et l’objectivité sont de pures et contingentes conventions communautaires:

Radical perspectivists usually insist that people occupying one


perspective will find the views of others who occupy radically
different perspectives utterly false, stupid, absurd, vicious, or
plain nonsense. (...) Our conceptual schemes wall us from others
enveloped in competing conceptual schemes, thereby producing
communication failures on a cosmic scale.19

Le problème de la diversité argumentative des opinions et des convictions en conflit


et des «systèmes idéologiques» me semble, en fait, être posé au passage par tous les
chercheurs des sciences humaines ou par beaucoup d’entre eux au milieu de leurs
analyses et leurs études sectorielles. Mais ce problème n’est jamais posé en toute
clarté globale comme un problème théorique – s’agissant pourtant de rendre compte
de quelque chose d’omniprésent. Qu’il s’agisse d’étudier des croyances religieuses
ou des idéologies séculières, ou des opinions et convictions obsolètes de jadis et de
naguère, l’analyste du discours, l’historien des idées, le politologue se heurtent
presque inévitablement à un moment donné à des prémisses, à des démarches, des
raisonnements, des paradigmes cognitifs, à une herméneutique de la conjoncture qui
lui semblent le propre de cette idéologie et qui lui paraissent ne pas procéder selon
le «sens commun» (le sien et celui du lecteur, son semblable, son frère) dont le
chercheur va interpoler, avec plus ou moins d’inconséquence, l’évocation pour
mesurer l’écart. La question étant de savoir si cet écart forme un moment
paralogique isolé, s’il n’est que le produit d’un moment d’aveuglement où la passion
et le «mythe» viennent transitoirement offusquer «la» raison ou si les paralogismes
s’enchaînent dans les écrits étudiés en une gnoséologie idiosyncratique et/ou se
fondent sur des prémisses inexpugnables dont l’évidence est loin d’être universelle.
On parlera alors de «mentalités», de «tournures d’esprit» qui ont fait les dialogues
de sourds, naguère, entre le stalinien et le démocrate, non moins que, jadis, entre le
frère prêcheur et le voltairien. Un théoricien des idéologies comme Pierre Ansart
admet par exemple au passage «la pluralité des logiques sociales», mais il
n’approfondit pas cette idée lancée comme une évidence toute simple qui
n’inviterait pas à creuser.20

Je ne rencontre qu’un psycho-sociologue, bien empiriste, américain, pour poser


centralement la question des «différences structurelles dans la façon de raisonner»
à l’intérieur d’une même société. C’est Shawn Rosenberg dans une étude récente

19
Fegelin, Walking, 74.
20
Ansart, «Irrationalité», 164.

18
d’enquêtes avec interviews et tests, The Not-so-Common Sense: Differences in How
People Judge Social and Political Life. Rosenberg a le mérite de partir d’une mise
en doute expérimentale de l’idée admise de confiance et sans examen que «tout le
monde pense de façon fondamentalement semblable».21

L’hypothèse de coupures argumentatives (ou, plus largement, cognitives, si le fait


d’argumenter est à mettre au cœur des formes pratico-discursives de la
connaissance) transpose un concept fameux de l’épistémologie des sciences. Il s’agit
en effet, avec toutes les précautions d’usage, de transposer à la doxa, à l’opinion
ordinaire, et à la synchronie non à la succession temporelle, ce concept (de portée
variable) de l’épistémologie des sciences, d’Alexandre Koyré à Gaston Bachelard,
à Thomas Kuhn («incommensurabilité des paradigmes») et à Michel Foucault: celui
de coupure. «Coupure argumentative», c’est dans le présent contexte une métaphore
heuristique, rien de plus. L’épistémologie en tant que théorie et histoire des règles
cognitives élaborées et légitimées dans les disciplines scientifiques porte sur un type
d’activité humaine bien différent, dans ses principes et dans son mode de
surveillance de l’acceptable, du secteur plus ou moins ouvert à tous de la vie
intellectuelle, de l’opinion publique, qui est celui qui va m’occuper principalement.
Cependant au prix d’une transposition (qui ne doit pas cacher le fait que l’analogie
ne permet que de mettre des mots sur un problème qui sera à résoudre dans ses
propres termes), je pourrais formuler mon hypothèse comme celle de coupures
argumentatives traversant la topographie du marché des idées publiques, politiques
et sociales, et causes probables des dialogues de sourds. Ce sont en effet de telles
coupures que je chercherai à faire apparaître dans le discours social et dont je
chercherai à supputer la nature, la raison d’être, le degré de profondeur et de
radicalité.

Dominique Maingueneau, étudiant jadis les âpres polémiques entre jansénistes et


humanistes dévots, avait introduit le concept, provocateur et perspicace, d’inter-
incompréhension. Cette conceptualisation lui servait à faire comprendre la logique
de ces grands dialogues de sourds où, en fin de compte, c’est la totalité de
l’argumentable de l’autre «camp» qui se trouve antagonisée. Dans une polémique
globale de cette sorte, tout énoncé de A apparaît comme le rejet ipso facto d’un
énoncé symétrique du système discursif opposé B. «Chaque discours est délimité par
une grille sémantique qui, d’un même mouvement, fonde la mésentente
réciproque.»22 Les adversaires re-traduisent systématiquement le discours de leur

21
Not So, 27. On verra aussi Bauer & al., Rationalitäts- und Glaubensvariationen. Et
sous la direction de Karl Otto Apel, un recueil d’essais qui ne se placent pas sur le terrain que
je décris mais dont le titre pourrait servir à caractériser ma propre problématique: Die eine
Vernunft und die vielen Rationalitäten, l’unique Raison et les multiples rationalités.
1996.
22
Maingueneau, Genèses, 109.

19
adversaire dans le «registre négatif» de leurs propres catégories et c’est cette
traduction même qui, annulant l’altérité de l’autre, lui substituant un simulacre
condamnable, les «condamne à ne pas se comprendre puisque leurs énoncés sont
comme l’envers et l’endroit les uns des autres».23 Dans le même idiome, dit
Maingueneau, ils se sont arrangé pour ne parler plus la même langue. Entre
molinistes et jansénistes, chacun retraduisant en absurdités les doctrines de l’autre
courant, ce n’est pas seulement le dialogue de sourds, c’est aussi, bien entendu,
l’indignation réciproque et les accusations de scélératesse et d’impiété.

! Dans l’ancienne rhétorique, une figure est attachée à l’inter-


incompréhension: c’est celle de l’ironie qui, renonçant finalement
à dialoguer, présente un miroir grossissant au discours adverse
pour qui s’y reflète son intégrale absurdité. La polémique – où on
se déteste tout en continuant encore à disputer – passe à la satire
où il ne reste plus qu’à mimer, singer, caricaturer et s’esbaudir.24
L’ironie commence là où la contre-argumentation, épuisée de
contrer en vain, cesse; elle a l’avantage du détachement final: le
propos de l’adversaire, coupé du sens commun, fait rire même si
le rire est grinçant; il ne saurait plus être pris au sérieux puisqu’il
dé-raisonne. L’ironie consiste à feindre de restituer la logique
biscornue d’un adversaire dévalué, à feindre de discuter encore
avec l’absurde, à dire le contraire de ce qu’on pense et pourtant
se faire comprendre, paradoxe encore! – et c’est à quoi,
logiquement, en viennent les Provinciales face au «délire» des
casuistes. La raillerie imitative fait que – toujours paradoxalement
– on n’arrive à imiter, par pastiche et charge, le discours adverse
et donc à l’intérioriser d’une certaine façon que parce qu’on a
renoncé à le comprendre. De l’Éloge de la folie érasmien à
l’«humour» de Jean-Paul, l’ironie aboutit à un discours inversé,
mundus inversus où rationalité et délire se confondent et
échangent leurs fonctions.

Polarisation en deux «camps»

La polarisation même qui s’opère le plus généralement soulève de nouvelles


questions. Pourquoi la raison «commune», en une conjoncture et en un secteur
donnés, appliquée à un problème, engendre-t-elle, typiquement à ce qu’il semble,
une topographie à deux pôles? Et pourquoi ces pôles deviennent-ils vite des
«camps» irréconciliables qui vont débattre indéfiniment et finir souvent par
s’invectiver? Ce phénomène intrigue. Il traverse par exemple l’histoire de la

23
In Polémique en philosoph., 155.
24
Voir Angenot, Parole. Gans, Signs. Jankélévitch, Ironie. Swearingen, Rhetoric.

20
philosophie: sophistes et platoniciens, sceptiques et dogmatiques, relativistes et
objectivistes... Si le regard se porte sur un secteur particulier, le même phénomène
se constate: au milieu du 20e siècle, deux «camps» divisent la philosophie du
langage: le premier, celui de l’Ideal Language Philosophy rassemble Frege, Russell,
Carnap, Tarski; s’oppose à lui en tous points ce qu’on a appelé la Philosophie du
langage ordinaire, Austin, Strawson, Grice...25

Une telle bi-polarisation divise aussi l’extrême gauche moderne ainsi que je viens
de le rappeler: elle oppose en absolument tout, sous la Deuxième Internationale, les
anarchistes et les socialistes qualifiés par les premiers d’«autoritaires». Un jour
vient, certes, où la polémique sans quartier est oubliée, mais sans qu’il y ait eu
entente ni dépassement des différends.

Plutôt que d’évoquer le caractère hargneux et vindicatif de la psychologie humaine,


le caractère unilatéral des convictions humaines, chacun voyant midi à sa porte, il
conviendra de trouver des hypothèses qui soient rationnellement étayées et
sociologiquement ou historiquement illustrables.

Deux camps polarisés, ceci suppose du reste la possibilité d’une troisième catégorie,
plus frustrée encore que les deux groupes officiellement aux prises, la catégorie des
«tiers exclus», formée de ceux qui pensent que c’est toute la question qui est mal
posée, que les camps adverses s’entendent sur leur dos pour poser la question
erronément et sont identiquement et symétriquement dans l’erreur.

Imperméabilité persuasive

Je n’ai pas suggéré ni conclu tout de go ci-dessus que les dialogues de sourds qu’on
peut observer dans la vie publique sont tous et nécessairement attribuables à des
coupures cognitives qui ne permettraient pas de comprendre ce que l’autre camp
veut dire ni quelle valeur on pourrait accorder à ses arguments si on consentait à
bien les écouter – me souvenant de l’adage, sociologiquement confirmé, qui pose
qu’«il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre»! Dès que, dans un débat
partisan notamment, on devine les conclusions auxquelles tend l’adversaire,
conclusions auxquelles on est pour sa part résolu à ne pas adhérer, la surdité est une
échappatoire commode. Les arguments adverses ne portent pas parce que
l’interlocuteur est résolu à «ne pas entendre».

Il faut aborder en effet ici un phénomène connexe, lui aussi souvent allégué mais
peu analysé, peu théorisé: celui de l’imperméabilité persuasive. Parlant
d’imperméabilité, ce n’est pas le fait général de la croyance en quelque chose qu’il
faut considérer, mais le fait de croire mordicus, de conserver une conviction

25
Ce qu’expose Recanati, Literal, introd.

21
inébranlable en dépit des preuves contraires, des objections et des réfutations; de
trouver contre tous les démentis, des raisons nouvelles de «ne pas bouger», de ne pas
changer d’avis. C’est ce qui donne à la conviction immuable l’apparence, également,
de la «folie»: on formule de bonnes objections, mais c’est, dira-t-on, comme parler
à un mur de briques.

Cette imperméabilité est souvent attribuée aux grandes convictions politiques: une
fois que je me suis prononcé pour Bush ou pour Clinton, tout ce que mon héros fait
est bien, aucun argument pour «l’attaquer» ne porte ni ne me fait vaciller, «the issue
is not the issue» comme disaient les soixante-huitards américains. Si tout le
problème était celui des convictions inébranlables, ce livre serait bientôt conclu: une
fois que j’adhère sans réserve à une foi ou une sodalité idéologique, tout fait ventre:
contradictions patentes, dénégations, fausses informations, sophismes, l’idéologue
ne perd jamais confiance en son idéologie, il se borne, si nécessaire, à cesser de
croire à la réalité.26

Or, peu de chercheurs, psychologues, sociologues, constatent simplement qu’il y


aurait intérêt à regarder de près ces situations frustrantes avec leurs plaintes
typiques, «Ils n’entendent pas ce que vous dites, ils continuent à répéter les mêmes
arguments etc.» C’est le problème qu’aborde pourtant dans un livre récent Barbara
Herrnstein-Smith rendant compte de récurrents débats philosophiques sans issue sur
les campus américains: «What is happening when exchanges between proponents
of rival views lead recurrently to deadlock and impasse?»27 Elle note que ces
blocages et ces surdités engendrent régulièrement non seulement de la frustration,
mais un sentiment réciproque de scandale intellectuel et d’indignation morale.

Certains psycho-sociologues qui, comme Léon Festinger ont de la persuasion une


conception atypique et contre-intuitive, s’arrêtent à cette résistance paradoxale des
convictions acquises:

A man with a conviction is a hard man to change. Tell him you


disagree and he turns away. Show him facts and figures and he
questions your sources. Appeal to logic and he fails to see your
point. ... Suppose that he is presented with evidence, unequivocal
and undeniable evidence that his belief is wrong, what will

26
C’est ce que constate et décrit un chercheur parlant des tentatives de discussion avec les
négationnistes: «If the group takes the position that concentration camp deaths were all made
up by Jews in a conspiracy including Joe Stalin, Winston Churchill, Franklin Roosevelt,
Dwight Eisenhower ..., then it may indeed be impossible to prove any murders to them. They
may claim that the news films were faked, the Nazis’ own tons of records were faked and all
the witnesses have been lying.» Regal, Anatomy, 98.
27
Smith, Belief, xi.

22
happen? The individual will frequently emerge, not only
unshaken but even more convinced of the truth of his belief than
ever before.28

Ce que Stone et les collaborateurs de Expecting Armageddon analysent dans les cas
des sectes et de leur réaction dénégatrice typique aux prophéties ratées, est, sur un
tout autre terrain, le lieu commun des historiens dits libéraux du communisme. Le
«démenti des faits», prétendent-ils, aurait dû suffire, mais leurs interlocuteurs nient
et continuent à nier qu’il y ait eu le moindre démenti historique. Du stalinisme et du
goulag à Brejnev et à l’implosion de l’URSS, rien ne dément la justesse du projet
communiste et rien ne problématise la pertinence des militantismes passés.

Joseph Gabel fut, dans les années 1950-1960, un original théoricien, solitaire, de ce
qu’on nomme les «idéologies». Il s’est trouvé ainsi à devoir expliquer le sentiment
qu’il avait que certains militants, certains partisans idéologiques (notamment, pour
ce marxiste inorthodoxe, les staliniens qu’il avait alors en grand nombre sous les
yeux) avaient un rapport étrange à la raison et au raisonnement. «Tous ceux qui ont
l’occasion de discuter avec des communistes d’obédience orthodoxe, écrit-il, sont
frappés par une sorte de refus affectif devant les raisonnements les plus évidents et
devant les faits mêmes pour peu que ceux-ci contredisent la doctrine de leur
interlocuteur.»29 Il ajoutait et ceci fait écho à ce que je dis plus haut: «il existe à la
base de la pensée politique des communistes une véritable imperméabilité à
l’expérience analogue à celle dont parle Lévy-Bruhl» [dans La mentalité primitive.]

Les théories de Joseph Gabel ne se résument pas à ces quelques lignes, mais on y
voit apparaître à la fois l’étonnement problématologique fécond et l’esquisse de
caractérisations explicatives à la fois banales et insatisfaisantes: le «refus affectif»,
c’est-à-dire la cause extra-rationnelle supputée, et le rapprochement du discours à
étudier avec le hors-raison, – je rappellerai plus loin que la chose nommée raison
se construit sur trois grandes forclusions: l’enfant, le fou et le «primitif» (chapitre
3).

Joseph Gabel pourtant, au contraire des sociologues de droite de son temps, ne


mettait pas en cause la bonne foi du militant stalinien quoiqu’il constatait que tous
ses raisonnements étaient paralogiques et absurdes, ses concepts ad hoc et à
géométrie variable, ses dénégations à la fois insoutenables et inébranlables. Gabel
allait tirer de la tradition hégelienne-marxiste un concept synthétique censé
expliquer tout ceci, celui de «fausse conscience». Nous le retrouverons un peu plus

28
Festinger in Stone, Jon R. & al. Expecting Armageddon: Essential Readings in Failed
Prophecies. 2000, 31.
29
Idéologies, I, 79.

23
loin, ce concept, mais disons d’emblée qu’il pose plus de problèmes qu’il n’en
résout.

«Folie», «paranoïa» et autres aménités

Dire que son adversaire est bon pour les petites maisons, le vouer à la camisole de
force, ce peut n’être qu’une banale violence polémique. J’avais relevé ces invectives
faciles dans les pamphlets contemporains: la psychanalyse est «une loufoquerie
collective», l’université française est atteinte de «schizophrénie officielle», la
nouvelle critique est un cas de «malformation mentale» etc.30 On pourrait écarter
ce procédé comme trivial. Je crois qu’il ne l’est pas et qu’il pose problème. Je
reviens à la petite phrase de Saint Jérôme sur les penseurs païens: «Nous nous
jugeons réciproquement de même: les uns et les autres, nous nous paraissons des
fous.» Jérôme dit en effet autre chose, de plus perspicace: ce qu’il perçoit, c’est une
réciprocité. Celle de deux logiques affrontées, inintelligibles l’une à l’autre.

Depuis Aristote, l’homme est un Animal rationale, à moins qu’il ne souffre de folie.
Le raisonnement conforme à la raison est censé répondre à des critères bien précis
et, d’autre part, il est censé normal. Or, je suis persuadé d’avoir la logique et la
raison de mon côté et je ne comprends rien à vos raisonnements, il faut donc que
vous soyiez fou. C’est un bon raisonnement qui me force à conclure ainsi, même si,
certes, je sens que je manque à la charité et que vais vous indigner.31 Car être accusé
d’être fourbe, cruel, pervers peut flatter, mais être accusé d’être illogique,
incohérent, absurde fait bondir.

Or, si l’idée de rationalité et celle de raisonnabilité jouent un rôle central en


philosophie, en science, mais aussi dans la vie courante, il n’y a pas d’enquête sur
ce que, dans un état de société, les uns et les autres jugent (ou sentent) raisonnable.
Au reste, cette accusation si fréquente de folie raisonnante adressée à autrui devrait
poser problème, un problème esquivé: l’irrationalité alléguée d’un raisonnement ou
d’une croyance, suppose que quelque chose a mal tourné chez une créature, mon
semblable, mon frère, que je juge par ailleurs d’essence rationnelle. Comment une
argumentation irrationnelle est-elle possible? La raison est-elle prise en défaut, s’est-
elle assoupie? Si l’irrationnel est «a failure within the house of reason»,32 si seul un

30
Angenot, Parole, 91.
31
Contre cette tendance humaine, trop humaine, le logicien Donald Davidson édicte en effet
de nos jours le Principle of Charity: je dois commencer par considérer mon interlocuteur
comme raisonnable, cohérent et honnête et abritant dans son esprit des croyances en partie
vraies et il ne m’est permis de déclarer une attitude ou un raisonnement d’autrui irrationnels
que lorsque j’ai vraiment épuisé toute possibilité d’interprétation raisonnable – ce qu’il
appelle des «cas désespérés».
32
Davidson, Problems, 169.

24
être raisonnable peut se montrer irrationnel, qu’est-ce qui n’a pas marché? Qu’est-ce
qui a interféré avec l’exercice normal de la raison? Si je pense que quelqu’un a pris
sa décision ou a abouti à ses convictions sous le coup de motifs extra-rationnels,
d’où vient qu’il (se) dissimule ensuite ces motifs sous de fallacieuses
«rationalisations»? Je dois conclure que, quelque chose n’ayant pas marché dans son
raisonnement premier, il s’affaire à (se) dissimuler cet échec au moyen de
raisonnements a posteriori, non moins indûment appliqués. Ou bien, c’est l’autre
branche de l’alternative, je puis charitablement supposer que, si je trouve l’autre
déraisonnable, de «son point de vue», il ne l’est pas. Car peut-être, de fait, n’ai-je
pas pris en considération l’évaluation complète que l’individu a fait de ses désirs,
de ses moyens et des possibilités. L’ensemble me paraît irrationnel, mais je peux
toujours conjecturer que l’observation extérieure est incomplète, trop hâtive. Ce qui
aurait la sorte de mérite moral qui s’exprime dans la maxime Ne jugez point.

Les siècles modernes sont en tout cas pleins de publicistes et de penseurs qui ont
jugé certains de leurs contemporains, non seulement comme propageant des idées
détestables, mais comme atteints de folie raisonnante et comme s’étant coupés du
«sens commun». Remontons aux origines romantiques de la modernité.
Commentant, après plusieurs autres projets politiques qu’il passe en revue, le grand
ouvrage de Pierre Leroux, De l’Humanité, l’essayiste libéral Louis Reybaud, qui
écrit peu avant la Révolution de 1848, cite, abasourdi, quelques passages du fameux
«socialiste utopique» et enchaîne à l’adresse du lecteur de bon sens, son semblable,
son frère: «Il est facile de se convaincre que l’écrivain qui a pu gravement tracer un
pareil programme est placé hors de toute réalité, et vit dans un autre monde que le
nôtre, celui de ses rêves.»33 À de certaines époques troublées en effet, pour ceux
qu’on appelle les esprits rassis, les fous raisonnants ont semblé tenir le haut du pavé
– ne différant les uns des autres que par leur type de vésanie, leur type d’écart avec
le sens commun. Toujours dans les temps de la Seconde République, les polémistes
qui étaient allés prendre connaissance des idées radicales nouvelles ont tous livré
leur diagnostic au public bourgeois atterré:

Ce qu’on nomme les Socialistes est un genre immense de rêveurs,


d’insensés ou de malades, divisés en familles, des Saint-
simoniens, des Fouriéristes, des Communistes, des
Babouvistes...34

33
Mais, enchaîne Reybaud, que ce soient là des projets irréalistes, des tableaux oniriques,
passe; hélas, «toutes ces erreurs ont eu des adhérents, les plus petites comme les plus grandes,
et ces dernières ne sont pas celles qui ont obtenu le moins de succès. (...) L’utopie nous a
surpris dans une heure de trouble quand, éprouvés par deux révolutions, nous sentions le sol
fléchir sous nos pas et ne savions pas où rattacher nos croyances. (...) Projets ridicules, dira-t-
on, rêves insensés! Oui, ridicules, insensés, mais funestes!»
34
L’Anti-rouge. Almanach anti-socialiste, anti-communiste. Caen: Hardel, 1852, 63.

25
Les ainsi nommés «socialistes utopiques» ont provoqué dans les petites gazettes de
la Monarchie de juillet le sentiment qu’on assistait à l’éclosion inopinée de formes
nouvelles de folie raisonnante, folie douce ou bien funeste... Il suffisait de puiser
dans les écrits de Charles Fourier par exemple pour y trouver l’archibras, les océans
de limonade, les anti-baleines et les anti-phoques, les six lunes, l’homme actif en
amour à 120 ans, et mettre sous les yeux du public louis-philippard ébahi ces
«folies», ces «inexplicables bizarreries» qui passaient aux yeux d’une secte de
déments pour la nouvelle «science sociale».

Le pape même diagnostique la folie, en la personne de Grégoire XVI dans


l’encyclique Mirari vos, 1846: face aux idées libérales, il ne se borne pas à fulminer
contre des idées fausses, il les déclare «hors de toute raison» et il qualifie la liberté
de conscience et d’opinion de pur «délire».

Le sentiment de vivre, seul raisonnable, parmi des fous qui tiennent le haut du pavé,
ce serait du reste un sujet à approfondir de l’histoire des mentalités savantes
modernes! Les œuvres des grands psychiatres d’autrefois comportent toutes des
pages qui expriment ce sentiment d’être entouré de «mattoïdes», bien au-delà des
asiles dont ils avaient la garde. Au tournant du 19e siècle, Cesare Lombroso à Turin,
le fondateur de la criminologie, et Max Nordau à Berlin, l’étiologiste de la
«dégénérescence», seraient à relire de ce point de vue. Lisez par exemple, de Max
Nordau, les conclusions de son grand et jadis très fameux ouvrage, Entartung,
Dégénérescence: «Notre longue et douloureuse migration à travers l’hôpital pour
lequel nous avons reconnu sinon toute l’humanité civilisée du moins la couche
supérieure des populations des grandes villes, est terminée etc...»35

L’étiquetage de «déraison» n’est pas étranger d’autre part à la sociologie moderne.


Le titre du livre classique de Seymour Lipset, The Politics of Unreason, sur les
doctrines de l’extrême droite américaine, en atteste. On peut même parler ici d’un
genre d’ouvrages de librairie dont il paraît un échantillon d’année en année: des
publicistes épinglent et dénoncent, en pleine complicité avec un public censé
raisonnable et un peu exaspéré, les absurdités et les raisonnements illogiques des
beaux parleurs et des idéologues du moment présent.36

On a vu que les philosophes mêmes n’hésitent pas à qualifier de folle la logique de


leurs confrères et adversaires — accusation, il est vrai, qui ne saurait déranger
beaucoup les philosophes de la modernité tardive qui se réclamaient de la folie, les

35
Dégénérescence, II, 523
36
Ainsi tout récemment Whyte, Crimes against Logic. S Crimes contre la logique. Paris:
Les Belles Lettres, 2005. Celui-ci écrit, c’est un topos du genre et une position énonciative
typique: «le monde moderne est un milieu nocif pour ceux d’entre nous que les erreurs de
logique dérangent...» P. 12.

26
Derrida, Lacan, Foucault, Deleuze et Guattari. Un peu plus tôt dans le siècle, Karl
Popper polémiquant dans le Positivismusstreit (évoqué plus haut) contre les
représentants néo-marxistes de l’École de Francfort ne se borne pas à les réfuter,
mais il qualifie leur pensée tout entière d’«irrationnelle» et de «destructrice de
l’intelligence», confessant en postface du collectif sur The Positivist Dispute in
German Sociology qu’il n’a jamais pu vraiment prendre au sérieux aucune de leurs
théories lesquelles relèvent à son sentiment du «galimatias» pur et simple.37

Au reste, ce mépris confraternel appartient à la longue durée de la vie


philosophique! Cicéron l’a dit une fois pour toutes: Nihil tam absurde dici potest
quod non dicatur ab aliquo philosophorum, il n’est rien de si absurde qui n’ait été
dit par l’un ou l’autre philosophe.38

Dépassons les contingences et les invectives: il serait bon de regarder de près


pourquoi et dans quelles circonstances des gens (et d’aventure, des philosophes, des
savants, des hommes publics) en viennent à juger et déclarer publiquement que leur
adversaire est «fou». Car ils veulent évidemment dire ceci: ses convictions ne sont
pas seulement erronées et blâmables, elles sont en grande partie inintelligibles, elles
résultent d’une manière «délirante» de raisonner. Comme la pensée bonne est la
pensée logique, hors de celle-ci, il n’y a que «la folie»: le mot vient spontanément
aux lèvres. Accuser un discoureur de «folie», c’est dénoncer à la fois: l’erreur
généralisée, des raisonnements constamment contraires à la vérité, l’illusion de
représentation hallucinées; la perversité d’anti-valeurs et de contre-valeurs.

Cette tendance à juger «fou», à décréter «irrationnel» ce que je ne comprends pas


va au-delà de l’argumentation ; elle pose un problème au sociologue dont l’effort
méthodologique «contre-intuitif» consiste à résister à la «pensée sociale
spontanée».39 Celle-ci, remarque Raymond Boudon, «confrontée à un phénomène
social, manifeste parfois une tendance irrépressible à l’interpréter comme le produit
de comportements irrationnels.»40 Boudon dont nous discuterons dans le contexte
de cet essai le «Modèle rationnel généralisé» a raison à priori: cette réaction,
éminemment attestée, est facile, trop spontanée justement, ce qui justifie de s’en
méfier. Devant le refus têtu de mon adversaire d’intégrer des raisonnements pour
moi «évidents», devant sa résistance aux «faits» pour moi les moins contestables, je
suis tenté de lui prêter une tournure d’esprit étrangère au sens commun.

37
«Irrationalist» et «Intelligence-destroying». In Adorno, Positivist, 289.
38
De divin., lib. II, l. 38.
39
Voir aussi Pharo, Sens.
40
Idéologie, 11.

27
Les hommes tendent à déclarer «irrationnelles» les croyances, les préférences, les
choix qu’ils ne comprennent pas et la distance «idéologique» n’est pas moins
génératrice de sentiment d’irrationalité que la distance culturelle.41 L’altérité est
toujours étrange – et le sentiment de familiarité souvent illusoire. Que l’autre puisse
se sentir cohérent avec lui-même ne nous intéresse pas. Au contraire, il nous paraît
que notre raison doit correspondre au «sens commun» de nos lecteurs ou auditeurs:
il nous semble alors expédient de citer des «échantillons» bruts du raisonnement
adverse accompagnés de «délire!», «hystérie!» et autres diagnostics bénévoles. La
pensée adverse n’est plus une argumentation, elle est un symptôme, la citation
verbatim valant preuve.

Par ailleurs, l’imputation d’irrationalité est très facilement appliquée au passé


cognitif. L’alchimie, l’astrologie, la géomancie, la phrénologie sont des «sciences»
dévaluées dont les présupposés et les démarches sont fréquemment jugés a posteriori
«irrationnels» de bout en bout. Mais «de leur temps», je dois bien avouer qu’ils ne
l’étaient pas du tout.

Une autre cause de perplexité tient au fait que la «folie raisonnante» (ou la stupidité)
peuvent se rencontrer chez des esprits hautement rationnels dans leur sphère propre
dès qu’ils s’avisent d’avoir des opinions sur autre chose. Le savant superstitieux ou
occultiste ou le savant militant fanatique ont souvent déconcerté le psychologue.
C’est une remarque que fait Théodule Ribot dans sa Logique des sentiments:

On s’étonne souvent de voir un esprit supérieur, rompu aux


méthodes sévères des sciences, admettre en religion, en politique,
en morale, des opinions d’enfant qu’il ne daignerait pas discuter
un seul instant si elles n’étaient pas les siennes.42

Des paranoïaques

Tous les ouvrages qui analysent les grandes aberrations idéologiques du siècle
désormais passé – fascisme, racisme et antisémitisme, stalinisme, nationalismes et
intégrismes divers – en viennent quelque part à signaler qu’on se trouve en face, non
d’une vision du monde particulière, de convictions specifiques, mais, tout d’un
tenant, d’une manière de penser sui generis, consubstantielle aux thèses soutenues
et aux buts proclamés, une manière de penser résultant d’un engineering mental
spécifique, d’une rééducation mentalitaire qui n’est pas celle de tout le monde. Une
manière de penser qui est, logiquement, préalable aux thèses et aux doctrines
soutenues et qui est condition de l’adhésion de certains esprits «prédisposés» à les

41
La littérature, sur la très longue durée, consiste à vouloir donner à comprendre sinon à faire
partager la folie des autres, Achille, Médée, Des Grieux, Emma Bovary....
42
Logique, 59.

28
adopter. Or, l’historien ne dispose, semble-t-il, que du langage de la
psychopathologie pour dire cette étrangeté argumentative et mentalitaire.

On pourrait relever par exemple d’innombrables caractérisations psycho-


pathologiques «en passant» sous la plume des historiens de l’antisémitisme. Ceux-ci
ne soutiennent évidemment pas théoriquement leurs catégories de la «folie»
idéologique par crainte de retomber dans les explications sommaires d’un
Lombroso, d’un Max Nordau, d’un Gustave Le Bon et autres psychologues-
cliniciens des foules du début du siècle passé, ou dans les conjectures fragiles de
quelques psychanalystes de jadis qui étendaient les idéologies de masse sur leurs
divans. En tout cas, pas un livre sur l’antisémitisme qui ne se laisse aller une fois ou
l’autre, sans prétention de rigueur nosographique évidemment, mais parce que c’est
tout à fait suggestif au passage, à étiqueter tel thème de propagande, tel argument
conspiratoire de «paranoïaques» et autres aménités.

Un «paranoïaque», tel était Édouard Drumont, juge Michel Winock dans une note
en bas de page au début de son Édouard Drumont & Cie.43 «Paranoïaque? Peu
importe, il est lu, célébré, on le prend au sérieux.» Certainement, l’historien n’a
aucune intention de se substituer au psychiatre post mortem, et il sait que «l’homme
Drumont» dans son temps n’apparut pas plus pathologique que la plupart de ses
contemporains (ce qui n’est pas en soi un critère décisif). Ce que Michel Winock
veut dire à mon sens, ce qu’il veut évoquer, c’est ceci même dont je parle:
l’antisémite ce n’est pas seulement quelqu’un qui a des convictions politiques
odieuses, une vision obsessionnelle et haineuse de certains groupes sociaux, c’est
quelqu’un qui, dans ses pamphlets et ses brochures, s’est mis à raisonner et qui
raisonne même énormément, mais de façon bizarre... comme le malade dans ce que
les psychiatres d’autrefois appelaient simplement la «folie raisonnante».
L’antisémite, c’est quelqu’un qui se persuade lui-même et part en croisade pour
persuader les autres du rôle néfaste des Juifs au bout de raisonnements qui lui
semblent être d’autant plus convaincants qu’ils sont, pour d’autres, biscornus et
spécieux.

Relisons justement l’inépuisable Édouard Drumont et la douzaines de livres à vaste


succès qu’il publie contre la «France juive» entre 1886 et 1914.44 Le paradigme
historiosophique de Drumont & Cie raisonne comme suit: le monde moderne étant

43
«Aliénation mentale» et «paranoïaque» apparaissent dès la deuxième page. Ces mots sont
lancés comme suggestions, comme d’inévitables catachrèses qu’on ne veut pas assumer
littéralement. Au reste, dans les qualifications psycho-pathologiques de dynamiques
idéologiques, on peut trouver plus vif: qu’on songe à Nietzsche qualifiant le nationalisme de
«rage nationale».
44
Je me permets dans ce contexte de renvoyer le lecteur à mes deux livres, Ce que l’on dit
des Juifs en 1889 (1989) et un Juif trahira (1995).

29
essentiellement dégradé et pervers, il est à l’image de l’âme juive, car seuls des
individus congénitalement pervers, c’est à dire des individus qui ne pensent ni ne
sentent comme nous peuvent y réussir. Ce qui explique notre échec à nous, Français
catholiques de vieille souche, et fait de cet échec notre gloire présente tout en
légitimant notre vengeance prochaine contre ces métèques qui tiennent le haut du
pavé, plat qui, selon la sagesse des Nations, se mange froid. La réussite illégitime
et perverse qu’on impute aux Juifs est la preuve mise sur la somme de leur
scélératesse, elle légitime l’urgence où «nous» sommes de prendre le dessus sur eux
en nous débarrassant du système qui favorisait injustement leur progrès. Cette
manière de raisonner forme ce que je nommerai un des grands idéaltypes rhétoriques
dont j’esquisse le classement plus loin (chap. 3): le type d’une logique du
ressentiment.45

Rien de plus persistant et spontané que la tendance au diagnostic psychiatrique


lorsque les bras vous en tombent et qu’il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. On a vu que
les socialistes de la Monarchie de juillet ont les premiers fourni un contingent de
«fous» idéologiques pour les observateurs libéraux de l’époque. Mais un bon siècle
plus tard, Arthur Koestler, réduit à quia, renonce à débattre avec Merleau-Ponty
dont Humanisme et terreur lui paraît échapper à la discussion rationnelle: «le
dialogue logique devient impossible et l’on doit céder la place à la
psychothérapie.»46 On est alors dans ces années où paraissent les grands ouvrages
de Hannah Arendt sur le totalitarisme et – ces caractérisations ne sont pas ce qu’il
y a de plus fort chez elle – «délire totalitaire», «folie totalitaire» sont partout dans
ces livres. Raymond Aron, à l’instar de tout le monde du reste, écrit que «l’épuration
telle qu’elle a été pratiquée entre 1936 et 1938 [en URSS] est parfaitement
irrationnelle».47 Ici encore, je cherche à comprendre ce qu’il veut dire. Si la terreur
stalinienne ne sert même pas à éliminer des opposants et à raffermir le régime (au
contraire, elle l’affaiblit), c’est à dire si elle ne sert à aucune Zweckrationalität, fût-
elle sanguinaire et inhumaine, il ne reste qu’à la taxer de folie.

! On peut noter, c’est une remarque qui suggère une sorte de


topographie, que ce sont en effet des esprits libéraux, depuis
Frédéric Bastiat polémiquant en 1848 contre le socialiste Louis
Blanc, jusqu’à nos jours où les chroniqueurs américains
«modérés» caractérisent couramment les plus activistes des
«radicaux» de ce pays de «Lunatic Fringe», de Périphérie des
cinglés, que ce sont des libéraux, dis-je, qui ont le plus facilement

45
J’ai publié un essai Les idéologies du ressentiment (Montréal, XYZ, 1996) et j’en
redéveloppe quelques données dans le présent contexte.
46
«Petit guide des névroses politiques», Preuves, mars 1954, 4.
47
Démocratie et totalitarisme, 299.

30
à la bouche des qualificatifs psycho-pathologiques pour étiqueter
ces doctrinaires d’extrême gauche ou droite avec lesquels, à leurs
yeux, «il n’y a pas de discussion possible» – amalgamés du reste
dans les médias U.S. avec les autres activistes à idée fixe, les
fanatiques de la médecine alternative, des UFO et autres
extraterrestres.

! Il y a un problème préalable avec cette qualification si facile de


parano. Si je dis qu’Hitler était «paranoïaque», par son idéologie
et par son caractère, comme cela se lit partout, involontairement,
je le disculpe: il aurait fallu l’enfermer avant qu’il ne nuise, mais,
légalement et moralement, j’en fais un innocent. On n’est pas
responsable d’une mentalité psychotique, d’une tournure d’esprit
morbide, qu’elle soit congénitale ou inculquée. Autre problème
préjudiciel, celui de la «contagion»: tous les adhérents au
national-socialisme des «paranoïaques», cela fait nombre!

Pour en revenir à la caractérisation appliquée à Édouard Drumont de «paranoïaque»,


il faut signaler que si, dans le monde francophone, il s’agit plutôt de remarques «en
passant», non assumées en toute rigueur, la catégorie extra-psychiatrique de
paranoia a pris, dans la politologie américaine, un sens établi et admis, enseigné
dans les écoles, pour désigner certaines idéologies et certaines tendances culturelles
nationales. Ceci, depuis l’ouvrage devenu classique de Richard Hofstadter, The
Paranoid Style in American Politics, 1965. Ce que le penseur politique décrivait
dans ce livre fameux était ce qu’il nomme un «style de pensée» répandu, marqué par
des raisonnements «exagérés», par l’esprit de suspicion et par des fantasmes
conspiratoires («conspiratorial fantasies»). La sortie du livre d’Hofstadter était
contemporaine de l’assassinat de Kennedy qui allait susciter un grand nombre de
théories paranoïdes particulièrement persistantes. Le Paranoid Style avait à ses yeux
une longue histoire nationale, de l’anticatholicisme U.S. du 19e siècle à
l’anticommunisme (Joe McCarthy venait juste d’être écarté lorsque paraît le livre.)
Le Complot sioniste marchait bien sur l’internet de pair avec le plus récent thème
du Complot islamiste lorsque les Événements du 11 septembre 2001 ont fait
apparaître une vraie conspiration scélérate ayant pour but de détruire les États-Unis
et la démocratie: c’est dire que le raisonnement paranoïde a subi une relance
confirmatrice qui lui garantit un bel avenir.

Les travaux tout récents de Melley et de Knight montrent de fait que l’empire
paranoïaque ne cesse de s’étendre dans la vie publique américaine. Ian Dowbiggin
vient de publier Suspicious Minds: The Triumph of Paranoia in Everyday Life. Il
explique le sens qu’il donne à cette métaphore psychiatrique:

31
I do not use the term «paranoia» and «paranoid» in a strictly
clinical or reductionist sense. I use them to refer to a way of
seeing the world and of expressing oneself ... describing what I
believe to be an elementary condition of the human psyche.48

Sa thèse est que la vie publique américaine du début du 21e siècle connaît une
inflation envahissante de la «paranoid rhetoric»; que tout particulièrement, si le
raisonnement paranoïde était naguère plutôt le propre de l’extrême droite U.S., il est
devenu aussi peu à peu dominant à gauche, spécialement dans les secteurs du
«Politically Correct», identitaires, communautaristes, féministes et
altermondialistes. «Indeed the political left may be beating the right at the paranoia
game as seen in its recent embrace of political correctness».49

Quant à Knight, il suggère qu’une coupure est en voie de s’établir aux États-Unis
entre deux «camps» en quelque sorte cognitifs, non la droite et la gauche, mais les
paranos et les non-paranos, qui se disputent l’hégémonie:

The spinning of paranoia in the American media represents a


hegemonic struggle between the conspiratorial camp and the
defenders of common sense over the status of social reality.50

Joseph Gabel, en complément de sa théorie de la fausse conscience avait transposé


à l’analyse idéologique une autre catégorie psychiatrique dont il fait grand usage,
celui de pensée «schizophrénique» appliquée notamment aux idéologies
bureaucratiques.51

On peut avoir bien des réserves sur ces diverses transpositions de concepts
psychiatriques à l’horizon d’une certaine vision de la «santé» rationnelle dans les
débats publics. Ce que j’en retiens, c’est qu’elles cherchent toutes, de Gabel à
Hofstadter, à Winock, à étiqueter des manières jugées aberrantes (et, tout d’un
tenant, socialement perverses, dangereuses) de raisonner et de convaincre des esprits
«prédisposés». Elles nomment la coupure un peu naïvement: rationalité/irrationalité,
santé mentale/pathologie.

48
6-7.
49
4.
50
Conspiracy, 21. Avec le succès mondial du roman Da Vinci Code, la logique conspiratoire
a atteint le grand public, mais peut-être a-t-elle mué, perdant de sa virulence, en un
délassement innocent et indifférent porté par l’esprit de l’époque. L’Opus Dei était une cible,
un objet «paranoïde» tout trouvé en raison de son rôle «secret», mais bien documenté, en
faveur du franquisme et autres clérico-fascismes.
51
J’y reviendrai aussi.

32
Or, est-ce que tous le monde fixe au même point les limites du raisonnable?
Observer l’«ordre» de l’univers, suivre les «lois» qui gouvernent le monde, c’est
depuis des siècles se montrer rationnel – mais il est toujours une poignée de mauvais
esprits à se demander si le monde lui-même est bien rationnel et si ces «lois»
alléguées ne sont pas des hallucinations. Le chrétien selon Saint Jérôme trouve
raisonnable de mépriser les plaisir de la chair; le païen suit la logique (décrite par
Michel Foucault) de «l’usage des plaisirs»: le manger, la volupté sont agréables et
bons, seul l’abus est blâmable et déraisonnable. Il y a en effet souvent ou même
toujours quelque chose d’«éthique» dans l’idée qu’on se fait de la raison appliquée
aux choses humaines – et c’est ce qui permet au philosophe de penser et de dire
qu’en suivant notre raison, nous serons heureux. Si pourtant je pense,
rationnellement, que le phénomène terraqué appelé «vie» est un pur et improbable
hasard galactique et que nous sommes des animaux dénaturés perdus dans le silence
éternel des espaces infinis, est-il bien raisonnable de fonder sur ces considérations,
même jugées vraies ou hautement probables, une anti-éthique nihiliste?

Fausse conscience et aliénation

Tous les chercheurs qui ont travaillé sur des idéologies extrémistes ou «totalitaires»
n’ont pas eu recours à la métaphore médicale. «Fausse conscience», diagnostiquaient
certains marxistes des années trente aux années soixante comme Joseph Gabel.52
Mais ce terme marxo-hegelien qui dénote un écart du rapport cognitif «authentique»
au monde empirique et au devenir, une aliénation de la conscience, renvoie aussi
à des manières de penser et des mentalités étrangères à la «santé» cognitive, qui
semblent expliquer certaines distorsions de la réalité, certaines adhésions
condamnables et croyances collectives extravagantes.

J’ai moi-même rapporté naguère la pensée du ressentiment à la catégorie générale


de la «fausse conscience», explication dont je ne suis simplement plus sûr qu’elle
explique grand chose.53 Le ressentiment n’est du reste pas la seule forme récurrente
de ce que l’intuition désigne comme de la «fausse conscience»; culpabilisme, haine
de soi, puritanismes divers, contemptus mundi le complètent. Il faudrait encore le
confronter avec la «conscience malheureuse» qui lui est en quelque sorte
complémentaire. Pour une analyse d’un avatar dans les idéologies contemporaines
de ce type argumentatif, on peut se référer au Sanglot de l’homme blanc de Pascal
Bruckner (1983) qui étudie les raisonnements culpabilistes dans le militantisme
tiers-mondiste, en parallèle au ressentiment qui, lui, peut apparaître comme un
raisonnement au service de la rancune. Il faut d’autant mieux prendre ensemble le

52
Voir Gabel, La fausse conscience. Paris: Minuit, 1962 et autres ouvrages. Cf. la tradition
remontant à Norbert Guterman et Henri Lefebvre, La conscience mystifiée. Paris: Gallimard,
1936.
53
Les idéologies du ressentiment, 1996.

33
ressentiment et les idéologies de «mauvaise conscience» que ces dispositifs semblent
synergiques, ils semblent se stimuler les uns les autres. Le ressentiment forme une
position cognitive qui se complète ainsi d’autres formes simples: rationalité
restreinte des technocrates, cynisme des repus, conservatisme opposant
invinciblement ce qui est à ce qui pourrait être, «darwinisme social» transfigurant
la «lutte pour la vie» en principe légitimant la violence sociale, mais aussi doubles
jeux et conscience malheureuse (assez propre aux dominants-dominés), puritanisme
de l’âme «pure», phobies sociales de différentes origines. On regroupera ces
éléments en quelques grands idéaltypes au chapitre 3.

Des pensées d’un autre temps?

Si la discordance cognitive que l’on perçoit n’est pas assignée à un désordre mental,
il est encore possible d’en parler en termes de décalage temporel, en termes de
coexistence avec des gens qui ne sont «pas de votre temps». C’est et ça a été depuis
toujours le fait des voltairiens et des anticléricaux face aux pensées «obscurantistes»,
mais c’est aussi une catégorie d’Ernst Bloch, rappelons-le, dans son fameux essai
sur la mentalité nazie, L’Héritage de ce temps, Erbschaft dieser Zeit. Sa notion de
«non contemporanéité» s’appliquait à ce qu’il percevait comme anachronique,
comme pulsions précapitalistes dans les idéologies et les attitudes mentales des
Nazis: «Tous [les discours] ne sont pas présents dans le même temps présent. Ils n’y
sont qu’extérieurement. [...] Ils portent avec eux un passé qui s’immisce. [...] Des
temps plus anciens que ceux d’aujourd’hui continuent à vivre dans des couches plus
anciennes».54 Pour parler dans les termes de Bloch et pour généraliser son propos,
je pourrais reformuler ma question qui deviendrait alors: y a-t-il parmi nous
discursivement, argumentativement – dès lors, socialement, civiquement – des «non-
contemporains» et de la non-contemporanéité, Ungleichzeitigkeit?55

Cette notion blochienne est pourtant spécieuse prima facie car elle s’inscrit dans la
mouvance de l’idée de progrès, de la pensée du progrès, – et il se fait que cette
pensée «historiciste» est elle-même suspecte de paralogisme selon quelques bons
esprits: elle suppose que les uns seront montrés authentiquement de leur temps (ou
même «en avance» sur lui) et les autres pas, et que l’histoire va arbitrer entre eux.
Autrement dit, la notion relève d’un certain paradigme cognitif qui n’est pas reçu
universellement et qui a, bien entendu, une histoire. Un paradigme que certains
penseurs ont qualifié de «gnose» scientiste pour en signaler justement ce qu’ils

54
Bloch, Héritage de notre temps, Payot, 1977.
55
Bloch défend la thèse que l’Ungleichzeitigkeit du national-socialisme sert à transposer la
contemporanéité, elle tout à fait brûlante, de la contradiction capitalisme-prolétariat. Je pense
que Bloch trouve ce concept chez Marx dans sa Critique de la philosophie du droit. Parlant
des Allemands: «nous sommes des contemporains philosophiques du présent sans être ses
contemporains historiques».

34
percevaient comme le caractère hybride, réticent dans le procès qu’elle instruit du
désenchantement sécularisateur de la modernité.

Rappelons-le pour y revenir également plus tard: l’idée de la coexistence dans une
même société de gens qui en sont à des «étapes» cognitive diverses, situées sur le
vecteur d’une évolution progressiste, est au cœur du positivisme d’Auguste Comte.
Le Grand récit de Saint-Simon et de son disciple Comte est ternaire. L’évolution
humaine est une histoire cognitive avant tout, elle narre, dit Saint-Simon, qui fut le
maître de Comte, «le passage du conjectural au positif, du métaphysique au
physique».56

D’autres qualifications réprobatives : galimatias, dogme, foi, utopie

D’autres qualifications encore face aux raisonnements d’autrui permettent de les


placer hors de la simple raison. Le galimatias, le verbalisme par exemple. Ce ne sont
pas des arguments qu’on nous sert, ce ne sont que des mots sans encaisse-or du vrai
ni du sens commun. C’est à quoi Karl R. Popper réduit la pensée de l’école de
Francfort, censée impressionner le monde intellectuel, mais sémantiquement vide:
elle se ramène à un «impressive but more or less empty verbalism».57 Le philosophe
rationaliste Hans Albert ne voyait de son côté dans cette philosophie hégelo-
marxiste allemande que déraison, «expressed in esoteric jargon whether it be that
of «authenticity», «reification», or «alienation», as long as jargon is a substitute for
rational argumentation».58 Jargon, galimatias en lieu et place de véritables
raisonnements.

On peut remonter encore un coup dans le passé de la modernité. Déclamations


fumeuses, verbiage, logomachie: ce sont les qualificatifs qui ont d’abord accueilli
les écrits des grands réformateurs romantiques. On cherchait à les lire, on n’y
comprenait goutte: «M. Pierre Leroux s’embrouille dans des énigmes, dans une
phraséologie nébuleuse, dans des hiéroglyphes indéchiffrables etc».59 Pour discuter,
pour réfuter, encore faudrait-il trouver du sens dans ce «galimatias». «Tous les
utopistes et socialistes de 1848 ont un air de famille: ils sont obscurs, déclamatoires,
croient aux mots vides et sonores, méprisent les faits».60 À la même époque, ce
prétendu «rouge» de Proudhon allait plus loin que quiconque (et avec plus de talent)
dans la démolition des socialismes de tous bords. Dès 1846, il était parvenu à
conclure en termes beaucoup plus radicaux que le plus acharné des ennemis des

56
St-Simon, Oeuvres, V, 6.
57
In Adorno et al., Positivism, 195.
58
Traktat, 5.
59
Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859, 65.
60
Guyot, Sophismes socialistes et faits économiques, 1908, 77.

35
doctrines nouvelles et à désavouer le socialisme en bloc dans son principe comme
pur verbiage. «En fait et en droit, le socialisme, protestant éternellement contre la
raison et la pratique sociales, ne peut être rien, n’est rien. (...) Il n’y a point d’heure
marquée pour lui, il est un perpétuel ajournement».61 Son Système des contradictions
économiques, ou Philosophie de la misère de 1846 est la réfutation de tout
socialisme possible, absurde dans ses présupposés, verbeux, irréaliste dans tous ses
projets. (Karl Marx qui se déchaîna contre Proudhon ne s’y était pas trompé.)

Très fréquente aussi dans la modernité séculière est la caractérisation religieuse des
théories adverses: «dogmes», «foi», «religiosité»... Je me permets de renvoyer ici à
mon petit livre «Religions séculières»: pour l,histoire d’un concept (Montréal,
2005). L’agnostique ne demande pas au croyant de donner de «bonnes raisons» de
sa foi: il sait, hélas, que celui-ci est prêt à le faire, mais qu’il s’agira d’une
argumentation à vide, d’une enfilade de sophismes apologétiques, de «preuves» par
les miracles et autres absurdités. Or, il se fait encore que dès qu’apparurent les
premiers «systèmes» socialistes romantiques, les esprits «raisonnables» n’y ont vu,
comme le dit un sceptique personnage de L’Éducation sentimentale, qu’«un tas de
farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme». Si l’argumentation adverse est
une «foi», elle se met hors d’atteinte des objections dans le sens qu’elle n’est pas
digne qu’on lui en fasse.

Les nouvelles «sciences sociales» n’étaient aux yeux de leurs adversaires que de
nouvelles religions séculières, des «religions laïques» (Dom Besse), dissimulant des
«croyances irrationnelles inconscientes» (Gustave Le Bon) sous un «vernis»
d’argumentations fallacieusement scientifiques (V. Pareto). «Vernis» est le mot-clé:
il y a des arguments dans les doctrines socialistes mais ils sont pour Pareto une sorte
d’épiphénomène et de leurre, hommage fallacieux que le vice fidéiste rend à la
raison positive.

Vers 1900 en effet, alors que les progrès de l’Internationale sont réguliers en
Europe, l’équation socialisme = religion fait l’unanimité des sociologues allemands
et français notamment.62 Elle permettait des ironies polémiques à l’égard de
systèmes soutenus par de prétendus athées et anticléricaux: «Le socialisme est une
religion. C’est là ce qui lui donne sa grandeur et sa puissance d’attraction sur les
masses. C’est là aussi sa faiblesse. (...) La religion socialiste comme les autres a son
paradis que nous pouvons décrire très exactement sur la foi de ceux qui en ont

61
Système des contradictions économiques, ou Philosophie de la misère, ch. XII, par. I.
62
Ce n’est pas par hasard que le seul cours publié qu’Émile Durkheim consacra au socialisme
porte en fait sur Saint-Simon et sur la religion saint-simonienne, remontée aux origines
censée mettre en lumière le caractère essentiellement religieux du phénomène et conforter
par là les théories de Durkheim sur le sacré et le social.

36
rêvé», écrit H. Monnier.63 «Convenons, écrit de son côté Alfred Fouillée, que le
socialisme actuel, au lieu d’être une ‘science’ est une religion. Comme toutes les
religions, il a ses éléments de vérité et ses effets en partie heureux, en partie
malheureux comme tout ce qui contient du faux, germe de l’injuste».64 Manœuvre
de disqualification décisive qui a inspiré le plus grand nombre d’analystes: les
adversaires du socialisme le dé-légitimaient en faisant preuve d’une sorte de largeur
de vue toute à leur avantage: imposture comme «science», la doctrine socialiste
pouvait s’apprécier ou à tout le moins se comprendre comme une nouvelle croyance
collective, peut-être utile à la vie moderne, et ses succès, spéculait-on, permettaient
de comprendre le succès, jadis, du christianisme. Quant à Gustave Le Bon, le
«psychologue social», pour qui la crédulité éternelle des foules était article de foi
scientiste: «Les vieux credo religieux qui asservissaient jadis la foule sont remplacés
par des credo socialistes ou anarchistes aussi impérieux et aussi peu rationnels, mais
qui ne dominent pas moins les âmes».65 Les «socialistes scientifiques» qui reniaient
les dogmes chrétiens et s’en croyaient à mille lieues, n’étaient donc pas moins des
esprits religieux aux yeux du sociologue. Ce n’était simplement plus au nom de la
Révélation apostasiée, mais en celui de la Rationalité bafouée que les modernes
sociologues et philosophes récusaient les croyances irrationnelles et les
asservissements religieux des multitudes.

Le socialisme, comme religion nouvelle, partiellement sécularisée, venait, en


quelque sorte à bon droit ou du moins inévitablement, se substituer aux révélations
obsolètes et aux lois données aux guides des peuples sur les Sinaï. Le sociologue,
constatant cette permanence de fonction transhistorique, va établir un parallèle entre
les anciens panthéons et les modernes idéologies de salut et légitimer avec hauteur
les idéologies-religions comme des impostures utiles. «La religion, conclut Pareto,
est bien réellement le ciment indispensable de toute société. Il importe peu d’ailleurs
sous certains rapports (...) que l’on sacrifie à Juppiter Optimus Maximus ou que l’on
remplace ces dieux par des abstractions telles que «l’Humanité» ou le «Progrès
socialiste»».66 Pour un Pareto, la religion est en effet un besoin social éternel et non,
comme elle l’était pour un Marx, le simulacre sentimental d’un monde sans cœur,

63
Monnier, Henri. Le paradis socialiste et le ciel. Paris: Fischbacher, 1907.
64
A. Fouillée, Le socialisme et la sociologie réformiste, 1909, 48.
65
Henri Monnier, Le paradis socialiste et le ciel, 1907, 5-6 et Gustave Le Bon, Les opinions
et les croyances, Flammarion, 1911, 8. Ou encore chez P. Leroy-Beaulieu, dans La question
ouvrière au XIXe siècle. 2e éd. rev., Paris: Charpentier, 1881, 16: «...ce caractère pour ainsi
dire religieux des croyances socialistes».
66
Systèmes socialistes, édition originale, I, 302.

37
c’est à dire une illusion, un artifice compensateur que l’avenir de justice et
d’abondance rendra inutile.67

C’est encore ce que redit bien plus tard Arthur Koestler face aux communistes des
années 1950, avec l’ambivalence de ceux qui pensent que peut-être, il n’y a, dans
le militantisme, que la foi qui sauve: on ne peut discuter avec eux, on ne peut leur
opposer des réfutations rationnelles car le communisme est affaire de foi et il ne
saurait en aller autrement:

A faith is not acquired by reasoning. One does not fall in love


with a woman, one does not enter the womb of a church as a
result of logical persuasion.68

«Utopie» enfin. Face aux sectes saint-simonienne, phalanstérienne, icarienne et


autres qui ont attiré l’attention goguenarde et réprobatrice de l’opinion pendant le
règne du roi-citoyen, les petits journaux et les grands esprits de l’époque ont eu
aussitôt un mot: «utopies» — «funestes utopies», précisèrent-ils bientôt sur un ton
grondeur. «Utopies» ou, synonymes polémiques de ce terme, «rêveries» et
«chimères». C’est dans les temps louis-philippards que le sens d’«utopie» a changé:
l’utopie, ce n’était plus une conjecture philosophique de distanciation cognitive,
Verfremdung, c’est ce qui était rejeté par les esprits pondérés hors du possible
présent ou futur. Le «socialisme», toutes écoles confondues, apparaît à ce titre
utopique dans son essence. Il est plus utopique que les vieux romans de More et de
Campanella qui ne se présentaient que comme des spéculations et non des systèmes
positifs et des programmes à réaliser. «Socialisme utopique», cela a donc été
d’abord la tarte à la crème de tous les petits journaux louis-philippards face aux
sectes extravagantes de Saint-Simon et de Fourier — avant qu’Engels en 1877 ne
récupère la formule pour écarter les anciennes doctrines et mettre en valeur le travail
«scientifique» de son ami Marx.

Lorsqu’après 1880, le mouvement ouvrier se déclare pourvu derechef d’une


«science» découverte par Karl Marx et s’être mué en un «socialisme scientifique»,
les adversaires du mouvement ne se laissèrent pas fléchir, il va de soi. Il n’y avait
rien de changé — en dépit du «prestige d’un appareil d’aspect scientifique», le
projet socialiste est et demeurait un rêve, une utopie, et en outre il était devenu une

67
Toujours disposé à soutenir un paradoxe, Sorel tira de cette analyse parétienne la
proposition que le socialisme, comme fait religieux qu’il était, n’était pas encore à la hauteur
du christianisme: «Avouons-le sans détour: le catholicisme renferme évidemment plus d’idéal
que le socialisme parce qu’il possède une métaphysique de l’âme qui manque jusqu’ici
malheureusement à celui-ci.»
68
The God that Failed.

38
imposture à proportion de sa prétention à être scientifique.69 Le caractère
«scientifique» du socialisme moderne a joué un rôle important dans la propagande
des partis et dans la légitimation de l’idéologie, c’est ce statut qui est la cible
d’économistes qui se savaient, eux, possesseurs d’une science authentique.
«L’utopie collectiviste», telle est la qualification préférée du grand spécialiste de
l’anti-socialisme au tournant du siècle, l’économiste Eugène d’Eichthal.70 Le
socialisme, vieux comme les vains rêves de bonheur de l’humanité, est l’«éternelle
utopie» selon le titre d’un essai fameux de E. von Kirchenheim.71 Son discours
imposteur, étranger à la science, fallacieusement consolateur, n’est fait que de ces
«chansons vagues dont [les socialistes] bercent la crédulité humaine».72

Les adversaires des idées socialistes, alors même qu’ils ne s’entendent pas entre eux,
s’accordent donc depuis deux siècles pour taxer le discours honni de «folie»,
d’«utopie», de «dogme» ou de «croyance religieuse» c’est à dire, tout en continuant
à le combattre rationnellement, pour le situer de différentes façons hors de la raison,
hors du sens commun. Les socialistes n’ont pas tort, à leurs yeux, ils se placent
largement avec leurs théories en dehors de l’argumentable. Cette coupure cognitive
entre raison immanente et Principe espérance est au cœur des analyses du chapitre
3 de ce livre.

Rappelons tout de même d’emblée que les «progressistes» de tous les temps n’ont
pas moins déclaré au nom de la raison dialectique que c’est le prétendu bon sens
empiriste et statique, résistant à l’idée de changer le monde du tout au tout, qui est
pathologique et «aliéné». C’est bien ce que Adorno pense de ses adversaires par lui
qualifiés de «positivistes», étiquettes que ceux-ci récusent comme inexacte et
malhonnête, Popper et Albert. Erich Fromm (The Sane Society), Herbert Marcuse
et d’autres montrent le régime capitaliste comme névrosant et aliénant, et les
théories ou idées qui visent à le perpétuer ou qui doutent de la possibilité de
l’abattre comme névrosées et irrationnelles – et ils voient dans la révolte contre lui
une tentative essentiellement rationnelle de refaire une «société saine». Erich Fromm
en 1955 admet toutefois que les résultats du socialisme en URSS n’ont pas été bons
et se demande pourquoi. L’URSS démontre simplement qu’une idéologie planiste
n’est pas une condition suffisante pour faire naître une société fraternelle; il y a en
URSS des inégalités plus accusées qu’en Occident, un État beaucoup trop puissant,
une subordination de l’individu à la production qui est le contraire de ce que voulait
Marx; dès lors l’URSS et ses échecs ne prouvent rien et ne saurait rien prouver

69
Eichthal, Socialisme et problèmes sociaux, 1899, 46.
70
Socialisme et problèmes sociaux, 1899, 32.
71
Chazaud des Granges, L’éternelle utopie d’A[rthur] von Kirchenheim. Paris: Le Soudier,
1897.
72
Reinach, Démagogues et socialistes, 1896, 30

39
contre le socialisme, – raisonnement central que ses adversaires, est-il besoin de le
rappeler, vont en chœur déclarer parfaitement illogique.

D’une façon générale toutes ces caractérisations, de «folie» et «paranoïa» à «dogme»


et «utopie» sont plus ou moins suggestives mais, prises en elles-mêmes, elles sont
décevantes, vaines analytiquement puisqu’elles reviennent à créer des «boîtes
noires», à ne rien expliquer mais à postuler un écart ou plutôt une coupure d’avec
la connaissance rationnelle, supposée homogène, à stigmatiser, non à donner à
comprendre.73

Malhonnêteté

Il est enfin une dernière catégorie de disqualification, aussi vieille que la querelle
de Platon et d’Aristote contre les sophistes, diffamation particulièrement réussie
puisqu’elle ternit leur réputation jusqu’à nous, qui est celle d’argumenter
malhonnêtement. Le sophiste est rationnel comme vous et moi, s’il déraisonne c’est
pour tromper les simples et les naïfs. Imputer «sophisme» à l’adversaire, c’est le
criminaliser, le diaboliser. L’adversaire raisonne publiquement de travers et
persuade à mauvais droit parce qu’il est trompeur, il est de mauvaise foi, il trompe
son monde mais il ne se trompe pas lui-même: il sait qu’il déraisonnne mais que son
public s’y laisse prendre.

Le pamphlétaire, de Jean-Fr. Revel, La connaissance inutile, à Jean-Fr. Kahn, Tout


était faux, n’est pas entouré de fous de bonne foi, si je puis dire, il respire les
vapeurs méphitiques d’un monde qui s’est voué à la tromperie, qui se vautre dans
le mensonge et duquel la vérité est bannie. L’accusation se rencontre aussi souvent
chez les philosophes qui règlent leurs comptes entre eux: «shameless dishonesty»!
Nietzsche, toujours paradoxal, avait fait du mensonge le propre de la bonne foi et
de l’indignation morale, «personne ne ment autant que l’homme indigné.»74

73
Une partie du chapitre 4 sera consacrée à une critique de la notion de «croyance», boîte
noire par excellence, qui a une longue histoire en science sociales.
74
Par delà...

40
I

RHÉTORIQUE

Protagoras et la pensée antilogique

La rhétorique – ce qui ne porte pas encore ce nom – émerge dans les cités-États
helléniques, avec la minorité de citoyens qui participent à leur direction en débattant
dans les assemblées et avec les tribunaux institués pour entendre leurs litiges.1 Avant
eux, il y avait eu des prêtres, des oracles, des thaumaturges, des poètes... Les
rhéteurs sont une nouvelle sorte d’utilisateurs du langage, les créateurs d’un nouvel
usage du langage. L’enseignement de l’argumentation publique remontent ainsi à
Empédocle d’Agrigente et aux rhéteurs siciliens, Corax et Tisias.

Mais cette rhétorique, ajoute-t-on, ne va «naître» véritablement, philosophiquement


qu’avec Platon et avec Aristote. À ce compte, elle naît, bizarrement, précédée d’une
cohorte d’imposteurs, les sophistes, lesquels s’occupaient non moins d’opinion,
d’argumentation et de discours persuasif — ce sont d’ailleurs ces intérêts vulgaires
et les préoccupations vénales à eux prêtées que les deux philosophes leur
reprocheront. Ces sages («sophistes» ne dit rien d’autre), tous étrangers à la Cité,
venus des confins apprendre aux jeunes Athéniens l’art de parler en public, art
essentiel pour participer aux affaires, ces hommes de talent et de ressources qui
enseignaient les moyens d’émouvoir une foule, de persuader des juges, de mener
une ambassade, rabaissaient la philosophie et en compromettaient la pureté pour qui
la conçoit d’abord comme quête de la vérité. À Athènes, les sophistes ne furent pas
unanimement bien accueillis. Aristophane dans sa pièce des Nåöåëáé, les Nuées, leur
consacre une comédie satirique très hostile, où il représente Socrate comme un de
leurs disciples (ce n’est peut-être pas si faux!), ne croyant pas aux dieux et habile
dans le verbiage et les spéculations chimériques. La moitié des dialogues de Platon
comporte des attaques contre les sophistes sous couvert de discussions entre
plusieurs d’entre eux et Socrate qui se montre habile à les mettre en contradiction
avec eux-mêmes.

Platon au Protagoras, au Gorgias, au Ménon, dans l’Euthydème, au Théétète,


Aristote dans ses Réfutations sophistiques règlent leur compte à ces prédécesseurs
qu’ils taxent de roublardise, de vénalité, d’indifférence à la vérité, de malhonnêteté
— et ils semblent avoir exceptionnellement réussi dans cette diffamation de ce qu’il
faut bien appeler la concurrence puisque le mot même de «sophiste» est resté
péjoratif à travers les siècles.

1
On s’accorde à la voir émerger précisément au début du 5e siècle à Syracuse, en Sicile, après
la chute de Thrasybule.

41
Les écrits des sophistes ont pratiquement tous disparu. Les livres qu’on leur attribue
ne s’occupaient pas seulement de discours public et de persuasion, toutes les
questions plus tard qualifiées de «philosophiques» semblent les avoir intéressés.

De Protagoras d’Abdère (± 490-420), il ne nous reste que quelques bouts de phrases


et une notice de Diogène Laërce dans son De vitis philosophorum lequel dresse la
liste d’une douzaine de livres encore connus alors (au 3e siècle) du sophiste détesté
de Platon. Laërce rapporte qu’il enseignait à ses élèves à blâmer une chose puis à
en faire l’éloge et que c’est lui qui «le premier reçut cent mines d’honoraires», –
somme tellement énorme qu’elle n’est pas très vraisemblable. Mais il rapporte aussi
une tout autre anecdote – celle-ci ferait de Protagoras non pas un habile et un
intéressé, mais une sorte de précurseur du sage socratique persécuté par les gens en
place – qui narre qu’en raison du commencement de son livre sur les dieux («... je
ne sais ni si ils sont, ni ce qu’ils sont»), il fut expulsé par les Athéniens et qu’on
brûla ses écrits sur l’Agora.

Des fragments subsistant, un surtout a retenu l’attention et je l’ai placé en épigraphe


de ce livre: «Êáé ðñùôïò ‘åöç äõï ëïãïõ ‘åéíáé ðåñé ðáíôïò ðñáãìáôïò
‘áíôéêåéìåíïõò ‘áëëçëïéò». Je traduis: «Le premier, il dit que, sur toutes les
questions, deux discours s’opposent qui se contredisent en tous points.» Un de ses
livres s’appelait du reste ,Aíôéëoãéáé, les Antilogies, et c’est le sous-titre que je lui
emprunte. L’affaire de la sophistique est de confronter les antilogies ou raisons
opposées (,áíôéëåãåéí = contredire) en admettant qu’elles peuvent être inconciliables
et indépassables sans que l’une soit absolument «vraie» et l’autre «fausse». On
comprend que, si cette thèse isolée résume bien la démarche de Protagoras
d’Abdère, celui-ci ait indigné l’idéaliste et dogmatique Platon. Comme elle semble
par contre dire à peu près ce que je pense moi-même des controverses politiques et
sociales, polarisées en raisonnements antilogiques, opaques l’un à l’autre car
illogiques l’un pour l’autre, je partirai de Protagoras et j’essaierai de le comprendre.

Protagoras à mon sens considère le monde en sociologue avant-la-lettre: la thèse


antilogique est d’abord un constat d’observation. La connaissance des questions et
la décision des actions à prendre se présentent toujours, constate-t-on, dans la vie
de la Cité au milieu d’un champ polarisé d’opinions contradictoires, aucune ne
pouvant prétendre à la certitude absolue. Il serait logiquement contreproductif pour
le sage de prétendre intervenir au nom d’une transcendante possession personnelle
de la vérité. Évidemment, on peut tirer de cet axiome (ce qui est la pratique des
plaideurs de jadis et d’aujourd’hui) que, dans un litige, on peut avec le même degré
de conviction ou du moins avec le même talent soutenir une cause et la cause
opposée. C’est ce genre de roublardise malhonnête que les platoniciens prêtent à
l’Abdéritain, mais il n’est pas sûr qu’il faille les croire sur parole.

42
Un autre fragment de Protagoras, cité avec blâme par Aristote cette fois, ajoute qu’il
est toujours possible de faire apparaître comme plus fort l’argument le plus faible,
– ôï ‘çôôù äå ëïãïí êñåéôôù ðïéåéí (Arist., Rhét., 1402a 23).2 La rhétorique avant
même qu’elle ne reçoive un nom, l’art de l’argumentation depuis les temps de Corax
et de Tisias, ne recherche pas le vrai et le juste; à l’instar de Protagoras, elle ne croit
pas à une vérité absolue qu’il faille trouver, elle cherche et procure à qui en a
l’usage des arguments convaincants. Protagoras, disaient admirativement les jeunes
Athéniens, est quelqu’un qui «rend habile à parler».3 Il n’était pas le seul à offrir ce
talent et cet art; Hippias, Thrasymaque, Gorgias, Prodicos, tous sophistes étrangers
à Athènes comme ce Protagoras qui venait d’Abdère (en bordure de la Thrace)
proposaient, aux alentours de 450, aux jeunes gens qui pouvait les payer une tekhnè
utile et passionnante.

Un troisième fragment subsistant complète d’une thèse anti-transcendantale


l’axiome antilogique: «L’homme est la mesure et le critère de la connaissance.»4
«L’homme», les commentateurs comprennent, non pas l’humain générique, mais
chaque homme en particulier. Toutes les apparences sont vraies, ou ce qui est vrai
est ce qui apparaît tel à quelqu’un. Le Théétète fait dire au Sophiste: «Comme les
choses m’apparaissent, ainsi sont-elles pour moi, et comme elles t’apparaissent, elles
sont pour toi.» (152a 6-8)5

Je soupçonne dans ce «scepticisme», puisque Protagoras est l’ancêtre de cette école


de pensée, une préocupation éthique, hostile à l’antagonisme éristique: il ne faut pas
défendre à tout prix nos convictions en croyant avoir, seul, la raison de notre côté!
Il n’y a pas de standard ni de criterium absolus du jugement valide. Ce qui
s’exprimait à mon sens chez Protagoras, c’est une théorie du dialogue négocié à
hauteur d’hommes. S’il y a toujours, sur tout problème, deux argumentations
polarisées, que dois-je faire quand j’aborde à mon tour la question? Que doit faire
le tiers arbitre qui a écouté soigneusement les deux «antilogies»? Il ne va pas
prétendre être une sorte de dieu descendu sur un nuage pour trancher et dire: toi, tu
te trompes et toi, tu es dans le vrai! Il peut mesurer la part de «vérité humaine» de
chaque camp, s’expliquer le point de vue sous lequel chacun connaît et exprime les
choses. Il ne choisit pas l’une contre l’autre, mais peut-être, comme fera Pyrrhon,
il décidera de ne rien décider car c’est le plus sage. Ou bien sans décider qu’une des
deux pensées est seule «dans le vrai», il lui est possible de discriminer entre des
prétentions opposées sur la base de ce qui est le plus prudent, le plus avantageux ou

2
La technique du renversement des forces de raisonnement remonte au fameux argument de
Corax qui permet de gagner à tous les coups.
3
Protag., 312 d.
4
Ðáíôïí ÷ñçìáôùí ìåôñïí ‚åóôéí ‚áíèñùðïò...
5
Ce serait aussi l’incipit du traité perdu ‘Aëçèåéá.

43
le plus utile dans les circonstances.6 Sans doute dans des cas simples, pouvons-nous
arbitrer entre deux antilogies sans que la préférence pour une thèse rende l’autre le
moins du monde fausse: entre un enfant qui trouve le goût d’un médicament infect
et un médecin qui lui dit que ça va le guérir, on peut décider pour le médecin sans
nier ou annuler la vérité de l’enfant et en conservant un doute (car l’homme de l’art
peut s’être trompé en son diagnostic). S’il y a cependant différend entre deux
logiques, l’arbitre ne peut sans présomption décider au nom d’une Raison absolue
qui transcenderait la divergence antilogique. Ce faisant – ce qui faisait horreur à
Platon on le conçoit – nous suspendons en tout cas la question du vrai et du faux.

En histoire des idées, entre «idéologies» et «utopies», entre Frédéric Bastiat et Louis
Blanc, entre Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, la question peut être de dire quelle
antilogie est contingentement supérieure, si je puis dire, laquelle est la plus prudente
dans sa connaissance du possible. S’il s’agit de la plus prudente, il faudrait à tout
coup, il va de soi, décider contre les dangereux et chimériques esprits utopiques.
Autrement, si l’on refuse la règle contingente du Sophiste, il faut en effet tomber
dans l’irrationalité pure: «Mieux vaut avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec
Aron», phrase une des plus sottes du riche répertoire intellectuel du 20e siècle, qui
dit bien l’illogisme du choix «téméraire».

Protagoras est l’ancêtre de tous les sceptiques, des pyrrhoniens jusqu’aux


postmodernes et relativistes actuels qui le tiennent du reste en haute estime. Les
idées protagorasiennes, refoulées par l’Académie, firent leur chemin à couvert. Elles
se retrouvent chez Pyrrhon (* 365 BC), dont la pensée sceptique s’établit en
antilogie du «dogmatisme» philosophique. Pyrrhon radicalise les conclusions de ses
prédécesseurs: suspens ton jugement, dit-il, car toujours et sur toutes choses, des
raisons s’opposent qui sont de force égale ou qu’il est impossible de transcender et
départager. Le mieux est d’avouer qu’on ne sait pas. Ainsi se développe dans
l’histoire de la philosophie une tradition parallèle continue qui va de Protagoras à
Pyrrhon et aux autres sceptiques, aux épicuriens ou à certains d’entre eux du moins,
à Ænisidème de Gnosse, à Sextus Empiricus, – une tradition qui philosophe au
rebours des autres et qui tire son scepticisme du spectacle même de la philosophie.
Le doute, dit Ænisidème, vient du spectacle des contradictions et des conflits où
tombe la raison dès que deux penseurs se mettent en devoir de réfléchir sur la même
chose. Je ne reprendrai pas l’histoire de cette autre philosophie. Montaigne lui
appartient qui, dans l’Apologie de Raymond Sebond, propose de partir du fait que
les hommes sont en désaccord sur toutes choses et qu’ils ont tous des «raisons» pour
supporter leurs positions antilogiques.7 Beaucoup d’essais, «Des Boyteux», «De l’art

6
Mendelson, Many, 51.
7
De l’antilogie, on peut tirer l’idée dialectique du dépassement par la syn-thèse. Certains
commentateurs pensent que les thèses de Protagoras découlent de l’«Unité des opposés» chez
Héraclite.

44
de conferer» peuvent être mis au dossier de cette méthode. Bien des siècles plus
tard, le provocateur Pierre-Joseph Proudhon énoncera une phrase qui fera rugir les
philistins – non moins que ses frères-ennemis, les socialistes dogmatiques: «Toute
proposition n’est vraie qu’à la condition que la proposition contraire le soit
également.»8

En France aujourd’hui, les travaux de Barbara Cassin, ceux de Jacqueline de


Romilly réhabilitent la sophistique. Beaucoup de livres récents en anglais et en
allemand9 montrent que la tendance est générale. Après des siècles de défaveur,
Protagoras revient parmi nous et les postmodernes américains en ont fait leur
philosophe totémique:

The Antilogical method runs counter to the Platonic drive


towards universal principles, to the Cartesian emphasis on «clear
and distinct premises» and to the more recent insistence on formal
rigor as the preeminent method of reasoning one’s way to the
truth.10

Un problème philosophique connexe a occupé les esprits classiques, ce qu’on a


nommé le Problème de l’autre esprit. Il n’est pas sans rapport avec l’objet de ce
livre, je vais en rappeler rapidement les termes. Je m’efforce de penser
rationnellement et pour tous les hommes, mais est-ce que l’esprit de mon voisin
fonctionne de la même manière exactement que le mien? Question que se posent
Saint Augustin, Descartes, Malebranche. Sans doute avons-nous la même âme
immortelle, mais disposons-nous tous des mêmes mécanismes de raisonnement qui
nous permettraient de communiquer philosophiquement? J’écoute ce que l’Autre me
dit, et d’aventure ce qu’il dit me semble étrange car a priori je ne pense pas comme
ça – mais je n’ai pas accès à la mécanique de sa conscience. «Nous conjecturons que
les ames des autres hommes sont de même espece que la nôtre. Ce que nous sentons
en nous mêmes, nous prétendons qu’ils le sentent».11 La solution religieuse est seule
imparable et elle met l’insidieux problème à l’écart chez Malebranche: Dieu agit
également dans tous les esprits! Pour le rationaliste qui sécularise cette idée, il
faudra poser que «la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes
sortes de rencontres» (Descartes), quoique l’objection fut parfois faite, avec
embarras, entre cartésiens mêmes, de savoir ce qu’il en est de la raison des enfants,
des sauvages et des brutes.

8
Cité et discuté dans La philosophie de l’avenir, 1: 1875, 59.
9
Elmsbach p. ex.
10
Mendelson, Many, 1.
11
Malebranche, Œuvre, I 449.

45
Pour l’agnostique toutefois, la question de l’Autre-pensée reviendra lancinante et se
combinera aux résurgences du pyrrhonisme.

Platon contre les sophistes

Platon a été l’ennemi déclaré des sophistes. C’est à ce titre qu’il refuse de
reconnaître la rhétorique (il semble du reste que ce soit lui qui invente le mot, et en
mauvaise part12) pour un art, une ôå÷íç à part entière. Il lui oppose la dialectique,
äéáëåêôéêç, l’art de rechercher la vérité par le dialogue raisonné. Les orateurs
véridiques doivent être des dialecticiens. Platon exècre la rhétorique comme un art
imposteur qui permet de parler de ce qu’on ne connaît pas, qui prend pour
fondement la douteuse doxa, l’opinion du grand nombre, utilisant non des
raisonnements rigoureux, apodictiques, mais en ayant recours aux images, aux
figures et à des procédés persuasifs douteux. La rhétorique des sophistes ne met pas
les passions à l’écart, mais en appelle expressément au pathos pour convaincre. Loin
de rechercher le vrai et le juste, cet art fallacieux sert finalement (on reconnaît une
paraphrase malveillante de Protagoras) à faire apparaître les grandes choses petites,
les nouvelles, anciennes, et les anciennes, neuves. La prétendue rhétorique ne
distingue pas le vrai du vraisemblable, tout est ici, qui scandalise le dogmatique
Platon.

Au Gorgias, Socrate (le personnage dont Platon se sert sous ce nom) contraint par
ses questions le sophiste Gorgias à admettre qu’une science des discours n’est pas
et ne saurait être une vraie science:

S. ...de quel objet est-elle [la rhétorique] la science?

G. Des discours.

S. De quels discours? De ceux qui indiquent au malade le régime


à suivre pour retrouver la santé?

G. Non.

S. Alors la rhétorique n’est pas la science de tous les discours


indistinctement?

(...)

S. Alors pourquoi n’appelles-tu pas "oratoires" les autres arts


relatifs pourtant eux aussi à des discours, puisque tu dis que la

12
Le mot est mis dans la bouche de Gorgias: « ...mon art est la rhétorique, ô Socrate.»

46
rhétorique est l’art des discours? (...) Quelle est, parmi toutes les
choses existantes, celle qui forme le sujet des discours propres à
la rhétorique?

Gorgias finit par proposer un nouvel objet, supposé vraiment propre à son art, «le
pouvoir de persuader par le discours» les juges, les sénateurs, le peuple. Mais
Socrate n’a pas de peine à objecter que les autres «arts» persuadent aussi. Que le
médecin persuade, mais qu’il persuade par sa science et que le rhéteur persuade
sans doute mais en créant de la croyance à partir de l’ignorance et pour influencer
des ignorants — et non de la science, ‘åðéóôçìç. «De telle sorte que l’orateur
n’enseigne pas aux tribunaux et aux autres assemblées le juste et l’injuste, mais leur
suggère une opinion.» Socrate (qui se montre du reste en tout ce dialogue un très
habile argumentateur) conclut que la rhétorique est une pratique «étrangère à l’art»,
une pratique dont le nom générique est «flatterie», catégorie où figurent côte à côte,
la cuisine, la toilette et le maquillage, la rhétorique, la sophistique. «La rhétorique
est à la justice comme la cuisine est à la médecine [diététique].» Sans respect pour
la vérité, la rhétorique sert à corrompre les mœurs.

! Au Phèdre, Platon va nuancer la condamnation fulminée dans


le Gorgias. La rhétorique, explique Socrate à Phèdre, est, utilisée
à bon escient, une technique qui permet à celui qui connaît la
vérité de lui faire pénétrer l’esprit de ses interlocuteurs et
auditeurs, ce rôle est légitime. Mais il la distingue toujours de
celle, fallacieuse, d’un Gorgias qui mettait de l’avant le style, les
figures et non la justesse du raisonnement. Contrairement aux
sophistes, Platon pense et il pose en axiome que nous sommes
toujours capables, par le raisonnement, de connaître exactement
le bien et le vrai.

Aristote: rhétorique et dialectique

Après tous les efforts déployés par Platon pour déconsidérer la rhétorique, il faut
dire pourquoi Aristote la remet en selle en en faisant il est vrai, pour les siècles, un
«art» mineur traitant d’une forme de connaissance basse, inférieure à la
connaissance logique, syllogistique, qui est, elle, l’art de bien penser et d’aboutir par
démonstration à la connaissance certaine. Toutefois, Aristote concède que cet art
moins noble est nécessaire à la vie courante, à la vie publique, à la discussion des
affaires humaines. La rhétorique recense des formes de raisonnement inférieurs à
ceux de la logique syllogistique et peu sûrs, et cependant elle a sa place là où la
preuve démonstrative n’est pas susceptible d’être activée – c’est à dire dans la
plupart des circonstances de la vie, dans les jugements et dans les décisions
pratiques.

47
C’est que la philosophie d’Aristote est une philosophie de l’homme comme animal
politique, Æíïí ðïëéôéêïí, et, tout d’un tenant, comme un animal doté du logos –
de la raison/discours, Æíïí ëïãïí ‘å÷ïí. C’est parce que l’homme vit en société et
se méfie à bon droit des pulsions et des volontés des autres qu’il est forcé
d’argumenter. Aristote, créateur à la fois de la logique, de l’herméneutique, de la
dialectique, de la topique, de la rhétorique et de la poétique est dès lors le premier
théoricien du discours dans toute sa diversité. C’est la démocratie délibérative
grecque qui engendre la rhétorique et force à lui donner un statut. Il se crée donc à
partir d’Aristote une hiérarchie des arts du raisonnement: d’abord on peut raisonner
démonstrativement, ce que formalise la Logique; puis on peut débattre en
recherchant l’entente sur le vrai et le juste, sur le probable et le prudent, Dialectique;
puis, art encore moins noble et recourant à des procédés nécessairement hybrides
et incertains, on discourt sur l’Agora, dans les prétoires et dans les assemblées,
affaire de la Rhétorique.

Non moins hostile aux sophistes qui, répète-t-il après Platon, faisaient de l’argent
en colportant une sagesse trompeuse et illusoire, Aristote va donner une légitimité
«technique», sous surveillance de la logique apodictique et subordination, à l’art de
débattre du probable et de raisonner sur les affaires publiques.

Quatre paradigmes posés par Aristote au cœur de la théorie, viennent préciser le lien
subordonné de la rhétorique avec la logique du raisonnement rigoureux:

— La distinction entre les prémisses certaines qui sont celles de la Logique et les
prémisses vrai-semblables puisées par le rhéteur dans la doxa.

– La distinction que fait le Péripatéticien entre syllogisme et enthymème, entre la


structure du raisonnement rigoureux, des inférences nécessaires, et le raisonnement
approximatif qui ne conduit qu’au probable (ici Aristote a mis les esprits pour des
siècles sur une très mauvaise piste: décrire les raisonnements courants, les
raisonnements spontanés appliqués aux affaires ordinaires de la vie comme une
forme floue et dégradée des raisonnements logiques ou «scientifiques», c’est
s’assurer d’emblée de ne rien y comprendre);13

– Le paradigme des trois dynamiques persuasives complémentaires et convergentes


dont l’orateur doit avoir la maîtrise, logos, pathos et ethos. Sur ces trois premiers
points, je reviendrai dans la suite de ce chapitre;

13
L’humaniste Ramus le premier, en sa Dialectique, ou «art de bien disputer», refuse la
division d’Aristote entre Dialectique de l’opinable et Logique du nécessaire. Il met par contre
dans la Rhétorique la seule ornementation discours, à savoir les figures et les tropes,
l’elocutio.

48
– La distinction enfin entre trois techniques à la fois contiguës, partageant des
formes communes de raisonnement, et cependant susceptibles d’être distinguées: la
rhétorique (art de l’orateur, art de discourir en public), la dialectique (technique de
la discussion sereine) et l’éristique (art de la controverse, technique de la «guerre»
argumentative et donc, comme le désigne l’acariâtre Schopenhauer, «art d’avoir
toujours raison» dès lors qu’il ne s’agit plus de débattre courtoisement, mais de
détruire les idées de l’adversaire avec des mots et de triompher de lui).

Cette dernière distinction est une des figures de l’insoutenable équivoque


permanente du secteur rhétorique/dialectique, de son statut et sa portée. Est-elle un
art de bien dire, de bien se servir des ressources du langage, un ars bene dicendi (un
art de composer, de trouver les mots, les rythmes et les images pour parler et
déclamer), ou avant tout un art de convaincre, ars persuadendi, et, si art de
convaincre, sera-ce de convaincre avec des raisonnements plus ou moins sûrs ou par
tous les moyens langagiers?

Ou la rhétorique est-elle encore une philosophie descriptive et normative, observant


le raisonnement et l’argumentation spontanés que développent les hommes dans les
circonstances ordinaires de la vie et en tirant une méthode d’analyse des discours?
Car elle est aussi cela: non pas une science propre, mais l’analyse philosophique
d’une science infuse en tous les hommes même les plus ignares. Ce que souligne
précisément le vieux Ramus:

Aristote dict au premier des Élenches que tous hommes, voire


idiotz, usent aucunement de Dialectique et practiquent sans
instruction ce que Dialectique enseigne par ses reigles &
preceptes.14

Tantôt il y est question en ce secteur de clarifier une question et de surmonter des


différends en discutant rationnellement avec autrui, c’est la dialectique (mais la
dialectique est aussi bien une technique pour discuter avec soi-même et penser par
soi-même – fût-ce comme fait Montaigne, au chapitre des «Cannibales» par
exemple, pour s’efforcer à penser différemment de tout le monde et pour aboutir,
guidé par la raison, au paradoxe fécond qui antagonise «l’opinion commune», ðáñá
äïîá).

Tantôt l’affaire est de s’adresser à un public muet qui pèsera les arguments et les
acceptera ou non, les fera ou non siens. Et ici non seulement convient-il,
raisonnablement, de partir de la doxa, de l’opinion ordinaire, mais il est rationnel
de se préoccuper, non plus comme les sophistes de tromper son monde, mais en tout

14
Dialectique, 61.

49
cas de communiquer de façon efficace et agréable, ne serait-ce qu’à travers des
exemples «vivants», des élans émotifs, des formules bien trouvées et frappantes.

Tantôt, la rhétorique sera abordée surtout comme l’art de polémiquer, contrepartie


noire des plus ou moins pacifiques techniques à l’œuvre jusqu’ici, où l’affaire est
d’avoir raison à tout prix ou d’en donner l’impression peu importent les moyens.
Mais l’orateur, le dialecticien, tout humain qui entre en débat ne veulent-ils pas aussi
toujours, avec plus ou moins d’inflexibilité, avoir raison? Nous reviendrons sur cette
double face du fait rhétorique: raisonnable et passionnel, pacifique, consensuel et
agressif.

Aristote commence sa Rhétorique par cette phrase: «La rhétorique se rattache à la


dialectique».15 En effet, l’art de persuader un public est contigu de l’art du débat
dialogué, de l’art de la discussion, de la résolution par l’échange verbal des
différences d’opinion – ou on peut dire que celui-ci englobe celle-là. Ils ont en
commun l’enthymème, l’exemplum et l’induction, et pour but la recherche du
probable. Tous deux s’opposent à ces titres au raisonnement nécessaire ou formel.
Aristote appelle en effet «raisonnement dialectique» celui qui est établi sur des
prémisses vraisemblables.

Fondées sur les opinions communes, ‘åíäïîá, et pouvant s’appliquer à tous les
problèmes sur la base de principes communs, rhétorique et dialectique forment à
mon sens un tout insécable, argumenter en public étant une modalité de raisonner
en parlant et dialoguant. La rhétorique a pourtant sa raison d’être sectorielle dans
la mesure où le philosophe peut donner à l’orateur des conseils particuliers propres
à lui faire trouver ses arguments, à organiser ses preuves et ordonner son discours,
à le mémoriser, à apprendre à émouvoir un public, à parler avec grâce et éloquence
et même à trouver les gestes qui accompagneront le discours et aideront à toucher
ce public (c’est ici une partie de la rhétorique classique, l’Actio,16 qui faisait l’objet
de traités particuliers à l’âge classique et se nommait «éloquence du corps»).17

15
Elle en est, dit-il, ‘áíôéóôñïöïò — complémentaire?
16
L’Actio se dit en grec hypokrisis – encore un mot qui a tourné péjoratif!
17
Voir Angenot, «Les traités de l’éloquence du corps», Semiotica , VIII, 1: 1973, 60-82.
Aux 17e et 18e siècles, ont paru un certain nombre d’ouvrages spécialisés, intitulés Traité de
l’Action, Traité de l’Éloquence du Corps, qui, à partir des préceptes à donner à l’orateur
sacré et à l’avocat sur la cinquième partie de la rhétorique, l’Actio des Anciens, ont élaboré
une théorie du geste "réglé" et une typologie des praxis gestuelles. "L’Action anime le
discours, elle donne de la force aux raisons, elle excite les mouvemens", écrit l’Abbé
Bretteville (1689), mais il ajoute que toutefois "l’Action n’est qu’une partie de l’Eloquence
& il ne faut pas se croire orateur pour sçavoir conduire son geste et sa voix".

50
On pourrait dire de la rhétorique, si on s’obstine à chercher une distinction avec la
dialectique en général, qu’elle porte sur l’argumentation en monologue: prôner une
mesure politique, requérir contre un accusé, plaider une cause, prêcher, c’est, en
gros, discourir devant des gens qui se taisent et vous écoutent. Mais il serait aussi
juste d’affirmer que, même conçue de cette façon, cette rhétorique de la parole
publique est aussi dialogique, préoccupée qu’elle doit être de «sentir» l’auditoire
qui, plus ou moins silencieux et impassible, est partie prenante de l’entreprise
persuasive. «Un discours ne peut être efficace que s’il est adapté à l’auditoire qu’il
s’agit de persuader ou de convaincre», rappelle Perelman.18 Toute argumentation –
devant une foule, en dialogue ou bien in petto – est dialogique/dialectique en ce
sens: c’est l’interaction communicative, même si le public est muet ou seulement
virtuel qui donne forme et visée aux raisonnements énoncés. L’argumentation dans
son essence implique une altérité constitutive, elle institue un énonciateur et un
destinataire et un écart dialogique entre les deux qui justifie une relation
argumentative. Tout argumentateur sait qu’il y a des objections possibles à réfuter,
des contre-propositions possibles à écarter, des doutes à apaiser, des résistances à
surmonter. (Ce n’est pas un hasard que, parmi les figures de la rhétorique classique,
abondent toutes sortes de fictions dialogiques: celle dénommée dialogisme
justement, la prosopopée, la sermocination, le témoignage etc.)

L’idée régulatrice de la dialectique, en effet, est que la pensée progresse mieux,


qu’elle s’approche mieux de la vérité par le dialogue, en posant des questions et en
formulant des réponses, en objectant et en reformulant sa thèse, grâce à l’interaction
de deux pensées polarisées et non dans la cohérence à priori d’un esprit unique. On
peut hésiter sur la visée toutefois: la conclusion d’une argumentation dialectique
serait plutôt et plus modestement la compréhension réciproque, l’accord entre les
parties sur du probable, et non l’atteinte de la vérité. La dialectique peut aussi avoir
pour but une «pesée» des arguments pro et contra, la recherche en dialogue d’une
entente, d’une conclusion commune. On ne peut que sortir gagnant d’une
confrontation dialectique de cette sorte parce qu’on a accepté de mettre en jeu ses
idées et qu’on y aura acquis au bout du compte une connaissance mieux éprouvée
et plus solide des choses débattues.

Nous sommes dans un champ sémantique où les mots proches foisonnent;


discussion, débat, controverse, polémique. La dialectique peut s’occuper de débats
publics, comme de discussions in petto, de «délibération» comme des «genres
intermédaires», le conseil à un ami, la discussion privée; la correspondance, de
l’Antiquité à l’âge classique est très largement structurée comme un échange
composé en débat pour et contre. Un débat peut avoir une fin rapide (et un discours
est par définition limité dans le temps à ce que le public est prêt à écouter sans

18
Logique juridique, 107.

51
perdre intérêt), mais la dialectique s’applique aussi aux débats ouverts et de longue
durée, à ces débats philosophiques notamment qui «durent depuis des décennies».19

! Éristique. La dialectique ne décrit donc pas nécessairement


une lutte de paroles entre deux positions défendues et deux partis
pris irréconciliables; elle se donne encore moins pour objet une
lutte au finish: ceci est le fait de la seule dialectique éristique, qui
se complaît dans l’affrontement et est orientée vers un «succès»
persuasif qui suppose la «défaite» de l’adversaire. La dialectique
consensuelle est établie en effet ambigûment entre la maïeutique,
accouchant avec l’aide du sage et l’aiguillon de ses questions de
la conclusion juste (permettant de voir qu’on ne savait pas bien
ce qu’on croyait savoir et qu’on savait quelque chose que l’on ne
croyait pas savoir) et l’éristique où il s’agit d’avoir raison à tout
prix, de terrasser l’autre et de gagner la partie avec des mots.20

L’éristique est la technique de l’argumentation vue comme une


bataille et une mise à mort. Elle est la ôå÷íç de la dispute, de la
controverse, de la réfutation, ‘åëåã÷ïò, autant que de
l’argumentation positive. Son vocabulaire tout entier est militaire:
il y est question de luttes, de batailles, de combats, des
adversaires, des positions qu’on attaque ou défend, des
stratégies... L’éristique peut aisément devenir l’art de gagner à
tout prix, de détruire l’adversaire et ses raisons, art qui ne
reculera pas devant les plus mauvais expédients pas plus que
devant les invectives, les sarcasmes, les quolibets.21

L’Art d’avoir toujours raison est le titre d’un amusant opuscule


de Schopenhauer où l’atrabilaire philosophe fait la liste des
procédés les plus retors et les plus infects disponibles à qui veut
ne pas perdre la face. Après tout si je suis convaincu que j’ai
raison – et je le suis! – pourquoi devrais-je perdre la partie? Pour
Schopenhauer, l’homme est méchant, pervers et têtu; pas la peine
d’essayer d’être accommodant et raisonnable avec lui ni de rien
lui concéder. La dialectique coopérative est une foutaise bonne

19
Putnam, Raison, 195.
20
Il faudrait ajouter la technique de la disputatio pédagogique, jouer avec des idées, des
thèses et contre-thèses pour voir ce que ça donne et où cela peut mener. On se souviendra de
la vieille question scolaire et scolastique proposée aux clercs du moyen âge, An ducenda sit
Uxor? — Faut-il se marier? Et de ses avatars littéraires chez Rabelais et Molière.
21
C’est un mot qui vient de la «disputation quodlibétaire»: Quod libet, tout ce que tu
voudras!

52
pour les Habermas de jadis et de l’avenir. Aristote même s’est
trompé: il n’y a que l’éristique qui vaille et celle-ci a directement
à puiser dans la sophistique que le Stagyrite dénonçait:
transformer un argument faible en argument fort, comme le
proposait Protagoras, voilà qui est utile quand on dispute. Sereine
et courtoise, ou obstinée et haineuse, la dialectique n’est, pas
moins que la rhétorique, un savoir équivoque dans ses moyens et
ses buts.

! Dans le présent ouvrage qui porte globalement sur l’analyse du


discours argumenté et conformément aux remarques qui
précèdent, je ne fais pas les vieilles et indécises distinctions entre
rhétorique, dialectique, éristique etc. J’assimile sous le chef de
«rhétorique» toute la logique du probable, tout ce qui touche au
raisonnement mis en discours et s’intègre à l’analyse des discours
sociaux.22

Définitions variables de la rhétorique

Les définitions variables de la rhétorique, confondue ou non avec la dialectique,


reflètent l’équivoque de ce savoir impur et hétérogène portant sur un objet
omniprésent, tellement qu’il est difficile à circonscrire et délimiter.

La rhétorique, dit l’étymologie, est ‘ñçôïñéêç [ôå÷íç],23 elle est tout simplement la
technique de l’orateur, – mais il va de soi qu’il n’est pas nécessaire d’être orateur
(avocat, politicien), ni de prendre la parole en public pour produire un discours
argumenté et pour chercher à persuader avec des mots et des phrases. Il est vrai que
la ‘ñçôïñéêç ôå÷íç est née comme un art enseigné, contre rémunération, à des jeunes
gens qui souhaitaient réussir dans la vie publique; de tous temps, le politicien, c’est
aussi l’orateur, celui qui veut exercer le pouvoir a besoin d’utiliser efficacement la
parole et de s’imposer aux foules avec des mots.

Élargissons la définition et nous rencontrons la formule classique: «la rhétorique est


l’art de persuader par le discours». Cette définition banale définit un genre de
discours par son but – or je suis parti de l’idée qu’il n’est pas certain que ce résultat,
rarement atteint, constitue un critère définitionnel approprié et sûr. Aristote définit
aussi cet art, au début de sa Rhétorique, comme «la faculté de découvrir ce qui, dans
chaque cas, peut être propre à persuader»: il désigne alors plus particulièrement le
travail préalable de l’argumentateur, dont les Anciens faisaient la première partie

22
Perelman aussi englobait dans la rhétorique la dialectique et l’éristique. V. Logique jurid.,
108.
23
L’expression est forgée par Platon dans le Gorgias.

53
du tout rhétorique, l’inventio, ‘åõñçóéò, étape première de la recherche de schémas
argumentatifs adéquats puisés dans le répertoire topique, dans le répertoire des lieux
communs, ôïðïé êïéíïé, propres à un état de société.

Une autre définition, plus souple, est celle retenue par Chaïm Perelman: la
rhétorique est «l’étude des techniques discursives visant à provoquer ou à accroître
l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment»,24 définition
prudente qui montre que le philosophe bruxellois hésitait sur l’effet perlocutoire –
influencer, persuader ou convaincre, – mais persistait pourtant à définir cette
«technique» par une efficacité, un résultat recherché et donc par la présence d’un
auditoire. C’est en quoi, en effet, la technique rhétorique ne se confond pas avec une
réalité contiguë, «l’art de raisonner». Quand je raisonne, je n’ai pas à tenir compte
d’un auditoire, ni de ses intérêts, ni de ses émotions, je n’ai qu’à chercher à
raisonner juste – ce qui veut dire, règle souvent posée mais qu’il faut soumettre à
la critique, que j’ai à raisonner en mettant entre parenthèses et faisant taire mes
partis pris et émotions.

Autre définition classique, non moins équivoque et indécise, le rhéteur étant Vir
bonus dicendi peritus, un homme de bien habile à parler (Cicéron), la rhétorique
enseignerait «l’art de bien parler», Ars bene dicendi – «bien», ce peut être: en
recherchant honnêtement et en disant le vrai, ou avec charme et talent, ou en plaisant
au public, ou en l’influençant comme on le souhaite ... ou ces quatre choses à la fois.
La rhétorique est soit une science, celle de l’argumentation, ou un art au sens
moderne de ce mot, l’art de l’éloquence, l’«art oratoire». Ceci amènerait à dire,
selon Quintilien, que la rhétorique ne saurait être définie comme un art de persuader
car la beauté, la qualité stylistique du discours ne dépendent pas de l’effet obtenu:

La rhétorique est l’art de bien inventer, bien arranger & bien


exprimer tout ce qui peut tomber dans le Discours, non seulement
avec une mémoire sûre, mais avec toutes les graces et tout le
dignité de l’action.25

Rhétorique de l’argumentation, rhétorique des figures et des tropes

Le terme même de rhétorique a évolué depuis l’Antiquité pour se diviser finalement


en deux, en deux arts ou techniques presque totalement distincts, mais qui tiennent
toujours l’un à l’autre par un fil:

Tl’art d’écrire avec style en ornant le «langage ordinaire» de


figures et de tropes (mais, objectait César du Marsais au 18e

24
Champ, 13.
25
Instit., lib. V.

54
siècle, «il se fait plus de tropes un jour de marché aux Halles» que
dans tous les discours académiques!); cette rhétorique peut être
appelée «rhétorique restreinte»;

Tl’art d’argumenter et de persuader, art qui use de «techniques»


ad hoc mais a recours auxdits figures et tropes comme à des
moyens surérogatoires de convaincre.

Rhétorique des figures, rhétorique des débats, on les distingue donc, mais on admet
qu’il n’est pas de persuasion sans ornatus figural et que les figures ne sont pas des
entités extra-dialectiques. La rhétorique recense des figures qui sont à peu près
spécifiques à la parole persuasive comme l’amplification, l’exclamation, la
prosopopée, l’hypotypose etc. Et aussi, ce qui était essentiel dans la parole publique
antique, elle recense et décrit les figures du rythme et de la prosodie.

D’autres définitions élargissent encore la portée du terme. La rhétorique, définit


Roland Barthes, est «ce méta-langage (dont le langage objet fut le discours)».26 Il est
vrai qu’il est difficile de séparer les énoncés d’influence persuasive de l’ensemble
du fait discours, alternativement descriptif, narratif, argumentatif – et parfois
(comme dans la parabole, la fable ou dans le roman à thèse) narratif pour
argumenter.

Le penseur de la problématologie, Michel Meyer propose finalement de nos jours


la définition la plus large: «la rhétorique, écrit-il, est la négociation de la distance
entre les sujets», «la négociation de la différence entre individus sur une question
donnée».27 En faisant de la rhétorique (fondue avec la dialectique) l’objet
fondamental de la philosophie, le philosophe bruxellois rappelle que le discours
même, dans son acception la plus générale, est un essai de communication entre des
consciences opaques l’une à l’autre et il attribue à la rhétorique le soin de
comprendre et mesurer tout ce qui dans le langage oppose ou rassemble les hommes,
tout ce sur quoi ils s’entendent et ne s’entendent pas, en faisant apparaître la
problématicité qui imprègne le logos.

La mauvaise réputation

La rhétorique n’a pas été seulement, de l’Antiquité aux temps modernes, le «parent
pauvre» de la philosophie. «Depuis toujours», c’est à dire depuis Platon, la
rhétorique a eu mauvaise presse. Descartes est un relais notoire de l’idée récurrente
que la pensée philosophique doit être, précisément, une anti-rhétorique: il n’est pas
de pensée digne de ce nom qui se base sur l’opinion vulgaire, enfilant des

26
«Ancienne rhétor.», 173.
27
Perelman, 123.

55
raisonnements approximatifs et non purgée des passions. Le philosophe est celui qui
purifie rigoureusement son discours de tout le rhétorique.

La rhétorique demeure suspecte de ne chercher qu’à embrouiller les esprits et à les


influencer par des raisons trompeuses, à instiller ou confirmer des croyances
douteuses et non à rechercher le vrai et le certain. Elle est demeurée «sophistique»
en dépit d’Aristote et de sa tentative de la réguler et de la moraliser. Un soupçon
séculaire pèse sur elle: n’est-elle pas cet art immoral qui permet d’argumenter aussi
bien les deux pôles d’une question, de plaire à un auditoire en lui disant ce qu’il veut
entendre, ou même en l’embobinant pour qu’il fasse siennes les idées qu’on lui a
suggérées? L’orateur déloyal comme le juste et le sage peuvent user de la même
«technique» avec profit. On confond volontiers rhétorique et éristique, cet art
d’avoir raison même quand on a tort, cet art indigne et sans sagesse de la dispute.
(Ce n’est pas par hasard qu’en anglais «argument» veut aussi dire dispute, même si
aucun argument n’est échangé!)

D’un point de vue différent mais non moins méprisant, un point de vue
«romantique» si vous voulez, la rhétorique, répertoire de procédés et de techniques,
s’oppose depuis toujours au talent, à l’originalité et au «naturel».

De nos jours, rhétorique, verbalisme, propagande, manipulation sont des idées bien
proches. Les journaux en attestent qui utilisent toujours rhétorique péjorativement;
cela se constate spécialement en anglais: «President Bush’s speech was long on
rhetoric and short on substance».28 Aujourd’hui, «rhetoric» ne veut dire que blabla,
déclamation, vacuité et même tromperie et mensonge. On dit «c’est de la rhétorique»
et tout est dit. De même, «dialectique subtile» n’est pas vraiment louangeur...
Beaucoup d’autres mots connexes, tous aristotéliciens, ont pris concurremment un
vilain sens. Pathos, débordement émotionnel insincère. Topos, lieu commun,
platitude et niaiserie...

La rhétorique est tiraillée entre deux statuts, l’un prestigieux pour une minorité
d’esprits qui en font l’objet central de la philosophie, non moins que de
l’anthropologie et des sciences sociales. L’autre bien bas: la rhétorique est alors une
accumulation bricoleuse, approximative et confuse de trucs et de techniques, savoirs
plus que suspects à la logique, contaminée qu’elle se trouve de la psychagogie du
pathos et de l’opacité sémantique des figures et des tropes, accueillant des
raisonnements sans rigueur, côtoyant sans cesse l’imposture roublarde de la
sophistique, aboutissant à une quasi-connaissance équivoque et inférieure, inférieure
à la Philosophie jadis, à la Science aujourd’hui, connaissance approximative au
mieux, erronée et trompeuse souvent.

28
NY Times, 2003, cit. Booth, Rhetoric of Rhetoric, ix.

56
Aujourd’hui encore la rhétorique est parfois définie par son infériorité même, par
ce dont elle manque: elle porte, dit le philosophe Jean-Blaise Grize, théorisant la
«logique naturelle», sur tout type de raisonnement discursif «ne réunissant pas les
propriétés les plus caractéristiques de ce qu’il est convenu d’appeler une
démonstration».29 La rhétorique partage, comme on verra, ce statut inférieur et
suspect avec la psychologie sociale, avec les «sciences cognitives», avec l’analyse
du discours. Son domaine est l’opinion, la contingence, le probable, étranger aux
critères du vrai et du faux (j’y arrive), l’ambiguité du vécu mis en paroles, l’esprit
de litige, la passion polluant le raisonnement et d’aventure le dominant,
l’infléchissant.

Les grandes philosophies rationalistes et idéalistes ont toutes méprisé et écarté cette
étude vulgaire et inférieure. Cherchant des formes pures et exigeantes du
raisonnement, elles se sont bouché le nez devant cette raison impure. Au regard de
l’argumentation logique, scientifique, l’argumentation ordinaire a tout pour déplaire:
elle est constamment approximative et confuse, corrompue de paralogismes,
entrecoupée de mouvements passionnels, empêtrée de clichés, faisant fond sur des
préjugés, obscurcie de jeux de langage. Tous ceux qui, – n’ayant compris ni
Nietzsche ni Russell, – pensent qu’il faut écarter le voile des mots pour découvrir
la vérité des choses et des êtres se détournent de la rhétorique. Tous ceux que Jean
Paulhan aux Fleurs de Tarbes qualifiait de «misologues»30 et de «terroristes» se
méfient au reste du langage tout entier, ses à-peu-près, ses confusions et ses malices.

Éloge de la rhétorique. L’homme comme créature rhétorique

Tout ceci, qui est parfaitement exact et qui est désolant pour les esprits qui se
flattent de ne rechercher que la pure rationalité et la pure vérité, est ce qui fait que,
pour ceux que la vie ordinaire intéresse, pour les spécialistes des sciences sociales
notamment, la rhétorique doit apparaître comme une discipline centrale et
incontournable. Comme l’étude de ce qui permet à l’homme d’être cet Animal
politique et social dans une Cité qui repose sur l’échange d’idées et de paroles,
d’être un homme-en-société parce que créature argumentante et discutante, parce
qu’être doué du logos, ce mot qui dit à la fois discours et argumentation. Ainsi
abordée, la rhétorique n’est pas un compendium de techniques hétérogènes issues
d’une tradition séculaire, elle tend à devenir l’émanation d’une anthropologie, d’une
manière de concevoir la nature humaine en mettant au cœur de celle-ci la discussion
et le discours argumenté. Elle apparaît somme toute, formulait récemment

29
Grize, Apothéloz, 3.
30
Antonyme de «philologue».

57
Kopperschmidt dans son Homo rhetoricus, comme «une anthropologie avant la
lettre».31

Est-ce que, ce disant, je n’écarte pas et ne déclasse pas la Logique au profit de son
avatar dégradé, la quasi-logique doxique? Il n’est pas paradoxal de soutenir ici que
c’est la rhétorique qui est première. Que l’échange est dans l’essence du
raisonnement, que le raisonnement individuel, mental, est toujours-déjà collectif car
celui qui pense ne peut ignorer qu’il n’est pas seul à penser. Qui prétend démontrer
A sait qu’il réfute ~A et il tient compte, fût-ce pour les écarter et même les mépriser,
des autres opinions possibles sur le sujet qui l’occupe. Donald Davidson le dit fort
bien: «In order to have a thought, even a doubt, one must already know that there
are other minds and an environment.»32 La logique dite «formelle», quels que soient
ses mérites, n’est qu’un avatar formalisé et aseptisé, d’une argumentation première,
dialogique, intramondaine, inscrite dans une situation empirique et opérant face à
d’autres «esprits» qui la comprennent plus ou moins tout en la vivant différemment.

Complémentairement, la rhétorique n’est pas non plus à situer comme une annexe
des sciences du langage: elle se confond avec elles. «Il n’y a absolument pas de
naturalité non rhétorique du langage, pose Nietzsche dans la Darstellung der antiken
Rhetoric en quelques phrases décisives, celui-ci se rapporte aussi peu que la
rhétorique au vrai, à l’essence des choses; il ne veut pas instruire mais transmettre
à autrui une émotion et une appréhension subjectives».33 Le langage, c’est déjà (de)
la rhétorique parce qu’il véhicule et transmet la doxa. Il n’est pas dans la langue de
mot «propre», ou neutre ou premier, tout dans le lexique d’une langue est figures,
tropes, catachrèses.

Longtemps considérée, ai-je dit, comme la parente pauvre de la philosophie, la


rhétorique est en voie de reprendre une place éminente justement parce qu’elle
analyse et s’intéresse au plausible non à la certitude, au conjectural non à la preuve
formelle, au vraisemblable non à la métaphysique Vérité. Les philosophes
contemporains qui se sont intéressés à la rhétorique, l’ont fait par méfiance et
hostilité à l’égard de la pureté inhumaine recherchée par la logique. Alors qu’avec
Frege, la logique moderne devenait un langage algébrique et rigoureux, coupé du
raisonnement ordinaire, c’est à celui-ci que se sont intéressé ces philosophes. C’est
le cas de Chaïm Perelman, de Michel Meyer, de nombreux autres dans le monde
anglo-saxon; ç’avait été le cas, un siècle plus tôt, de ce philosophe oublié de la Belle
Époque, Théodule Ribot avec sa subtile Logique des sentiments qui déjà se méfiait
de la logique des logiciens:

31
Rhetorische Anthropologie: Studien zum Homo rhetoricus.
32
Davidson, Problems, 6.
33
111.

58
En lisant les traités de logique, remarquait-il, il semblerait que le
raisonnement régulier, exempt de contradiction est inné chez
l’homme; que les formes vicieuses non adaptées ne se produisent
qu’à titre de déviation ou d’anomalie. C’est une hypothèse sans
fondement.34

Logos, ethos, pathos

La rhétorique, qu’il s’agisse de faire l’éloge de quelqu’un, de prôner une mesure


politique ou de défendre un accusé, ne se veut pas et ne peut se vouloir objective et
froide. Elle «inscrit le sujet» dans son discours; elle admet qu’il est juste et bon que
l’orateur demande à croire en lui, à lui faire confiance d’abord et, par ricochet, à ses
raisons. L’ethos est la crédibilité morale reconnue à celui qui parle, son honnêteté,
non moins que sa compétence et sa prudence. Les rhéteurs romains ont beaucoup
insisté sur le rôle de l’ethos, sur la crédibilité nécessaire du uir bonus dicendi
peritus, sur la mise en scène du caractère de l’orateur, destinée à inspirer la
confiance et en asseoir l’autorité. Les anciens traités mettent ainsi de l’avant
l’importance de l’individualité et le rôle des émotions; alors même qu’ils disjoignent
logos, ethos, pathos, jamais ils ne prônent une argumentation purement logique.

Le raisonnement enthymématique ou inductif (dont je décris la structure plus loin)


complète son effort d’influence sur l’auditoire, son travail de persuasion avec de
l’éthos (l’«image» de l’orateur) et avec l’expression d’émotions, avec du pathos. La
Rhétorique d’Aristote inclut ainsi un petit traité des passions. Il y a parfois dans les
vieux traités une sorte de vision militaire en filigrane des stratégies que l’on prône:
on mobilise les affects, tout en bombardant de fortes raisons et on finit par emporter
la place.

Le pathos, c’est l’art d’exciter des émotions en même temps que l’on progresse dans
la démonstration. Tel est le modèle classique : celui d’une concomitance à maîtriser
et d’un équilibre à mesurer. Rien que des chaînes de raisonnements et l’orateur
paraîtra froid. Rien que de l’émotion, il sera tenu pour un vil histrion. L’orateur doit
simultanément informer et émouvoir, éclairer les esprits et remuer les cœurs, docere
et mouere, dit Cicéron.35

Mais peut-il émouvoir s’il n’est pas ému ou ne s’excite pas à le paraître? Quintilien
écartait, comme inefficace car incapable de donner le change, l’émotion feinte:

Le grand secret pour toucher les Juges, c’est que nous soyons
touchez nous mesmes. Car tousjours en vain & quelquefois

34
Logique, viii.
35
De Oratore, II.

59
mesme ridiculement imiterons nous la tristesse, l’indignation &
la colère, si nous y conformons seulement nostre visage & nos
paroles, sans que nostre cœur y ait part.36

Il faut d’abord et premièrement argumenter car, curieusement, les humains «se


paient de raisons», même quand leurs passions les gouvernent, mais argumenter ne
suffit pas: il faut susciter le désir de croire et non sereinement et froidement
démontrer. Le pathos n’est évidemment pas de l’émotion brute; il est justement une
tekhnè, il a ses règles et ses tactiques éprouvées par les siècles;37 il a à voir avec le
style, l’éloquence, la beauté du discours, l’impact des mots, les trouvailles des
figures: voici avec lui, l’autre partie, figurale, de la rhétorique qui vient rejoindre la
théorie de l’argumentation. Et pourtant, même dans les situations les plus
pathétiques, les hommes ont besoin de fortes raisons pour se décider. Rien que de
l’émotif pour inviter à se sacrifier pour sa patrie, à rompre avec sa maîtresse, à
respecter quoi qu’il en coûte (ou à trahir) la parole donnée? Non, cela ne suffit pas,
il faut aussi que vous me donniez de bonnes raisons appuyées sur des valeurs
supérieures.

Quelle proportion alors, quel arbitrage concevoir dans le discours persuasif entre les
arguments et le non-rationnel, l’émotif? Quelle prééminence, surtout, faut-il donner
au démonstratif-rationnel, quelle primauté revient de droit au logos? Là où le
logicien tranche – inhumainement – en rejetant d’un bloc l’émotion, l’imaginaire et
le subjectif hors de sa sphère, la rhétorique, humaine trop humaine, ne tranche pas,
elle ne le peut, mais elle s’embourbe dans des distinctions un peu vaines et des
arbitrages incertains. Car lors même qu’elle admet, et elle le fait toujours, la co-
opération du logos et du pathos, elle ne peut s’empêcher de blâmer les convictions
obtenues par une autre voie que celle de la raison raisonnante. Les hommes tendent
à être persuadés «non pas la preuve mais par l’agrément», constate avec blâme
Pascal en son Art de persuader. Trouver les raisons fournies par l’orateur, bonnes
et valables, cela est indispensable, mais pour adhérer «de tout son cœur» à ses
conclusions, il faut pourtant que ce cœur soit ému et il faut aussi s’identifier à la
personne de l’orateur non moins qu’«épouser» ses idées. Pascal refait un constat qui
est une antique évidence, mais dérangeante: l’esprit de géométrie ne convainc que
des géomètres, la raison a une place nécessaire mais non suffisante, un rôle limité
pour contribuer à convaincre. Les raisonnements de l’orateur doivent être
«réchauffés» par les désirs, les colères et les craintes qu’il éprouve ou veut susciter:
on l’admet, c’est évident, mais cela gêne. Et cela gêne justement la raison — ou une
certaine idée de celle-ci. Car la raison déborde d’objections fortes et immédiates en
face de cette place accordée à l’émotif. En quoi les émotions suggérées ont-elles à
voir avec la vérité d’une thèse? De même pour l’ethos: en quoi le caractère de celui

36
Inst., VI.
37
Bailey, Tactical.

60
qui parle donne-t-il un appui légitime à la vérité de ce qu’il raconte?38 De même
encore pour l’ornatus des figures: en quoi contribuent-elles à la vérité de ce qui est
soutenu?

Autrement dit, au cœur même de toute rhétorique, s’inscrit une protestation de la


raison en quête de vérité contre le caractère irréductiblement hybride de sa
technique. Un autre raisonnement répandu suggère logiquement que priorité du
moins devrait être donnée au logos: celui de son universalité alléguée. Tous les
humains, éclairés des lumières de la Raison, sont susceptibles de «partager» de
bonnes raisons alors qu’ils ne partagent évidemment pas les mêmes émotions, ni le
même imaginaire, ni du reste les mêmes intérêts. Le pathos est communicatif, soit,
mais il n’est ni universel, ni universalisable; le partage authentique par des hommes
différents de culture, de tempérament de «raisons» est concevable, le partage
d’émotions est une illusion qui ne dure que le temps du discours. Les passions,
désirs, espérances, craintes, sont par nature irrationnelles: pourquoi devrais-je y
avoir recours et «renforcer» un bon raisonnement avec de la déraison? Il y a ainsi
dans le principe même, dans la base même de la technique rhétorique, une absurdité
inhérente qui scandalise la raison.

Il y a enfin une objection éthique concomitante: peut-on faire appel aux passions,
alors que celles-ci sont sources d’erreur et même, pour le chrétien, de péché? La
plupart des passions typiquement oratoires, typiquement propre à remeuer une foule,
sont de mauvaises passions: la colère, la haine, la peur, l’indignation, cette «émotion
politique par excellence».39 Il y a certes de bonnes passions, la constance, la
bienveillance, l’altruisme, mais, outre qu’elles servent moins dans l’éloquence, elles
ne sont pas moins de potentiels perturbateurs du raisonnement. Les passions sont les
ennemies de la connaissance ordonnée, de l’action efficace. Les passions sont en
outre en guerre entre elles, elles ne peuvent donc guider, elles aveuglent la raison,
elles enivrent et trompent. Il faut pourtant que le rhéteur connaisse l’usage des
figures susceptibles de les stimuler tout en exigeant de lui, uir bonus, qu’il ne se
serve de ce talent que pour le bien rationnel. Le rhéteur doit pouvoir agir sur les
passions de l’auditoire pour aboutir à ses fins, mais Cicéron, Quintilien exigent que
ces fins du moins soient rationnelles et indemnes de l’aveuglement que comporte la
passion et que, bon orateur, il a suscité dans le public!

Les rhétoriciens classiques tout en admettant le rôle des passions ont donc cherché
à les refouler, à les réduire à la portion congrue et surtout à les séparer de

38
Si les magistrats «avaient la vraie justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils
n’auraient pas besoin de bonnet carré». Pascal encore, toujours suspicieux du non-rationnel,
Pensées, B., § 82.
39
Danblon, Fonction, 177-. Voir aussi le fort bon essai de Mattéi, De l’indignation, sur une
passion particulièrement apte à se mettre en discours et à se communiquer.

61
l’argumentation comme telle. Aristote déjà pense que, dans la dialectique du moins,
dans l’art de débattre, l’appel au pathos doit être minimal; même en rhétorique, il
faut, dit-il, «préférer» l’enthymème au pathê. Comme le note Michel Meyer, ce
refoulement de l’émotif a été renforcé dans la modernité par l’idéologie universaliste
des Lumières, méfiante du subjectif et du communautaire, s’évertuant à faire de
l’homme un sujet pur.40 Le maître de Michel Meyer et grand philosophe de la
nouvelle rhétorique, Chaïm Perelman, avait simplement écarté le pathos sur lequel
aucun développement n’est à trouver dans son fameux traité. Philosophe du droit,
Perelman aimait et sentait justifiée la fiction juridique qui dit que le Juge ne fait
acception de personne et doit refouler ses passions et ses intérêts comme il lui
appartient d’ignorer les passions des parties.

On peut rappeler dans ce contexte qu’il est au moins un philosophe classique pour
avoir soutenu la thèse contraire, celle de la subordination souhaitable de la raison
aux passions humaines. C’est Hume au Treatise of Human Nature:

We speak not strictly and philosophically when we talk of the


combat of passion and reason. Reason is and ought to be the slave
of the passions, and can never pretend to any other office than to
serve and obey them. ... When I give preference to one set of
arguments above another, I do nothing but decide from my
feeling concerning the superiority of their influence.41

Ce qui me fait problème dans la plupart des traités classiques, ce n’est pas la
présentation de la rhétorique comme technique complémentaire du logos et du
pathos, c’est la banale disjonction même pathos/logos. Cette disjonction est scolaire.
Les plus subtils rhéteurs voient bien que les deux, non pas se côtoient, mais se
confondent, et qu’il faudrait analyser en bloc, comme le rappelait Théodule Ribot
que j’ai cité un peu plus haut, une Logique des sentiments (ou plusieurs logiques
affectives). Ribot va droit à l’essentiel en posant que la distinction traditionnelle
entre logos et pathos, la vision du discours comme l’énoncé alterné, mais distinct,
de raisonnements, le logos, et d’émotions, le pathos, chacun à évaluer selon son
registre, est une simple vue de l’esprit. «Le cœur a ses raisons», dit Pascal, la
rhétorique doit les inclure et ne saurait écarter ces «raisons que la raison ne connaît
pas» ou prétendre que «le cœur» n’a que des émotions, des non-raisons. Dans la
lointaine postérité de Pascal, les psychologues cognitivistes d’aujourd’hui insistent
sur le caractère argumentatif des haines, des envies, analysent la «base cognitive de
l’hostilité» etc.42 Les arguments qui s’échangent «dans la vie» ne sont pas seulement

40
In Lempereur, Homme, 191.
41
Cit. Kekes, Justification, 173 et 5.
42
Beck, Prisoners of Hate.

62
motivés par des désirs, des indignations, des rancunes, ils sont informés et infléchis
par ces sentiments de même que les conjectures et hypothèses qu’on émet et qui
servent à convaincre le sont inévitablement par les projections de craintes et
d’espérances. On ne peut utilement examiner une argumentation dans la «vie
ordinaire» en supposant que son modèle idéal, sa pierre de touche en quelque sorte
serait celle d’une logique a-pathique et que l’émotif y est une interférence, tout
particulièrement s’il apparaît structurer le raisonnement. Quand je raisonne sur le
monde, mes passions et mes désirs, mes peurs font partie de ce monde à évaluer. Ce
ne peut être que pour des fins d’analyse qu’il peut y avoir (à l’occasion) intérêt à
distinguer le logique du pathique, mais lorsqu’il s’agit d’évaluer in situ une
argumentation concrète, soumettre les arguments échangés à des tests de pure
logique et écarter comme «sophismes» tous les raccourcis émotionnels, c’est tout
simplement s’y prendre par le mauvais angle et à contresens de la logique des
discours. Un grand nombre de schémas classés depuis vingt-cinq siècles comme des
«sophismes», ad baculum, ad populum, ad verecundiam, ad misericordiam, sont des
schémas imprégnés de pathos ou soutenus par de l’émotif en dépit de leur
«faiblesse» intrinsèque, mais sont-ils tous si invalides que cela, si ce n’est au regard
d’une raison désincarnée?

Nous étudierons au cœur de ce livre (au chapitre 3) les quelque grandes Logiques
qui nous semblent à l’œuvre dans la modernité, — logique du ressentiment,
«gnoses» de l’espérance, pensée conspiratoire, etc., logiques qui semblent se
désigner et se caractériser notamment par la prévalence d’arguments dits
passionnels.

Autre remarque : il y a dans l’idée même de persuasion une latente violence verbale
et une dimension non reniée de manipulation psychologique qui côtoie et dédouble,
à la façon de Jekkyl et Hide, la pacifique raison démonstrative. La rhétorique admet
du figural dans le littéral, du pathos dans le logos, de l’irrationnel près du rationnel,
du contingent dans le nécessaire, du subjectif dans l’objectivation et, inversement,
elle met de l’invocation d’un Auditoire universel dans le plaidoyer subjectif. Non
seulement, ses schémas ne sont jamais que «quasi-logiques», ils ne sont que des
schémas inférentiels qui marchent ... sauf quand ils ne collent pas («ce qui est dit du
tout, vaut pour les parties» etc.), mais ils peuvent être analogiques («ce qui se dit des
olives, fruits gorgés d’huile qui baignent dans l’huile peut se dire des lois qui
doivent être protégées par une Constitution») et de bien d’autres natures. Pour les
amateurs de raison apodictique, ce compendium ne dit rien qui vaille. Si la
dialectique, l’art connexe de la discussion dialoguée, accueille surtout des procédés
rationnels et, raisonnant elle aussi selon la croyance et le probable, si elle est invitée
à chercher en débattant une distance critique à leur égard, la rhétorique, elle,
complète sans vergogne les raisonnements d’autres moyens d’influence. Si elle
rejette l’incantation, l’intimidation et la ruse, elle admet que persuader ne saurait

63
être une opération de pure raison – et puis elle s’indigne raisonnablement de cette
subordination et contamination de la raison.

! Une autre «faculté» humaine suspecte au rationalisme


rhétorique c’est l’imagination, — les raisonnements imaginatifs
ou fictifs, conjecturaux, contrefactuels dont nous parlerons à
loisir (chap. 2) sont frappés de suspicion par la tradition; ce n,est
que très récemment qu’on s’est mis à les regarder de près. La
théorie de l’«interface» raisonnement//imagination n’est pas faite.
Ici encore, Pascal voyait bien le caractère fallacieux, mais
raisonnable d’apparence et éminemment persuasif de l’imaginaire
et, une fois encore, sa raison s’en indigne et met en garde contre
lui: «Imagination. — C’est cette partie décevante dans l’homme,
cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe
qu’elle ne l’est pas toujours; car elle serait règle infaillible de
vérité si elle l’était infaillible du mensonge; mais étant le plus
souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité,
marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des
fous, je parle des plus sages; et c’est parmi eux que l’imagination
a le grand don de persuader les hommes.»43

Doxa, sens commun, probable

Le matériau de la rhétorique et de la dialectique, leur point de départ, la source de


leurs prémisses, c’est cette chose irréductiblement sociale, historique, variable et
contradictoire, hétérogène, la äïîá, c’est à dire le répertoire des croyances et des
lieux, des propositions admises les plus générales propres à ce que nous appelons
un «état de société». Les prémisses de ce qu’Aristote nomme l’enthymème (c’est à
dire le type de raisonnement inférentiel propre à la dialectique/rhétorique), sont à
trouver dans la äïîá, dans l’opinion reçue et commune. Celle-ci ne recèle ni la
fausseté patente, ni la vérité démontrable, mais quelque chose de moyen, d’incertain,
d’inférieur au vrai et pourtant d’utile: du probable. La doxa, ce ne sont pas
seulement des prémisses portant sur les choses de ce monde, c’est aussi le fait même
que certaines «choses» se nomment et se classent, que certaines questions se posent,
se reconnaissent comme objets de débat, existent en discours pour un état de société.
On doit conjoindre à ce répertoire et cette thématique un non moins contingent et
variable répertoire de règles cognitives admises, ce que les cognitivistes américains
nomment «Lay Epistemics», qui comprend les schémas inférentiels de la logique
informelle, les schémas de raisonnement de l’«Informal Logic».44 Le repérage de ces

43
Pensées, § 82.
44
Voir Kruglanski, 1989.

64
règles et schémas, en conflit entre eux et pleins de zones grises, sera au cœur du
chapitre 2.

L’orateur antique devait connaître et avoir bien répertorié ces idées répandues et
admises parmi ses concitoyens, celles qui circulaient sur l’Agora. Il s’agissait pour
lui d’étudier «les arguments qui prennent pour points de départ les opinions
admises».45 À partir d’elles seulement, fût-ce en y sélectionnant celles qui
l’arrangent et en donnant des coups de pouce pour y accommoder sa thèse, il pouvait
faire valoir son point de vue. Et quitte à argumenter, s’il en avait l’habileté
dialectique, de la doxa au para-doxal, c’est à dire à aboutir à des propositions
inattendues, des propositions, même, qui heurtaient les idées admises tout en partant
d’elles.

Les prémisses doxiques sont donc un point de départ commode puisqu’acceptées par
le public sans autre preuve, mais elles ne sont jamais acceptables au sens fort de
vérifiées ou de certaines. Le rhéteur ne feint de les prendre comme point de départ
valide que dans la mesure où son entreprise persuasive a besoin d’une base même
si elle n’est pas «solide» — mais il n’est pas obligé de les tenir pour résolument
bonnes in petto. (Nouveau problème: quel est cette pratique hypocrite qui prétend
persuader d’un bon jugement en le fondant ostensiblement sur un douteux?)

À partir de telles prémisses, hautement douteuses pour la raison pure et que le


rhéteur sait criticables, le raisonnement oratoire secrète, il fabrique derechef du
probable sur du probable. Il fait des inférences sans rigueur démonstrative en partant
de croyances reçues mais incertaines, d’idées vraisemblables. Ni-ni: ni une
démonstration en règle syllogistique ni pourtant un sophisme imposteur.

La äïîá et les raisonnements doxiques qui en découlent s’opposent ainsi depuis


Aristote à un autre ordre, supérieur, de connaissance, la science, ‘åðéóôçìç, et son
mécanisme démonstratif, ‘áðïäåéîéò. La Logique d’Aristote (L’ensemble des traités
qui furent réunis sous ce titre) se divise en une logique propre, syllogistique,
qu’exposent Catégories, Analytiques, Herméneia, et une logique dialectique,
«applicable à toutes les affaires de la vie», mais inférieure en rigueur,46 aux Topiques
et aux Réfutations sophistiques — à quoi on peut conjoindre les préceptes de la
Rhétorique.

Aristote introduit ainsi la grande coupure cognitive de l’Occident, parfois appelée


«Coupure galiléenne», entre deux sortes, irréductibles et hiérarchisées, de
connaissance, science vs non-science, opinion — ce qui peut se concevoir, du point
de vue supérieur de la science, comme: connaissance authentique vs connaissance

45
Aristote, Réfutations, § 2.
46
Thionville, Théorie, 16

65
spécieuse et douteuse. Idée ou paradigme battu en brêche au 20e siècle par les
postmodernes pour qui la connaissance scientifique-avec-des-guillemets est un
«discours» comme un autre, doté de règles spécifique et descriptible certes, y
compris dans sa vaine prétention de supériorité et d’apodicticité, mais pas différent
de nature de la conjecture du théologien ou du bavardage télévisuel. La coupure
entre deux ordres de connaissance est établie pourtant, à part les héritiers de la
tradition pyrrhonienne, chez tous les penseurs classiques et modernes, mais elle
revient chez les uns et les autres avec des variations axiologiques significatives;
ainsi de l’opposition, ambivalente, chez Hegel entre Abstrakter Verstand et
Vernunft. Idéologie vs Science dans le marxisme en est un des avatars.47

Pour Hans Blumenberg, la rhétorique est fondée sur ce qu’il nomme le Principe de
raison insuffisante, Principium rationis insufficientis, latinise-t-il.48 Le philosophe
a l’habitude d’opposer le vrai et la démonstration à la rhétorique et ses schémas
probables: il fait comme si le discoureur ordinaire avait le choix, comme s’il était
devant une alternative où il aurait pu élire la voie de la preuve et de l’apodicticité
s’il avait fait l’effort et mis le paquet. Mais non, en dépit des prétentions
philosophiques à la recherche incessante et la découverte de vérités absolues sur les
choses humaines, dans la vie, on argumente par le doxique, le probable, et on y met
du pathos et on y joint des figures «oratoires», parce qu’on n’a pas le choix. Parce
que c’est ça, ou bien il faut renoncer à délibérer et décider. Le probable est
inséparable de considérations pratiques: nous devons nous orienter et agir dans ce
monde, nous le rendre intelligible et pas trop déconcertant dans le cours de l’action,
sans avoir loisir de nous arrêter à tout moment. Ce serait bien ridicule de démontrer
un théorème de géométrie avec des images suggestives, des appels ad populum, ad
verecundiam parce qu’il y a mieux et à portée de main. Mais aux questions «Faut-il
partir en guerre?», «Dois-je me marier?», il n’y a que la rhétorique qui puisse
répondre et de façon toujours nécessairement insuffisamment rationnelle. Et
puisqu’il faut conclure et décider pourtant comme si c’était indubitable, chercher
l’appui de croyances répandues qu’on feint de croire elles-mêmes solides, rajouter
des images, du pathos aideront le discoureur et son public à s’illusionner sur la
solidité des conclusions. Si le monde, la vie pouvaient se démontrer comme chez
Leibniz par axiomes, théorèmes et corrélats, il n’y aurait pas de rhétorique. En
somme, la rhétorique est une échappatoire raisonnable face aux limites de la raison
démonstrative.49

47
Je rappellerais au passage que l’un des relais contemporains du paradigme des deux
savoirs, l’un véritable et l’autre spécieux et imposteur, est à trouver chez Pierre Bourdieu
chez qui «l’outrecuidance» des «doxosophes» est régulièrement stigmatisée en contraste avec
la rigueur scientifique du savant.
48
In Baynes, After, 429-.
49
On peut rapprocher ces réflexions de Hans Blumenberg des théories de Herbert Simons sur
la «rationalité bornée» ou «procédurale».

66
Le probable qui s’extrait de la doxa, n’est pas le vrai, il est le vrai-semblable, il est
ce qui n’atteint jamais la certitude «catégorique» mais qui s’en rapproche parfois.
Les deux mots, probable, vraisemblable, sont quasi-synonymes: «On entend par
vraisemblable ce que les hommes savent être ordinairement ou n’être pas, ou bien
ce qu’ils savent arriver ou n’arriver pas communément.»50 Le probable, ´åéêïò,
avait défini Aristote, est «ce qui paraît vrai soit à tous les hommes soit à la majorité,
soit aux sages et parmi les sages, soit à la majorité soit à la plupart, soit aux plus
illustres, [et dans ce dernier cas,] pourvu que cela ne soit pas contraire aux opinions
généralement reçues.»51 La notion même était ainsi définie par deux arguments
faibles: l’argument ad populum conjoint à l’argument d’autorité, tous deux en conflit
possible et arbitrés de façon indécise!

Le raisonnement rhétorique est ainsi régulé par une notion, le vraisemblable qui est
la plus confuse et la plus variable qui soit52. Le vraisemblable dont un adage précise
qu’il n’a aucun rapport avec le vrai puisque celui-ci peut «n’être pas vraisemblable»,
applique la topique aux faits et aux événements c’est à dire qu’il considère qu’il y
a les mêmes choses sur terre et au ciel que la doxa en peut contenir. Est
vraisemblable ce qu’informe un topos; l’invraisemblable est, définissait Barthes,
«une action sans maxime». Sous-produit de la topique, il varie inconsidérément avec
elle. Ce qui paraît hautement vraisemblable à une époque sera tenu pour absurde un
peu plus tard.53 Les différentes «familles» politiques et idéologiques entretiennent
des vraisemblables ad hoc et ce qui paraît éminemment probable au communiste fait
sourire de pitié le libéral et vice-versa.

Les idéologies conspiratoires auxquelles nous reviendrons et qui illustrent bien ce


point opèrent selon une règle de vraisemblance idiosyncratique qui cumule les
indices ténus et douteux d’une vaste Conspiration et transmue cette accumulation
en preuve, preuve qui convainc les adeptes alors qu’elle laisse, au dehors,
entièrement sceptique. On relèvera sans surprise, chez les antisémites, que ce que
les uns attribuent à la direction diabolique de la Haute banque juive, les autres
l’imputent au socialisme juif, et ce, avec le même degré de vraisemblance. Il est

50
Gibert, Rhétor., 115.
51
Top., I, i, 7 et I, x, 7.
52
Le retour à une réflexion sur le vraisemblable, sur l’eïkon d’Aristote, remonte au numéro
11: 1968 de Communications dont je tire la citation de Barthes.
53
Nous lisons Balzac sans nous arrêter (ou bien en souriant peut-être) à des maximes de
vraisemblable psychologique qui étaient censées soutenir la véracité du récit et dont il n’y
a pas de doute que la crédibilité éventée a pu être tout à fait opératoire:

La férocité des hommes du Nord dont le sang anglais est assez fortement teint, lui
avait été transmise par son père etc. (Balzac, la Fille aux yeux d’or, 236).

67
vrai que, pour les nazis notamment, les Juifs de Wall Street et de Moscou
s’entendaient comme larrons en foire.

La doxa répertorie notamment les stéréotypes, c’est à dire qu’elle énonce ce qui est
généralement vrai d’un groupe ou d’une catégorie et s’en contente. C’est une
logique «par défaut»: en règle générale, typiquement, les oiseaux volent (sauf les
kiwis, les autruches etc.), les Italiens aiment la pasta (sauf les allergiques au gluten)
et les femmes aiment le chocolat (sauf les féministes). La connaissance doxique
n’était pas pour les Grecs une non-connaissance, mais il y avait mieux. Elle
comporte aussi les «ethno-catégories» intuitives, mauvaises aux yeux des doctes
quoique pourvues de «bonnes raisons»: les baleines sont des poissons, les
Dravidiens sont des «noirs»...

On rapporte54 que jadis le Roi du Siam écoutait, avec un peu de surprise réservée
mais avec confiance dans sa véracité et sa bonne foi, les récits de l’Ambassadeur de
Hollande — jusqu’au jour où celui-ci lui exposa qu’en hiver, en son pays, l’eau des
rivières devenait dure comme pierre de sorte que le Roi aurait pu y faire marcher ses
éléphants. Le Roi dit alors: «jusqu’ici j’avais des doutes, mais maintenant je sais que
tu mens». Le Roi du Siam avait raison dans le sens qu’il avait justement raisonné
selon le probable de son pays, selon le vraisemblable, et que le vraisemblable est
fiable ... jusqu’au point où l’invraisemblable est vrai.

Le probable est un fourre-tout: il comprend du quantifiable flou, du statistique


intuitif, des sentiments de fréquence autorisant des prévisions, des inférences valides
dans la mesure où souvent confirmées par la pratique, des idées toutes faites assurant
de la connivence sociale, des catégories intuitives, des stéréotypes, des croyances
répandues (et des degrés de croyance), des évaluations de propensions naturelles,
des schémas d’inférences «faute de mieux», des données indirectes concourant à
former une hypothèse etc. Parmi les types de raisonnements dialectiques, le probable
est à la base de l’induction généralisante — qui est un cas banal où ça marche (tous
les corbeaux sont noirs), hors les cas où ça ne marche pas (tous les cygnes sont
blancs).

! Sens commun. Notion non moins floue que celle de


«probable» et apparentée. Le sens commun désignerait «a good,
sound, practical judgment».55 Qu’est-ce à dire? Le sens commun
combine confiance (sous réserve) dans les croyances reçues,
éprouvées et les règles communes, volonté de ne pas les choquer
et prudence et rationalité pratiques. Il ne prétend pas être
rigoureusement rationnel, il lui suffit de se vouloir «raisonnable».

54
Je pense que c’est John Locke.
55
Regal, Anatomy, 88.

68
Généralement, la notion, floue, est liée en effet à la rationalité
pratique, à l’expérience quotidienne cumulée des gens ordinaires
dans les circonstances ordinaires de la vie. Le sens commun à ce
titre intégrerait l’immense répertoire des connaissances triviales:
les chiens aboient, les enfants aiment les bonbons, après la pluie
le beau temps...

On peut viser tout autre chose en parlant de «sens commun» avec


plus d’aspérité et dans un esprit critique cette fois: y faire figurer
l’inquestionné d’une époque donnée, les non moins variables
évidences collectives successives: sens commun 1900, accorder
le vote des femmes serait ridicule; sens commun 2000, dénier le
droit de vote aux femmes serait scandaleux. Sens commun 1900,
les «pédérastes» sont des pervers et des dégénérés qui relèvent de
la psychiatrie; sens commun 2000, dénier les droits des «gays»
relève d’une punissable «homophobie»... Cette logique faible,
hétérogène et redoutable du bon sens évident, logique
éminemment variable dans le temps et l’espace (avec le sentiment
de légitimité crédible qui l’accompagne), fonctionne toujours
dans la vie publique. On le constate particulièrement en certains
secteurs: toutes les affaires contemporaines d’agression sexuelle,
de pédophilie, tiennent, qu’il s’agisse d’accuser ou de disculper,
largement à un état transitoire du répertoire de l’ ´åéêïò – qui
aurait surpris il y a 20 ans et qui surprendra de nouveau dans 20
ans.

Dans la première définition, le sens commun répertorie la masse


indistincte des savoirs plats et banaux, pratiquement utiles; la
seconde pointe du doigt les évidences arbitraires et suspectes
qu’une hégémonie discursive se donne pour un temps avant de
leur en substituer d’autres qui fait paraître absurde les
précédentes. Les deux définitions peuvent se recouper: des
savoirs et valeurs prétendus peuvent être à la fois banaux, plats et
arbitraires.

Chez les Seri du Mexique, une fois adultes, les frères, les enfants
et les pères, ne s’adressent plus la parole. Ce n’est pas un tabou,
il n’y a pas de punition religieuse ou magique redoutée. Quand
l’anthropologue leur demande d’expliquer pourquoi cela, les Seri
ricanent, déconcertés: mais cela va de soi, c’est évident! 56 Les
anthropologues ont ainsi une juste intuition de la singularité de

56
Regal, Anatomy, 89.

69
l’évidence culturelle. On nous l’a seriné en nous narrant l’épopée
de la science moderne: jadis, que le soleil tourne autour de la
Terre, c’était le sens commun en dépit de rares Copernic et
Galilée. Rétroactivement, le sens commun apparaît à tout coup
avoir été obtus et sot ce qui permet au sens commun actuel de
juger les générations précédentes bien ridicules: un aéronef plus
lourd que l’air ne pourra jamais voler etc. Particulièrement en ce
qui touche la morale sexuelle, le sens commun moderne a été
sujet à des variations de grande ampleur par stades d’évidences
successives, amnésies et ajustements de certitudes. À chaque
stade, le moderne vit avec le sentiment qu’enfin le monde est
devenu normal – tandis que le conservateur se doute que ce n’est
qu’une étape.

Le probable, c’est donc une zone de la connaissance où, dans le meilleur des cas, on
sait des choses, mais vaguement et imprécisément, — que Romeo aime Juliette, les
mères aiment leurs enfants et les Italiens, le spaghetti. On pourrait toujours savoir
mieux et creuser les intuitions, en fixer les termes, et la Science serait alors ce savoir
plus précis — et contre-intuitif le plus souvent. Mais il est admis que pour vivre, il
faut avoir toutes sortes de connaissances indirectes, imprécises et incertaines qui
n’ont d’autre mérite que d’être celles de tout le monde à l’exception de quelques
mauvais esprits. Si je suis un spécialiste des cafards, si depuis dix ans, je les
dissèque, je les classe etc., je connais mieux que les autres ce secteur du monde
empirique, mais dans le reste de ma vie, sur les femmes, les enfants, les vins, les
fromages, la politique, j’ai des tas d’idées doxiques, suffisantes et même nécessaires,
indispensables et imprécises, certaines approfondies par des réflexions
«personnelles», certaines figées par l’adhésion à des idéologies.

Le probable est formé du répertoire des croyances et des schémas de raisonnement


qui permettent de répondre à un certain genre de questions, ces questions qui font
que la vie quotidienne n’est pas justiciable de démonstration scientifique: si le
salaire minimum devrait être relevé; pourquoi Jérôme ne trouve pas de boulot avec
tous ses diplômes; pourquoi le chômage est beaucoup plus élevé en France qu’en
Angleterre; si Joséphine devrait quitter son désagréable petit ami; si mes symptômes
sont ceux d’un début de grippe; si le pacifisme inconditionnel est une attitude
intelligente et soutenable...? Au contraire des questions «scientifiques», et en dépit
de la possibilité de m’en rapporter à des experts (du chômage, de la grippe, de la
politique etc.), ce sont, ontologiquement, des questions qui demeureront sans
réponse certaine et indubitable. Si je ne puis envisager de rechercher de certitude
démonstrative ou expérimentale sur certains cas — dois-je finalement me marier?
dois-je le prochain coup voter pour l’opposition? — il est rationnel pour moi
d’opter pour les logiques du probable parce qu’il n’y en a pas d’autre.

70
On voit que ce sont des logiques qui ne tranchent pas absolument, qui répartissent
pro et contra, qui mettent les arguments possibles en deux colonnes et les font
«peser». Et peser, ce sera encore argumenter qu’un argument est décisif ou du moins
plus sûr, de plus grand ‘poids’ que l’autre. La probabilité est indéfinissable en toute
rigueur et elle est question de degré: combien de bonnes raisons faut-il pour
conclure, comment bonnes, et combien meilleures que d’autres qui concluraient
dans l’autre sens?

Ce probable n’est ni cohérent ni rigoureusement contraignant, il est soumis à


dissensions et débats ce qui permet de le tester et d’inférer dans des sens divergents.
On peut même soutenir, et je tends à le faire, que le probable est de nature
dilemmatique, qu’il est en tout temps un composé de thèses contradictoires — ce qui
rejoint Protagoras. Ceci est évident de la sagesse populaire où les proverbes
viennent par paires opposées (ça a été un amusement philosophique, de Bacon à La
Rochefoucault, que de contraster des maximes en paires contradictoires). C’est en
tout cas et en généralisant les choses, la thèse du théoricien anglais de la rhétorique,
Michael Billig, «Ideology and indeed common sense are seen to comprise
contradictory themes».57 La vie est faite de dilemmes, les croyances ordinaires les
reflètent (les «idéologies» ont tendance, elles, à systématiser en blanc et noir ; ou
nous pouvons choisir de baptiser «idéologie» ce qui systématise en blanc et noir) et
les décisions existentielles sont toujours tirées à hue et à dia. Les deux camps d’un
débat peuvent en ce sens être raisonnables, c’est à dire que leurs thèses,
quoiqu’opposées, apparaîtront correctement déduites de lieux communs attestés.

Dans la doxa, il y a ainsi du bon (du moins de l’utile, de l’indispensable) et


beaucoup de mauvais, dirons-nous ... fort doxiquement! Ici, le bon sens séculaire,
la sagesse populaire éprouvée, là, les idées reçues, les platitudes superficielles, les
convictions unilatérales, partiales, les préjugés, admis par tous mais non moins
douteux, là encore, ces Idols of the Tribe (Francis Bacon), ces faussetés crues par
le vulgaire et dont le philosophe doit se déprendre pour parvenir à penser librement.

La doxa, c’est la «voix commune», et Montaigne rappelle, au début du chapitre Des


Cannibales que le Sage doit toujours lui préférer la «voie de la raison», cette voie
qui éloigne de la doxa.58 Pour le Sage, la doxa est ce qui fait obstacle entre ma
réflexion et le monde tel quel. Pour penser sagement, il faut penser en s’écartant du
sens commun et lui en appliquant le doute systématique. Le vraisemblable doxique
admis par tous est quelque chose que je dois écarter pour penser. «Héraclite disoit
que l’opinion estoit le mal caduque d’autant qu’elle fait cheoir souvent l’homme en
erreur et faulx jugemens, ainsi les Stoïciens disoyent que l’homme sage ne jugeoit

57
Billig, Ideological, 2.
58
Premier paragraphe du chapitre des «Cannibales». Aristote nomme èçóéò l’idée «contraire
à l’opinion générale mais défendue par quelque Sage.» (Top., 104b)

71
jamais par opinion.»59 La doxa bénéficie d’un consensus, mais le Sage antique sait
qu’en un autre pays ses vérités apparentes sont des erreurs, et le Moderne qui vit
dans la durée sait que, dans quelques années, ses certitudes et ses valeurs seront
démonétisées, qu’elles paraîtront déraisonnables et choquantes. (Voir chap. 4.) La
doxa est ce qui, dans toute la modernité, a exaspéré l’Artiste, ce sont les «idées
reçues» du Dictionnaire de Flaubert, les «lieux communs» dont Léon Bloy propose
la féroce Exégèse.

La doxa n’est pas une valeur, mais elle est un donné et elle a pour elle le nombre ce
qui est un argument. Ainsi à la télé, le scientifique qui attaque méchamment tous ces
crédules qui croient à l’astrologie se fait river son clou par l’Animateur: «— Mais
c’est dix millions de personnes!... Il ne peut pas être question de dire que ces dix
millions de Français ont complètement tort et de les culpabiliser!»60

Pour l’homme public, la doxa est souvent une tromperie répandue et têtue dont il
doit tenir compte et ne pas la heurter de front en ajoutant tout au plus in petto, s’il
a l’optimisme mesuré d’un Abraham Lincoln, «You can’t fool all of the people all
the time...»

La doxa, c’est aussi le lieu de l’Illusio : ce que nous prenons pour des convictions
personnelles, pour l’expression de notre moi authentique, et que nous sommes prêts
à soutenir de nos raisonnements, nous le partageons souvent avec la majorité de nos
contemporains.

Les temps positivistes, ai-je dit, ont dédaigné la rhétorique. La doxa, l’opinion
publique et son étude sont revenus en force avec l’âge des médias. Le regain de la
rhétorique s’explique en partie par le fait que l’opinion, ses faiseurs d’opinion et ses
sondeurs d’opinion, ses "doxosophes" et ses "sondocrates" tiennent le haut du pavé,
que les techniques d’influence du citoyen-consommateur occupent des bataillons de
"spécialistes" au service des partis, des entreprises et du marché.

Doxa et discours social

Répertoire du thématisable et du probable dans un état de société et répertoire


conjoint des règles valides d’inférence, la doxa, le répertoire du probable peut être
compris comme synonyme d’hégémonie dans le discours social ou du moins comme
la composante centrale de celle-ci avec ses évidences, ses totems et ses tabous. J’ai
consacré à la théorie du discours social quelques livres dont Mil huit cent quatre-
vingt neuf: un état du discours social. (Montréal: Le Préambule, 1989.) Le discours

59
Ramus, Dialectique, I. Mais il ajoute que les pyrrhoniens, eux, pensaient que l’homme ne
juge que par opinion alors même qu’il s’efforce de s’en écarter.
60
Doury, Débat, 107.

72
social, dans sa diversité apparente et ses débats constants, occupe tout l’espace du
pensable. Nous pouvons lui appliquer la formule de Saint-Paul, In eo movemur et
sumus, en lui nous évoluons et nous sommes; il est le médium obligé de toute
pensée, de toute expression, même paradoxale, de toute communication.

Le discours social comporte des thèmes récurrents, des «sujets obligatoires» comme
on dit au lycée, sur lesquels tout le monde, les intellectuels notamment, planche, des
idées à la mode, des lieux communs, des effets d’évidence et de «cela va de soi».
Tout débat public, si âpres que soient les désaccords, suppose un accord préalable
sur le fait que le sujet «existe», qu’il «mérite» d’être débattu, qu’un commun
dénominateur sert d’assise aux polémiques. Régis Debray le rappelle très justement:

Il n’est pas besoin d’épouser les mêmes idées pour respirer le


même air. Il suffit qu’on s’accorde à tenir ceci ou cela pour réel:
ce qui est digne d’être débattu. Par ce choix préalable, aussi
spontané qu’inconscient, s’opère l’essentiel qui est le partage
entre le décisif et l’accessoire.61

Ce qu’on appelle ordinairement une «culture» est composé de mots de passe et de


sujets de mise, de thèmes dont il y a lieu de disserter, sur lesquels il faut s’informer
et qui s’offrent non seulement aux «médias» mais à la littérature et aux sciences
comme dignes de méditation et d’examen. L’hégémonie se présente ici comme une
thématique, avec des savoirs vulgaires et des savoirs d’apparat, des «problèmes»
partiellement préconstruits, des intérêts attachés à des objets dont l’existence et la
consistance ne semblent pas faire de doute puisque tout le monde en parle. On
touche ici à ce qui est le plus perceptible dans une conjoncture, à ce qui étonne ou
agace le plus le lecteur d’un autre pays ou d’une autre époque: de tous ces «objets»
que l’on nomme, que l’on valorise, que l’on décrit et commente, combien
n’apparaissent plus comme étant des objets connaissables mais, avec le recul du
temps, sont réduits au statut d’«abolis bibelots d’inanités sonores». à celui qui est
immergé dans les discours de son époque, les arbres cachent la forêt. À assister aux
débats acharnés en politique, aux confrontations d’esthétiques antipathiques l’une
à l’autre, à percevoir les spécialisations et les spécificités, les talents et les opinions,
la pression de l’hégémonie reste cachée. Ce qui est caché est le système sous-jacent
et il faut que ce système soit tu pour que les discours aient leurs charmes et leur
crédibilité. L’hégémonie, c’est comme en magie noire: les sortilèges «publiés»
n’opèrent pas. La critique vraie, l’art authentique ne peuvent se conquérir que
contre l’esprit du temps et bien rares sont à cet égard les ruptures radicales où la
logique hégémonique se trouve alors objectivée et déconstruite.

61
Emprise, 82.

73
J’ai donc cherché dans plusieurs ouvrages à penser historiquement le discours social
d’une époque, – en l’espèce l’année 1889 en France, – à l’apercevoir en totalité et
à «faire des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré
de ne rien omettre». À percevoir le pouvoir des discours dans son omniprésence et
son omnipotence, diffracté en tous lieux, avec pourtant ici et là des
dysfonctionnements, des déséquilibres, des brèches que des forces homéostatiques
cherchent perpétuellement à colmater.

On peut ainsi parler de la doxa comme le commun dénominateur de l’opinion


sociale dominante, le répertoire topique ordinaire d’un état de société. Mais on peut
aussi aborder la doxa comme stratifiée, selon les savoirs et les implicites propres à
telle ou telle quantité et composition de capital culturel. Il y a alors une doxa de
haute distinction pour les «aristocrates de l’esprit» comme il y a une doxa-concierge
pour le journal à un sou, et encore plus bas de la doxa pour «pauvres d’esprit» mêlée
de dictons et de proverbes et comprenant pas mal d’«allodoxies» du reste. Pierre
Bourdieu le montre, à chaque champ sa doxa propre:

Comme le champ artistique, chaque univers savant a sa doxa


spécifique, ensemble de présupposés inséparablement cogntifs et
évaluatifs dont l’acceptation est impliquée par l’appartenance
même.62

On peut encore (c’est un autre ordre de stratification) appeler doxa le


présuppositionnel des discours exotériques (de l’opinion «publique», du
journalisme) par opposition aux fondements réfléchis du «probable» dans les
discours ésotériques, comportant un coût élevé de spécialisation (sciences,
philosophies). Doxa dénote alors l’ordre de l’implicite trivial, du trivium, du langage
des carrefours. Ces trois acceptions (doxa commune, doxa stratifiée en degrés de
distinctions, doxa vs. présupposés et règles des savoirs) ne doivent pas conduire au
choix d’une d’entre elles: il s’agit ici (comme pour les degrés de la langue
«littéraire») de percevoir simultanément les dissimilations et les dénominateurs
communs.

Topoï et enthymèmes. Pensée doxique et logique informelle

La dialectique/rhétorique, c’est l’étude de la pensée raisonnante, mais engluée dans


la langue commune et dans le social, et cherchant non simplement à penser juste,
mais non moins à influencer les autres et à se justifier. Elle fait voir une raison non
pas toute puissante, abstraite et au-dessus des hommes, mais une raison bricoleuse,
inscrite dans le langage avec ses à-peu-près et ses malices, et une raison

62
Méditations, 121.

74
communicationnelle. Une raison dirigée vers un public déterminé en des
circonstances prégnantes.

Aristote le théorise: ses raisonnements inférentiels, différant du syllogisme régulier,


sont enthymématiques – ce qui dans les anciens traités a deux sens complémentaires:
• ces raisonnements, censés «complets dans l’esprit», sont formulés de façon très
lacunaire, les prémisses n’en sont pas exprimées (parfois la conclusion ne l’est pas
non plus) ni toujours bien conçues – et • lesdites prémisses étant, non des
propositions nécessaires ou évidentes («tous les hommes sont mortels...»), mais les
propositions vraisemblables de la doxa, les raisonnements ne dominent pas leurs
présupposés. Derrière ou sous la prémisse doxique, il y a encore des présupposés,
et dans ses alentours, des inférables et des complémentaires...

Même si la verbalisation enthymématique contient de l’implicite, je suis censé avoir


«en esprit» fait une connexion ternaire, majeure (doxique), mineure, conclusion,
que je pourrais reconstituer à la réflexion. J’ai dit: «Je vais lui faire des spaghetti...»,
mais je suis censé avoir raisonné comme suit: mon ami Guido que j’ai invité est
Italien, les Italiens aiment les spaghetti, donc je vais lui faire des spaghetti. Ce n’est
peut-être pas fameux comme raisonnement et il baigne dans le «probable», mais
c’est exactement ce qui se désigne comme enthymème ou syllogisme dialectique.
Par ailleurs, il serait juste de considérer ce schéma reconstitué comme encore
incomplet: en fait, il faut en bonne logique, y ajouter encore de l’implicite pour
former un épichérème: quand on reçoit un ami, il est à propos de lui offrir à dîner
ce qu’il aime, or mon ami Guido est Italien etc. Enfin, c’est en quoi nous sommes
dans le probable, non dans le catégorique, ma conclusion/décision n’est pas
inattaquable: ainsi, le nommé Guido aime tellement la pasta que seuls les spaghetti
faits avec un tournemain proprement italien (par sa mamma) peuvent lui plaire de
sorte qu’il devra cacher sa déception devant mon effort mal inspiré.

Aristote aux Premiers Analytiques définit la logique syllogistique comme «un


discours tel que, certaines choses étant posées, quelque autre chose en résulte
nécessairement», mais les raisonnements ordinaires n’ont pas ce caractère de
nécessité et personne ne raisonne "dans la vie" par syllogismes réguliers. Les
schémas mêmes qui font passer des prémisses aux conclusions sont non le schéma,
par inclusion nécessaire, – si tout A est B et si tout B est C, alors tout A est C, – du
syllogisme, mais des mécaniques quasi-logiques approximatives et contingentes, des
schémas, dont la validité n’est pas universelle, de passage d’une proposition à une
autre, dénommés lieux communs ou ôïðïé êïéíïé, «certains chefs généraux auxquels
on peut rapporter toutes les preuves dont on se sert dans toutes les matières que l’on
traite»63. Qui peut le plus peut le moins, si une chose est bonne, le plus de cette
chose est meilleur, si deux choses sont inséparables, tu ne peux vouloir l’une sans

63
Logique de Port-Royal.

75
vouloir l’autre, si le difficile est possible, le plus facile l’est (a fortiori), si un
accident est propre à un phénomène, ce qui est dit de ce phénomène peut être dit de
son propre, si les conséquences d’une chose sont mauvaises, cette chose est
mauvaise etc. Potentiellement, ces schémas inférentiels sont contradictoires entre
eux et on peut choisir: est supérieur ce qui est plus utile à un plus grand nombre ou
est supérieur ce qui est rare, unique, incomparable.

La logique enthymématique est une logique mal fondée au regard des logiques
apodictiques, une logique qui pêche à la fois par la base étant fondée sur du
vraisemblable, l’´åéêïò, ce fourre-tout où s’accumulent le fréquent, le communément
constaté, le possible à peu près constant, l’admis par l’opinion, le légitimé par les
Sages (... par les experts, de nos jours) – et par la construction dérivative. Un
argument dialectique valide est un argument qui s’infère topiquement,
conformément à un topos disponible, à partir de propositions tirées de la doxa. Un
bon topos, à son tour, est un topos qui engendre des raisonnements non pas sûrs ni
débouchant sur le vrai, mais généralement satisfaisants, notamment des
raisonnements utiles pratiquement. Ainsi, un bon topos prédictif est un
raisonnement dont les prédictions marchent la plupart du temps. Les raisonnements
post hoc ergo propter hoc (ça vient après, donc ce qui précède en est la cause) ne
marchent pas très souvent donc ce topos n’est pas valide: il est de fait tenu par les
doctes pour un «sophisme». On constate que cette doctrine de la validité est
parfaitement circulaire.

Le probable, je l’a dit, est question de degré. Un argument n’est jamais démonstratif,
il est censé, s’il est «bon», s’il a du «poids», augmenter la probabilité d’une thèse,
mais un autre argument conjoint, s’il s’en trouve, ne fera pas de tort.
L’argumentation enthymématique accumule et fait converger sur une thèse tous les
arguments (non-contradictoires) auxquels elle peut songer, chacun insuffisant en soi
mais se renforçant les uns les autres, ou censés le faire, et convaincant par leur
masse et par quelque chose qu’il faudra préciser, leur cohérence et leur convergence.

Partant du vraisemblable-opinable-probable, discutant sur ce qui est est mais aurait


pu ne pas être, ou sur ce qui pourrait être mais ne sera pas nécessairement, mal
appuyé sur des majeures censées probables parce qu’acceptées en général, le rhéteur
applique donc à ces données des topoï, ces schémas inférentiels qui, comme le disait
l’annotation ironique des profs de lycée d’autrefois, ne sont «même pas faux». Qui
sont occasionnellement adéquats, ... quand ils ne sont pas à côté de la plaque.

Et quand nous arrivons à du probable dérivé, par inférence, ou par induction, ou


abduction, nous ne nous arrêtons pas là car nous sommes «embarqués»: nous
prenons ce nouveau probable pour la majeure d’autres inférences aboutissant à des
conclusions plus fragiles encore. Les prémisses topiques se valident à leur tour en

76
s’appuyant sur d’autres raisonnements présupposés dans une sorte de molle et
indécise regressio ad infinitum que le bon sens invite à arrêter à un moment donné.

Quant aux topoï mêmes, il faut pour leur donner une application concrète les
élucider et les préciser, les étayer avec d’autres topoï non moins discutables: ainsi
de la Règle de justice, topos fondamental qui dit qu’il faut traiter de façon égale des
situations essentiellement semblables – ce qui oblige à trouver les critères qui
permettront de dire en quoi deux situations différentes sont vraiment semblables, en
quoi deux traitements à de certains égards différents sont, de droit, égaux, ou bien
encore en quoi le Lit de Procuste des «égalitaristes» forcenés n’est pas vraiment la
justice... Ainsi va la vie.

La logique dialectique procède par inférences en appliquant un topos qui vous vient
à l’esprit à une situation: ma voiture ce matin-là n’était plus dans l’allée. J’ai conclu
qu’on me l’avait volée, — si p alors q. Oui, c’est «probable», mais l’est-ce à 80%,
70%? D’autres possibilités existent que je n’ai pas envisagées: j’ai eu un trou de
mémoire, je l’avais stationnée ailleurs; la police l’a fait remorquer cette nuit en
raison d’un (fictif) appel à la bombe dans le bâtiment voisin... Si ces autres
possibilités se matérialisent, je devrai conclure que mon inférence, toute «probable»
qu’elle était et qu’elle demeure, était trop exclusive et finalement peu perspicace.

La logique dialectique est faible. C’est une logique de l’à-peu-près, dans


l’enthymème comme dérivé topique, et plus encore dans les autres grands types
inférentiels, l’induction généralisante, ou l’induction par typicalité par exemple. Et
c’est une logique du raccourci, comme dans l’argument d’autorité qui est, en
pratique, un expédient: on n’a «pas le temps» de tout redémontrer, on renvoie à
l’autorité établie. C’est dans le meilleur des cas, une logique statistique: Bob a les
cheveux roux, donc sa sœur que je ne connais pas encore doit avoir les cheveux
roux; c’est vrai dit le généticien ... mais à 80%. Une logique des raisonnements
probables est une logique toujours faible et parfois fallacieuse. Ceci vaut aussi pour
certains raisonnements de probabilité: «Le rouge vient de sortir cinq fois donc je
joue le noir», fameux paralogisme du joueur qui a en effet tout l’air de la
probabilité, au sens du risque calculable, mais qui est idiot. Une des formes du
probable, c’est le prédictif; nous y reviendrons. Le probable, ce n’est pas le possible,
mais un possible soutenu par des raisons, ni le conjectural librement imaginé, ni
l’actuel-improbable, ni la preuve comme cette donnée qui met la thèse soutenue hors
de tout doute.

Un autre schéma connu qui produit du probable est l’alternative. Ou a ou b: je ne


parviens pas à conclure directement sur a, mais je peux insérer la situation dans un
paradigme binaire exclusif, a ou b, puis montrer b comme impossible, idiot,
dangereux, ce qui me fait choisir a. Si le raisonnement direct ne marche pas, ce
schéma convient mais il ne le fait qu’à peu près car la construction tertium non

77
datur est susceptible d’être mise en doute: il y avait peut-être une troisième voie ou
une solution intermédiaire. Les schémas des enthymèmes sont des bricolages. Ils
ne sont pas, comme disent les traités, répétant une caractérisation approximative
d’Aristote, des «syllogismes imparfaits» sur des «prémisses probables», mais une
autre façon ou plutôt un ensemble d’autres façons, inférentielles ou dilemmatiques
ou analogiques ou abductive ou contrefactuelles (voir tout le chapitre 2), de bricoler
des propositions dérivées portant sur les choses du monde, sur des choses situées
dans le temps et dans l’espace, révisables et cumulatives, un monde pas entièrement
déchiffrable, comportant de l’aléa et de l’incertain et du risque, façon qui relève de
ce qu’on désigne aujourd’hui comme informal Logic.

Jadis, et à l’encontre de la division originelle pratiquée par Aristote entre


l’analytique et la dialectique, les manuels ne concevait qu’une seule logique, un «art
de bien conduire sa raison» en toutes circonstances. Cette idée d’une logique unique,
propositionnelle, monologique, a eu tendance à refouler, à faire négliger ou à
dévaluer les douteux schémas dialectiques et rhétoriques. La logique formelle
construit des systèmes déductifs, elle étudie des opérateurs universels d’inférences
valides. Elle formalise justement, elle écarte le langage ordinaire, approximatif et
amphibologique, qui ne produit, dans le meilleur des cas, que des approximations
de telles inférences. Beaucoup disent que la logique moderne a perdu le contact, non
seulement avec les raisonnements attestés «dans la vie» mais avec les capacités
naturelles du cerveau humain: elle formalise, elle algébrise à mort. La logique dite
informelle s’empare alors de ce que la logique formelle a choisi de dédaigner; elle
repère, classe et critique les raisonnements de la vie courante, y compris et surtout
dans les domaines politiques, juridiques, dans les débats publics — c’est à dire,
ordinairement, les argumentations repérables en discours, dans l’oral, dans les
médias, dans les livres. Cette logique informelle se voue à l’explicitation des règles
et procédés de l’argumentation dans la vie courante et — c’est bien ici que l’on peut
avoir des réticences — à l’évaluation de la validité et/ou rationalité de tel et tel
mécanisme d’inférence à l’appui d’une thèse (“claim”). Dans le monde anglo-saxon,
la logique informelle, née dans les années 1970 au Canada et aux USA, inspirée par
les travaux de Hamblin et de Scriven notamment, par le retour à une théorie des
«fallacies», des paralogismes et sophismes, a eu souvent une visée pédagogique et
pratique assez naïve: elle est censée apprendre à bien raisonner et argumenter. En
fait, elle se confond avec la théorie de l’argumentation, «that field which may be
labeled informal logic and/or argumentation theory».64 Elle ne s’intéresse pas aux
motifs (psychologiques) qui font que quelqu’un fait tel raisonnement ou admet telle
conclusion, mais s’affaire à classer les propositions et les inférences comme valides
ou non. Elle a raison en un point: la théorie du raisonnement et celle de
l’argumentation, du discours argumenté sont indissociables (mais argumenter se fait
en communiquant une thèse à un auditoire et en ayant un but, une visée, aspect qui

64
Finochiaro, Arguments, 247.

78
n’est pas nécessairement compris dans la logique informelle.) Pour le reste, le
présent livre est conçu tout à l’encontre de ses préoccupations normatives qui
cherchent à décréter, du reste, comme on s’en doute un peu, différemment d’un
manuel à l’autre, ce qui est rationnellement acceptable ou non. En fait la Logique
informelle, reprend où il en était resté le projet des Réfutations sophistiques; il se
fait simplement que sa conception normative du raisonnable, sa vision des choses
par alternative, valide/non-valide, est, à mon sens, fort courte. Ce livre creuse l’idée
qu’il y a dans la vie sociale plusieurs logiques divergentes et donc plusieurs normes
implicites, et du reste entre elles des zones grises.

Avec tout ce bricolage enthymématique, on rend le douteux convaincant – et cela


s’appelle conclure. La logique en discours, c’est une logique qui conclut de façon
contingente et même nécessairement équivoque. C’est par synecdoque qu’on dit
parfois qu’un discours «démontre»; il ne démontre jamais en rigueur, il ne donne pas
de preuves finales par déduction nécessaire sur des prémisses indiscutables – ce qui
ne l’empêche pas de conclure. La dialectique ne conclut pas en termes de vrai et de
faux (si elle se sert de ces mots, c’est par abus de langage), mais, comme l’avouent
les définitions, en augmentant autant que possible la probabilité d’une thèse – c’est
dire qu’elle fait du vrai une question de degré et une question de contingences.

En dépit de l’effort aristotélicien de placer en appendice à la Topique ses


Réfutations sophistiques, la rhétorique n’est jamais parvenu à écarter la sophistique;
ni même les abus de langage, les effets de manche, les vaines paroles, l’emphase et
les tremolos. Et pour cause: elle enseigne à la fois l’art d’instruire et d’éclairer et
l’art de séduire – et, un petit peu aussi, l’art de tromper, les moyens de promouvoir
ses desseins et d’influencer quoi qu’ils en aient les publics réticents. Enfin, à toutes
ses manœuvres peu rigoureuses, le rhéteur adjoint le recours à l’ornatus, aux figures
et aux tropes qui noient la logique, si logique il y avait, dans les images et les
connotations.

La logique apodictique, c’est tout le contraire de ce bricolage, mais cela se passe


dans un monde autre que le monde social: celui des prémisses nécessaires et des
déductions sans faille. Mais on conçoit que Descartes et tous autres aient conçu la
méditation philosophique comme l’encontre de ce système vulgaire de fondations
douteuses et d’inférences médiocres. Il fallait trouver des fondements indubitables
(et n’appelant pas eux-mêmes une argumentation) pour produire des idées claires
et distinctes.

Je pourrais – oratoire à mon tour – renverser l’ordre des préséances de jadis. Est-ce
que les raisonnements du logicien sont le moins du monde «naturels»? La logique
formelle est un jeu intellectuel joué par des spécialistes, inoffensifs mais
inintéressants au regard du monde empirique. Déjà la logique syllogistique se
distinguait de l’enthymème topique, mais en cessant d’être dans la pratique humaine;

79
les traités de rhétorique le concèdent: nul n’a discouru jamais en ne faisant que des
syllogismes en forme!

! Le topos de Corax et son envers. Dans la topique, figure, pour


compliquer le tout et donner de la marge, un topos ultime qui dit
que le vrai peut n’être pas vraisemblable, que ce qui est trop
vraisemblable n’est vraisemblablement pas vrai. L’argument de
Corax et le renversement de la vraisemblance. C’est un des plus
vieux arguments recensés par la rhétorique judiciaire, il est
attribué au sophiste sicilien Corax et pose que le «trop
vraisemblable» doit être suspecté: «mon client n’a pas été assez
sot pour commettre ce crime alors que tout l’accuse.»

Le «Corax» dit que ce qui est trop conforme à la topique devient


suspect et, par réversion, on peut en tirer que l’invraisemblable
peut être un indice d’authenticité: «Le vrai peut quelquefois
n’être pas vraisemblable».65 Tous les doctrinaires antisémites
confessent volontiers qu’«au début», ils jugeaient l’idée de
Conspiration juive mondiale bien invraisemblable; mais
justement, convaincus que le savoir véritable est contre-intuitif,
qu’il faut creuser les choses, écarter les rideaux de fumée, ils ont
entrepris des recherches et peu à peu ils ont accumulé les
«preuves» et leurs yeux se sont dessillés; ce qui leur donne du
reste un sentiment de haute supériorité sur le vain peuple enjuivé.

Les zélateurs de doctrines para-doxales tirent volontiers argument


du fait que les vérités scientifiques les mieux établies, elles aussi,
paraissent in-vraisemblables à l’ignorant: essayez «de démontrer
scientifiquement ... au paysan ... que la lumière de l’astre central
se dirige vers nous avec une vitesse de plus de soixante mille
lieues par seconde!» raisonne un socialiste-rationnel défendant
par cette analogie les théories biscornues et métempsychiques de
Colins de Ham.66

65
C’est la faculté qu’a le vraisemblable de conférer un statut de possible à l’invraisemblable
qui détermine la technique de l’illusion réaliste dans le roman. Le «monde» échappe aux
règles qui veulent l’encadrer et se l’approprier. Dès lors, l’inexplicable, la lacune, l’apparente
incohérence sont la contrepartie nécessaire, de la conformité idéologique; l’un fonde l’autre
dans le texte réaliste et dans cette complicité, on ne peut examiner ces aspects
indépendamment l’un de l’autre. Ce que Roland Barthes appelle «effet de réel» est une
manière de signaler l’intrusion de l’aléatoire contre la dépendance aux présupposés topiques:
il y a luxe du narratif, signification emphatique de son autonomie prétendue (et par là, l’«effet
de réel» est fonctionnel d’autre façon).
66
Noël, Jules. Pourquoi nous sommes socialistes. Mons: Impr. générale, 1906, 33.

80
À la limite, avec Tertullien, on posera que l’absurde (qu’un Dieu
soit mort sur la croix, qu’il ait ressuscité d’entre les morts) se
recommande en soi comme éminemment crédible, Credibile est
quia ineptum est.67 Mais je ne peux pas croire l’impossible, direz-
vous? L’homme de foi vous répliquera: Essayez!

Je ne suggère pas — par contre — que les raisonnement de doute,


de scepticisme induit par l’excès de vraisemblance et excès de
preuves sont nécessairement mauvais. C’est bien ce raisonnement
perspicace que fait un philosophe ex-communiste dans les temps
des Grands Procès de 1949-50: «J’ai rompu avec le PC peu après
le procès Rajk. Non parce que j’étais spécialement informé ou
lucide. Mais c’était trop.»68

Unité et universalité de la raison – sens de ce mot?

Je reprends le fil de ma réflexion. Si vous admettez qu’en matière de discours


argumenté, il faut partir de deux élémentaires évidences: á) que les gens se
persuadent rarement les uns les autres tout en argumentant inlassablement – et â)
qu’ils ne semblent pas raisonner toujours de la même manière, vous admettrez aussi
que la rhétorique de l’argumentation persiste peut-être abusivement, depuis des
siècles, à considérer comme la norme le débat entre gens qui partagent la même
raison et dont – si l’on est rationnellement optimiste et surtout patient – les
divergences les plus âpres relèveraient non de l’incompatibilité, de la surdité
cognitive, mais du malentendu.

Il y a en longue durée une sorte d’optimisme rhétorique qu’illustre le genre vieilli


du dialogue philosophique, en grande vogue de l’âge classique jusqu’au 19e siècle,
aimable fiction et pastiche platonicien qui fatigue le lecteur par trop de concessions
raisonnables, de convictions modifiées ou acquises en quelques répliques, de
«certes...» et de «cela est vrai...» – dont la valeur didactique ne compense pas le
manque criant de réalisme.

Je ne veux pas me mettre à méditer ici sur la raison humaine, mais rappeler la
polysémie de ce mot de «raison» et les difficultés insurmontables que cette
polysémie recèle ou trahit. Entendement, faculté de raisonner et d’argumenter, plus
largement faculté d’établir des rapports entre les choses et de découvrir de l’ordre

67
Jean-Cl. Guillebaud, La force de conviction, 2005, 171, donne le contexte précis de cette
formule et rappelle que ce raisonnement chrétien est aussi tout à fait conforme à la tradition
rhétorique.
68
D. Mascolo, Lettre polonaise sur la misère intellectuelle, 1957, 77.

81
dans le monde (impliquant donc une hypothèse axiomatique sur le caractère
intelligible du monde), norme de la pensée humaine, caractère propre, définitoire
de l’homme, «santé» mentale par opposition à la folie (y compris la folie
raisonnante), capacité de tenir en bride et de maîtriser ses passions (non moins
humaines pourtant), réduction de la psyché humaine par mise entre parenthèses des
émotions, des passions, des désirs, des espoirs, des imaginations,69 hypothèse
constante (parfois malavisée) que nous faisons sur nos semblables (en traversant une
rue pleine de trafic nous faisons un pari sur la rationalité des automobilistes), faculté
de bien juger, non seulement du vrai et du faux, mais du bien et du mal, du beau et
du laid, sorte de connaissance opposée à la foi, se dispensant de l’inspiration divine
ou de ce qui est allégué sous ce nom, discursivité tout bonnement (par opposition
à l’intuition, à l’instinct), capacité de formuler des raisonnements, des inférences
(capacité que les philosophies idéalistes considèrent, par un rapide passez-muscade,
comme la manifestation immanente de la raison-faculté humaine), système de
principes à priori dont la vérité ne dépend pas de l’expérience (raison pure) et qui
s’impose non seulement à l’entendement humain mais ordonne le monde, principe
d’explication (raison d’être), motif, donnée qui rend compte de ses effets («la raison
pour laquelle Othello a tué Desdémone est qu’il était mortellement jaloux»),
argument enfin tout simplement («voici mes raisons pour tout ceci...») explication
censée satisfaisante et justification du sujet (justification d’aventure argumentée,
mais sans avoir à être rigoureusement raisonnable car le cœur a ses raisons et le
«cœur» peut suggérer des raisonnements et des arguments).70

Le sens le plus problématique de ce mot, mais qui n’est pas sans raison, revient à
appeler «raison» un motif, si irrationnel soit-il, à partir duquel le reste peut
s’expliquer, Zweckrationalität, rationalité quant au but. Othello a tué par jalousie,
Hitler et les nazis ont agi par haine des Juifs, telles furent leurs «raisons». Une fois
admises, en effet, et tout jugement approbatif ou désapprobatif suspendu quant à
elles, elles expliquent rationnellement, c’est à dire suffisamment les actions qui
s’ensuivent.

Perelman rappelle que de «raison» dérivent en français deux adjectifs différant de


sens: une déduction peut et doit être «rationnelle», mais une décision devrait plutôt
être «raisonnable». Raisonnable n’est pas très clair en soi: il se confond
partiellement avec moral ou avec ce qui, dans la morale, est soumis à la rationalité
pratique et à la prudence: il n’est pas raisonnable de courir tous les jupons qui
passent ou de se saoûler à mort. Ces conduites sont dites déraisonnables parce
qu’elles supposent que le raisonnement par les conséquences fâcheuses de ces excès
n’a pas pénétré l’esprit de celui qui s’y adonne et qu’il aurait dû le faire. Rationnel

69
Mais l’homme robotisé qui ne suivrait jamais ni ses désirs ni ses rêves serait probablement
tenu pour irrationnel.
70
Je mixe les entrées de principaux dictionnaires.

82
n’est pas plus clair: on peut choisir de dire rationnel un raisonnement correct selon
les normes en vigueur ou bien un raisonnement qui conduit à des conclusions
correctes ou à une décision qui fait effectivement atteindre le but fixé — ce qui est
tout différent.

Toutes les conceptions que les philosophes offrent de la raison censée le propre de
l’homme ont pour conséquence immédiate de faire une part énorme à la catégorie
complémentaire, à l’«irrationnel»: les instincts, les passions, les désirs, les
espérances, les mythes, les cosmologies, les croyances des hommes, cela forme un
domaine immense.

«Irrationnel» peut, dans le discours courant, n’être qu’une atténuation d’«absurde»,


de «fou», d’«insensé». Mais le mot s’applique aussi à ce qui n’est pourvu d’aucune
bonne raison-justification sans relever pourtant de la «folie». Ainsi l’orthographe
française est «irrationnelle», dira-t-on, sans être proprement insensée (du moins, ceci
se discuterait). Le Sacré est «irrationnel» – il l’est dans le sous-titre même du grand
ouvrage de Rudolph Otto, Das Heilige: Über das Irrationale in der Idee der
Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalen – sans le moins du monde être
insensé ni fou à ses yeux.71

La «rationalité économique» se ramène à l’action d’un agent conforme à et en vue


de son intérêt – individuel et concret. Mais on objecte ici: avons-nous toujours
raison d’agir selon notre meilleur intérêt ainsi délimité? S’il est rationnel (rationnel-
quant-au-but) de faire quelque chose qui est dans mon intérêt concret, pourquoi
serait-il aussi rationnel (ou n’est-il pas automatiquement dit fou — du moins pas par
tout le monde) de passer quatre années de ma jeunesse dans les tranchées de
Verdun, de sacrifier ma vie pour mon pays, de faire preuve d’abnégation à l’égard
des miens, de mes enfants etc.? De faire à mes dépens une action bonne et généreuse
sans espoir de récompense ici-bas ni au-delà? Le Bon Samaritain serait alors
irrationnel car rien n’explique qu’il donne deux deniers à l’Aubergiste pour faire
soigner l’homme qu’il a ramené et qui avait été laissé à demi-mort sur la route de
Jéricho. Il en résulterait que tout acte altruiste, surtout s’il est contraire à mes
intérêts strictement personnels, est irrationnel — c’est de fait un des usages
possibles de ce mot.

Ou bien au contraire, si j’étends le sens de «raisonnable» à: compréhensible selon


des normes diamétralement opposées, le mot va s’appliquer alors à peu près à tout,
mais sans aucun profit explicatif. La Fourmi est raisonnable (au sens du calcul
économique rationnel), mais la Cigale l’est aussi à sa façon, hédoniste; l’Agneau

71
Sur une sociologie des décisions «absurdes», on verra le rigoureux et précis travail récent
de Chr. Morel, Les décisions absurdes.

83
argumente raisonnablement, mais le Loup est raisonnable en tant que Loup de ne pas
l’écouter etc.

Raisonnable n’est pas synonyme de compréhensible, pas plus que de rationnel, ni


de logique, encore moins de prudent, quoique tous ces mots s’utilisent un peu, dans
l’usage, à la va-comme-je-te-pousse.

La théorie de la spéciation, de l’origine des espèces – «la fonction crée l’organe»


etc. – chez Lamarck était rationnelle (il ne sert de rien de rajouter «pour son
époque», à moins que je ne décide de considérer la raison comme purement
historique) quoique nous la jugions intégralement fausse. On peut donc être
rationnel, progresser de raisonnement en raisonnement – et aboutir à l’erreur totale.
Une conviction peut-elle être rationnelle et fausse? Certes. Mais exactement inverse
de la vérité? Voire! Car alors rien dans ce que j’appelle rationalité n’incline vers la
vérité plutôt que vers l’erreur.

Exiger par contre de ce que j’admets comme rationnel, dans les actions et les
croyances, qu’il ne soit dit tel qu’à condition de satisfaire au critère de vérité, ce
serait évidemment exiger trop (et puis qui en décidera?) A contrario, une conviction
peut-elle être irrationnelle et vraie (sinon par une rencontre de hasard)? Et encore:
si je suis «mon flair» et suis incapable de fournir de bonnes raisons à ma conduite,
à ma décision, suis-je ipso facto irrationnel? Or, dans sa conception la plus
élémentaire et irréductible, la rationalité a à voir avec la cohérence, avec le jugement
de congruence entre les actes et les croyances, entre les conclusions et les arguments
qui les «appuient», entre les arguments et les données connues ou admises. Il en
résulte qu’il est possible d’appeler rationnel quelqu’un dont les motivations sont
purement passionnelles, les croyances, absurdes et les raisonnements,
déraisonnables:

If an agent has a compulsive desire to kill another person, and


believes that the best way (or a way) to kill that person is to stick
a pin through a doll representing him, then he acts rationally if he
sticks a pin through the doll.72

Dans ce fouillis inextricable de conceptions aporétiques, une respectable tradition


persiste à faire de la raison la faculté suprême, le partage commun, le propre de
l’Homme, à définir l’Homme comme Animal rationis capax (il serait peut-être plus
juste de traduire: Animal doté du discours). Cette raison définitoire n’excluait, chez
les philosophes classiques, ni la diversité des esprits, ni celle des connaissances, ni
les fautes occasionnelles de raisonnement, par sottise ou par manque de critique vis
à vis d’habiles sophismes, ni les partis pris et les aveuglements dus aux passions et

72
Elster, Sour, 3, qui met en doute cet emploi.

84
aux préjugés. Mais tout ceci devait être vu comme des anomalies idiosyncratiques
qui ne mettaient pas en cause l’essence rationnelle de tous les hommes et l’unicité
de la raison. Les paralogismes, les aveuglements occasionnels sont subjectifs et
contingents, la raison est universelle et demeure identique chez tous. Ce que précise
bien Descartes en donnant à raison son sens fort, celui de capacité de bien juger:

Le pouvoir de bien juger et de distinguer le vrai du faux est


naturellement identique chez tous les hommes et dès lors la
diversité de nos opinions de ne vient pas de ce que les uns sont
plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous
conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas
les mêmes choses.73

S’éloignant d’Aristote, Descartes en tire que, quand deux personnes entrent en


controverse, soit l’une a tort et s’obstine, soit aucune des deux ne sait clairement de
quoi il en retourne. Pour Kant, les disputes interminables des philosophes
s’expliquent par le fait qu’ils n’ont pas conquis de méthode «scientifique». Car
autrement la raison les départagerait. Cette conception de la raison transcendante et
commune demeure celle des épistémologues réalistes: Karl R. Popper, s’il admet
que le savant même peut suivre des voies imaginatives à l’étape de la découverte
scientifique, pense que la justification des théories ressortit d’une seule unitaire
logique rationnelle d’où le sujet connaissant et ses idiosyncrasies sont effacés. Unité
rationnelle qui permet dans la communauté savante de falsifier une théorie en
procurant une objection fondée, un exemplum in contrarium.

Ma position dans ce livre est d’opposer à la vieille question de l’unité de la raison


humaine, à la raison comme propre de l’homme, thèse ontologique et
anthropologique générale et confuse sur laquelle je ne vois pas qu’il y ait matière
à se prononcer et que j’écarte comme oiseuse, l’hypothèse concrète, historique et
sociale, de la multiplicité des rationalités, de la divergences des logiques discursives
qui, dans les temps modernes, divisent les raisonnements qui s’échangent dans un
état de société. Les humains, que je les dise ou non éclairés des lumières de la
Raison, produisent en tout cas tout au long de la vie des raisonnements, ils
discourent, disputent, se justifient et argumentent constamment – y compris pour
défendre à coup de ce que je juge des «sophismes» des idées que je juge, non moins,
absolument déraisonnables. Entre cette faculté ratiocinante et raisonnante
foisonnante qu’il est plein d’intérêt de décrire, et l’idée philosophique
transcendantale de l’unité de la raison, il y a un abîme. Ce qui m’apparaît important
de décrire et analyser, ce sont des voies divergentes, des manières divergentes et des
règles diverses de rationalité dans tel secteur ou tel «champ», dans tel milieu, telle
communauté. Ces rationalités sont souvent antagonistes et pas toujours intelligibles

73
Disc. de la méth., I.

85
l’une à l’autre. Ces rationalités argumentatives ne sont pas le reflet distordu dans le
monde sublunaire d’une Raison transcendante unique. Il n’est pas utile ni
indispensable du moins de le postuler. La raison n’est pas un dispositif autogarant
ni autolégitimateur, ni un instrument sûr ordonné et cohérent de découverte du vrai
et du juste – ce, en dépit du fait que nous, humains, avons de bonnes raisons de
souhaiter qu’elle le soit. Le débat argumenté est premier (la «raison
communicationnelle» si vous voulez la baptiser ainsi); l’idée ou les diverses idées
qu’on peut entretenir de la raison et de la justification de soi par la raison en
découlent.

! L’auditoire universel. Chaïm Perelman et Lucie O.-Tyteca


introduisent dès le début de leur Traité la notion d’auditoire
universel, destinataire virtuel qui vient ajouter son aura au-delà
de l’auditoire concret auquel on s’adresse. Perelman voit quelque
chose de fondamental mais n’en creuse peut-être pas toutes les
conséquences: quiconque argumente ne le fait pas strictement à
l’adresse de ce public concret mais, par dessus la tête de ce
public délimité, approbatif ou réticent, il se targue que les
arguments qu’il soumet sont universellement valides, qu’ils
peuvent et doivent porter à l’assentiment tout homme éclairé par
la raison, «l’humanité tout entière, du moins ceux de ses membres
qui sont compétents et raisonnables».74 Si cela n’était pas en
effet, un bon argument serait tout simplement un argument qui
plaît à l’auditoire réel. Ceci est exact et perspicace, mais
comment le comprendre exactement? Il y a, de façon inhérente à
l’argumentation, dans le fait de donner ses raisons sans garantie
de convaincre, un besoin d’argumenter juste qui transcende la
persuasion concrète (car on ne persuade pas cet être de raison,
l’Auditoire universel). Quelque chose qui inscrit dans l’essence
du sujet rhétorique une pragmatique transcendantale par laquelle
il cherche à se justifier face à un Arbitre chimérique. L’unité
transcendante de la raison, si je l’écarte plus haut comme une
question ontologique oiseuse et insoluble, a néanmoins une
existence concrète dans ce postulat pragmatique immanent à tout
discours argumenté qui est l’adresse à l’Auditoire universel.

Rapport entre raison et raisonnement, raisonnement et argumentation

Ce pourrait être très simple et ce l’est pour quelques esprits logiques, trop logiques.
Ils disent ceci: la logique a pour objet le raisonnement, c’est à dire les opérations
mentales qui, par le biais du langage ordinaire ou d’un langage formalisé et

74
Perelman & Tyteca, Traité, 5.

86
rigoureux, permettent d’arriver à un jugement. La rhétorique est un cas particulier
de la logique ou une technique subordonnée à elle: elle analyse le fait de raisonner
à haute voix et à l’adresse d’un public – de même que raisonner, ce serait
argumenter in petto. La rhétorique serait somme toute l’étude de l’art de
communiquer publiquement un raisonnement pour dire à un public ce qu’on croit
vrai et juste sur une question donnée et, s’adressant à la raison des auditeurs, les
inviter à conclure dans le même sens. La dialectique serait – autre savoir ou
technique contigus – l’art de dialoguer en raisonnant et d’aboutir de façon
coopérative à des conclusions communes.

Ce modèle où tout semble coller et s’emboîter est fallacieux non moins qu’abstrait.
Il ne tient pas compte de la grande coupure entre logique proprement dite et logique
informelle, logique apodictique et logique dialectique, qui est la distinction
aristotélicienne décisive. Il fabrique ad hoc une rhétorique désincarnée, issue d’une
logique unique et intemporelle, une rhétorique sans disputes, sans distances sociales,
sans idées reçues, sans croyances et sans idéologies, sans partis pris et sans passions,
sans raisonnements douteux et fallacieux, corrects pour moi et fallacieux pour
d’autres. Il suppose un langage limpide sans figures ni tropes. Ce faux modèle
suggère a contrario que la rhétorique a justement sa raison d’être à part, dans sa
discordance par rapport à la logique pure, avec son hétérogénéité, ses équivoques
et ses bricolages, avec son statut hybride parce que ces caractères reflètent une
activité constante et problématique des hommes qui a fort peu à voir avec la
Logique apodictique: celle de donner des «raisons» en discours (oral ou écrit) en
s’adressant à d’autres hommes.

La rhétorique (que je ne distingue pas, ai-je dit, de la dialectique au sens


aristotélicien) est un corps de savoirs hybrides et impurs qui porte sur une activité
humaine omniprésente et bizarre dont la finalité ne va pas de soi. Peut-être
n’assume-t-elle pas toujours résolument la bizarrerie, la problématicité disons, de
son objet. On peut noter en tout cas, dans le discours rhétorique de jadis, de naguère
et encore d’aujourd’hui, l’éternel retour d’une série de postulats naïfs qui relèvent
du sens commun a-critique et qui ne se trouvent guère questionnés par les doctes.

Que les raisonnements sont des manifestations d’une faculté humaine nommée
raison et que les argumentations sont des avatars mis en langage, mis en discours,
du raisonnement. Qu’entre raison postulée et raisonnement, il n’existe aucune
opacité problématique, mais le rapport d’une matrice à ses produits.

Que les raisonnements rhétoriques/dialectiques se distinguent par leur moindre


«rigueur» des raisonnements apodictiques, mais que ce «raisonnement ordinaire»
s’applique, du moins, à tout indistinctement, à la politique, à la cuisine, à la vie
amoureuse, au business, aux sports...

87
Qu’en ces secteurs, un argument (au contraire de la preuve démonstrative) n’a pas
besoin d’être conclusif pour être bon: il suffit qu’il renforce la thèse et qu’il résiste
aux objections. Qu’une science (par exemple, celle qui se désigne comme Logique
informelle) peut faire la théorie de ce mode de raisonner général et courant et fixer
ses normes à la lumière de la Raison.

Que les hommes argumentent et discutent pour se persuader réciproquement et pour


s’éclairer sur ce qu’il faut penser par la confrontation de raisonnements dont on peut
peser la valeur à l’aune de critères constants. Qu’ils y parviennent normalement et
régulièrement, à se persuader. Partant, que le but du discours, du débat argumentés
est la persuasion obtenue par la force des meilleurs arguments. Que les idées ont
besoin de discussions pour se décanter, se tester et s’imposer éventuellement, que
le moyen rhétorique est le libre essor d’arguments opposés et le but, la «victoire»
d’une des thèses en présence — si tout s’est bien déroulé, la meilleure.

Que la connaissance factuelle, les jugements de valeur et les jugements de choix et


d’action forment un continuum, connaître-évaluer-agir, et que la cohérence de ce
continuum est indice de validité; que qui a correctement énuméré les données du
problème, classé, distingué, puis placé les signes + et — sur les choses peut passer
à l’étape proaïrétique, qui lui indiquera quelle voie choisir et comment agir.

Que la raison est une et que tous les hommes, éclairés par la raison, avec quelque
effort d’intelligence et avec bonne foi, raisonneront sur les mêmes données de façon
semblable. Que la raison une fournit une série finie de mécanismes corrects de
raisonnement, de passage d’une proposition à une autre, et qu’avec pour prémisses
la doxa, régie par le sens commun, elle procure un vaste répertoire de raisonnements
corrects, acceptables (qui ne sauraient être plus sûrs, il est vrai, que les croyances
sociales sur lesquelles ils se fondent, raisonnements qui sont probables dans la
mesure où il n’y a eu pas déperdition de crédibilité des prémisses aux conclusions).

Qu’en dehors de ces mécanismes rationnels, il existe, et les philosophes depuis


Platon et Aristote les ont repérés et à bon droit dénoncés, des raisonnements
fallacieux, des énoncés qui ont l’apparence de raisonnements, mais n’en sont pas
vraiment, des sophismes. Que ces raisonnements incorrects – nommés sophismes,
ou bien paralogismes s’ils semblent involontaires – forment des exceptions à
l’exercice correct et normal de la raison, des leurres et des impostures. Que l’usage
du mensonge, de la ruse, de la calomnie, des équivoques du vocabulaire et celui des
sophismes (comme faux raisonnements délibérés, susceptibles de faire illusion) est
condamnable parce que le but immanent d’aboutir par la raison discursive à une
connaissance meilleure des choses est alors trahi. Que l’élimination des
paralogismes, des raisonnements vicieux, que la victoire des bons et forts
raisonnements sur les raisonnements douteux et faibles est le but à atteindre.

88
Que savoir les choses le plus justement et clairement possible contribue à notre
bonheur et /ou à notre sagesse.

Tout ceci est soit douteux et à rediscuter, soit faux – ou encore trop flou et ni vrai
ni faux.

! Quelque chose d’autre de faussement simple que nous verrons


revenir et qui mérite bien aussi d’être mis en question ou en tout
cas nuancé, c’est la dualité antagoniste, quasi-judiciaire qui
ressort de toutes les théories rhétoriques. Le modèle juridique
(débat entre deux opposants, arbitré par un Juge neutre) a dominé
les théories alors que, dans son conventionalisme, il n’est
évidemment pas typique des formes ordinaires de
l’argumentation. Selon le modèle duel, il y a moi et mon
interlocuteur qui ne pense pas comme moi, c’est à dire ce qui
m’est souvent désigné comme mon «adversaire». J’aurai raison
contre lui ou j’aurai tort. Tout le vocabulaire de «soutenir»,
«défendre», «attaquer» suggère que quiconque énonce une idée
aggresse et que la communication est une guerre perpétuelle. Le
vocabulaire militaire, vieux comme la rhétorique, fait de
l’échange d’idées différentes un perpétuel affrontement. Cette
vision antagoniste de l’argumentation a sans doute quelque vérité
pratique, mais elle ne réclame pas moins explication et
approfondissement. (Comment douter de sa part de vérité nous
qui vivons dans un monde où domine la logique apauvrie et
binaire des médias. «Pour ou contre l’avortement, le mariage gay,
le syndicalisme? Vous avez trente secondes...» Même si nous
savons bien qu’il y a plus de choses sur terre et au ciel que le
dualisme par alternatives ne peut en exprimer). La rhétorique
n’est pas de nature adversative, elle peut être coopérative et
maïeutique.

! Comment puis-je démontrer que tel raisonnement est fiable,


rigoureux ou fallacieux, sinon par une argumentation? Tout
raisonnement «critique» (critiquer, au sens fondamental, revient
à évaluer un argument) sur les manières de raisonner et leur
validité ressort donc de la pétition de principe.

Je vais continuer à problématiser tout ceci en rappelant qu’il existe un abîme entre
la raison (faculté humaine homogène postulée), et l’ensemble de faits nommés
raisonnement. Et une autre discordance à creuser entre raisonnement et
argumentation.

89
Je définis comme raisonnement toute inférence : non seulement le syllogisme,
analytique ou dialectique, mais l’induction, le raisonnement conditionnel,
l’hypothétique, l’abduction, le contrefactuel, le raisonnement par analogie, et même
beaucoup des ainsi nommés sophismes, sous réserve d’examen de leur cas. Je pose
également que «raisonnement» peut désigner à bon droit (si toutefois on ne prétend
pas effacer les différences accessoires entre les deux) «aussi bien l’acte de pensée
que son expression dans le discours».75

Ceci correspond aux définitions courantes: le raisonnement est une «opération


mentale par laquelle, de jugements donnés, on tire un jugement nouveau».76 Au
cœur de ces définitions, on trouve une catachrèse, tirer. Ou bien on aura recours à
d’autres images, celle du parcours entre un acquis et une proposition nouvelle ou
"claim" (l’esprit «va» de la majeure à la conclusion), celle du lien (de la connexion)
de pensées, de manière à ce que certaines pensées nouvelles résultent de certaines
autres. Jamais le raisonnement ne se définit sans métaphore pour désigner
l’opération intermédiaire et la règle transformationnelle activée, le transfert de
probabilité. Le modèle, scolaire, est celui d’un paradigme clos: proposition admise
S transformation S conclusion nouvelle. Ce modèle suppose une opération limitée
et self-contained. Il cache le caractère infini et indéfini du fait de raisonner, le fait
que le raisonnement humain, in petto ou communiqué en paroles, n’a ni fin ni cesse,
que les raisonnements ne s’arrêtent pas car ils s’enchaînent à de nouveaux
raisonnements, et ils s’étayent les uns les autres et ont toujours besoin pour se
valider de raisons additionnelles.

Raisonner, argumenter, ne revient pas à être raisonnable ni à se conformer à la


raison, c’est tout bonnement faire des opérations de discours en reliant entre elles
des propositions. Que sur toute situation et à propos de toute thèse, il y ait plusieurs
manières de relier, plusieurs manières de raisonner divergentes, mais tenues pour
acceptables par certains sinon pas tous, que des adversaires puissent différer du tout
au tout, tout en ayant correctement opéré, correctement raisonné chacun de son côté,
ceci ne fait un gros problème que si j’ai présupposé une régulation unique du
raisonnement par la raison universelle et un clair partage entre valides et
sophistiques. Que le raisonnement soit chose distincte et à distinguer de la raison,
il n’est pour s’en convaincre que de rappeler qu’il n’est rien de plus ratiocineur, de
plus abondant producteur de raisonnements que les esprits chimériques,
prophétiques, quérulents et suspicieux. Avant de les disqualifier, je dois admettre
que les raisonnements du théologien, du parano, du militant fanatique exhibent
toutes les apparences de la rationalité, les formes de l’argumentation — et il semble
qu’il faille au moins une certaine rationalité, mais de quelle sorte, pour conférer à
des convictions insanes cette apparence.

75
Blanché, Raisonnement, 5.
76
Foulquié.

90
Je prends un exemple de cette discordance au passage et pas chez n’importe qui. Je
le tire de Chateaubriand qui raisonne au Génie du christianisme et réfute les
géologues et les savants positifs qui affirment la très haute antiquité du monde, il les
réfute au nom de l’apologétique et de la chronologie biblique. Il raisonne, il
argumente comme on verra et, à son gré, de façon décisive et conclusive. Vous me
direz s’il vous paraît «rationnel» ou «raisonnable».

Nous touchons à la dernière objection sur l’origine moderne du


globe. On dit: la terre est une vieille dont tout annonce la
caducité. Examinez ses fossiles, ses marbres, ses granits, ses laves
et vous y lirez ces années innombrables. Cette difficulté a été cent
fois résolue par cette réponse: Dieu a dû créer et a sans doute
créé le monde avec toutes les marques de vétusté et de
complément que nous lui voyons.77

Le raisonnement, parce qu’il consiste à connecter le constaté empirique, le notionnel


et le taxinomique, le virtuel, l’axiologique, le conjectural, le contrefactuel,
l’imaginaire, permet non d’être nécessairement «raisonnable», mais il me paraît qu’il
permet surtout le contraire: de tourner le dos à l’empirie, de la dénier, de la
sophistiquer ou de lui substituer en partie un autre monde, religieux, idéologique,
autistique. Les esprits pessimistes ou simplement lucides en conviennent: «la
capacité de l’homme de construire dans sa tête à peu près n’importe quelle théorie,
de se la "prouver" et d’y croire est illimitée. Elle n’a d’égale que sa capacité de
résistance à qui la réfute.»78 Ce n’est pas que, de tous les animaux, l’homme seul a
le privilège d’être absurde, c’est que, toujours, il accompagne son absurdité d’une
abondance de raisonnements. C’est aussi que le talent pour raisonner et la bonne
volonté ne garantissent pas qu’on restera dans les limites de la simple raison — au
contraire. Comme le disait Rivarol, «on peut toujours avoir abstraitement raison et
être fou.»

Si le fait de bien raisonner inclut le critère primordial de cohérence, rien de plus


cohérent, on l’a dit et répété, que les «systèmes» du paranoïaque, du stalinien, de
l’antisémite. (Vilfredo Pareto disait même que, face à un monde fluide et ambigu,
la cohérence rigoureuse des idées et des raisons n’était pas vraiment bon signe).

Raisonner, c’est, au plus élémentaire de ses opérations de base, distinguer («...aucun


rapport entre la Kolyma et les camps nazis») et identifier («...dénonçons le génocide
des bébés phoques») et rien, ni dans le langage ni dans le rapport de l’intelligence
au monde, n’interdit clairement de créer des distinctions verbales et déraisonnables
et des amalgames fallacieux. Entre la raison comme faculté de connaître le monde

77
Génie, 1e partie, IV, ch. 5.
78
Revel, Connaissance, 179.

91
et le raisonnement comme moyen de le dénier et le sophistiquer, de résister à
l’évidence et au témoignage empirique, il n’y a pas seulement discordance mais
opposition.

Par ailleurs, le fait que les gens les plus déraisonnables et les plus scélérats aient
besoin d’offrir des raisons de leurs convictions apparaît comme une sorte
d’hommage que le vice rend à la vertu rationnelle. Nul, même le plus haineux des
hommes, ne dit sans plus son intérêt brutal et son sentiment: «je soutiens l’Apartheid
parce que les nègres me dégoûtent et que je souhaite les dominer et continuer à les
exploiter à jamais!» Nul ne s’exprime jamais comme ça; le pire humain trouve de
bonnes raisons adressées à quelque auditoire universel: il parlera de diversité des
races, de développement séparé. Il lui faut, ce qui est peut-être encore plus
répugnant, des «théories». Quant aux dominés, ils voudraient bien que l’exploiteur
dise cela, admette sa haine et son mépris, il semblerait au moins sincère, mais cela
n’arrive malheureusement jamais. Chez La Fontaine qui fut un grand sociologue de
l’argumentation, c’est le faible, il est vrai, qui argumente surtout, l’Agneau face au
Loup, la Souris face au Vieux Chat. Les forts et les cruels n’ont pas trop besoin de
raisonner, de se justifier, et ne se laissent pas fléchir.

Argumenter et raisonner maintenant. Je crois qu’il faut insister ici sur la continuité,
sur le continuum, sur le partage des mêmes sortes de questions. D’autant plus que
les spécialistes de la rhétorique aujourd’hui encoe ignorent les cognitivistes, les
psychologues, les philosophes du raisonnement comme si leurs questions et leurs
conceptualisations ne les concernaient pas directement.

Ça va en fait dans les deux sens. Beaucoup de raisonnements que nous faisons in
petto sont des sortes de prosopopées, des fictions intérieures de débat silencieux où
nous pesons le pour et le contre entre deux «moi». Même dans le «for intérieur», on
peut soutenir que l’acte de raisonner est transsubjectif. Je ne raisonne pas avec moi-
même en croyant que mon raisonnement est purement autistique. Je pense que les
raisosn que j’agite, si je les trouve bonnes, sont valables aux yeux «des autres» aussi.
Qui raisonne «dans sa tête» le fait pourtant pour un auditoire virtuel. Argumenter est
au fond premier: «Our thought processes, far from being inherently mysterious
events, soutient justement le théoricien anglais Michael Billig, are modelled upon
public debate.»79

Cependant, la rhétorique a pour objet propre le processus de communication dans


lequel du raisonnement (ou ce qui est donné pour tel) est utilisé pour influencer les
autres. Le discours argumentatif comporte en règle générale une thèse ("claim")
accompagnée de propositions destinées à la soutenir, à «augmenter sa probabilité»
ou à réfuter des objections. Une thèse est une réponse à une question (implicite

79
Billig in Kuhn, Skills, 2.

92
souvent), ce qui veut dire que le sujet ne se pro-clame solidairement avec sa thèse
que parce qu’une question l’a d’abord interpellé. Le sujet de la rhétorique se fait
producteur de langage en s’appropriant une proposition, en défendant «ses» idées.
Une idée doit être assertée et assumée pour devenir, en discours, thèse. Elle doit se
rendre publique pour que le sujet soit tenu de la «défendre». Une fois assertée, il ne
peut seulement pro-clamer sa thèse, il lui faut la «soutenir» avec des arguments et
invoquer la raison pour argumenter et il doit permettre de «peser» leur probabilité:
toute une situation communicative irréductible s’ensuit. Car d’autres peuvent
«l’attaquer» ou simplement la tenir à distance, lui refuser leur assentiment et alors,
le discoureur doit produire encore du discours pour en persuader. Raisonner en
public, à l’adresse d’un auditoire, c’est tenir compte de ce que ce public est prêt à
admettre et non, à cet égard, «penser tout haut» au risque de le perdre et
l’indisposer.

Les études sur les erreurs courantes de raisonnement

Les philosophies classiques — je n’ai pas manqué de citer Descartes plus haut —
posaient que le raisonnement rationnel, si je puis dire, est naturel à l’homme s’il
n’est pas aveuglé par ses passions ou esclaves de préjugés, fixé à des partis pris.

La psychologie cognitiviste depuis 25 ans, psychologie anglo-saxonne avant tout,


a mis un gros bémol à cette ontologie anthropologique. Elle a abondamment montré
que des gens intelligents et sereins font systématiquement des raisonnements
invalides (aux yeux des logiciens) sur un grand nombre de questions. Elle a conclu
avec une humilité neuve que nous, les humains, sommes une espèce passablement
aveugle et malhabile face, notamment, à la probabilité, ceci étant vrai du modeste
balayeur au grand intellectuel,80 et que l’illusion cognitive, l’erreur est la règle plutôt
que l’exception.81 C’est toute la théorie des «bias in human reasoning», bias étant
pris non dans le sens de parti pris qu’il peut avoir, mais dans celui de schéma
spontané et répandu, logiquement erroné. Dans le laboratoire du cognitiviste, les
gens, les sujets d’expérience (des étudiants cobayes) font des erreurs de toutes
sortes, erreurs telles que qualifiées par les règles normatives, les protocoles
rationnels que les hommes eux-mêmes ont le plus fermement établies.82 Déduisant,
ils appliquent souvent de travers les simples schémas syllogistiques. Induisant, ils
appliquent encore plus mal les règles probabilistes et statistiques les plus
élémentaires. Le paralogisme n’est pas l’exception, il est la règle. Non seulement ils
raisonnent de travers, mais fréquement de façon diamétralement opposée à ce qu’il
serait rationnel de conclure. Il y a un problème ici: il peut être rationnel de chercher

80
Piattelli-Palmarini, Inevitable, 35.
81
Richard Thaler, Quasi Rational Economics. NY: Russell Sage, 1991, 4.
82
Evans & Over, 2.

93
à tromper les autres par des sophismes; il est apparemment irrationnel d’accepter de
se tromper soi-même par des paralogismes. Les cognitivistes américains, ayant
admis et conclu que les gens sont beaucoup moins rationnels qu’on ne croit83
s’efforcent simplement de trouver les raisons de ces «biais» et des classer,
d’expliquer aussi les différences individuelles constatées.

Plusieurs écoles de psychologues s’occupent de leur côté à déceler et définir


l’irrationalité, non en termes "freudiens" de libido, de passions, de pulsions
inconscientes, de symptômes névrotiques ou caractériels, mais, de façon plus terre-à-
terre et courante, dans l’ordre du raisonnement et de l’explication donnée. Ils
analysent la tendance, trop humaine, à réinterpréter ou à interpréter de travers les
faits nouveaux et les évidences matérielles en vue de les faire "coller" à des
convictions acquises et confortables.

Je parlerai plus loin de la psycho-sociologie de Leon Festinger: sa théorie de la


dissonance revient à faire de la production de raisonnements un épiphénomène
destiné à faire se sentir psychologiquement bien, mais qui n’est jamais cause d’une
conduite ou d’une attitude.

Argumenter, persuader? Conceptions diverses de la «persuasion»

Je reviens pour terminer cette partie à la notion supposée définitoire mais incertaine
dont je suis parti: la persuasion. Non seulement il est douteux que les
argumentations qui abondent dans ce monde persuadent et ne prétendent qu’à ce but,
mais le sens du mot «persuasion» est, depuis toujours, essentiellement ambigu.84
Quel est l’objet, finalement, de la rhétorique: la parole efficace ou la parole
rationnelle? S’agit-il pour l’orateur de démontrer qu’une thèse, qu’une décision à
prendre sont rationnellement supérieures? Ou d’amener l’interlocuteur à accepter
cette thèse, «l’incliner à l’assentiment» par tous les moyens dialectiques et
langagiers disponibles? La persuasion, au plus large, englobe tout moyen par lequel
on amène quelque’un à changer d’avis ou à se rallier à une thèse. (Et, dans le
déontique, par lequel on amène l’auditeur à agir dans un certain sens).

La rhétorique de Chaïm Perelman, qui était avant tout un philosophe du droit,


distinguait «persuader» (avec l’aide du pathos et de l’ethos, des figures et de toutes
les ressources de l’éloquence) de «convaincre» par les seuls arguments de raison.85

83
Sutherland, Irrationality, 3.
84
La persuasion qui n’est pas la certitude et reste en deçà d’elle. Je suis certain de l’existence
de Canberra ou de Sidney où je ne suis jamais allé, plus que de la vérité d’un théorème qu’on
vient de me démontrer, dit à peu près R. Blanché, Raisonnement, 197.
85
La distinction n’est pas nette. On parle d’un "argument convaincant" alors qu’" * argument
persuasif" serait une tautologie, note Chr. Plantin.

94
Il s’accrochait à mon sens à une distinction livresque qui décèle un problème
insurmonté. Persuader, convaincre: ce sont des pôles abstraits entre lesquels il y a
tous les degrés: convaincre intimement ou persuader «en principe», faire admettre
la plausibilité, faire prendre en considération, ébranler des certitudes, «faire voir»
et admettre un aspect des choses... La rhétorique antique, avec son sens du concret
et du social, admettait sans difficulté l’évidence: que l’orateur doit plaire, qu’il doit
parler aux émotions et chercher à modifier les affects, réduire les craintes, renforcer
la résolution, créer l’enthousiasme — et non seulement argumenter, et elle
enseignait des techniques éprouvées pour atteindre ces buts. Elle disait même que,
si démontrer rationnellement est bien, l’orateur en persuadant peut aboutir à des
résultats plus décisifs, plus intenses et plus durables: à une conversion intellectuelle
et affective profonde du destinataire, essentielle s’il s’agit notamment de le faire
agir. L’argumentation dialectique (en elle-même, prise à part des moyens de pathos)
n’est jamais démonstration contraignante, elle est présentée comme une cumulation
d’arguments plus ou moins pressants, qui diminuent nos doutes, entament nos
réserves, apaisent nos réticences, ébranlent nos certitudes: tout ceci est d’ordre
psycho-logique plutôt que logique.

Je reviendrais ici sur le conventionalisme juridique qui hante séculairement la


réflexion rhétorique et trouble un peu l’analyse des situations ordinaires: le Juge, par
convention et par fonction, est tenu d’écouter les parties et il doit se montrer, à la fin
du procès, convaincu par l’argumentation d’une des deux parties, et, alors même
qu’avocats et procureurs auraient abusé des «effets de manche», il est tenu de faire
abstraction de ses émotions, de «peser» de sang froid des raisons, ces raisons que
l’on dit juridiques et que confirme et appuie une jurisprudence, comme il est tenu
de ne faire acception de personne. Il est tenu d’écarter le pathos instillé par les
plaidoiries, «le Juge appliquant la loi doit se faire raison pure», exigeait Condorcet.
Fiction bien sûr que tout ceci, mais qui réactive la supériorité du logos sur le pathos
et de la conviction sur la persuasion. C’est une situation, celle du Prétoire, très
anormale ou plutôt, comme je disais, intégralement conventionnelle et qui contredit
en tous points le cours ordinaire des choses.

Persuader psycho-logiquement ou convaincre rationnellement, cette alternative est


donc à la fois forcée et non arbitrable. Mais elle traverse de son soupçon toute
l’histoire de la rhétorique, elle lui est consubstantielle. Pascal témoigne d’une
ambivalence classique qui se combine de blâme moral: «On ne devrait jamais
consentir qu’aux vérités démontrées», pose-t-il, mais «tant d’hommes sont presque
toujours emportés à croire, non par la preuve mais par l’agrément.» De sorte que
l’art de persuader «consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre»... Il
constate ceci mais il blâme en même temps parce que, si c’est comme ça, personne
ne l’admet vraiment: «Cette voie est basse, indigne et étrangère, aussi tout le monde
la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que ce qu’il

95
sait le mériter.»86 C’est une aporie constitutive: persuader autrui par séduction, par
appel aux émotions, aux imaginations, par autre chose que de pures et valides
raisons, c’est au fond le tromper, ce ne l’est pas vraiment moins que de persuader
avec des faits inexacts, de fausses allégations, avec l’appel à ses préjugés et avec des
sophismes. Depuis Platon, au Gorgias, le problème est posé: hélas oui, on persuade
fort bien avec des mythes, avec des croyances spécieuses, avec des sophismes —
mais la persuasion dès lors n’a rien à voir avec la vérité ni même avec la recherche
de la vérité. C’est le scandale essentiel du Philosophe, non à l’égard des seuls
sophistes mais à l’égard de la rhétorique en soi et sous toutes ses formes.

Ce qui frappe, c’est que dans nos bibliothèques, il y a d’une part des livres de
rhétorique et de philosophie de l’argumentation, d’autre part des livres (de
psychologie sociale, de marketing par exemple) qui ont pour objet et promettent
dans leurs titres de traiter de «la persuasion». Or, il est à peine besoin de le dire, ces
derniers discutent de tas de choses, de tas de techniques, mais peu ou pas
d’argumentation! Aucun ne met en avant des moyens purement rationnels de
«persuader». Phryné mise nue par son avocat Hypéride devant les juges de
l’Aréopage aurait pu rappeler aux philosophes antiques qu’il est des arguments plus
convaincants que les sorites et les enthymèmes.

Persuader, au gré des psycho-sociologues, c’est amener quelqu’un par quelque


moyen que ce soit à faire quelque chose: acheter un gadget, adopter un mot d’ordre
politique, signer une pétition, tester un produit... Si le quidam est amené à faire ce
qu’on attend de lui et qu’il n’aurait pas fait spontanément, on se demande quels
facteurs l’ont «persuadé». Certes «persuasion» se distingue toujours dans ce contexte
de: coercition, avantages matériels offerts, pression du groupe. Elle suppose toujours
le recours aux seuls moyens langagiers ou sémiotiques. Mais elle n’évoque pas du
tout l’idée d’argumentation. Encore moins l’idée de donner des «raisons» de croire
vrai quelque chose. Tout au plus une stimulation à désirer croire quelque chose.

Tous les professionnels de la persuasion, communicateurs, agents politiques,


publicitaires, prônent et utilisent exclusivement des moyens extra-rationnels
(suggestion, répétition, martèlement...) ou pré-rationnels (images émotives etc.), ils
n’ont jamais recours à des arguments en forme et les déconseillent formellement à
leurs clients. Les psycho-sociologues et spécialistes du marketing qui ne parlent que
d’attitudes, de changements d’attitude, de cibles et d’influences, de conditionnement
et de perception subliminale, de «psychologie des profondeurs» ne font que théoriser
cette pratique unanime. À la rigueur, les spécialistes du marketing acceptent
l’éclectique paradigme "LISA": L=logique, I=imitation, S=sentiments,
A=automatisme. 25% de logique suffit bien.

86
«Art de persuader».

96
Mais même lorsqu’il ne s’agit pas d’attitudes, mais d’opinions déterminées, les
spécialistes de How Opinions Are Changed vous montrent que ce n’est jamais pour
des arguments, compris comme de «bonnes raisons», qu’on est censé en changer.
Aucun ne pense que la rhétorique rationnelle suffise pour vendre un produit ou un
programme politique. Toute la sociologie électorale montre que peu de gens
modifient leurs convictions au cours d’une campagne et que, surtout, rien ne prouve
que ce sont les arguments échangés qui entraînent le changement. (Mais, ceci admis
et répété, les politiciens en campagne échangent énormément d’arguments,
quoiqu’ils le fassent à ce qu’il semble en pure perte.)

La persuasion politique n’apparaît pas en effet, du point de vue de ses spécialistes,


beaucoup plus respectueuse du citoyen comme Animal rationale. Il y a une
différence toutefois avec le publicitaire: dans le monde démocratique, loin du «viol
des foules» des matraquages totalitaires, une apparence ou un quantum de rationalité
est nécessaire. Le citoyen ne doit pas trop clairement se sentir manipulé et aliéné par
des rafales de messages irrationnels, ce serait contreproductif. Il faut lui fournir au
moins quelque chose comme des projets et des arguments qu’il pourra évaluer,
répéter, endosser et tester. Mais les spécialistes ne comptent pas sur ces éléments
rationnels mais sur les slogans, les mythes, les «images» et leur synergie.

! Dissonances et argumentation. Beaucoup de psycho-


sociologues montrent au contraire (je reviendrai sur les théories
de la rationalisation dans l’école de Leon Festinger) que de
bonnes raisons sont utiles à procurer aux gens ... mais qu’elles
doivent l’être a posteriori. Il faut d’abord faire adopter une
attitude par des moyens plus ou moin subliminaux où la raison
n’a aucune part, ensuite procurer aux gens des raisons, des feel-
good reasons – et finalement leur faire croire que leur attitude
tient à ces raisons ultérieures.

Les sociologues critiques de la société de consommation dénoncent depuis un demi-


siècle la persuasion clandestine, Hidden Persuasion (Vance Packard). Un groupe
de psychologues publie en 2004, Persuasion, ouvrage donné comme théorie de
l’irrationalité restreinte.87 Persuasion égale suggestion, mystification, intoxication,
désinformation. Les spécialistes de la propagande politique vont plus loin encore de
l’optimiste/rationnel sens rhétorique de «persuasion». Persuasion chez eux devient
synonyme du «viol des foules» et «bourrage de crânes» par des machines totalitaires,
militaristes ou démagogiques.88 Des neuro-psychologues étudient plus généralement

87
Derbaix, Christian et al.
88
Tchakhotine, Viol. Aujourd’hui: Chaliand, Persuasion. Brown, Techniques. Hawthorn,
Propaganda.

97
le «viol des consciences»89 par l’envoi au système nerveux central de stimulations
trop faibles pour être traitées par la conscience.

Tout ceci revient a contrario à renforcer ma thèse de départ: on n’argumente pas


pour persuader et si oui, on y parvient bien rarement; on ne persuade pas avec des
arguments et s’il y en a dans le discours propagandiste-politique ou publicitaire, ils
ne sont que des leurres et des alibis pour des manœuvres «subliminales» présentées
comme seules efficientes.

! Peut-être aussi devrait-on dire, au contraire de la fiction


dramatique de l’orateur éloquent et lui-même convaincu devant
une foule émue et puis retournée, que la vraie persuasion, le réel
changement de conviction est généralement une processus de
longue durée. Il y a bien des gens dans l’extrême gauche
européenne qui ont mis trente et plus à admettre que le bilan de
l’URSS pouvait ne pas être «globalement positif» et parfois
quand ils s’y sont résolu, l’URSS avait disparu de la carte du
monde.

###

Décadence de la rhétorique à l’époque moderne

Je n’esquisserai même pas un historique de la rhétorique. Il est d’excellentes et


érudites histoires de cette longue tradition90 ou de tel segment important de celle-ci
comme la monumentale Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-
1950), dirigée par Marc Fumaroli. Les histoires de la rhétorique ont tout de même
un défaut assez général: elles manquent souvent de tenir compte de ce qui se dit de
l’argumentation et la persuasion, chez les autres, chez les non-rhétoriciens, et qui est
essentiel: chez Machiavel pour qui la politique est toute rhétorique, chez Hobbes,
chez plusieurs penseurs politiques, anglais et français, du romantisme, chez
Tocqueville... Je voudrais seulement rappeler certains faits qui me seront utiles et
dont il est bon de se souvenir dans la mesure où ils peuvent conforter ma
problématique.

L’essentiel à mon sens, c’est de voir cette histoire, en tant que tradition propre
remontant à Aristote et Cicéron, comme celle d’une décadence fatale, d’une sclérose

89
Couturier, Subliminal, le viol des consciences. Morisset, 1994.
90
Herrick, History; Barilli, Corso; pour l’Antiquité, Pernot, Rhétorique, Habinek, Ancient,
Patillon, Éléments, Gross, Amatory. À Rome: Coletti, Retorica, Cavarzere, Oratoria,
Protopapas-Marneli, Rhétorique. Moyen âge: Troyan, Medieval. Renaissance: Plett, Rhetoric.
17e et 18e s., Till, Transformationen. 20e s.: Piazza, Linguaggio.

98
et d’une déconsidération de plus en plus grande depuis l’Âge classique. Il y a deux
siècles, au début du 19e , l’évêque écossais Whateley qui publie ses Elements of
Rhetoric qui seront vingt fois réédités pourtant en Angleterre, avoue qu’il a hésité
à employer ce mot de rhétorique dans son titre, mot «apt to suggest to many minds
an associated idea of empty declamation or of dishonest artifice.»

Ni le romantisme, au nom de la Sincérité, ni l’esprit scientifique moderne, au nom


de la Positivité, ne voulurent faire la moindre place à la déconsidérée rhétorique qui
ne survivait falottement que comme un enseignement scolaire poussiéreux et
passablement inutile, héritage sclérosé de l’éducation libérale des Grecs et des
Romains. Enseignement surtout clérical du reste: les esprits modernes et laïcs,
attachés au raisonnement scientifique, se détournaient logiquement de ces
techniques «oratoires» et verbeuses. En 1902, le nom même de «rhétorique» fut
effacé en France pour désigner la première des lycées.

Ce discrédit apparaîtrait total si l’on ne voyait pourtant que la réflexion sur


l’argumentation, sur le discours persuasif ne disparaît pas du tout, mais que les
quelques grands livres qui en parlent, au 19e siècle notamment, ne sont pas le fait
de rhéteurs, mais d’hommes politiques comme Jeremy Bentham, dont le Handbook
of Fallacies, 1824, est un livre-clé, très pénétrant, très amusant et d’un intérêt
toujours actuel. Ou d’un économiste et philosophe comme John Stuart Mill dont le
System of Logic, Ratiocinative and Inductive de 1843 n’est pas moins de grande
pertinence pour la réflexion aujourd’hui.

La philosophie moderne s’était détournée de la rhétorique. Ceci aussi serait à peu


près vrai si la rhétorique n’était pas vue comme «l’essence même» de la philosophie
par un Nietzsche.91 Nietzsche qui commence son cours de rhétorique enseigné à
Bâle par le banal constat que «dans les temps modernes, cet art est l’objet d’un
mépris général», va mettre néanmoins la rhétorique au cœur de sa réflexion
philosophique, «le "tour rhétorique" de Nietzsche concerne un mode particulier du
philosopher qu’il conditionne dans sa forme et son contenu.»92 Sa Darstellung der
antiken Rhetorik, anticipant sur notre époque, formule en une proposition-clé, le
renversement fécond de toute la réflexion sur le langage: «Il n’y a absolument pas
de naturalité non-rhétorique du langage».93

Renaissance de la rhétorique au milieu du 20e siècle

91
Dit Hans Blumenberg.
92
Kremer, Nietzsche, 9.
93
Trad. in Poétique, 5: 1971.

99
La rhétorique après cette longue défaveur (mais pas intégrale, on le voit), après une
éclipse de près de deux siècles, est revenue en force à la fois en philosophie, dans
les sciences sociales et les sciences du langage au cours de la seconde moitié du 20e
siècle. L’étude du raisonnement était entretemps devenue strictement formelle,
mathématique. Quant aux sciences sociales et historiques, elles passaient à travers
«l’archive», à travers la matérialité du discours sans la voir. Elles ne consentaient
à identifier que des choses désincarnées qu’elles appelaient selon les cas des
«idées», des «pensées», et pour les peuples et les masses, des «mentalités», des
«représentations», des «attitudes» (tous ces concepts irrémédiablement flous des
historiens de naguère!) sans jamais voir ni déchiffrer des mots, des phrases, des
manières de dire, d’organiser le discours et de communiquer ou plutôt en passant à
travers eux comme si, en effet, ils étaient transparents, sans problème et univoques.

En 1958, avec deux ouvrages pionniers, la Nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman


et Lucie O.-Tyteca et, de Stephen Toulmin, The Uses of Argument, un peu plus tard
avec le traité de Charles Hamblin sur les Fallacies (1970) qui cherchait à substituer
à la vieille taxinomie arbitraire des sophismes une théorie moderne des erreurs de
raisonnement et qui aura une immense influence dans le monde anglo-saxon, la
rhétorique soudain revient en force.

Ce serait une affaire complexe que de comparer les approches et les conceptions de
Perelman et de Toulmin, ce penseur anglais dont le parcours intellectuel est très
différent de celui du philosophe bruxellois. Mais il y a un point de départ commun
qui est une insatisfaction: Toulmin veut lui aussi désenfermer la logique, la sortir de
la logique formelle, l’étendre ou la rendre à l’argumentation ordinaire (à ce qu’on
appelera plus tard Informal Logic), il veut faire de la logique renouée à la rhétorique
une science pratique proche de la réalité sociale. Perelman de son côté rompt avec
le positivisme logique qui lui avait été enseigné dans sa jeunesse (mais il doit
beaucoup au disciple de William James que fut son maître, Dupréel); il se tourne
vers une autre forme de rationalité qui lui paraît mériter l’attention philosophique,
celle du discours ordinaire, mais aussi celle du raisonnement du juriste, du
politicien, de l’essayiste etc. Il appelait ça, nous dit Michel Meyer, «le champ du
raisonnable» par opposition à celui du rationnel.94

Avec cette renaissance au milieu du siècle, la rhétorique, contiguë aux sciences du


langage et de la communication en plein essor, cesse d’être ce qu’elle avait été
traditionnellement, un apprentissage de l’art de bien débattre et discourir avec
éloquence pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui: l’étude du discours sous l’angle
de l’argumentation.

94
Meyer, Perelman, 10.

100
Perelman n’a cessé de croître en importance ; il est beaucoup plus cité, étudié et
discuté aujourd’hui que du temps où j’étais son étudiant. En témoignent les livres
récents de Meyer, Lempereur, Bosco, Koren et Amossy, Maneli, Vannier et al. et
de nombreuses et constantes références à sa pensée en anglais et en allemand.

Quant à Aristote même, le nombre extraordinaire de mentions du fondateur du


Lycée aujourd’hui, le nombre d’études nouvelles sur l’Organon font de lui un
véritable contemporain. On constate cependant, simultanément, une pas si
surprenante réhabilitation, ô combien tardive, de son vieil ennemi, Protagoras – et
avec lui des autres sophistes et de leur descendance pyrrhonienne et sceptique.95

En anglais, en allemand, les ouvrages de rhétorique abondent, tant théoriques,


historiques, érudits que pratiques car l’argumentation est largement enseignée au
secondaire et à l’université. La logique informelle (en dépit de son caractère parfois
naïvement normatif ou en raison de ses prétentions même à établir des validités
argumentatives et des normes) a introduit une véritable révolution dans
l’enseignement de la logique conçue jusqu’alors comme devant former un langage
artificiel doté d’une syntaxe rigoureuse et univoque. Loin de ces orientations
positivistes, des philosophes, surtout américains, développent une réflexion critique
sur l’argumentation dans la vie sociale, qui se désigne parfois de façon provocatrice,
comme une «néo-sophistique» (voir par exemple Many Sides: A Protagorean
Approach to the Theory, Practice, and Pedagogy of Argument de M. Mendelson).

L’œuvre de l’Anglais Michael Billig, celle, monumentale et en quelque sorte


exhaustive, du Canadien Douglas Walton, pionnier de la logique informelle, celle
des «pragma-dialecticiens» hollandais Van Eemeren et Grootendorst dont la théorie,
habermasienne, est orientée vers la résolution des conflits par le débat, sont parmi
les plus connues.

On peut conjecturer sur les causes convergentes de ce «retour à la rhétorique». Il


a évidemment à voir avec le fait que la pensée moderne a peu à peu laissé s’éroder
et puis rejeté les idées de fondation absolue de la connaissance, du savoir comme
correspondance univoque entre les discours et les choses, de vérité irréfragable et
irréversiblement acquise (scientifique, positive), de raison transcendantale, toutes
conceptions qui avaient contribué au déclin de la rhétorique. La conception centrale
de la rationalité se déplace de la science (paradigme du 19e siècle) à la vie publique
et à la culture cognitive du monde ordinaire.

En même temps, les Grands récits de l’histoire et les certitudes historicistes ont subi
une perte de crédibilité irréversible de même que les dogmes et les grands principes
de jadis: tout est (re-)devenu argumentable. «La rhétorique renaît lorsque les

95
Travaux de Barbara Cassin, Mailloux, Kerferd, Hansen et de bien d’autres.

101
systèmes idéologiques s’effondrent», suggère justement Michel Meyer.96 «La
volonté de soumettre les affaires humaines à une eschatologie scientifique a
échoué», il reste aux post-modernes, la recherche négociée d’un monde commun et
d’un consensus.97 Parce que partout les dernières certitudes absolues se sont
évanouies avec les Grandes espérances historiques, la question du probable est au
cœur des débats contemporains sur le risque, sur la maîtrise de l’incertain. La
nouvelle rhétorique est ainsi contemporaine du Second désenchantement, celui des
religions séculières ou politiques; à l’éloignement de l’univoque, de l’apodictique,
des vérités définitives, scientifiques ou dogmatiques.

La reviviscence de la rhétorique correspond encore à la reconnaissance, à l’encontre


du structuralisme linguistique fixé sur la Langue, de la dimension dialogique et
pragmatique du langage, à l’efflorescence de la communication (et des sciences de
la communication), aussi bien qu’à la réflexion démocratique sur la parole publique
et sur la discussion comme fondements de la Cité, au pluralisme des valeurs. Karl
Popper explicite le lien entre démocratie et ce qu’il désigne comme le rationalisme:
«A rationalist as I use the word is a man who attempts to reach decisions by
arguments and, perhaps, in certain cases, by compromise rather by violence».98 La
nouvelle rhétorique ne manque pas de matériau, pas toujours exploité, non
seulement dans les genres ésotériques de l’essai littéraire ou philosophique, mais
dans les médias, dans les idéologies politiques de naguère et d’aujourd’hui, dans la
résurgence constante de débats publics, peine de mort, immigration, avortement,
mariages gay, discrimination positive...: les sociétés contemporaines disposent
d’arsenaux argumentatifs constamment réactivés.

En quittant ces considérations à grandes enjambées et un peu idéalisées, il est permis


de constater aussi que nous sommes arrivés dans une modernité post-politique où
domine l’opinion fugace, molle, mais anti-dogmatique; une époque où l’important
médiatique, c’est de «discuter», de discuter indéfiniment de tout et de rien en évitant
les sujets qui fâchent. Ça argumente partout, cela raisonne et déraisonne dans une
époque qui se flatte d’être pluraliste, d’accueillir des morales et des lifestyles très
différents avec pour méta-morale la tolérance réciproque obligatoire. La rhétorique
(dans tous les sens de ce mot) y est si présente qu’on finirait par ne plus la voir.
Nous vivons en fait dans un âge qui se croit sauvé des bourrages de crâne
totalitaires, mais est un Age of Propaganda99 caractérisé par l’usage habile et l’abus
de la persuasion omniprésente. C’est du reste un lieu commun de la sociologie
américaine:

96
Métaphysique, 7.
97
Buffon, Parole, 73.
98
Conjectures, 356.
99
Pratkanis.

102
Persuasion shows up in almost every walk of life. Nearly every
major politician hire media consultants and political pundits to
provide advice on how to persuade the public and how to get
elected. Virtually every major business and special-interest
groups has hired a lobbyist to take its concerns to Congress etc.100

Les travaux de rhétorique, de théorie du raisonnement, de logique informelle


abondent donc et la bibliographie raisonnée qui accompagne ce livre en témoigne:
la plupart des titres sont ceux d’ouvrages parus au cours des quinze dernières
années. Beaucoup plus nombreux et variés certes, ces ouvrages, en anglais et en
allemand qu’en français.101 Wayne C. Booth parle d’un «amazing outburst of
attention to rhetoric» aux États-Unis: l’expression n’est pas exagérée.102 Le terme
même a eu tendance à enfler à mesure de son succès, tout ce qui raisonne et
persuade ou influence peu ou prou relève parfois d’une notion de «rhetoric» sans
rivage. La rhétorique conserve aux États-Unis une finalité pédagogique et pratique:
on y propose à la jeunesse des écoles des cours d’argumentation et de reasoning,
— rien d’équivalent dans le monde latin.

En domaine français, les travaux très originaux de Georges Vignaux, de Ruth


Amossy, de Christian Plantin, ceux de Michel Meyer duquel je parle plus loin, fort
divers de démarche et de cadre problématique, présentent le plus vif intérêt, mais
ils ne sont peut-être pas portés par une notoriété et légitimité analogues à celles qui
prévalent dans les cultures intellectuelles, académiques allemande ou anglo-saxonne.
En dépit des synthèses et des percées de ces chercheurs de premier rang, on peut
parler d’un retard évident, d’un sous-développement de la francophonie sur toutes
ces questions si on la compare aux cultures allemande, anglaise et américaine avec
leurs nombreux travaux de premier plan, travaux non traduits et que les manuels de
langue française ignorent superbement.

Disciplines et savoirs connexes

Le «tournant rhétorique» a affecté simultanément bien des secteurs du savoir: la


philosophie, le droit, la linguistique, la psychologie (notamment la psychologie
cognitive), les études littéraires, l’anthropologie, les sciences politiques et sociales,
l’histoire des idées.

Peut-être faudrait-il dire en changeant la perspective, que le prétendu «tournant


rhétorique» n’est qu’un aspect et un cas notables de cette efflorescence globale des

100
Pratkanis, 5.
101
En italien aussi, il est paru ces dernières années beaucoup de travaux intéressants.
102
Rhetoric of R., viii.

103
sciences du discours et de la communication qui caractérise la seconde moitié du 20e
siècle. Elle a fait que la rhétorique, devenue incapable de se replier sur son antique
tradition, ne pouvait retrouver un statut et un rang et progresser qu’en prenant en
considération la totalité de ces savoirs qui parlent des textes, des logiques du
discours, de la pragmatique discursive. La rhétorique est devenue le carrefour
interdisciplinaire par excellence des sciences humaines.

Ce positionnement n’est pas sans problème. Chacune de ces disciplines a ses


traditions et ses «savoir faire». Les passerelles entre elles sont fragiles, parfois
inexistantes. Chacune a développé dans une grande anarchie globale et un grand
brouhaha, notamment terminologique, des réflexions diverses sur le raisonnement
ordinaire et sur le discours argumenté. La rhétorique qui a longtemps vécu en repli,
aurait désormais fort à faire pour demeurer dans la clôture de sa tradition séculaire.
Des méthodes nouvelles ou relativement nouvelles, nées au cours du siècle –
Wissensoziologie ou sociologie de la connaissance, analyse du discours, logique
informelle et logique floue, linguistique pragmatique, psychosociologie, sciences
cognitives, – et de nouvelles doctrines et spéculations philosophiques se disputent
un même objet: la façon dont l’homme-en-société se sert de raisonnements pour
discourir.

Pour moi, la question est réglée; ce livre qui cherche du mieux qu’il peut à maîtriser
le fouillis, en témoigne: l’analyse du discours argumenté doit (elle le doit en principe
même si pratiquement l’ensemble est difficile à synthétiser) s’efforcer de prendre
à bras le corps toutes ces disciplines «contiguës», en dépit de leur extraordinaire
hétérogénéité heuristique et méthodologique.

Recensons-les sommairement, ces disciplines et ces approches dont la confrontation


me sert dans ce livre et lui confère une partie de sa dynamique.

L’analyse du discours au premier chef: c’est du reste, si on en réclame une,


l’étiquette que je collerais sur ma propre activité dans la vingtaine d’ouvrages que
j’ai publiés. L’un de ses théoriciens français, Georges Vignaux le dit: «parler, c’est
d’abord discourir et discourir, c’est argumenter»: à ce compte, les deux disciplines
se confondent.103 Dans le Dictionnaire d’analyse du discours de P. Charaudeau et
Dominique Maingueneau qui vient de paraître, un bon tiers des entrées vient de la
tradition rhétorique.104

Sociologies: sociologie de la conversation notamment, de la discussion orale dont


le modèle serait le Forms of Talk de Goffman;sociologie de la connaissance

103
Argumentation, 5.
104
Voir aussi Gee, Introduction.

104
remontant à Max Scheler et Karl Mannheim; sociologie des stéréotypes;105
sociologie des valeurs;106 et, bien sûr, sociologie de l’argumentation dans la vie
quotidienne;107 sociologie des croyances, notamment des croyances politiques; mais
aussi sociologie des sciences et des communautés scientifiques; psycho-sociologie
de la persuasion politique et commerciale, théorie de la «dissonance» et des
changements d’attitudes; psycho-sociologie des conflits et des malentendus108;
théorie des choix; psychologie cognitive;109 «sciences de la communication» en bloc
et en détail. En France, l’œuvre considérable de Raymond Boudon fait le lien entre
sociologie, théorie du raisonnement et rhétorique.

Sciences politiques: théories de la communication politique, de la persuasion


politique;110 littérature portant sur la démocratie délibérative, le débat public;
histoire des doctrines politiques et des idéologies, Ideologiekritik; critique du
raisonnement militant; philosophie politique en général.

Pragmatique linguistique («la rhétorique s’inscrit pour une bonne part dans le
domaine que balise à présent la pragmatique»111); analyse de «l’argumentation dans
la langue», en français, ici, les travaux d’Anscombre, de Ducrot ont été décisifs;
pragmatique du dialogue, de la conversation112 et de la communication langagière
(travaux de Marcelo Dascal en Israël notamment sur les conduites communicatives);
Gesprächsrhetorik et, généralement parlant, ethno-méthodologie de l’oral;
linguistique de la présupposition; sémantique des «univers de croyances».

«Logique naturelle» définie par Jean-Blaise Grize comme l’étude des opérations de
pensée «permettant d’engendrer les discours pratiques et quotidiens»113; son
équivalent anglophone est l’Informal Logic114 et plus largement ce qui s’englobe
dans la Lay Epistemics, l’ethno-épistémologie; logique floue et ses développements

105
Amossy, Garaud p.ex.
106
Boltanski, Amour p.ex.
107
Windisch, Dispaux...
108
Par ex. Human Conflict: Disagreement, Misunderstanding, and Problematic Talk de
Mortensen, 2006.
109
Notamment psychologie du raisonnement: Garnham, Thinking; Rignano, Psychology.
110
Ex. Schurman, Public Realm
111
Maingueneau, Analyse, 170.
112
André-Larochebouvy. Kallemeyer, Gesprächsrhetorik. Asher, Logics.
113
Logique, 207.
114
Doxastic Logic se rencontre aussi: Girle, Possible et Hintikka.

105
du côté de l’informatique et de la technologie;115 logiques inférentielle, inductive,
abductive, contrefactuelle; logiques de la probabilité, du possible, Deviant Logic,
Possible Worlds Theory etc.; logique du raisonnement non-monotone;116 sciences
cognitives dans leur rapport à la persuasion117 et au raisonnement118; sémiotique (la
Semiotics de Peirce fait de l’indice et du signe des structures de raisonnement);
axiologie119 et théories post-webériennes de la «rationalité axiologique»;120 théories
(en conflit du reste) du raisonnement sociologique: Boudon, Passeron, Lepenies,
Berthelot, Nelson & al.

Production abondante de théories du raisonnement juridique. Droit, théorie de la


preuve, de la probabilité, de l’argumentation jurisprudentielle. L’éloquence du
barreau était au cœur de la rhétorique classique; c’est aussi après une assez longue
éclipse que le droit renoue, semble-t-il, avec elle.

Philosophie. J’en viens dans un moment pour terminer ce chapitre aux âpres débats
des philosophes contemporains sur la nature de la raison, le raisonnement et la
connaissance. Je rappelle simplement ici qu’il est des secteurs philosophique
particulièrement pertinents à notre questionnement: éthique et théories du
raisonnement moral; herméneutique et philosophie de l’interprétation; épistémologie
(dans le sens anglo-saxon du terme, qui pose la question de la connaissance ou
croyance justifiée et non la seule question des disciplines savantes instituées);
épistémologie au sens de théorie des sciences cette fois; critique des sciences
historiques et sociales121; toute la philosophie analytique, la «philosophie du langage
ordinaire» avec ses conflits d’écoles;122 et toute une tradition philosophique, encore
une fois essentiellement anglo-saxonne, qui s’occupe de philosophie de

115
Ou Fuzzy Logic. Logique qui a pour objet l’étude de la représentation des connaissances
imparfaites, imprécises (avec ses quantificateurs flous et ses règles possibilistes) et des
raisonnements approchés; cf. Gacogne, Éléments. Bouchon-Meunier, Logique foue. Tong-
Tong, Logique. Rapprocher de la théorie des ensembles flous en statistique et en théorie de
l’information.
116
Antoniou, Konolige, Schlechta, Nonmonotonic.
117
Cf Petty, Cognitive.
118
Jamet, Raisonnement.
119
Polin, Création.
120
Mesure & Renaut, Guerre.
121
Un exemple intéressant est, de D. Fischer, Historians’ Fallacies : Toward a Logic of
Historical Thought.
122
Cette philosophie s’est tout de même perdu pas mal dans des ratiocinations sémantiques:
Quel est le sens du mot sens? Et ensuite: Quel est le sens de la question Quel est le sens du
mot sens? Et quand vous avez trouvé, on continue ad infinitum.

106
l’argumentation (et de l’argumentation en philosophie) et qui débat notamment dans
le journal Philosophy and Rhetoric.

Études littéraires, lesquelles se sont emparées jadis de la partie figurale de la


rhétorique et ont fait renaître jadis, avec les stylistiques des Voßler, Spitzer, avec
Roman Jakobson, la rhétorique des figures et des tropes. Étude en particulier des
genres de l’essayistique (la littérature d’idées demeure la parente pauvre des études
littéraires) et des genres de la polémique, satire, pamphlet, des genres de l’éloquence
aussi.

À quoi rime tout ceci, cette énorme et accablante liste, cette «congerie» comme eût
dit l’ancienne rhétorique? Il ne s’agit pas d’impressionner le lecteur par une
énumération encyclopédique plus ou moins ordonnée, mais de faire percevoir la
rhétorique comme nécessairement immergée dans ces problématiques, concernée
par elles et partie prenante. C’est beaucoup, c’est trop, mais il est tout simplement
impossible d’écarter une de ces disciplines comme réellement étrangère à notre
objet. Il est vrai, tout ceci forme, au bout d’un demi-siècle et plus, un énorme
enchevêtrement: on tire sur un des fils et toute la pelote emmêlée de notions et de
conceptions diverses vient avec. Mais il n’est pas possible ni à propos de trancher.
Une théorie nouvelle de la rhétorique sera celle qui parviendra à une synthèse ou du
moins en recherchera une et n’aura pas choisi de faire l’impasse. C’est un peu la
misère présente de la rhétorique, d’une grande partie du secteur du moins, cette
réticence à intégrer les mises en question qui lui viennent des philosophes et à tester
les paradigmes, les interrogations et les procédures des linguistes, des politologues,
des sociologues.

Les philosophes et la rhétorique.


Vingt-cinq siècles de disputes philosophiques

En ce qui touche à mon hypothèse de départ, – la diversité sociale de logiques


argumentatives coexistantes et les dialogues de sourds qui en résultent, – le
rhétoricien ferait également bien d’aller écouter le débat philosophique actuel – s’il
est vrai toutefois que ce débat qui remonte du reste haut dans le temps (s’il n’est pas
coextensif à la philosophie même) est un bel exemple de dialogue de sourds
perpétué.

Les questions que je posais au début de cet essai, si elles semblent ignorées ou
évitées par la plupart des rhétoriciens et analystes du discours, correspondent en
effet à une grande question philosophique, une question centrale pour les
philosophes de ce temps: celle de l’unicité, anthropologique ou transcendantale, ou
bien de la relativité historique et culturelle de la raison, celle de la convergence ou
de l’irrémédiable divergence, de l’hétérogénéité des rationalités et celle de la vérité

107
comme adéquation au monde ou arbitraire successif des règles de production du
vrai.

La question-clé des philosophes n’est pas expressément celle du fonctionnement


social du discours argumenté et de la persuasion, elle est celle de la production de
la vérité, celle de la connaissance de la réalité «objective», de la manière d’arriver
à des énoncés vrais et de les valider. Mais justement, il est des penseurs
contemporains en grand nombre pour qui la «vérité» (mot qu’il leur plaît de
pourvoir de guillemets), loin de s’établir comme une correspondance attestée avec
le monde empirique, est et ne peut qu’être un simple effet de rhétorique. Cette
dernière conception est celle des philosophes étiquetés «relativistes» ou «post-
modernes» qui posent tous — à l’encontre précisément de l’«eurocentrique»
positivisme des Auguste Comte et des Stuart Mill de jadis — qu’il n’y a jamais chez
les humains, dans la durée et l’espace, que des croyances sui generis, des
«programmes de vérité», formule l’historien Paul Veyne, aucun en progrès sur
l’autre, engendrant des croyances contingentement soutenues par des raisonnements
légitimateurs ad hoc, lesquels ne prêchent que des convertis et ne sauraient
prétendre à autre chose, — chaque époque et chaque culture étant enfermée dans la
monade cognitive de ses conventions arbitraires.123

À l’aube de la modernité, les philosophes pensaient unicité de la raison, voie unique


vers le juste et le vrai. Joseph de Maistre au début du 19e siècle énonce une maxime
fameuse: qu’il y a nécessairement plusieurs façons d’être dans l’erreur, mais il n’y
en a qu’une d’être dans le vrai. Toutefois, le théocrate qu’il était ne songeait pas à
l’unité de la raison, mais à l’unité de la foi, de la révélation en posant son axiome.
La raison laïque des philosophes des Lumières transpose et sécularise cette antique
prétention théologique à l’unicité du véridique. Il en résultait que ceux qui ne
pensaient pas comme eux étaient mis hors de la rationalité – attachés à des
«préventions», fanatisés par des fables religieuses, aveuglés par leurs passions, mais
déraisonnables à coup sûr. Dans notre modernité tardive, on a changé tout cela pour
un relativisme qui prédomine dans la pensée philosophique et qui tend même à
devenir quelque chose de bizarre, un pyrrhonisme dogmatique: à chacun sa vérité.

On peut remarquer d’emblée que le débat philosophique dont j’esquisse les termes
a toutes les apparences d’un dialogue de sourds. Et on ajoutera que cette polarisation
philosophique dure depuis les temps de Protagoras, Platon et Aristote avec des
périodes de rémission pour culminer au 20e siècle. Disons-le: c’est la Philosophia
perennis qui est tout entière et depuis toujours un dialogue de sourds perpétué.124

123
Voir Van Haaften, Epistemologisch.
124
C’est en quoi les philosophies pyrrhoniennes se sont également renouvelées, v. Fogelin
p. ex. Pyrrhonian Reflections.

108
Relativistes, internalistes, rationalistes et les autres

Les philosophes contemporains s’opposent donc en une polémique polarisée et qui


semble insurmontable et à coup sûr interminable sur la question de l’unicité de la
raison, et sur la possibilité d’une connaissance vraie du monde entre universalisme
rationnel, réalisme critique, constructivisme, relativismes de diverses farines,
rationalisme communicationnel etc.

Une petite minorité seule de philosophes des sciences peut être qualifiée de «réaliste
critique».125 Elle prétend qu’il existe une réalité objective qui ne dépend pas de nos
croyances et des descriptions qu’en produisent les hommes; la valeur de vérité étant
alors le rapport qu’entretiennent les théories avec cette réalité objective. Ces
épistémologues critiques se tirent différemment d’affaire pour éviter de faire de la
correspondance entre la science et le monde un axiome dogmatique de leur pensée.
La théorie de la «falsification» chez Karl Popper est une manière élégante de s’en
sortir. Les Popper, Lakatos, Hans Albert, Larry Laudan, Mario Bunge développent
de façon convergente une critique de la production du savoir scientifique que les
relativistes se gardent d’aborder et ne comprennent guère. Inversement, en
philosophie des sciences, la thèse que le réel est une illusion et la vérité un vain mot
ne sert, il faut bien l’admettre, de point de départ à personne. Il s’agit bien de styles
du philosopher incommensurables.

J’adjoindrai plus loin, non pour contribuer à ce débat cacophonique mais chercher
à en sortir, ceux des philosophes qui pensent justement pouvoir surmonter cette n-
ième «crise de la philosophie» par le retour problématologique à la rhétorique, –
Michel Meyer, Manuel Carrilho principalement.

La polémique qui fait rage entre réalistes et relativistes a ses prédécesseurs ou


précurseurs chez les grands philosophes de la fin du 19e siècle, Nietzsche et William
James. Nietzsche qui, je viens de le rappeler, enseigna la rhétorique à Bâle, pense
le langage, la métaphore et les autres «figures de style» comme des instruments de
connaissance et non comme des obstacles à la connaissance valide et à la science
pure. Il conçoit la vérité comme produit du pathos et fait de la prétention à la vérité
un procédé rhétorique par excellence. «Qu’est-ce donc que la vérité? Une multitude
mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes...»126

William James, selon une tout autre logique de réflexion, fait de la valeur pratique
le seul critère de la vérité, «la vérité, écrit-il de façon provocatrice, arrive à une idée;

125
Tout le ce chapitre illustre le fait que les mots dont on se sert, positiviste, relativiste, ne
sont jamais neutres — et sont du reste fréquemment rejetés par ceux qu’ils sosnt censés
désigner.
126
«La vérité et le mensonge au sens extra-moral».

109
elle devient vraie, est rendue vraie par les événements». La polémique là-dessus
démarre à fond. Bertrand Russell sera l’ennemi par excellence des «pragmatistes»
tout en étant lui-même un rationaliste sceptique d’une autre sorte, démolisseur de tas
de croyances infondées ... et militant vigoureux de causes politiques progressistes
qu’il n’eût pu démontrer ni purement rationnelles ni absolument justes.

Richard Rorty, Paul Feyerabend127 et les Français Derrida, Lyotard, Foucault, Veyne
se regroupent assez bien, en dépit des nuances et divergences de leurs pensées
respectives, dans une cohorte de philosophes «relativistes»128 ou encore «post-
modernistes» («po’mo’» dit-on sur les campus américains), de ces «philosophers
fully captured by dialectical illusions of perpectivism or relativity».129 (Mais Rorty
jure qu’il n’est pas même «relativiste»; un relativiste est quelqu’un qui aurait encore
une théorie du vrai, or Rorty, justement, assure qu’il n’en a pas, d’aucune sorte...).
Ils se regroupent en ce qu’ils ont en commun une série d’axiomes qu’ils ne se lassent
pas de redévelopper et qui forment en fait l’alpha et l’omega de leur propos. Rorty,
de tempérament courtois, se prête volontiers au débat avec les objectivistes130 et ces
débats aboutissent à tout coup à un parfait dialogue de sourds.

Ils affirment que ce que nous acceptons comme «vrai», que l’idée que nous nous
faisons du vrai et du faux tiennent strictement à la culture à laquelle nous participons
et à notre époque. La vérité est une construction socio-historique in(dé-)finiment
variable. Il n’existe pas de source absolue de la vérité, Dieu ou l’histoire, ni de
fondation transcendante possible de celle-ci. Il n’existe pas plus de signification
stable et claire de ce qu’on désigne comme le «réel». Il n’existe dès lors que des
volontés de vérité et des «programmes de vérité» qui se succèdent dans l’histoire
sans qu’aucune évaluation transcendantale puisse montrer que l’un était meilleur que
l’autre ou que l’un est ou a été en «progrès» sur l’autre. Ceci vaut pour nous comme
pour le lointain passé. Rien ne serait plus absurde et vaniteux que de poser que, les
humains ayant divagué jusqu’à ce jour, nous et nos contemporains serions soudain
arrivés à connaître peu ou prou le vrai des choses. (On voit que les relativistes
raisonnent et qu’ils raisonnent même assez rigidement.)

On verra un exemple de ce genre de position relativiste avec Paul Veyne et son


fameux essai d’histoire épistémique, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? Veyne

127
Qui se qualifie non pas même de relativiste mais «anarchiste» et cultive un style casseur-
d’assiettes qu’on croyait réservé aux petits maîtres français.
128
Pas Thomas Kuhn qui ne se considère pas relativiste et s’énerve quand ceux-ci se
réclament de lui, lu à contre-sens, cf. Kuhn, Trouble, 3. Le "vieux" Kuhn a revu radicalement
les théories de Structure of Scientific Revolutions. Voir Nola, Rescuing, 60-.
129
Fogelin, Walking, 135.
130
Engel, Pascal et Richard Rorty. À quoi bon la vérité? Paris: Grasset, 2005.

110
prétend y «étudier la pluralité des modalités de croyances»: chaque société, chaque
époque à ses méthodes pour parvenir à quelque chose qu’elles appellent chacune
«vérité»; certes, certaines d’entre elles, nous les nommons rétroactivement
absurdités, mythes et fictions, mais c’est que ce ne sont plus nos méthodes et voilà
tout. «Les hommes ne trouvent pas la vérité, ils la font», conclut Veyne: William
James en serait tombé d’accord.131 Tout ce qu’on peut dire de la «réalité» est ce
qu’elle est pour telle et telle famille d’esprits à tel moment. La «raison», c’est ce qui
marche sous ce nom à telle époque.

«Vrai», «vérité», dans ce contexte, ne sont pas absolument dépourvus de sens: ils se
rapportent en effet à ce qui marche à un moment donné dans une société ou une
sodalité données. Toute recherche d’une définition de la vérité comme
correspondance avec l’empirie est vaine et cette idée fait généralement bien rigoler
le relativiste. «Vraie» sera une proposition qui sera compatible avec, et cohérente
dans le programme de vérité de cette entité et de cette époque. Ce programme, il est
vrai, fixe aussi les critères de la cohérence; ici encore, pas question d’y objecter de
l’extérieur. Pour ce qui s’appelait jadis la Pensée primitive, il est cohérent de dire
que le chef mort est là, enseveli sous la hutte et qu’il est aussi réincarné sous la
forme du léopard qu’on entend dans la savane. Si mon programme de cohérence
m’interdit de considérer vraies à la fois ces deux propositions, c’est mon problème
pas celui de ces hommes que je nomme Primitifs. De même, l’effondrement
imminent du Mode de production capitaliste est une vérité «scientifique» pour le
militant de la Deuxième Internationale et une conjecture improbable pour
l’économiste "bourgeois"; il ne m’est pas possible au nom d’une vérité surplombante
d’arbitrer entre cette certitude et ce scepticisme. Le fait que le MPC ne se soit pas
effondré ne prouve rétroactivement rien contre la vérité de la proposition marxiste
car il faudrait que ce soit à l’intérieur de sa logique même que cette circonstance soit
perçue comme une réfutation; or, il suffit d’adjoindre dans cette logique des
épicycles argumentatifs pour conclure qu’il aurait dû le faire et que Marx ne s’est
pas trompé.

Ce qui se dit des jugements de fait sur «le monde», est vrai a fortiori des jugements
de valeur. (Car le relativiste, je le répète, raisonne énormément et en suivant des
schémas topiques bien classiques). En ce qui touche aux valeurs civiques, «nous»
pouvons croire en la démocratie, rejeter le système des castes, la shari’a, détester
les «totalitarismes», répudier la torture, c’est fort bien. Mais nous ne pouvons
prétendre qu’il s’agit ici de valeurs universelles ou tant soit peu objectives. Tout au
plus dirons-nous en leur faveur que ces valeurs «renforcent notre communauté».
Dans la pratique, il est difficile de dire si les po’mo’ recommandent une ataraxique
tolérance à l’égard de ceux qui – hindouistes, islamistes, staliniens et «totalitaires»
– appartiennent à une «communauté» dont les valeurs sont tout opposées. Comme

131
Veyne, Grecs, 12.

111
le po’mo’ est éminemment soucieux de logique dans son relativisme, il semblerait
qu’il lui faille se montrer radicalement tolérant: un tel est féministe, un tel taliban
et souhaite réduire les femmes en esclavage: ce sont là, on le constate sans trop de
peine, des systèmes de valeurs différents dont le premier ne saurait être déclaré
supérieur au second.

La connaissance objective et le raisonnement absolument validé par le réel étant des


vessies prises pour des lanternes, il n’y a plus que des discours qui sont «self-
referential» et des règles immanentes de leur production susceptibles d’être décrites.
Nous ne pouvons toutefois, dans le langage, décrire une réalité transcendante au
langage. Les penseurs relativistes sont – toujours logiquement du reste – centrés sur
le langage et le discours puisque la «raison» et la «vérité» y sont des mots. Ces
termes n’ont pas de référence et ceux qui les utilisent ne s’en servent que pour
soutenir leurs intérêts. «To say that truth is not out there is simply to say that where
there are no sentences, there is no truth, that sentences are elements of human
languages and that human languages are human creations.»132 Aucune différence de
nature entre le discours du chaman et de l’ingénieur, entre la phrénologie et la
théorie des quantas chez Max Planck. Comme il n’y a pas d’Arbitre qui descendra
jamais sur un nuage pour dire que tel discours était fondé et tel autre pas, il n’y a que
des «récits». Tout ce qui se présente comme connaissance relève en fait (on n’ose
dire «en réalité») de la fiction, du roman: on débouche sur une sorte de solipsisme
littéraire.

Le monde «out there» existe, on peut le concéder ou le supputer, mais les diverses
descriptions que nous avons du monde n’existent qu’en discours. Et quand nous
parlons du monde, c’est d’elles que nous parlons; car seules ces descriptions
peuvent être dites vraies ou fausses – quoiqu’elles ne puissent l’être
qu’arbitrairement et conventionnellement. Du monde, en dehors d’un humain ou
d’une communauté humaine qui en parle, je ne puis rien dire.

Par ailleurs, si on regarde de près les discours canoniques de notre culture, on


constatera sans peine que leur prétention à la cohérence (non pas qu’il faille y tenir
mordicus, mais enfin, cette prétention, ils l’exhibent et s’en réclament) est une fatale
imposture. «Le centre ne tient pas», dit Derrida, ni les fondations ne résistent. Le
discours rationnel vise la fermeture cohérente, mais il n’y atteint pas et ne peut y
atteindre car le langage est irréductiblement polysémique et figural et toute
prétention à s’en servir pour démontrer est déjà impossible.

On commence à le percevoir: ce relativisme contemporain tend à devenir un


dogmatisme engendré par une inflexible logique! Il a tiré de la séculaire tradition
pyrrhonienne une argumentation close, circulaire et imparable. L’axiome de ce

132
Rorty, Contingency, 5.

112
dogmatisme est, justement, un paralogisme vieux comme les philosophies
sceptiques, qui peut s’exprimer ainsi: Le monde est plein de discours qui prétendent
le connaître, l’argumenter et le nommer. Ces discours se contredisent entre eux et
ils ne fondent jamais et ne sauraient fonder leurs présupposés ultimes. Or, ils ont
tous (excepté peut-être la fiction littéraire) la prétention de dire quelque chose de
vrai et de connaître quelque chose du monde. Quelle puissance véridictrice va
jamais arbitrer entre ces discours cacophoniques, contradictoires et infondés? Que
puis-je d’ailleurs, moi, dire du monde, que puis-je prétendre connaître du monde,
transcendantalement à ces discours apagogiques et aporétiques, qui, dans leur
brouhaha perpétuel, prétendent tous le connaître et ne parviennent jamais à
s’entendre? Ainsi comme l’écrit Jacques Derrida, «Il n’y a pas de hors-texte» (il n’y
a rien à chercher de ce côté-là) et, dès lors, comme le demandait autrefois Ponce-
Pilate – le Jean-Baptiste du déconstructionnisme – «Qu’est-ce que la vérité?» Le
monde réel est hors de portée, s’il n’y a de réel que connu et objectivé en «discours»
et s’il m’est interdit, sans une présomption effrayante, de prétendre le connaître
mieux que les discours contradictoires qui, séculairement, en dissertent et en
débattent en s’auto-réfutant.

Un corrélat ontologique peut s’ensuivre. Ultimement, la vie, les valeurs, l’histoire


humaines sont absurdes, car il est rationnel de trouver qu’un tel «état de choses» se
reflète dans des discours éternellement contradictoires et intrinsèquement
aporétiques! Ceci serait en tout cas un indice de cela. Voilà le genre de sophisme
qu’Auguste Comte eût détesté... si un de ses contemporains avait été en mesure de
le formuler: fonder toute philosophie en se servant une seule fois de la raison pour
la discréditer, en déduisant de la déraison humaine omniprésente et des
contradictions des idées humaines les indices probants de l’absurdité du monde et
de son «peu de réalité»!

Tout discours s’appuie sur un Ðñùôïí Øåõäïl, il s’arrime à un mensonge fondateur


– sauf les discours de fiction et de polysémie qui opposent au monde, ailleurs
vainement prétendu connu, leur inépuisable énigmaticité. Revanche tardive des
belles lettres sur Auguste Comte et le positivisme! Dans un monde inconnaissable,
seul le fictif, le non-monosémique, l’inconclusif disent quelque chose de vrai parce
qu’ils ne cherchent pas à savoir ni enseigner positivement quoi que ce soit de vrai
sur le monde. C’est le paradoxe du Crétois à l’envers: si tous les discours mentent,
seul le genre de discours qui admet qu’il ment dit quelque chose de vrai!

Dans ce «contexte», toute invocation de la rationalité «scientifique», toute prétention


à rechercher la vérité est prima facie une imposture qui doit être au service d’intérêts
particuliers et, ultimement, elle est une forme d’oppression des dominants (nous
retrouvons ici, ce me semble, le paranoid Style de l’idéologie américaine). Derrière
la raison discursive et sa prétention de savoir quelque chose sur le Monde, décelez
en toutes circonstances la «violence» des dominants de sexe, d’orientation sexuelle,

113
de race et de classe. Il ne subsiste de fait que la règle de Humpty Dumpty: l’affaire
est de savoir qui est le plus fort, that’s all! (C’est ici que plusieurs philosophes
relativistes combinent leur scepticisme avec des engagements politiques véhéments
dont, de fait, on voit mal ce qui les fonde sinon du pulsionnel identitaire. Le
positivisme ou la croyance seule en une vérité du monde frise le «racisme» et le
«sexisme». La recherche de la vérité n’est que l’alibi d’une volonté de pouvoir, si
on résume Foucault. «Objectivity is impossible and it is also undesirable»133).

Toute axiologie universelle est dévaluée. Tout présupposé sur l’espèce humaine est
de droit infondé. Tout est relatif et rien n’est vrai sauf comme, pour les anarchistes
de Barcelone, la thèse que rien n’est vrai. Et encore...

Au fond, le relativisme semble disposer d’un excellent et abondant argumentaire de


départ: l’évidence historique et géographique de la diversité des croyances et des
raisonnements tous incompatibles et tous tenus pour vrais. Cette variabilité leur sert
de justification morale en quelque sorte: la philosophie de Feyerabend est «an
attempt to make sense, dit-il, of the phenomenon of cultural variety.»134 Mais cette
évidence, les philosophes objectivistes ne la nient pas, bien entendu.

Les ainsi-nommés relativistes ont une objection fondamentale aux réalistes qu’ils
leur reservent avec une euphorie ricanante: si celui-ci prétend fonder sa théorie de
la connaissance, ou il tombe dans la pétition de principe, ou dans la régression ad
infinitum, ou dans la fixation dogmatique d’un axiome — trilemme connu que Hans
Albert désigne comme trilemme de Münchhausen.

Il y a dans les prémisses de tout ceci un paralogisme simpliste, substituant à la


pensée critico-sceptique qui justement suspend son jugement et rejette simplement
les dogmes, une attitude du tout ou rien, paralogisme qui s’apparente à
l’interprétation un peu courte de Nietzsche par les gens du monde en une autre fin
de siècle: «Dieu est mort, alors tout est permis!» La validation absolue et définitive
du sens des discours de savoir est une chimère des âges métaphysiques ... alors rien
jamais n’a de signification, toute recherche du vrai et du juste est vaine et dissimule
de bas intérêts. Les discours légitimés et canonisés, ceux qui prétendent à la vérité
n’appellent que la vieille suspicion juridique, cui prodest? – à qui ceci profite-t-il?
On a envie de dire à cette philosophie dans le boudoir post-moderne: «Encore un
effort si vous voulez vraiment philosopher sur la variabilité des connaissances!»

À mon sens, le relativisme philosophique est simplement construit en une pétition


de principe dans laquelle il est enfermé. Affirmer que le langage et les discours et
ce qu’ils disent du «vrai» sont entièrement déterminés par la culture revient, à son

133
Howard Zinn. www.digressmagazine.com/zinn/zinn1.
134
Farewell, 19.

114
gré, à conclure qu’il est impossible de se rapporter à une réalité extérieure pour
valider tant soit peu ce qui est dit. Mais c’est justement ici que réside la question –
et cette question n’est réglée d’avance que pour qui refuse d’y réfléchir. Cela me
semble en tout cas un bel exemple du «Begging the question» comme disent les
traités sur les sophismes.

Il est facile de faire encore à tout ceci une réplique qui est, elle aussi, aussi vieille
que les plus vieilles polémiques anti-sophistiques: Vos essais po’mo’ ne sauraient,
eux aussi, qu’être «self-referential»: ils ne comportent dès lors ni objectivité, ni
vérité, ni validité rationnelle... Dire qu’il n’y a rien de vrai ni de certain revient à
dire quelque chose qu’on présente comme vrai et certain – car s’il est incertain qu’il
n’y a rien de certain, alors peut-être que etc. Ceci s’appelle raisonnement par
autophagie, ce n’est pas nouveau comme manœuvre réfutative, mais face au
verbalisme, c’est probant quoique mimétique!

Il est plus facile enfin – mais il est sain – d’opposer au nihilisme cognitif, non une
argumentation en forme, mais une objection ad hominem. «Selon R. Rorty, l’un des
plus éminents représentants du club des post-modernistes, écrit Raymond Boudon,
les sentiments d’horreur que nous inspire Auschwitz seraient le produit d’un
conditionnement historique».135 Ce genre de critique brutale des pensées élégantes
va ne pas plaire aux intéressés. Les post-modernistes se tirent comme ils le peuvent
de cette interpellation déplaisante qui leur est souvent assénée. Non moins relativiste
que Paul Veyne, Jean-François Lyotard rencontre un cas qui avait embêté (en une
confuse note en bas de page des Grecs ont-ils cru à leurs mythes) celui-ci et sur
lequel il avait été pris à parti par le rationaliste Jacques Bouveresse: le cas des
négationnistes de la Shoah et de leur «programme de vérité» idiosyncratique.
L’Holocauste est un canular: c’est donc simplement un autre programme de vérité?
Lyotard l’envisage avec une grande équanimité philosophique, mais je ne puis pas
dire qu’il me semble en ce passage ni très clair ni très courageux:

L’historien [Vidal-Naquet] n’a pas à chercher à convaincre


Faurisson si celui-ci «joue» à un autre genre de discours où la
conviction, c’est à dire l’obtention d’un consensus, n’est pas en
jeu.136

Les réfutations du relativisme abondent – Bouveresse, Bourdieu (en ses Méditations


pascaliennes), Manuel Carrilho, Groff (dans son Critical Realism), mais elles
n’ébranlent pas le post-moderniste – et ce, justement, parce que la philosophie po’
mo’ est une tautologie circulaire.

135
Boudon, Juste, 341.
136
Différend, 38.

115
Le post-modernisme qui fleurit en divers lieux en Europe, a particulièrement bien
pris outre-Atlantique. Son influence est massive sur les sciences humaines où il se
combine à un activisme égalitariste. Les anthropologues du genre de Clifford Geertz
en transposent la doctrine dans leur discipline: toutes les idées et les valeurs sont le
produit d’une culture particulière. Aucune évaluation extérieure et certes pas celle
de ma culture occidentale n’a de sens. Tous les discours se valent, mais un discours,
occidental («the Western constitution of reality»137), colonialiste par essence,
machiste, qui a des prétentions à l’universalité cognitive ou éthique est, du moins,
prima facie, un discours blâmable.

Le po’mo’ est devenu l’idéologie des départements littéraires et culturels des


campus américains où il est connu sous le nom bizarre de French Theory. C’est un
oxymore ambulant: un nihilisme militant, substitué – en parfait contraste avec eux
– à d’obsolètes avatars U.S. du marxisme anti-impérialiste des années 1960... On
peut être agacé par ce post-modernisme de campus parce qu’il est euphorique dans
son simplisme: nous voici libres de produire n’importe quel galimatias qui sera aussi
pertinent que les ternes et austères travaux des savants positivistes! Aucune
obligation de fidélité aux faits, de rigueur, de bonne foi, quelle délivrance!

Politiquement, en dépit du pathos activiste qui l’englobe, ce pyrrhonisme post-


moderne a un sens: désillusion et répudiation des grandes espérances modernes,
ataraxie138, dérive néo-conservatrice drapée d’oripeaux gauchistes.139 Il faut
rappeler que la «subversion» si niaisement invoquée par les critiques de campus
américains, la «subversivité» défendue par eux est un Char de Jaggernaut. La
machine déconstructionniste passe, certes, sur les hégémonies discursives
bourgeoises, machistes-phallocratiques, positivistes-scientistes, et est censée les
écraser, – mais laissez-moi vous dire qu’elle ne s’arrête pas là et que les idéologies
identitaires, «minoritaires», féministes, antiracistes et autres résistent encore plus
mal à cette machine. Sans doute les «valeurs» patriarcales sont-elles dévaluées, mais
les prétendues «valeurs» féministes ou anti-racistes vont résister encore moins
longtemps à une vigoureuse «déconstruction». Au reste, qu’est-ce qu’il y a «de
gauche» à dévaluer la raison et la recherche d’une connaissance vraie du monde, à
tenir le monde pour une tache de Rorschach et une ardoise magique? Le post-
modernisme est «une manière plus dangereuse parce qu’elle peut se donner des airs

137
Rabinow, Essays, pr. d’insérer.
138
Le taoïsme est un scepticisme philosophique très ancien donc la conclusion éthique,
aboulique, ataraxique et apathique est particulièrement radicale.
139
En l’appelant post-moderne je m’amuse évidemment avec son vocabulaire. Le scepticisme
philosophique face aux Illusions du progrès et à l’imposture des croyances en l’Homme n’est
pas neuf en Occident. Ce maniérisme ne fait pas rupture; parlons plutôt de modernité tardive,
ou, pour le dire en latin, Infima modernitas.

116
de radicalisme, d’accepter les choses comme elles sont.» (Pierre Bourdieu)140 La
récente Affaire Sokal v. Social Text, attaque des plus réussie de positivistes
scientifiques (1996) contre le jargon post-moderne a achevé en pantalonnade
publique la décomposition de ces idées relativistes.141

Je retiens des spéculations de ce secteur, une notion que je retranspose simplement,


sans la traiter en absolu, dans l’immanence de la vie sociale et de l’analyse du
discours, la notion de différend. Elle correspond à mon hypothèse de coupures entre
logiques cognitives. Jean-François Lyotard distingue en effet, à côté des litiges où
les gens ne s’entendent pas, mais acceptent certaines prémisses et fondent leur
mésentente sur ces prémisses communes (ainsi dreyfusards et anti-dreyfusards
acceptaient finalement la prémisse que le trahison militaire est un crime suprême),
la situation où s’établit un différend, où il n’est plus même possible de parler de
désaccord entre les parties puisqu’aucune fondation commune ne subsiste qui
permettrait de le mesurer et aucune règle arbitrale admise par les deux camps en
présence ne transcende leur querelle.142 «Un cas de différend entre deux parties a
lieu quand le «règlement» du conflit qui les oppose se fait dans l’idiome de l’une,
alors que le tort dont l’autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome.»143 Cette
réflexion lyotardienne sur litiges et différends semble avoir été développée pour
faire pièce aux philosophes du débat civique à la Jürgen Habermas qui posent, trop
optimistement à son gré, la possibilité pour tout homme de bonne volonté
d’atteindre un terrain commun avec ses adversaires, de s’en faire comprendre et
d’aboutir à un compromis rationnel.

Putnam et le constructivisme

Hilary Putnam est un philosophe qu’on désigne parfois comme «internaliste». Il


figure une position moyenne entre le réalisme, «point de vue de Dieu» sur les
connaissances humaines (que du reste, sous cette forme absolue, personne ne
soutient que je sache), et les relativismes et scepticismes cognitifs contre lesquels
il polémique volontiers, contre son collègue Rorty en particulier.144 N’est-il pas
contradictoire pour un Rorty de soutenir son point de vue avec une telle obstination
en posant qu’aucun point de vue n’est meilleur?145 Est-ce qu’en disant que la vérité

140
Bourdieu, Méditations, 86.
141
Fashionable Nonsense. New York : Picador, 1998. Voir aussi sur le sujet The Sokal Hoax.
Lincoln: U of Nebraska Press, 2000.
142
Le Différend.
143
Différend, 25
144
Il écarte comme vraiment de peu d’intérêt Foucault, sorte de «marxisme délayé en
relativisme absolu». Cf. Raison, 179.
145
Raison, 135.

117
est qu’il n’y a pas de vérité, les philosophes des Derniers jours ne continuent pas à
faire ce qu’ils font ou prétendent faire depuis Platon, rechercher la vérité? La seule
façon d’en sortir serait de cesser d’argumenter et tout indique qu’ils ne sont pas
prêts à ce sacrifice. (On peut continuer, mais ces objections n’ont aucun effet sur les
po’mo’: le discours relativiste est aussi logocentrique, déterminé par le gender et la
race, incohérent et invalidable.)

Putnam admet que la crise de la représentation chère aux Rorty et aux Derrida
marque, certes, la ruine de certaines conceptions de «connaissance»,
«représentation» et «vérité», mais non l’anéantissement pur et simple de ces
concepts qu’on peut et doit réinterpréter radicalement. La rationalité est faite de
normes culturelles et historiques ou ne nous apparaît qu’à travers elles. Le monde
ne nous vient pas tout construit. Il est naïf d’en tirer tout de go et conclusivement
que toute construction faite par l’homme en vaut une autre, que toute théorie, celle
du savant, du quidam, de l’ignare et du fou est égale à n’importe quelle autre. Mais
il faut admettre que nos connaissances sont en partie déterminées par les
constructions à notre disposition et qu’il n’y a pas de connaissance indépendante de
choix conceptuels contingents. La «vérité» est une sorte d’acceptabilité rationnelle
idéale, une sorte de cohérence idéale de nos croyances toutes ensemble et avec nos
expériences... du moins avec ces expériences telles qu’elles nous sont filtrées par
nos systèmes de croyances – et nous savons que ceux-ci comportent des intérêts et
des visées.

Putnam prétend se distinguer en tout ceci nettement du relativisme vulgaire, de


l’«anything goes». Nos conceptions ne sont pas valides parce que «collant» avec un
monde extérieur à elles, mais le philosophe ne pense pas que n’importe quel système
de croyances en vaut un autre. Putnam est, proprement dit, un constructiviste et
sceptique modéré et méthodologique. Il ne croit pas à une vérité réaliste, mais il
montre une confiance argumentative fondamentale. «Il existe toujours, dit Putnam,
un fact of the matter qui permet de trancher y compris dans les cas les plus
difficiles.»146

Pour d’autres penseurs, au pôle opposé de cette topographie, la seule pertinente et


fructueuse philosophie de la connaissance est celle des ennemis déclarés des post-
modernes (ennemis aussi des non moins «irrationnels» hégélo-marxistes), les
«réalistes critiques», Karl Raimund Popper, son épistémologie et sa théorie de la
«falsifiabilité», Hans Albert dont le Traktat über kritische Vernunft est un des
grands écrits de ce siècle, R. Bhaskar qui fonde son réalisme sur l’existence de
causalités naturelles transcendantes aux manières dont le monde est connu, et
plusieurs autres.

146
Livet, Argumentaion, 40.

118
Jean Bouveresse, esprit mathématique et scientifique, disciple de Wittgenstein,
rationaliste et, si on le lui demande, «matérialiste», est le seul Français qui
représente ce genre de rationalisme critique dans le ci-devant «Pays de Descartes».
Le dégoût de la philosophie française actuelle s’exprime dans tous ses travaux: «je
continue à trouver terriblement frustrant et parfois désespérant l’univers de la
philosophie» française, confie-t-il.147 C’est lui qui s’en prend le plus volontiers aux
Lyotard et aux Veyne. «Ce que l’on peut reprocher, accuse-t-il sarcastiquement, du
point de vue de Veyne, à quelqu’un comme [le négationniste] Faurisson, n’est pas
d’avoir osé nier une vérité «objective», en ce sens qu’elle est confirmée au delà de
toute espèce de doute raisonnable, mais tout au plus d’avoir été un maladroit ou un
malchanceux qui n’a pas réussi sur le moment à imposer «son» programme [de
vérité]. Néanmoins, les Faurisson de demain conservent en principe toutes leurs
chances.»148

La raison communicationnelle: Habermas

Le but de Habermas a été de contribuer à la fois à restaurer la rationalité et l’esprit


démocratique en Allemagne après le nazisme et, indissociablement, après et contre
la post-métaphysique heideggerienne. Il a construit une «raison démocratique et
sociale» et non plus, comme chez Kant, une raison fonctionnant dans une conscience
individuelle, une raison qu’il rend inséparable de la démocratie délibérative. Le shift
habermassien par rapport à Kant est de faire que la question de la rationalité ne
tienne plus au Sujet et à la conscience, mais à l’intersubjectivité et à la discussion.
Ainsi la philosophie morale se déplace vers la dialectique et la rhétorique. La
rhétorique, revivifiée, jointe à une éthique de la discussion, Diskursethik, ayant pour
fins l’entente et l’harmonie entre les hommes, est au cœur de sa pensée.

Le dernier Habermas, le théoricien de «l’agir communicationnel» cherche à sortir


à sa manière de la crise de la rationalité en pensant la communication qui assure et
légitime le lien social. Il s’agit de penser la raison authentique contre la raison
instrumentale, contre la réduction de la raison à l’utilisation profitable du monde.
Habermas, critique de la raison technologique, n’est pas moins hostile aux critiques
relativistes radicales à la mode. Il leur oppose «la raison communicationnelle, autre
voie pour sortir de la philosophie du sujet»149, autre que la mauvaise et fallacieuse
voie empruntée par Heidegger, puis par Foucault, Derrida et les autres.

Ce que développe Jürgen Habermas, c’est une théorie de la rationalité dans la vie
sociale et de la «rationalisation» après Weber et Horkheimer. Habermas veut

147
Entretien Bouveresse sur www.humanite.presse.fr.
148
Rationalité, 17.
149
Titre de chapitre, Habermas, Discours, 348.

119
dépasser le pessimisme historique auquel avaient abouti Adorno, Horkheimer qui
ne voient que la victoire de la raison instrumentale et de la réification. L’homme
doté de langage communique pour partager une compréhension du monde. Contre
les philosophies de la conscience, Habermas se détourne des théories de l’action
individuelle et de la raison orientée-quant-au-but pour focaliser sur cette raison
communicationnelle. Le pessimisme à l’égard de la raison instrumentale de la
première École de Francfort est dépassé dans une philosophie de la communication
et de l’action collective. Les participants à la communication peuvent avoir des
intérêts divers et des façons de voir ad hoc, s’ils se soumettent à la recherche d’un
consensus communicativement atteint, ils doivent faire usage du langage d’une
façon qui soit compatible avec ce but et qui transcende donc leurs intérêts et leurs
idiosyncrasies. La communication verbale est le lieu où se conclut des consensus et
donc les bases de l’action sociale. Si l’intercompréhension n’est jamais garantie,
l’effort d’y parvenir est rationnellement commun aux interlocuteurs et leur échange
d’arguments, pourvus de prétentions à la validité empirique et à la normativité, se
réfèrent nécessairement à un monde objectif et à un monde social de légitimation.
L’épistémologie devient chez Habermas, non affaire entre le sujet connaissant et le
monde, mais affaire de confrontation entre un sujet et un autre sujet avec chacun
leur «monde» et leur axiologie mais aussi leur commune disposition à communiquer,
à argumenter. La rationalité communicative qui établit ce que j’appelle plus loin lato
sensu les normes du débat (chap. 3) devient le centre de la philosophie. À l’instar
de la compétence linguistique, la compétence communicative consiste à produire des
performance selon des règles en vue d’atteindre une situation rationnelle, une
situation orientée vers une compréhension partagée. La communication est la forme
à la fois fondamentale et préalable de la vie sociale. L’agir communicationnel
suppose des règles sine qua non; il passe par la négociation discutée de la
«situation». Ce que théorise Habermas, ce sont ces règles qui forment condition de
cette communication démocratique. La compréhension-Verstehen de l’énoncé de
l’autre implique une capacité de juger de sa rationalité et ne s’en sépare pas; on ne
peut comprendre, affirme-t-il, sans évaluer rationnellement.

Habermas hérite ainsi de la problématique de l’École de Francfort mais voit que les
analyses faites par celle-ci de l’autodestruction de la raison et de sa dégradation
fatale en raison instrumentale rejoignaient la critique réactionnaire contre les
Lumières. La «folie» du 20e siècle invitait à reprendre la problématique des
Lumières et à la refonder. C’est pourquoi Habermas redécouvre la raison comme
raison dialectique – mais dialectique au sens d’Aristote! La raison
communicationnelle rend possible la vie démocratique. Il n’y a pas de contrat social
conclu une fois pour toutes à l’Origine, il y a un continuel débat public en vue de
s’entendre socialement – et c’est cela, la démocratie inséparable de l’état de droit.

Habermas voit bien que la vie sociale empirique ne carbure pas à la rationalité
communicative; si elle le faisait, les choses seraient beaucoup plus claires et les

120
hommes plus heureux. Sa théorie est un paradigme idéal, spéculatif, contrefactuel
(exprimant les aspirations qu’expriment tous les hommes dans la communication
concrète) auquel on peut utilement comparer le cours des choses, mais qu’on ne doit
pas s’attendre à rencontrer concrètement. Si la théorie de l’agir communicatif peut
intéresser l’analyste du discours et si elle contredit idéalement le repérage des
échecs persuasifs, des opacités et des coupures cognitives, c’est qu’elle se situe sur
un tout autre terrain, spéculatif et éthique.

Pour le praticien, la question ne saurait être de décanter du cacophonique échange


d’arguments dans le discours social des règles morales et civiques. Le modèle idéal
où les intérêts sociaux, les formes de croyance, la domination et les divisions ne
jouent plus de rôle et où tous s’efforcent de comprendre et d’intégrer le point de vue
de l’autre est évidemment un modèle constamment bafoué. Au reste, le langage est-il
un vecteur si porteur de rationalité? Le vrai problème n’est-il pas de redescendre à
terrre pour distinguer les situations concrètes qui favorisent, découragent ou
interdisent à (de) la rationalité de s’exprimer? Dans le concret de la vie, le seul fait
d’«accepter la discussion» n’implique aucune des règles spéculées par le philosophe
car il n’est pas dit que ces règles soient généralement «à portée de main». À
supposer qu’une discussion rationnelle a abouti à un consensus, cela débouchera-t-il
nécessairement sur une action rationnelle? En somme, il y a chez le philosophe un
optimisme spéculatif trop étendu pour qu’on en tire quelque méthode concrète. Si
nous sommes les uns et les autres dans (de) l’idéologie, nous n’avons pas
nécessairement les moyens de la dominer ni de communiquer «entre camps» et nous
n’avons pas nécessairement de bonnes raisons de le faire. Sans doute sont-ce bien
ces blocages et ces échecs qui indiquent que nous avons besoin d’une «utopie
communicationnelle», mais c’est bien volontariste comme conclusion. Habermas en
essayant – contre les relativistes et les positivistes à la fois – de fonder une tierce
position et de tirer la vérité de la rationalité communicationnelle, mais en excluant
toute fondation transcendantale de celle-ci, s’enferme en effet dans une aporie
volontariste.

! Apel. L’éthique de la discussion de Karl Otto Apel me semble


très proche de Habermas (la théorie de la Justice de Rawls l’est
également). L’éthique de la discussion d’Apel s’intègre à l’ainsi
nommé «Tournant pragmatique» dans la philosophie allemande.
Les deux philosophes mettent la dialectique et le débat en premier
et posent qu’il y a une éthique immanente à la discussion dont
découlent une éthique de la justice, de la solidarité et de la co-
responsabilité, des principes trancendantaux et valides à priori
que je ne puis refuser sans autocontradiction. La pensée
individuelle est, elle même, aux yeux d’Apel, un avatar de for
intérieur de la discussion, «une intériorisation d’un dialogue réel
avec des partenaires qui peuvent avoir fonction d’opposants et

121
donc doivent être convaincus par des arguments.»150 Même quand
je pense seul, je dialogue et je présuppose une communauté de
discussion.

Les philosophes de la nouvelle rhétorique

Au milieu de ces débats polarisés, interviennent les philosophes de la nouvelle


rhétorique, philosophes post-perelmaniens si je puis dire comme le Belge Michel
Meyer, le grand penseur de la problématologie, et comme le Portugais Manuel
Maria Carrilho avec son subtil essai, Rhétoriques de la modernité. Il est d’autres
philosophes encore pour qui tout part de Perelman: «The New rhetoric is both the
philosophy and the methodology for the new century», assure M. Maneli.151 La
Nouvelle rhétorique figure une troisème voie, ni relativisme, ni rationalisme
dogmatique. Il ne se trouve pas non plus chez Perelman l’esquisse même d’une
philosophie consensuelle de la vérité ni une morale post-kantienne de la discussion
et certains philosophes réticents à l’gard de Habermas s’en trouvent bien aise.

Le discours et la discussion sont les fondements de la Cité et ce fait explique le


retour en force de la rhétorique chez le penseur portugais comme chez Habermas,
Apel et tant d’autres. Pour Manuel Carrilho, la rhétorique a fait retour dans la
philosophie pour s’y installer à demeure et mettre fin à la crise du sujet et de la
raison qui a hanté le 20ème siècle, crise qui s’est épuisée à vouloir établir comme
fondements de la démarche philosophique la nécessité et l’universalité ou bien à
ruiner ce fondement en «tombant» (comme disait jadis les manuels de philosophie)
dans un scepticisme sans fond.

Meyer dans sa Problématologie expose une nouvelle manière de concevoir la raison,


non comme une toile d’araignée des concepts, non comme un corps de législation
de l’entendement humain mais en l’enracinant dans le questionnement, c’est à dire
là où ses réponses s’originent. Le raisonnement dépend de notre capacité à poser des
questions face au monde. Meyer conçoit un monde problématique – ce, d’abord au
sens courant de ce mot, un monde qui laisse perplexe et qui suscite des problèmes
; non un monde reflété dans des ensembles de propositions informatives, des savoirs
qui sont censés satisfaire le questionnement en l’abolissant. Meyer reproche aux
rhétoriques classiques de mettre entre parenthèses le fait premier, la question
soulevée et de focaliser sur l’artefact seul produit en discours, les réponses et leurs
justifications alléguées. Meyer ne partage pas la certitude idéaliste de Platon pour

150
Apel, Réponse, 68.
151
In Haarscher, Chaïm, 116.

122
qui la dialectique devait aboutir démonstrativement à des vérités transcendantes au
problème et aux questionnements.152

Carrilho analyse le travail rhétorique du discours philosophique sans se laisser


enfermer dans l’alternative: ou différends irréductibles et programmes de vérité
incommensurables ou arbitrage allégué d’une Raison transcendantale.

Le «tournant rhétorique», inséparable d’une pensée de la contingence, du pluriel et


de la problématicité, est présenté par le penseur portugais comme la solution à la
crise moderne de la raison. Le titre de son dernier petit livre est, au pluriel:
Rationalités. Les avatars de la raison dans la philosophie contemporaine. Carrilho
analyse des rationalités diverses liées aux différents domaines de l’action humaine
et renonce à la poursuite d’une spectrale Raison unique et transcendantale. Il
renonce aussi aux vains et improfitables débats sur le réel et la vérité et propose de
«remplacer l’épistémologie par la rhétorique».153 Je rapprocherais le propos de
Carrilho de cette distinction particulièrement bien venue de Bouveresse:
«l’acceptation réelle du pluralisme n’implique justement en aucune manière le
relativisme, qui voudrait pouvoir reconnaître la pluralité irréductible des systèmes
de valeurs et en même temps neutraliser par l’affirmation d’une équivalence
complètement abstraite la tension et le conflit qu’elle implique.»154 (Au relativiste,
on pourrait en effet répliquer: à quoi bon? Pourquoi continuer à débattre, à discuter?
L’argumentation est inutile puisqu’elle suppose d’avoir des «raisons» de dépasser
le programme de vérité d’autrui. Chacun sa vérité et tout est dit! La discussion
devient tout au plus «l’échange de deux fantaisies», ce qui était – plus pertinemment
mais de façon désolante pour les âmes romantiques – la définition de l’amour chez
Chamfort.)

La volonté de rationalité validatrice, d’objectivation, la volonté de vérité et la


volonté d’inter-compréhension fondent sans doute la communication dans les
sociétés humaines, mais Carrilho pense que Habermas, en posant la «norme» comme
critère de l’argumentation, construit un simulacre idéal qui s’éloigne trop, et des
situations réelles de débat, énigmatiques, adversatives, frustrantes, opaques et
irrésolues, et d’un réel qui n’est pas à portée de perception globale immédiate et est
aussi connu par conjectures, par analogies, par tropes et figures et non
exclusivement par des clarifications logiques qui ne sont pas nécessairement à
portée de pensée et de langage. Carrilho voit le travail rhétorique du discours

152
Cf, Hoogaert, Argumentation & questionnement. On verra les nombreux livres de
rhétorique proprement dite de Meyer dont, le plus récemment, Qu’est-ce que
l’argumentation? Paris: Vrin, 2005.
153
Rationalités, 30.
154
Bouveresse, Rationalité, 62.

123
philosophique comme répondant au caractère problématologique de l’activité
humaine et au caractère conflictuel de ses expressions concomitantes.

Manuel Carrilho n’est pas disposé en effet à endosser le nihilisme facile à quoi se
sont laissé conduire les disciples de Paul De Man et de Jacques Derrida – et, avec
une démarche un peu différente, Jean-François Lyotard lui-même. La réflexion de
Carrilho vise à donner un sens à la notion de relativisme qui ne soit ni le tribalisme,
le culturalisme, le solipsisme dont on observe les avatars dans différents courants
intellectuels contemporains, sans se sentir ramené à l’alternative: vous ne voulez pas
ça, revenons au pur positivisme rationaliste! Résumant le débat scientifique sur
l’incommensurabilité des paradigmes (Kuhn vs Putnam) et rediscutant la
«philosophie du différend» de Lyotard (que j’ai rappelée ci-dessus), Carrilho
développe une conception du champ philosophique comme pluralisme conflictuel
– le petit survol que je viens d’en faire ne peut qu’illustrer abondamment ce point.
Il montre bien la polysémie du concept de «relativisme» (qui dans bien des cas ne
joue que comme «noise of disapproval») et voit une interprétation hyperbolique,
forcée dans la conception lyotardienne d’une coexistence de «règles de jeu» cognitif
absolument hétéronomes, irréductibles et intraduisibles. Carrilho a recours ici à la
preuve ad hominem: Lyotard après tout veut convaincre son lecteur, il semble
admettre ainsi une topique commune dans l’essai même de démontrer l’impossibilité
d’une dépassement des différends.

Raison et déraison philosophiques

La philosophie contemporaine, dans ses polémiques irréconciliables mêmes, a un


caractère commun, c’est une philosophie du discours. Ceci, de Rorty, Lyotard et
Derrida, à Apel, Habermas, Carrilho et Meyer. Si dispute il y a, c’est une dispute
(argumentée) sur les mots et les arguments que les gens échangent – dans la vie
ordinaire ou dans les hautes sphères du savoir et de la pensée. C’est cet objet de
réflexion – le discours – qui engendre la polarisation: ou bien validation empirique
des discours, ou bien éthique de la communication, ou bien «jeux de langage» et
«programmes de vérité».

Cette dispute présente une structure classique, protagorassienne: elle est polarisée
en deux camps (avec une tierce position intermédiaire), deux méconnaissances en
ordre de combat, pourvues d’étiquettes péjoratives fournies par le camp adverse –
«positivistes» vs «relativistes» – avec des tiers exclus, néo-rhétoriciens,
problématologistes qui s’efforcent de renvoyer les camps en présence à leur
symétrique absurdité.

On y rencontre encore un bel exemple de ce qui caractérise à mon gré tous les
dialogues de sourds, ordinaires ou bien de haute cléricature, qui est que l’on n’y
considère pas seulement l’adversaire comme étant dans l’erreur, mais que, parlant

124
avec mépris du «fashionable post-positivist view... that truth is simply a term of
praise (or, alternatively a display of power)»155, les philosophes rationalistes par
exemple ne cachent pas qu’ils considèrent leurs collègues-ennemis comme des
crétins et des faiseurs. La réciproque est vraie.

Si la rhétorique aristotélicienne voit bien que les débats dans la Cité n’ont ni début
ni fin assignable et que nul n’y aura le dernier mot, il faut admettre que, dans la Cité
philosophique, les débats entre penseurs, chacun campé sur ses positions, n’avancent
guère non plus. Aristote lui-même en dénonçant l’«Antilogique» de Protagoras
comme un art de la tromperie qui dissimulerait de bas calculs derrière des arguments
connus faux, utilise contre le Sophiste un argument ad hominem plutôt vicieux
raisonnant de l’abus contre le principe, ... un véritable sophisme en somme.

Les mauvaises polémiques vont proliférer. Du temps de Pyrrhon et de Sextus


Empiricus, entre les dogmatiques et les sceptiques, tout fait coupure et
incompréhension: la conception de la connaissance, du démontrable, de ce qu’il y
a lieu de chercher et de quand on peut dire avoir trouvé, de l’épochè, de l’existence
même du «vrai». L’adversaire, chaque adversaire voit bien que la logique adverse
repose sur une aporie. Ainsi, tout scepticisme doit reposer sur quelque certitude à
partir de laquelle il se met à douter, mais ces certitudes, note Wittgenstein, peuvent
être à leur tour soumises à l’examen et mises en doute; il est vrai que pour ce faire,
il faudra régresser à d’autres certitudes plus élémentaires – et ainsi le scepticisme
lui-même engage dans une regressio ad infinitum. Le scepticisme n’est pas
indéfendable; il ne se développe que parce que les fondationalismes lui semblent
indéfendables, mais non moins qu’eux, techniquement, il est insoutenable.

Voici dont vingt-cinq siècles que sophistes, platoniciens et péripatéticiens et leurs


descendances bigarrées débattent de la raison, de la connaissance du réel et de la
vérité sans jamais être parvenus à s’entendre – accumulant non seulement les
réfutations en bon ordre, mais les procès d’intention et les réciproques accusations
d’absurdité. La confusion pérenne de ce conflit forme une réfutation immanente ou
une grave mise en question de l’idée que, contrairement au discours ordinaire, la
philosophie offrirait des connaissances claires et des raisonnements rigoureux – à
moins d’envisager le paradoxe désolant que plus des gens intelligents et sages font
des raisonnements clairs et rigoureux, moins ils ont de chances d’en venir à se
comprendre, que plus ils se montrent précis et systématiques en se penchant sur les
mêmes questions, plus leurs conclusions, polarisées, seront éloignées les uns des
autres au point précis où ils cesseront de s’entendre. Hors champ, les observateurs
regardent tout ceci de façon goguenarde «d’où les fréquents jugements de [Stuart]

155
Groff, Critical, 1.

125
Mill et de Pareto qui tendent à voir dans les argumentations philosophiques
paralogismes sur paralogismes.»156

En tous temps, ce sont deux camps surtout qui vocifèrent et s’affrontent dans ces
guerres froides: cartésiens et newtoniens jadis, hégéliens et néo-kantiens au 19e
siècle, «rationalistes transcendantaux et relativistes» aujourd’hui – et le résultat, note
Bouveresse, est d’écraser d’abord quiconque se trouve, se positionne entre les deux.
(Il y a, précisons-le, dans le champ philosophique, non seulement des dialogues de
sourds permanents mais aussi des ignorances, des évitements voulus – ainsi de
l’ignorance bienheureuse des philosophies anglo-saxonnes par la philosophie
française).

J’ai évoqué tout au début de mon Introduction, le typique Postivismusstreit qui a fait
rage dans la philosophie allemande pendant quinze ans et plus en partant des
«XXVII Thèses» de Karl Popper sur les sciences sociales et de leur attaque par
Theodor W. Adorno. Ce débat a eu l’avantage de faire voir explicitement que ces
discussions épistémologiques sont en réalité des affrontements politiques,
l’accusation centrale d’Adorno étant qu’un «positiviste» comme Popper était obligé,
par sa méthodologie, de défendre le statu quo politique.157 Bel exemple d’un débat
at cross-purpose où les adversaires ne se réfutent jamais directement faute de se
comprendre mais, comme fait Adorno, ont recours au vieux sophisme de l’Intention
suspecte. Popper appelle les Francfortois des «Irrationalists», Habermas appelle
Popper un «Positivist» (étiquette qui est censée déplaisants et est spécialement et
sournoisement inexacte pour caractériser le théoricien de la Logik der Forschung),
tout ceci dans un débat où aucun «positiviste» n’était impliqué.

L’idée soutenue par le tandem Adorno-Habermas que le rationalisme critique est


incompatible avec la critique sociale et l’engagement en faveur des démunis est le
procès d’intention qui se trouve au cœur de ce débat piégé – car la réplique est
aisée: si ceci était, ce serait bien ennuyeux pour la critique sociale qui ne pourrait
alors, elle, s’appuyer que sur des chimères et des mythes utopiques pour se
déployer. Mais un philosophe anglais d’aujourd’hui comme Roy Bhaskar dans
Reclaiming Reality présente, lui, le réalisme critique dont il se réclame comme
inséparable de l’«arguing for socialism», du militantisme social et il considère toute
épistémologie historiciste-relativiste comme proprement réactionnaire.

L’accusation la plus fréquente, celle qui résume tous les arguments de chaque camp
est donc que l’autre a perdu la raison, qu’il s’est mis en dehors d’elle. Jacques
Bouveresse, rare héraut du rationalisme français, qualifie à son tour
d’«irrationalistes» les Rorty et Feyerabend évoqués ci-dessus, non moins que les

156
Bouvier, Argumentation, 39.
157
Popper, in Adorno, Posit., 291.

126
Derrida, Lyotard, Veyne autochtones. Karl R. Popper fait de même, je viens de le
rappeler, avec les penseurs de l’école de Francfort en vrac. Ceci revient à ma
question première: pourquoi l’usage de la/sa raison nous fait-il paraître «folle» la
raison d’autrui? Et n’y a-t-il pas quelqu’inconséquence à l’affirmer publiquement?
Tout ceci vaut de poursuivre.

Disputes de sociologues et d’historiens

Dialogues de sourds et dissensions perpétuées se rencontrent aussi dans les diverses


disciplines des sciences de l’homme. Ils ont quelque rapport avec les polarisations
philosophiques modernes. Le Werturteilstreit, la Querelle des Jugements de valeur
peu avant 1914 dans le monde germanophone autour des positions de Max Weber,
favorable à une «éthique de la responsabilité», est en quelque sorte le coup de
lancement des grands mal-entendus sociologiques et historiographiques.

En sociologie aujourd’hui, la polarisation entre relativistes, holistes-déterministes


et individualistes méthodologiques est patente et bien connue – la théorie des choix
rationnels ayant le désavantage additionnel d’apparaître comme non française. Pas
de meilleure illustration de la divergence cognitive que l’œuvre de Raymond
Boudon (elle aussi suspectée par ses adversaires de méchanceté politique) qui ne
cesse de montrer qu’en sociologie et en anthropologie, entre les rationalistes
méthodologiques comme lui et la foule des culturalistes, il y a non différence de
méthode, mais incompréhension mutuelle, différend.

Ici encore, une tierce position s’esquisse (Wolf Lepenies la représente; Jean-Claude
Passeron avec la notion d’«espace non-poppérien du raisonnement naturel»).158 Dans
tous les cas, rationalistes méthodologiques et culturalistes /holistes en sociologie
apparaissent non moins irréconciliables et non moins disposés à exclure l’autre école
de la raison sociologique. Ce débat, nous le retrouverons en nous posant la question
des causes des coupures cognitives, de leur détermination sociale et de leurs
«raisons».

###

158
Voir encore Willard, Argumentation.

127
128
II
TYPES ET DEGRÉS DE MALENTENDUS
RÈGLES DU DÉBAT ET NORMES DE L’ARGUMENTATION

Le novateur : — Connaissez-vous les droits de l’homme et du citoyen


proclamés par les démocrates de 1789?
Le conservateur : — Je connais les excès de 93 et cela me suffit.
Jean Terson, Dialogues populaires sur la politique, la religion et la morale.1

Je consacre ce chapitre aux causes possibles de malentendu, de mésentente, aux


règles de la dialectique (règles du débat, règles du matériau et règles de
l’argumentation) avec leurs zones grises et leurs interprétations disputées, à
l’évaluation non moins variable de la validité des divers schémas inférentiels et
types de raisonnements, à une discussion des ainsi nommés «sophismes», des
paralogismes et raisonnements tenus pour faibles ou douteux. Je compte faire voir
que, justement, la question de ce qui est valide et invalide dans l’argumentation, de
ce qui est correct ou non, susceptible de convaincre ou spécieux, est elle-même objet
de débat, elle-même argumentable, qu’elle est ouverte à discussion, qu’il n’y a rien
ici de catégorique et que les options, accessoirement, ne sont pas étrangères à
certains choix idéologiques.

La question que je pose est concrète et pratique, elle est celle des causes, des degrés
et de l’étendue des discordances quant à la validité ou non d’un raisonnement, celle
des seuils de blocage du débat pour cause d’inacceptabilité des règles implicites et
des moyens argumentatifs de l’interlocuteur. On n’a évidemment pas affaire à une
alternative simple – ou bien communauté rationnelle homogène, ou bien coupure
insurmontable. (Un tel binarisme relèverait lui-même d’une forme de pensée rigide,
manichéenne!)

Ma question revient à chercher à dégager ce qui forme ou semble avoir formé, pour
un état de société, une différence dirimante, ressentie et parfois dénoncée, entre une
communauté raisonnante et une autre – et entre elle et la doxa ambiante. Un préjugé
mis en axiome, un paralogisme récurrent, une tache aveugle obstinée ne font pas
nécessairement discordance cognitive insurmontable: c’est sur ce trait repérable
justement, sur cette prégnance que le débat va se focaliser. La prédominance en un
certain secteur idéologique de schémas argumentatifs d’élection (comme ceux
repérés par Albert O. Hirschman dans sa Rhetoric of Reaction, j’y viens au chapitre
3) peut être frappante, elle peut être agaçante, exaspérante, les conclusions tirées
selon cette ligne de raisonnement peuvent être jugées fallacieuses, mais coupe-t-elle
irrévocablement de ceux qui n’ont pas recours à de tels schémas, qui s’interdisent
peut-être d’y avoir recours? Elle le peut à mon sens et elle est certainement matière
à contentieux, malentendus et résistances.

1
Paris: Prévot, 1840, 70.

129
De proche en proche, on en vient à ce point où certaines manières de raisonner sur
le monde, d’y trouver des enchaînements et du sens, de percevoir une direction au
cours des choses, de se poser en sujet et de légitimer sa «vision du monde» vont
différer à tous égards de ce qui est pratiqué et accepté en d’autres secteurs. La
logique discursive en question ne se caractérisera plus seulement par la prédilection
pour certains genres de raisonnement ou par les présupposés, les prémisses, ou par
l’axiologie, mais par tout cela à la fois et par les règles implicites délimitant
l’argumentable et le probable. Ces discordances paraîtront ainsi faire cohésion et
système au point que ces manières de raisonner vont sembler, à ceux qui demeurent
«au dehors», irrecevables en bloc, relevant d’une logique folle et non pas seulement
(quoiqu’également) partiale, spécieuse, unilatérale, mal fondée, mal déduite.2

Styles pragmatiques et maniérismes

Il convient, il me semble, de décrire d’abord une forme faible du malentendu où le


désaccord entre les individus, le mauvais déchiffrement du message ne tiennent pas
aux raisonnements proprement dits mais à des maniérismes de l’expression –
spécialement à des jeux pragmatiques déchiffrés à contresens. Car les humains qui
veulent s’«expliquer» et persuader les autres le font avec «leurs mots» et ils veulent
aussi séduire, plaire, mettre à l’aise ou au contraire s’imposer, montrer qu’ils ne sont
pas intimidés, se faire respecter. Il est certain que les jeux pragmatiques qui
accompagnent ces intentions psychologiques – concomitants à l’argumentation
proprement dite – ne sont pas déchiffrés par tout un chacun tels que, subjectivement,
ils ont été conçus. Ils peuvent très bien être interprétés «à l’envers» par le
destinataire: la bienveillance ostensible, l’offre de négocier peuvent être senties
comme manipulation et fausseté; le respect humain, le refus de la brutalité
intellectuelle peuvent être déchiffrés comme de la faiblesse et de l’indécision. Ou
encore, la volonté de mettre cartes sur table et de s’expliquer à cœur ouvert peut être
perçue comme de l’agressivité, de l’intimidation.

Une remarque ironique (au sens technique: un énoncé comportant une antiphrase,
hyperbole ou sarcasme) peut apparaître innocente à celui qui l’énonce et
impardonnable à celui qu’elle vise.

Autrement dit, tout peut casser dès le stade du style communicationnel car il s’agit
d’aborder l’autre, de le mettre en état de réception bienveillante avant d’argumenter,
et la façon de s’y prendre peut ne pas être la bonne. L’ancienne rhétorique, qui
propose dans la partie nommée Dispositio, Ôáîéò, la technique initiale de la Captatio
benevolentiae savait bien que «l’art de plaire» et de bien disposer à l’auditoire est
inséparable de l’art de persuader. Mais même ceci n’est pas automatique:

2
Il va de soi qu’il sagit de délimiter des idéaltypes et que, dans le concret, ces trois catégories
peuvent interférer et se cumuler.

130
l’obséquieux peut déplaire et le bourru peut plaire. Ainsi de Montaigne dans sa
dédicace des Essais: Lecteur, lis ce livre car «je n’y ai nulle consideration de ton
service ny de ma gloire!» Bel exemple de mise en confiance bourrue, à peine
paradoxale, par un auteur qui connaissait bien sa rhétorique.

Quand je parle de degré «superficiel» ou faible, j’entends simplement dire que le


malentendu ne tient pas aux raisonnements proprement dits. Je ne prétends pas que
la différence persistante de style, d’habitus pragmatique, de modus operandi
communicationnel, ne soit pas en soi suffisante pour rendre le dialogue difficile: les
travaux de psychologie interculturelle, de sociologie des petits groupes, de
dynamique de groupe montrent ceci abondamment et me dispensent de m’attarder.

! Les femmes et les hommes. Je place dans cette catégorie


«superficielle», les divergences alléguées de styles pragmatiques
de discussion entre les deux sexes – en posant que, jusqu’à
preuve du contraire, il s’agit non certes de faits biologiques ou
congénitaux, mais, quand ils sont attestés et fréquents, de
maniérismes culturellement appris, variables dans le temps et
l’espace, mais maniérismes qui peuvent constituer
circonstantiellement des modus operandi opaques à l’autre sexe
ou déchiffrés le plus souvent à contresens.

La linguiste américaine Deborah Tannen connaît un succès de


bestseller depuis les années 1990 avec sa thèse des deux
langages. Les travaux d’analyse du discours de Deborah Tannen
concluent que les deux sexes ne communiquent jamais que dans
le malentendu. Elle soutient notamment cette idée dans un livre
dont le titre, emprunté à la conclusion dépitée de la querelle de
ménage U.S., fait écho à cette incommunication comme
aboutissement paradoxal de toute entreprise argumentative dont
je parlais au chapitre d’introduction: You Just Don’t Understand.3
Un autre de ses livres s’intitule That’s Not What I Mean – les
hommes et les femmes, utilisant les mêmes mots, ne veulent
jamais dire exactement les mêmes choses, ils ont recours à des
tactiques pragmatiques antagonistes et les rapports verbaux entre
les deux sexes ne sont dès lors que tissus de malentendus. Ce ne
saurait être par hasard si cette sorte de séparatisme pragmatique
se rencontre avec la thèse pleine de mauvaise conscience d’«un
gauchisme naïf qui fait de chaque acteur [et surtout de chaque
victime alléguée] le seul détenteur du vrai sens de ses

3
Avon: Cambridge U.P., 1991. S New York: Quill, 2001.

131
conduites.»4 Cependant, D. Tannen ne prête pas au gender
féminin une logique argumentative différente de celle des
humains masculins (ainsi que font d’autres féministes U.S.), elle
décrit une pragmatique et une herméneutique: un homme dit
quelque chose qu’il croit bénin ou aimable et qui suscite
immanquablement chez la destinatrice la frustration ou la colère
— et vice-versa. Les marques de bonne volonté peuvent être
construites comme condescendance, le conseil donné comme
intrusion non désirée etc.

Règles du débat et règles de l’argumentation

On ne fait pas toujours clairement la distinction fondamentale, préalable à toute


théorie des stratégies rhétoriques et dialectiques : les humains qui entrent dans une
discussion supposent – bien à tort et, du reste, toujours implicitement – acquises et
partagées DEUX SORTES DE RÈGLES sans lesquelles «la discussion n’est pas possible»,
ce que je désignerai comme les règles du débat et les règles de l’argumentation.5
Ces dernières sont censées établir ce que seront des arguments valides et invalides,
plausibles et invraisemblables, forts ou faibles, pertinents et hors du sujet, suffisants,
nécessaires ou adventices, cohérents ou «autophagiques», ce qui sera tenu pour une
preuve et ce qui assurera la «victoire» d’une des thèses. (Inséparables sont les règles
du bon discours: grammaticalité, clarté, cohérence, précision).

En d’autres termes, à côté des règles qui vont s’appliquer au déchiffrement du


monde et préalablement à elles, il y a celles qui s’appliquent au débat lui-même, qui
fixent les contraintes qui pèsent sur les débatteurs pour faire valoir leurs thèses et
articuler leurs preuves. Ce sont ces sortes de contraintes (charge de la preuve,
arbitrage des prises de parole et des objections) que fixent justement et formellement
les codes de procédure judiciaire.

! La distinction est essentielle pour les fins de l’analyse, mais,


j’en suis conscient, ces deux ensemble de règles – toujours
implicites sauf dans des secteurs formalisés comme
l’argumentation juridique – s’entremêlent et découlent de la
même logique cognitive.

Les règles du débat fixent donc les conditions procédurales requises des
interlocuteurs pour accepter de débattre, condition qui sont conçues comme
indispensables c’est à dire en dehors desquelles il ne peut y avoir que frustration

4
Jeanine Verdès-Leroux, Au service du Parti, Paris: Fayard/Éd. de Minuit, 1983.
5
Il faut ajouter une catégorie préalable aux règles de l’argumentation, celles qui régule le
matériau, sa compréhension et sa pertinence.

132
réciproque et échec de la discussion. Elles fixent à quelles conditions un débat est
entamable et ce que seront les obligations réciproques des disputants, ce qui
arbitrera leurs tours de parole etc. Ces «règles du jeu» sont senties comme
indispensables, leur transgression indispose, mais il n’est pas difficile de montrer
que tout le monde n’en partage pas l’essentiel ni le détail. La mésentente peut dès
lors résulter, avant tout désaccord «sur le fond», de règles de la discussion qui sont
discordantes et d’aventure contraires l’une de l’autre – c’est à dire évidentes,
fondamentales pour l’un et absurdes ou abusives pour l’autre.

Ces règles du débat ont pour la plupart une aura éthique, elles comportent
reconnaissance de l’égalité des interlocuteurs et de leur dignité. Mais on ne peut non
plus dire ces règles strictement éthiques: elles sont non moins techniques car, sans
de telles règles, le débat ne sera pas fructueux et tournera court. Il suffit en principe
de se demander quelles sont les circonstances qui font nécessairement capoter un
débat et quelles sont les obligations jugées irréductibles des débatteurs.

Rappelons les termes de Habermas qui définissent ces «contraintes


transcendantales», présuppositions de la communication qui s’imposent du seul fait
de s’engager dans une pratique communicationnelle:

Anyone who seriously engages in argumentation must presuppose


that the context of discussion guarantees in principle freedom of
access, equal rights to participate, thruthfulness on the part of
participants, absence of coercion in adopting positions and so on.6

Je ne me place pas ici dans un esprit normatif et éthique à la Habermas, mais au sens
de l’observation sociale concrète. Je retiens de Habermas l’idée qu’il existe en effet
certaines règles de discussion qui ne sont pas des conventions plus ou moins
répandues, ni des images de la situation “idéale”, mais le cadre inévitable quoique
fictif qui s’impose à toute communauté discutante. L’idée qu’il existe des règles sans
lesquelles il est vain de débattre et sur lesquelles tous devraient être d’accord est
admise universellement ... lors même qu’elles ne sont pas explicitées et — c’est ici
que je m’éloigne du normatif habermasien — qu’on y repère surtout à l’examen des
zones grises et des points contentieux, qu’elles sont elles-mêmes matière à
interprétation. Mais le fait que lesdites normes sont souvent transgressées et
contournées, qu’elles prêtent à interprétation ne contredit pas le fait qu’elles sont
toujours invoquées quand la discussion dérape. Ça bloque ou ça tourne au vinaigre
dès qu’un des interlocuteurs considère que l’autre bafoue directement une de ces
règles parce qu’il considère qu’il devait y adhérer du seul fait d’être entré en
discussion comme, du seul fait de m’asseoir à une table de bridge, je promets de
jouer de mon mieux, de suivre les règles du jeu et de ne pas tricher.

6
Justification, 31.

133
Les débats d’idées supposent ainsi nécessairement deux ensembles de règles sans
lesquels il n’y a «pas de discussion possible», mais ce n’est jamais qu’au cours du
débat que, soudain, l’un des interlocuteurs saute au méta-discours, qu’il s’avise que
«tu devrais me laisser placer un mot!», que «ce n’est pas un argument, ça!», que «ça
ne prouve rien!», que «c’est hors du sujet!», que «tu es bien le dernier à pouvoir le
dire!» – c’est à dire que, quittant justement le terrain de la discussion, il invoque,
déjà agacé ou excédé, l’une de ces règles du jeu, nécessaires et implicites qu’il
s’attendait à voir respecter «sinon ce n’est plus la peine de continuer»...

Habermas formalise une méta-règle universelle: toute norme, pour être valide, doit
satisfaire à la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui
proviennent du fait que la norme a été universellement observée peuvent être
acceptées par toutes les personnes concernées.7 «Une norme ne peut prétendre à la
validité que si toutes les personnes concernées sont d’accord (ou pourraient l’être)
en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme».8

Comme on va le voir, la liste des règles attestées et invouqées par les uns et les
autres est assez longue, indécise quant à leur degré d’exigence et leur portée et elle
demeure ouverte – quoique chacune d’entre elles puisse être soutenue par de bonnes
raisons techniques débouchant ainsi sur des débats sur le débat ad infinitum &
nauseam. Comme tout le monde fait de la prose sans le savoir, tout le monde a des
connaissances rhétoriques infuses et souvent, dans le feu de la discussion, se
découvre des principes de dialectique très intransigeants. Les normes possibles sont
nombreuses, toutes pourvues de bonnes raisons et toutes irréalistes par quelque côté
ou si elles devaient être appliquées en toute rigueur.

Les règles du débat sont logiquement premières: avant de pouvoir débattre sur les
choses du monde, il faut que les individus de points de vue opposés se mettent
préalablement d’accord sur la façon dont va se dérouler le débat qu’ils entament,
façon qui comportera aussi les règles qui permettront à l’un ou l’autre de pouvoir
se déclarer vainqueur aux points. Mais bien entendu, nul jamais ne procède aussi
méthodiquement et c’est en cours de discussion que l’on découvre – avec
exaspération puisque cela ralentit, que cela arrête tout et qu’il faut changer de terrain
si on en a la patience – qu’on était en désaccord non seulement sur le monde ou sur
la décision à prendre, mais sur ce qui allait être tenu pour probant ou convaincant
dans la discussion – et l’on va soupçonner qu’il y a quelque rapport entre ces deux
niveaux de désaccord.

Dans la micro-sociologie de l’échange verbal courant, on connaît bien le cas de


différends résultant d’emblée de règles de discussion imposées par l’un des

7
Cf Habermas, Droit, 127.
8
Ibid. 123.

134
débatteurs et susceptibles d’exaspérer immédiatement son adversaire – par exemple,
le fameux «Prouvez-moi que j’ai tort!» ou sophisme ad ignorantiam. Ou encore, –
attitude en progrès de nos jours avec les idéologies identitaires, communautaires et
ethnicistes de tous poils, – le «Vous ne pouvez décidément pas nous comprendre»,
qui invite à respecter ce qui est incompréhensible parce que c’est incompréhensible,
et qui tient ipso facto toute amorce de discussion ou d’objection pour l’irrespect
d’une indicible identité, d’un incommunicable congénital et d’une immarcescible
spécificité. Règle post-rationnelle qui a quelque rapport avec les antiques prémisses
fidéistes de la «discussion» dont le cas-limite, difficile à faire apprécier de
l’agnostique, est le «Credo quia absurdum».

Laissez-moi évoquer en passant un cas fameux de prétendue base de discussion...


fondée sur la reconnaissance de la discordance irréconciliable des obligations
réciproques et l’exigence d’asymétrie! Louis Veuillot, fameux polémiste catholique
sous le Second Empire, fondateur de L’Univers et doctrinaire du cléricalisme le plus
rigide, disait aux journalistes démocrates et laïques qu’il exaspérait ainsi d’emblée
et conduisait au bout de leur courte tolérance: «Je vous réclame la liberté
[d’expression] au nom de vos principes – et je vous la refuse, au nom des miens!»
– poursuivons la discussion à partir de là.

Je vais donc examiner les cas où le débat risque de bloquer en raison du


mécontentement d’une des parties relatif à une trangression qu’il «ne peut laisser
passer» des règles implicites. À moins d’un arbitre procédural – comme le juge l’est
au besoin entre avocat et procureur – la probabilité est que toute la discussion dévie,
se bloque ou tourne à l’aigre à cette première étape.

Les théoriciens de la pragma-dialectique d’inspiration habermasienne établissent les


normes du débat comme un ensemble fini, clair et distinct, indiscutable, apodictique.
Quelque chose comme des droits et devoirs des argumentateurs qui relèveraient de
l’évidence. Mon sentiment est tout contraire. Ainsi Rob Grootendorst, à la fois
exhaustif et irréaliste, les énumère, ces normes immanentes: liberté pleine et entière
de soutenir toute thèse, liberté égale de la contrer, de la réfuter, obligation
d’argumenter et de n’attaquer la position adverse que par des arguments, obligation
d’évaluer les arguments pro & contra, obligation de concéder si on ne trouve pas à
contre-argumenter. Pas de censure, d’interdits, de moyens d’intimidation. S’y
ajoutent deux axiomes: l’un éthique, ne pas dire des choses que l’on sait fausses;
l’autre économique: rester dans le sujet et ne dire que des choses qui sont pertinentes
à la question en litige. Nous sommes en effet avec Grootendorst dans le «contre-
factuel»: ce n’est pas que ces normes soient respectées, elles ne le sont jamais
intégralement et certaines sont inapplicables en toute rigueur, mais, je l’admets, elles
forment une sorte d’impératif catégorique et leur transgression expresse est toujours
tenue pour inacceptable.

135
Règles du débat

Reconnaissance de l’égalité des participants

C’est l’article premier de l’éthique de la discussion parce qu’il a un caractère


d’évidence apagogique, parce qu’il est simultanément moral et technique: si on
accepte de participer à un débat, on accepte ipso facto que tous, hommes et femmes,
savetiers et financiers, quidams et notables vont délibérer «comme si» ils étaient
égaux en dignité et en sagesse. «Tous les partenaires possibles de discussion doivent
se reconnaître les uns les autres comme pourvus de droits égaux à représenter leurs
intérêts par des arguments», axiomatise Apel.9

! Norme de compétence? Les théoriciens pragma-dialectiques


ont le tort de ne pas voir pourtant que la règle pratique le plus
souvent problématique, la plus source de conflits et,
simultanément, la règle qui contredit l’abstraite invocation de
l’Égale dignité, c’est la non moins défendable norme de
compétence. La sagesse des nations le dit: on ne discute pas de
couleurs avec un aveugle. Tous les participants doivent avoir un
accès potentiel égal à la réalité discutée. Mais en deçà de ce point
évident, on n’entre pas dans un débat comme dans un moulin et
il est permis de fixer des conditions préalables de compétence. Le
savant transformiste n’est pas tenu d’argumenter en faveur de
Darwin avec tout quidam qui a lu la Bible et qui l’interpelle.

Mais il est vrai, il est tout aussi vrai que cette norme de
compétence est la plus discutable, et surtout la plus choquante
pour les exclus: quel degré de compétence esthétique
postmoderne peut-on exiger de moi, modeste citoyen et
contribuable, dans un débat sur le point de savoir si l’acquisition
coûteuse par le Musée des beaux-arts municipal d’une immense
toile blanche avec un petit rond rouge était opportune?

La norme de compétence n’entre pas en contradiction frontale


avec celle de l’égalité. Elles disent ensemble que je ne suis pas
fondé à débattre avec un enfant, un ignare, un imbécile, ni tenu de
le faire, mais que si j’accepte de débattre, j’accepte ipso facto de
ne pas récuser mon interlocuteur en cours de discussion.

Accord sur l’existence du sujet

9
Réponse, 70.

136
Tout débat en un secteur donné, si âpres que soient les désaccords, suppose un
accord préalable sur le fait que le sujet «existe», qu’il «mérite» d’être débattu, que
la question se «pose» et ne peut être écartée du revers de la main. A contrario, vus
du dehors ou avec le recul, les débats acharnés sur «le sexe des anges» nous
semblent ridicules parce que nous ne sommes pas des théologiens de Byzance.

Ces questions-qui-se-posent sont le leurre par excellence pour la sociologie


historique du discours. Ce qu’on appelle une «culture», ce que j’ai théorisé comme
le discours social est composé à tout moment de mots de passe et de sujets de mise,
de thèmes dont il y a lieu de disserter, sur lesquels il faut s’informer et qui s’offrent
au journalisme, à la littérature et aux «experts» comme dignes de méditation et
d’examen. En se disputant sur ces sujets de mise, les discoureurs et les doctes
convainquent à la cantonade de leur importance et de leur intérêt. On touche ici à
ce qui est le plus aisément perceptible et arbitraire dans une conjoncture, à ce qui
étonne ou agace le plus le lecteur d’une autre époque avec le recul du temps : de
tous ces objets que l’on nommait, dont on disputait si âprement vers 1890, vers
1930, vers 1980, combien n’apparaissent plus comme étant des faits connaissables
ou intéressants mais, avec ledit recul du temps, sont réduits au statut d’«abolis
bibelots d’inanités sonores».

En pratique, il ne faut pas seulement être d’accord sur l’existence, la tangibilité du


sujet mais, de façon plus prégnante sur son intérêt. Il faut que le débat en vaille la
peine, que la conclusion si jamais on y parvient, soit féconde et utile car si l’issue,
quelle qu’elle soit, apparaît triviale et sans intérêt, il n’est pas raisonnable d’y
consacrer de l’énergie.

Mesure de l’écart entre les débatteurs

Il peut-être pénible de se voir en désaccord sur des choses importantes ou sur à peu
près tout avec quelqu’un ... mais il est aussi exaspérant de discuter avec un
adversaire bénisseur qui ne cesse de suggérer qu’au fond nous sommes bien
d’accord, que nous ne sommes pas si éloignés que cela, alors que je nous perçois à
des années-lumière. Une règle de l’argumentation efficace (axiome indispensable
«sur papier», mais fort peu acquis dans le monde empirique) est dès lors que les
adversaires doivent avoir bien mesuré l’écart qui les sépare et donc l’effort persuasif
qui sera requis pour modifier la conviction de l’autre.

Inversement, il me faut, en dépit de cette distance et parce que mon but est de le
faire changer d’avis, pouvoir me mettre à la place de l’autre. Toute argumentation
comporte des moments ad hominem. (Je donne à cette notion la définition suivante:
classe d’arguments-objections qui se placent du point de vue de l’autre, de ses
intérêts et de ses visées sans avoir à les partager ni à feindre de le faire). Je ne dis
pas: renoncez à votre projet parce qu’ils me déplaît ou parce que cela choque des

137
valeurs admises par tous (ce qui n’est pas toujours très efficace), mais renoncez-y
parce que, de votre point de vue même, en me mettant à votre place et en admettant
un instant les buts que vous poursuivez, cela ne marchera pas; cela aboutira par
exemple à des résultats non escomptés par vous (c’est l’«argument de l’effet
pervers»).

Il faut souvent trouver des argumentations destinées à «faire réfléchir» l’adversaire


et se mettant à sa place et non en le désignant à l’indignation des honnêtes gens.
Quand l’un des adversaires se montre incapable de se mettre «à la place» de son
interlocuteur, il ne peut non plus trouver les arguments susceptibles de le convaincre
sur son terrain.

Je rencontre dans un manuel d’apologétique pieuse de 1889, revêtu de l’imprimatur


et du nihil obstat, un joli exemple d’échec immédiat (insoupçonné de celui qui écrit)
de la discussion par incapacité de comprendre l’état d’esprit et la perspective de
l’adversaire. Il s’agit, dans ce grave ouvrage rédigé par un bon prêtre, de trouver les
arguments à utiliser quand on se trouve face à un athée. Et le prêtre commence par
celui-ci qui doit lui sembler le plus «calé»: «Comment vous êtes athée, mais c’est
grave: sachez que vous ne pourrez absolument pas être sauvé si vous restez dans cet
état!»10 Voici bien, caricaturalement, l’une des causes de coupure argumentative. On
peut la généraliser: «les hommes sont généralement portés à comprendre selon leurs
propres conceptions les conceptions d’autrui, il leur est très difficile de se placer à
un point de vue entièrement différent de celui qui leur est naturel.» (Pareto).11

Les concepts abondent qui disent que les humains voient surtout midi à leur porte
et re-traduisent les idées qui leurs sont étrangères: sociocentrisme (Jean Piaget),
ethnocentrisme, phallogocentrisme (Derrida), présentisme (Hertog)... Le modèle
génétique est la pensée enfantine «égocentrique»: «Je suis le seul dans la famille à
avoir un frère...», dit le petit garçon. Les beaux discours sur l’altérité, si à la mode
aujourd’hui, ne garantissent pas des progrès marqués dans la compréhension de la
«logique» des autres.

Tout argumentateur doit non seulement consulter sa bonne foi mais mesurer la
disposition du public à lui accorder de la crédibilité. Quiconque soutient que ses
juges ont été corrompus, qu’il est un génie incompris, ou qu’il est persécuté par une
coalition secrète a généralement une sérieuse pente persuasive à remonter – bien
qu’il risque aussi de rencontrer des esprits prédisposés à le croire.

Il y a enfin le domaine du téméraire: ce sont ces thèses qui, même rationnellement


argumentées, vont scandaliser et indigner. Voyez cet économiste qui, avec ses

10
Voir Angenot, 1889, cit. p. 942.
11
Systèmes, II, 75.

138
chiffres, démontre que la réduction de la mortalité infantile a plutôt accru la misère
du Tiers monde. Admettons qu’il en accumule les preuves les mieux chiffrées, il
subira néanmoins un tir de barrage qui montre que nul n’est plus sophistique qu’un
auditeur indigné: alors il ne fallait pas la réduire, alors vous êtes pour que les enfants
meurent prématurément! Ça vous arrangerait! Il ne lui servira pas à grand chose de
dire qu’il n’a pas du tout dit cela, qu’il ne fait que constater une corrélation...

Disposition à argumenter

Si j’accepte d’entrer en discussion, j’accepte qu’il y ait un point de vue contraire au


mien et donc que mes certitudes ne sont pas universellement certaines. Et j’accepte
que si mes convictions sont mises en question, je devrai les argumenter. Et que si
j’avance une thèse, je devrai la défendre rationnellement et avoir confiance en la
force de la raison. Cela va de soi – mais pas toujours! L’antique sexisme prête aux
femmes un raisonnement têtu qui conclut qu’argumenter sa propre cause, c’est déjà
concéder trop. «Prouver que j’ai raison serait reconnaître que je puis avoir tort»,
s’exclame la coquette Suzanne au Mariage de Figaro. Très féminin! mais en effet,
transgression comique d’une règle immanente au sens habermasien.

Qui est disposé à débattre, doit mettre «cartes sur table», il doit donner ses
arguments quand on les lui demande et les soumettre à appréciation. Discuter,
communiquer avec les autres, ce ne saurait être affirmer tout uniment, confesser
publiquement ses convictions, ses certitudes et s’en tenir là. Il faut justement
«donner ses raisons», du moins, on s’y attend. «Qu’est-ce qui vous porte à croire que
Jésus est ressuscité? — Je le crois et cela me suffit!» Bonne réponse, mais fin du
débat. Il se peut que mon interlocuteur ait des convictions inébranlables, que son
discours soit essentiellement une confession de foi, ou que la décision qu’il a prise
et que je discute soit un pur pari sur l’inconnu – s’il est prêt pourtant à argumenter
et à me laisser lui objecter, ça va. (Oui, certes mais si je pose que e=mc2, puis-je
personnellement le démontrer et si j’invoque Einstein, fais-je autre chose que celui
qui invoque les dogmes et les conciles? D’où le statut ambigu et discutable de
l’argument d’autorité; voir plus loin.)

Ne pas donner de raisons, refuser d’en donner est la forme par excellence de la
violence communicationnelle. La Thénardier réplique à la pauvre petite Cosette:
«...mais pourquoi?» «— Parce que!» «... La plus terrible des réponses», commente
Victor Hugo en aparté. Le sergent qui réplique à l’explication valide ou à l’objection
évidente du troufion, «Je ne veux pas le savoir!» exerce la même sorte de violence.
Le fascisme avait fait vertu de la règle inverse de celle qui s’énonce ici: nous
n’argumentons pas, nous ne discutons pas, nous affirmons, nous adhérons:
argumenter, c’est bon pour les démocrates dégénérés, les bourgeois pusillanimes,
les Juifs talmudistes.

139
Un corrélat, non moins angélique que cette règle, pose qu’il me faut écouter les
raisons de mon interlocuteur et non les rejeter a priori du fait qu’elles s’opposent à
mes convictions préétablies et fermer mes oreilles; qu’il faut y objecter ou réfuter
leurs relations avec les conclusions adverses si on n’accepte pas ces conclusions.

Cette règle semble encore avoir pour corrélat inverse que, si je ne suis pas disposé
à argumenter, fût-ce pour réfuter, je ne dois pas entrer dans la discussion. Un
astronome doit-il se sentir tenu de réfuter un quidam qui lui affirme que le sol de
Pluton est en fromage de roquefort? Voir la norme de compétence ci-dessus.

Ceci me frappe surtout, c’est peut-être le contraire de cette exigence d’argumenter,


c’est l’obstination infatigable des humains à argumenter alors que c’est comme
pisser dans un violon et qu’ils le savent: les hommes d’aujourd’hui comme de jadis,
alors même qu’ils soutiennent des idées bizarres ou téméraires, qu’ils appartiennent,
incompris, à de petites sectes à système total comme les groupuscules socialistes
romantiques que j’ai étudiés, entretiennent en dépit de tout, de toutes les rebuffades,
de toutes les incompréhensions, la conviction que, puisqu’ils ont de décisifs
arguments en faveur de leur doctrine, c’est affaire de patience. Ces justes arguments,
à la longue, finiront par convaincre quiconque acceptera enfin de les écouter. «Pour
tout homme qui consentira à discuter avec nous, il y a 75 chances sur 100 pour que,
dans un délai plus ou moins éloigné, il accepte la science sociale», affirment avec
conviction les colinsiens de La philosophie de l’avenir qui ont patiemment
redémontré, sans aucune espèce de succès mais à qui voulait les entendre, les
théories surprenantes de Colins de Ham, de la Révolution de 1848 à la Grande
Guerre.12

Dernier point contentieux et non des moindres: J’accepte de discuter mais cela peut
entraîner loin. N’y a-t-il pas des bornes à établir? Car comme le dit le Dictionnaire
des idées reçues, où la borne est franchie, il n’y a plus de limite. Nous vivons dans
une société qui prétend fallacieusement que tout peut se discuter. Aristote dans les
Topiques fixait sans complexe des limites au discutable: tout ne peut pas être mis en
question, il ne faut pas débattre de savoir s’il faut honorer les dieux, respecter ses
parents...

Disposition à changer d’avis

Une règle corrélative — édictée par tous les théoriciens, évidente et nécessaire, mais
qu’on ne peut vraiment tenir pour acquise dans la généralité des cas! — est que tout
débatteur doit, avant de s’engager dans une discussion et pour que celle-ci risque
d’être «utile», être prêt à admettre que c’est son interlocuteur qui a raison, et qu’il
peut être amené à changer radicalement d’avis et devra le faire de bonne grâce.

12
Philos. de l’avenir, 2: 1875. 86.

140
(C’est au fond un cas particulier du Principe coopératif que Grice fixe comme
axiome de la conversation en général: il faut se plier au cadre implicite de l’échange
de paroles car uen conversation est un ensemble réglé, aussitôt engagée, et un
ensemble structurant une succession temporelle: prendre la parole, assurer le contact
phatique, répondre aux interlocutions...)

Encore une de ces évidences idéales: je ne peux pas dire à haute voix «Discutons»,
et in petto, «...mais tu ne me feras pas changer d’avis» sans me montrer un faux-
jeton — quoique cette sorte de duplicité soit le pain quotidien.

Douglas Walton exige des discoureurs «the ability to have critical doubt about one’s
opinions by temporarily suspending one’s commitment.»13 Popper tombe sur la
même règle de réciprocité, «an attitude of give and take, a readiness not only to
convince the other man but also possibly to be convinced by him».14

Or, si une certaine humilité raisonnable est une belle chose, il est par contre toujours
déplaisant de perdre la face, et tout débat, si éthéré soit-il, est à quelque égard un
plaidoyer pro domo. Dans l’argumentation de nos idées entre de l’instinct de
conservation. C’est un des ennuis de la dialectique qu’elle accumule des règles
préalables de cette sorte dont la nécessité logique se démontre aisément, mais dont
l’attestation pratique est des plus rares si elle n’est pas chimérique dans la vie
publique, politique notamment.

Le dialogue platonicien applique-t-il cette règle? Oui, mais en apparence seulement


et avec roublardise. Sinon, on ne peut guère y voir un débat ouvert où Socrate serait
réellement prêt à se ranger à l’avis de Protagoras, même s’il feint constamment
d’admettre qu’il pourrait avoir tort.

La plupart du temps, loin d’appliquer cette belle règle de l’obligation de changer


d’avis si c’est nécessaire, les humains (trop humains) raisonnent par les
conséquences: c’est à dire qu’ils ne raisonnent jamais sur la seule proposition en
litige comme le voudraient d’eux les logiciens, mais ils supputent dans la discussion
les conséquences qu’une mise en cause de tel argument ou que la concession d’une
thèse préalable aura pour la prospérité générale de la vision du monde à laquelle ils
adhérent. Si je suis farouchement opposé à la Guerre d’Irak (ou même à toute guerre
quelle qu’elle soit) et qu’un de ses partisans me demande d’admettre que le régime
ba’assiste de Saddam Hussein était atroce et sanguinaire, je ne vois que trop «où il
veut en venir» et, loin de concéder ce point, je vais multiplier les objections
fallacieuses pour ne pas modifier mes convictions ou les affaiblir.

13
One-sided, 74.
14
Popper, Conjectures, 356.

141
Tout débat honnête ou désiré fructueux devrait commencer par la question «Qu’est-
ce qui pourrait vous faire réviser votre position?» car si la réponse est «Rien», ce
n’est guère la peine en effet. Il n’y a pas de mal à l’admettre: quelles données et
quels arguments pourraient nous convaincre, vous et moi, admettant l’égalité des
races et des sexes, de l’inexactitude fût-elle partielle de ces convictions? Et même
le néo-darwinien dont je parlais: en dépit du grand nombre de conjectures
inobservables ou indirectes de sa théorie (en ce qui touche à la spéciation), qu’est-ce
qui pourrait le faire vaciller? Il est donc en effet «rationnel» (c’est à dire qu’il est
pourvu de «bonnes raisons» ad hoc) qu’un camp idéologique, et même d’aventure
une école scientifique, arc-boutés sur leurs certitudes fondatrices, résistent
indéfiniment à l’invitation de les remettre en discussion.

Au reste la topique est contradictoire quant à la valeur morale du changement


d’avis. La topique rhétorique de Douglas Walton valorise le doute et l’adaptation
des idées à la force des arguments nouveaux, mais dans la doxa, on rencontre aussi
l’idée que ce qui est beau, c’est la persistance de for intérieur, la fidélité à ses
certitudes de jeunesse par exemple, que seuls les «caméléons» et les «girouettes»
changent d’avis.

Interdiction de sortir de l’argumentatif

On est en droit de s’attendre à ce que les coups de poing et de pied, l’invective,


l’injure, le ricanement, la menace, l’abréaction passionnelle ne soient pas de la partie
(mais on a vu qu’en dialectique éristique tous les coups ou presque sont permis).
D’autres manœuvres sournoises attestées exaspèrent à tout coup parce qu’elles
donnent le sentiment de transgresser ces règles qui ont une aura éthique. La plupart
des «sophismes» ou plusieurs d’entre eux s’inscrivent ici: détournement de la
question ad personam, ad verecundiam, ad ignorantiam, ad baculum, par
aposiopèse... Quiconque discutant «sérieusement» voit son interlocuteur, mué en psy
bénévole, interpréter une hésitation ou un lapsus comme révélant sa «vérité cachée»
a peut-être de bonnes raisons de quitter la table.

Toutefois en ce secteur aussi, les zones grises abondent. La dialectique est une
bataille qui s’interdit certains moyens, mais lesquels exactement? «C’est ce que tout
le monde pense», «C’est l’opinion unanime des savants ou des sages sur la
question», ce n’est pas vraiment réfuter ni prouver quoi que ce soit que de dire ceci
et ce n’est pas loin d’être jugé parfois comme une violence indue faite à l’opinion
de l’autre. Mais l’argument ad populum et l’argument d’autorité, puisque c’est d’eux
qu’il s’agit, sont-ils absolument invalides? Non évidemment. L’opinion de tous, ou
l’accord unanime des spécialistes sont des indices probants de quelque chose et il
est permis d’y avoir recours dans certains «contextes». C’est exactement une zone
grise à la limite de l’argumentatif où ce qui est acceptable ou non fait l’objet de
discussions inconclusives.

142
La rhétorique antique en admettant trois ressources concurrentes de moyens
persuasifs, ethos (la présentation de soi), pathos (expression et stimulation de
sentiments, d’émotions) et logos (les raisonnements) admettait que les débatteurs
doivent trouver un arbitrage optimal entre ces moyens et qu’en effet la persuasion
échappe constamment au seul logos. Ruth Amossy a réétudié l’ethos dans son subtil
essai sur L’image de soi dans le discours. L’équilibre pathos/logos n’est pas moins
et depuis toujours contentieux et l’optimum en est indécidable. Un orateur ne peut
se contenter d’en appeler aux émotions. Il ne peut non plus cependant défendre une
décision morale ou politique comme s’il s’agissait d’une «froide» démonstration de
géométrie. Dire que la discussion doit être rationnelle sans violence ni menace,
comme l’exige Habermas, c’est faire l’impasse car cela n’arbitre pas entre pathos
et logos; trop de pathos pour l’un, trop de logos désincarné pour l’autre peuvent
bloquer la discussion.

Quelle place vais-je concéder à l’étalement par mon interlocuteur de ses


indignations, de ses chagrins, de ses inconforts, de ses rancœurs dans le débat. S’il
est suffisamment histrionique pour m’en communiquer une partie, cela peut aller.
Mais sinon, seuls ses arguments «logiques» peuvent m’atteindre parce que je
considère que je partage avec lui la faculter de les peser rationnellement, mais pas
l’expression de ses émotions: je ne les éprouve pas et elles ne me concernent pas.
Mon indignation, ma colère peuvent être grandes, je peux le laisser voir, mais ce que
je dois communiquer, ce sont des raisons d’être en colère. Les activistes qui
s’expriment à la télé américaine commencent par un typique «I am outraged...» (Je
suis indigné) à quoi se limite souvent toute leur objection comme si l’indignation
tenait lieu de preuve, comme si leur victimisation alléguée désignait un coupable et
faisait preuve.

Règle du plus exigeant

On évoque parfois la règle suivante: que le débat doit faire droit au plus exigeant des
débatteurs. Ici encore, cette règle trop logique ne va pas de soi et admet des
objections: le plus exigeant peut être de mauvaise volonté ou de mauvaise foi, et
l’exigence doit être reconnue pour légitime pour qu’on y fasse droit. Une exigence
de preuve impossible à satisfaire apparaîtra généralement illégitime à sa face même.
D’autres considérations – l’urgence, la nécessité de décider et d’agir – pourront être
évoquées pour contrer de trop lourdes ou longues demandes de preuve et de
démonstration, mais on sait une fois encore et dans l’autre sens, que l’urgence a
souvent bon dos et que son évocation peut être un moyen d’intimidation destiné à
mettre fin à la discussion et à empêcher les objections d’ébranler la thèse admise.

Dans le débat odieux, qui dure depuis vingt ans et plus, sur le génocide des Juifs par
les nazis et sur l’existence matérielle des chambres à gaz et autres moyens
d’extermination de masse, le «révisionniste» ou «négationniste» n’est jamais satisfait

143
de l’accumulation des preuves offertes par le travail historique, les documents lui
semblent toujours truqués, insuffisants, les témoignages intéressés ou
insuffisamment circonstanciés – et il semble au contraire immédiatement satisfait de
tirer, de la moindre contradiction, obscurité ou incertitude sur les données, l’indice
concluant de l’imposture des «exterminationnistes».

Au contraire et à l’inverse, d’autres extrémistes à idée fixe, moins scélérats mais qui
retiennent l’intérêt du sociologue par leur diversité, leur opiniâtreté et leur
multiplicité – il suffit de parcourir les sites internet et les groupes de discussion
consacrés à leurs dadas, – les zélateurs de l’Assassinat-de-Kennedy-par-le-FBI ou
ceux de la Survie-d’Elvis-Presley etc., se contentent (à la façon des patients atteints
de «délire d’interprétation») des plus faibles indices ou coïncidences aux yeux des
sceptiques pour conforter leur vision des choses et raviver les thèmes et conclusions
d’autres légendes urbaines.

Règles pratiques

On peut regrouper d’autres règles alléguées ici et là qui n’ont pas le caractère
principiel de celles qui précèdent mais relèvent du bon usage rhétorique et de
conditions optimales de déroulement. L’une d’entre elle peut se nommer
présomption d’ignorance (Strawson): je ne dois énoncer et prouver que ce qui est
non connu de tous, pertinent et non réputé évident. C’est un principe d’économie.
Il n’est pas recommandé dans le discours, à la façon du ridicule Plaideur de Racine,
de «remonter au déluge». Le Plaideur est un cas de mauvais usage rhétorique, de
manque de savoir-vivre rhétorique. Mais (toujours mais), l’interdiction de remonter
«trop haut», de remettre en cause les évidences peut être intéressée et violer le droit
de chacun des interlocuteurs de négocier le cadre de discussion et de ne pas se le
faire imposer et, avec lui, des conclusions tronquées.

Ces règles pratiques sont à double face, inévitablement : elles ont des avantages
démontrables, mais aussi un coût et une lourdeur. Il est permis dans le cours d’une
discussion d’exiger par exemple «Définissons soigneusement nos termes», mais ce
qui s’évitera en potentiel de malentendu aura pour prix de ralentir la discussion et,
si on y met trop de rigueur et de méticulosité, entraînera une exaspérante discussion
sémantique ad infinitum.

Il est par ailleurs, bien des règles dialectiques, nullement indéfendables en soi, qui
ne sont pas le fait du monde ordinaire en raison justement de leur coût spécifique
excessif: l’épochè sceptique, le doute cartésien appliqués en toute rigueur au Café
du commerce énerveraient vite et à bon droit. Dans la mesure même où le quantum
de doute permis est matière à appréciation, la règle du plus exigeant est donc sans
contenu précis.

144
Règles relatives à la conclusion du débat

Ce sont les moins claires, mais il va de soi qu’il en faut — bien qu’il ne soit pas sûr
qu’il y en aient de catégoriques. Sans aucune règle conclusive, c’est comme les
exaspérants petit garçon ou petite fille qui redemandent «pourquoi?» quand leur
maman a fini de leur expliquer le précédent pourquoi. S’engager dans un débat, ce
n’est pas promettre d’y rester indéfiniment, mais ce ne saurait être s’autoriser à le
quitter quand la discussion tourne à votre désavantage.

Le but fixé à un échange d’arguments est variable: déballer toutes ses raisons et
mettre sur la table ses différends, demeurer au bout du compte d’accord sur ses
désaccords, ou aboutir à tout prix à un consensus, ou encore se soumettre à un
arbitrage. La règle tient entièrement aux circonstances et il me semble qu’elle n’est
jamais impérative — ce qui ruine toutes les règles qui précèdent: on ne peut fixer
des normes irréfutables qui disent comment commencer mais d’aucune manière,
comment achever la partie.

La dialectique et l’éristique, c’est comme à la boxe: pour mettre fin à la partie, on


peut jeter l’éponge, on peut gagner par K. O. ou aux points; s’il y a un public, il
arbitrera par ses approbations et ses huées. Dans les grandes polémiques politiques,
scientifiques, philosophiques, c’est plutôt comme dans les psychothérapies
freudiennes: on sait quand on commence, on ne sait pas quand on aura terminé si ce
n’est par épuisement.

Bonne foi, sincérité? Recherche de la vérité?

Comme une illusion qui auréole ces normes à la fois impératives et indécises flotte
alentours une sorte d’idéal idyllique des relations humaines et de la discussion:
partager une même volonté de savoir, avoir une même témérité pour embrasser tout
ce qui peut se savoir d’une question, être identiquement convaincus que l’ignorance
et l’incuriosité sont des maux, que l’erreur finit par céder devant la vérité, partager
une même conviction que notre savoir contribue à notre bonheur (mais, dit
l’Ecclésiaste, «qui augmente son savoir, augmente sa souffrance»...)

Les moralistes de la rhétorique, de Cicéron à Habermas, exigent de l’Orateur des


qualités morales et, en fait, ils lui veulent toutes les qualités possibles: bonne foi,
ouverture d’esprit, connaissance du cœur humain, franchise, bienveillance, patience.
Il n’est pas difficile d’apporter à l’exigence de chacune de ces vertus de bonnes
raisons.

La règle rhétorique ultime, celle qui va absolument sans dire et qui est la plus
problématique en pratique, est l’exigence et le postulat de sincérité. Quiconque
écoute un orateur ou qui participe à un débat a le droit de ne pas être délibérément

145
trompé et le droit de n’écouter que quelqu’un qui pense ce qu’il dit. Oui, certes...
Mais enfin, si cette règle était le moins du monde impérative, les avocats seraient
ruinés, leur profession serait déconsidérée. Et puis, ce serait un excellent principe
si, des sophistes à la doctrine machiavélienne de la politique comme art de la
tromperie et enfin au monde moderne de mensonges de masse, de propagande,
d’intox, de désinformation et de pub subliminale, la théorie de la persuasion n’avait
été de tous temps liée au bon usage du mensonge. De rares politologues
d’aujourd’hui, connaissant leurs classiques, consentent à partir de ce point pour
théoriser le fait politique. «Au centre du jeu politique se trouve le mensonge, c’est
à dire la tromperie délibérée, organisée, réglée, calculée, nécessaire. (...) L’homme
politique est contraint au mensonge au point qu’il paraît plus que suspect dès qu’il
affirme: «je vais dire la vérité»».15 Le politicien est contraint au mensonge, parce
qu’en démocratie, il ment continûment mais avec la complicité passive des citoyens,
trompés et contents, et mécontents quand on ne les trompe pas. Le «peuple» veut
qu’on lui dise que les choses vont aller mieux, il veut qu’on lui promette des
solutions aux problèmes, même s’il les devine chimériques, il veut qu’on lui parle
de justice sociale, de solidarité même si ce sont des mots vides; il ne veut pas qu’on
lui décrive un déclin continu, une décadence fatale, une situation sans issue. En
outre, il a la mémoire courte et magnanime, il oublie régulièrement les promesses
non tenues et même, affirment les spécialistes de la manipulation politique, «les
mensonges explicites».16

Dans le langage ordinaire, «rhétorique», pris en mauvaise part, veut dire: art
d’habiller de paroles fallacieuses des faussetés et des contre-vérités et d’en
persuader les jobards. Le mensonge civique omniprésent et nécessaire est un sujet
qui fâche et que les gens bien élevés évitent d’aborder. Nous n’avons que les
linéaments d’une politologie du mensonge. «Il existe une technicité du mensonge,
une aptitude au mensonge, un savoir: un politique vit de persuader.»17

Un effort d’objectivité est-il exigible des débatteurs? Non, mais quelque chose de
proche, quelque chose comme une intersubjectivité rationnelle que j’ai évoquée déjà
en parlant de Mesure de l’écart. Si j’argumente, je dois me mettre à la place de mes
interlocuteurs égaux en droit, libres de se prononcer. Aucune argumentation n’est
possible, si égocentrique et émotive soit-elle, si je ne me représente pas en esprit
quelqu’un qui n’est pas moi.

15
Lenain, Mensonge, 7. Voir aussi Durandin, Fondements; Kahn, Esquisse d’une
philosophie du mensonge; Laurent, Du mensonge, Plon, 1994; Koyré, Réflexions sur le
mensonge, Allia, 1996; G. Pandelon, Esquisse d’une théorie politique du mensonge, LGDJ,
2002.
16
Lenain, 13.
17
Lenain, 12.

146
Enfin, qu’en est-il de la recherche de la vérité en tant que supposée règle
rhétorique? Il serait difficile d’éviter en philosophie des sciences, et quelle que soit
l’épistémologie à laquelle on adhère, de poser la recherche de la vérité, la volonté
de vérité comme vertu épistémique première. Platon et Aristote font de cette
recherche le but de la dialectique alors même que le point de départ de cette tekhnè
est les croyances douteuses répertoriées dans la doxa. Pour Aristote, pour Cicéron,
pour Quintilien, l’orateur doit être un uir bonus qui dit et persuade de ce qu’il croit
vrai, mais la rhétorique sait et admet que son objet est une chose tout autre: le
vraisemblable, le probable — notion floue entre vérité approximative et illusion
acceptée de l’opinion. Encore une fois, on en vient à admettre l’idée que les gens qui
débattent recherchent la vérité, ou un-peu-plus-de-vérité non pas seulement parce
qu’ils le prétendent tous, mais par la voie apagogique: une discussion qui se
donnerait pour but d’aboutir à l’erreur est inimaginable. Le seul fait d’avoir une
pensée (ou même un doute) implique que nous savons qu’elle peut être vraie ou
fausse, qu’il y a donc une vérité possible indépendante de nos contenus mentaux et
de nos efforts.18 L’idée de vérité objective est immanente à l’activité mentale parce
que nous savons qu’il nous est arrivé de nous tromper et qu’il nous est arrivé
d’apprendre.19

Pour le relativiste même, la notion de vérité est vide et inane, elle n’a pas valeur
explicative, mais ce qui a valeur de constat est, justement, rhétorique, c’est ce qui
est au cœur de l’étrangeté de la pratique rhétorique: c’est l’effort que nous, humains,
faisons en justifiant inlassablement nos croyances devant les autres en les donnant
pour «vraies» non moins que «raisonnables». Autrement dit, les philosophes, s’ils
doutent du contenu positif de «vérité», voient bien que l’essentiel qui subsiste,
impossible à éliminer et distinct, est que les gens qui débattent prétendent chercher
la vérité, affirment la vérité de leurs conclusions et en persuadent (ou non) les
autres, qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de le faire. Les gens qui expriment une
conviction, expriment de façon immanente qu’ils la croient véridique. Les gens qui
argumentent ont nécessairement une certaine foi, et parfois une totale confiance dans
la vérité, et la conviction que vérité oblige. «Aucune puissance humaine ne peut
arrêter la vérité en marche»: c’est Zola argumentant pour Dreyfus et démontrant le
procès truqué.

Pour constater ceci, il n’est pas nécessaire d’accorder une signification


transcendante à cette idée de vérité, encore moins de la concevoir comme une
correspondance transparente du dire et du monde. Si le but apparent irréductible de
tout débat est de persuader de quelque chose de vrai, le but pratique de la persuasion
est justement pratique et seulement tel. Si je prétends en 1938 démontrer à des
copains à qui je veux montrer la voie que «l’avenir de l’humanité est en URSS et

18
Davidson, Problems of Rationality.
19
Ibid.

147
que le camp de Staline est le camp de la paix et de la justice», ce que je dis est
donné-pour-vrai en même temps qu’il cherche un effet pratique sur la conscience de
mes interlocuteurs, il cherche à les «influencer». L’effet visé, je peux le mesurer.
Mais qui arbitrera (l’Histoire avec sa grande hache?) le point de savoir si c’était
vrai, faux, douteux ou insane? Nous n’avons donc pas à dire, en faisant état de la
prétention-de-vérité immanente à la rhétorique, ce que nous tenons ou tiendrions
pour nature et critère de vérité. Nietzsche identifie la vérité avec ce qui, pour
l’homme est de nécessité vitale (et pour lui, un quantum de fausseté et d’illusion est
une condition de survie).

###

Règles et dissensions relatives au matériau

Cadrage, sélection des données, critères de pertinence

Le discours argumenté opère sur un matériau factuel «retenu» et un contexte de


référence qui permet de tester les thèses débattues, les notions évoquées, les
corrélations mises en raisonnements. Ce contexte n’est pas le monde empirique,
inépuisable, amorphe et muet, il est une «schématisation» (Grize, Vignaux) qui
opère une sélection et un tri, qui énonce des «faits» et les exprime avec un
vocabulaire donné, les regroupe et les oppose à d’autres, délimite et définit une
«situation», écarte au passage des données «sans intérêt» et en monte d’autres en
épingle, qui nomme et classe, compare, distingue, construit un «micro-univers»
maîtrisable en discours, opérations logiquement préalables à l’argumentation et au
débat et qui souvent décide de tout.

Toute argumentation commence par simplifier le monde, inépuisablement variable


et changeant, «l’improbable, c’est à dire ce qui est» (Yves Bonnefoy) et par lui
substituer ce schéma. Bien entendu, il n’y a pas un avant et un après, si ce n’est
logiquement parlant: dans le discours concret, tout déboule à la fois,
schématisations, verbalisations, thèse et arguments.

Les données retenues, les notions schématisées, ce n’est pas encore l’argumentation,
si vous voulez, mais c’est déjà de la stratégie persuasive — et c’est souvent un
moment sournois de cette stratégie: celui qui argumente doit assumer ses
raisonnements, mais la compilation et l’organisation sémantique des «données»
peuvent paraître quelque chose d’anonyme et de donné justement, quelque chose qui
enregistre innocemment l’empirie sans avoir encore pris position. Un discoureur
habile met hors d’atteinte directe (si l’adversaire n’est pas trop perspicace) dans
cette schématisation pré-argumentative, tout ce qui importe à sa stratégie, des
dichotomies, des inclusions, des équivalences, des présuppositions, des inférences
et des hypothèses esquissées, des «faits bruts» qui sont déjà une sélection et une

148
interprétation, des amalgames de plusieurs questions distinctes en une seule
semblant appeler une réponse unique ou bien des disjonctions propices à sa thèse.
Comme sophisme, si sophismes il y a, c’est le plus élémentaire et le plus évanescent
de tous: retenir les seules données qui seront favorables à mes conclusions, écarter
ou ignorer celles qui s’y opposent et argumenter impavidement à partir de là. Guère
besoin d’invoquer ici la fausse conscience ou la sophistique du reste, la psychologie
de sens commun suffit: nous retenons beaucoup mieux les données et les faits qui
nous accommodent.

La schématisation par ailleurs délimite une situation mise sous discussion; elle lui
fixe des limites de pertinence qui seront des limites à la discussion, qui interdiront
de «remonter au déluge» et de «sortir du sujet». Il ne suffit pas qu’un argument soit
raisonnable, il faut encore qu’il «ait à voir» avec la question ainsi constituée. Les
sociologues américains parlent de «frames». C’est le «cadrage» dans lequel on
enferme les données retenues et les «perspectives» sous lesquelles on choisit de les
présenter. L’image optique hante les objections sur ledit cadrage: «vous n’avez pas
tort de votre point de vue, mais il faut aussi voir les choses sous un autre angle...»

L’opération de discours préliminaire est d’instaurer un dicible (générique


notamment, c’est à dire un dicible fixé à un genre philosophique, politique, éthique,
civique...) — dès lors de forclore dans le non-dit et non-débattable des choses qui
n’y entrent pas. Or, ce contexte référé et rendu pertinent est toujours largement
arbitraire et conventionnel; il peut aussi être construit très différemment par les
entreparleurs. C’est certainement le premier grand point contentieux entre
argumentateurs de savoir ce qu’il sera permis d’évoquer et de faire entrer dans le
débat. «Ce n’est pas la question!» «Vous sortez du sujet!», «C’est peut-être vrai,
mais ce n’est pas le problème!»: réprimandes grondeuses des gens (tout
particulièrement des esprits «positifs», bureaucratiques et technocratiques dont nous
reparlerons) qui veulent à tout prix s’en tenir à la question: voici encore une
prétendue règle du débat à géométrie variable, susceptible d’interprétations rigides
ou laxistes.

De telles réprimandes font toujours soupçonner que la fixation des limites du débat
était unilatérale et invitent à se demander qui a fixé le sujet de cette manière et
pourquoi. Il va de soi pourtant que le consensus de circonscription et pertinence est
une des normes de débat dans le sens qu’un débat n’est possible que si un cadrage
a été établi et qu’on est bien d’accord sur ce dont il sera question. Il va aussi de soi
que les gens ordinaires n’ont pas le loisir de faire «des dénombrements si entiers et
des revues si générales» qu’ils puissent s’assurer de ne rien omettre – mais il
faudrait, édictent les moralistes rhétoriques, que le cadre soit circonscrit par
consensus général.20 En tout cas, il y a ici à considérer le sophisme classique de la

20
Douglas Walton, Relevance in Argumentation.

149
pertinence trop étroite ou fallacieuse («fallacy of question-framing»). Si la
discussion porte, même de commun accord, sur: faut-il faire le choix A ou B, et
qu’un des participants vient inopinément avec une tierce proposition C, est-il juste
à tout coup de lui répliquer: taisez-vous, vous êtes hors du sujet? Beaucoup de
choses classées sophismes, par contre, relèvent du présumé hors-sujet, quoiqu’à
chaque coup cela puisse se discuter; le sophisme ad personam par exemple: on ne
peut objecter, prétend-on, de la personnalité ou des actes d’une personne contre ses
arguments? Oui, oui, en stricte logique désincarnée, mais dans la vie sociale,
l’argument ad personam forme une présomption pour ou contre ce qui est allégué
qui est parfaitement pertinente et n’a rien de résolument absurde.

Les débatteurs s’étant mis à peu près d’accord sur la question en litige, l’un d’eux
peut se mettre à invoquer des considérations («morales» par exemple dans une
matière définie comme «économique» ou «politique») que les autres jugeront non
pas erronées mais oiseuses, non-pertinentes et qui les mettront en colère, preuve
psychologique qu’une règle implicite vient à leur gré d’être transgressée. Dans une
discussion interministérielle sur la fixation du salaire minimum, le fonctionnaire qui
s’avise d’évoquer pathétiquement la misère du monde passera pour un bien mauvais
esprit ou peut-être pour un dépressif. On peut encore supposer qu’un plaidoyer
purement moral en faveur des pays pauvres dans une réunion du FMI provoquera
cette «levée de boucliers» des esprits pertinents. Dans la procédure judiciaire,
l’objection la plus fréquente de la partie adverse (mais au moins est-elle régulée par
la jurisprudence) est «That’s irrelevant!» Qu’une jeune femme qui se plaint d’avoir
subi une agression sexuelle ait porté des vêtements hyper-sexy est «irrelevant» (mais
il y a trente ans, nul ne l’ignore, c’était le cœur du débat).

Le débatteur décrété par les autres «irrelevant» va au contraire essayer de montrer


que «tout se tient», que je ne puis discuter des salaires de l’entreprise sans prendre
en considération le problème de la condition féminine et de l’inégalité salariale –
prétention militante susceptible d’enrager les membres du comité qui voulaient «s’en
tenir à la question». Mais la militante s’indigne à son tour: en voulant limiter le
débat à des «questions techniques», le comité refuse de regarder la «vraie» question,
le «vrai» problème! «That’s not the issue! That’s not the point! – Oh yes it is!» Le
dialogue de sourds est bien engagé.

Les analystes politiques distinguent parfois rationalité locale et globale, Local vs


Global Rationality. C’est une des figures du différend sur la pertinence. Le paysan
indien accablé d’enfants, mais disposé à en avoir encore plus et le représentant des
Nations Unies ou d’une ONG chargé de lui faire comprendre les avantages de la
contraception au vu de la démographie galopante de l’Inde sont rationnels tous
deux, soit, mais pas selon la même échelle de référence. Et, Raymond Boudon a
montré ceci, le représentant de l’UNICEF, avec ses statistiques et ses compétences,
risque de trouver le paysan, poli, fermé, méfiant et réticent, bien «irrationnel».

150
C’est souvent une question de cadre temporel qui déclenchera la dispute et le «Vous
sortez de la question». Dans un débat politique, quiconque a le mauvais goût de
remonter trop haut dans la suite des causes se fera inévitablement rabrouer, non
seulement parce qu’il étale une érudition oiseuse, mais parce qu’il sort du cadre (à
court ou moyen terme) dans lequel les choses sont relativement claires et les
conclusions assurées. Construire le «Totalitarisme» en remontant trop haut en
amont, en assignant pour cause efficiente à l’apparition de ces régimes «totalitaires»
les conflits des impérialismes, la Grande Guerre impérialiste de 1914 et sa
«brutalisation» de l’Occident, c’est sortir du cadre commode de la pensée unique
politologique où les «totalitarismes» rouge, brun et noir s’opposent à une
intemporelle «démocratie libérale». On vous accusera de «sortir du débat».

Ce que je caractérise comme des Logiques qui s’affrontent en longue durée dans la
modernité, au chapitre 3, a directement à voir avec des règles différentes portant sur
les éléments admis et enclos dans le matériau de l’argumentable: données
empiriques immédiates, chaîne des causes, valeurs contrefactuelles, conjectures et
prévisions. Pour qui s’enferme dans une logique strictement empirique immanente
(et qui considère ordinairement qu’il n’est d’autre logique saine que celle-là), les
raisonnements guidés par le Principe Espérance déconcertent et rapidement, ils
exaspèrent. Depuis les temps romantiques, face aux systèmes des grands penseurs
radicaux, la coexistence de l’analyse empirique et de l’utopisme, de l’argumentation
factuelle et de la fiction conjecturale, de l’effort de rationalité critique et de la
«déraison» volontariste ont été difficiles à comprendre pour ceux qui se désignaient
comme des «esprits rassis». Tous les historiens de jadis des grands systèmes sociaux
se heurtent à des mélanges que leur raison trouvait inconcevables. Saint-Simon, écrit
un de ses anciens biographes, fut «à la fois réaliste et chimérique, calculateur et
visionnaire, observateur lucide et prophète halluciné».21 La même sorte de choses
a été dite de tous les réformateurs et de leurs disciples. On pouvait, il y a un demi-
siècle, se contenter de ces antithèses littéraires et passer outre. L’un des buts de ce
livre est de caractériser autrement qu’en termes de juxtaposition bizarre d’états
psychiques contrastés, une logique hétérogène et puissante dont la force de
conviction débouche sur la chimère et s’en nourrit. La critique radicale du présent,
dans la modernité (post-religieuse), s’est faite au nom d’un autre monde, d’un avenir
prédit et assuré – et, de Saint-Simon aux «socialistes scientifiques», d’un avenir
scientifiquement démontré, inévitable, ce qui ne pouvait qu’encourager ceux qui
assumaient le mandat reçu de cet avenir meilleur.

Nietzsche dans Aurore, écrit ceci qui s’applique bien aux notions de «cadrage» et
de dicible/indicible:

21
Brunet, Georges. Le mysticisme social de Saint-Simon. Paris: Presses françaises, 1925.

151
À tout ce qu’un homme laisse devenir visible, on peut demander:
Que veut-il cacher? De quoi veut-il détourner le regard? Quel
préjugé veut-il évoquer?

Ce propos s’applique éminemment aux règles des genres discursifs et des champs
qui les institue. Chaque champ établit une clôture et un dicible générique (disant ce
qui est philosophique, politique, social, éthique etc. et ce qui ne l’est pas) et il résiste
avec la dernière énergie à l’intrusion d’éléments extérieurs. Quand le jeune Paul
Nizan, militant communiste, présente ses maîtres de la Sorbonne comme des «chiens
de garde» de la bourgeoisie, il rappelle que la philosophie académique établie ne
prospère et ne se trouve approuvée par les gens en place que parce qu’elle a choisi
d’exclure des hautes «questions philosophiques» les seules questions, politiques et
concrètes, qui devraient occuper un philosophe:

La signification révoltante de l’existence de M. Tardieu, la


signification différemment révoltante des statistiques du travail
forcé me posent des questions philosophiques, mais le conflit si
inquiétant, si pénible, si délicat pour M. Lalande de la Raison
constituante et de la Raison constituée me donne sur-le-champ
envie d’aller rire à la campagne.22

Certains diraient que c’est ici l’essentiel de la pression hégémonique qui assure de
l’entropie dans le discours social: l’hégémonie refoule aussi longtemps que possible
le pas-encore-dit dans l’impensable, l’extravagant et le chimérique. Elle impose des
questions, des thèmes, des «sujets obligatoires» (comme au lycée), et des stratégies
cognitives; du même coup elle scotomise l’émergence possible d’autres thèmes, de
l’inoui. C’est ce qu’un lacanien appellerait peut-être «les écrans de l’acquis». On ne
peut énoncer cette thèse qu’en lui donnant un air finaliste qui semble prêter à
l’hégémonie discursive une sorte d’intention censurante et mystificatrice. C’est que,
rétroactivement, l’observateur est frappé par le fait que ce qui pour sa génération est
devenu probable ou évident semble littéralement informulable aux «meilleurs
esprits» de la génération passée. L’observateur est pris ici dans l’illusion d’un
«progrès idéologique» dont les idées reçues du temps passé lui apparaissent comme
les obstacles objectifs. Ces tabous universels, par définition non perçus, doivent
être distingués des tabous en quelque sorte «officiels» qu’une poignée d’audacieux
(gens de lettres notamment) s’évertuent à subvertir. Il est probable que cette activité
iconoclaste même mobilise trop les énergies et qu’elle cache aux esprits subversifs
des censures plus opaques.

«Avec le fait brut, on ne peut rien faire», déjà le disaient Galilée et Bacon: il faut un
langage, une écriture pour pouvoir le penser. Entre ce qui se passe dans la société

22
Chiens, 16.

152
et ce qu’elle perçoit et thématise, il y a souvent un sérieux écart. L’historien
Theodore Zeldin constate à bon droit, en décrivant les années 1880-1900 en France:
«La révolution technologique et les transformations des modes de vie se déroulèrent
sans qu’aucune discussion put avoir lieu au sein du processus démocratique» parce
que ces phénomènes n’étaient simplement pas verbalisés dans les discours publics.

Différends quant aux limites du connaissable

Je viens d’aborder la question des «cadres» de discussion, c’est à dire notamment


celle des barrières et censures fixant pour un groupe social, pour un «champ» ou
pour une communauté idéologique des limites au discutable – frontières arbitraires
aux yeux de la raison intemporelle, mais qui peuvent avoir de bonnes raisons
contingentes (c’est une bonne raison que de vouloir maintenir la cohésion d’une
communauté!) Frontières au delà desquelles les audacieux et les égarés tombent
dans ce que les anciens inquisiteurs désignaient comme les «opinions téméraires»,
c’est à dire qu’ils encourent, de la part du groupe, le blâme et la suspicion.23 On
pourrait mentionner ici les interdits dogmatiques de certains partis: les communautés
militantes ne se maintiennent unies sur leurs certitudes que parce que – selon la
réplique fameuse du Président Delegorgue au procès Zola – face aux objections et
suggestions téméraires, les autorités gardiennes du dogme rétorquent à tout coup:
«la question ne sera pas posée».

On peut considérer un autre cas de figure: celui où la dispute durable et la division


d’un «champ» en deux camps hostiles et incompréhensifs, tient à un désaccord
fondamental sur le connaissable et ses limites. «Ce dont on ne peut parler, il faut le
taire» et, s’il y a du vrai dans les sciences, il y a donc de l’inconnu et de
l’inconnaissable duquel il n’y a pas lieu de disserter. Les systèmes extra-lucides qui
croient pouvoir discuter de omni re scibili sont par ce caractère même convaincus
d’être étrangers au savoir positif.

La question de l’inconnaissable a été au cœur de la réflexion philosophique depuis


Kant; dans ce cas, ce qui est mis en dehors du «cadrage» discursif, n’est pas,
banalement, le non-pertinent, mais le vide de la fantasmagorie, ce qui ne peut
recevoir de réponse sinon «verbalement». Le langage permet de poser des questions
vides – qui a créé l’univers?, ou, venant d’un ado dans un Planetarium: qu’est-ce
qu’il y avait avant le Big Bang? – questions apparemment claires, intelligibles, mais

23
Contre la tentation des raisonnements téméraires, il y a ce grand dispositif psychagogique,
qui aujourd’hui joue à plein: la mauvaise conscience, ses révérences et ses tabous. Voyez le
sophisme répandu, du journalisme militant aux travaux «savants», qui veut qu’une doctrine
quelle qu’elle soit qui s’appuie sur quelque injustice probable –ou s’en réclame et s’en
justifie – doit bénéficier ipso facto de l’immunité contre toute critique, qu’il faut elle même
l’excuser de tout: généralisations arbitraires, mauvaise foi, mystifications délibérées, mises
au service d’une Cause «pure»...

153
qui, pour l’esprit positif, sont ontologiquement sans réponse. Il s’est agi alors, pour
les philosophes positivistes et monistes contre leurs adversaires métaphysiques, de
réduire et de marquer des limites strictes au connaissable philosophique, d’interdire
au philosophe de vainement spéculer au delà d’elles.

La crise moderne du discours philosophique, de latente devient patente après 1870


et elle débouche sur le XXème siècle. L’objet central des disputes entre philosophes,
dans le prolongement radical de Kant, fut de discuter du «connaissable» et pour
certains, d’imposer des limites à l’antique enthousiasme spéculatif et métaphysique.
La question qui se pose (et se résout très diversement) dans tous les livres français
de philosophie de 1870 jusqu’en 1914 est en effet une sorte de dilemme: la
philosophie continuera-t-elle mordicus à vouloir énoncer les réponses ultimes aux
ultimes questions ou acceptera-t-elle de réduire son ambition à extrapoler des
méthodologies pour les savants, à formuler des «synthèses» sur des faits et des idées
découverts ailleurs, en dehors d’elle, c’est à dire dans les sciences positives?
Continuera-t-elle à ne se nourrir que de ce qui s’est pensé en son seul sein et à
considérer comme toujours vivifiantes les plus antiques conjectures métaphysiques
ou se mettra-t-elle à l’écoute des contingentes sciences et de leurs progrès?

Le vieux Barthélemy Saint-Hilaire, représentant attardé de l’école éclectique,


formule encore vers 1890 dans les termes les plus hautains la traditionnelle thèse de
la pérennité de la philosophie, toujours pareille à elle-même et ayant posé depuis
toujours des questions éternelles dont elle est seule gardienne, semper eadem sed
aliter: «De l’Antiquité jusqu’à nous, la philosophie n’a pas changé de caractère. Au
fond, elle est la même. [...] Nous n’avons rien à en retrancher, rien même à y
ajouter», écrit-il. Il faut sans doute que le philosophe écoute ce qui lui parvient du
«dehors», mais il ne doit pas se laisser absorber par la confuse rumeur des discours
sociaux. Il importe qu’il filtre le contingent et le banal: «Lachelier [...] était très
attentif au bruit du dehors, à ceux qui méritaient que l’on y prêtât l’oreille»:
Lachelier, dont son disciple L. Dauriac fait ici l’éloge, savait, en bon kantien, prêter
l’oreille à cela seul qui, dans le monde extérieur avait quelque résonnance
ontologique «profonde». Il ne convient pas que la philosophie pérenne se laisse tirer
à hue et à dia par les idées du jour. La majesté de la méditation philosophique serait
perturbée par trop de bruit extérieur. À force de chercher à se tenir au courant des
nouveautés scientifiques ou sociales, le philosophe à la moderne laissait voir qu’il
ne dirigeait plus le mouvement de la pensée et son discours risquait de paraître aux
contemporains un vain commentaire spéculatif accompagnant les découvertes de
faits scientifiques nouveaux et les questions posées par la conjoncture sociale. «La
philosophie n’est qu’une forme de poésie»: c’est Renan qui avait lancé cette boutade
iconoclaste. Tout conservateur qu’il fut de tempérament, son esprit critique lui jouait
parfois de sales tours. La plupart des philosophes idéalistes n’étaient pas prêts à se
laisser traiter en simples poètes. Il leur fallait donc résister, faire la part du feu.
Laisser aux sciences naturelles, aux sciences morales, aux pensées politiques une

154
part de l’espace conquis – et reprendre du terrain, se raffermir, maintenir le lien vital
avec la philosophia perennis et la pompeuse majesté de l’histoire des idées
philosophiques depuis l’Antiquité. Il fallait conserver à la philosophie un espace où
elle fût souveraine et socialement révérée et prestigieuse. Comment reconstruire cet
espace et le défendre, telle est la question que se posent la majorité des philosophes
du XIXème (et XXème) siècles.

Il se fait cependant que dans le champ philosophique même, à la fin du XIXème


siècle, il est apparu des sortes d’«anti-philosophes», des sortes de transfuges ou de
traîtres à la légitimité supérieure du champ, des philosophes dont l’objet même a été
la critique radicale des prétentions traditionnelles de la philosophie.

Le positiviste russe Eugène de Roberty dans un essai oublié intitulé


L’inconnaissable (Alcan, 1889) démontre avec un allègre criticisme que le roi est
nu, que la philosophie, celle d’inspiration traditionnellement métaphysique comme
la néo-kantienne et comme l’hégélienne, ne cesse de vouloir encore et toujours
défoncer par de pures acrobaties verbales les limites du connaissable, mais que, loin
de transcender son époque et sa culture, elle n’a jamais été et n’est qu’«une forme
élevée» de la «raison vulgaire» et du «savoir vulgaire». Roberty s’appuie sur
l’épistémologie de la science des faits pour interdire aux autres philosophes de
rajouter des «pourquoi» oiseux et imaginaires aux «comment» fermement établis par
le travail scientifique et de construire des essences là où elle perçoit déjà fort
indistinctement les phénomènes.

Eugène de Roberty marque le point d’aboutissement d’une critique philosophique


des antiques prétentions «totalitaires» de la philosophie, ne lui réservant, mince pars
construens, que le rôle pour le philosophe de l’avenir de décrire et synthétiser une
théorie de la connaissance, historique et non spéculative. Il prétend chasser
définitivement du discours philosophique le fantôme métaphysique et ses deux
acolytes kantiens, morale «transcendante» et «connaissance pure». Or, ce que
Roberty englobe et nomme «métaphysique» recouvre en fait tout le domaine des
questions philosophiques traditionnelles. Lesdites questions philosophiques, affirme-
t-il, ne sont insolubles que parce qu’elles n’existent que «verbalement». L’étude de
la philosophie traditionnelle ne peut considérer que celle-ci parle de quelque chose:
elle doit se ramener à l’étude de son discours et n’ouvre que des problèmes de
«grammaire» et de «lexique». Roberty montre que l’agnosticisme néo-kantien n’est
pas une critique des métaphysiques religieuses, mais la «demière citadelles du
religieux»: sa destruction, la démonstration de son peu de réalité présentent dès lors,
à son avis, «un intérêt de premier ordre». Roberty passe pour un «positiviste», mais
ce positiviste inclut Hegel et Comte dans la critique des grandes synthèses
évolutionnistes, des grandes translations du passé au futur censé prévisible, des
grandes «synthèses» verbales comme relents métaphysiques aussi. «Les systèmes
philosophiques ont vécu», conclut-il.

155
Nommer, définir, classer et catégoriser

Le discoureur ne se borne pas à sélectionner et schématiser: indissociablement, il


verbalise avec des mots contingents et chargés, des mots qui (dans les termes de
Bakhtine) comportent souvent en leur sémantisme même une «polémique larvée»
et un point de vue qui cherche à passer en fraude.

On peut aller vite sur ce point qui est le constat élémentaire de la critique
lexicologique: il est des catégorèmes, innombrables, qui sont déjà en eux-mêmes
toute une argumentation et qui en permettent avantageusement l’économie:
«gauchiste», «fasciste», «terroriste», «sexiste»... Le lexique employé comporte
virtuellement les conclusions. Le concept, disait Roland Barthes, présente le monde
«sous une forme jugée», «capitalisme», «totalitarisme», «néolibéralisme»: d’une
certaine manière, tout est dit et si vous acceptez ce vocable, vous vous prédisposez
à accepter les raisonnements qui vont avec.

Il est vrai que les idéologies, les doctrines partisanes se créent souvent un
vocabulaire propre, mais il est vrai aussi que les frères ennemis doctrinaires sont
souvent forcés de coexister avec un lexique commun dont tous les termes ont pris
des sens polarisés, lexique religieux des jansénistes et de l’humanisme dévot,
lexique philosophique du positiviste et du relativiste, lexique «révolutionnaire» du
socialiste et de l’anarchiste. Comment traduire d’un idiolecte à l’autre alors qu’ils
utilisent, mais à sens contraire, les mêmes mots?

Les euphémismes relèvent de cette lexicologie idéologique comme en relèvent non


moins les «diabolisations» lexicales. Il n’est pas besoin d’être grand spécialiste des
manipulations pour deviner que «SDF» dissimule, fort mal, un clochard,
«demandeur d’emploi», un chômeur. Les livres abondent qui décryptent d’année en
année, pour l’amusement édifié du lecteur, les nouvelles litotes bureaucratiques et
médiatiques, les «dommages collatéraux», «chômeurs de longue durée», «plan
social», «jeunes des cités»... Les tropes fournissent abondamment de ces formules
qui incorporent des jugements, «fracture sociale», «médecine à deux vitesses»...
Tout déchiffreur-amateur perçoit sans efforts les intentions sous-jacentes de ces
«idéologèmes». Il ne voit pas nécessairement une autre difficulté inhérente aux
langues naturelles comme véhicules imparfaits de l’argumentation logique. On peut
avoir affaire à des catégories assez précises – «célibataire», «titulaire d’une licence
en aéronautique» – mais, dans la langue, la plupart des qualifications sont
irrévocablement vagues et il faut faire avec: «grand, beau, chauve, jeune, riche,
élégant» sont vagues, et aussi «généreux, démocrate, raciste»... Il est des lexèmes
qui sont inévitablement ambigus et parmi eux, figurent la plupart des notions
morales: «honnête», heureux», «bon», «méchant»... Les critères et paramètres ad hoc
qui sont censés les circonscrire varient d’une personne à l’autre et parfois d’une
phrase à l’autre. Quant aux mots désignant des collectifs, – «la bourgeoisie», «la

156
France», «le gouvernement», «la jeunesse», – ils sont non moins irrémédiablement
imprécis et contestables en extension et en compréhension – quoiqu’indispensables.

La logique antique s’épuisait à des questions insolubles en langage naturel: combien


de grains font un tas; à partir de combien de cheveux sur le crâne n’est-on pas
chauve? Ce n’est pas seulement parce qu’on peut faire passer en fraude des
jugements de valeur et des thèses dans l’emploi qu’on fait de «démocratie», de
«capitalisme», «classe sociale», «culture» que ces mots sont des vecteurs
argumentatifs suspects, mais parce que, quelque effort qu’on fasse, ils demeureront
polysémiques et ambigus, variant en extension et en compréhension, impossibles à
débarrasser de leur flou.

Raisonner, c’est en premier lieu distinguer et/ou assimiler. Tout commence en


donnant des noms aux choses, en faisant par exemple avec deux mots, deux entités
distinctes de ce qui est indissociable, de ce qui est les deux faces d’un seul
processus. Ou bien en nommant et en assimilant. La Kolyma fut-elle un réseau de
«camps» au sens où Buchenwald en fut un? Les génocides des Tasmaniens, des
Arméniens, des Juifs, des Tsiganes, des Ukrainiens sont-ils au même titre
définitionnel des «génocides»?24 La même essence en dépit d’accidents différents,
pour parler comme les aristotéliciens? (Et que dois-je faire du partisan des droits
animaux qui dénonce le «génocide des phoques» sinon lui dire qu’il est un crétin.)
Fascisme, national-socialisme et communisme furent-ils à titre identique des
«totalitarismes» (ici, il y a toute une bibliothèque pour et contre)?

Une règle argumentative pourvue de bonnes raisons énonce que tous débatteurs
doivent définir sur demande leurs termes. «Je ne discute jamais du nom pourvu
qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne», pose Pascal dont les Provinciales sont
une suite de définitions, contre-définitions et demandes de précisions sémantiques.
Il y a une éristique de la définition, un usage agressif de l’exigence de définir tous
ses termes en dépit du flou des langues naturelles; que voulez-vous dire?
Qu’appelez-vous «normal»? Quel sens donnez-vous à ce mot? Ça dépend de ce que
vous entendez par là etc.

Beaucoup de débats achoppent sur les mots des autres et non moins sur les
définitions offertes. Si je vous définis «fascisme» ou «totalitarisme», voici que vous
m’accusez d’avoir choisi de définir de telle sorte que certaines conclusions en
découlent. Bien des polémiques importantes ne tiennent qu’à une définition
divergente: un embryon est-il une «personne humaine»? Oui à coup sûr, si votre
définition de la «personne humaine» est faite pour englober le fœtus dès la

24
Ou bien dois-je affirmer, proclamer « l’unicité» de la Shoah, comme fait Alain Besançon,
mais il le fait avec des arguments mystiques qui n’entrent pas en dialogue avec les autres
victimes non-eurocentriques.

157
conception. On ne peut pas réfuter une définition mais simplement lui en opposer
une autre.

Et il ne s’agit jamais, en fait, de définir des lexèmes isolés; les mots du discours sont
toujours en couplages virtuels avec antonyme, hyperonyme, hyponymes; ils incluent,
ils excluent, ils opposent. Nous reparlerons du binarisme («Aryen, Sémite;
prolétaire, bourgeois» etc.) et de son rôle dans l’argumentation ou dans certaines
façons d’argumenter.

On sait par ailleurs que la définition est une entreprise risquée parce que le definiens
est finalement moins clair que le definiendum et, du seul fait qu’il comporte
plusieurs termes, parce qu’il permet une régression à l’infini. Je sais à peu près ou
je croyais savoir ce que c’est qu’un Homme, mais si vous me le définissez comme
un «Animal capable de raison, animal rationis capax», voilà que je suis maintenant
perplexe devant animal et devant ratio (et pourquoi pas simplement animal
rationale?) et qu’il me faut creuser tous ces termes, ce qui ne s’arrêtera pas.

Distinguer, assimiler — classer enfin. «Dès que je pense le monde, je l’organise et


je ne peux pas penser le monde sans classer les choses ou les phénomènes qui, à
mon sens, le composent.»25 L’ensemble de ces opérations forme la «schématisation»
dont j’ai parlé ci-dessus, établissement d’une construction conceptuelle dans le
discours.

! Des boîtes noires. Je mets sous cette qualification de «boîte


noire», un cas bien attesté de manipulation notionnelle, suspecte
ou maladroite, celui qui revient à «expliquer» les choses par plus
obscur que l’explicandum. Péché mignon de l’étudiant moyen qui
consiste à employer «inconscient» ou «habitus» ou «croyance» ou
«mentalité» comme des boîtes noires notionnelles à fonction
explicative nulle et comme, jadis le médecin hippocratique
expliquait l’effet de l’opium par sa vis dormitiva.

Affrontements sur les concepts

L’argumentation a souvent pour sujets logiques des idéaltypes, «la démocratie», «le
totalitarisme», ou des catégories, «les femmes», «la jeunesse», «les Français», des
construits en tout cas dont la conceptualisation résulte de raisonnements antérieurs
ossifiés et figés ... Il est impossible de raisonner sans avoir recours à ces êtres de
raison qui, par nature, accentuent et simplifient et parfois servent à dissimuler. Ces
objets de discours sont non seulement des substituts du monde empirique, mais, on
ne l’ignore pas, ils peuvent être aussi bien de purs êtres de raison (ou de déraison),

25
Vignaux, Démon, 7.

158
«le sexe des anges», «le nombril d’Adam et Ève», «la justification par les œuvres»,
«les lois de l’histoire», ce qui n’empêche pas les doctes d’en disputer âprement et
indéfiniment.

Les blocages de discussion dont la cause est la plus facile à localiser, ne tiennent pas
à des raisonnements proprement dits, mais aux concepts, au recours à des concepts
qui paraissent clairs, bien définis et indispensables à l’un – et impropres, fallacieux
sinon scandaleux à l’autre, ou encore vides de sens, chimériques. Un concept, du fait
qu’il cristallise des raisonnements, des associations, des différentiations et des
classements, les rend ipso facto inaccessibles à la discussion ou place du moins ces
raisonnements cristallisés dans la catégorie des données – et ce, abusivement pour
vos adversaires. Tout concept, toute désignation comporte en outre un point de vue.
«La victoire de Marignan», «la défaite de Juin 1940»: fort bien pour ceux pour qui
Marignan est une victoire et Juin 40 une défaite...

Le propre encore d’un concept est qu’il met «dans le même sac» des choses diverses
et c’est son principal mérite cognitif. C’est donc très bien d’utiliser en toute rigueur
l’idéaltype de «protestantisme» à la façon de Max Weber,... mais n’allez pas le faire
devant quelqu’un, s’il s’en trouve encore, pour qui la différence entre calvinisme et
luthéranisme est aussi la différence entre le juste et l’injuste, le vrai et l’erreur!

Par ailleurs, les concepts et idéaltypes sont intemporels et le monde est, lui, pris
dans la durée: quand est-ce que Socrate est devenu «chauve», quand est-ce que
l’URSS a cessé d’être «totalitaire»? Que dire par exemple des concepts précurseurs?
Zeev Sternhell dans les années 1980 construit le concept de «pré-fascisme» pour
caractériser notamment l’équipée boulangiste et son idéologie. Il a de bons
arguments pour ce faire, mais la conception anticipatrice inhérente à cette notion a
le tort de détourner un peu l’attention de ce qui, dans le contexte des années 1888-
1890, pouvait expliquer la résistible ascension du Brav’ Général Boulanger et le
succès de son idéologie ni droite ni gauche — et non dans les années 1920. C’est
comme si, a-t-on objecté, le Général Boulanger en 1888 avait pu se savoir ou se
vouloir le Saint Jean-Baptiste de Benito Mussolini!

Et, pour néologiser à la façon de Charles Fourier, que faire encore des concepts
post-curseurs? «Islamo-fascisme» se répand aujourd’hui avec quelques bons
arguments comparatifs et un gros potentiel d’anachronisme. Par ailleurs,
l’application nouvelle d’un concept idéaltypique, si elle n’est pas accompagnée
d’une justification raisonnée est une fallacie: si j’applique sans plus «totalitarisme»
ou «fascisme», au régime ba’asiste irakien ou au régime des El Assad en Syrie, je
feins parfois de croire que cet étiquetage me permet de faire l’économie d’une
comparaison en forme au-delà de circonstances géopolitiques incommensurables.

159
Un idéaltype est le produit de comparaisons censées fécondes; il n’est pas en soi vrai
ou faux; il monte en épingle et accentue par la pensée certains traits communs à des
phénomènes antérieurement jugés incommensurables ou confusément sentis comme
proches, mais dont les traits structurels n’avaient pas été objectivés. Les grands
idéaltypes destinés à penser le 20e siècle sont de ce nombre. Il n’est pas d’histoire
ni de science sociale possibles sans construction d’idéaltypes comparatistes et/ou
diachroniques. L’histoire sans eux ne serait qu’une séquence chaotique
d’événements singuliers irréductibles, une étendue d’arbres cachant à jamais la forêt.
Pourtant, lesdits types idéaux ne sont pas non plus des «reflets» du monde
empirique, ils ne sont, en toute rigueur, que des instruments heuristiques qui,
résultant de comparaisons partielles, de généralisations heuristiques, de
scotomisations méthodologiquement justifiables et d’enchaînements avérés (mais
entre «cause», «réaction», «tendance» et «influence»), accentuent unilatéralement
certaines cohésions et connexions en fonction d’une visée de synthèse, – instruments
qui, dès lors, peuvent apparaître au service de conclusions prédéterminées et parfois
d’amalgames malveillants.

D’où les hauts cris qui accueillent encore, dans certains secteurs de la gauche
européenne, l’«amalgame» idéaltypique Totalitarisme, confrontant — et non pas
assimilant du reste — le scélérat nazisme et le bolchevisme, censément perverti mais
plein de bonnes intentions, et ce, quelle que soit la force heuristique de ce concept
vraiment propre au 20e siècle.26 Je ne vois en effet de meilleur exemple de blocage
conceptuel dans le débat politique aujourd’hui encore que l’irruption de ce fameux
concept. Il a certes, dans certaines conditions d’usage, une force explicative, mais
comme tout concept, il est un instrument dont quiconque peut s’emparer mais qui
résulte d’un point de vue particulier sur le cours du monde. Heuristiquement
puissant parfois, il est surtout très satisfaisant pour ceux qui tiennent que la
démocratie-et-le-marché forment un tout insécable et le seul ordre économique et
politique possible. Fallacieux pour l’extrême gauche puisqu’il unifie ce que tout, à
ses yeux, doit distinguer et opposer, mais plus encore que fallacieux, moralement
odieux pour un (ex-)communiste qui d’aventure aura jadis risqué sa vie pour
délivrer le monde du fascisme ... C’est ce que rappelle Tzvetan Todorov en
admettant insurmontable la discordance de perspectives entre l’Historien et le
Militant, différence qu’il rabat, il est vrai, sur une opposition entre mémoire et
histoire: «il est très difficile de convaincre un ancien militant donc aussi ancien

26
À l’instar de «totalitarisme», «Religion séculière» est ainsi un concept qui varie en
extension et en compréhension (en intention polémique aussi et non moins!) d’un chercheur
à l’autre. Mais c’est également un concept dont certains grands penseurs, sans s’accorder en
tout, comme Norman Cohn ou Eric Vœgelin, font du moins un puissant instrument
herméneutique, un moyen d’apercevoir la dynamique de la modernité sous un autre angle.

160
croyant, qu’il ressemblait à son ennemi juré. Tant qu’on reste à l’intérieur de la
mémoire individuelle, cette autoreprésentation garde toute sa légitimité.»27

Dans ce qui précède, le concept «Totalitarisme» fait scandale pour certains en


amalgamant ou subsumant ce que tout oppose. En d’autres cas de blocage de la
discussion, le concept, essentiel et prégnant pour l’un, est simplement chimérique,
vide de sens, pour son adversaire, il «n’est qu’un mot». Il n’y a plus qu’à tirer
l’échelle: «Pour lui [Proudhon], le hasard est le maître et la Providence est un mot
qui n’a ni signification ni valeur»,28 s’indigne un essayiste catholique de 1850.
Comment débattre avec lui? Comment supposer que le Croyant et le Négateur
puissent débattre fructueusement et de quelle tolérance réciproque doivent-ils faire
preuve, faute de se comprendre – ceci a été une des questions insolubles du 19e
siècle.

La cause la plus fréquente toutefois de «problèmes» avec les concepts et les mots,
cause recensée dans les confuses listes des «sophismes» par les anciens traités,29
c’est l’équivoque et c’est le flou sémantiques dont je parlais plus haut – et le
glissement subreptice entre des sens connexes dotés de «charges idéologiques»
variables.30 Le vague et l’ambiguité sont causes de sophismes par glissement de sens
– ce qui exaspère, d’Aristote à Frege, tous les esprits logiques. Au reste, dès que
nous prétendons, pour faire avancer la discussion, résumer les positions de notre
adversaire dans «nos propres termes», celui-ci se met à clamer qu’il ne se reconnaît
pas dans nos propos, que ce ne sont «pas ses mots». «Je ne discute jamais du nom
pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne»: excellente règle, mais comment
interrompre le flux continu d’équivoques et de mots «qui n’ont pas le même sens»
– ou parfois pas de sens du tout – quand je lis mon journal ou que j’écoute un débat
politique à la télé. Ce sont justement tous les grands mots, les mots-valeurs,
«démocratie», «liberté», «égalité» et «justice», «peuple» et «culture» qui sont des
fourre-tout discursifs, des mots qui ne servent aux rhéteurs (de jadis et
d’aujourd’hui) que parce qu’«on y met ce qu’on veut» et qu’ils fonctionnent à
géométrie variable permettant de passer d’un sens à un sens tout différent en en
conservant le vibrato axiologique. La fréquence d’un mot dans le discours social ne
suggère aucunement un consensus sémantique – au contraire. Et tous se servent de
ces mêmes mots-clés et en disputent sans les avoir jamais définis.

27
Mémoire du mal, tentation du bien. Laffont, 2000, 100.
28
Merson, Ernest. Du communisme. Réfutation de l’utopie icarienne. Nantes: Guéraud;
Paris:Garnier frères, 1848, 69.
29
Voir le livre de Walton, Fallacies arising from Ambiguity.
30
Cf. Burns, Vagueness.

161
Jeremy Bentham dans son fameux Handbook, son manuel des sophismes politiques,
fait du recours politicard aux généralités floues et aux mots imprécis une de ses
grandes catégories:

L’avocat de la corruption est obligé de grimper haut sur l’échelle


de la généralisation jusqu’à ce qu’il parvienne à un mot dont la
signification très large lui permet de rendre la pensée confuse par
la confusion du langage.31

Le vocabulaire courant n’est pas tendancieux dans la seule mesure où les


désignations peuvent être neutres, laudatives ou péjoratives et comporter ainsi un
jugement qui passe plus ou moins en fraude: piété/bigoterie, foi/superstition etc.
Beaucoup de mots dans la vie publique sont indissociables d’une idéologie, d’une
doctrine, d’une théorie et leur usage ressemble au tour de la carte forcée: si votre
interlocuteur parvient à vous le faire utiliser, il vous entraîne sur son terrain et vous
contraint à rendre hommage à l’idéologie latente dont ce mot est partie prenante.
D’autre part, son vocabulaire comporte déjà ses conclusions! En polémique, celui
qui nomme et étiquette, celui qui gagne la bataille des désignations, gagne d’une
certaine façon la partie. Dans la «Querelle du positivisme» allemande, c’est Jürgen
Habermas qui impose l’étiquette de Positivismusstreit à ses adversaires, Popper et
Albert, lesquels vont protester en vain qu’il sont tout sauf des positivistes, que leur
épistémologie est exactement anti-positiviste, qu’ils sont des «rationalistes critiques»
si on veut; ils ont beau s’agiter et protester, rien n’y fera et l’étiquette collera aux
adversaires de l’École de Francfort – qui, elle revendique comme son bien propre,
de représenter la «Théorie critique», kritische Theorie.

Guère la peine de revenir longuement sur tout ce problème de la connotation en


dépit d’une «référence» identique. C’est pourquoi «le prolétariat» n’est pas
exactement «la classe ouvrière»; c’est pourquoi (au Québec) les «souverainistes» ne
sont pas les «séparatistes» – quoique, du point de vue de Sirius, ce soit, bien sûr,
exactement les mêmes personnes.

Jean-Pierre Faye, subtil critique des idéologies, a bien montré que le mal politique
moderne a tenu à une certaine mise en circulation véhémente de mots obscurs,
völkisch, bündisch, Nationalsozialismus, et à l’émergence progressive d’un
«Langage meurtrier». Certains mots à tiret, «boukharino-trotskyste», «social-
fasciste», «national-socialiste» scandent l’histoire des totalitarismes.

###

Normes de l’argumentation

31
Fragment, 322.

162
Validité: produire des arguments rationnels

Le cœur du contentieux rhétorique revient à déterminer ce qui dans une


argumentation est valide, c’est à dire ce qui est décrété rationnel. Sans doute
plusieurs termes en conflit, désignant diverses écoles philosophiques par exemple,
rappellent que, de tous temps, le rationnel des uns n’a pas été celui des autres; que
le «rationaliste»32 ou le «néo-positiviste» n’en a pas les mêmes critères que le
«rationaliste critique»33 ou que le «sceptique» et encore moins que le «relativiste».
Il y a des bibliothèques entières sur le rationnel, le raisonnable, le connaissable, sur
rationalisme et irrationalisme, rationalité et irrationalité.34 Tous ces livres définissent
les choses différemment tout en semblant dire chacun que tout ceci relève de
l’évidence.35 Des étiquettes comme «scientisme», «positivisme», «rationalisme» sont
devenus des termes de mépris en certains secteurs et beaucoup de philosophes
contemporains seraient désolés si on s’avisait de les traiter de «rationalistes».

Ceci n’empêche pas, en notre secteur, les théoriciens de la Informal Logic de


continuer à vouloir fixer des normes de l’argumentation courante. Ils sont eux-
mêmes divisés: pour les déductivistes, seules les déductions en forme conduisent à
des conclusions valides. Mais non, ce serait demander de rester dans un état de
doute perpétuel; les inductions, les raisonnements par alternative, les abductions etc.
sont valides à de certaines conditions dont on discute indéfiniment, et elles le sont
parfois «faute de mieux».

Toutes ces normes prétendues sont en effet et furent de tous temps soumises à
discussion, valides pour les uns et guère pour les autres — ce qui n’empêche pas les
humains de discuter sans être jamais tout à fait d’accord sur elles, mais ce qui rend
vaine la volonté de fixer normativement ou ne trahit qu’une sorte d’angoisse
pédagogique face à la confusion irréductible de la dialectique. Aucun argument
dialectique, pas même ceux que Perelman classait comme «quasi-logiques», n’est
logiquement rigoureux ni nécessaire dans ses conclusions. Nous nous contentons en
discutant et débattant d’articuler du probable à du probable non parce que nous
aimons rester dans le doute, mais parce que nous pensons que des raisonnements
imparfaits et le doute partiel valent mieux que le noir total. A contrario, la rigueur
formelle ne garantit rien du côté du raisonnable; un syllogisme peut être impeccable,
mais sot, dans le genre de: «...tout ce qui souffre a des droits, or les animaux
souffrent, donc les animaux ont des droits».36

32
Oakeshoff, Rationalism.
33
Groff, Critical.
34
Granger, Irrationnel.
35
Cf. Konzepte der Rationalität. Berlin: De Gruyer, 2003.
36
C’est le raisonnement de l’éthicien australien Peter Singer.

163
Quand je rejette un argument comme invalide, c’est souvent pour des motifs
pratiques plutôt que strictement logiques. «— Moi j’ai rien fait! C’est pas moi! C’est
lui qui a commencé!» Argument écarté comme mauvais par l’institutrice qui, dans
sa justice (et peu soucieuse de compromettre son autorité dans une vaine enquête sur
le point de savoir qui a provoqué la bagarre), punit également les deux petits gars
qui se castagnaient: «— Tu n’avais qu’à ne pas continuer!» Mais il va pourtant de
soi qu’en topique, la proposition «De deux torts reconnus, le plus grave est celui qui
est la cause de l’autre» est un topos susceptible d’être accueilli, qu’il n’est pas plus
mauvais qu’un autre – et que c’est du reste l’argument longuement pesé et débattu
des historiens militaires, «– they started it».

La validité argumentative est une idée régulatrice, une exigence que chacun a dans
l’esprit en entrant en discussion, elle est liée à l’idée que le recours seul à des
schémas valides peut rapprocher de la vérité, — mais à cette exigence floue ne
correspond pas une liste immuable en deux colonnes de formes inférentielles valides
et invalides. Certains arguments que les théoriciens jugent spécieux sont
omniprésents et semblent incontournables, il faut d’abord se demander pourquoi ils
«marchent».

La froide rationalité ne suffit pas à persuader, ai-je rappelé plus haut (avec tous les
rhétoriciens du passé); l’émotif, l’imprécis, le vague, l’ambigu, le spéculatif,
l’imaginaire, le métaphorique persuadent parfois mieux que de bonnes raisons
appuyées sur des faits et de la statistique. Qu’est-ce alors au juste que la «logique»
d’une conviction ou d’un raisonnement? En toute rigueur, avouent les logiciens, on
ne le sait pas. «It is just not clear what it means for a belief system to be logical»,
conclut Goldman.37 Il est peut-être rationnel de faire sa part à l’irrationalité dans les
processus cognitifs, admet un autre logicien: «It is not inconceivable, in sum, that
a true balanced rational understanding depends on a happy choice of certain myth-
metaphors».38 (La majorité des logiciens est tout de même moins laxiste! )

Les psychologues cognitivistes entretiennent leur conflit propre sur ce qui fait la
«rationalité» des raisonnements et des comportements et demeurent souvent
perplexes. «Assessing the degree to which humans can be said to be responding
rationally remains one of the most difficult tasks facing cognitive science».39
Certains se demandent si, en dehors de rares psychotiques, les hommes peuvent être
vraiment dits «irrationnels» ou si ce ne sont pas les définitions courantes, normatives
et restrictives de la rationalité qui pêchent par étroitesse et irréalisme. D’où la règle
proposée par Dennett en sciences cognitives: «Interpret people as irrational only

37
Cité par Stanovich, Who Is, 20.
38
Code, Myths, 16.
39
Stanovich, Who is, 1.

164
given overwhelming evidence».40 La discordance entre les modèles normatifs et
l’observation concrète est préoccupante: à l’aune de ces modèles, les humains font
erreur sur erreur, ils évaluent régulièrement de manière incorrecte des probabilités,
ils montrent en raisonnant des «biais» récurrents, ils testent leurs propres hypothèses
de façon inefficace, ils violent régulièrement la théorie de la maximisation
rationnelle des intérêts, ils projettent leurs opinions sur les actes des autres et les
déchiffrent dès lors fort mal. Il serait bon de conclure de tout ceci que ce sont les
modèles normatifs qui sont à réviser.

Un des malentendus ou une des équivoques de l’idée courante de rationalité est de


la supposer d’un ordre propositionnel, régulé par l’alternative vrai/faux. Or, ces
deux termes, avant même de les creuser, sont avant tout polysémiques. «Quand on
n’a plus rien à dire, il faut se taire»: c’est une proposition plutôt «vraie» dans la
mesure où la proposition contraire est évidemment fausse, mais elle n’est pas
«vraie» dans le sens où l’est la proposition «La prise de la Bastille s’est déroulée le
14 juillet 1789»; «vrai» s’applique à des énoncés incommensurables.

! Exigence de clarté. On pourrait inscrire en tête des normes


argumentatives une norme à face large qui consisterait en une
exigence de «clarté» communicative. Cependant le mot de clarté
non plus n’est pas clair: la clarté du langage naturel, du lexique
ordinaire, ne saurait être celle du discours logico-mathématique
et celui-ci ne saurait servir de modèle «idéal» impossible à
émuler. «Logico-mathematical discourse consists only of
elements capable of precise definition, expressed as completely
individuated terms that are temporarily invariant with respect to
meanings.»41 Murray Code remarque que le logicien est
quelqu’un à la tournure d’esprit bizarre qui aspire à un langage
«pur», totalement différent et opposé au langage des humains, un
langage où les signes seront sans ambiguité et régis par un
nombre fini et univoque de règles explicites. Le logicien se
passionne pour son lanagge formel parce qu’il n’aime pas la
langue ordinaire dont s’occupe le rhétoricien, avec son flou, ses
amphibologies, ses images, ses figures, avec sa demi-douzaine
d’enthymèmes enchevêtrés et incomplets à chaque paragraphe.
Frege est l’exemple moderne de ces philosophes qui pensaient
que la langue naturelle est irrationnelle et incohérente et qu’il faut

40
Stanovich, 19.
41
Code, Myths, 25.

165
la corriger et la purifier. Peut-être que ce désamour est en soi
déraisonnable.42

Règle de pertinence

Cette règle inclut l’opération première évoquée plus haut (Règle du matériau), qui
consiste pour les débatteurs à circonscrire la «question» et à s’y tenir, à forclore le
non-pertinent. À supposer qu’aucun débat adventice ne vienne pas remettre en
question la circonscription de ce qui est en question, tout argument avancé devra
non seulement être admis comme valide mais être pertinent au débat.

Les logiciens admettent que la pertinence est une question de degré. Pour prendre
un exemple banal,

Trudeau a introduit les mesures sociales les plus intelligentes de


l’histoire du Canada

est un argument pour appuyer la thèse

Trudeau a été un excellent premier ministre

mais non pour

Trudeau a été un excellent mari

et il l’est assez peu (mais sans être à exclure) en faveur de

Trudeau était un grand penseur.43

Un argument peut être tenable sans être aucunement pertinent. C’est ici tout ce que
l’ancienne rhétorique qualifie de non sequitur: cela se tient, mais la conséquence
alléguée ou impliquée ne s’ensuit pas: «d’accord et alors?...», «oui, bon, mais ça ne
prouve rien», «certes, mais ce n’est pas la question», «that’s not the point!».

42
Au reste les raisonnements discutés par les logiciens ne sont pas nécessairement
convaincants (ni amusants) en dehors de leur cercle fermé. Voici un exemple de cette farine
logicienne, celui du raisonnement conditionnel, qui justement, fait voir un autre usage
possible, logiquement possible, de «vrai»: «Il n’est pas vrai que Socrate était anglais, il n’est
pas vrai que tout Anglais parle chinois, ni vrai non plus que Socrate parlait chinois, mais il
est vrai que si Socrate eût été anglais et que tout Anglais parle chinois, alors Socrate eût parlé
chinois». Blanché, Raisonnement, 21.

43
Johnson, Manifest, 201.

166
Fluoriser l’eau S réduire le nombre des caries dans la population. Disposer de
l’arme atomique S garantir la sécurité du pays: ces conséquences sont inférées par
les uns sans problème, mais tenues par de bons esprits pour des non sequitur
endossés par la doxa. Sauter aux conclusions, enfoncer des portes ouvertes, être à
côté de la plaque, discuter de choses sans rapport, sont diverses figures du non
sequitur. L’anglais a une expression pour désigner l’art (cher aux politiciens coincés
par une difficulté quelconque et risquant de perdre la face) de déplacer la question,
de répondre à côté, de détourner l’attention d’une accusation ou d’une réfutation en
se mettant à défendre avec feu une question connexe où il aura beau jeu de
triompher etc. Cela se nomme Red Herring, ce qui peut se traduire par «noyer le
poisson». Sophisme parmi d’autres de la non-pertinence. On mentionnera aussi dans
ce contexte le Straw Man, qui consiste à attaquer non l’adversaire mais une
commode caricature substituée à lui, ou la Guilt by Association, culpabilité suggérée
par simple rapprochement: l’anglais a beaucoup de locutions vivantes pour désigner
les transgressions argumentatives des démagogues.44

Car beaucoup de procédés classés depuis toujours sophismes ne sont que cela: la
pertinence douteuse d’un argument qui a indirectement à voir ou même «n’a rien à
voir» avec la question. Le sophisme ad personam par exemple: il conclut de
l’argumentateur, de sa personnalité, de ses actions ou de ses convictions passées à
la validité ou plutôt, généralement, à la non-validité de ses arguments. Pour les uns,
dans un contexte donné, c’est parfaitement perspicace, pour d’autres que cela
dérange, c’est «déplacé», «ça n’a rien à voir!» C’est ce que je montrerai d’ailleurs
de tous les prétendus sophismes: tous sont matières à débat et aucun ne se
disqualifie nettement et indiscutablement (si ce n’est quelques sophismes par
calembour et confusion voulue de polysémie). Le raisonnement ad personam
transgresse la règle de pertinence pour les uns, il ne sort pas de la question pour les
autres.

Ce qui explique d’ailleurs les dynamiques en spirale des polémiques d’idées qui
s’aggravent toujours en progressant: on n’est pas d’accord avec l’adversaire, puis
on n’est pas d’accord avec sa façon de s’y prendre pour se défendre et puis on se
trouve en désaccord sur les évaluations de validité des arguments échangés.

Règle de réfutabilité

En proposant jadis sa théorie de la falsifiabilité, c’est en fait Karl R. Popper qui


empruntait à la rhétorique pour construire une épistémologie critique: le savoir
scientifique, fiable tant qu’il n’est pas réfuté, «falsifié», fût-ce par un seul exemplum

44
On signalera encore Beating a Dead Horse, accumuler les arguments alors que la question
est considérée règlée.

167
in contrarium, est social dans la mesure où il appelle continûment la critique des
pairs et la réfutation si possible.

En rhétorique, on parlerait plutôt de réfutabilité, ou de «principle of vulnerability».


Toute argumentation doit être ouverte à des tentatives de réfutation et elle doit s’y
prêter. Une thèse qui semble inexpugnable, qui est ou prétend être confortée par une
donnée et par la donnée contraire se place hors du débat. C’est ce qui a été reproché
au grandes idéologies modernes par les esprits sceptiques et inorthodoxes. Au
premier chef, le «socialisme scientifique» avait tout de suite acquis ce caractère
invulnérable. Dans sa logique déterministe, les événements qui advenaient allaient
être construits comme ayant été «prévus» et la propagande marxiste, dès les années
1880, fonctionnera de façon à être imperturbablement confirmée par un événement
et par son contraire... Les événements émergents, montrés conformes à ce que la
doctrine avait toujours-déjà énoncé, re-prouvaient constamment une adéquation du
devenir et de la doctrine, qui était déclarée éminemment «scientifique».
«Scientifique» renvoyait donc à une preuve constante par ce qui advient qui
aboutissait à confirmer un discours non falsifiable. Ou plutôt, la science de l’histoire
était censée, comme toute science, réfutable, mais cette réfutation, cette mise en
doute ne se produisaient jamais, jamais elle n’était reconnue erronée, jamais elle ne
se laissait surprendre. D’où l’âpreté de la querelle du «révisionnisme» en 1900: s’il
avait fallu réévaluer quoi que ce soit dans Marx (c’est à dire dans ce que
l’orthodoxie de l’Internationale prétendait y avoir compris), plus rien ne tenait et
tout pouvait être emporté par l’examen. Il fallait donc que le marxisme ait tout prévu
et formât ainsi une science achevée. Cet axiome de l’adequatio rei et intellectu a été
formulé mille fois, triomphalement après l’explication des événements en cours à
la lumière du marxisme immuable. «Le socialisme est en harmonie avec l’évolution
historique qui s’accomplit autour de nous...»45 Il n’est guère besoin de rappeler que
Popper a pris le marxisme ordinaire comme le contre-exemple typique d’une
imposture non-falsifiable.

Règle de cohérence. Non-contradiction

Un des sens précis du mot de «logique» est éminemment lié à notre problème de
blocage possible de la discussion par rejet de la discursivité adverse. C’est celui où
«logique» veut dire cohérent. La règle de cohérence est catégorique et elle est
incluse dans la règle de rationalité. Deux critères sont complémentaires: fiabilité et
cohérence. Car la cohérence, a contrario, ne peut être confondue avec la rationalité:
un système délirant ou fondé simplement sur un présupposé absurde peut être très
cohérent. Si pourtant l’adversaire semble se contredire, si un de ses arguments
semble incompatible «logiquement» chez lui avec un autre, comme dans ce qu’on
nomme le «raisonnement du chaudron», si sa thèse conduit fatalement à un dilemme

45
G. Renard, Paroles d’avenir, 16.

168
dont les deux branches sont absurdes, je pourrai déclarer que cette contradiction
flagrante vaut échec de son argumentation et porter le blâme sur la déficience de sa
«logique» et par là sur son ethos. L’accusation est fréquente: Ça ne tient pas debout,
vous êtes en pleine contradiction!

«Le chaudron était déjà fendu quand je l’ai reçu; je l’ai rendu intact; et d’ailleurs
je n’ai jamais emprunté ce chaudron». Ainsi s’énonce le vieux Paralogisme du
chaudron : trois arguments qui, pris isolément, seraient plaidables et qui, s’ils étaient
démontrés, vous disculperaient, mais dont la coprésence trahit une volonté trop
brouillonne de rejeter toute responsabilité pour le bris du fameux chaudron.
L’argumentation du chaudron est nulle à force de vouloir trop prouver l’innocence
de l’énonciateur.

Mon adversaire me répliquera évidemment que, dans son système à lui, il n’y a pas
ombre de contradiction ni incohérence, réplique qui sera accueillie avec incrédulité,
mais il ne me répliquera jamais: «oui, c’est contradictoire, je suis parfaitement
contradictoire et alors?» D’une manière générale les humains qui acceptent parfois
d’être déclarés durs, méchants, le cœur sec etc., acceptent mal d’être décrétés
«incohérents». Par ailleurs, je l’admets, l’incohérence alléguée est souvent sinon
toujours un effet de la re-traduction des raisonnements et attitudes des autres dans
mon propre système de disjonctions, de raisonnabilité et de valeurs. Ainsi, tout
savant, physicien, naturaliste, astronome qui croit en Dieu (et il y en a plus d’un)
est «incohérent» pour son confrère agnostique.

Il importe plus, semble-t-il, aux hommes d’être cohérents avec eux-mêmes que
d’être fidèles aux contradictions et fluctuations du monde et de s’y adapter. Même
la contradiction apparente ou réelle entre ce qu’on écrit aujourd’hui avec ce qu’on
a pu penser jadis est blâmable. C’est avec cette contradiction alléguée qu’on
dénonce des «renégats». Lamennais après avoir rompu avec l’Église pour rejoindre
le camp du Progrès, exprime des doutes et des réserves dans Du passé et de l’avenir
du peuple46 sur les projets socialistes de 1840. «Il y aura toujours des douleurs»,
admet le ci-devant prêtre. «Palinodie!» accuse le communiste Dézamy: «cette
réaction conservatrice donne à votre dernier ouvrage tout l’air d’une flagrante
palinodie».47

Dans l’histoire du mouvement ouvrier, l’exigence de cohérence qui est toujours celle
des plus radicaux, vient justifier le mépris du «réformisme», le refus des réformes
quelles qu’elles soient, lesquelles supposent nécessairement la coexistence d’un bien
relatif et d’un mal avéré, et qui ne peuvent être obtenues que par la voie d’une
institution, la démocratie électorale, qui est aussi un instrument au service des

46
Paris: Pagnerre, 1841.
47
Monsieur Lamennais réfuté par lui-même. Paris: l’auteur, 1841.

169
méchants et un moyen de réguler le système qu’on prétend abattre. Il est
extrêmement pénible d’avoir à admettre qu’une chose est à la fois bonne et mauvaise
et que celui qui poursuit de bonnes fins doit pactiser avec le mal. Dans le parti SFIO
d’avant 1914, j’ai montré que Jaurès et ceux qu’on voyait comme des «réformistes»
ont eu fort à faire pour se justifier car, pour beaucoup d’esprits pénétrés de la
gnoséologie militante, il ne pouvaient être vus, inconséquents qu’ils se montraient,
que comme de lâches sophistes et des renégats en puissance.

Par ailleurs, la prétendue cohérence de for intérieur est toujours à de certains degrés
une imposture: mes décisions censées les plus rationnelles ou présentées telles –
choix de carrière etc. – ont été toujours plus aléatoires, plus «serendipitous» que
l’explication que j’en donne. Du point de vue du psycho-sociologue, l’affaire n’est
d’ailleurs pas de maintenir une cohérence de for intérieur, mais d’éviter l’inconfort
psychique occasionné par une discordance infligée par le monde et déstabilisant
votre arsenal de justifications (représentées par vous comme des convictions).

Évidemment un militant politique heureux serait celui qui pourrait dire: j’aime mon
parti, ses chefs, son programme, sa vision de l’avenir, ses actions présentes et
passées, et je déteste nos adversaires tout en trouvant toutes leurs idées répugnantes.
Mais ce n’est pas souvent que la cohérence à soi-même et au monde peut être si
étendue et si sereine. Je réagis à toute «dissonance» par une rationalisation
supplémentaire; c’est la séquence cumulée de démentis et de disssonances colmatées
qui vient expliquer le caractère de plus en plus rationalisé et délirant de certaines
idéologies affrontées continuellement à la malencontre du réel. Ainsi de l’althusséro-
marxisme des années 1960-1970. En effet, chaque fois que le monde déstabilise
l’Idéologie (c’est un cas de ce que Festinger appelle «dissonance»), il faut ajouter
à celle-ci un «épicycle» re-cohérentisant, trouver des raisons additionnelles destinées
à réduire la dissonance. Que ce soit la fin du monde reportée sine die, pour le
zélateur d’une secte apocalyptique, ou la dissolution soudaine et sans coup férir de
l’URSS pour le militant communiste, il faut ajouter à sa vision du monde de
nouveaux arguments explicatifs, bricoler une remise en cohérence (ou abandonner
corps et bien l’idéologie et s’en trouver une autre). Ainsi trouvait-on jadis à
«expliquer» le pacte Molotov-von Ribbentrop non par de trop patentes affinités
totalitaires entre les deux régimes, mais par une mesure imposée à l’URSS, patrie
des travailleurs, par l’impérialisme et le social-fascisme etc.

J. Verdès Leroux dans ses livres sur les intellectuels staliniens, Au service du Parti
et Le réveil des somnambules, a bien montré le travail désespérant et toujours à
reprendre de l’auto-justification cohérente: j’adhère au PCF, mais je redoute
l’URSS, j’ai du mépris pour les dirigeants du Parti, je considère son programme
comme chimérique et à de certains égards déplaisant. Il faut que je m’explique tout
cela à moi-même et aux autres tout en serrant les dents. Dur, dur! Les études sont
nombreuses sur la schizophrénie militante, figure pathologique de la cohérence

170
justificatrice. Claude Roy, ex-membre du PCF, l’écrivait explicitement vers 1980,
mais du dehors, c’est une «logique» difficile à saisir:

Je votais pour Jean-Jacques Rousseau et pour Marx aux élections


de l’histoire. Mais au scrutin secret de l’individu, je votais plutôt
pour Schopenhauer et Godot.48

Au cœur de la cohérence, le principe de non-contradiction est la norme première de


l’argumentation depuis Aristote. C’est l’axiome d’Aristote repris par £ukasiewicz:
des propositions opposées ne peuvent être vraies en même temps – et : une
proposition est soit vraie soit fausse, mais pas les deux à la fois. Et enfin: une même
qualité ne peut être attribuée et ne pas être attribuée d’un même point de vue à
quelque chose. Au contraire, des sceptiques aux postmodernes, les anti-
aristotéliciens ont montré que tout système de pensée, si on le creuse, repose sur une
aporie ou un mensonge fondateur, prôton pseudos, et conduit inexorablement à des
incompossibles et des dilemmes logiques.

La règle de non-contradiction et de logique interne entraîne la suspicion à l’égard


de ces raisonnements par analogie, par parabole, raisonnements herméneutiques et
polysémiques où le critère de cohérence s’applique mal. D’une certaine manière, en
Occident, la rationalité est synonyme de pensée non contradictoire et systémique et
le «mythe» est suspect. Que veut dire être cohérent cependant à tout prix face à un
monde obscur, partiellement inconnaissable, déconcertant?

On peut qualifier de sophisme de l’objection, le fait que la moindre anomalie ou


tache aveugle du discours adverse est dénoncée comme suffisantes pour jeter le
discrédit sur lui. Dans le débat ordinaire, la règle de cohérence a sa propre
sophistique polémique abusive, celle qui exige que tout relève d’un seul plan. Et
donc qui répudie une cohérence à plusieurs plans autonomes et plusieurs «points de
vue» sur le même sujet résultant en des jugements de valeur contraires simultanés.
Cas typique, à la Voltaire: «les idées de cet individu sont répugnantes, je les
combattrai, mais je soutiens sans réserve sa/la liberté d’expression». Celui qui dit
ceci, considère deux plans distincts, l’un éthique, l’autre civique et juridique, et il
sent tout à fait cohérente la contradiction qui en résulte entre les deux jugements
qu’il porte sur le même homme. Mais pour la plupart des activistes et militants, ce
distinguo est insupportable: si c’est répugnant éthiquement, ce l’est politiquement

48
Claude Roy, Nous (Gallimard, 1972), 388. Je relève un propos d’un homme resté
communiste jusqu’à sa mort, André Wurmser, propos daté de 1956, cité dans sa notice au
Dictionnaire du mouvement ouvrier de Maîtron, qui laisse apparaître que cette simulation et
ce double langage lui paraissaient évidents, normaux (et un peu stupides et déplacés les gens
qui s’aviseraient de les lui reprocher). André Wurmser écrit ceci — qui est tout de même
étonnant : «Il ne faut pas juger ce que les uns et les autres nous avons alors pensé d’après ce
que nous avons dit».

171
et cela doit si possible être censuré juridiquement – et ces activistes ont un sentiment
très vif de leur propre et vertueuse «cohérence» et de la confusion de leur libéral
adversaire.

Systématicité et crédibilité

Les grandes pensées philosophiques se présentent comme un système régulé par une
cohérence interne forte. La cohérence apparaît bien comme un idéal dans ce sens.
Rescher parle de «Systemic harmony»49, le modèle en est la géométrie
pythagoricienne, tous les théorèmes collent et se confirment réciproquement. Ce qui
fait système a les apparences du vrai.

Depuis les temps romantiques, le «Système» a formé le stade suprême de


l’idéologie.50 On a oublié ces faiseurs de systèmes totaux comme Hyacinthe Azaïs
qui, après de nombreux livres antérieurs, synthétisa en 1844 dans Le Précurseur
philosophique de l’Explication universelle sa définitive doctrine.51 Vers 1830,
penser, c’est penser le tout. Cette première modernité fut tout entière hégélienne, «le
vrai est le tout, seul le tout est réel».52 Ce n’est qu’aux origines romantiques que le
penseur peut affirmer sereinement «le besoin d’un système complet comprenant à
la fois Dieu, l’homme, l’histoire, la nature et s’étendant par conséquent sur toutes
les sciences et sur tous les arts», besoin «inhérent à l’esprit humain» auquel il
annonce qu’il apporte réponse totale déduite d’un seul Principe – comme si le
Monde était un vaste raisonnement.53 Voyez Victor Considerant présentant le
système sociétaire: «...nous présentons une théorie où tout est décrit, but et
moyens.»54 Si cette naïveté cognitive a été refoulée plus tard, elle ne s’éteindra pas.
De ce point de vue, la modernité idéologique peut-être conçue comme un replâtrage
dénégateur perpétuel. S’il y a eu un bonheur propre aux adhésions militantes, une
forme de bonheur durable qui va des fouriéristes aux communistes du XXème siècle,
il a tenu à ce sentiment, à cette confiance absolue, impavide, d’avoir trouvé réponse
à tout et de connaître les choses bien au-delà du connaissable. Que ce soit dans le
«Diamat», dans le matérialisme dialectique des staliniens, ou dans la théorie
sociétaire, la phraséologie change, une attitude mentale demeure pendant près de

49
Rescher, Cognitive.
50
Depuis Condillac et les Idéologues en fait.
51
Azaïs, Pierre-Hyacinthe. Explication universelle. Paris: L’Auteur, 1828. 2 vol. Et Précis
du système universel. Paris: Eymery, 1825. Voir aussi sa Question philosophique de première
importance: Quelle est, dans l’univers, la destinée du genre humain? Paris: L’Auteur, 1841.
52
Préface à la Phénoménologie de l’Esprit.
53
Leroux, Pierre. Réfutation de l’éclectisme, où se trouve exposée la vraie définition de la
philosophie. Paris: Gosselin, 1839, 15.
54
Destinées sociales, 2e éd. I 18.

172
deux siècles. Dans la génération des Fourier, Saint-Simon, Leroux et Colins, le
discours des Grands réformateurs conjoint une métaphysique et une cosmogonie à
la critique de la société, il disserte des crimes du commerce et de l’agriculture
morcelée sur la même page où il conjecture sur la pluralité des mondes et la
migration des âmes – ou sur l’éternité par les astres comme le fera «l’Enfermé»,
Auguste Blanqui,55 ou sur la «vie éternelle passée-future» comme le pape saint-
simonien Prosper Enfantin.56

Vilfredo Pareto a eu le mérite en étudiant vers 1900 les Système socialistes de


renverser la règle de cohérence et de faire de la logique argumentative
imperturbable, de la systématicité en béton un indice probant de non-scientificité.
On se souvient peut-être de la définition naguère fameuse de Louis Althusser: «une
idéologie est un système possédant sa logique et sa rigueur propres, de
représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une
existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée».57 Cette définition
est bien superficielle, les idéologies ne sont pas des «systèmes» ou ne le sont que par
l’apparence de leur rhétorique. Les Grands récits ne forment des «systèmes» dotés
d’une «logique» rigoureuse que si l’on s’en tient à cette rhétorique de surface et à
leurs manœuvres de légitimation — se dire «scientifiques» par exemple. En
profondeur, à l’examen, ils sont de toute nécessité des bricolages, des collages de
morceaux hétérogènes dont la rhétorique déductive s’efforce justement de cacher
les coutures et les raccords, bricolages d’analyses sociales et de mythes,
conciliations subreptices de valeurs contradictoires, d’«idées» venues de sources
divergentes, systématisations offusquées de taches aveugles, de présupposés
inassumés, colmatages d’antinomies latentes.

Mais soit: si l’on s’en tient aux apparences qui convainquent, les Explications totales
nées aux temps romantiques avec les Azaïs, Fourier, Saint-Simon, Colins, Comte
etc. présentent au plus haut degré l’apparence systémique et l’aséité (pour reprendre
ce vieux terme théologique: l’autosuffisance ontologique), celle d’un enchaînement
senti unifié et cohérent, où tout «colle» et tout s’explique, où tout est «logique» et
tout trouve réponse.

J’ai étudié récemment le «marxisme orthodoxe» de la IIe Internationale (Le


marxisme dans les Grands récits, 2005). Ce système idéologique forme un sorite,
ainsi que le spécifie la rhétorique classique, c’est à dire qu’il se présente comme un
enchaînement syllogistique montrant inévitable le passage prochain au collectivisme
et le succès de cet ultime mode de production. Ce caractère logico-linéaire seul

55
L’éternité par les astres. Paris: Germer & Baillière, 1872.
56
Enfantin, Prosper. La vie éternelle passée, présente, future. Paris : Dentu, 1861.
57
Althusser, dans Théorie d’ensemble.Paris: Seuil, 1968, cité 128-9 et passim

173
indiquerait en fait que ledit «socialisme scientifique» ne relevait pas de la
scientificité. La question qui vient à l’esprit est de savoir en effet si, dans l’analyse
sociale et historique, la cohérence absolue est un si bon signe que cela! (Rien de plus
cohérent que le système du paranoïaque dont nous parlerons au début du chap. 3)
Pareto donc voyait dans la cohérence systémique le trait typique de la Docta
Ignorantia, «l’exégèse des ignorants, remarque-t-il, est toujours beaucoup plus
logique et claire que celle des savants, parce que les premiers ne voient pas les
impossibilités des conséquences rigoureusement logiques de la doctrine et
n’essayent nullement par conséquent d’esquiver ces conséquences.»58 Systématique
en apparence, le «socialisme scientifique» apparaît à l’examen comme un bricolage
syncrétique d’idéologèmes millénaristes, messianiques, égalitaires, communautaires,
étatistes, centralisateurs, libertaires, productivistes, humanitaires, technocratiques
(avant la lettre) qui se sont trouvés happés à un moment donné entre 1830 et 1880
dans le champ idéologique socialiste et y sont devenus indélogeables. Dans cette
construction syncrétique, hétérogène et antinomique de toute nécessité, quelques
«passages»-clés de Marx jouaient un rôle de régulateur, permettant de séparer le
juste de l’erroné, du dépassé — le canonique de l’apocryphe.

On peut généraliser: dans toute production idéologique, il faut chercher à voir une
construction colmatée où les contradictions dissimulées sont d’autant plus
frappantes, une fois décelées, qu’elle se donne d’une façon ou de l’autre pour la
«solution» harmonieuse de grands problèmes sociaux.

À priori, évidences, acquis, prémisses, présuppositions

La tâche première dans l’analyse du discours et de l’argumentation est de faire le


partage entre ce qui est en question et ce qui, souvent laissé dans l’implicite, est hors
de question parce qu’acquis ou traité comme tel. Toute argumentation part de
«points» considérés comme acquis, qui vont former un «terrain commun» ou plutôt
on ne peut commencer à argumenter qu’en présupposant automatiquement des
choses acquises.

! Vérités à priori. On peut désigner comme vérités à priori les


propositions qui sont vraies indépendamment de toute expérience,
propositions analytiques (et tautologiques): «aucun célibataire
n’est marié», «tous les oncles sont des mâles». Propositions qui
ne dérivent leur justification que d’elles-mêmes. Ou il est possible
d’appeler à priori des propositions synthétiques tenues pour
indiscutables comme «tous les poissons vivent dans l’eau.» La
théorie du calcul rationnel en économie, TCR, et certaines
théories décisionnistes prennent l’axiome «Tous les homme sont

58
Systèmes socialistes, II, 326.

174
égoïstes» pour un à priori dégagé de toute vérification
expériementale.59

L’acquis ou le réputé acquis, ce seront notamment les faits, «rien que les faits!» Les
faits, et un arrêt consensuel sur des «préconstruits», des topoï et des présupposés
doxiques qui sont laissés hors débat. Ces postulats de base sont censés n’être pas
remis en cause dans la discussion – ou pourrait même faire de ceci une des normes
du débat énumérés plus haut: il faut que les débatteurs en commençant aient accepté
de fixer des limites et s’y tienne. De même, le rhéteur doit partir de notions connues
et acceptées, de valeurs partagées, de représentations admises par le public et, à
partir d’elles, construire sa démonstration en lui transférant le sentiment
d’acceptabilité qui réside dans les présupposés de l’opinion.

Les gens avec qui nous discutons ou que nous cherchons à persuader ont des
convictions et des idées différentes des nôtres, mais il y a aussi, du moins on se flatte
qu’il doit y avoir un ensemble de croyances qui nous sont communes de sorte que
notre tâche première est de faire le partage entre le commun et le divergent ou le
disputé. Vastes possibilités de malentendu ici. Mon esprit est saturé de croyances
inactives absolument hétérogènes — sur les ordinateurs, le Bhoutan, les choux de
Bruxelles, la démocratie, l’origine de l’humanité; certaines d’ordre pratique,
certaines spéculatives; certaines définies, certaines floues et destinées à le demeurer.
C’est dans ce fouillis doxique dont je vais prêter certains éléments aux autres que
je suis censé construire une fondation à partir de laquelle je pourrai raisonner.

Le point de départ doit être accepté comme évident et sans problème et par là il
demeure inerte dans la polémique éventuelle qui s’ensuivra. «La trahison militaire
est un crime» – les douze années de polémiques violentes entre dreyfusards et
nationalistes n’ont de sens que parce que ce «lieu» était et est demeuré (jusqu’aux
antimilitaristes de l’extrême gauche) forclos du débat.

Il est facile de montrer qu’en telle circonstance, dans tel milieu, à telle époque, une
prémisse a paru universellement acceptable et sans problème, mais il n’est guère
facile de la valider trancendantalement si je puis dire. Dire qu’il existait une
présomption en sa faveur, c’est sembler dire que, sous-jacents, latents, des
raisonnements oubliés, mais universellement admis, en fondaient l’évidence et le
caractère non problématique. C’est dire aussi qu’il pourrait être bon pour plus de
sûreté d’aller les exhumer et les creuser. D’où la technique maïeutique de Socrate:
redescendre à cet implicite, l’expliciter et le mettre en lumière.

Le présupposé est un autre chose encore que le réputé-acquis: c’est une proposition
non posée qui est nécessairement vraie pour que ce que je pose ait un sens. De

59
Ogier, Cause, 16.

175
vieilles ficelles rhétoriques s’attachent au présupposé qui dit quelque chose sans le
dire tout en le disant. On connaît les exemples scolaires: «Est-ce qu’il a cessé de
battre sa femme?», «Busch s’imagine qu’Al Qaida est derrière les attentats du 11
septembre...», «Même Joséphine a voté non au referendum» etc. Derrière chacune
de ces propositions, il y en a une autre, logiquement antérieure, pas nécessairement
claire, mais donnée pour vraie. De sorte que si j’accepte de débattre du posé, c’est
comme si j’avais accepté le présupposé au passage. Si je développe devant
quelqu’un la thèse que «Lionel Jospin est socialiste, mais honnête», il n’est pas sûr
que je fasse grand plaisir à mon interlocuteur socialiste. Prêt, je suppose, à accepter
le posé, mais pas à laisser passer en fraude en quelque sorte le présupposé de cette
thèse. Je ne suis pas sûr que ce soit indispensable, mais je vais lourdement expliciter
ceci. Si j’énonce que «Untel est socialiste mais honnête», cette proposition n’a de
sens que subordonnée à une maxime ou un topos immanent mais non dit, non
assumé: «[D’ordinaire,] les socialistes sont malhonnêtes». Cette maxime n’est pas
une extrapolation ni une conjecture ni une insinuation: elle est dans la littéralité, elle
fait partie du sens littéral. Elle ne requiert aucune extrapolation, mais relève du
système d’intercompréhension. Mon posé m’appartient et je dois le défendre, le
présupposé enveloppé dans le posé est censé partagé. Or, en rhétorique, il faut se
rappeler qu’une bonne partie du dire passe par le non-dit apparent (voir toute la
théorie de l’enthymème exposée au chap. 1) et qu’il y a moyen de faire preuve de
grosse malice ici.60 Que tout ce que je pose comme des prémisses (puisque je ne
circule pas dans un système axiomatique comme en géométrie) est implicitement
soutenu par des présupposés censés admissibles sans plus et des indices censés
favorables et que tout ceci appartient au nous de l’interlocution. (Ceci peut se
généraliser à tout genre du discours: tout récit s’appuie sur des maximes du
vraisemblable qui sont présupposées. Ces maximes, tout en restant informulées et
latentes, déterminent l’acceptabilité de la séquence narrative.) L’analyste du
discours doit développer une herméneutique critique par la remontée aux
présupposés et, de proche en proche, aux fondements ultimes, et d’aventure à ce qui
lui apparaîtra comme les «mensonges fondateurs» du discours, Ðñùôïí øåõäïò.

Les juristes anglais ont souvenir que le Juge en chef Hale en 1676 a doctement
formulé un mémorable raisonnement qui nous fait sourire de façon grinçante (alors
que nous raisonnons toujours parfaitement comme lui):

60
A titre de prolongement on pourra se référer à: M. Angenot, «Présupposé, topos,
idéologème», Études françaises, 1-2, 1977; «Idéologie et présupposé», Revue des langues
vivantes, 44, 1978. - M. Angenot et D. Suvin, «L’implicite du Manifeste», Études françaises,
XVI, 3-4, 1980. - M.-C. Leps, «For an Intertextual Method of Analyzing Discourse»,
Europa, III, I, 1979-1980.

176
Il faut bien qu’il y ait des sorcières puisqu’il y a des lois contre
elles.61

L’évidence s’exprime en effet souvent par un présupposé mis hors de doute. On ne


peut imaginer toute une législation portant sur quelque chose de chimérique. Mais
c’est évident! Et c’est du moins bien raisonné.

Conscientes que le discours ordinaire laisse toujours des présupposés et des


implicites sous ses prémisses et ne les domine pas, parfois ne les perçoit pas, qu’il
construit sur un «terrain» de lui inconnu et peu sûr, le plus ancien problème discursif
des philosophies et des sciences morales et politiques a été de mettre la main sur des
prémisses inexpugnables, indiscutables et de déduire pas à pas d’elles des projets,
des systématisations qui se trouveraient pleinement justifiés. Or pour que ces
prémisses soient indéniables, il faut qu’elles soient extérieures à ce monde en
discussion et qu’elles ne comporte pas de présupposé latent susceptibles d’entraîner
dans une régression ad infinitum. Dans la pensée post-religieuse, l’homme est son
propre fondement pour penser l’institution de la société. Mais puisque j’ai besoin
d’un fondement, ce ne saurait être l’homme empirique qui me le fournira, mais un
homme naturel, une «nature humaine» dont on tirera sans peine la «loi naturelle».
«une grande partie de l’ordre qui règne entre les hommes n’est pas l’effet du
gouvernement, écrit Thomas Payne, mais tire son origine des principes de la société
et de la construction de l’homme».62 D’où, il ressort que «le but de toute association
politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme.»63
L’homme naît avec des besoins et des facultés qui lui cérent des droits, des créances
sur le système social; ces droits sont antérieurs et supérieurs à toutes les lois
humaines. De Hobbes64 à Helvetius, la modernité sécularisée fonde une science de
la nature humaine.

La connaissance des «lois de la nature humaine» assurera «le bonheur permanent de


l’humanité».65 La critique sociale dont j’ai étudié deux siècles de «logique» depuis
les temps de la Restauration, établit ses démonstrations du mal et du remède social
sur des certitudes premières en forme d’acte de foi qui étonnent avec le recul des
temps:

61
Mis en exergue de Palmer, Presupposition.
62
Théorie et pratique des droits de l’homme. Paris: Cercle social, 1792, 8.
63
Alb. Laponneraye, Droits, 2.
64
La nature humaine, 1640, trad. 1772.
65
Robert Owen, Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel
basé sur les lois de la nature humaine. Paris: Paulin, 1847, 34.

177
Je crois fermement que l’espèce humaine est essentiellement
religieuse et morale,

écrit un saint-simonien.66 C’est en effet des axiomes transcendants à l’ordre social


mauvais que le critique doit trouver pour critiquer la société inique – et il les trouve
dans la «nature humaine». Trouvez-moi un point d’appui hors de ses normes et je
vous démontrerai que cette société est mal organisée. Ainsi procède le grand
réformateur anglais Robert Owen:

Les éléments de la science sociale embrassent les sujets suivants:


– Connaissance des lois de la nature humaine dérivée de faits
démontrables qui prouvent que l’homme est un être
essentiellement sociable &c.67

Le socialisme qui est né productiviste avait mis «le travail» dans la nature humaine,
promis le droit au travail assuré à l’avenir par ce que les Allemands rêvaient comme
l’Arbeitstaat et la boucle argumentative serait bouclée, «le bonheur, c’est le travail
puisque le travail est dans la condition de l’humanité.»68 Le droit de vivre fonde le
droit au travail car le tout de la mdoernité post-cartésienne est de trouver au
fondement des raisonnements évidents: «si l’homme a droit à la vie, il faut bien qu’il
ait les moyens de la conserver. Ce moyen, quel est-il? Le travail», raisonne Louis
Blanc qui proclame dans la foulée le Droit au travail garanti par l’État
organisateur.69 Le marxisme guesdiste fera du travail «une nécessité primordiale et
permanente qui pèse sur les hommes et commande toutes les manifestations de leur
existence».70 «Notre existence gravite autour du travail comme la Terre gravite
autour du Soleil», écrit Jules Guesde.71

Deux présupposés, sous toutes les variantes qu’on voudra, étaient nécessaires pour
fonder la critique sociale; que l’homme est «naturellement» bon et que les hommes
sont ou «naissent» égaux. L’innocence de l’homme seule permettait de démontrer
la dépravation de la société et la possibilité d’y porter remède. Mais les économistes,
Turgot, Quesnay, Smith, pensent à leur façon que l’homme est «bon», d’où le
principe de «laisser faire» les lois naturelles, «physiocratiques». Pour Fourier, toutes

66
Terson, Jean. Supprimer le prêtre, serait-ce supprimer la religion? Paris:Fischbacher,
1880, ii.
67
Le livre du nouveau monde moral. Paris: Paulin, 1847, 46.
68
Lahautière, De la loi sociale. Paris: Prévot, 1841, 77.
69
Le socialisme: Droit au travail. Paris: «Nouveau Monde», 1848, 35.
70
Guesde, Jules. État, politique et morale de classe. Paris: Giard & Brière, 1901, i.
71
Ibid., vi.

178
nos tendances natives sont bonnes, il n’y a pas de vice dans la nature humaine mais
seulement des développements «subversifs» dûs à l’absurdité de la société civilisée.

L’autre axiome fondateur est que le hommes sont égaux. «Je crois que les hommes
sont sortis parfaitement égaux et parfaitement libres des mains de la nature.»72 Cela
peut s’entendre de cent façons et aboutir à jsutifier de «justes inégalités» comme
dans le système scolaire laïc. Mais revoici la cohérence et son rapport avec
l’extrémisme dogmatique qui transforme toute valeur en but à atteindre. Si l’égalité
est un bien, il faudra qu’elle soit un jour ou l’autre devenue absolue et immuable.
Cela se raisonne sous Louis-Philippe du côté des babouvistes:

Qu’est-ce qu’une égalité qui n’est pas absolue? C’est une égalité
inégale. Il n’y a ni plus ni moins d’égalité; elle est ou elle n’est
pas.73

Babeuf en avait tiré la conclusion pratique, si je puis dire: «Un seul homme plus
riche, plus puissant que les autres – l’équilibre est rompu, le crime et le malheur sont
sur la terre.»74 Même droits, même devoirs. Pas de devoirs sans droit. Abolition des
privilèges. Suppression de toutes les inégalités. À chacun selon ses besoins. Les
formules abondent qui ont enthousiasmé à partir de cette primitive Égalité.

Sur l’axiologème Égalité, polarisation radicale encore, au 19e siècle, entre la critique
sociale et «la science» positive. Le savant transformiste Ernst Haeckel prétendait
démontrer aux inconséquents philanthropes, par les acquis de la science, «que
l’égalité des individus est une impossibilité, qu’elle est, cette égalité chimérique, en
contradiction absolue avec l’inégalité nécessaire et existant partout en fait, des
individus»75. De Huxley à Virchow, à Haeckel, tous les évolutionnistes ont jugé
risible le «dogme» de l’égalité et contraire à l’enseignement inflexible de la science
toute revendication d’égalité sociale. L’homme n’est pas bon, cela fait un, les
hommes ne naissent pas égaux, c’est l’autre contre-axiome. L’égalité socialiste
répugne à «notre nature», car la nature a fait les hommes inégaux en force, en talent,
en beauté et ils mettent toute leur énergie à tirer avantage personnel de ces inégalités
natives — de quoi on conclut que découle nécessairement l’inégalité des conditions
et que cela la justifie et la sanctionne, notamment que «les inégalités sociales
dérivent des inégalités intellectuelles».76 Une société égalitaire serait dès lors
irréalisable (c’est l’argument de l’inanité), «les réformes sociales ne feront pas que

72
Abbé Mably, De la législation, II.
73
Lahautière, Richard. Les déjeuners de Pierre. Dialogues. Paris: Prévot, 1841, 40.
74
Manifeste des égaux.
75
Émile Gautier, Le darwinisme social, Paris: Dervaux, 1880, 5.
76
Merson, Du communisme. Réfutation de l’utopie icarienne, 1848, 123.

179
tous les hommes naissent avec la même intelligence, la même activité, la même
sagesse».77

Par ailleurs, revoici le problème de la cohérence impossible, dans tout genre de


discours, le conflit latent des valeurs, des axiologèmes conduit à une vision pratique
de compromis confus alors même qu’on était parti de principes inattaquables.
Proudhon, penseur égalitaire mais moins «livresque» que bien d’autres, aboutit à la
quadrature pratique:

Trouver un état d’égalité sociale qui ne soit ni communauté ni


despotisme, ni morcellement ni anarchie, mais liberté dans l’ordre
et indépendance dans l’unité.78

Le moraliste n’a pas eu moins fort à faire pour fonder une morale séculière.
«Pourquoi le bonheur des méchans, le malheur des justes? C’est le grand scandale
de la raison humaine», s’exclame Joseph de Maistre.79 Voici le scandale premier
pour de Maistre, mais le théocrate qu’il était pouvait soumettre humblement sa
débile raison aux voies obscures de la Providence et croire au Dieu de la Théodicée.
Ni Saint-Simon, ni Proudhon, ni Pierre Leroux ne croient plus à une providence de
cette sorte. Et pourtant, ils ne parviennent pas à se débarrasser de l’idée que sans
justification des actions humaines, aucune pensée sociale ne pourra trouver à se
fonder. Car il faut se demander, avant de disserter sur une meilleure et plus juste
organisation sociale, si le juste ici-bas n’est pas nécessairement un imbécile, et si «le
fripon, hypocrite et adroit, [ne] se trouve [pas] seul à raisonner juste»?80 Le 19e
siècle laïc a cherché vainement à fonder une morale sans autre monde ni acceptation
jobarde de la doxa. Car mon éducation est faite de préjugés dont ma raison doit se
défaire. Une morale dans les limites de la simple raison, sans obligation ni sanction,
conforme à la Nature, mais sans être la loi de la jungle, c’est à dire une morale
fondée en raison – et qui ne soit pas trop différente pourtant de la morale la plus
traditionnelle, ajouterai-je:

Qu’est-ce que la morale? Se conformer aux precriptions des


mœurs... C’est à dire qu’on est moral lorsqu’on vit et agit de telle
façon que la mojorité le croit bon et l’approuve. Est-ce que cette
morale-là est bonne? Peut-on la défendre par la raison? Voilà la
question.81

77
Bugeaud d’Isly, Les socialistes et le travail en commun. Lyon: Chanoine, 1849. 4.
78
Œuvres, II 144 = «Célébration du dimanche».
79
J. de Maistre, Soirées de Saint-Petersbourg, (éd. 1993), I, 89.
80
J. G. C. A. H. Colins, Science sociale, V, 313.
81
Domela-Nieuwenhuis, La société nouvelle, 23: 1896, 39.

180
Évidemment non! Le moraliste se met alors à raisonner par l’absurde: fondation un
peu bizarre qui consiste à tirer la raison éthique de l’absurdité des apparences! On
verra plus bas ce que je décris comme scandale fondateur. Le raisonnement moral
est fatalement apagogique, il crée une alternative et raisonne par l’absurde, c’est à
dire par l’in-soutenable: si le mal était inhérent à l’humanité, à la «nature» humaine,
on ne pourrait songer à l’éradiquer, donc cela n’est pas, cela ne peut pas être et la
nature humiane est bonne. Si la société actuelle ou passée était mauvaise parce que
les homme sont iniques et mauvais, si l’esprit humain était impuissant pour le bien,
aucune société future délivrée du mal ne pourrait se concevoir ni se préparer. Donc
cela n’est pas! Tout moraliste part de raisonnements fort justes et... en conclut qu’ils
sont faux:

À quoi bon l’effort, le sacrifice? Puisque la vie n’est qu’un


moment, pourquoi les contraintes? Puisque le mal peut ne pas
trouver ses sanctions, non plus que le bien, pourquoi le
renoncement et pourquoi pas le déchaînement des appétits?82

Pourquoi pas en effet? Le moraliste ne redevient moral qu’en écartant par l’absurde
ces impitoyables raisonnements. Après, il concoctera contre-factuellement une
«morale positive» à la Comte, il retrouvera le souverain bien, le libre arbitre,
prétendant même trouver chez Darwin cette fois les fondements de l’«altruisme»,
«développement ancestral». Rabibochage interminable. Les congrès de la Libre
Pensée d’année en année mirent à leur programme «La Morale sans Dieu»: «est-ce
possible de fonder actuellement une morale populaire (?) Uniquement sur la
raison?»83 Pour les matérialistes séculiers comme Yves Guyau, l’homme moral
constatera qu’il n’y a de bonheur ici bas que pour la canaille, mais mourra – post
mortem nihil – avec les satisfactions de sa conscience. Joli, mais un peu idiot! Ces
morales post-religieuses étaient en outre contradictoires entre elles. Les bourgeois
laïcs de la Belle Époque haïssaient en tant que pères-la-pudeur, les infâmes néo-
malthusiens – lesquels se considéraient comme esentiellement moraux, et seuls
moraux: «ils [les bourgeois] nous taxent d’infâmie et nous décrètent de pornographie
pour l’unique raison que nous pensons autrement qu’eux...»84

Inutile de rappeler que, de Herder et Sade à Nietzsche, le dialogue de sourds


polarisé du 19e siècle se complète d’anti-moralistes qui observent que la vie est
cruelle et tragique, qu’elle dépend de la destruction d’autre espèces, que le mal –
comme la misère et l’injustice – est inhérent à la vie en société.

82
Fournière, Eugène. L’idéalisme social. Paris: Alcan, 1898, 16.
83
Congr. Libre-Pensée, 1905, in La raison, 26.11.1905.
84
Lericolais, Eugène. Peu d’enfants. Pourquoi? Comment? Paris: Bibl. de sexologie sociale,
1912, 11.

181
Tout argumentateur sait que la discussion peut se transformer en une regressio ad
infinitum. C’est comme dans l’anecdote de l’anthropologue: la Terre repose sur la
carapace d’une Tortue – et la Tortue? On sait que la Vieille Indienne réplique avec
aplomb: «C’est des tortues jusqu’au bout!» Tout adversaire peut demander à son
interlocuteur comment il fonde ses axiomes et il décèlera des présupposés cachés
dans ses fondements premiers. Hans Albert a formulé ici le fameux Trilemme de
Münchhausen. Donner un fondement certain à une suite de raisonnements est voué
à l’échec vu que la base aura besoin d’un axiome encore plus fondateur pour se
fonder. Le philosophe fondationaliste est un perpétuel et ridicule Münchhausen qui
cherche à s’élever par lui-même sans retomber dans le marais des fondements
ultimes.85 Trilemme, c’est à dire impossibilité à trois branches: Ou la regressio ad
infinitum. Ou le raisonnement circulaire. Ou l’arrêt du processus en un point
arbitraire en prétendant la justification auto-suffisante. Par exemple chez Descartes,
la règle alléguée selon quoi un axiome est vrai dont toute forme de mise en doute
verse dans l’absurde – c’est une alternative tollendo ponens qui est une simple
manœuvre rhétorique. Aucun argument fondationaliste n’a jamais marché en théorie
politique pas plus qu’en philosophie quoique voilà des siècles que des penseurs
ingénieux, Archimèdes rhétoriques, s’ingénient à en trouver.

Les présupposés doxiques comme préjugés et comme «biais»

Il n’est de débat possible dans les circonstances ordinaires de la vie que si certains
présupposés sont mis hors cause et si je dispose d’un répertoire de schémas récoltés
dans la vie sociale et me permettant d’inférer du probable, l’argumentation
rhétorique se fondant sur ces schémas topiques qui tous ensemble forment la doxa.

La critique a cependant de tous temps porté le soupçon sur ces présupposés, ce déjà-
pensé, ces opinions «reçues», ces idées «toutes faites», elle y a vu justement des
préjugés, des partis pris indéfendables qui servaient à se prononcer sur toutes sortes
de choses, d’«antiques erreurs dont les peuples sont les dupes»86, des ignorances et
des mensonges dissimulés en sagesse, – tous «obstacles formidables qui s’opposent
aux progrès de l’esprit humain» et qu’il appartenait à l’esprit philosophique
d’éradiquer. Le préjugé est l’«ennemi de la raison», dit l’Encyclopédie et l’humanité
doit être aidée à s’en émanciper, tâche ardue des philosophes.

C’est dans le présupposé des discours, dans les préconstruits que gisent les préjugés,
fruits de l’ignorance, de la paresse mentale et de l’irréflexion, fruit aussi – comme
le «préjugé de couleur» – de la tendance spontanée à haïr et mépriser ce qui est
différent de vous et fruit du narcissisme cognitif qui consiste à raisonner en se
référant exclusivement à soi et aux siens c’est à dire en refusant de s’excentrer, de

85
Le Trilemme est expliqué au chapitre I, ii du Traktat.
86
Holbach, Système de la nature, I ii-iii.

182
se situer pour penser du côté de l’impersonnelle Raison. Le préjugé, ennemi de la
raison, conduisant invinciblement à l’erreur, est alimenté par les deux facultés qui
s’en distinguent, l’imagination et les passions. Mais aussi, il est égo-centrique
(ethnocentrique, sociocentrique...) alors que la raison exige de se mettre à distance
de soi, qu’elle ne permet pas de dire: ma cause est juste parce que c’est moi.

Avant le moment des Lumières, Bacon avait théorisé dans son Novum Organon la
critique des quatre «Idols», – Idoles de la tribu, du foyer, du marché et du théâtre.
Le philosophe anglais fondait en une théorie cette suspicion moderne émergente à
l’égard du doxique. Tout le 19e siècle fait des «passions» (religieuses, politiques,
sociales) la source de la perversion du jugement; c’est le sujet de l’Introduction à
la science sociale de Spencer. Mais toute la critique sociale aussi, héritière directe
des Lumières, fera du préjugé l’ultime ennemi du progrès (et de la révolution). Les
anarchistes qui pensaient que tout la «société mourante» n’était que tissu de
préjugés, n’ont répété que cela:

Le plus solide rempart de la propriété individuelle, ce qui la


maintient et la perpétue, ce n’est pas autant la force brutale –
police, armée etc. – que nos préjugés.87

On sait que pour les anarchistes, qui étaient d’inflexibles rationalistes, le «préjugé»
englobe tout de cette société dont ils attendent qu’elle crève, – patrie, religion,
mariage, morale bourgeoise, «culte de la charogne». Devant l’union libre, devant les
projets libertaires, il n’y a que les préjugés «profondément enracinés» qui objectent
et les ouvriers socialistes, jobards et «abrutis» (l’épithète est fréquente), n’étaient
pas moins imbus d’une partie au moins de ces préjugés bourgeois qui leur
«atrophiaient le cerveau». Si l’on voulait lire de près cette critique anarchiste de
toutes les traditions et valeurs passées et présentes, on pourrait voir que le préjugé,
défini comme ce qui ne résiste pas bien à l’examen rationnel, peut englober sans
trop de peine à peu près tout de la vie sociale. C’est que la notion de préjugé n’est
finalement pas claire du tout. Si le préjugé est toute opinion qui n’est pas soutenue
par des arguments rationnels ou comme définit Voltaire, qui est une «opinion sans
jugement», la logique libertaire du tout-est-préjugé n’est pas loin. Tout le
conditionnement social est au même degré «préjugé» à supprimer pour Kropotkine
ou Jean Grave.

La définition classique du préjugé ne distingue d’abord pas ce qui socialement est


l’essentiel. Il y a l’idée reçue, la simple idée reçue que je suis prêt à abandonner
pour une démonstration claire de mon erreur: je crois qu’il y a «du fer dans les
épinards» parce que ma maman me l’a dit quand j’étais petit, mais je suis prêt à me

87
Ça ira, 8.7.1888, 1.

183
laisser démontrer que c’est strictement faux et je n’en ferai pas une maladie.88 Le
stéréotype relève du déjà pensé par un «on» anonyme et il prospère par la jobardise,
la paresse intellectuelle. La critique du stéréotype est d’ordre éthique. Et esthétique:
de Flaubert à Nathalie Sarraute en passant par Léon Bloy et son Exégèse des lieux
communs, par Proust et par Musil, les idées reçues et le travail de leurs catalogage
ont nourri chez les écrivains modernistes le mépris des philistins. Ici, figurent en
effet les éradicables idées reçues, les clichés, les stéréotypes, l’imagologie (terme
neutre qui, distinct de «xénophobie», désigne ce vague et sommaire savoir que ma
culture m’apprend à priori des Japonais, des Chinois, des Papous avant que je n’en
aie rencontré un seul), susceptibles de se dissoudre dans l’expérience ou le
raisonnement. «Le stéréotype, définit Amossy, qui l’a bien étudié, c’est le prêt-à-
penser de l’esprit.»89 Produit du moindre effort, moyen de connivence avec les
«siens» puisque «partagé» par définition.

Et puis, il y a justement ce qu’on appelle précisément et plus péjorativement le


Préjugé – raciste, sexiste, xénophobe, de classe – qui résiste à la réfutation avec la
force têtue de la passion mauvaise. Or, ce dernier, le préjugé comme conviction
têtue et hostile, loin d’être une «opinion sans jugement», s’accompagne, dans les
idéologies, d’argumentations abondantes qui lui permettent justement de résister aux
objections. Le préjugé en ce sens n’est pas toujours ni nécessairement le fait des
naïfs et des inéduqués.

Il faut distinguer encore l’opinion irréfléchie, de l’opinion établie sur des


raisonnements paralogiques, sur des «sophismes», et de la conviction extra-
rationnelle, foi, dogme, et enfin de ces «obstacles» qui nous empêchent de penser
correctement (et de percevoir exactement) – catégorie obscure que les cognitiviste
anglo-saxons réunissent sous le vaste concept de bias. «Partis pris», dirons-nous,
mais c’est aussi très proche de «préjugé» au sens d’idée arrêtée et inébranlable et de
point de vue immuable, «unilatéral», incapable de modifier son «angle» et fermé aux
objections. Dès lors, le psychologue étudie les «bias» dans le cadre de certains types
de «personnalités», rigides, unilatérales, fermées – caractérielles sinon
pathologiques.90 A contrario, la «saine» raison a quelque rapport avec le doute,
raisonner c’est parvenir à douter de ce qu’on croit savoir et percevoir.

Proches de tous ces termes, nous rencontrons l’encore plus vague «croyances» et,
s’il s’agit d’opinions imposées par quelque institution, église ou parti, «dogmes», –
autres produits tout faits qu’il n’y a plus lieu de raisonner et qu’il est téméraire de

88
Bouvet, Du fer dans les épinards..., Seuil, 1997.
89
Amossy, Idées
90
V. Kruglanski, Arie. The Psychology of Closed Mindedness. New York: Psychology Press,
2004.

184
mettre en doute (voir au chapitre 5). La «croyance» pose le même problème que le
Préjugé argumenté: l’apparition de la Vierge à Bernadette Soubirous n’est une
«pure» croyance que pour l’agnostique qui ne connaît pas le dossier: l’Église
explique les mariophanies ... non moins que l’antisémite explique la Conspiration
des Sages de Sion et en accumule les preuves.

L’évidence, chose du monde la moins bien partagée

«Aulcune raison ne s’establira sans une aultre raison: nous voylà a reculons iusques
à l’Infiny.»91 Il n’y a que deux façons de s’arrêter si les points donnés-pour-acquis
sont mis en question: l’évidence ou le dogme.

L’évidence, c’est une classe de croyances hors de tout doute, ce qui s’impose ou est
censé s’imposer à l’esprit sans plus de preuve ni d’arguments, ce à quoi on peut
s’arrêter. C’est bien ainsi que se fonde, verbalement, la Déclaration
d’indépendance: «We hold these Truths to be self-evident : that all Men are created
equal...» Plus besoin de fonder argumentativement (et ultimement aporétiquement)
ses axiomes si la vérité en est manifeste. Si elle tombe sous le sens par exemple. S’il
suffit d’ouvrir les yeux. C’est le modèle positiviste de la science expérimentale: faire
des inductions généralisantes à partir d’un fait constant sensoriellement perceptible,
non pensé ni interprété.

Hélas, en ce qui touche aux valeurs humaines, ce qui pour l’un est une évidence, est
pour l’autre une croyance infondée et regrettablement enracinée
puisqu’insoutenable: les «Self-evident Truths» de la Déclaration d’indépendance
américaine étaient des sottises et des contresens pervers pour un Joseph de Maistre
ou un Louis de Bonald. Pour Descartes, l’évidence valait preuve et il lui fallait
trouver une certitude première fondatrice à l’abri de toute réfutation rationnelle –
mais pour l’analyste du discours, l’évidence est ce qui est d’abord mal partagé.

Les préconstruits dont je parle plus haut sont souvent des «prénotions (Durkheim),
des préjugés dont il faudrait se méfier plutôt que «tabler» dessus. Tout le monde
croit «partir» de fondements indubitables que les autres jugent obscurs ou fragiles.
D’où le tour vite amer et coléreux des polémiques où l’un va décéler dans les écrits
de l’autre du non-dit, des présupposés non-assumés («procès d’intention») et où on
va tranformer ses prétendues évidences en propositions incertaines, disputables ou
absurdes. «Sans le mystère, la vie serait irrespirable» (Gabriel Marcel): pour le
croyant, ceci n’est pas à démontrer et on peut «partir de là» ; pour l’agnostique, cette
«évidence» est une sottise et un point de départ impossible à partager ce qui vicie
toutes les réflexions qui «découlent».

91
Essais, II 12.

185
Dans de nombreux cas, les malentendus insurmontables entre disputeurs tiennent à
des présuppositions formant un socle inexpugnable, à des présupposés inscrits si
«profondément» dans l’esprit qu’ils résistent à l’objectivation. Les impasses tiennent
à des présuppositions, à des prémisses si résolument mises hors de tout doute, à une
axiologie si immuable qu’aucun débat ne parviendra à les problématiser ni à les
objectiver, à les mettre en discussion – ni à faire place aux points de vue et aux
valeurs de l’adversaire. En deçà des convictions que les hommes sont prêts à
argumenter, il y a, plus vital, ce qui ne s’argumente pas – non parce que ce serait
indéfendable, mais au contraire parce qu’incontestable et fondateur, ce qui forme
axiome hors de démonstration car hors de doute. L’évidence a ceci de commun avec
l’absurde, qu’elle est im-probable, indémontrable. Or, le sentiment d’évidence est
bien la chose du monde la moins bien partagée.

François Vidal dans sa Répartition des richesses, ouvrage socialisant des plus
positifs et concrets du reste «pour son époque», 1840, fait ce grand reproche à
l’économie politique ... d’être dépourvue d’une eschatologie! Qu’une eschatologie
soit fondatrice de toute science sociale, que pour parler de l’homme et de ses
industries, il faille avoir répondu aux questions «d’où venons-nous, où allons-nous?»
c’est pour lui «l’évidence» première – et cette évidence, étant fondatrice de ses
raisonnements, est ce qu’il n’y a pas lieu de démontrer parce qu’elle est
incontestable.

L’homme a une destinée quelconque à accomplir sur la terre.


C’est là une vérité d’intuition, une vérité évidente par elle-même.
Elle n’a pas besoin d’être démontrée, car sérieusement, on ne
saurait la contester, écrit Vidal.92

On voit se creuser un abîme cognitif entre l’évidence ressentie par Vidal — qui
relève de l’épistémologie des Grands récits — et, on peut le gager, le fait que cette
évidence n’était pas partagée par un Jean-Baptiste Say, un Frédéric Bastiat ni tout
autre économiste «positif», sans que du reste ceux-ci aient été des nihilistes
conséquents.

Rien n’est moins bien partagé donc que le sentiment d’évidence – car c’est de
sentiment qu’il s’agit, le sentiment qu’une proposition est en quelque sorte co-
extensive à la réalité empirique, qu’elle est de part en part non-problématique et
n’est pas à discuter. La difficulté-clé dans les désaccords sociaux tient à ce qui est
mis par les uns et les autres dans l’évidence, à la catégorie du self-evident (ainsi
qu’énonce la Déclaration d’Indépendance des États-Unis) car l’évidence qui est, en
principe, l’amplement-démontré, est aussi cet axiome qui ne se peut démontrer

92
De la répartition des richesses, Paris: Capelle, 1846, 19.

186
indirectement et rétroactivement que par la justesse (dans la vie sociale par le
caractère, disons, «satisfaisant») des théorèmes et corrélats qui en découlent.

Et l’évidence est aussi synonyme d’impensé ce qui peut vouloir dire platement «ce
à quoi on n’a jamais vraiment pensé». L’évidence, dit-on, se passe de démonstration
: ceci revient à dire que l’«étranger doxique» qui va réclamer qu’on lui démontre
l’évidence, non seulement commet une faute logique à nos yeux, mais qu’il indigne
comme obtus, malotru, pervers et malveillant. Il exaspère aussi car il fait «perdre du
temps» à prouver ce qui va de soi et qui se prouve en effet par le fait que, sur ce
fondement seul, «tout se tient». Il déstabilise ensuite pour un raisonnement
«économique»: toute évidence contestée menace de ruiner par voie de conséquence
directe les certitudes qui étaient fondées dessus et qu’il faudra refonder.

La maïeutique de Socrate consistait à remonter aux prétendues évidences, à les


mettre explicitement sur la table et à les interroger en dépit des réticences de
l’interlocuteur. La règle socratique obligeait les débatteurs à remonter, strate par
strate et proposition par proposition, aux prémisses – et contraignait à voir ces
prémisses sous des angles différents de l’angle familier et à les «mettre en jeu».

Dans la pratique de la dialectique, il est recommandé de ne pas s’attaquer aux


conclusions de l’adversaire, mais de remonter à ses présupposés premiers pour en
dégager la fausseté ou l’absurdité, inductrices de la fausseté générale du
raisonnement mal fondé. Dans les cas de coupure cognitive, le polémiste, réduit à
quia et sentant le terrain commun se soutraire, se sent obligé de remonter aux vérités
élémentaires pour s’assurer que le «fou» auquel il s’adresse les partage bien avec lui:

Nous demandons simplement à M. Proudhon s’il admet que 2 et


2 fassent quatre; que la ligne droite soit la plus courte; que le tout
soit plus grand qu’une de ses parties...93

Lieux pas toujours communs

Je rappelle qu’Aristote nommait lieux communs, ôïðïé êïéíïé, les schémas quasi-
logiques et les propositions socialement probables, applicables à une multiplicité de
cas, schémas auxquels l’argumentateur a recours en en sémantisant la forme vide
pour énoncer des enthymèmes, c’est à dire ses raisonnements particuliers. Les topoï
sont donc absents de ce qui est expressément posé dans la phrase, ils sont d’une
certaine manière (qui n’est pas celle des linguistes et des logiciens; elle l’est par

93
Lourdoueix, Henri de. Le dernier mot de la révolution. M. Proudhon réfuté. Exposé
critique du fouriérisme. Paris: Dentu, 1852, 34.

187
occasion) présupposés tout en conférant au posé un statut, celui de la probabilité –
c’est à dire ni du vrai nécessaire ni du résolument faux.

Si un accident et à un phénomène le contraire de cet accident est probablement au


contraire de ce phénomène (topos ou lieu quasi-logique au sens de Perelman,
schéma non apodictique, mais dialectique) S «On peut comprendre que les hommes
répugnent à croire la vérité, eux qui croient si aisément les mensonges» (enthymème
soutenable qui présuppose lui-même un topos d’expérience doxique accepté: les
hommes croient facilement les mensonges, topos qui, à son tour, peut être ou a pu
être soutenu par des arguments, par exemple des exempla plus ou moins frappants,
des arguments inférentiels). Si un accident, la croyance, est à un phénomène, le
mensonge, il est soutenable que le contraire de cet accident, la non-croyance, soit
au contraire de ce phénomène, la vérité.

On appelle topique le répertoire, inépuisable en réalité, l’ensemble des «lieux» et


des présupposés généraux du vraisemblable social tels que tous les intervenants d’un
débat s’y réfèrent pour fonder leurs divergences et désaccords parfois violents in
praesentia, c’est-à-dire tout le présupposé-collectif des discours argumentatifs et
narratifs.

La topique d’Aristote forme un répertoire qui prédique le vrai-semblable et elle


engendre des sujets logiques en procédant par stéréotypie et généralités: «Il est
vraisemblable qu’une mère aime ses enfants» etc. La pensée pratique en société se
fait avec ces stéréotypes, mais ils sont suspects de généralisations indues. La
rectitude politique contemporaine est une idéologie terroriste qui rend suspect
quiconque raisonne de façon aristotélicienne; si je crois que 40% des vendeurs de
voitures d’occasion tripotent l’odomètre, il en reste encore 60% qui sont innocents
de cette magouille, j’ai donc généralisé de façon méprisante si j’ai eu le malheur de
déclarer me méfier des vendeurs d’occasion. Si la topique ordinaire m’invite à faire
beaucoup plus attention à mon portefeuille dans les rues de São Paulo qu’à Helsinki,
elle frise le «racisme» antibrésilien. Si j’ai dans la tête des topoï sur les courtiers
d’assurance, les avocats, les femmes, les Italiens et que la moindre de ces idées est
défavorable, comme on ne saurait dire que tous les courtiers, les femmes, les Italiens
correspondent exactement à ce «lieu», j’aurais tort à tout le moins de l’exprimer et
de fonder sur lui un téméraire raisonnement enthymématique.

Que la topique partagée soit la condition de la communication discursive, même


sous la forme la plus polémique, c’est ce que Péguy dans Notre Jeunesse rappelle
pertinemment en évoquant le grand débat qui avait fait rage depuis 1896:

Les uns et les autres, écrit-il, [dreyfusards et antidreyfusards]


autant qu’il me souvienne, nous avions un postulat commun, un
lieu commun, c’est ce qui faisait notre dignité, commune, c’est ce

188
qui faisait la dignité de toute la bataille (...) et cette proposition
commune initiale, qui allait de soi, sur laquelle tout le monde
était, tombait d’accord, dont on ne parlait même pas tant elle
allait de soi, qui était sous-entendue partout (...), c’était qu’il ne
fallait pas trahir, que la trahison, nommément la trahison
militaire, était un crime monstrueux...

On sait que le drame de Péguy c’est qu’en 1910, ce sont maintenant ses «amis», à
la gauche du Parti socialiste, qui récusent ce topos et l’évidence de ce «lieu
commun». Les prolétaires n’ont pas de patrie, «Le drapeau tricolore au fumier»,
crient à qui veut les entendre Gustave Hervé et autres antimilitaristes. Fort bien,
mais ce slogan-ci est un bien mauvais présupposé pour proclamer rétroactivement
l’innocence de l’ex-prisonnier de l’Île du Diable! La coupure ici intervient entre le
patriote-dreyfusard Charles Péguy et l’extrême gauche de son propre parti. Péguy
l’avoue: il avait au moins avec les anti-dreyfusards un «lieu commun». On n’est
jamais trahi que par les siens...

La topique produit l’opinable, le plausible, mais elle est aussi présupposée dans
toute séquence narrative, elle forme l’ordre de véridiction consensuelle qui est
condition de toute discursivité, qui sous-entend la dynamique d’enchaînement des
énoncés de tous ordres. Certes, cette topique comporte des «lieux» transhistoriques,
quasi-universels: «il faut traiter de même façon des faits semblables» (règle de
justice), «qui veut la fin veut les moyens» (topos proaïrétique)... Sans solution de
continuité, elle englobe des implicites propres à telle époque, à telle société. Déjà
la rhétorique classique décrivait en un continuum les lieux quasi-logiques et les
maximes générales du vraisemblable, portant sur des thèmes sociaux (l’honneur, le
respect, l’amour maternel...). Il n’y a pas de rupture de continuité entre tous les
préconstruits argumentatifs plus ou moins étoffés sémantiquement qui forment le
répertoire du probable et la doxa. La doxa c’est ce qui va de soi, ce qui ne prêche
que des convertis, mais des convertis ignorant des fondements de leur croyance, ce
qui est impersonnel, mais cependant nécessaire pour pouvoir penser ce qu’on pense
et dire ce qu’on a à dire. Cette doxa forme un système malléable et stratifié où un
topos peut «en cacher un autre» de sorte que les faiseurs de paradoxes sont encore
retenus dans la doxologie de leur temps.

Parmi les topoï et comme sous-classes de ceux-ci, figurent les topoï axiologiques
(jugements de valeur) et les topoï proaïrétiques (les jugements de choix et de
décision qui en découlent). Un fois encore, les jugements de valeur risquent de
toujours se trouver présupposés, c’est à dire cachés derrière ce que le discours pose
et développe et non pas à portée de main de l’objection. Plus profondément, les
axiologèmes occuperont même la position de présupposé des présupposés; ils se
trouvent établis en axiomes, pour eux pas des mises en jeu possible, ils sont des
pierres de touche puisqu’ils permettent justement d’évaluer ce qui est mis en jeu.

189
Ce qui est placé, refoulé dans le présupposé ultime est ce à quoi on tient le plus,
double motif pour interdire d’y toucher, l’un affectif – on y tient! – l’autre structurel,
il s’agit désormais d’un fondement axiomatique nécessaire pour construire, sur ce
matériau de base, la superstructure déduite d’eux. Sans ce fondement tout
s’effondre. Pierres de touche mais aussi et surtout, bases présupposées du
raisonnement, c’est à dire immuables, qui dispensent de réfléchir et qui interdisent
de mettre en cause... Aucune pensée, aucune argumentation sur le «Où en sommes-
nous?» et sur le «Que faire?» ne peut se passer de jugements de valeur et aucun
jugement de valeur n’admet de preuve directe. Sa véracité ou sa légitimité ne
résultent au mieux que des bienfaits qu’on lui attribue, mais la preuve par les
conséquences est tenue pour faible (même si les conséquences sont attestées, elles
peuvent avoir d’autres causes) et même pour sophistique et circulaire.94

La topique comme bricolage. La règle de justice: variations et apories

Toute topique sectorielle est, à l’examen, un enchevêtrement, et parfois un nœud


gordien de règles sinon équivoques du moins incomplètes et insuffisantes par elles
seules, destinées à être étayées par d’autres, règles parfois franchement
incompatibles, entre lesquelles les «débatteurs» naviguent sans percevoir la plupart
du temps les glissements subreptices qu’ils opèrent entre des logiques et niveaux
incompatibles et des schémas incompossibles.

J’illustrerai ce point par le cas des schémas de raisonnement portant sur la règle de
justice. La topique du juste et de l’injuste n’est pas seulement un ensemble de règles
floues et contingentes; elle est, de longue durée, un tissu de difficultés. Quels types
de raisonnements sont ou peuvent être liés au sentiment de justice et à l’exigence de
justice pour soi, pour les siens ou pour tous? Qu’est-ce qu’une exigence de justice
pour soi, qui ne serait pas exigence universelle d’«À chacun son dû»? Mais d’autre
part une justice qui ne «fait acception de personne», avec le bandeau sur les yeux de
la Iustitia romaine, peut-elle être absolument juste? Ne faut-il pas que le juge
regarde en face chaque cas? Quelles exigences poser entre la Règle de justice et les
conditions concrètes de jouissance de la justice rendue?

La règle de justice énonce, come toutes les règles topiques grosso modo, qu’«il faut
traiter de façon égale des cas et des situations essentiellement semblables».95 Or,
cette règle doit, pour pouvoir s’appliquer, être appréciée et explicitée par d’autres
topoï c’est à dire d’autres règles enchevêtrées qui relèvent de voies topiques

94
Je rappelle au passage ce que j’ai dit du raisonnement de Corax. Le «Corax» dit que ce
qui est trop conforme à la topique, trop vraisemblable est suspect et, par réversion,
on peut en tirer que l’invraisemblable peut être un indice d’authenticité: «Le vrai
peut quelquefois n’être pas vraisemblable».
95
C’est ainsi que formule Perelman.

190
diverses: topiques de la qualité et de la quantité, du remédiable et de l’irrémédiable,
des identiques, des comparables, des réciproques et des complémentaires (d’où la
notion de «justice commutative»), de la congruence distributive (règle d’«À chacun
le sien» qui peut s’interpréter en une logique particulariste), des commensurables et
incommensurables, applications qui relèvent d’inductions par les précédents
(jurisprudence) ou de déductions par les principes généraux, – règles absolues
(«naturelles» ou inhérentes) ou règles soumises à réciprocité, à accord contractuel,
à obligation (du type «Noblesse oblige», ou toute règle qui lie un droit à un devoir)
ou à limitation inhérente (celles, qui sont les plus courantes, où le droit de l’un
s’arrête où commence le droit de tous autres) ...

D’où le fait avéré que les débats publics sur le juste et l’injuste dévident et opposent
dans la confusion des avatars incompatibles de la règle et de son application: Justice
exigée à l’origine, au point de départ, justice d’«égalité des chances» (celle qu’en
principe l’école démocratique accorde à tous les enfants et qui a pour effet de
légitimer dans la «reproduction» sociale l’inégalisation progressive du parcours
scolaire, justice qui crée donc de «justes inégalités») ou bien justice à l’arrivée –
c’est à dire avec obligation de résultats identiques quels que soient les aléas. Justice
corrective à l’égard de chances inégales. «Justice» à l’arrivée qui doit alors, pour
aboutir à ses fins, imposer des handicaps (c’est un terme d’hippodrome lesquels ont
leur sorte de justice!) aux meilleurs et aux avantagés par la nature. Justice corrective
atavique parfois. (Dans la Chine maoïste, le fait de n’accepter plus à l’université que
les fils et les filles de paysans pauvres et d’ouvriers.) Potentiellement au moins, les
concepts de justice et d’égalité qui semblaient convergents, deviennent, dans ce
dernier cas de figure, antagonistes. Les notions-oxymores de justes inégalités
(discrimination positive) et d’égalisations injustes viennent ici rappeler une aporie
qui est depuis toujours dans toutes les pensées civiques et sociales.

Il y a, vieille comme le monde, une sophistique de l’égalité: l’égalité mécanique


comme «lit de Procuste» qui est celle qu’affectionnent les réclamations du
ressentiment, celle qu’on nomme aussi, en étudiant diverses démagogies,
l’«égalisation par le bas» qui flatte l’inversion de valeurs et apaise la rancune des
abaissés. Il y a la justice dite «plébéienne» comme obligation de rentrer dans le rang
et de «faire comme tout le monde», justice pour qui toute liberté individuelle et toute
différence de mœurs ou d’idées sont suspectes de faire tort à la masse égalitaire. On
rencontre aussi dans les idéologies radicales une conception de la justice comme
punition des autres, qui seront par force «mis à votre place» tandis que vous
prendrez la leur — imposition d’une inversion de rôle, réalisation du mundus
inversus comme vengeance du dominé.

On songera encore aux argumentations de justice prétendant de nos jours s’appuyer


sur un état très ancien des choses, sur une situation originelle qui aurait été anéantie,
refoulée et qu’il faudrait restaurer. Ici la justice se rend inséparable de cette

191
réinvention du passé qui est une des passions de ce début de siècle. Elle se prête au
dogmatisme de rejet et de suspicion puisqu’elle exige qu’on fasse droit à son mythe
si on veut la justice. La justice est alors comprise comme remise des choses en un
ordre originel – maxime dont le présupposé est que le vrai et le juste furent à
l’origine, que le bon et le meilleur sont dans ce que l’ordre actuel des choses a
détruit. C’est le raisonnement quasi-religieux qui prétend trouver l’authenticité et le
droit dans l’antagonisation pure et simple du présent et du monde empirique. Et qui,
réclamant justice, prétend d’abord dévaluer en bloc ce monde «injuste». Il absolutise
l’adage qui récuse la justice de ce monde dévalué et en appelle de ses règles, en se
mettant au service d’un monde à l’envers: Summum Ius, summa iniuria.

La question des sophismes et des paralogismes

La théorie du raisonnement et de l’argumentation se «complète», depuis Aristote,


d’une théorie du mal raisonner et d’une mise en garde contre les raisonnements
apparents et trompeurs.96 Les taxinomies rhétoriques intemporelles placent les
raisonnements défectueux, les «preuves apparentes qui ne sont pas en réalité des
preuves»97 entre la simple ou du moins «innocente» erreur dénommée paralogisme
– par glissement subreptice, par omission d’une objection, par mauvaise
appréhension des données, par manipulation inappropriée d’un topos – et le
sophisme délibéré, «conçu pour tromper» dont le rhéteur qui y a recours sait qu’il
est invalide. Le sophisme se définit alors comme «an argument employed or topic
suggested for the purpose, or with the probability of producing the effect of
deception or of causing some erroneous opinion».98 Distinction douteuse en soi car
il y a souvent ou toujours une part de mensonge à soi-même, de self-deception dans
les raisonnements les plus tordus par lesquels on cherche à convaincre les autres.
Cette distinction livresque ignore l’approche historique et sociologique qui intègre
la sophistique, ni erreur innocente et occasionnelle, ni manipulation purement
délibérée ourdie pour tromper les naïfs et les sots, aux faits collectifs de fausse
conscience, d’erreur de jugement collective et d’aliénation (pour reprendre à titre
strictement suggestif ce vocabulaire hégelo-marxiste de jadis sur lequel je
reviendrai).

Jadis, les paralogismes étaient tenus pour des anomalies, des accidents de l’exercice
de la raison requérant à ce titre explication. Tandis que les sophismes étaient des
«dishonest tricks which are commonly used in argument», de sales trucs appelant le
blâme.99 J’ai rappelé au chapitre 1 que les psychologues cognitivistes reconnaissent

96
Ce que dit St. Mill, Système, II, 294.
97
Mill, Système, II, 296
98
Bentham, Book.
99
Thouless, Straight, 249.

192
aujourd’hui que les gens normaux, la majorité des gens sont incapables, sans que
la «passion» y soit pour quoi que ce soit, de raisonnements logiques élémentaires ou
bien qu’ils jugent presque unanimement logique un syllogisme que le logicien tient
pour faux. Ils font également et typiquement des erreurs «grossières» d’évaluation
de probabilité. Ils ont majoritairement des «biais» heuristiques dont ils ne sont pas
conscients, ils procèdent à des vérifications inadéquates de leurs propres hypothèses,
ils s’éloignent constamment en somme des performances rationnelles normatives.
Typiquement des corrélations sont prises pour des causations; les variables
indépendantes sont omises ou négligées, les présupposés sont oubliés en route, les
généralisations sont abusives. Les sujets se mélangent à tout coup dans les
quantificateurs, — certains, tous, aucun, — et dans les négations et doubles
négations. Essayez vous-même:

Beaucoup de Français sont amateurs de bons vins;


Beaucoup d’amateurs de bons vins sont des gourmets;
———
Conclusion: Beaucoup de Français sont des gourmets.

...eh bien non, vous annonce le Logicien, cela semble coller, mais ce n’est pas
valide, pas valide du moins comme déduction (syllogisme). [Je dirais que c’est
valide comme inférence plausible.] Essayez encore avec un raisonnement où
l’intuition ne vous servira pas:

Tous les boulangers sont avocats;


Aucun boulanger n’est chauffeur;
Conclusion?

Le taux de réussite est de moins de 10% pour la seule conclusion admise par le
Logicien qui est : Quelques avocats ne sont pas chauffeurs.100

Ces méprises constantes font conclure que ce qu’on désigne comme la logique n’est
pas à portée de main. Jean Paulhan dans son Entretien sur des faits divers
(Gallimard, 1945) est un précurseur de cette réflexion sur les paralogismes courants
et familiers. Il discute du titre fameux de fait-divers, ASSASSIN POUR CENT FRANCS!
Il aborde la ««preuve» par l’événement effectif» dont il lui paraît que la justice est
coutumière: «— Pourquoi, voyant le danger, n’avez-vous pas ralenti?» Si justement,
il avait vu le danger, il n’aurait pas fait l’accident!

Au cœur des règles de l’argumentation, s’inscrit un impératif aussi vieux que la


rhétorique: N’use que d’arguments valides! Écarte et dédaigne les odieux
«sophismes»! Impératif pourtant ambigu et vague. Que sont exactement les

100
Exemple de Politizer, Raisonnement, 139.

193
«sophismes»? Pourquoi se fait-il qu’ils ont une «apparence» valide et une essence
fausse et trompeuse? Aristote dresse la liste de douze façons de raisonner
sophistiques: qu’ont-elles en commun? Comment se fait-il que certains s’y laissent
prendre et les trouvent persuasives? Où passe la frontière entre bons raisonnements
et sophismes; cette frontière est-elle nette ou ne comporterait-elle pas d’aventure une
large zone grise? Où peut-on d’ailleurs trouver la liste intégrale, le catalogue ne
varietur des sophismes? Les prétendus sophismes sont-ils tels dans toutes leurs
conditions d’usage ou bien dans certaines circonstances ne peuvent-ils pas être
valides – ou ne sont-ils pas aussi parfois une innocente «manière de s’exprimer»?
On distingue ordinairement, ai-je rappelé, les «sophismes» (mentir aux autres) des
«paralogismes» (se tromper soi-même en raisonnant): cette distinction n’est-elle pas,
elle-même, ainsi que je viens de le suggérer, spécieuse et du moins, simpliste?
Comment juger de l’«intention de tromper»101 et les choses seraient-elles moins
graves si, avant de persuader à tort les autres, je me suis persuadé moi-même de mes
raisonnements fallacieux?

Surtout ne constate-t-on pas tous les jours que ce qui est «sophisme» pour les uns
est tenu pour valide pour d’autres et vice-versa – et cette dissension attestée ne
suggère-t-elle pas une grande relativité de la notion, une insaisissabilité? Depuis
Aristote, la technique rhétorique se développe, avec une malice roublarde, sur un
ensemble de schémas topiques issu de la forclusion de ce qu’elle désigne comme les
«sophismes» dont elle dresse la liste éclectique et changeante et montre, au cas par
cas, les caractères très diversement «fallacieux». Les sophismes («fallacies» en
anglais) sont scolairement définis comme d’«obvious breaches of thinking and
advocacy»102 – des trangression évidente de la pensée valide? Or, non, nullement à
l’«évidence» et jamais pour tout le monde.

Toutes les théories des «fallacies» sont normatives et souvent naïvement normatives,
fixant des limites à l’argumentable évidemment arbitraires. Les manuels américains,
puisque la rhétorique est enseignée outre-Atlantique dans les écoles, se donnent une
tâche civique: les gens raisonnent souvent de travers et ceux qui les écoutent ne
voient pas bien que le raisonnement qu’on leur soumet est tordu. Il faut donc avant
tout une théorie normative des raisonnements invalides. Les Hollandais van
Eemeren et Rob Grootendorst ont cherché à redéfinir le sophisme dans le cadre de
leur pragmatique du discours comme «a discussion move which in some ways
damages the quality of argumentative discourse»103

101
Bentham, Fragment, 183.
102
Woods & Walton, début.
103
Crucial, 21.

194
Ma première objection est que, dans la vie publique, les interlocuteurs, les gens en
polémique ne cessent de déceler des «sophismes», et même des «enfilades de
sophismes» dans l’autre «camp», de relever des schémas qu’ils jugent irrationnels,
non persuasifs et dont l’adversaire userait immodérément. «Vous êtes un sophiste,
une bande de sophistes! Sophismes que tout ceci!», – de telles accusations sont
reçues par l’autre camp avec une surprise indignée car, lui, il trouve ses
raisonnements imparables. Tout ceci, c’est la pain quotidien de la vie publique, si
je puis dire. J’adresse à mon adversaire des démonstrations, des raisonnements que
je juge d’autant plus convaincants que, moi, ils me convainquent – et il réagit en se
prenant la tête entre les mains, en les décrétant absurdes, «aberrants» comme on dit
de nos jours, ce qui me permet de mesurer tout de suite son odieuse «mauvaise foi».
Il m’accuse d’artifices, de stratagèmes alors que c’est lui, l’artificieux! Toute
l’affaire des grands dialogues de sourds, c’est que, le bon sens des uns étant
régulièrement l’absurdité des autres, c’est la notion même de validité argumentative
qui – selon l’expression courante encore – «fait problème». Le mot de «sophisme»
ne cesse de servir dans le discours des uns et des autres — ce qui ne revient pas du
tout à reconnaître les ainsi nommés sophismes comme une catégorie délimitée et
claire.

Inversement, beaucoup de raisonnements appréciés et admirés pourraient être


classés sans peine comme des sophismes, du moins le sont-ils aux yeux de la logique
formelle. Quelques bons esprits ont voulu montrer comme purs sophismes certains
grands arguments qui passent pour des monuments, un peu pousiéreux, de la pensée.
La preuve ontologique de Saint Anselme — l’idée d’un être parfait prouve
l’existence car comment concevoir la perfection sans l’existence? — est à mon sens
et de l’avis de bons esprits un sophisme faiblard. On peut soutenir que le pari de
Pascal (dont je ne crois pas que tout subtil qu’il soit il ait jamais convaincu un
incroyant), est un autre sophisme adorné d’un vernis probabiliste.

Je me permets de revenir ici à titre d’illustration sur mes analyses des polémiques
anti-socialistes sur plus d’un siècle. Pour les polémistes «bourgeois» dès 1848, les
idéologies socialistes n’étaient pas seulement un compendium de théories
extravagantes et scélérates, un arlequin de «récriminations» et de «chimères», elles
étaient fondées sur des raisonnements constamment faux, sur une manière nouvelle
de dé-raisonner à travers une suite de paralogismes et d’absurdités. Les grands
systèmes sociaux n’étaient qu’un «tissu de sophismes»:104 ceci s’est dit et redit dès
Louis-Philippe. Le simple raisonnement allait faire justice des «sophismes
grossiers»105 dont le discours socialiste était parsemé; si on ne parvenait pas à
toucher les âmes simples (ou envieuses) qui s’y laissaient prendre, il importait du

104
Fourteau, Le socialisme ou communisme et la jacquerie du XVIe siècle imitée par les
socialistes de 1851, avec un Aperçu sur le droit au travail, 1852, 39.
105
Par ex. Courtois, Anarchisme théorique et collectivisme pratique, 1885, 1.

195
moins de dénoncer publiquement «des sophismes qui excitent la pitié et révoltent
le simple bon sens».106

Le grand ouvrage du libéral Yves Guyot, Sophismes socialistes et faits


économiques, en 1908, inscrit dans son titre cette qualification dédaigneuse. Le
sociologue Vilfredo Pareto dans ses Systèmes socialistes décortique les
paralogismes de tous les réformateurs à travers les temps. Par exemple:

En général, les réformateurs ont tendance à raisonner de la


manière suivante. Ils supposent d’abord qu’il doit nécessairement
y avoir un système pour obtenir les heureux résultats qu’ils
désirent; ensuite, ils posent le dilemme: ce système doit être A ou
B; on démontre qu’il n’est pas B, il en résulte qu’il est A.107

Au reste, déclament tous les socialistes, toute critique conséquente de la société


bourgeoise doit conduire nécessairement à adhérer à la «solution» collectiviste: autre
joli sophisme souvent relevé – et ce n’était pas fini, on en trouvait constamment de
nouveaux. Il s’est trouvé alors bien des réactionnaires pour non seulement
décortiquer la «sophistique» des progressistes mais y voir une manière de penser sui
generis où il fallait être dedans ou dehors et qui, du dehors, était simplement
étrangère à la logique: ce sera le chapitre 3 de ce livre.

Toutes ces idées absurdes et scélérates remontaient au «grand sophiste» qu’avait été
Jean-Jacques Rousseau. La confiance axiomatique dans la bonté naturelle de
l’homme, ont objecté tous les réactionnaires, n’était pas autre chose chez ce rhéteur
pervers qu’un sophisme par les conséquences. Sophisme que les sectes avancées
reprenaient d’autant plus obstinément qu’il leur était indispensable pour fonder leurs
théories chimériques. Si les humains ne sont pas naturellement dotés, une fois qu’ils
seront délivrés du délétère esprit individualiste et capitaliste, d’un «instinct de
solidarité», si les appétits de lucre et de profit sont profondément enracinés en leurs
âmes, alors le régime collectiviste qu’ils rêvent sera impossible sans répression et
coercition...

Concurremment, le «camp» socialiste dénonçait avec mépris et non moins de


conviction les ineptes «raisonnements bourgeois» et autres «sophismes
réactionnaires» de leurs adversaires. L’économie politique tout entière n’était qu’un
tissu de «sophismes enseignés pour confirmer les exploiteurs dans leurs droits»,
ainsi que diagnostique par exemple l’anarchiste Pierre Kropotkine.108 À moins de

106
Fourteau, Le socialisme ou communisme, 196.
107
II, 101.
108
L’anarchie dans l’évolution socialiste, Paris: La Révolte, 1887, rééd. 1892, 20.

196
supposer que les humains appellent tout uniment «sophismes» les raisonnements qui
mènent à des conclusions qu’ils réprouvent, on peut supposer que les camps en
présence divergeaient bien quant à la validité de l’argumentable.

Jeremy Bentham en 1824 a composé un amusant ouvrage sur les sophismes courants
dans la vie politique, le Handbook of Fallacies. Il les divise en 4 catégories:
sophismes de l’autorité, sophismes du danger, sophismes de l’ajournement [d’une
mesure ou d’un débat], sophismes de la confusion [où le politicien s’efforce, avec
des notions amphibologiques et confuses, de noyer le poisson]. Les listes de
Bentham ne sont pas plus cohérentes que celles de ses prédécesseurs, mais au moins
le livre est amusant. Ce qui en fait l’unité sociologique et la perspicacité est la
roublardise politicienne et la démagogie constantes qu’une longue expérience de la
vie politique anglaise lui permet de synthétiser. Il ressort de son livre qu’en
rhétorique parlementaire, le sophisme pullule, le raisonnement clair, direct et
honnête est des plus rare, tout est fait pour éviter la vraie question, rendre obscur ce
qui était d’abord à peu près clair, intimider et censurer ce qui vous déplaît sans
songer à réfuter rationnellement. Si vous ne pouvez pas réfuter une thèse, changez
de terrain, attribuez à votre adversaire un point de vue différent, mais idiot ou
odieux, il criera «je n’ai jamais dit cela!», mais si vous criez plus fort que lui, il est
perdu. Nous sommes bien dans la dialectique éristique où il convient d’avoir
toujours raison. Le «raisonnement par les conséquences» (expression ironique de
Jean-Fr. Revel puisqu’il s’agit ici de se soustraire au raisonnement) y abonde et y
prédomine: vous avez les conclusions d’abord et vous fabriquez ensuite les
raisonnements qui s’y adaptent et y conduisent. Il ne faut jamais concéder quoi que
ce soit, même évident, qui semble favoriser la position de votre adversaire!

De son côté, Nietzsche, grand connaisseur de la rhétorique grecque, démonte la


«généalogie de la morale», chrétienne et sécularisée, comme une sophistique au
service du ressentiment des faibles contre les puissants. La morale du ressentiment
s’appuie en effet sur quelques paralogismes: que la supériorité acquise dans ce
monde est un indice de bassesse «morale», que les valeurs que les dominants
reconnaissent sont méprisables et que dès lors toute situation subordonnée ou
infériorisée donne droit au statut de victime, — que tout échec, toute impuissance
à prendre l’avantage dans ce monde se «transmue» en mérite et se légitime en griefs
permettant une pleine dénégation de responsabilité.

Le traité de Charles Hamblin, Fallacies, 1970 a relancé dans le monde anglophone


contemporain l’étude systématique, au collège comme au secondaire, des erreurs
argumentatives et cette étude y a renforcé en fait l’idée que la rhétorique a pour
objet un système clos et stable renvoyant au «bon sens» éternel, pierre de touche
pour des listes renouvelées de «fallacies».

197
J’ai commencé à relever au chapitre 1 une série d’idées naïves qui hantent
séculairement le discours de la rhétorique. Elles semblent tenir au désir de tenir à
distance le genre de doutes et de remises en question dont certains philosophes, des
sceptiques aux postmodernes, sont friands. La théorie rhétorique, de jadis, de
naguère et d’aujourd’hui, fait la sourde oreille à des spéculations philosophiques et
à des analyses historiques innombrables, à des études de cas anthropologiques,
ethnographiques qui dérangent sa méthode traditionnelle. Elle continue à fonder ses
analyses sur l’axiome, platonicien autant qu’aristotélicien, parfois légèrement
«remanié» et assoupli, de l’unicité de la raison, renvoyant classiquement à l’ordre
négatif des fallacies, des paralogismes et sophismes et à l’univers désordonné du
pathos venu interférer avec la marche régulière du logos (un peu de pathos en
rhétorique, c’est bien, comme on le sait pour avoir lu les manuels, cela confère de
la «chaleur» à la persuasion, mais point trop n’en faut, point ne faut qu’il domine le
raisonnement!), les argumentations bizarres et les raisonnements hors de l’ordre
rationnel qu’elle postule et sur lesquels elle a le malheur de mettre constamment la
main.

Par ailleurs et inversément, beaucoup de schémas recensés et accueillis dans la


Topique d’Aristote ne sont valides que dans certains cas: «Si une chose est bonne,
le plus de cette chose est meilleur», lieu plus ou moins commun qui engendre
invinciblement le sophistique «si le chocolat est bon, manger énormément de
chocolat est très recommandable»!

Justement parce que la rhétorique se fonde sur un répertoire de schémas topiques,


tous mauvais au regard de la logique formelle, tous imparfaitement adéquats au
monde empirique, les frontières du sophistique sont loin d’être étanches. Certaines
manières de raisonner, par exemple, la manière des premiers socialistes, – «Pour
connaître si un système social est défectueux, expose avec aisance le fouriériste
Gabriel Gabet, il faut le mettre en parallèle avec l’idéal d’une société parfaite, afin
de reconnaître par la comparaison, les défauts des organisations sociales qui en
diffèrent»109 – apparaissent hautement raisonnables en un temps donné et pour
certains esprits, absurdes et j’ajouterais, affligeants (car il y a toujours une
composante éthique dans le rejet d’un raisonnement) pour d’autres.

Aucun ou presque aucun des prétendus sophismes recensés ne sont des schémas
absolument fous ou stupides, même si beaucoup ne sont pas fameux. L’évaluation
en tient aux circonstances et au contexte. Un même schéma est illogique dans un cas,
acceptable dans un autre. J’ai suggéré que beaucoup de sophismes sont en fait des
raccourcis de pensée assez légitime. Attaque ad personam contre Heidegger: que
peut valoir la philosophie d’un hitlérien? Eh bien, il n’y a que les dévôts de

109
Gabet, Gabriel. Traité élémentaire. La science de l’homme considéré sous tous ses
rapports. Paris: Baillière, 1842. III, 233.

198
l’heideggerianisme pour décréter cette objection-suspicion malavisée, sans la
moindre portée et l’écarter du revers de la main.

Ainsi, ni l’ancienne rhétorique dont le paradigme inébranlable est celui d’un vaste
répertoire topique composé de schémas rationnellement acceptables (quoique non
dépourvus de contradictions latentes), répertoire circonscrivant l’ordre du probable
et d’une périphérie composée de paralogismes échappés aux simples d’esprit et de
sophismes manipulés par des rhéteurs trop habiles, ni les «nouvelles rhétoriques» du
siècle passé – celles des Perelman, des Toulmin et de divers autres qui elles aussi
traitent invariablement les logiques qu’elles jugent déviantes et les raisonnements
a-normaux comme des accidents ou des aberrations sur lesquels on passe, ni du reste
(pour changer encore de secteur) les modèles épistémologiques les mieux connus
qui, de Kuhn à Foucault, conçoivent des successions de paradigmes ou d’épistèmès
avec des moments de transition, mais ne focalisent pas sur des coexistences
incompossibles synchroniques, des conflits insurmontables internes aux champs
disciplinaires, des théories incommensurables et intraduisibles l’une dans l’autre, ni,
au moins sous une forme dominée et théorisée, les sociologues de la communication,
des médias, de la vie politique, de l’opinion publique, aucun, dis-je, ne part de cette
prémisse heuristique, apparemment difficile à gérer, qui est que tout le monde dans
une société ne pense pas nécessairement de la même manière, que tout le monde ne
partage pas la même raison ni la même logique et que pour cela, les gens souvent
ne se «comprennent» pas.

Les travaux – nombreux en français et plus encore en anglais – sur les paralogismes,
les sophismes et fallacies sont pleins d’intérêt, abondants en données et en
observations, mais ils continuent à dresser des taxinomies, des typologies d’erreurs
de raisonnement ponctuelles, plus ou moins voulues ou involontaires, sans poser
d’emblée, comme il me semble qu’il faudrait le faire, qu’il existe des ordres psycho-
sociaux d’enchaînement, des dynamiques spécifiques du (dé-)raisonnement et sans
chercher à les recenser comme des ensembles ayant leur «logique».

Parfois les ouvrages de sophistique rencontrent les grandes logiques mentalitaires.


La mentalité primitive, la causalité magique se rencontrent dans les sophismes
«égocentriques» (ce qui vaut de mon point de vue vaut universellement), dans les
pseudo-raisonnements post hoc ergo propter hoc (l’antérieur pour la cause) dont ces
ouvrages traitent abondamment. Toutes les difficultés de la causalité nécessaire,
suffisante, concurrente s’inscrivent ici.

Même en demeurant dans la pensée classique d’une rationalité unique flanquée


d’une périphérie d’irrationalités et d’impropriétés diverses, il faut constater pourtant
que ce qu’on juge une mauvaise raison ne vient jamais seul, que des atomes crochus
soudent les raisonnements sentis fallacieux en enchaînements de certains types, que
les partisans d’une thèse «bizarre» l’étayent toujours avec des preuves plus bizarres

199
encore et enchaînent avec d’autres raisonnements non moins bizarres. «Bizarre, moi
j’ai dit bizarre? Comme c’est bizarre!», comme murmure Louis Jouvet dans Drôle
de drame... C’est de ces ordres sociaux de bizarreries qu’il convient de dégager les
logiques.

Validité discutée des sophismes

Parcourons la liste bigarrée des sophismes classiques. Cette liste est un peu comme
celle des figures et des tropes: plus il y en, avec des noms rébarbatifs, plus les
auteurs de manuels semblent contents. L’incohérence y frappe non moins que le fait
que la définition et la qualification ne passent aisément que grâce à des exemples
bien trouvés, souvent un peu caricaturaux et souvent vieux comme la rhétorique
même, destinés à faire admettre au lecteur qu’on ne doit décidément pas raisonner
comme ça! Les erreurs logiques indiscutables (la non conversibilité de l’inférence:
quand une voiture n’a plus d’essence, elle tombe en panne, or, ma voiture est en
panne donc elle n’a plus d’essence!) et les jeux sur les mots y côtoient des
démarches simplement discutables, ou pas très fameuses – ou bien bonnes et
pertinentes parfois et spécieuses en d’autres circonstances. Par ailleurs, les
arguments dits valides, justement parce qu’ils ne sont pas contraignants au sens
logique, ne le sont que parce qu’ils conduisent parfois à de bonnes conclusions, mais
on peut tous les trouver insuffisants en haussant le degré d’exigence.

Aristote commence ses Péri tôn sophistikôn ‘elenkhôn, ses Réfutations sophistiques
avec les sophismes para tên lexîn, homonymies fallacieuses, polysémie, variations
sémantiques, changement d’extension et de compréhension logiques, tous les
«glissements subreptices», comme disait Bergson. Passons, il n’y a pas grand
problème, mais «CRS=SS», sophisme par calembour si pris littéralement et
démonstrativement, est un raccourci expressif et une hyperbole (un peu niaise) sans
plus.

Ensuite on rencontre les grandes erreurs et grandes transgessions alléguées de


démarche argumentative générale:

Ignoratio elenchi, négligence de l’objection principale. Ou bien substitution


commode à ce qui est argumenté par l’autre «camp» de ce que l’Anglais appelle un
Straw Man, un homme de paille: une thèse différente, caricaturale, ridicule et plus
facile à abattre. Le polémiste ne répond pas à son adversaire, mais à une caricature
interpolée, à un simulacre plus aisément réfutable. L’ignoratio consiste aussi à se
mettre à prouver une thèse partielle ou contiguë, mais différente en tout cas de la
question. Elle peut revenir à «noyer le poisson», à changer de terrain et à se mettre
à discuter avec feu d’autre chose que la question qui vous embarrasse. Si on devait
supputer ce qui est le plus fréquent et en effet le plus fallacieux dans les manœuvres
rhétoriques, ce serait ici que je m’arrêterais: changer de terrain, ouvrir une

200
problématique nouvelle, déplacer la question, l’élargir infiniment ou procéder à un
vaste travelling arrière; si on ne veut pas réfuter sur le terrain étroit du débat, si on
se sent acculé à perdre, et en dépit des belles règles que j’ai rappelées plus haut, il
faut rapidement changer de terrain, par exemple noyer la question trop précise et
contentieuse dans de vastes certitudes générales.

Secundum quid: démonstration correcte, mais qui ne vaut que d’un certain point de
vue, généralisation abusive donc. Le sophisme Secundum quid en vient à englober
toute généralisation, «les femmes sont bavardes», «les Français sont frivoles», «les
Italiens aiment les spaghetti»..., mais sans de tels topoï stéréotypiques, à user avec
précaution si vous voulez, il est impossible de produire des raisonnements pratiques.

Petitio principii, s’appuyer sur ce qui est à démontrer, supposer pour vrai ce qui est
en question. C’est le raisonnement circulaire, l’anglais dit «Begging the Question».
Variante de ceci, l’Assumptio non probata: A est «expliqué» par B qui n’est pas
moins douteux ou indémontré.

Non sequitur : l’argument est valide — simplement il ne prouve pas ce qui est en
question, ni n’est susceptible d’augmenter l’assentiment à la thèse soutenue; tout au
plus, il constitue un indice indirect. Il s’agit ici d’un vaste domaine de sophismes
d’inférence (un fait admissible est supposé preuve d’une thèse alors qu’il ne la
démontre pas) qu’on illustrerait abondamment par les approximations coutumières
des journalistes, et non moins par des raisonnements d’historiens, de sociologues.

Sophisme de clôture: réputer un débat terminé à partir du moment où on a gagné


certains points.

Ad consequentiam: «Cette théorie est sexiste et fera du tort au progrès des femmes»
— sophisme qui alléguant des conséquences fâcheuses apparaît aux âmes militantes
comme une réfutation décisive de ladite théorie.

On rencontre en effet dans les manuels une série de sophismes en «ad —»: ad
verecundiam (vous devriez avoir honte de soutenir une idée pareille; ou bien: seul
un fasciste peut penser ceci etc.), ad misericordiam (appel aux sentiments), ad
ignorantiam («prouvez-moi que j’ai tort!» — Personne n’a jamais prouvé P faux,
donc P est vrai),110 ad baculum (toutes formes de «raisonnement» où on décèle
surtout de l’intimidation), ad populum (appel à la galerie, au peuple, à ses passions,
à ses préjugés – depuis la croyance aux sorcières jusqu’à la croyance aux sondages),

110
C’est l’argument de toutes les sciences occultes et des doctrines anti-establishment. Et de
fait, «Many of these theories that lie on or beyond the fringe of believability cannot be
definitely shown to be wrong». Quine, Web, 7.

201
e consensu omnium (tout le monde le pense, alors...), ad odium («procès
d’intention», imputation de mauvaises intentions dissimulées sous la thèse de
l’adversaire), ad metum (spéculer sur les conséquences fâcheuses ou redoutables de
la mesure attaquée, faire peur).

C’est, comme on peut le voir, un tohu-bohu de raisonnements ou plutôt de courts-


circuits argumentatifs, de paralogismes par non-pertinence directe et conséquences
forcées (que vous n’ayiez pas de solution alternative ne vous oblige pas d’accepter
celle qu’on vous suggère; que des tas de gens croient à une chose ne prouve pas
qu’elle est vraie ni même n’augmente la probabilité qu’elle le soit), arguments qui
sont faibles ou relativement acceptables selon les contextes... Aucun n’est
constamment mauvais, mais tous sont soutenus par du pathos en dépit de leur
faiblesse intrinsèque. Plusieurs de ces sophismes allégués ont de fait à voir avec le
rôle du pathos interférant avec le logos, souhaits, crainte, appel aux émotions. Le
rhétoricien qui supposait au départ la coopération harmonieuse du pathos et du logos
finit par admettre que les passions, les émotions qui s’immiscent se cristallisent
souvent en fâcheux sophismes. Comme disent les manuels, les passions «need to be
treated with caution because they can also be used fallaciously»!111 En tout cas,
nous sommes et demeurons dans une zone grise. «Donnons ce boulot à Julie, elle a
trois enfants qu’elle élève seule»: sophisme ad misericordiam si je suis dans un
contexte où seule la froide compétence doit entrer en ligne de compte; autrement,
argument plutôt valide quoiqu’en effet faisant appel aux sentiments, mais tout aussi
bien à la justice!

Le sophisme ad ignorantiam? Évidemment le croyant qui m’interpelle avec un «Et


vous, comment savez-vous que Dieu n’existe pas?», m’énerve. Si «prouvez-moi le
contraire» est idiot et choquant, il n’en reste pas moins que l’argument de la preuve
négative, fondé sans doute sur une logique informelle peu rigoureuse avec son
inférence par la non-connaissance et le non-événement, est de bonne logique
pratique courante: «S’il était en train d’arriver comme tu le prétends, le chien se
serait mis à aboyer, or il n’aboie pas donc il n’est pas encore là...» Toute
l’épistémologie de Karl Popper repose sur l’acceptation d’une certaine validité ad
ignorantiam: une théorie n’est pas «prouvée» parce qu’une objection a été
victorieusement réfutée. Une résistance continue seule à toute tentative de
«falsification» prouve non la vérité du reste, mais ce qu’on appellera la «solidité»
d’une théorie.

Le raisonnement par alternative tertium non datur, valide si, de fait, il n’y a
vraiment, c’est à dire logiquement ou concrètement, que deux possibilités, devient
un sophisme s’il exclut autoritairement une troisième possibilité rationnellement
concevable.

111
Walton, Place, 1.

202
La pétition de principe? Oui c’est la faute de raisonnement par excellence des
simples qui s’empêtrent dans leurs démonstrations:

Toto n’aim’ pas les épinards


Et c’est heureux pour Toto car
S’il les aimaient, il en mang’rait
Or i n’peut pas les supporter!

Mais il est possible (ceci a été soutenu en tout cas) que toute grande théorie
philosophique comporte un raisonnement circulaire latent. On peut élargir la
catégorie de la pétition de principe pour y voir un cas fréquent de litige dialectique:
l’argumentateur présuppose quelque chose qu’il aurait dû prouver, quelque chose
qui fait partie de sa thèse et est inclus dans ses conclusions à titre de fondement
partiel de celles-ci. Mais beaucoup de raisonnements scientifiques décrivent une
situation globale où les conséquences rejaillissent sur les données premières:
raisonnement circulaire mais destiné à décrire une dynamique empirique qui ne le
serait pas moins!

L’Assumptio non probata: A est «expliqué» par B qui n’est pas moins douteux ou
obscur. Oui, vous trouvez comme moi ce schéma de raisonnement fallacieux à sa
face même, ... mais toute la psychologie freudienne explique un comportement
bizarre par une «structure inconsciente» non moins indémontrable et inexplicable,
la sociologie bourdieusienne explique le même comportement par un «habitus»,
avons-nous réellement avancé ou sommes-nous dans la sophistique? Je vois que
vous hésitez.

Argument Ad personam

Déboulent ensuite tous les sophismes prétendus qui tiennent à la personne de


l’argumentateur ou en tirent un indice soupçonneux, sinon même une réfutation
indirecte de ses idées. Ce sont les sophismes dits ad personam. Ils concluent de
l’argumentateur, de sa personnalité, de ses actions passées à la validité ou plutôt la
non-validité de ses arguments.

Est-ce, encore un coup, un vrai sophisme? Oui, s’il se ramène à une attaque
personnelle, ou s’il prétend empêcher par la calomnie une partie d’avancer un point
de vue. Oui encore s’il attaque l’adversaire faute de répondre à ses arguments et
pour n’avoir pas à le faire. Sans doute en pure logique, un argument moral sage
énoncé par un tueur en série vaut mieux qu’un argument idiot énoncé par Mère
Thérésa. Mais justement nous ne sommes pas en pure logique, mais dans la vie
sociale et l’argument ad personam a évidement la plupart du temps une certaine

203
validité.112 Paul De Man, professeur à Yale, avait publié, révèle-t-on, des articles
antisémites dans la presse collaborationniste bruxelloise en 1942. Cette «erreur de
jeunese» ruine-t-elle ses théories littéraires en 1982? Le cas ainsi résumé, la réponse
de vos esprits logiques est Non, bien sûr, quelle idée! Mais les années de polémique
suspicieuse contre celui qui fut le très singulier père belgo-américain du
déconstructionnisme montrent que ce n’était pas «si simple que ça». «Attaquer» une
thèse en montrant que celui qui la soutient se met en contradiction avec ses propres
principes, que ses idées sont contredites par ses actes, qu’il ne pratique pas ce qu’il
prêche, c’est tout à fait raisonnable nonmoins qu’efficace. Cela ne prouve pas que
ces idées sont fausses, mais cela fait planer un soupçon pertinent sur elles.

Connexe est le «Motive Fallacy» ou sophisme qui, montrant que quelqu’un a intérêt
à soutenir une thèse, ou lui prêtant des intentions plus ou moins dissimulées, conclut
tout de go que cette thèse est fausse ou qu’elle ne mérite pas d’être réfutée. Si on
trouve des motifs personnels à celui qui parle pour conclure dans un sens donné, on
argue que ses intérêts seuls sont satisfaits par la proposition qu’il soutient. Dit
comme ça, c’est inacceptable – mais une fois encore, c’est affaire de contexte et cela
peut ne revenir qu’à un certain raccourci pratique (sinon rigoureux) du
raisonnement réfutatif. Toutes les théories de «l’idéologie dominante» consistent à
dire: les Bourgeois disent ça, ils soutiennent ces valeurs parce qu’ils y ont intérêt.
Leur prétention à parler au nom de tous est une duperie par le seul fait démontrable
qu’ils y ont intérêt etc.

Ce raisonnement suspicieux a été le grand argument des socialistes de jadis contre


la démocratie, «dernier instrument de règne des classes possédantes».113 «Ancre de
salut, espoir suprême des exploiteurs de tous les régimes!»114 Le chef blanquiste
Édouard Vaillant centrait sa conception de la Révolution sur le rejet sans appel du
suffrage universel, imposture de la classe ennemie, mystification de la «nouvelle
féodalité» bourgeoise qui, sous des apparences bienveillantes, garantissait la
perpétuation de l’exploitation et transformait le prolétaire en complice jobard de sa
propre dépossession:

Le suffrage universel est l’axe de l’ordre social actuel, l’ordre


bourgeois, exposait Vaillant. Le peuple dont il escamote les droits
l’accepte au bénéfice de ses maîtres, comme autrefois le droit
divin dont il est le successeur et le remplaçant. (...) La classe
régnante convie le peuple à venir par le vote abdiquer entre ses

112
Pour ma part, j’appelle ad hominem l’argumentation – c’est affaire de stratégie – où je me
place sur le terrain de l’adversaire alors que ce terrain n’est pas le mien.
113
Angenot, Démocratie.
114
La révolution sociale, 31. 7. 1881.

204
mains. Bonapartistes et opportunistes chantent à l’envi ses
louanges: dette de reconnaisance et espoir d’avenir. Le peuple
trompé applaudit.115

! Distinction proposée ici entre ad hominem et ad personam.


Je fais une distinction entre ce que je vois comme deux procédés
absolument différents mais parfois confondus sous la même
catégorie ad hominem. J’appelle, comme il est expliqué ci-dessus,
ad personam l’argument, défavorable à sa thèse, tiré de la
personne de celui qui soutient une thèse, tiré notamment de ses
actes ou de ses idées antérieurs.

Le Tu quoque — tu es aussi coupable de ce dont tu accuses ton


adversaire — est une variante de l’ad personam. Encore une fois,
cette réplique ne prouve pas l’innocence de la personne
concernée, mais, dans le monde réel, de quel droit accuser un
autre d’un délit dont on est soi-même coutumier? Pas de
sophisme évident ici!116

Comme tous les raisonnements de pertinence indirecte, le ad


personam est à peu près valable quelquefois, ou bien il est une
attaque incorrecte, ou même il est purement agressif: «... tu as dû
trouver ça dans le Figaro?», «C’est bien juif, ce genre
d’argument!»

On peut inclure dans la catégorie l’argument de l’intérêt. Non


moins sophistique et paranoïaque s’il conclut que toute thèse est
réfutée si on montre que celui qui la soutient y a un quelconque
intérêt personnel (ou «de classe»), il est un bon indice de

115
Vaillant, Edouard. Le suffrage universel et les élections municipales. Paris: Alavoine,
1880, 3.
116
À distinguer de la figure de l’Apodioxis qui renvoie une accusation à l’accusateur. C’est
le mouvement du socialisme sentimental à la Eugène Sue: le forçat innocent et la prostituée
vertueuse accusent la Société injuste qui les condamne hypocritement alors qu’ils en sont les
insignes victimes. Tous sont victimes, forçats, prostituées, alcooliques, délinquants, assassins
etc. Tout dominé est en droit de reprocher au dominant les vices dont celui-ci l’accuse. Ce
sera aussi le raisonnement des premières féministes; sans doute reproche-t-on communément
au beau sexe certains défauts et tout n’est pas faux dans les diatribes misogynes, mais «leurs
faiblesses et leurs malheurs sont généralement la faute et le crime des hommes». [Cabet,
Étienne]. La femme, son malheureux sort dans la société actuelle, son bonheur dans la
communauté. 7e éd. Paris: Bureau du populaire, 1848, 10. Nul ne naît méchant, débauché,
criminel, et cependant certains le deviennent; la société est donc responsable de ceux qui le
sont devenus.

205
suspicion légitime en d’autres circonstances: on est tenté
d’écarter les enquêtes subventionnées par les compagnies de
tabac et qui concluent à l’innocuité du produit, même si elle sosnt
bourrées de données et de chiffres.

J’appelle maintenant, très différemment, ad hominem une des


démarches ou stratégies légitimes de l’argumentateur qui consiste
à ne pas prétendre à la portée universelle mais à se placer «sur le
terrain de l’adversaire», de ses intérêts et de ses visées sans avoir
du reste à les partager ni à feindre de le faire. Ce qui caractérise
par exemple les trois arguments «réactionnaires» relevés en
longue durée par Albert O. Hirschman, dans sa Rhetoric of
Reaction (chap. 3), est qu’il sont ad hominem. Le réactionnaire
ne dit pas: renoncez à votre réforme, à votre projet social parce
qu’ils me déplaisent ou parce que cela va à l’encontre de la
volonté de Dieu, de la Nature des choses, des Lois de l’histoire
(il le dit aussi, mais ce n’est pas ce que retient Hirschman) ou
parce que cela choque des valeurs admises par tous, mais
renoncez-y parce que, de votre point de vue même, en me mettant
à votre place et en admettant les buts que vous poursuivez, cela
ne marchera pas et cela aboutira à des résultats non escomptés par
vous.

Toute argumentation est peu ou prou ad hominem: je raisonne en


tenant compte de ce que mon adversaire ou de ce que le public
admettent. Quand je m’adresse à quelqu’un, dois-je utiliser les
arguments qui me convaincraient, moi, si j’étais lui ou ceux que
je devine qu’ils pourraient le persuader, lui, mais pas
nécessairement moi? Tout argument doit à la fois offrir ou
prétendre offrir une universalité rationnelle, et convaincre
l’homme, les hommes, homines, pour lesquels il a été conçu —
et non me convaincre moi-même seulement! Dans le débat
«d’idées», le débat philosophique, il est requis de me placer «sur
le terrain» de l’adversaire et non d’y objecter seulement «du
dehors».

L’argument d’autorité

L’argument d’autorité? Il figure dans tous les catalogues de sophismes et est montré
contigu de l’argument ad verecundiam (vous devriez avoir honte de mettre en doute
etc...) Et je peux toujours montrer sophistique et faiblard l’argument d’autorité par
le fait que, de nos jours, SS. le Pape et NN. SS. les Évêques ne procurent plus de
bons arguments. Mais l’appel à l’expert? La preuve par l’ADN dont j’ignore (et le

206
jury aussi en dépit de l’exposé qu’on lui assène) si elle est aussi infaillible qu’on le
dit? Sophismes? Spécialement aujourd’hui où nous sommes bombardés d’opinions
d’experts qu’il serait socialement peccamineux de mettre systématiquement en doute
(bien que nous nous doutions un peu qu’un autre expert viendrait tout contredire).
Or, qui a nommé l’expert? Souvent de nos jours, ce sont les médias qui ont désigné
et élu le photogénique et prévisible, pas trop controversé, expert dont on est censé
boire les paroles et les tenir pour «vérités d’évangile».117

L’argument par la qualité de la source — je l’ai entendu à la radio, je l’ai lu dans le


journal, chez Lévi-Strauss, chez Foucault, ou dans le Coran — est un cas de figure
des plus fréquent de l’argument d’autorité.

Les spécialistes de la logique informelle disputent entre laxistes et ombrageux, des


appels acceptables, douteux ou irrecevables à l’autorité. «La totalité de la
communauté astronomique internationale .... la totalité de la communauté
scientifique tout court» rejette les prétentions de l’astrologie.118 Pour vous et moi
l’argument est plutôt bon, — mais l’astrologue dira sa vénérable science persécutée
par les Sciences officielles et il posera à la victime incomprise.

Raymond Boudon admet que l’argument d’autorité est souvent raisonnable: on ne


peut attendre du non-physicien qu’il vérifie «par lui-même les lois de Newton et
d’Einstein» (ni du militant, la théorie de l’impérialisme chez Lénine):

Les idées sont souvent — et je dirais normalement — traité par


l’acteur social comme des boîtes noires. Il est souvent rationnel
pour lui, de par sa position sociale ... de ne pas chercher à voir ce
qu’il y a derrière.119

Nos croyances factuelles les moins douteuses résultent d’arguments d’autorité en


dernière analyse: l’armistice de la Première Guerre mondiale a été signé le 11
novembre 1918, les Japonais ont attaqué Pearl Harbour le 7 décembre 1941, les
mois d’hiver en Tasmanie sont juin, juillet et août, la Terre est ronde. «My life
consists in my being content to accept many things», constate Wittgenstein, On
Certainty. L’argument est valide du moment que les interlocuteurs ne peuvent ou ne
veulent assumer les coûts d’une vérification approfondie, personnelle et directe.
L’argument d’autorité ne devient résolument sophisme que s’il se complique

117
Sur le rôle éminent de l’expert dans la doxa d’aujourd’hui et sa logistique ad hoc, voir
Dumoulin, Recours.
118
Doury, Débat, 105.
119
Idéologie, 123.

207
d’intimidation ad ignorantiam (prouvez que l’expert a tort si vous n’adhérez pas)
ou de pétition de principe:

Tout ce qui est écrit dans la Bible est la vérité: voyez Timot., 3:
16.

L’argument de la coutume, de la tradition, de la persistance immémoriale de


certaines idées qui imposeraient leur crédibilité ne marche plus unanimement – c’est
même ce soupçon que nous nommons «modernité». Mais l’argument du progrès
prédominant au 19e siècle valait-il mieux en stricte logique: la religion est ce à quoi
la science vient se substituer, donc la science est bonne et la religion condamnable
parce que condamnée par l’histoire: c’est un peu court.120

L’argument de l’unanimité des sages vaut-il mieux que ceux qui précèdent? Mais
même quand tous les experts sont d’accord, l’histoire démontre qu’ils peuvent s’être
mis le doigt dans l’œil. L’autorité de l’opinion générale ou sophisme ad populum?
Comme le serine la publicité depuis un siècle avec son argument de vente
fondamental, «100.000 clients satisfaits ne peuvent pas se tromper!» Certes, mais
l’opinion s’est aussi souvent trompée – comme le démontre tout examen rétroactif.
Elle a fréquemment soutenu avec conviction dans le passé, en dépit de quelques
dissidents, des idées ou chimériques ou répugnantes ou les deux. N’est-il pas
téméraire cependant de conclure qu’en gros et en détail, elle doit se tromper
aujourd’hui dans les mêmes proportions que dans le passé. Elle a imposé du reste,
ce qui n’est pas fréquent dans l’histoire, quelques sophismes nouveaux,
insoupçonnés d’Aristote, comme l’autorité des Alleged Victims: une victime
d’inceste, de «harcèlement» etc. ne saurait mentir ni fabuler!

Le schéma contraire, qui réfute une thèse par la faible crédibilité ou le très petit
nombre de ceux qui la soutiennent? Mais ici, l’histoire accumule les exceptions où
seuls ces happy few avaient raison. Je n’insisterai pas sur l’argument par la
statistique, scientifique pour les uns, sophistique pour les autres qui rappellent que
les chiffres les plus exacts peuvent être au service d’hypothèses biaisées et de
catégories absurdes.

! Sophisme de l’approbateur On connaît l’argument ou


paralogisme si fréquent (plus fréquent que jamais, je crois) de
l’approbateur: «Nullement antisémite lui-même, admettons-le,
Monsieur xxx ne donne pas moins dans son livre des munitions
aux pires des antisémites etc.» Odieux sophisme pour qui est visé

120
Dirons-nous aujourd’hui: Le prétendu «devoir de mémoire» – cette expression odieuse à
force d’usage componctieux, hypocrite et moralisateur par tous les politiciens véreux – vient
se substituer au ci-devant Sens de l’histoire et à la critique historique, c’est donc bon et bien.

208
car je ne me tiens pas responsable des gens qui m’approuvent, si
je crois n’avoir rien fait pour leur plaire, mais sophisme bien
agréable quand je l’adresse à mon adversaire parce qu’imparable.

Vers 1900, dans la polémique des marxistes orthodoxes de


l’Internationale contre Eduard Bernstein, accusé de «réviser»
certaines idées de Marx, le leader allemand Karl Kautsky qui le
blâme d’oser «toucher à Marx», ajoute, par un paralogisme qui a
un bel avenir dans la littérature de parti, que la presse bourgeoise
applaudit à ses thèses ce qui démontre son erreur et la perversité
de son méfait.121 Si Bernstein n’abandonne pas le socialisme,
concède-t-il, «c’est là l’idée que la presse bourgeoise se fait de
son livre, qu’elle exploite et dont elle ne se lasse pas de se
réjouir». Ainsi l’admoneste Kautsky et il n’y a rien à répondre.
D’une certaine façon, il n’est pas de sophisme plus odieux que
cette façon dogmatique d’accuser sans que la bonne foi puisse
être opposée. Cependant, dans un contexte de lutte d’intérêts et
non du point de vue de Sirius, le soupçon par l’approbateur est-il
absolument infondé, insoutenable? J’ai peur que non: la preuve
c’est qu’il marche, si répugnant qu’on puisse trouver ce
raisonnement accusateur dans la vie intellectuelle.

On peut y joindre l’argument par le partisan. Une thèse est


mauvaise ou suspecte qui est soutenue par des gens déconsidérés
ou des gens que je condamne. Léon Bloy s’exclamait à propos de
Dreyfus: «Innocence proclamée par Zola! C’est à faire peur!»122
On sait que Bloy avait pour celui qu’il appelait «le Scatophage»
un solide mépris moral et littéraire. Tout de même, c’est son
raccourci de raisonnement qui fait peur.

Les raisonnements non enthymématiques

Je poursuis la discussion sur la validité des types d’arguments en relevant tous les
autres cas où cette validité peut être et est effectivement contestée. Contestée: il
existe en fait à chaque fois des arguments pro et contra quant à la pertinence du
recours à telle ou telle démarche persuasive et quant à son caractère probant ou
fallacieux.

121
Le marxisme et son critique Bernstein, Paris: Stock, 1900, 1.
122
Bloy, Je m’accuse, 104.

209
Je ne m’attarderai pas à la question des preuves «atechniques» (selon le terme
d’Aristote), c’est à dire des inférences à partir d’indices:123 le nombre des indices,
la nature des faits allégués, des témoignages en quantité et qualité susceptibles de
convaincre ou d’augmenter la probabilité d’une thèse sont balisés par des règles
intriquées et floues qui fixent des seuils du probable et des critères du recevable. En
quoi un ou plusieurs indices seront-ils probants? En quoi seront-ils à construire
comme convergents ou autophagiques? Que vaut (et dans quelles circonstances peut
valoir) une «preuve circonstantielle» (pour reprendre ce terme du droit criminel
anglo-saxon, lequel écarte ces sortes de preuves du droit pénal)? Qu’est-ce que
l’évidence factuelle, c’est à dire qu’en est-il de l’énoncé de fait qui se suffit à lui-
même et se passe de corroboration et de cadre conceptuel? Qu’est-ce qu’une preuve
directe, indirecte, partielle, ambigüe, faible, spécieuse etc., et quels critères
permettent de les distinguer? Les gens «convaincus d’avance» se contentent de
preuves indirectes, médiocres, ténues et d’indices équivoques; les sceptiques exigent
au contraire des preuves «solides» et ne se laissent pas aisément satisfaire. Mais
encore un coup, le désaccord entre les parties peut porter sur ce qui sera tenu pour
«solide» ou pas, notamment sur ce que valent les arguments par le témoignage d’un
seul, par le témoignage rapporté, par l’autorité établie, par la tradition immémoriale,
par l’opinion unanime, par celle des sages ou des savants, par la vox populi, par le
«tout-se-passe-comme-si» (abductif). Ils peuvent être décisifs pour les uns,
dépourvus de poids et fallacieux pour d’autres.

J’en viens aux types d’arguments qui ne sont pas des enthymèmes (topos –
application – conclusion: si une chose est absolument bonne, le plus de cette chose
est meilleur; or, la liberté d’expression est bonne dans l’absolu; donc une liberté
d’expression sans restriction ni limite aucune est excellente) ni des schémas
doxiques inférants (toute mère aime ses enfants; or ma cliente est la mère du
plaignant; elle n’a donc pu vouloir lui faire tort). Ces types de raisonnements non-
enthymématiques qui ont dans le discours une place et un rôle énormes ne sont pas
systématisés et sont largement passés sous silence par les rhétoriciens classiques et
même modernes qui voient bien le cas de l’induction, épagogè, parce qu’Aristote
en a spécialement traité, mais ignorent l’abduction, le contrefactuel dont la
Rhétorique ne dit mot et sont souvent superficiels et sommaires sur le dilemme et
le raisonnement à plusieurs branches, sur l’analogie et l’épitrope...

Ces types sont les suivants : l’induction généralisante, les explications causales (qui
peuvent être tenues pour une catégorie à part de l’enthymème, mais ouvrent une
vaste problématique particulière), les raisonnements à deux branches (alternative et
dilemme), le raisonnement apagogique ou par l’absurde, l’abduction ou inférence
à la meilleure explication, les formes du raisonnement probabiliste, prévisionnel et

123
Il faut distinguer ce sens du mot inférence, des inférences enthémématiques et des
inférences probabilistes.

210
conjectural, les raisonnements contrefactuels et les logiques des mondes possibles,
le raisonnement par analogie enfin.

Ensuite, j’aborderai la classe des jugements de valeur et des raisonnements


axiologiques, le problème crucial de la disjonction faits/valeurs, la classe des
décisions et des choix (proaïrétiques) et des raisonnements déontiques («tu dois»)
et les théories afférentes des décisions et des choix.

Je reviendrai pour clore ce développement sur la discutable disjonction du logos et


du pathos et pour envisager dans son inextricable coopération le fonctionnement
d’une «logique des sentiments».

Problèmes relatifs à l’induction généralisante

Selon la tradition aristotélicienne, la déduction est le plus «noble» des


raisonnements. L’induction, ¦ðáãïãç, disent les Topiques, «est plus claire et plus
accessible au vulgaire [mais] moins contraignante que le syllogisme.»124 Elle en est
en principe l’inverse: la transition du particulier au général. «Inductio est
argumentatio in qua a singularibus ad universalia progredimur tum affirmando,
tum negando».125 L’induction dite mathématique démontre exhaustivement une règle
pour toutes et chacune des parties d’une classe, puis la déclare démontrée pour cette
classe entière. L’induction amplifiante ou généralisante qui est celle, seule, qui sert
dans les circonstances ordinaires de la vie, donne des preuves pour quelques
membres d’une classe (et parfois un seul d’entre eux), elle part d’un ou plusieurs
faits particuliers, et elle généralise, c’est à dire qu’elle formule une norme
conclusive qui dépasse toujours largement les prémisses. La conclusion, disent les
manuels, est vraie «la plupart du temps».

Il n’est pas facile de distinguer dans les analyses de textes l’induction de ce qui joue
le rôle que de l’illustration par des exempla d’une idée déjà reçue dans la doxa,
l’illustration par des «faits» d’une conviction acquise ou d’un idéologème préformé
dont les exemples donnés et la réassertion de la règle sont censés réactiver la
crédibilité.

Il résulte de cette définition, traditionnellement confuse, que l’induction n’est jamais


vraie pour le logicien, que la généralisation opérée peut ou non produire du
«solide», du «sain» ou du spécieux, de l’approximatif, qu’elle peut ou non être
abusive, fallacieuse, qu’elle peut être de l’ordre du probable ou de l’ordre du
sophisme. Qu’aucune obligation claire et précise ne s’impose à qui induit et
généralise sinon de tenir compte de la disposition de l’auditoire à généraliser dans

124
Topiques, I, xii.
125
Vernulaeus, Topica, 46.

211
le même sens que lui — pas plus qu’aucune obligation ne détermine la quantité de
faits qu’il sera exigé d’alléguer pour induire ni ne fixe des critères à leur
ressemblance et à la justesse de leur rapprochement et de leur identité catégorielle.
L’induction peut s’appuyer sur un seul exemplum, supposé suffisamment frappant
non moins que «typique» (mais qu’est-ce que le typqiue?), ou les multiplier,
accumuler les exemples semblables ou convergents (c’est la figure éminemment
oratoire de la congerie), donner une impression d’abondance convaincante par effet
de masse. Elle est affaire de talent rhétorique, d’art de présenter les choses et non
de soumission à des règles informelles même floues. Elle peut énumérer sèchement
ou bien développer l’exemplum unique mais bien choisi en un petit récit, en
anecdote, en apologue, en parabole. L’exemple inductif est le lieu par excellence du
pathos et l’occasion du passage au narratif. Il doit être d’abord admis pour vrai,
attesté et «frappant» en sa signification littérale, puis accepté, seul ou complété
d’autres, comme base suffisante ou satisfaisante d’une maxime générale. L’induction
en effet ne se borne pas à généraliser, elle cherche à transférer à la généralisation le
pathos inhérent aux exemples invoqués. Il convient souvent, non de conceptualiser
ou de généraliser, mais d’abord et avant tout de faire voir, de faire sentir. L’esprit
va de l’observation concrète du monde à sa mise en normes en évitant la déperdition
émotive de l’abstraction. Ce qui doit frapper les esprits, ce qui est scandaleux, ce qui
appelle la conviction, ce qui réclame la réaction du public, n’est pas de l’ordre de
la généralité mais de la singularité. L’induction appelle un supplément intuitif de
l’auditeur, la réminiscence de cas semblables qui viennent combler l’écart entre les
exemples et l’amplification.

Les règles générales issues de l’induction sont ce qu’elles peuvent être: pratiquement
utiles quoique fausses en bonne logique, correctes en général avec des «exceptions
qui confirment la règle», ou fallacieuses et tendancieuses et ne convaincant que des
convertis. Les oiseaux volent ... sauf les kiwis, les autruches, les émeus: finalement
il y en a pas mal qui ne volent pas. Toutes les émeraudes sont vertes, tous les
corbeaux sont noirs, mais tous les cygnes ne sont pas blancs. Il est censément
raisonnable d’accepter une règle basée sur une généralisation: je dois faire plus
attention à mon portefeuille dans les rues de Tegucigalpa que dans celles de
Copenhague — mais pour certains, notamment pour un patriote tégucigalpèque c’est
ici un odieux stéréotype. Le Voyageur anglais qui débarque à Calais est un fameux
inducteur abusif: «... en France, note-t-il dans son carnet, toutes les femmes sont
rousses et toutes les pantoufles à carreaux...» Tous les préjugés carburent à
l’induction obsessionnelle. Quiconque pense que les Juifs aiment l’argent, ou que
les Noirs sont violents arrivera toujours avec de nouveaux exempla qui confirment
son idée fixe.

Beaucoup d’inductions généralisantes peuvent être qualifiées d’abus et de sophismes


ou paralogismes, mais il est vrai aussi que les grands hypothèses scientifiques et les
plus prometteuses sont et furent de telles inductions.

212
Combien d’exemples et de quelle qualité faudrait-il disposer pour conclure? Dans
bien des cas, un très bon exemple semble suffire. C’est l’exemple de Paul Veyne
critiquant la pratique naïve de certains historiens. L’historien, tout heureux, a mis
la main sur le journal d’un curé de campagne poitevin détaillant la colère de ses
paysans contre la fiscalité de Louis XVI: il s’appuie sur cet exemplum unique pour
conclure que, dans les années 1780 tous les villages français pensaient comme ça.126

! Exemplum in contrarium et réfutation. L’exemple peut avoir


un rôle positif comme base d’une généralisation ou un rôle
négatif comme fait invalidant. En principe avec l’exemplum in
contrarium, un seul exemple pertinent et patent qui contredit une
généralité posée suffit à la réfuter. Si on me soutient étourdiment
qu’on ne saurait être débonnaire et aimable dans sa vie privée et
monstrueux dans son action publique, être un monstre moral et
aimer les enfants, je peux rappeler ces photos fameuses de Hitler
caressant des têtes aryennes et blondes et ces témoignages qui le
montrent réservé et galant à l’égard des dames. Réfutation
oratoire efficace, mais la topique adverse peut s’en tirer avec les
non moins fameuses «exceptions qui confirment la règle».

Le raisonnement explicatif-causal

On doit se demander d’abord en quoi la découverte prétendue d’une cause,


l’isolement même d’un fait sans lequel l’événement considéré ne se serait
évidemment pas produit est une «explication» de quelque chose? On constate que
dans l’argumentation courante, non moins que dans les secteurs plus ésotériques,
mais guère moins rhétoriques de l’historiographie, des sciences sociales, expliquer,
et satisfaire à ce titre le lecteur ou le public, c’est souvent «dégager» la cause ou un
ensemble convergent donné pour les causes. L’idée que les phénomènes complexes
ont une cause ou plusieurs grandes causes nommables qu’on peut isoler est
probablement en soi une méprise de raisonnement. Les raisonnements causaux sont
informés par des topoï admis sauf par de mauvais esprits: l’alcoolisme cause la
cyrrhose, le tabagisme cause le cancer, les conflits entre puissances impérialistes
causent les guerres...

En toute rigueur, l’explication causale n’est jamais vraie. La notion est elle-même
confuse: elle amalgame du nécessaire-immédiat, du sine qua non, du déjà-là
cumulatif, des conditions de possibilité, des responsabilités indirectes, des hasards
propices, des antécédents et des précursions, des motifs attribués aux agents,
lesquels sont à leur tout «expliqués» par des intérêts, des contraintes systémiques,
des facilitateurs d’événements. La ou les causes les mieux fondées n’expliquent

126
Voir Amossy, Argumentation, 135, sur les incertitudes de l’exemple historique.

213
jamais exhaustivement un événement de la vie sociale pas plus qu’un fait historique,
mais seulement des aspects de cet événement et seulement à un degré de probabilité.
Et bien sûr, ces causes ont des causes auxquelles on devrait ou non «remonter».

Non seulement la cause ultime ou l’une des causes efficientes échappe toujours
parce que trop reculée ou trop ténue («l’aile du papillon»), mais l’enchaînement des
causes sine qua non n’est pas connaissable: si Napoléon n’avait pas épousé
Joséphine aurait-il perdu à Waterloo? Eh bien, il est impossible d’affirmer qu’il n’y
a aucun lien possible et qu’il s’agit de séries indépendantes, puisque le non-mariage
de Bonaparte avec Joséphine aurait entraîné un nombre considérable mais non
mesurable de changements en aval.

J’appelle, semble-t-il à bon droit, la cause ,et de façon non problématique, un


événement C tel que l’occurrence de l’événement É en dépendait de façon
immédiate et nécessaire (mais non suffisante): je pousse l’interrupteur, la lampe du
salon s’allume, mon geste est la «cause» de É, mais cette cause est surdéterminée
dans le sens que la lampe ne s’allume pas grâce à mon geste mais parce qu’elle est
reliée au secteur et que la compagnie produit de l’électricité. S’il n’y avait pas de
source d’énergie et un système de filetage et de connexions électriques en bon état,
ma manipulation de l’interrupteur n’aurait rien causé du tout. Quand j’argumente
que C a causé É, c’est toujours faux en rigueur puisque d’autres éléments sont
nécessaires et puisque mon geste même a une cause (psychologique, pratique etc.)
Si je n’avais pas poussé l’interrupteur rien ne se serait produit, soit. Mais si l’ayant
poussé, la compagnie avait été en grève, rien non plus... Les raisonnements des
journalistes, des historiens, des politiciens tombent inévitablement dans la vaste
catégorie du sophisme de la causation unique ou partielle. On soumet à
l’appréciation du public une cause immédiate et nécessaire, difficile à écarter à ce
titre; cela dispense de creuser la cause des causes. Je peux démontrer que sans C pas
de É: sans le tir de Lee Harvey Oswald, pas d’assassinat de Kennedy, mais cette
relation, toute vraie et directe qu’elle soit, ne «prouve» rien et pour avancer, il faut
que j’ajoute et adjoigne d’autres données. Si le lien C/É n’est au contraire pas
immédiat, ce que j’appelle «cause» devient une conjecture nécessairement forcée
et abusive, mais certes susceptible de développements oratoires: sans assassinat de
Kenedy, pas d’enlisement au Vietnam? Voire! On en arrive vite au nez de Cléopâtre
dans la vessie de Cromwell.

Il y a des sophismes de la cause plus frappants mais ils sont généralement mieux
perçus et de moindre danger à ce titre: sophisme de la causation illusoire, j’ai gagné
au Casino parce que c’était mon jour de chance... (De même pour le raisonnement
prévisionnel: les hommes qui raisonnent ont beaucoup de mal à penser l’aléatoire

214
et à en tenir compte; voir plus loin127). Sophisme de la co-variation; que deux choses
varient en dépendance directe ne permet pas de conclure à une cause quelconque de
l’une à l’autre. Sophisme aussi de la cause reportée par anachronisme sur le sens et
la fonction du phénomène: les privilèges de l’Ancien régime sont une des causes de
la Révolution. Admettons-le, mais ils ne servaient pas à cela, ils ne subsistaient pas
pour servir de cause un prochain jour à une révolte du Tiers. En ce sens, toute
explication causale non intentionnelle est aussi potentiellement anachronique.

Il y a aussi le sophisme de la cause (indirecte) comme responsabilité (partielle).


Autre sophisme difficultueux de la doxa historique. Admettons encore acquis,
admissible que certains éléments du Sonderweg intellectuel allemand, anti-
démocratique, nationaliste, autoritaire et racialiste, figurent en bonne place dans les
causes, à peser et évaluer, du nazisme. Mais de ce constat, on passe très vite au
procès, – et, je l’admets, on passe non sans «raisons» – à l’idée d’une responsabilité
des générations intellectuelles wilhelminiennes, des darwinistes sociaux, des
antidémocrates, des pangermanistes, des antisémites et, finalement de tous ceux qui
ont offert des variantes édulcorées et modérées de ces idéologies, qui ont contribué
au Zeitgeist, et encore de ceux qui ont gardé un silence prudent, qui ont laissé dire
– c’est à dire, en fin de compte, de tout le peuple allemand (ou presque) entre 1870
et 1920. Procès d’intention si le reproche est de «n’avoir pas vu venir». La terrible
coupure de la Première Guerre mondiale, rupture tant politique et sociale que
spirituelle c’est à dire dans l’ordre des valeurs, «brutalisation de l’Occident» comme
l’analyse George L. Mosse, interdit de déchiffrer les idées mêmes répugnantes
d’avant 1914 comme préalable causal suffisant à quoi que ce soit qui est venu
après.128

Dans la mesure où les hommes ont besoin de trouver des «responsables», «qui voit
ses peines voit ses haines» et qui voit ses peines trouve quelqu’un ou quelque chose
à haïr. Un mal avéré qui se perdrait dans un enchaînement en amont de causations
diffuses et que finalement personne n’aurait voulu, ne satisfait pas. Faute de
maîtriser son destin, l’homme doit au moins s’expliquer son malheur. Les livres ne
manquent pas sur les théories médicales et populaires sur les causes prétendues des
épidémies avant Pasteur: les lépreux, les Juifs et autres «boucs émissaires».

Une sophisme moderne (je dis encore et toujours, sophisme pour certains, schéma
admis et apprécié par d’autres) de la cause est celui de trouver raisonnable (et
éclairant) d’expliquer une donnée par un motif irrationnel: pourquoi est-il joueur?

127
Le hasard n’est pas l’absence de cause, c’est l’absence de cause identifiable ou rapportable
à la volonté d’un agent.
128
En matière de cause-responsabilité, l’homicide par imprudence est une catégorie juridique
qui choque un peu les Logiciens. Le geste reproché est cause, mais indirecte et sans intention
de nuire; il est blâmable malgré tout.

215
– Parce que cela lui donne un plaisir pervers de risquer son fric et de perdre. Ici je
pourrais faire comme les petits enfants et redemander: – mais pourquoi? – Parce
qu’il est maso... On n’avance décidément pas.

On en vient au sophisme ultime, au sophisme-axiome: que les choses ont une cause
et une «raison d’être». Que les melons ont des côtes pour pouvoir être découpés et
mangés en famille.

L’abondance des schémas explicatifs douteux explique que les causes alléguées
soient la source la plus immédiate, enragée et cacophonique de polémiques. – Tu as
eu une indigestion après avoir mangé des escargots, parce que tu en as mangé! –
Mais pas du tout, se rebiffe l’amateur d’escargots. Contrefactuel négatif: – Si tu n’en
avais pas mangé, tu n’aurais pas été malade! – Qu’est-ce que tu en sais? Adversatif:
– Moi qui n’en ai pas mangé, je n’ai rien eu. – Qu’est-ce que ça prouve? Tout
dénégateur qu’il vous paraisse, logiquement, c’est l’amateur d’escargots qui a
raison.

Comme le disent les historiens (avec une image mathématique fallacieuse destinée
à donner un air de sérieux et de prudence à leurs spéculations), les grands
événements n’ont pas une ou des causes décisives, mais on peut en dégager des
«facteurs».129 Bouvard et Pécuchet discutant, avec toute leur génération, des «causes
de la Révolution» illustrent bien le caractère inépuisable et indécidable de
l’explication causale et le comique inhérent aux recherches et débats interminables
sur les grandes Causes. Et pour rester dans l’ironie romanesque, Alexandre Dumas
cette fois, dans Les Mohicans de Paris, avec son inspecteur Jackal et son mantra
d’enquêteur plein d’expérience de la vie, «Cherchez la femme!», montre de son côté
le comique des théories causales exclusives et des explications uniques censées
épuiser la question.

À l’inverse, P. Lipton remarque qu’une chose peut être une bonne explication
conclusive, même si elle demeure elle-même inexplicable.130 Le Big Bang explique
certains phénomènes observables, même si on n’explique pas et si on n’expliquera
jamais pourquoi et comment il s’est déclenché. La sécheresse explique la mauvaise
récolte, même si je n’ai pas une explication rigoureuse des raisons de ladite
sécheresse.

On mettra surtout dans cette catégorie et cette zone grise sophistique, les erreurs
sophistiques réunies sous le nom de Post hoc ergo propter hoc. On regroupe ici tous
les raisonnements qui suggèrent que des événements antérieurs expliquent (avec
toute l’imprécision de ce verbe «expliquer») ce qui a suivi. Les raisonnements qui

129
Il y a quelques bonnes pages là dessus dans Fischer, Historians’ Fallacies, au chap. VI.
130
Inference, 22.

216
confondent l’antériorité et la causalité, l’intention et l’effectuation, la facilitation,
le favorisant, l’accessoire, l’épiphénoménal avec la ou une cause, les conditions
générales d’arrière-plan avec celle-ci, la donnée intermédiaire avec la cause ultime
en sont diverses variantes. Les historiens, ai-je dit, parlent de «facteurs» quand ils
ne veulent identifier ni des causes nécessaires, ni la cause suffisante, mais signaler
prudemment une donnée qui a pu «jouer». Ensuite et dans la mesure du possible, ils
se cherchent ailleurs des situations analogues où cette donnée ne figure pas et les
conséquences alléguées ne se produisent pas non plus. Cette comparaison avec une
situation analogue peut jouer en la faveur de leur thèse, mais on voit bien qu’en
stricte logique, elle ne prouve jamais rien.

Expliquer le taux élevé et constant de chômage en France depuis le temps d’une


génération en en cherchant les «facteurs», présents en France et absents dans des
pays voisins où le chômage est constamment plus bas, est de bonne méthode dans
le sens que c’est la seule façon possible de s’y prendre pour dire quelque chose de
pertinent, mais comme on n’est pas dans un laboratoire où on peut faire varier les
paramètres, toutes choses égales par ailleurs, mais bien dans des ensembles de faits
sociaux incommensurables (et comme des passions sont en jeu), les facteurs retenus
et leur hiérarchie prêteront toujours à controverse.

Le sous-emploi chronique est un «facteur» de la délinquance des jeunes de banlieues


– mais l’insuffisante scolarité de ces jeunes est un grand «facteur» du sous-emploi.
Et quels «facteurs» expliquent l’insuffisante qualification scolaire de ceux-ci? Les
privilèges abusifs de la noblesse et les charges toujours plus lourdes pesant sur le
tiers état «expliquent» le déclenchement de la Révolution? La personnalité
pathologique de Hitler est le «facteur décisif» de la criminalisation du régime nazi
– ou bien faut-il parcourir avec d’autres historiens, comme je disais plus haut, tout
un Sonderweg, une longue voie de traverse prise par les Allemands dès le 19e siècle
et les éloignant par étapes successives de l’esprit démocratique et du droit? L’appui
américain aux «sionistes» explique les attentats du 11 septembre 2001? Elle a été
agressée sexuellement «parce que» elle portait une mini-jupe et arborait un décolleté
particulièrement suggestif. «Parce que» est le plus dangereux des morphèmes de la
langue. Dans les illustrations qui précèdent, j’ai été du cas le moins contentieux au
plus susceptible de déchaîner des passions et indignations. Mais dans tous ces cas,
il est possible de dire que «tout est là» ou que «ça n’explique rien» et d’entrer dans
une polémique qui tournera vite à la confusion totale.

On admettra qu’il est bien difficile de dégager les causes effectives ou sine qua non
dans un ensemble de phénomènes antécédents constants, événements qui ont eux-
mêmes des causes. Déciderais-je que les courses aux armements qui apparaissent
précéder les guerres modernes sont, sinon la cause, du moins «une des causes» de
ces guerres? Sans doute les unes précèdent régulièrement les autres, sans doute sans
surarmement pas de guerre, mais on pourra objecter que ce sont les frictions entre

217
puissances qui engendrent les courses aux armements, que celles-ci ne sont qu’une
conséquence adventice de celles-là et que mon explication qui ne les mentionnait
pas, est éminemment «fallacieuse» à ce titre.131

Ce qu’on définit comme les «idéologies» au sens le plus large englobe notoirement
des systèmes à explication unique. C’est même un bon paramètre définitionnel. Cela
vaut des réactionnaires aux socialistes en passant par tous les intermédiaires: les
idéologies que nous retrouverons avec leurs logiques divergentes au chapitre 3, sont,
entre autres choses, des dispositifs à procurer une explication unique du malheur des
temps – et à tirer de celle-ci, ipso facto, une «solution».

L’explication par le motif, elle aussi, est toujours à quelques égards fallacieuse aussi
parce que simplificatrice et faussement évidente: «Il était en retard pour son rendez-
vous dans l’est de la ville, il a donc pris un taxi...» Non, c’est toujours X (et a, b,
c...) donc Y: il était en retard et il avait les moyens de se payer un taxi et il ne
souhaitait surtout pas poser un lapin à la personne en question etc.

«Pourquoi l’avez-vous quittée?» – «Parce qu’elle me trompait!» Ce peut être tenu


pour une explication bien suffisante, mais est-ce la «vraie raison» et toute la
motivation?

Problèmes relatifs au raisonnement par alternative et dilemme

L’alternative n’est pas un argument; c’est une manière indirecte de raisonner sur
deux «branches» qu’on a construites. Si je ne parviens pas à démontrer A par voie
directe, je peux parfois m’y prendre autrement et construire un paradigme: je pose
qu’on a A ou bien B, tertium non datur, sans tierce possibilité, or B est impossible,
absurde, résolument mauvais, donc A.

On voit tout de suite que ce mode de raisonnement prête le flanc à la critique soit
qu’on remarque qu’A en soi n’est nullement démontré probable ou réaliste ou
bénéfique parce qu’on a seulement écarté B, soit qu’on objecte que la thèse
préalable A-ou-B, tertium non datur, est construite ad hoc pour forcer à conclure
A, soit qu’on indique que l’alternative insupportable (le «dilemme» dira–t-on alors)
A ou B démontre non pas que le choix A s’impose, comme votre adversaire le
prétend, mais a contrario que la question est mal posée ou la situation même,
inacceptable et à corriger dans son essence ou dans ses causes.

Le raisonnement par alternative est donc particulièrement susceptible d’être jugé


fallacieux. Il y a des gens qui aiment penser en ou bien-ou bien, en tout-ou-rien, il
y a des «familles» idéologiques qui ont appris à penser comme ça, qui croient que

131
Fearnside, Fallacy, 22.

218
c’est ça, justement, penser juste – face à d’autres qui pensent que dériver de
dilemmes en alternatives est la meilleure recette pour déraisonner.

L’alternative est en tout cas une machine rhétorique habile et souvent terroriste,
destinée à prendre en tenaille et à intimider les réticents — ou vous êtes pour le
suicide assisté ou ce que vous voulez c’est que les grands malades souffrent le
martyre pendant des mois et des années; — ou vous êtes pour le camp de la paix,
des peuples opprimés et de Staline, ou vous vous «rangez» dans le camp des
exploiteurs impérialistes.

Le philosophe Robert Fogelin vient de publier un subtil essai, Walking the Tightrope
of Reason, 2003. Il dégage bien – pour la condamner – la récurrence dans la vie
intellectuelle présente, dans la vie de campus nommément, de ces faibles
raisonnements qui, trop rigides au départ, débouchent sur le plus mol relativisme:
Ou il existe des standards moraux absolus, ou la moralité n’existe pas! Ou un texte
a une signification fixe et déterminée, ou bien tout texte est dépourvu de sens et
signifie n’importe quoi! Et cetera. Les postmodernes raisonnent souvent en effet
comme jadis le faisaient les croyants – par alternative et élimination: la morale est
une jobardise si elle est sans aucune obligation ni sanction, idée insupportable, donc
le paradis et l’enfer existent – ainsi raisonnait le conservateur jadis. Les
postmodernes font de même, ils sont des logiciens binaires rigides dans un premier
temps, mais qui ne sont rigides que pour pouvoir tomber dans le nihilisme
confortable de l’ataraxie... avec en prime le sentiment d’avoir fortement raisonné.
Ce sont les faiseurs et les esprits abstraits qui raisonnent constamment par dilemmes
et alternatives bipolaires. Dilemmes trop logiques puisqu’ils suggèrent qu’il y aurait
dans la logique même des règles créatrices de conflits et d’apories constants. Leurs
adversaires plus souples croient savoir que, «dans la vie», il y a presque toujours une
ou plusieurs possibilités intermédiaires ou tierces que le binarisme a éliminées.

Tout ceci a à voir avec la topographie idéologique moderne. Si la gauche radicale


est portée à l’alternative «manichéenne», si elle est portée à voir le monde en deux
«camps» et en noir et blanc, le libéral se flatte de raisonner en gradualiste. À gauche
comme à droite du reste, dans la pensée militante, le binarisme s’applique à la
critique sociale, au contraste avec l’avenir promis, aux dilemmes de la conjoncture:
«croître ou disparaître», «socialisme ou barbarie»...

Il s’étend aussi à l’action, au manichéisme de l’action, tout programme politique et


social ayant pour effet de répartir les humains en alliés et en opposants, en élus et
réprouvés, en défenseurs du droit et suppôts de l’iniquité. On connaît en contraste
la petite phrase sceptique de Raymond Aron, phrase qui le situe aussitôt dans la

219
topographie politique loin de la «gauche»: «Ce n’est jamais la lutte entre le bien et
le mal, c’est le préférable contre le détestable».132

La doctrine socialiste sur la longue durée a raisonné essentiellement par alternatives


et ces alternatives ont été à sa principale source d’erreurs d’insight historique. Ayant
séparé de leur présent par une coupure absolue, «conséquence nécessaire de la seule
victoire prolétarienne», certaines transformations que les sociétés capitalistes
avancées ont réalisées (le développement massif de l’enseignement secondaire et
universitaire, l’extension et la prépondérance des professions intellectuelles, la
diminution continue de la durée du travail, l’émancipation des femmes, les
allocations familiales, l’assurance maladie-invalidité universelle etc.), les
doctrinaires socialistes d’avant 1914 ont réfléchi sur l’avenir possible avec une
erreur constante de sagacité historique qui tenait à la gnoséologie binaire,
antithétique qui était la leur.

Le raisonnement binaire s’aggravait du fait qu’il confrontait comme s’ils étaient de


même plan deux ordres ontologiques: ou le Capitalisme empirique, ou le Socialisme
sur papier; or le Capitalisme est mauvais, détestable, donc le Socialisme est et sera
bon, l’utopique démontrant le peu de réalité de l’empirique condamné.

Capitalisme et collectivisme s’excluent logiquement, ils s’excluent dès lors dans la


réalité concrète. «Le capitalisme est un système; le collectivisme en est un aussi.
Tous les deux peuvent servir de base à une société; mais est-il possible de concevoir
un système mixte, dans lequel fonctionneraient côte à côte des organes empruntés
aux deux autres? Un moment de réflexion démontre l’impossibilité de cette
combinaison».133 Ce n’est pas l’analyse économique ou sociologique qui conduit à
ces conclusions, c’est le «bon sens» binaire. «Le bon sens crie que les deux principes
s’excluent, sont incompatibles, s’entre-exterminent».134 (Mais les anti-socialistes ont
aussi versé dans les paralogismes de l’alternative et ont prétendu tout au long du 19e
siècle démontrer par exemple à grand frais que l’État-providence émergent pavait
la voie au collectivisme des «rouges» et était à jamais incompatible avec le régime
libéral et l’économie de marché.)

132
En exergue de Judt, Burden.
133
«L’application du système collectiviste», Revue socialiste, vol. 1898, 703.
134
Lucien Deslinières, L’application du système collectiviste, Paris, 1899, 456. Un socialiste
anarchiste italien doté d’esprit critique, Saverio Merlino, l’auteur de Formes et essence du
socialisme, Paris: Giard & Brière, 1898, soutenait au contraire que «les principes
collectivistes et communistes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et que tous les deux sont
appelés à se rencontrer dans la société capitaliste», qu’au contraire, la succession de modes
de production contrastés l’un à l’autre — capitaliste, collectiviste et enfin communiste —
était une vue de l’esprit. Pour beaucoup, une telle proposition était à la fois scandaleuse et
inintelligible.

220
Cette façon de raisonner alternativo-utopique n’est pas propre au socialisme
moderne et Vilfredo Pareto n’avait pas tort de la voir fonctionner déjà chez Thomas
More, à la réserve près, ajouterais-je, que l’humaniste anglais ne développe dans son
immortel roman de l’Utopie qu’une expérience mentale, un Denkexperiment, et non
un programme positif. «Le raisonnement que fait plus ou moins sciemment More,
ainsi d’ailleurs que la plupart des réformateurs, paraît être le suivant: A produit B,
qui est nuisible, C est le contraire de A, donc en remplaçant A par C nous ferons
disparaître B et les maux qui affligent la société cesseront».135 Vers 1830, ce qui se
produit de décisif pour la modernité, c’est que ce vieux raisonnement utopique de
conjecture rationnelle est transfiguré en démarche déclarée «scientifique». «Nous
allons mettre en regard de ces hideuses amours civilisées empreintes de fausseté, de
perfidie, de matérialisme et de cupidité, les amours d’Harmonie etc.», ainsi procède
un traité fouriériste.136 Comment ne pas préférer une société «où l’on dépenserait en
écoles ce qu’il faut aujourd’hui dépenser en prisons. Où à l’usure qui est un grossier
despotisme, on subsituerait le crédit gratuit qui est la dette de tous envers chacun?
etc.»: vers 1848, ces contrastes constituaient une démonstration.137

Le dilemme est un autre raisonnement à deux branches qui par des voies diverses
amènent à la même conclusion. Structure elle aussi aisément fallacieuse. Petit
exemple, doublement scolaire: ou c’est un bon étudiant, il aura une bourse et n’aura
pas besoin de mon aide financière, ou c’est un mauvais étudiant, et il ne la mérite
pas ; conclusion: pas un sou!

Le dilemme fait converger souvent vers une double conclusion aberrante ou


déplaisante ou insupportable; dans ce cas, celle-ci invite à remonter en deçà des
conditions qui font le dilemme et il devient une figure-type du répertoire
réactionnaire.138 La logique réactionnaire, voir au chapitre 3, est qu’il ne faut pas
s’arrêter, qu’il est impossible de s’arrêter en un chemin qui conduit à deux
catastrophes semblables, mais qu’il faut revenir en arrière toute, annuler la première
étape, passée, de la glissade commencée.

Le raisonnement apagogique

J’ai montré dans mon Marxisme dans les Grands récits (2005) que le raisonnement-
clé, le raisonnement préliminaire de tous les socialistes utopiques (et des autres

135
Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes, Giard & Brière, 1902, II, 261.
136
Hennequin, Victor. Les amours au phalanstère. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847,
5.
137
Louis Blanc, Nouveau Monde, 1: 1849, 5.
138
Hirschman, The Rhetoric of Reaction, ne s’y arrête guère cependant.

221
socialistes ultérieurement, mais de façon plus tortueuse, moins candide et explicite)
est une variante du raisonnement alternatif, le raisonnement apagogique ou ab
absurdo. Ou A ou Â, or A est absurde etc., donc Â. Le rejet d’une thèse ou d’un
principe conduit à une absurdité, il conduit à des conséquences contraditoires ou à
une conséquence nécessairement fausse; il faut donc accepter cette thèse faute de
pouvoir la nier. C’est une sorte de syllogisme indirect.

Le réformateur doit se demander, avant de disserter sur une meilleure et plus juste
organisation sociale, si le juste ici-bas n’est pas nécessairement un imbécile, et si «le
fripon, hypocrite et adroit, [ne] se trouve [pas] seul à raisonner juste»?139 Voici un
de ces scandales premiers de la vie en société: or, la «conscience» ne peut raisonner
là dessus qu’ab absurdo, ce qui reviendra à tirer de l’absurdité morale omniprésente
quelque chose de «fondé en raison». «Ou bien le Moi commence et finit avec la vie
présente, et dans ce cas, l’intérêt de chacun est exclusivement relatif à son bonheur
dans cette vie»...140 Voici en effet une amorce qui me semble justement raisonnée.
Ou bien quoi d’autre? «Quel est le devoir fondé en raison de celui qui n’est appelé
qu’à vivre un temps plus ou moins long? De passer ce temps le plus agréablement
possible (...) en se satisfaisant en tout et toujours».141 Toujours rigoureusement
raisonné, mais de plus en plus déplaisant et insupportable pour ce qu’on nomme la
«conscience»! L’honnête homme, selon toutes les apparences, est bel et bien un
jobard, c’est «un sot dupe d’un sophisme».142 Il n’est pas raisonnable de lutter pour
l’improbable avènement d’une société juste. L’impunité du méchant et de
l’exploiteur est la règle ici-bas plutôt que l’exception. La vaine souffrance de
l’innocent n’est pas moins dans l’ordre éternel des choses. La promesse d’une
prochaine société égalitaire est simplement une chimère destinée à apaiser le
ressentiment des humiliés. Le règne de la force, sous des oripeaux démocratiques
ou non, se perpétuera indéfiniment. Face à ces logiques intolérables et si l’on veut
en sortir, on ne peut que raisonner ab absurdo et construire une alternative du mode
tollendo ponens, — latin d’école pour un procédé-clé: une des branches de
l’alternative étant non pas absurde mais au contraire, hélas, rationnelle, trop
rationnelle, et désolante, l’esprit se sent «contraint» de choisir l’autre.

Le raisonnement fondamental qu’expose un Charles Fourier est typiquement ab


absurdo: comment supposer, expose Fourier, que «Dieu» (Dieu ou la Nature) ait
voulu le malheur des hommes, qu’il leur ait donné des passions pour accroître et
perpétuer leurs misères, des penchants en sachant que, quoi qu’ils fassent, ils les

139
Colins, Science sociale, V, 313.
140
J. Putsage, Études de science réelle (éd. 1888), 169.
141
L. de Potter, La réalité déterminée par le raisonnement, ou questions sociales sur
l'homme, la famille, la propriété. Bruxelles, 1848, 27.
142
Colins, Le socialisme rationnel. Paris: Librairie nouvelle, 1851, 5.

222
conduiraient à leur malheur, qu’il se soit plu à créer des classes où les uns sont
condamnés à l’indigence pour permettre aux autres d’être heureux. Cela n’est pas
possible, «Dieu» n’a pas voulu cela, c’est donc à l’absurdité «civilisée» que nous
devons le monde à l’envers où nous vivons où toutes les passions sont réprimées et
sources de conflits entre les hommes. Tout Fourier est ici: comment supposer que
«Dieu» ait voulu, de quelque façon qu’ils s’organisent et cherchent à coexister, le
malheur des hommes en société? Impossible à admettre, donc c’est la société
actuelle qui est mal organisée. Dans le monde sociétaire futur, de toutes nos passions
libérées naîtront le bonheur collectif et l’harmonie. Jean-Jacques Rousseau, mais un
Rousseau déconstruit, est derrière l’axiome fouriériste: toutes nos misères viennent
de la contrainte sociale. Ce raisonnement apagogique, raisonnement par rejet des
conséquences intolérables d’une des branches de l’alternative, raisonnement premier
des Grands récits, peut se repérer comme l’amorce de la logique de l’espérance.
Elle semblera radicalement déraisonnable à celui qui n’y entre pas. (Voir sur tout
ceci le chapitre 3.)

Le raisonnement abductif ou inférence à la meilleure explication

Le raisonnement par abduction, d’abord mis en lumière par Charles S. Peirce,


apparaît comme fondamental à la recherche scientifique, à la découverte scientifique
en dépit ou à cause de son caractère conjectural. Que dois-je faire face à un
ensemble de phénomènes divers, inexpliqués et concomitants? La seule réponse est:
inventer une thèse qui, si elle était vraie, rendrait raison «élégamment» de tous et
chacun des phénomènes considérés. Les savants ont une formule pour faire passer
l’abduction en une hypothèse à tester: «tout se passe comme si...» L’abduction est
donc une inférence à la meilleure explication possible, autrement dit à la meilleure
imaginable.

Raisonnant à partir de données incompréhensibles vers une (hypo-)thèse qui les


expliquerait, l’abduction est à la fois essentielle au travail scientifique non moins
qu’à la vie quotidienne, mais elle est très limite pour le logicien — sinon placée en
dehors des formes rationnelles puisque créant du propositionnel en le tirant du
chaos, de l’inexpliqué et de l’absurdité mêmes. L’abduction, ce n’est pas la preuve
circonstantielle (étant donné une théorie, voici des faits indirects qui la confortent
ou qui sont tous compatibles avec elle). C’est le contraire: étant donné des faits
bizarres, quelle théorie, si elle était vraie, pourrait les accommoder? Comme pour
tout raisonnement non-déductif, les prémisses peuvent en être toutes vraies et la
conclusion fausse.

L’ancienne rhétorique ne perçoit le fait de l’abduction que comme un cas non


probant de raisonnement ‘ek tekmérion:

223
Il y a deux sortes de signes: les uns concluent infailliblement ...;
car la cendre est un signe certain qu’il y a eu du feu et la fumée
est un signe certain qu’il y en a. La respiration est un signe certain
que l’animal est encore en vie. Les autres ne concluent pas
nécessairement; par exemple qu’un homme ait à la main une épée
nue, et même sanglante, auprès d’un corps mort; cela ne conclut
pas nécessairement qu’il soit l’auteur du meurtre. ... cette sorte de
raisonnement n’est point sans défaut.143

Je rentre chez moi, il y a des traces de boue de la porte à la cuisine. J’infère à la


meilleure explication: les enfants sont rentrés plus tôt de l’école. Je vois des traces
dans la neige, je les classe comme des traces de pattes de tel animal et j’abduis le
passage récent d’un ours, d’un loup. Ce sont ici des cas d’école. L’abduction est
bien l’hypothèse qui, si elle était vraie, procurerait la plus satisfaisante explication
de faits inexpliqués. J’ai appliqué pour la bricoler des critères flous: de
vraisemblance, de probabilité, d’exhaustivité des faits, de cohérence enfin. S’il y a
plusieurs hypothèses disponibles, il me faut écarter celles trop «tirées par les
cheveux» (c’est, hélas, parmi celles-ci que se trouve parfois la bonne). En effet pour
arbitrer entre abductions possibles, l’opinion aura recours à un dispositif de filtrage
topique: elle ira vers celle des explications qui collent le mieux au vraisemblable
social ou local. Ce serait peut-être justement le moment d’en changer, mais le coût
psychologique de toute mise en cause pour le bien d’une abduction fait reculer.

On peut distinguer plusieurs catégories d’abductions, certaines plus risquées que


d’autres quoique toutes téméraires. En voici quelques-unes:

L’abduction contrastive. «Pourquoi X a-t-il eu le Prix Goncourt et pas Y?» Bonne


question! Je me mets en devoir (on retrouve la catégorie de l’explication causale et
ses insuffisances) de dégager un ou plusieurs facteurs positifs présents chez X et non
chez Y, ou un ou plusieurs défauts chez Y, absents chez X, ou un peu des deux. Je
peux devoir construire ici une sorte d’épichérème irrégulier, c’est à dire conjoindre
des raisonnements encastrés classant certaines conduites, certains traits de Y comme
des défauts ou encore comme pouvant être perçus comme tels par le jury Goncourt
alors même que je les perçois autrement et mon interlocuteur aussi. En somme,
j’aboutis à une construction extrêmement fragile, même pas digne d’être considérée
un instant par un logicien. L’ennui est que, dans la vie et, du reste, dans un
laboratoire de science, je raisonne et je cherche à persuader constamment comme ça,
par une construction abductive de données contentieuses et de conjectures entées sur
d’autres conjectures.

143
Gibert, Rhét., 116. Il raisonne en rhétorique juridique

224
L’abduction axiologique. C’est une hypothèse sur le préférable, notamment moral,
contemplatif (non pratique). Le Morse et le Charpentier ont tous deux mangé à qui
mieux mieux les pauvres huîtres. Mais Alice (au Pays des Merveilles) est une petite
fille qui aime raisonner moralement, c’est à dire affronter l’insoluble et ratiociner
sur qui est gentil et méchant en créant des règles ad hoc:

I like the Walrus best, said Alice: because he was a little bit sorry
for the poor oysters.

L’abduction portant sur les causes. Un phénomène s’étant produit, une crise
politique, une catastrophe, une émeute, montrez qu’il était probable qu’il se produise
— avec à la clé le fait que, s’étant produit, l’événement actuel renforce l’idée de sa
propre probabilité. On n’est pas loin du raisonnement circulaire.

Il sera toujours très difficile au politicien comme au savant ou à l’expert de


convaincre le public qu’un événement, surtout fâcheux, s’étant produit, il n’en reste
pas moins qu’il était hautement improbable qu’il se produise. D’ailleurs montrer
qu’il était probable qu’il se produise, c’est abduire des causes qui étayent cette
probabilité, or, si le lien entre cause alléguée et événement apparaît clair et direct,
on montre qu’au fond cela devait se produire — se produire comme on dit, «un jour
ou l’autre». Voir ci-dessus, ce que je disais de l’explication causale.

L’abduction conspiratoire. Les théories conspiratoires de l’histoire sont des


abductions qui ne prétendent pas à la vraisemblance à priori mais à l’efficience
englobante compensatoire. En montrant que toute une série d’événements sans lien
apparent, mais tous plus ou moins fâcheux, ont une cause unique cachée, on ne
choisit pas nécessairement l’explication la plus vraisemblable. Les antisémites, les
anti-maçonniques de jadis ont tous souligné qu’au début de leur «réflexion», la
Conspiration secrète et scélérate dont on leur parlait leur paraissait inimaginable,
invraisemblable, mais c’est l’efficience factuelle qui a fini par les convaincre: les
faits se sont accumulés qui, tous, cohéraient avec la Théorie conspiratoire. Leurs
yeux se sont peu à peu dessillés. Peu vraisemblable au départ, la Théorie était au
moins totalement explicative au bout du compte et elle donnait un mandat au
convaincu. De l’abduction, il suffisait de déduire une Solution finale pour retrouver
le bonheur. Il y a certes quelque chose d’affectif qui accompagne cette «logique»:
tout ce qui déplaît au raisonneur dans l’évolution sociale, et ce sont des choses très
diverses, les progrès du socialisme, les magouilles et les crises financières, les
faillites, l’émancipation des femmes, la littérature moderniste, tout ceci a une cause
unique, les Juifs par exemple. Cette cohérence constamment renforcée confirme la
justesse de mon flair axiologique si je puis dire. À côté de la vraisemblance de
l’abduction, critère courant de validité probable, et la compensant si elle est
déficiente, il y a la force illuminante de la synthèse obtenue.

225
L’arbitrage d’abductions. Il y a très souvent, face à des problèmes «sociaux», face
à des situations «historiques» par exemple, plus d’une abduction possible devant une
situation qui comporte d’ailleurs des inconnues et des «boîtes noires». De sorte
qu’après avoir formulé plusieurs abductions concurrentes, il faut encore produire
diverses lignes de raisonnement pour départager la moins mauvaise! S’il y a
plusieurs abductions concurrentes et dissemblables, le plus sage est peut-être le
doute sceptique. Ou bien, si je ne veux pas ou ne peux rester dans le doute, je puis
encore, à grand renfort de nouveaux raisonnements, chercher une méta-explication
combinant et amalgamant plusieurs. Mais dans ce cas, l’incertitude croît, la
vulnérabilité aussi puisque la synthèse sera plus complexe et donc plus fragile que
chaque abduction de premier degré. «Les gens» préfèrent souvent le pari: écartant
toutes les autres, ils préfèrent choisir l’abduction qui leur convient le mieux.

Dans certains cas où les données sont infiniment obscures et partielles, lacunaires,
ce n’est pas d’inférence «à la meilleure explication» qui faut parler — ainsi des
théories actuelles sur l’apparition de Homo habilis et de ses descendants — mais,
de l’avis même des savants, à la moins mauvaise explication faute de mieux. En
science, la difficulté est souvent inverse des cas considérés ci-dessus: il est souvent
difficile, note P. Lipton,144 d’arriver avec une seule théorie qui accommode vraiment
les faits disponibles.

! Abduction et littérature. L’abduction a aussi une histoire


littéraire qui remonte à Zadig et aux contes orientaux du 18e
siècle et débouche sur le roman policier. Sherlock Holmes
prétend qu’il «déduit», mais il ne connaît pas bien sa propre
logique: il abduit. Et justement il tient compte de toutes les
données, mêmes minuscules et négligées, en quoi il abduit mieux
que son rival, l’inspecteur Lestrade de Scotland Yard.

Le roman policier est un genre littéraire, né avec Edgar A. Poe et


ses Tales of Ratiocination, fait de jeux sur l’abduction parce qu’il
est un avatar fictionnel de la pensée scientifique.145 «C’est le
maître d’hôtel le coupable!»: l’intrigue va faire voir que, contre
la haute probabilité banale de l’abduction faite par la «police
officielle» (et par le lecteur), il y avait une autre abduction, plus
rare, plus imaginative, mais conforme à l’ensemble des faits: celle
du héros-détective, Sherlock Holmes, Miss Marple ou Hercule
Poirot. Et c’est elle qui est vraie.

Le raisonnement probabiliste, prévisionnel et conjectural

144
P. Lipton, Inference to the Best Explanation.
145
Cela a été la thèse de Régis Messac.

226
Probable a deux sens en rhétorique; l’un, que j’ai surtout utilisé jusqu’ici,est celui
d’inféré de la topique et de la doxa avec leur «monotonie» faible et leur degrés de
croyance variable (dont témoignent les sempiternels «sondages»: 71% croient que
Dieu existe, mais seulement 23% que Satan existe et 35% que les extra-terrestres se
promènent parmi nous etc. )

La plupart des étudiants sont jeunes. La plupart des jeunes ne sont


pas riches. Donc la plupart des étudiants ne sont pas riches. Or
Ernesto est étudiant. Donc probablement , il n’est pas riche.
Conclusion tirée de topoï croisés et, chacun, d’une fiabilité
incertaine. «Avec la possibilité de revenir si besoin sur nos
conclusions et [recevant et intégrant des indices additionnels
contraires] éventuellement conclure qu’Ernesto est riche.»146

«Probable» présente un autre sens, contigu mais distinct, celui d’inférences sur des
possibilités prévisionnelles. Sur le cours de la Bourse, sur la météo, sur les sports,
sur la politique et les événements mondiaux, nous faisons tout le temps à ce titre des
raisonnements «probables» en ce sens 2. (Je rappelle que les théoriciens du «biais»
cognitif montrent que les jugements de probabilité, de moyenne et de statistique
intuitive sont généralement mal raisonnés.) La statistique est la science qui s’efforce
alors de maîtriser, de mathématiser et de baliser le probable en ce sens. Les théories
de la Decision making vont aussi chercher à normaliser et réguler les raisonnements
pratiques prévisionnels.

Le raisonnement prévisionnel, lequel peut lui-même sortir d’une abduction plus ou


moins spéculative est, sous sa forme la moins aventurée, un raisonnement de
régularité: puisque B suit A constamment ou fréquemment, il est probable que la
prochaine fois que A, B s’ensuivra. Ce qui a été et est sera, c’est ici, si vous voulez,
un topos quasi-universel et intemporel. Ou bien, on dira le même genre de chose
mais selon une autre périodisation, courte: l’avenir immédiat sera plus ou moins
comme le passé récent. Autre schéma fréquent, encore plus risqué: si une tendance
est croissante jusqu’ici, on peut en extrapoler une asymptote. Ou a contrario, si une
chose ne s’est jamais vue, elle ne se produira probablement pas. Tout ceci peut
marcher ... sauf quand cela ne marche pas, lorsque l’événement inopiné dément la
conjecture.

La thèse de la Régularité de la nature ou de l’Uniformité naturelle procure un


axiome métaphysique à ces sortes de raisonnement. S’il y a des lois constantes, en
effet, elles s’appliquent à l’avenir comme au passé et au présent. Mais dans le cours
ordinaire du monde, je ne rencontre guère de lois constantes ou n’en ai guère
l’emploi, je crois deviner néanmoins des séquences plus ou moins fixes, des

146
Benasayag, Peut-on, 71.

227
tendances, des possibilités, des probabilités, avoir ainsi des bases raisonnables pour
des conjectures.147 Le sens commun suggère pourtant que ce serait souvent bien,
pour n’être pas pris au dépourvu, de «prévoir aussi l’imprévu». A contrario, le
principe de précaution est une application à l’avenir des fâcheuses «leçons du passé»
concluant de ne pas répéter ce qui a conduit aux guerres et aux massacres, aux
haines du 20e siècle par exemple, aux catastrophes écologiques aussi, raisonnant que
les mêmes causes in nuce entraîneront les mêmes effets. (Ceci vaudrait pour les
changements climatiques comme pour les projets révolutionnaires.)

Des jugements sur l’avenir, on peut dire ce qu’ils ne sont pas: ils ne sont ni des
rapports de faits, ni des généralisations, ni des conséquences directes du connu. Ils
sont parfois l’application d’une «loi» constante alléguée. Toute prédiction, y
compris le banal «Il va pleuvoir demain», est inférée à partir du connu et extrapolée
dans l’inconnaissable selon des quasi-«lois» abduites. C’est aussi le cas des
raisonnements se réclamant de l’immuable «nature des choses», ou «nature
humaine», notamment du premier Argument propre à la Rhetoric of Reaction
d’Albert O. Hirschman, celui de l’Innocuité. (Voir chap. 3) La réforme proposée est
vaine parce qu’elle ne changera pas la nature des choses, que les choses reviendront,
quoi qu’on fasse, à ce qu’elles sont de nature. L’argument de l’innocuité a servi et
resservi contre le plus axiomatique des idées socialistes, c’est à dire contre le projet
même de chercher remède aux maux sociaux. «Il y aura toujours des douleurs, des
souffrances morales, écrit Lamennais; point d’illusion plus vaine et plus dangereuse
que le bonheur: le bonheur n’est pas de ce monde!»148

Le prédictif forme un vaste domaine de démarches cognitives diverses, mais, que


je raisonne sur ce qui va se passer, sur ce qui pourrait se passer, en tout cas je ne fais
pas un simple pari: je m’efforce autant que je peux d’articuler des raisons, quoiqu’en
rigueur je raisonne sur l’inconnaissable. Cet inconnaissable, toutefois, n’est pas
intégral: beaucoup de choses futures sont censées se manifester par des indices, des
prodromes, des symptômes, des signes avant-coureurs. Il y a un autre grand
inconnaissable, sujet à des raisonnements infinis et jamais sûrs: les raisonnements
d’altérité, les raisonnements ce qui se passe dans la tête des autres — est-ce qu’elle
m’aime? – est-ce qu’il me veut du bien?).149

On peut et doit avoir une ou plusieurs bonnes raisons in præsentia pour articuler une
prédiction. Mais ces bonnes raisons ne rendent pas toujours la croyance
prévisionnelle pleinement raisonnable. J’utilise ma raison pour prédire, mais si l’un

147
Cf Blackburn, Reason & Prediction.
148
Dézamy, Théodore. Monsieur Lamennais réfuté par lui-même, 5.
149
Le raisonnement conjectural peut-être également une variante au futur du contrefactuel
auquel je viens un peu plus bas.

228
des caractères de la raison est d’être une faculté à quoi on peut se fier, il s’agit d’une
sorte de raison inférieure. Les raisons et convictions prévisionnelles ne font souvent
que dissimuler tout autre chose, des craintes et des espérances. L’anglais a une
expression pour le mode de penser qui rationalise des souhaits, le wishful thinking.

Le prédictif est le lieu par excellence des antilogies, des polarisations de certitudes
contraires dont j’ai parlé au chapitre 1, accompagnées d’un grand renfort
d’arguments opposés. Après les Accords de Munich, la moitié des Français disent:
maintenant la paix est assurée! Et l’autre moitié, minoritaire: ce sera la guerre avant
un an!

Le raisonnement prévisionnel projette une hypothèse théorique et la gage sur des


régularités présentes et à venir. La validation du raisonnement prédictif est qu’il
«continue à marcher». Que ce soit le Big Bang ou la Zusammenbruchstheorie du
marxisme (la théorie de l’effondrement inévitable à moyen terme du Mode de
production capitaliste), une théorie est provisoirement dotée de capacité
prévisionnelle tant que toutes ses prédictions se réalisent. L’abduction marxiste
portait sur un événement futur extrapolé de tendances croissantes mais événement
à la fois fatal et qui n’était pourtant comparable à rien de ce qui s’est jamais produit.
Marx avait «prédit» des crises économiques de plus en plus formidables et, de 1890
à 1930, on les voit surgir qui «confirment» la science de l’histoire. Le capitalisme,
expose la doctrine de la Deuxième Internationale, va connaître des crises de plus en
plus dures avec au bout, une crise générale ultime qui entraînera l’effondrement du
système et conduira dialectiquement à l’appropriation collective des moyens de
production. Ces crises périodiques «que rien ne saurait conjurer»,150 surtout pas la
volonté contradictoire de la classe capitaliste, formaient la preuve en cours de la
validité du déterminisme historiciste. Ces crises qui bouleversaient périodiquement
le monde occidental étaient la «condamnation» en acte du système capitaliste et elles
ne disparaîtraient avec leur cortège de misères «qu’avec la forme capitaliste de la
propriété».151 Les progrès du socialisme, la lutte des classes qu’on pouvait voir
«avivée», «exacerbée», tout annonçait d’ailleurs la banqueroute imminente de la
classe capitaliste, la «débâcle» et, dans la foulée, la Révolution. Les «signes
précurseurs» le démontraient donc: le capitalisme était «aux abois»; un
«pressentiment vague» oppressait les possédants, il allait se transformer bientôt en
épouvante etc. Le capitalisme dans sa rage d’accumulation et son incapacité à
contrôler sa propre anarchie, travaillait ainsi à son insu pour le collectivisme, son
successeur inévitable.

Une théorie est censément falsifiée quand ses prévisions ne se réalisent pas ou que
le contraire se réalise. Mais on pouvait toujours, et on peut encore déchiffrer des

150
Guesde, Problème et solution, 8.
151
Ibid., 21.

229
«signes prémonitoires» nouveaux et conclure que l’effondrement est seulement
«retardé» et que le capitalisme «va de plus en plus mal». Marx croyait
l’effondrement imminent, mais comme il n’a finalement pas fixé de date, on peut
considérer sa prévision comme irréfutée.152

! Dans le cadre des raisonnements prédictifs, on rencontre un


paralogisme fréquent et irrésistible des siècles modernes: la
preuve de la validité des idées par leur succès. «La pénétration
des idées socialistes se fait lentement mais sûrement. Les
semences jetées au cours d’une propagande de huit années, se
lèvent, se développent déjà; d’elles sont déjà nées des pousses
robustes qui, se fortifiant, étoufferont le régime capitaliste.»153
Les progrès mêmes de l’Idée socialiste démontraient que l’avenir
lui appartenait et ses succès ont été lus comme signes des temps,
signes surérogatoires. Sans doute en stricte logique, le succès
apparent d’une théorie ne présume pas de sa vérité, ni de sa
praticabilité. Pas plus que la progression d’un mouvement ne
garantit le succès final du «but» qu’il prétend ou qu’il croit
poursuivre. Mais ce n’est pas de stricte logique qu’il s’agit: il
allait de soi, pour la pensée militante, que la progression des
mouvements sociaux formait la preuve immanente de leur
légitimité, de leur justesse théorique et, indissociablement, de leur
victoire prochaine. Saint-Simon en expirant avait confié une
dernière fois sa conviction à ses jeunes disciples: «Dans dix ans,
nous serons aux Tuileries». En dépit des moqueries, de l’hostilité
des gens en place, des insuccès apparents, c’est la certitude venue
de l’avenir qui a ultimement légitimé les Grands récits.

Le raisonnement conjectural consiste à extrapoler, à induire un sens excédant de


constats partiels divers et à le projeter sur le futur. Le raisonnement du progrès était
de cette sorte. Il y avait des progrès notables, donc il y avait le Progrès, donc tout
cela, la succession des générations humaines avait un But final immanent, donc une
«science de l’histoire» pouvait le dégager et un impératif historico-moral en résulter.
Une fois encore il faut remonter au milieu du 19e siècle pour lire une première
version du raisonnement en forme chez Philippe Buchez:

Du moment où il est prouvé que le progrès est la loi d’activité de


l’espèce humaine (...), on est obligé d’accepter les conséquences

152
Bensaïd prétend donc parier envers et contre tout sur l’Événement futur: «cette obligation
du pari définit la condition tragique de l’homme moderne», Pari mélancol., 294. Le ci-
devant matérialiste historique se fait janséniste pour ne pas renoncer.
153
L’Ère nouvelle, 1893, 261.

230
suivantes. L’espèce humaine a dans l’ordre de ce monde, une
finalité, un but, c’est à dire, un devoir à accomplir. Au point de
vue de ce but, elle forme une société dont toutes les partie sont
solidaires; elle est, dans toute l’énergie du mot, l’humanité.154

Les hommes du 20e siècle, de la Révolution bolchevique à la montée du nazisme et


à la chute du Mur de Berlin, à l’implosion de l’URSS, n’ont pas été collectivement
fameux dans le prédictif quoiqu’ils s’y soient livré énormément.155 Une anthologie
des prédictions futurologiques des années 1960, 1970, c’est l’effet de comique
garanti. Ce siècle vingt, ce fut aussi le siècle des espoirs qui faisaient vivre et qui
empêchaient de voir sobrement le possible et l’impossible. «Comment douter que
ces espoirs ne finissent par inonder le monde, jusqu’à ce que les hommes soient
enfin les possesseurs véritables de ce globe?» Ceci est de Paul Nizan rallié au PCF
vers 1930. Ce serait un beau livre que de retracer les malheurs et les lapsus de ceux
qui prophétisèrent sur leur temps, sur les leurs, sur leur sort, sur leur destinée ... et
sur eux-mêmes.

On a vu un peu plus haut que le raisonnement par alternative est aussi souvent lié
au raisonnement conjectural, un raisonnement qui confronte une proposition à
l’indicatif et une autre à l’optatif futur sinon à l’irréel. Que préférez-vous (avant
1917): le capitalisme, son exploitation, ses misères et ses ruines, ou le collectivisme,
sa justice égalitaire et son abondance planifiée? Bonne question aux yeux des
militants. Les économistes libéraux qui ne croyaient pas à ce contraste enchanteur
ne faisaient que trahir la noirceur de leur âme. L’alternative articule de façon
oratoire justement une Pars destruens empirique et une pars construens. Victor
Considerant, le chef des fouriéristes, enchaîne avec aisance en reprenant le fil de ses
conjectures: «Construisons donc par la pensée (....) une société dans laquelle les
causes sociales du mal n’existeraient pas».156 Et l’ayant construite, travaillons à la
faire advenir. Nous rencontrons ici une des limites contestées du rationnel qui a à
voir avec la règle de Hume excluant de la science les propositions à l’impératif.

Par choc en retour, la prévision extrapolée des tendances du passé pour l’avenir peut
enfin venir servir à «expliquer» le présent et à indiquer qu’y faire. Ici aussi on est
dans le circulaire. Le raisonnement militant dénonce certains aspects du monde

154
Buchez, Philippe J.-B. Traité de politique et de science sociale. Paris: Amyot, 1866, 39.
155
Voir en contrepoint, les dystopies du 19e siècle et du début du 20e siècle surtout anticipant
dans le moindre détail le vingtième, ses États totaux et ses charniers. Les précurseurs de
Zamyatine, Huxley, Orwell. Il y aurait à mentionner en effet ici tout le genre de l’anti-utopie
anticipatrice – né à la fin du 19e siècle (avec Émile Souvestre comme prédécesseur
romantique).
156
Considérant, Destinées sociales. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847. 3 vol. [1ère
édition 1837-1844], volume I, 29.

231
présent et les montre condamnés à l’horizon d’un pas-encore, d’un noch-nicht,
comme dit Ernst Bloch. Ce pas-encore devient le tribunal du monde. Liberté,
égalité, fraternité, ce n’est qu’une formule vide aujourd’hui, écrit le romantique
Pierre Leroux, «son règne n’est pas encore venu mais il viendra; elle croît dans le
présent pour l’avenir; et comme c’est à elle à qui l’avenir appartiendra, c’est elle
déjà qui juge le présent.»157 Kropotkine le dit aussi en confrontant les théories
anarchistes et socialistes, l’avenir prévu permet de juger le présent, il sert en quelque
sorte de boussole pour se guider dans un temps obscur: «chaque parti a ainsi sa
conception de l’avenir. Il a son idéal qui lui sert pour juger tous les faits se
produisant dans la vie politique et économique, ainsi que pour trouver les moyens
d’action qui lui sont propres».158 L’avenir garanti guide le militant dans les temps
obscurs, il est «ce qu’un phare est aux pilotes dans les mers: c’est la clarté qui
accuse les écueils, c’est le symbole de l’espérance.»159 Il est nécessaire de tracer le
tableau détaillé de l’avenir car les hommes doivent savoir où ils vont. Alors même
que Marx avait dénoncé les romans d’anticipation socialistes, le socialiste
scientifique d’avant 1914 passe outre et décrit dans tous les détails l’avenir, «car il
est indispensable que nous sachions d’avance ce que sera la société socialiste. Et il
est indispensable que notre propagande la décrive. (....) Le saut dans l’inconnu
répugne à la plupart des hommes.»160

Les raisonnements contrefactuels

Les raisonnements qui travaillent sur des mondes possibles ou raisonnent sur le
monde empirique à partir de mondes possibles alternatifs, à partir d’imaginations
contraires à l’empirie, ont commencé à tourmenter les logiciens et les cognitivistes
vers les années 1970 (Lewis Carroll est un précurseur de cette réflexion).161
Auparavant, tout se passe comme si les philosophes et rhéteurs au cours des siècles
ne s’étaient jamais aperçus de ces manières d’argumenter si fréquentes et si peu
acceptables, intégrables en logique aristotélicienne. Parmi les rhétoriciens
classiques, seul Gibert au 18e siècle en fait brièvement état et il ne semble pas voir
qu’il y a un gros problème avec le passage de Cicéron qu’il cite admirativement et
le raisonnement par fiction qu’il comporte:

157
D’une religion nationale, ou du culte. Boussac: Leroux, 1846, vi.
158
La science moderne et l’anarchie. Paris: Stock, 1913, 54.
159
Pecqueur, Constantin. Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, ou Étude sur
l’organisation des sociétés. Paris: Capelle, 1842, i.
160
Charles-Albert et Jean Duchêne. Le socialisme révolutionnaire, son terrain, son action
et son but. Paris: Éditions de «La Guerre sociale», 1912, 75-7.
161
V. Bradley, Possible Worlds. Lewis, Counterfactuals. Le développement de la théorie des
mondes possibles est associé au nom de Saul Kripka; antérieurement, à Carnap.

232
Il y a des argumens qui ne sont fondez que sur quelques fictions
& qui sont d’une grande beauté, comme celui-ci: «Si je faisois
revivre Clodius, vous en seriez tous faschez, vous devez donc être
bien aise de sa mort».162

! Le contrefactuel et la catégorie générale des raisonnements


conditionnels. Les conditionnels forment une catégorie formelle
de raisonnements aux statuts ontologiques divers dont le
contrefactuel est un cas particulier. Les conditionnels ne sont pas
des syllogismes, mais des arguments du type: si p alors
(nécessairement, ou probablement) q, de quoi on peut tirer: or p
donc q – ou bien or non-q donc non-p.

Bien que ces types de raisonnements aient été pris d’abord en


considération dans la logique des Stoïciens (dont Chrysippe au 3e
siècle avant notre ère), ils n’ont guère été étudiés; leur étude
spéciale n’a du moins été réactivée que ces dernières années en
dépit de la fréquence de ces schémas dans le discours courant.163
«All of us use conditional constructions all the time. .... It seems
perfectly obvious that we must each of us know a great deal about
how conditional constructions fucntion.»164 Un autre chercheur
remarque: «Despite the ease with which we understand them, the
frequency with which we assert them or deny them, and the
importance we attach to them, there is no theory of conditionals
whcih has won general acceptance.»165 Il me semble qu’il s’agit
ici, comme le dit Nute, non d’un type argumentatif propre mais
de «constructions» qui accommodent des genres de
raisonnements hétérogènes.

Le conditionnel peut tout d’abord n’être qu’une figure oratoire.


Plutôt que de dire «Vous avez été dûment averti, dès lors etc.», je
peux amplifier en soulignant la culpabilité irrécusable du
destinataire:

Si vous n’aviez pas été averti, vous pourriez dire que


vous êtes excusable; mais si vous avez reçu sur cela tous

162
Gibert, Rhétor., I, 75.
163
V. p. ex. Nute, Topics, 1980. Aussi Eells, Probability et Sanford, If P then Q.
164
Nute, 1.
165
Jackson, Conditionals, 1.

233
les avis nécessaires, que pouvez-vous alléguer pour
vous justifier?166

Ce cas figural écarté, on distinguera: – des conditionnels


nécessaires (s’il fait moins de zéro degré, l’eau gèle); des
conditionnels syllogistiques (si c’est un homme, il est mortel); des
conditionnels probables (si je mets le contact, le moteur part)167;
des assertions sous condition (si c’est mercredi, nous sommes en
Belgique); des probables futurs ou prédictions conditionnelles
(s’il arrive en retard à la gare, il ratera l’autorail – si rien n’est fait
pour arrêter la crise, nous aurons la guerre); des conditionnels
contrefactuels (s’il n’avait pas entendu son réveille, il ne se serait
pas réveillé – s’il n’avait pas commencé à pleuvoir, la récolte
aurait sêché sur pied); des conditionnels déontiques (ne paie pas
si on ne veut pas te donner de reçu) et enfin divers conditionnels
fictionnels dont nous allons parler (Si Rosario était devenue la
capitale de l’Argentine comme le projet en avait été fait il y a un
siècle, elle aurait probablement aujourd’hui un métro...).

Le raisonnement a contrario est un conditionnel irréel ou


apagogique qui, par le caractère absurde ou insupportable des
conclusions qu’il impose, invite à conclure dans le sens contraire.
Curieux raisonnement qui a été pratiqué par les marxistes de la
Seconde Internationale pour «démontrer» la fatalité du passage
prochain au collectivisme par le caractère inacceptable des
conséquences de l’hypothèse contraire. Le socialisme de
l’Internationale est au service d’une fatalité historique. «C’est la
volonté aveugle des faits qui pousse les sociétés vers l’ordre
collectiviste», répète-t-on.168 Il suffisait alors de raisonner a
contrario pour montrer que si cette évolution fatale n’était pas
attestée, le socialisme eût bel et bien été une «chimère», une
sentimentale utopie – conclusion intolérable et censée contredite
par le cours des choses. «Si la fortune s’éparpillait en des mains
de plus en plus nombreuses (...), si les grosses maisons
capitalistes augmentaient en nombre (...), le socialisme, ne
reposant sur aucune base solide et réelle, n’existerait pas et ferait

166
Gibert, Rhétorique, 120-1.
167
Cas où la condition exprimée est nécessaire mais non suffisante; cet aspect est source
d’erreurs logiques et pratiques fréquentes: si je mets le contact (et si la batterie n’est pas à
plat et s’il y a de l’essence...); c’est toujours en fait si p (et aussi r, s, t, u...), alors q.
168
Th. Cabannes, Tribune socialiste, Bayonne, 7.6.1908, 1.

234
vite place à un vague humanitarisme philanthropique».169 Pour le
militant, l’existence même du «socialisme» et ses progrès étaient
au bout du compte une preuve additionnelle de la justesse de ses
analyses et de la certitude de la victoire finale!

Dans ce contexte, les contrefactuels que j’aborde maintenant sont des «conditionnels
contraires aux faits».170 Les raisonnements qu’on nomme contrefactuels, co-
variationnels, et même les contrefactuels-absurdes ou chimériques («si Napoléon
revenait aujourd’hui...») diffèrent beaucoup entre eux et l’appréciation de leur
validité varie en proportion. Mais tous font intervenir de la fiction contraire aux faits
(non pas de l’imagination hypothétique sur le réel comme dans l’abduction). Non
moins que le raisonnement abductif, le contrefactuel, a-t-on fini par admettre, joue
un rôle éminent dans la découverte scientifique. Galilée, Newton, Einstein ou Niels
Bohr ont dû faire pas mal de Denkexperimenten, d’expériences mentales, de
raisonnements sur des mondes possibles et des situations imaginaires pour arriver
à leurs théories. L’univers qui va du lointain Big Bang au très futur Big Crunch est
un «monde possible» des scientifiques que, jusqu’ici, l’état du cosmos ne réfute
pas.171

Le possible a statut intermédiaire ou de frange; il n’est pas le réel, mais il n’est pas
non plus l’impossible: à tous moments en effet, le réel advient et s’actualise de
faisceaux de possibilités toutes égales entre elles dont l’une seule se matérialise. À
tout moment, ce monde empirique est le produit, y compris par pur aléa, d’une
myriade de probabilités/possibilités de sorte que le résultat est, au sens courant de
ce mot, improbable. Le vertige des improbabilités infinies dont naît le monde réel
actuel vous prend à la moindre réflexion: la Planète Terre, la vie organique, les
organismes complexes, le genre Homo et H. Sapiens sapiens sont le résultat d’une
accumulation de milliards d’improbabilités.

Antérieurement au moment x où j’ai pris ma décision, j’aurais pu me rendre à mon


travail par deux ou trois itinéraires également possibles et le fait que j’ai opté pour
l’un ne rend pas ceux qui n’ont pas été choisis moins possibles a posteriori et ne les
exclut pas du réel lequel, il me semble, doit englober ce passé qui n’était pas encore
passé. — Ce, en dépit de ce qu’on peut nommer la fallacie a posteriori , qui suggère
à tort que ce qui s’est effectivement passé (que les Alliés et non l’Axe aient gagné
la Deuxième Guerre mondiale) était donc hautement probable ou même était donc

169
Compère-Morel, Concentration capitaliste, 1913, 4.
170
Dans les termes de Chisolm que en 1946 lance la question.
171
Voir Hawthorn, Plausible; Hintikka, Intentionnalité; Sorensen, Thought; Lewis,
Plurality; Soulez, Pensées; Castellani, Intensioni; Wilson, Laws, sur les contrefactuels en
logique juridique; Ferguson, Virtual sur le contrefactuel historique. Girle, Possible Worlds
est une bonne introduction à la théorie des mondes possibles.

235
fatal et qu’on peut écarter les autres scenarios. C’est que, justement, ce qui plaide
en faveur de ce sophisme, c’est une affaire non de logique probabiliste mais
d’imagination, ou plutôt de blocage imaginatif. Je ne peux simplement pas imaginer
un monde possible où Hitler aurait contraint les Alliés à la capitulation, encore
moins un tel monde qui aurait été le mien, et le tenant pour impensable, ce qu’il est
à coup sûr pour moi aujourd’hui, je le tiens pour rétroactivement impossible. Voici
une grosse faute de logique!

Le contrefactuel est constant dans l’échange conversationnel, dans les médias, dans
les livres savants mêmes, mais plus on va vers des discours maîtrisés et institués plus
il devient suspect et en tout cas, s’il n’est pas interdit de l’énoncer, il n’est pas dit
qu’on puisse s’autoriser à «en tirer» grand chose. Pourtant nous ne pouvons pas nous
retenir d’imaginer des «scenarios» alternatifs et de nous mettre à ratiociner sur eux
avant de redescendre de nos nuages et de nous retrouver les pieds sur terre. Les gens
dans la conversation ordinaire («Si ma pauvre maman vivait toujours elle serait
centenaire...») ont recours au contrefactuel tout le temps, et même au tiré-par-les-
cheveux de quoi ils tirent des conclusions pratiques a contrario avec une acrobatie
ratiocinative bizarre. Mais les penseurs et les doctes l’utilisent avec hésitation
sachant que c’est justement une démarche acrobatique. Je peux entreprendre de
raisonner contrefactuellement sur les Attentats du 11 septembre 2001: «Si les
islamistes avaient réduit en cendres la Maison blanche...», ou «Si le FBI et la CIA
avaient déjoué à temps leur complot... » Bon soit, je comprends plus ou moins ce
que vous dites, et puis quoi?

Le contrefactuel n’est parfois qu’une manière de s’exprimer, exactement une figure


d’expression — non recensée comme bien d’autres, non moins fréquentes, par les
vieux traités des figures et des tropes. Si je dis par exemple : «Si j’étais le premier
ministre, je ferais tout de même plus attention à ce que l’opposition est en train de
tramer», je ne deviens pas soudain mégalomane ni délirant, ce n’est au fond qu’une
manière plaisante de dire: il ne fait pas assez attention et je suis plus avisé que lui
car je le vois dépassé par les événements.

Je vais passer en revue quelques sous-catégories distinctes. Prenons d’abord le


contrefactuel conditionnel passé ou monde possible conditionnel. Certains peuvent
être vrais ... autant que peut l’être un événement fictif: «Si ce radiateur avait gelé,
il se serait fendu». /Si telle chose était (ou même n’était pas) arrivée, telle autre se
serait produite/ forme cependant une proposition au statut cognitif et ontologique
bizarre en ceci que «Si j’avais pris cet itinéraire hier, j’aurais été bloqué par la
manif’» est contraire aux faits, fictif, mais néanmoins plus vrai (moins faux?) que
«... je n’aurais pas été bloqué par la manif’», s’il est admis que des manifestants ont
bloqué le carrefour toute l’après-midi. La comparaison de deux propositions fictives
en termes de degrés de fausseté fait la singularité ontologique du raisonnement
contrefactuel.

236
Les contrefactuels englobent les contre-raisonnements causaux: «Si seulement il ne
s’était pas trompé de flacon, il n’aurait pas avalé de la mort-aux-rats!» On mettra en
contraste, dans le même secteur, le non moins fréquent contrefactuel neutralisant:
«Même s’il avait pris son itinéraire habituel, il serait tout de même arrivé en retard
en raison des embouteillages que la manif’ causait dans tout le centre-ville.»

Le contrefactuel portant sur un non-événement passé tourne vite au bizarre: si la


bouteille est sur la table, bouchée et pleine d’excellent vin et que je me tourmente
à me demander ce qui serait arrivé si je l’avais inopinément renversée, je ne suis pas
loin d’être pathologique.

Si j’étais arrivé cinq minutes plus tard..., si je n’avais pas été aussi stressé..., si j’en
avais les moyens...: ce sont des amorces de raisonnements fictifs qui créent un
monde possible au sens d’un monde pareil avec une variation unique,toutes choses
égales par ailleurs. La structure en est la suivante: si quelque chose qui n’est pas,
était, alors quelque chose d’autre que ce qui est s’en serait suivi et serait vrai;
proposition censée véridique et profonde pour certains, mais assez bête et ni vraie
ni fausse pour certains autres — dont beaucoup de logiciens, mais pas tous. Car je
ne vois pas quelle conséquence positive il est logique de tirer d’une proposition
contraire aux faits, ni encore moins comment corriger par l’esprit ce qui s’est passé
de façon à aboutir à une conclusion pratique et positive dans le présent. Et si
quelque chose d’imprévisible s’est passé, et que je dis: «Si seulement les choses
s’étaient passées normalement, comme d’habitude, comme prévu...», je tire je ne
sais quelle conclusion, mais je semble regretter d’avoir bien bien raisonné sur la
probabilité quoique celle-ci ait été trahie par l’irruption de l’imprévisible – ce regret,
humain trop humain, quel en est le statut logique?

Le contrefactuel courant admet, dis-je, une seule variation et il construit à partir


d’elle un raisonnement. Car nul — sauf les esprits tordus — ne s’avise d’exprimer
des doubles-contrefactuels, quoique ceux-ci soient concevables, exprimables et
soient attestés quoique rares:

Si j’étais arrivé cinq minutes trop tard mais si, ce jour-là,


l’autorail avait eu lui aussi, comme il arrive, cinq minutes de
retard, je serais quand même monté dedans...

et nul, normalement, ne s’avise de raisonner sur des conjectures hautement


improbables, quoiqu’ici encore, ce soit possible:

...et si ledit autorail – que je n’aurais donc pas raté – avait déraillé
un peu plus loin sur le viaduc au cours de l’orage, je serais bel et
bien mort à l’heure qu’il est. Ce que c’est que de nous!

237
Appliqué à des événements historiques, le contrefactuel-passé est fréquent mais
toujours susceptible de provoquer des réactions hostiles, énervées ou ricanantes. Si
la fuite de Varennes avait réussi? Si Napoléon avait gagné à Waterloo? Si les Nazis
avaient gagné la guerre? Si John F. Kennedy avait survécu à l’attentat de Dallas?172
Que peut-on tirer de cette prémisse contrefactuelle et de l’inférence qui suit, qui soit
intéressant et pertinent au monde réel où Napoléon a été vaincu et Hitler aussi? Il
se fait que les historiens se sont mis à creuser les contrefactuels. «What if Charles
I had avoided civil war? ... What if Home Rule had been enacted in 1912?»173 Tout
raisonnement variationnel sur le passé relève de ce statut ambigu entre le significatif
et l’aberrant. En fait, aucun historien même le plus «sérieux» ne peut éviter
d’esquisser au passage un «Que se serait-il passé si...», mais simplement, s’il est
justement sérieux, il ne s’appesantit pas, il revient aux faits ; il ne développe pas tout
du long et ne va pas jusqu’au bout du contrefactuel ... parce que justement il n’y a
pas de bout.

Tout de même, là où l’historien se retient, un philosophe comme Bertrand Russell


n’a pas ce scrupule et, polémiquant contre les marxistes dans Freedom and
Organisation en 1934, il s’amuse à pousser un contrefactuel et ses conséquences:

It may be maintained quite plausibly that if Henry VIII had not


fallen in love with Anne Boleyn, the United States would now not
exist. For it was owing to this event that England broke with the
Papacy, and therefore it did not acknowledge the Pope’s gift of
the Americas to Spain and Portugal. If England had remained
Catholic, it is probable that what is now the United States would
have been part of Spanish America.174

Les conjectures sur les mondes alternatifs en historiographie ont un mérite


heuristique: si j’envisage une possibilité (forte) qui ne s’est pas réalisée, c’est pour
faire apparaître que le «scenario» qui s’est réalisé n’était pas le plus probable et qu’il
ne faut pas raisonner rétroactivement comme s’il l’était. Même si je conclus sur de
fortes données cumulées que l’URSS des années 1980 était plongée dans une crise
majeure et insoluble, l’effondrement en quelques jours et le démembrement sans
coup férir de l’Union n’était certainement pas la possibilité la plus probable – avant
décembre 1991.

À tout moment, l’histoire bifurque et seule une possibilité s’actualise. La balle de


Lee H. Oswald touche mortellement le Président des États-Unis alors qu’elle aurait

172
Hypothèse débattue dans Ferguson, Virtual.
173
Ferguson, Virtual.
174
Cité par Ferguson, 14.

238
pu le rater ou l’atteindre, mais pas grièvement. Dans un moment x-1, antérieur d’une
seconde, le fait que Kennedy, ayant bougé de quelques centimètres, ne soit pas
mortellement atteint était une «réelle possibilité» comme dit le langage ordinaire qui
ne croit pas si bien dire. «If possibilities are real, what follows? Lots of things. But
if we use possible worlds to explain the nature of possibility, does the reality of
possibilities mean that possible worlds must be real? Some argue for a «yes»
answer».175

Le soviétologue Martin Malia admet parfaitement et creuse le fait que c’est en


termes d’alternatives d’action que les acteurs de l’histoire ont opéré leurs choix et
que l’historien doit restituer avec des contrefactuels la part d’incertitude des agents,
incertitude qui n’est plus la nôtre, mais qui fait pourtant partie de l’histoire. C’est
bête à rappeler mais tout est ici: l’histoire a été vécue et agie par des gens qui ne
connaissaient pas, et pour cause, la suite ni la fin et (même si l’histoire est
énigmatique et le devenir non clos) qui ne voyaient pas venir des tas de choses que
nous savons, non moins pour cause, 25, 50 ou 100 ans après – y compris des
événements dont il faut comprendre qu’ils étaient impensables pour eux, plus encore
qu’imprévisibles, et qui nous paraissent par illusion rétroactive s’enchaîner
impitoyablement et logiquement.

Cependant, Martin Malia176 refuse en conclusion de son grand ouvrage sur la


Tragédie soviétique d’envisager fût-ce un instant un contrefactuel cher à la gauche
radicale, qui est que l’URSS post-brejnévienne, gorbatchévienne aurait pu se
réformer peu à peu en une société à visage humain, productiviste, dynamique et
démocratique. Il le refuse parce que toutes les données, à son sentiment, vont en
sens contraire et qu’il tient ce contrefactuel-conjectural pour chimérique. Pour lui,
c’est un sophisme usé et recyclé:

On entend de nouveau soupirer après les chemins qui n’ont pas


été pris de la NEP jusqu’à nos jours. La dernière version de cette
nostalgie, c’est que l’effondrement soviétique est dû à une série
d’accidents et d’erreurs dans les dernières années du régime, qu’il
est un événement contingent qui aurait donc pu être évité.177

Mais répliquera-t-on ce n’est pas parce que quelque chose ne s’est pas produit qu’il
faut en déduire que c’était impossible. En logique abstraite, c’est juste. Quoique
bizarre, admettons-le, dans la bouche d’un marxiste, si l’histoire est le tribunal du
monde. Malia tient en fait le système soviétique dont hérita Gorbatchev comme

175
Girle, Possible, 157.
176
Tragédie soviétique, 126.
177
600.

239
devenu depuis longtemps irrémédiable et irréformable, catastrophique sous tous les
points de vue, la crise finale pouvant être conjurée quelque temps encore et ne
devant certes pas se produire nécessairement, il va mieux en le disant, selon le
scenario rapide et relativement pacifique de 1989-1991.

Le logicien John Pollock178 de son côté discute un exemple de même farine:

If Kennedy had been president in 1972, the Watergate scandal


would not have occurred,

Bon exemple d’une thèse contrefactuelle à quoi on peut répliquer ad libitum: —


D’accord! — Il y a bien d’autres choses qui ne se seraient pas passées... — C’est
à voir! — Ç’aurait peut-être été différent, mais pire... — C’est complètement idiot...

L’histoire contrefactuelle a retenu certains esprits distingués. L’Uchronie, ce curieux


et long roman du grand philosophe que fut Charles Renouvier179 est une histoire de
l’Occident depuis l’Antiquité telle qu’elle ne s’est pas déroulée dans la mesure où
il y a changé un seul événement; le récit est fondé sur un raisonnement de cette
sorte, conditionnel à un changement déterminé à la fin du règne de Marc-Aurèle,
selon la logique des petites causes, grands effets. Nous vivons à cet égard dans un
«monde possible», voilà tout; un roman, réaliste ou utopique ou de science-fiction,
se déroule dans un autre.

Que faire encore du contrefactuel-passé-irréel: «Si j’avais été Jules César...» Et


pourquoi un humain qui entreprend de raisonner dans ces termes ne passe-t-il pas
pour fou à lier? Je lis dans un pamphlet sur et contre l’agrégation de philo, éteignoir
de l’intelligence, cette réflexion bizarre, mais qui passe très bien, qui se laisse
comprendre et, comme on dit par anglicisme, qui «a un point»:

On voit déjà que Voltaire aurait eu des ennuis s’il avait dû


affronter le jury d’agrégation présidé par Lachelier.180

Que faire encore du contrefactuel-adynaton? David Lewis donne pour exemple de


ce que je classe ainsi: «Si les kangourous n’avaient pas de queue, ils
trébucheraient».181 Comme on dit dans ces cas, ou comme on peut interjecter quand
cette façon de discuter vous embête, «ça n’a pas de sens»: les kangourous ont

178
Pollock, Subjunctive.
179
Uchronie. L’utopie dans l’histoire. Esquisse historique apocryphe du développement de
la civilisation européenne... Paris: Bureau de la critique philosophique, 1876.
180
G. Thuillier, Socrate fonctionnaire.
181
Counterfactuals.

240
évolués de telle façon à avoir de fortes queues qui leur permettent de sauter
joyeusement à travers le bush. Le contrefactuel-impossible est certainement d’autre
nature que le contrefactuel-conditionnel: «Si un presbyte oublie ses lunettes, il ne
peut pas lire le journal.» Mais il n’est pas pure folie.

On peut argumenter en ressuscitant les morts et ça marche, on comprend. Léon Bloy


fait revivre Flaubert censé juge de Zola: «Que ne dirait-il pas l’incorruptible, en
lisant aujourd’hui Lourdes ou La bête humaine?»182 La figure nommée prosopopée
qui consiste à faire parler les morts ou les absents est un cas de contrefactuel.
«Rappelez-vous ce que disait Napoléon...» — ou ce que disaient Washington , ou
Churchill, ou De Gaulle..., tout ceci appliqué à la situation présente. D’accord, je
veux bien m’en souvenir, mais le rediraient-ils aujourd’hui dans une situation
historique et géopolitique toute différente de celles qu’ils ont connues? Une
objection contrefactuelle qui prête aux morts un minimum de sens de la conjoncture
pour écarter l’application de propos tenus jadis montre que faire parler les morts est
déjà un drôle d’argument, mais qu’on ne peut le réfuter ou l’écarter que par une
objection non moins fictionnelle et légèrement plus aberrante! Et même, demander
en sociologie ce que diraient Hobbes, ou Max Weber, ou Émile Durkheim face à des
données toutes inconnues d’eux? Tout ceci ne vaut pas tripette. Ce qui ne veut pas
dire que la prosopopée ne soit pas une figure fréquente y compris dans l’oratoire le
plus élevé où elle jouit de la recommandation de Cicéron, Quintilien et de tous
autres.

J’avais relevé dans le discours socialiste, la plus bizarre (une fois encore, ignorée
des rhétoriques scolaires) prosopopée-par-anticipation, c’est à dire l’argument du
témoin futur jetant un regard incrédule sur les horreurs de la société disparue, la
nôtre: «Dans quelques générations, écrit Pierre Leroux, les hommes considéreront
avec pitié cette France du XIXème siècle que quelques-uns présenteraient volontiers
comme le dernier terme de la civilisation. Ils la considéreront avec le même dégoût
que nous considérons la pourriture de l’Empire romain.»183

Le conjectural conditionnel futur n’est pas un contrefactuel (ou il ne le devient que


s’il est chimérique) puisque justement l’avenir n’est pas écrit... «Si jamais le
Président est destitué, ce sera le vice-président qui lui succédera [selon la
Constitution]»: proposition principale vraie sous condition et comprise sans
problème. (Alors que: «Si Bill Clinton avait été destitué...» est un contrefactuel dont
on peut tirer certaines conclusions, mais que les logiciens rigides n’aiment pas.)

Et que dire alors de l’improbable-conjectural: «Si les islamistes un de ces jours


prennent le pouvoir aux États-Unis et les transforment en un califat wah’habite, que

182
Bloy, Je m’accuse, 21.
183
Texte de 1840 in Almanach de la question sociale, 1897, 49.

241
ferez-vous...»? Voilà un cas extrêmement peu interrogé quoique non moins fréquent
que tous les précédents. Dois-je répondre: Moi, je ne ferais rien, ou Je me convertis
tout de suite, ou Tu m’embêtes?

Il y a un ennui inhérent à tous les contrefactuels, c’est qu’un seul, ça peut aller, mais
que leur enchaînement mène inexorablement à l’absurdité en raison de leur statut
(onto-)logique bizarre, de leur tendance inhérente à la dérive, au délire. «Si j’avais
été en ville, ce jour-là, j’aurais pu assister à la manif’»: phrase qui n’a rien de
choquant quoique étant un contrefactuel-conditionnel. Mais voyons un autre, plus
ambitieux: «Si Hitler avait eu la bombe atomique en 1943, il aurait pu gagner la
guerre». Intrinsèquement, ce n’est pas indéfendable ni idiot quoiqu’on demande à
voir où cela veut en venir. Quel est le statut de cette proposition? Est-il raisonnable
de répliquer : «pas sûr» ou «d’accord», plutôt que «de toutes façons, il ne l’avait
pas»? (ce qui revient à refuser de contrefactualiser, mais est-il correct et bien élevé
de le refuser en toutes circonstances?) Admettons que j’embarque dans la logique
contrefactuelle. Vais-je laisser enchaîner sans regimber: «Si les nazis n’avaient pas
expulsé Einstein et les physiciens juifs allemands, Hitler aurait pu avoir la bombe
atomique en 1943» — ce qui mènerait inexorablement à conclure: «Si Hitler n’avait
pas été antisémite, il aurait gagné la guerre», point d’arrivée absurde qui semble
montrer la folie de tout l’enchaînement.

Nul n’est tenu de raisonner avec un contrefactualiste. César, qui est de mauvaise
humeur, se dispute au Bar de la Marine avec Panisse ou avec Monsieur Brun:

— Moi, César, si j’avais été Napoléon...


— (César l’interrompant:) Il est mort!
— Oui, je sais, mais je dis: «si j’avais été Napoléon...»
— Il est mort, puisqu’on te dit qu’il est mort!

Le contrefactuel relève de ce que Théodule Ribot appelait le «raisonnement


imaginatif». Ribot pensait que la fiction est la forme la plus ancienne du
raisonnement, forme occultée par la rationalité inférentielle. «Dès que l’homme
dépasse la connaissance immédiate des sensations externes et internes..., il n’a que
deux procédés, raisonner, imaginer. À l’origine les deux se confondent».184

En fin de compte, puis-je vraiment raisonner avec des conditionnels irréels (qu’est-
ce qui se serait passé si...)? Puis-je raisonner du conjectural et du contrefactuel sur
et contre le monde empirique? Puis-je raisonner de l’impossible contre le fait établi?
Je constate simplement que les humains le font tout le temps. Les fréquents (et
nullement savants) arguments par la pure conjecture, par la familiarisation (si c’était
toi qui recevais des bombes sur la gueule à Bagdad, tu ne dirais pas ça etc.) et/ou par

184
Logique, viii.

242
la distanciation, arguments que j’avais relevés en nombre dans La parole
pamphlétaire et qui ne semblent guère avoir attiré l’attention des analystes, sont
illogiques dans la mesure où il sont intrinsèquement irréels mais, attestés dans la
conversation la plus banale non moins que dans l’écrit littéraire ou savant, ils sont
souvent frappants – et convaincants: «Si ton pauvre papa revenait...», «si tu te
mettais à leur place...», «si seulement je vous avais écouté», «si les communistes
avaient pris le pouvoir en France en 1950...», «si la gauche (ou la droite) avait gagné
les élections... » [qu’elle a perdues], «si c’était toi qui subissais les bombardements
américains – ou le terrorisme islamique»? Hors de la logique? Oui, avec une
définition étroite de la logique excluant l’hypothèse, la manipulation de la durée, la
fiction, les «mondes possibles». Il y a des gens que cela exaspère et qui enchaînent
en ricanant et en se croyant malins: Si ma tante en avait, on l’appellerait mon oncle...
Mais ce sont des gens un peu amers souvent et rigides d’esprit, et peut-être ont-ils
tort dans le mesure où ils écartent une manière d’utiliser son cerveau qui est
productive, nullement stérile. La possibilité de rembobiner les événements et de
retoucher le passé, la possibilité de conjecturer pour penser, cela exaspère parfois,
mais il n’est pas possible de disjoindre la fiction de la raison. Car, même dans la
plus rigoureuse philosophie, la place de la fiction est attestée. Le raisonnement
universaliste de la Theory of Justice de Rawls se donne un Individu ignorant de la
place qu’il occupera dans la société et lui demande ce qui ferait une société juste:
c’est une fiction contrefactuelle tirée par les cheveux sur laquelle toute la théorie
repose.

Il y a un monde possible (qui est peut-être, justifiablement, le monde empirique) où


il y a au fond de l’océan des poulpes géants. Il y a un monde possible, uchronique
celui-ci, où Rosario est la capitale de l’Argentine (comme le parlement argentin
avait prévu de la délocaliser il y a un siècle) et Buenos Ayres, seulement la plus
grande ville du pays. Il y a un monde possible où l’URSS est devenue une société
abondante, productiviste, harmonieuse et démocratique tout en conservant la
propriété d’État des moyens de production et d’échange – sauf pour les esprits qui
jugent cette concomitance impossible (car la question, elle-même débattable, est de
savoir dans quelle mesure, dans le monde tel qu’il va avec les hommes tels qu’ils
sont et toutes choses égales, tel monde possible est «réellement possible». Y a-t-il
un monde possible crée par Dieu-Jéhovah en 7 jours il y a quelque quatre mille ans?
Oui, comme il y en a un où Elvis Presley est vivant (anonyme et caché dans un home
pour vieillards) et un autre, ou le même, où l’attentat du 11 septembre 2001 a été
ourdi et organisé de bout en bout par la CIA dont Bin Laden est un fidèle agent
undercover. Un monde possible où Aristote et Platon étaient de race noire (Black
Athena). Un monde possible où le président Bush est en réalité un robot, un
androïde. Revoici le soupçon de folie raisonnante et les problèmes de coupure
cognitive. Nous ne quittons pas notre sujet.

243
! Les mondes possibles évoqués dans les travaux spécialisés sont
tout de même des mondes logiquement possibles; pas des mondes
où H2O bout à 100o C. et ne bout pas; où le Canada est à la fois
au nord et au sud du Mexique. Et ce sont des mondes conformes
à la sémantique minimale des langues naturelles: un «événement»
est quelque chose qui se produit à un moment donné dans le
temps etc.

! La preuve par l’impossible et par l’inacceptable. Du


raisonnement contrefactuel, on peut aboutir à la – un tantinet plus
spécieuse encore – preuve par l’impossible. L’anarchiste Jean
Grave contre-attaque devant tous ceux qui lui disent «l’anarchie,
c’est impraticable»:

– C’est juste ce que vous demandez, mais trop beau


pour être possible! nous dit-on. – Or, si c’est juste, c’est
possible. Il n’y a qu’à le vouloir. C’est irréalisable parce
que nous sommes peu à l’avoir compris et à le
vouloir.185

Les réformateurs pouvaient argumenter que le scepticisme


général ne prouve rien, que ce qui paraît généralement absurde,
juge souvent les esprits obtus plutôt que la théorie qui les
dépasse. «Essayer de démontrer scientifiquement au paysan ...
que la lumière de l’astre central se dirige vers nous avec une
vitesse de plus de 60 mille lieues par seconde», celui-ci ricanera,
mais contre qui ou quoi cela prouve-t-il?186 Les socialistes se
disaient que la vérité est affaire de temps et qu’ils avaient le
temps pour eux – Colins présente sa théorie comme «une vérité
qui pour [l’humanité actuelle] est une absurdité».187 En trois
volumes de De la justice dans la science, hors l’Église et hors la
révolution (Paris, 1860), il dresse la liste des 96 obstacles qui
s’opposent au milieu du 19e siècle à la réception de la vérité
scientifique.

Vers 1840, ces raisonneurs contrefactuels ont découvert que les


économistes étaient leurs pires ennemis, tant par les arguments
que par leur scélératesse morale – les deux allant de pair: «Aux

185
L’anarchie, son but..., 63.
186
Noël, Jules. Pourquoi nous sommes socialistes. Mons: Imprimerie générale, 1906, 33.
187
De la justice dans la science, hors l’Église et hors la révolution. Paris: Laisné, 1860, 31.

244
socialistes, les économistes ont toujours répondu par un mot:
Vous êtes des rêveurs! Et aux yeux des hommes qui n’ont pas
assez étudié, cet argument paraît irrésistible.» Et passant à la
coupure instaurée par l’économie, coupure qui s’auto-réfute à ses
yeux: «J.-B. Say a félicité [Adam] Smith d’avoir complètement
séparé l’économie du droit naturel, de la morale et de la politique.
C’est là ce qui fait l’insuffisance et parfois le vide de sa
doctrine.»188

Le raisonnement par analogie

Le raisonnement par analogie n’a pas seulement mauvaise presse, il embarrasse


tellement en dépit de sa fréquence (et il embarrasse même, à ce qui semble, les
analystes de la «logique naturelle» puisqu’ils n’en parlent pas) que je ne trouve pas
un livre en français sur le sujet depuis la petite étude de Maurice Dorolles il y a plus
d’un demi-siècle. Que vaut une argumentation qui repose sur une métaphore? Bien
peu en stricte raison logique, mais souvent beaucoup en expressivité et en raccourci
– dès lors en pouvoir persuasif immédiat. «Le raisonnement par analogie ne semble
guère avoir trouvé faveur auprès des logiciens, écrit M. Dorolles, il apparaît comme
un procédé accessoire ou de second plan, non susceptible de description logique
rigoureuse, qu’on ne situe pas ou qu’on situe mal parmi les formes typiques de
raisonnement.»189 Ce n’est pas du tout un banal raisonnement par ressemblance, ce
qu’on nomme un raisonnement a pari.190 C’est au contraire un raisonnement de
transfert d’évidence par une homologie à distance d’une structuration-phore vers un
thème. «Ce qui fait l’originalité de l’analogie et ce qui la distingue d’une identité
partielle, c’est qu’au lieu d’être un rapport de ressemblance, elle est une
ressemblance de rapports.»191 C’est exactement cela.

Quand Ernest Renan pour expliquer la fatalité de sa rupture avec l’Église, écrit «Le
catholicisme est une barre de fer. On ne discute pas avec une barre de fer», il se fait
lumineusement comprendre et persuade qu’il n’avait le choix que de «plier» ou de
partir— ce qui est la thèse implicite du lacunaire raisonnement ci-dessus.192 La

188
Vidal, François. De la répartition des richesses. Paris: Capelle, 1846, 13 & 33.
189
Dorolles, Raisonnement, V.
190
Aristote en donne pour exemple dans sa Rhétorique: On ne tire pas au sort les athlètes,
pourquoi les juges? Ici il s’agit d’appliquer la même logique de sélection à deux fonctions,
très dissemblables certes, mais cependant données pour comparables a pari sur le plan de la
question soulevée.
191
M. Cazals, cit. Perelman, Traité (1e éd.), 501.
192
Exemple tiré du Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier. Ce raisonnement
analogique en un seul mot/syllepse est nommé «épitrope».

245
métaphore ou épitrope est – comme presque toutes les images-arguments – une
remotivation de catachrèses lexicales (le catholicisme est «rigide» et «inflexible»)
et elle débouche sur un adynaton, une impossibilité figurative, «discuter avec une
barre de fer». Elle est paradoxalement claire, alors même qu’elle est sémantiquement
discordantielle et logiquement incongrue. Elle instaure bien une homologie de
rapports entre un phore (ce qui arrive quand on se se heurte à une barre de fer) et
un thème (entrer en conflit avec l’Église romaine). Elle n’est pas une démonstration
«sérieuse», si on exclut du sérieux de la pensée l’homologie intuitive entre deux
ordres de choses absolument incommensurables, mais elle convainc. Le
raisonnement analogique fait construire une structure relationnelle qui sera perçue
comme isomorphe d’une autre située dans un tout autre «domaine» et il engendre un
transfert d’évidence. Il ne compare pas deux objets (Église = barre), mais va
rythmiquement d’un rapport à un autre rapport. C’est bien ici un type de
raisonnement qui, comme l’alternative, l’abduction, la contrefactualité, est
incommensurable à la déduction ou à l’induction et n’a pas à être hiérarchisé en
degrés de moindre validité logique par rapport à elles.

L’analogie, loin de raisonner sur une identité partielle, met en homologie des choses
totalement hétérogènes. À ce titre, elle est «littéraire» — et convaincante justement
parce qu’elle est empiriquement absurde. Tous les grands satiriques et les
pamphlétaires y ont eu recours en des formules décisives et frappantes. Swift écrit
par exemple: «Les lois sont comme des toiles d’araignée: les mouches s’y font
attraper, mais les guèpes et les frelons passent à travers.» Tout est dit et démontré,
mieux et plus économiquement que s’il avait argumenté avec toutes sortes
d’exemples sur les variations des jugements de cour «selon que vous serez puissants
ou misérables» sans sortir des prétoires et du monde judiciaire. Mais bon, je ne vais
pas entrer dans une théorie de la métaphore comme moyen de persuasion. Rappelons
au passage que du «Rideau de fer» à l’«Axe du Mal», ce sont les métaphores qui
dominent la politique occidentale depuis 1945 – et depuis toujours.

La formule célèbre de Karl Marx selon laquelle «la violence est l’accoucheuse des
sociétés» en gésine d’une société nouvelle, est, bel et bien, un autre raisonnement
par remotivation métaphorique. C’est un raisonnement complet et même complexe
condensé encore une fois en une métaphore-adynaton. La violence révolutionnaire
est à la fois inévitable et bénéfique puisqu’elle accélère les évolutions «venues à
terme» et met au monde l’avenir dans les sociétés «en travail», dans ces sociétés où
le collectivisme est encore «embryonnaire». Cette métaphore est, non une simple
image, elle est un argument légitimateur au nom de la nécessité historique. C’est un
raisonnement condensé en une sorte de figure venue du Gothic Romance. L’histoire
accouchera fatalement à moyen terme du «règne de la liberté», mais ce sera aux
forceps. Les révolutionnaires conscients et organisés sont appelés à jouer le rôle
d’«accoucheurs» du grand renouveau social et il convient de leur faire sentir leur
supériorité sur les «masses amorphes» pour lesquelles ils se dévouent. «Des

246
entrailles de la société mourante», va sortir par un «douloureux enfantement» la
société future: la plus célébre métaphore marxienne résume le raisonnement du
déterminisme historiciste au cœur du marxisme, une grossesse historique ne peut
que «venir à terme» alors que la parturiente Bourgeoisie allait mourir en couche.193
Cette métaphore a été paraphrasée inlassablement par les marxistes de la Deuxième
et Troisième Internationales, elle poétisait leur déterminisme: «C’est le monde
moderne, c’est la société contemporaine qui enfantera la société socialiste; elle porte
dans ses flancs la société que nous voulons faire apparaître».194 «Les souffrances des
peuples dont nous voyons le déchirant spectacle, sont les douleurs de l’humanité
dans l’enfantement de la régénération sociale».195

L’analogie-homologie peut n’affleurer en surface du discours que par un seul mot,


comme ci-dessus, qui doit régir et ancrer tout le raisonnement virtuel. Elle peut au
contraire s’expliciter en une homologie ironique, A : B :: C : D, — ainsi dans un
passage de Céline sur la défaite de 1940:

Toutes les danseuses qui ratent leur danses prétendent que c’est
leur tutu. Tous les militaires qui flageolent gueulent partout qu’ils
sont trahis.196

Raisonnant intuitivement d’un domaine familier vers la solution d’une question tout
autre et en un secteur moins familier et construisant une homologie structurelle, le
raisonnement analogique qui a droit de cité en dialectique est au contraire l’ennemi
de la pensée scientifique – Gaston Bachelard l’a assez répété – et il n’est pas sans
danger lorsqu’il revient dans la vulgarisation. Je peux croire faire comprendre
quelque chose de l’atome en le présentant à un public séculier comme une sorte de
«système solaire miniature» – mais les électrons ne sont pas des planètes, le noyau
n’est pas une masse plus chaude, ils ne tournent pas autour de lui et le noyau ne les
attire pas selon la Loi de Newton – autrement dit, toutes les inférences suggérées par
l’analogie sont fausses.

Les raisonnements axiologiques

La notion de norme sociétale est infiniment plus vaste que celle de valeur: elle va
des principes éthiques et moraux aux lois positives, au savoir-vivre, aux règles de
grammaire... Dans le contexte de cet ouvrage, valeur sera généralement pris comme

193
Cette image a été paraphrasée des dizaines de fois par les doctrinaires de la Deuxième
Internationale. Voir mon livre Le marxisme dans les Grands récits. Paris/Montréal, 2005.
194
Compère-Morel. Le vrai socialisme. Paris: Conseil national, 1911, 4.
195
Gérôme, J.-P. Le vrai socialisme. Paris, 1851, 18.
196
Céline, Les beaux draps, Paris: NEF, 1941, 17.

247
synonyme d’évaluation, de proposition évaluative, – on distinguerait encore
évaluation intrinsèque et jugement de préférence et de hiérarchisation.197

Posons-le d’emblée, toute valeur en ce sens est contrefactuelle, elle est «idéale» au
sens banal de ce mot, elle construit un monde idéal qu’elle superpose à l’empirie et
auquel elle le soumet. L’axiologie ne dégage pas des propriétés de la chose-en-soi,
elle ne met pas un sujet-individu face au monde, elle ne met pas tout uniment des
signes bon et mauvais sur les choses, elle confronte deux ordres de choses, le réel
et le virtuel-idéal, l’empirique et le normatif, le monde et un contre-monde.

Le raisonnement axiologique est alors la création d’une connexion entre ces deux
mondes ou ces deux deux ordres incommensurables. Axiologiser consiste à coller
sur les «données» empiriques des signes transcendants: juste, injuste, beau, noble,
vrai, égalitaire, démocratique, justice sociale, droit au travail, liberté d’expression
etc. Tel acte, est-ce bien, est-ce mal? cet homme, est-il bon, est-il méchant?
L’évaluation porte sur de l’inconnaissable — dans le sens «positif» de ce mot. Toute
évaluation est transvaluation dans la mesure où les valeurs n’émanent pas du monde
brut, mais soumettent ce monde à leur examen. En ce monde terraqué, Monsieur Bill
Gates possède, c’est un jugement de fait, une fortune personnelle équivalente au
produit national des 14 ou 17 (je ne sais plus) pays les plus pauvres de l’ONU, —
confronté à l’aune du monde contrefactuel de valeurs qui ne sont pas de ce monde,
ceci est «injuste», c’est une injustice flagrante et, si j’ajoute le pathos ad hoc, c’est
«scandaleux», «cela crie vengeance».

Nous sommes au cœur de la rhétorique/dialectique. La rencontre du réel et du


normatif, la mise en propositions, intelligibles sinon logiques, d’ordres
ontologiquement étrangers l’un à l’autre, l’un empirique, l’autre «idéal» et
chimérique, c’est le lieu par excellence de l’argumentation avec ses sortes de
preuves soutenables sans être démontrables, avec ses conflits de préséance à
arbitrer, ses hiérarchies, ses casuistiques, ses règles de transferts (de l’acte à la
personne, des conséquences aux causes...) Un certain nombre de topoï
aristotéliciens servent expressément à axiologiser par enchaînements et transfert et
comme il advient, ces «lieux» se contredisent virtuellement. L’argument
pragmatique par exemple: une chose est bonne dont les conséquences sont bonnes.
Mais on rencontre aussi, contradictoire, le topos des bonnes intentions: une chose
(attitude, mesure...) est bonne qui a été faite avec de bonnes intentions. Etc.

! Morale et immanence. Il est impossible de déduire des


normes, morales, sociales, civiques, des faits empiriques198 – mais

197
Voir Goblot, La logique des jugements de valeur. Paris, 1927.
198
Bien qu’il soit possible d’en argumenter à partir de l’empirie les avantages et le caractère
souhaitable.

248
surmonter cette impossibilité alléguée a toujours tenté les
philosophes, car ce serait si bien pour fonder la morale s’il n’en
était pas ainsi; les Habermas et Apel (v. Chap. 1), dans une
lointaine postérité de Kant, s’efforcent de tirer du transcendantal
de la raison communicative, de tirer une éthique immanente du
fait que débattre présupposerait des normes à la fois techniques
et morales.

La pensée du progrès de Condorcet à Marx a été, d’une tout autre


façon, une manière de tirer les valeurs et les buts de la nécessité
historique en marche et de la «destinée de l’Humanité». Les
socialistes disaient fonder leurs revendications «non sur des
sentiments de morale, de justice et d’égalité» (comme les
socialistes utopiques l’avaient fait dans leur ignorance des Lois
de l’histoire),199 mais sur ces lois historiques qui déroulaient leur
inexorable logique, sur des constats objectifs, corroborés par des
indices convergents, sur des déterminismes lourds – cette
dénégation est au cœur de ce qui s’est nommé vers 1880 le
«socialisme scientifique». Le socialisme moderne, pose le
marxiste français Paul Louis dans les années 1900, «n’écrit pas:
ceci est juste, mais: ceci doit advenir».200 Et ce qui doit advenir
devient juste. Le bien et le mal se confondent avec la voie de
l’avenir et le vain retour au passé. Voici la proposition-clé de ce
qui a été perçu comme marxisme entre 1880 et 1917, proposition
qui dissimule une aporie: pourquoi ce qui doit advenir sera aussi
la justice? Rien ne permet d’expliquer et nul ne cherche à
expliquer cette rencontre inattendue.

Les trancendantaux que sont les valeurs, surtout celles données pour universelles201,
sont des entités essentiellement confuses. «La liberté est le bien suprême»? «Il n’y
a pas de société possible sans justice»? Je n’en tombe d’accord avec mes
interlocuteurs et mes concitoyens que parce que nous ne creusons pas ou dans la
mesure où ne creusons pas les sens divers que les uns et les autres nous donnons à
ces deux grands mots.

C’est bien pourquoi, lesdites valeurs dont on a dit et répété qu’elles ne relèvent pas
de l’objectivable ni du vrai ou du faux (je reviens plus bas sur ce débat qui traverse

199
Vérecque, Charles. La conquête socialiste du pouvoir politique. Paris: Giard & Brière,
1909, 2.
200
Paul Louis, Les étapes du socialisme, Charpentier, 1903, 306.
201
Plutôt que celles qui ne font que fétichiser, sacraliser un intérêt particulier.

249
la modernité), sont à argumenter inlassablement pour être tant soit peu précisées.
Précisées — s’il est question de Justice — en «justice distributive», «égalité des
chances», «à chacun selon ses mérites», «à chacun selon ses besoins», «à chacun le
produit intégral de son travail»202 etc., ou rejetées, écartées en tant que «lit de
Procuste», comme «égalitarisme» etc. Les valeurs ne sont jamais des choses qu’on
constate (comme un bouton sur le nez), mais des virtualités qu’il faut inlassablement
expliquer et justifier. Rien n’argumente plus et dans le conflit de valeurs posées
comme sûres que les philosophies morales qui s’efforcent d’établir des règles
d’action valables pour tous. Et qui s’efforcent notamment à travers les siècles de
démontrer en premier lieu que l’homme doit être «moral». De même, la philosophie
n’a pas attendu Rawls pour faire se succéder de variables théories de la justice.203
La morale de Hobbes est un exemple rigoureux de morale argumentée puisque le
philosophe part de l’idée que les préceptes moraux ne valent que parce qu’ils
peuvent faire l’objet d’un choix réfléchi.204 En morale, en droit, en politique, les
argumentations ne prétendent pas toutes à la vérité irréfragable, mais s’appuient sur
une prétention — logiquement contiguë — d’universalité des préceptes édictés, de
rationalité impartiale. Que je fonde les préceptes moraux et politiques sur une
prétendue nature humaine ou sur un contrat social primitif, ou sur quoi que ce soit
d’autre, j’essaie en tout cas de procurer de «bonnes raisons» à ce que je dis être le
Bien.

Ceci dit, une fois raisonnées, intériorisées et tenues pour «vraies», les valeurs, loin
d’être des étiquetages subjectifs, deviennent pour bien des hommes (pas pour les
cyniques, les sceptiques et les blasés), tout autre chose: elles deviennent des réalités
prégnantes (et des moyens de communion avec ceux qui les partage). Loin d’être des
«mots» creux, ce qu’elles sont et demeureront pour qui ne les a pas intégrées, elles
se transmuent en raisons de vivre — et de mourir. Ceci, non moins que les autres
contrefactuels utopiques, «socialisme», «révolution». «Mourir pour la patrie, mourir
pour la liberté». «Humanité», par exemple, a été un de ces «mots» avec lesquels des
hommes modernes (qui ne sont plus nous) ont été préparés à mourir. «Vive
l’humanité!», tel fut le dernier cri de Jean-Baptiste Millière, fusillé pendant la
Semaine sanglante.

D’autre part, et ceci fournit depuis les Grecs matière à tragédies, les grandes valeurs
dites «humaines» vont toutes, irréconciliables, par paires opposées: l’égalité/la
liberté, la justice/la clémence, la loi/le devoir moral, la raison d’État/la raison
individuelle, Créon et Antigone etc. Car les valeurs ne relèvent pas de la logique

202
J’ai étudié dans L’Utopie collectiviste les différentes conceptions en conflit de la justice
sociale.
203
La théorie de Rawls est une tentative de sortir élégamment des apories de ces théories
antérieures.
204
Cf J. Couture, Éthique et rationalité, Mardaga, 1992.

250
binaire vrai/faux dans la mesure où ce qui s’oppose à une valeur n’est pas un vice
ou un mal mais une valeur autre. La rationalité même est une valeur qui peut entrer
en conflit avec ses contraires, les valeurs «affectives»: une décision peut apparaître
comme la plus raisonnable («voter utile» dans une élection par exemple) tout en
étant frustrante, exaspérante; on aura alors de bonnes raisons de choisir, en dépit de
tout, la voie la moins raisonnable mais la moins déprimante. On pourra toujours
actionner ici l’argument du pari qui n’est pas sophistique (... enfin pas tout à fait,
voir plus haut): si tout le monde vote utile, si personne ne prend le risque de voter
pour le parti marginal qui a un bon programme, il ne passera sûrement pas, donnons-
lui donc une chance et on verra! Ceux qui valorisent le plus-désirable et ceux qui
s’attachent au raisonnable/possible étayent leur choix de justifications rationnelles
antilogiques. C’est redire que l’on peut parfaitement raisonner contre la rationalité
au sens restreint de ce mot.

La modernité se confond avec le lent processus du désenchantement. C’est à dire


avec un déplacement massif des valeurs. L’homme moderne, sécularisé, qui est
obligé de trouver ses valeurs et ses fondements en lui-même, et non plus dans une
Révélation, se trouve à actionner le paradoxe de Münchhausen qui consiste à
s’extraire de l’immanence du monde donné en se tirant lui-même par les cheveux et
à se transporter dans un monde axiologique contrefactuel. Le modèle optimiste de
Feuerbach, le projet de reprendre aux dieux des valeurs réellement produites par
l’homme, apparaît comme illusoire: l’homme produit-il ou plutôt comment produit-il
des valeurs stables, universelles et universellement reçues?205 Ou bien chaque
homme, chaque groupe d’hommes traînent-ils avec eux leur daimôn, leur
trancendance privée? De Marx à Nietzsche, à Freud, les philosophies modernes sont
des philosophies de l’illusionnisme de valeurs.206

La modernité n’a pas seulement instauré un pluralisme irrépressible, ce


«polythéisme des valeurs» dont je parle plus bas. Elle a aussi recréé, pour certains
esprits absolus, sur les ruines des religions révélées, de nouveaux discours de
certitude et des valeurs absolues mais cette fois, déclarées «historiques» c’est à dire
immanentes sans l’être. Et elle a créé un abîme cognitif entre ces esprits «absolus»
et ceux qui, philistins ou sceptiques, étaient moins assoiffés de certitude totale. Car
il faut dire ceci: valeur et vérité sont indissociables, une valeur absolue n’est telle
que parce que je tiens pour absolument vraie la proposition qui l’instaure – et les
propositions contiguës qui forment avec elle totalité et «cohérence». Les valeurs
sociales modernes sont nées de la certitude (qui se fait jour ici et là sous la
Restauration) d’avoir découvert sur les hommes, sur leur vie en commun et leur
devenir, la vérité absolue. Les premiers réformateurs sociaux se donnèrent pour

205
Je serais d’accord avec la maxime de Vassili Grossman: il n’y a ni Dieu ni Souverain bien,
mais il y a des actes de bonté.
206
Les «conventionalistes» concluent de même.

251
mandat «la recherche incessante des conditions de la vérité intégrale, de la justice
indéfectible».207 Or, qui cherche trouve; une fois en possession de cette vérité, il
importait peu que la doctrine nouvelle n’ait converti qu’une poignée d’adeptes, «la
vérité est avec nous et cela suffit».208 Il y avait désormais en ce monde, sur les
hommes et leur histoire, sur le bien et le mal sociaux, une vérité nouvelle. Par
essence, elle était une, exclusive, immuable, définitive. Les Grands récits naissent
alors que déclinent les ci-devant vérités révélées et que le peuple accueille avec de
plus en plus de froideur les dogmes des Églises. Ils feignent de prendre acte de ce
déclin, mais ne renoncent pas, pour combler le vide, à instituer en leur lieu et place
un nouveau discours de vérité, résumant toutes les vérités éparses dans le passé et
gagé sur l’avenir où la vérité éclatera et régira le monde. L’Occident, dit Michel
Foucault, n’a pas cessé, depuis Platon, de mettre le discours de vérité au pouvoir.
C’est ce que font littéralement les systèmes romantiques. Pour Saint-Simon, il
convient d’instaurer prochainement un «gouvernement scientifique» pour guider le
peuple dans la voie du progrès. Dieu, dans la fameuse Parabole de Saint-Simon, a
fait savoir à celui-ci que le pape et les cardinaux cessaient d’être inspirés par Lui et
qu’il confiait le gouvernement du monde à vingt et un Savants réunis en un conseil
qui serait présidé par un mathématicien. Valeur absolue et vérité historique sont
devenus indissociables.

Cela a été une distinction admise des philosophes de divers bords, mais non moins
attaquée et ultimement aporétique: au contraire des lois scientifiques, vraies pour les
hommes des antipodes comme pour vous et moi, les jugements de valeur ne
sauraient être universels. Ces jugements infondés et indémontrables sont donc
individuels ou communautaires par nature. Corrélat éthique relativiste: ces
jugements particuliers ne sont pas à imposer aux autres. Il ne faut pas chercher à
imposer le féminisme aux salafistes – ce qui est sans doute raisonnable en effet.
Mais ajoutait-on, il n’y a pas lieu d’argumenter non plus ce qui ultimement est de
l’ordre de l’intérêt, de la passion, et de la subjectivité. Il est ridicule de vouloir
démontrer sa préférence pour les blondes ou pour les rousses et vos amis ne doivent
pas non plus chercher à réfuter votre goût. Qu’est-ce qui fonde les valeurs? Les
grands penseurs modernes répondent: des intérêts égoïstes (Marx) et des désirs
pulsionnels ou les diktats d’un surmoi tyrannique (Freud), – rien de bien rationnel
dans ceci.

Divers penseurs cependant, reprenant le fil de la réflexion dialectique à Aristote et


s’inspirant aussi de Max Weber et de sa notion à laquelle je viens, notion
diversement comprise, de «rationalité axiologique», ont déclaré de nos jours
simpliste et largement fausse cette vieille théorie de l’extra-rationalité des valeurs.
Reconnaissons d’abord que les énoncés de valeur et de norme sont éminemment

207
La rénovation, fouriériste, 20. 4. 1890, 217.
208
Ibid., 1888, 90.

252
«probables», qu’ils sont susceptibles d’être argumentés non moins que les jugements
de fait. Peut-être le sont-ils plus comme je le suggère ci-dessus. Les valeurs ne font
pas que colorer un discours: quand j’énonce que ce roman est bon, que le
programme de ce parti politique est bon, que je veux suivre dans ma vie l’exemple
du Bon Samaritain, je produis un jugement que je suis prêt à accompagner
d’arguments pressants et qui a une prétention de vérité ou de probabilité non moins
que si c’était un jugement de fait. J’ai besoin de beaucoup plus d’arguments pour
soutenir que ce roman est «bon» que pour dire qu’il a une couverture verte: le
montrer suffit. Déclarer que les valeurs sont subjectives et/ou extra-rationnelles,
c’est se tirer à peu de frais de la «Guerre des valeurs». Constater que les féministes
occidentales et les doctrinaires salafistes n’ont pas la même idée des valeurs
relatives aux femmes est une chose; cela n’invite pas à conclure tout de go que les
valeurs sont strictement inargumentables et inarbitrables et que si les uns et les
autres les argumentent, ils ne prêchent que des convertis – ce qui n’est une fois de
plus qu’un joli sophisme relativiste. On revient à l’idée toute simple abordée au
chapitre 1: argumenter est une chose, fonder en «stricte» raison en est une tout autre.

Séparation des faits et des valeurs. Question de la Wertfreiheit

Aristote accueille les jugements de valeur en rhétorique, inséparables du pathos et


de l’éthos, de la présence de l’orateur dans ses discours; il ne les exclut pas de la
dialectique, mais il les écarte de la logique. La science met une cloison entre les
jugements de fait et les évaluations. De toutes les règles contre-doxiques que se sont
donné les sciences, celle du caractère irréductible des normes et des faits est la plus
méthodologiquement essentielle et la plus politiquement contestée.209 La science
analyse et décrit le monde de façon neutre; elle exclut tout jugement moral ou
justificatif. Le seul fait d’énoncer un souhait ou une prescription revient à sortir du
domaine de la science c’est à dire des critères d’intelligibilité et de preuve qui y
règnent. Aucune valorisation n’est réelle au sens où la science pourrait en connaître.
(La science énonce des jugements, «ce poisson est adapté à son milieu», mais ils
sont immanents à des critères objectifs et falsifiables.) Pour Adam Smith et les
créateurs de la «science sans conscience» que les réformateurs romantiques pleins
de pathos dénoncent dans l’économie politique, la science analyse ce qui est – et là
s’arrête sa tâche et c’est en s’arrêtant ici que s’affirme son mérite cognitif. Elle
consent avec dédain à ce que d’autres critiquent ce qu’ils voient comme des
inégalités et des injustices, qu’ils expriment des aspirations réformatrices, mais elle
leur interdit hautement de transmuer leur critique en un «ce qui devrait être» juste
et harmonieux, encore plus de transformer la pars destruens de leurs récriminations
en une contreproposition qui tirerait fallacieusement un programme réalisable du
constat de l’indignité du monde empirique. Rien au contraire n’indigne plus les

209
Voir K. Popper, The Open Society and Its Enemies, passim.

253
esprits militants que le «résignez-vous!» des conservateurs qui répètent qu’on ne
peut supprimer toute souffrance en ce monde et une science sans jugement de valeur
et sans contreproposition leur semble au service de cette hypocrite résignation.

Cela a été pendant longtemps une idée philosophique reçue, elle excluait l’axiologie
de la dialectique et du raisonnement rigoureux: si les jugements de fait peuvent être
argumentés, prétendait-on, les jugements de valeur, ultimement, relèvent d’un choix
extra-rationnel. La disjonction expresse des jugements de fait et de valeur remonte
à Hume. Celui-ci pose trois axiomes: – impossibilité d’assimiler une norme ou une
valeur à un fait, – impossibilité de tirer la valeur des faits, – impossibilité de
démontrer scientifiquement une valeur ou un impératif.

"Bangkok est la capitale de la Thaïlande" est une proposition factuelle qui peut être
vraie ou être fausse. "Simenon est un grand écrivain" ne peut être dit ni vrai ni faux.
La première proposition est vérifiable et donc falsifiable, la seconde n’est fondée,
assure-t-on, que sur l’intime conviction de celui qui l’énonce (ou sur l’inculcation
sociale irréfléchie de valeurs ultimement injustifiables). La coupure jugement de
fait/déontique s’ensuit directement: on ne peut inférer un impératif d’une proposition
à l’indicatif. (Hume remarque que les moralistes passent constamment de l’un à
l’autre, mais c’est ce qui les lui fait trouver des imposteurs ridicules. Dire le vrai sur
le monde n’est jamais commencer à découvrir ce qui serait le bien.) Du point de vue
scientifique, ce qui est, est bien et tout ce qui importe est de parvenir à dire ce qui
est. La science se doit d’éliminer de ses préoccupations les normes et les valeurs.
Elle doit se faire «science sans conscience» pour appréhender le monde et ne
prononce plus que «des jugements à l’indicatif». La science peut servir à
l’amélioration des hommes mais elle ne doit pas vouloir la servir.

Max Weber au début du siècle passé revient pourtant à sa façon à Aristote en


admettant la concurrence de deux rationalités. Il distingue la Zweckrationalität, la
raison instrumentale qui, scotomisant les buts/valeurs ultimes, injustifiables
rationnellement, admis par défaut dans la discussion, évalue seulement les moyens
qui sont mis au service de tels buts – et la Wertrationalität, raison axiologique
mettant en discussion les valeurs-comme-buts elles-mêmes. (La question de savoir
si toutes les valeurs comportent un but ou une prescription est débattue par les
philosophes.) Cette raison axiologique n’est pas démontrable ni susceptible d’être
fondée en rigueur. Dans le premier cas, on raisonne sur les choix des moyens à partir
de valeurs et de visées placées hors du débat. La raison axiologique, elle, ne fonde
pas absolument la valeur mais elle les étaye par valorisation directe ou indirecte, par
alternative tollendo ponens, par dilemme et raisonnements apagogiques, par
confrontation de valeurs pertinentes en conflit (prudence vs risque par exemple.)

C’est ce qui permet de poser, de Weber à Habermas, la question de la place des


jugements éthiques dans la connaissance et d’opposer les «intérêts émancipatoires»

254
à la logique partielle, factuelle (certains diraient «mutilée») de la raison
instrumentale. La distinction de Weber – avec toutes les bonnes raisons qu’il a de
l’avancer et de «désenchanter» les ambitions métaphysiques de jadis, – ne débouche
pas moins en effet sur de grosses difficultés. S’il n’y a pas moyen de discuter en
rigueur rationnelle les fins/valeurs, on détruit toute possibilité philosophique de
juger et de récuser radicalement les fins criminelles et les valeurs inhumaines du 20e
siècle.

La règle de séparation des faits et des valeurs et la règle de l’impossible fondation


rationnelle de ces derniers, règles que contestent aujourd’hui Hilary Putnam210 non
moins que la descendance de Chaïm Perelman et les néo-aristotéliciens, sont ou ont
été pourtant et avec grand profit l’axiome de l’idée de science en Occident – et la
source, elle aussi, d’un beau dialogue de sourds engagé sur les deux siècles de la
modernité. Cette idée est liée aux autres dichotomies fondamentales de l’Occident,
raison-passions, connaissance-croyance, et à leur disjonction rigoureuse opérée en
vue de créer un discours pur, sans sujet, ni égocentrisme, ni sympathie, ni intérêts,
ni intentions. «Pour les plus extrêmes partisans d’une stricte dichotomie fait/valeur,
les jugements de valeur sont complètement étrangers à la sphère de la raison»
(Putnam).211 Pour les positivistes logiques non moins que pour les savants monistes
du 19e siècle, nos jugements éthiques, esthétiques sont dès lors cognitivement
dépourvu de sens. Ce qu’on peut définir comme le «scientisme», c’est
l’établissement d’un clôture étroite excluant du savoir valeurs, norme sociale, sujet,
esprit, personnalité, sagesse, empathie... Le savant se doit d’être apathique,
ataraxique et aboulique. La stricte objectivité s’apparente au nihilisme. La science
expérimentale discute des choses et des rapports entre les choses, les mots n’ont de
sens que lorsqu’ils désignent ces choses, ces «phénomènes». Les «droits naturels»
ne sont pas des faits, raisonne rigidement un sociologue comme Vilfredo Pareto,
donc ils demandent un «acte de foi» et un tel acte n’a pas besoin d’être argumenté
et ne saurait être étayé de preuves.212

«Qu’est-ce que cela veut dire "non scientifique"? La croyance en l’existence de


quelque chose comme la justice n’est pas une croyance en l’existence de
fantômes».213 Putnam a raison. La science exclut les jugements de valeur et du reste
tout le non-quantifiable : elle a ses raisons qui sont des raisons de méthode, mais
celles-ci ne sont pas applicables à la vie sociales avec ses choix, ses décisions et son
devenir. Elle outrepasse sa portée et se fait scientisme en se donnant le droit
d’intervenir, au nom du seul savoir factuel, dans la vie sociale et de tenir les

210
Collapse.
211
Putnam, Fait, 11.
212
Systèmes, II, 111.
213
Putnam, Raison, 163.

255
valeurs, les exigences morales, les contre-propositions et les raisonnements sur les
mondes possibles comme étrangers à la raison.

On peut du reste considérer la distinction fait/valeur comme un peu confuse et


aucunement évidente. Cette soupe est froide: jugement de fait. Cette soupe est salée:
fait encore. Cette soupe est infecte: jugement de valeur. Où est la différence? En ce
que le premier jugement pourrait être confié à un thermomètre? Mais l’infect
pourrait aussi être objectivé si nécessaire. Un langage anaxiologique est impossible,
la plupart des adjectifs de la langue naturelle sont connotés: noble, élégant, habile,
maladroit, sordide, faible, vulgaire... Et, voici l’essentiel de l’objection à cette
distinction, ce qui est «juste» et «bon» peut être décidé par un enchaînement de
jugements qui seront presque tous des jugements de fait.

Enfin dans le discours, ce qui est tenu pour vérité de fait par opposition à un
jugement de valeur fait l’objet de débats; quoique tous aient une certaine idée de la
différence, ces idées ne coïncident pas. Bien des gens croient que leurs jugements
moraux, civiques sont des vérités objectives, d’autres croient que leurs
extrapolations ou convictions sur le futur ont ce même statut. Les Grandes logiques
que je distinguerai au chapitre 3 tiennent en grande partie à la nature des passerelles
et cloisons aménagées entre faits et valeurs ou indicatifs et impératifs (jugements
déontiques). La cloison, étanche ou non, fait/valeur est ce qui oppose les Popper,
Hans Albert aux Horkheimer et Adorno de ce monde moderne. La cloison
être/devoir aussi. «L’histoire, pas plus que la nature, ne peut nous indiquer ce qu’il
faut faire», axiomatise Popper en guerre contre tous les historicismes. Mais
justement pour les esprits historicistes, l’histoire est bien génératrice de valeurs
immanentes et d’impératifs. La science de l’histoire montre contingent et illusoire
le libre arbitre des individus. Elle est censée en «progrès» à cet égard sur les morales
de jadis. Il reste à l’individu à mettre sa volonté au service de l’histoire et d’y
trouver à se justifier. L’individu n’a qu’un mandat éthique légitime, celui de se
mettre au service de ses «lois» et de sa marche. Ce qu’affirment au 19ème siècle non
seulement les «révolutionnaires» mais de fort bourgeois philosophes positivistes:
«l’existence et le développement des sociétés humaines (...) se trouvent soumis à des
nécessités naturelles plus fortes que la volonté des individus».214 La conviction que
le progressiste possède (ou qui le possède) d’aller dans le bon sens de l’évolution
historique, l’«absout d’avance au tribunal de l’histoire».215

Les Grandes espérances historiques du 19e siècle se fondaient aussi sur des
présupposés quant à la nature humaine et établissaient à partir d’eux la dénonciation

214
Baumann, Le programme politique du positivisme. Paris: Perrin, 1904, 1.
215
Ça ira, Paris, 13.1.1889, 3. Jadis, c’était la Nature qui procurait ces jugements de faits qui
étaient indissociablement aussi des jugements de valeur: les pédérastes étaient «contre-
nature», un jugement de cette sorte indissociait fait et valeur.

256
du mal dans la société actuelle et le remède salvateur. Ces présupposés sur la nature
des choses, qu’on les proclame, les établisse ou les dissimule, sont indispensables
pour fonder toute critique sociale possible et surtout pour déduire de cette critique
la possibilité d’un renversement de situation: la contreproposition ne peut se
déployer qu’en posant une discordance entre une mauvaise organisation sociale et
quelque chose comme la nature humaine, objective, immuable et source de valeur.
On ne peut démontrer que le mal est contingent et éliminable que s’il se ramène à
des «formes sociales fausses, discordantes avec la nature de l’homme».216 Le projet
d’une société absolument bonne chez un Morelly au 18e siècle s’intitule, en
conformité à cette logique, Code de la Nature.217

Depuis les temps romantiques, la «scélérate» économie politique a figuré au


contraire cette distinction, cette séparation rigoureuse fait-valeur, cette forclusion
des valeurs (sociales) que les réformateurs humanitaires jugeaient détestable et
littéralement, criminelle. Pour Pecqueur, Leroux, Vidal, pour tous les essayistes
socialisants de 1848, la fausse science «sans entrailles» de la bourgeoisie, c’était
cette économie politique qui ne recherchait pas «l’extinction du paupérisme», mais
s’en accommodait et qui laissait faire et laissait passer. «Les économistes (...)
inscrivent sur leur drapeau laissez faire, laissez passer. Oui laissez passer le vol,
l’agiotage, la banqueroute, laissez piller, laissez détruire, laissez ruiner, laissez
spolier le corps social tout entier», s’indigne le leader fouriériste Victor
Considerant.218 Toute la critique sociale est dans cette phrase indignée. Que faites-
vous de la compassion, de la justice, de l’altruisme? Rien, répond Frédéric Bastiat
à Louis Blanc, et c’est en quoi nous, économistes, sommes «scientifiques». (Par
ailleurs, «l’organisation du travail» prônée par Louis Blanc lui paraissait une recette
infaillible de léthargie sociale et de ruine à court terme). La critique de cette
économie occupée de la seule «richesse des nations», indifférente au malheur des
pauvres, des exploités et n’ayant aucun remède à leur proposer, avait trouvé sa
première expression chez Simonde de Sismondi. L’économie est une fiction: elle
campe un Homo economicus travaillant à la richesse des Nations, préoccupé
uniquement de ses «intérêts individuels» bien compris et basta. Les mécanismes
économiques ne sont «logiques» et mesurables que parce que l’économiste
«bourgeois» a forclos toute considération «sociale» – au sens nouveau qu’a pris cet
adjectif sous Louis-Philippe. Est-ce que certains changements atténueraient la
misère, l’exclusion, l’ignorance? Cette question est en dehors de la collecte des faits
et de l’extrapolation des lois. L’économie n’affirme pas que tout est pour le mieux

216
Considerant, Victor. Considérations sociales sur l’architectonique. Paris, 1834, xix.
217
Code de la nature, ou: le véritable esprit de ses loix de tout temps négligé ou méconnu.
Partout, chez le vrai Sage, 1755.
218
Destinées sociales, Libr. phalanstér., 1847, I, 61.

257
dans le meilleur des mondes, elle n’affirme ni que le monde est le pire ni le meilleur
et considère cette alternative dépourvue de sens.

Toutes les idéologies révolutionnaires du siècle continueront à faire de l’économie


politique une pseudo-science au service du Capital, une fausse objectivité servile,
saturée de partis pris et de choix inhumains dissimulés, un tissu de «sophismes
enseignés pour confirmer les exploiteurs dans leurs droits», dénonce par exemple
l’anarchiste Pierre Kropotkine.219 C’est bien du reste contre cette condamnation
oratoire de l’économie que réagit un certain Karl Marx en cherchant,
aporétiquement, à tirer de la critique de l’économie politique une certitude
historique.

La pensée «humanitaire» romantique (pour reprendre la qualification de Pierre


Bénichou) rejetait d’emblée ce qui était l’axiome de la «science positive» émergente
qui cherchait à dégager ses règles en s’interdisant certaines démarches: celui du
caractère irréductible des normes et des faits.220 Le rejet de cet axiome est le critère
même de l’«idéologie» (et la tendance militante à transfigurer les valeurs en faits
immanents ou en buts à atteindre en est le corrélat). Pour Adam Smith en effet, la
science analyse ce qui est – et là s’arrête sa tâche et c’est en s’arrêtant net ici que
s’affirme son mérite cognitif. Elle consent avec dédain à ce que d’autres critiquent
ce qu’ils voient comme des «inégalités» et des «injustices», qu’ils expriment des
aspirations réformatrices, mais elle leur interdit hautement de transmuer leur critique
en un «ce qui devrait être» démontrable et harmonieux, de transformer la pars
destruens de leur rhétorique en une contre-proposition qui tirerait fallacieusement
un programme réalisable du constat de l’indignité du monde empirique.

La coupure argumentative quant à la distinction fait/valeur passe toutefois, à la fin


du 19e siècle, non entre socialistes et savants mais au milieu même des scientifiques
«bourgeois». Il faut «subordonner l’économie politique à la morale», pensent et
proclament vers 1890 divers sociologues et économistes dissidents, des
Kathedersozialisten comme Charles Gide en France, Hector Denis, Guillaume De
Greef, Émile de Laveleye en Belgique, lointains héritiers des Sismondi, des
Villeneuve-Bargemont et autres dénonciateurs romantiques du paupérisme, hostiles
aux doctrines économiques du «laissez faire, laissez passer». Les économistes
libéraux ne verront pas de plus grand danger pour la pureté de leur science que
l’apparition dans les facultés d’Europe après 1880, de ces «socialistes de la chaire»
qui ne voulaient plus «se contenter» d’étudier les «faits observables», mais
prétendaient abusivement disserter de réformes économiques et sociales. Le conflit
entre deux conceptions du discours scientifique forme ici un autre dialogue de
sourds où aucune compréhension des démarches des uns et des autres n’apparaît.

219
L’anarchie dans l’évolution socialiste, Paris: La Révolte, 1887, rééd. 1892, 20.
220
Voir K. Popper, The Open Society and Its Enemies, passim.

258
Nous rencontrons encore et toujours le paradoxe de Münchhausen évoqué ci-dessus
qui consiste pour l’Homme à s’extraire de l’immanence en se tirant soi-même par
les cheveux. Il n’est pas vrai que, comme le veut Hume, les jugements de valeur ne
puissent pas être extraits, sinon du monde empirique, du moins d’un point de vue
tenu pour «absolument vrai» sur celui-ci: je l’ai rappelé avec le cas du militant
stalinien, si le monde et son cours sont connus de façon certaine (c’est bien entendu
un lourd présupposé), il s’ensuit un mandat clair pour tous les humains et des
valeurs absolument validées. L’utilitariste cherche à tirer les valeurs de l’immanence
empirique; les gnoses modernes – celles du ressentiment ou du Principe Espérance
– tirent leurs valeurs a contrario de l’indignité du monde.

Max Weber reprend, ai-je rappelé, la sempiternelle question de la disjonction


apodictique/dialectique. La réponse qu’il lui donne qui n’est qu’un compromis entre
anaxiologie scientifique et axiologie militante, données pour irréductibles l’une à
l’autre, avec chacune leurs légitimité sectorielle. Elle entraîne – on s’y attendait –
une longue et véhémente polémique parmi les sociologues, la Wertfreiheitstreit, ou
Werturteilstreit, qui se réactive périodiquement jusqu’à nos jours et qui reprend feu
dès qu’on souffle sur ses braises. Weber distingue deux éthiques incommensurables
et à séparer, mais chacune avec sa «logique»: une éthique de la responsabilité, qui
revient au savant, et une éthique de la conviction, au militant. Il demande
«simplement» de ne pas mélanger les deux et de dire sur quel terrain on se place,
c’est à dire qu’il demande au sociologue de n’être pas militant au cours de ses
heures de travail et il demande au militant, fût-il au pouvoir, de ne pas interdire au
sociologue de rechercher les faits, rien que les faits. Il y a d’abord de fort bons
arguments pour séparer clairement l’établissement des faits et les évaluations du
chercheur, arguments qu’il n’est guère la peine que je ressasse. Ce sont choses
logiquement différentes. Les sciences sociales doivent, selon Weber, cesser de
laisser croire qu’elles sont en mesure de valider des choix politiques ou moraux.
Mais Weber ne veut pas dire par là que lesdits choix sont infondés et irrationnels,
Weber veut réguler le travail scientifique tout en «sauvant» les politiques et les
idéologues qu’il tient à distance.

Il plaide pour une rigoureuse disjonction – pour une sociologie wertfrei d’une part,
pour des choix politiques légitimes de l’autre – non pour une dé-valuation et une
exclusion des valeurs «sociales». Deux éthiques prescriptives séparées et
antinomiques donc: le dernier mot de Weber revient à une opposition de valeurs. La
science n’est pas définie chez lui par un rapport vrai au monde empirique, problème
philosophique insoluble, mais par l’élimination des intérêts, des passions et des
partis pris, élimination qui est la norme de l’argumentation non triviale c’est à dire
«scientifique». Cette définition de la science est éthique: la neutralité axiologique
est affaire d’«honnêteté» intellectuelle à partir de la simple reconnaissance de la
claire différence fait/valeur. Règle éthique qui est aussi une condition sine qua non
de travail sérieux: à quoi bon faire un travail de terrain ou de laboratoire, un travail

259
d’objectivation pour «retomber» dans de l’idéologie ou en faire passer en fraude
dans ses conclusions?

À la disjonction posée par Max Weber s’opposeront ceux qui pensent et posent que
toute pensée, et non moins toute analyse et théorie scientifiques, est l’expression
d’intérêts (de classe, de sexe, de nation). Il en résulterait que l’«éthique de la
responsabilité» est excellente ... mais qu’elle est chimérique non moins que
fallacieuse. Que l’effort demandé de neutralité axiologique est au mieux une illusion
«positiviste», au pire, une imposture au service de l’ordre établi. Plus encore que les
analyses, le choix même des sujets décrétés scientifiquement intéressants est lié à
des intérêts plus ou moins dissimulés. Karl Mannheim et la Wissensoziologie posent
que les analyses et théories savantes sont non seulement influencées par des intérêts
de classe, mais, sous forme d’«idéologies» et d’«utopies», qu’elles sont constituées
par ces intérêts. Le champ scientifique engendre un habitus, scolastique, porté à
l’abstraction désincarnée que le savant prend pour une illusoire objectivité. Max
Horkheimer reproche aux webériens d’ériger certaines caractéristiques de l’activité
savante en norme, «en facteurs de l’esprit du monde». Habermas y dénonce une
«idéologie savante», désuète, dépassée en outre, favorable au statu quo social, au
service de la «raison instrumentale».

Il me semble toutefois admis que les «intérêts de recherche», les Erkenntnisinteresse


ne sont pas des intérêts sociaux directs, tout nus et tout crus, encore moins les
intérêts «de la classe dominante». L’autonomie relative du champ (en dépit de ses
occasionnelles «orthodoxies» d’écoles), la critique de pairs informés et la variable
marge d’originalité qu’il tolère antagonise et refoule les intérêts extérieurs et justifie
la valeur instituée de l’«honnêteté intellectuelle». Que des valeurs sociales
s’insinuent parfois ou souvent dans les interprétations, ne ruine pas le principe
méthodologique de volonté de neutralité «autant que possible». C’est cela, une règle
éthique: le savant se doit de «faire effort», sans plus, pour s’abstraire de ses
convictions et des préjugés de son milieu. Le fait qu’il n’y parvienne pas absolument
et pas toujours ne prouve pas la règle fausse ni pernicieuse. Les sciences sociales
sont des «sciences du sens» infusé de valeurs, de principes et de visées, en dépit de
méthodes quantifiantes (statistiques) et de méthodes conceptualisantes (idéaltypes).
En tout cas, les objections mêmes des Mannheim et des Habermas ne valident
nullement le paralogisme non sequitur de Calino (en vogue dans les Cultural Studies
et Women’s Studies U.S.) qui est que, «de toute façon», l’objectivité parfaite étant
un leurre, autant se montrer, ouvertement et sans état d’âme, activiste et de parti pris
et répudier le patriarcal «objectivisme»!

C’est bien ici avec la Werturteilstreit, sur le cours de bientôt deux siècles, le cœur
du dialogue de sourds à l’échelle de toute la vie intellectuelle dont le brouhaha ne
s’apaise pas et dont le dépassement démonstratif se fait attendre.

260
Polythéisme des valeurs et Guerre des dieux

Le plus puissant esprit parmi les réformateurs romantiques, Charles Fourier, avait
fondé sa théorie de l’Attraction passionnée sur la relativité absolue du bien et du
mal. Ses successeurs n’ont évidemment pu accepter ni même comprendre cette
pensée dans sa radicalité. «Assassinat, larçin, adultère, pédérastie, tout ce que nous
appelons crime, constate Fourier, a été chez quelques nations vertu religieuse».221
Fourier évoquait à l’appui avec une allègre érudition le suicide des anciens
Scandinaves, l’anthropophagie des Auzicos (?), l’infanticide des Spartiates, la
pédérastie des Grecs, la prostitution des filles des Lapons, des Brésiliens, l’inceste
vertueux des Guèbres. Sans parler, ajoutait-il, des «bergers des Pyrénées qui usent
de chèvres en guise de bergère».222

Nietzsche s’est posé la question de la diversité polarisée des valeurs morales en


interrogeant l’axiologie qui lui semblait la plus paradoxale, l’idéologie ascétique.
Je parviens à justifier mon abstinence de tous les plaisirs, le sexe, les plaisirs de la
table, le bon vin, le confort, le luxe. Comment cette inversion raisonnée des valeurs
irréfléchies de la vie est-elle possible? Nietzsche relie cette inversion au
«ressentiment», raisonnement des esclaves contre les puissants et les riches, contre
ceux dont la vitalité fait toute la «morale». L’ascétique, homme de ressentiment,
ratiocine un autre monde, contre la vie et le monde tels quels, et transmue en
«morale» sa soif de revanche. Nietzsche a le sentiment que la morale européenne
post-religieuse est devenue une mécanique de promotion de l’homme faible, de peu
de vitalité et peu de volonté et de l’homme soumis. La tolérance, la solidarité
obligatoire, la morale des faibles ne sont pas une vertu, une virtù, mais une facade
cachant la rancœur à l’égard des forts et une «attitude» hypocrite, une pose destinée
à vous garantir un certain statut de juste dans la société des esclaves, la pose de
l’impuissance et de la haine comme vertu, la volonté de ne pas souffrir même de sa
propre bassesse.

La diversité des valorisations avait occupé les sophistes jadis. La question n’est pas
simplement que, comme le rappelle le sophiste anonyme des Dissoï logoï, la mort
est bonne et mauvaise, mauvaise pour celui qui va mourir, bonne pour l’entrepreneur
de pompes funèbres, la maladie, mauvaise pour l’égrotant, excellente pour le budget
du médecin... mais que les valeurs sont issues de raisonnements et que les règles
pour arriver à marquer axiologiquement le monde — comme ci-dessus la logique

221
De l’esprit irréligieux des modernes et Dernières analogies. Paris: Librairie
phalanstérienne, 1850, 9. Voir aussi les exemples qu’il cite dans Égarement de la raison
démontré par les ridicules des sciences incertaines et Fragments. Paris: Bureau de la
Phalange, 1847, 28-9, en concluant «...voyez combien il est heureux que Dieu se rie de vos
idées de crime et de vertus»...
222
Égarement de la raison, 1847, 68.

261
du ressentiment — diffèrent grandement chez les uns et les autres et que les méta-
valeurs posées comme évidentes mêmes ne sont pas telles pour tout le monde.

Max Weber – inspiré de la notion d’«anomie», qu’il avait trouvée, je crois, chez le
sociologue français Jean-Marie Guyau qui, dans son Irréligion de l’avenir de 1887,
avait développé ce concept, repris par Émile Durkheim, et qui prévoyait ou prédisait
une sorte de privatisation des conceptions métaphysiques et morales libérées du
dogme – introduit la notion de «polythéisme des valeurs» et en fait le trait modal de
la modernité post-religieuse: les individus et les groupes ont et auront de plus en
plus à gérer des valeurs et des normes multiples, conflictuelles, toutes arbitraires,
argumentées ad hoc mais inarbitrables absolument et ne persuadant que les
convertis. Cette diversité débouche sur une «Guerre des dieux» – justement parce
qu’elle est en dehors de l’arbitrable rationnel. (On voit ici que les éthiques de la
discussion de Habermas, Apel, Rawls visent à retrouver une rationalité aux valeurs
civiques, rationalité sociale et non métaphysique destinée à conjurer la guerre
promise. Par ailleurs, il s’agit une fois encore de savoir ce que je désigne comme
inarbitrable, car les valeurs ai-je répété, d’accord de certaine façon avec Weber, sont
argumentables et la Wertrationalität n’est pas étrangère à la raison.)

Bien entendu, Max Weber n’entendait pas cette «guerre des valeurs» au sens de
carnage, il voyait seulement que le conflit des valeurs, dans une démocratie
séculière, est irréductible parce que, même argumentables, même pourvues de
masses de «raisons d’y adhérer», elles ne sont pas démontrables et ne peuvent plus
être imposées. «Vous aimez la liberté, j’aime l’égalité. Vous aimez la justice, j’aime
l’efficacité. Vous aimez l’ordre, j’aime le progrès. Ces choix seraient également
possibles, légitimes, inexplicables et absolus»223, résume Raymond Boudon qui,
réticent, défend contre Weber qu’il admire, la thèse forte de la rationalité
axiologique, mais c’est une rationalité du probable et non du nécessaire: «il est facile
d’identifier des cas où le choix est dominé par une rationalité surplombante». «Le
fait que la morale ait une histoire n’est pas davantage la preuve que les valeurs
morales soient dépourvues d’objectivité».224 C’est vrai (mais pas dans le sens positif
où des lois de la physique sont objectives) et cela réfute «inexplicables», ci-dessus,
mais, je le crains, cela ne réfute pas «également possibles» (dans un état de société
donné), ni «légitimes» à moins de décréter moins légitime ce qui résulte de logiques
différentes de la mienne. Karl Popper admet de son côté que les normes peuvent être
soumises à une discussion rationnelle mais que cette discussion n’aboutira jamais
à les fonder ni les démontrer – et j’adhère pour ma part à ce paradoxe pratique.

J’admets donc que les valeurs, les normes et les buts ultimes sont contingentement
argumentables et discutables – si tant est que les adversaires sont disposés à en

223
Boudon, Juste, 366.
224
Boudon, Juste, 340.

262
discuter et à les mettre en question – et ne constituent donc pas des obstacles à la
discussion immédiatement insurmontables. Je pose aussi (voir plus haut) que la
distinction même du factuel et de l’axiologique est indécise et plus floue qu’il ne
semble. Dans la langue, valeur et référence dénotative ne sont pas dissociables. Les
mots de la langue présentent en grand nombre des «connotations axiologiques»,
c’est à dire qu’ils décrivent et apprécient indissociablement: «intelligent, clair,
cohérent, utile, cruel, grossier, élégant» etc. Ou encore ils sont poly-axiologique
comme «démocratie, droits, totalitarisme, socialisme», mais ils ne sont jamais
neutres; voir plus haut.

J’ajoute que, dans toutes les discussions que nous pouvons avoir sur les valeurs nous
tendons irrépressiblement à nous poser en «objectivistes». En défendant nos valeurs,
dans la chaleur de la dispute, nous tendons à présenter celles-ci non comme des
attitudes subjectives avec lesquelles l’interlocuteur est absolument libre de différer
d’avis, mais comme quelque chose d’objectivement juste. «We are convinced that
we are right and they are wrong, not just in the sense that our values are better than
theirs, or more enlightened, but that we are objectively correct and they are not.»225
Dans la mesure où nous avons intériorisé les valeurs démocratiques, nous concédons
ensuite un certain pluralisme des valeurs, mais au fond, une philosophie morale ou
sociale est-elle possible qui n’affirmerait pas que certaines positions morales sont
valides et d’autres pas? Ce qui est axiologiquement valide varie, nous serine le
relativiste, d’un temps, d’un peuple, d’une personne à l’autre, les valeurs des uns
sont antagonistes de celles des autres, — mais ceci n’écarte pas le fait que pour
penser et justifier des valeurs morales, politiques, civiques, il faut que je les pense,
que nous les pensions comme objectives. C’est justement pourquoi, en dépit
d’argumentations approfondies, de débats plus ou moins sereins, d’arbitrages ou de
compromis, les conflits de valeurs peuvent être insurmontables et qu’ils sont sérieux.

Les oppositions de valeurs fournissent dans la vie sociale l’aliment de polémiques


inépuisables et fortement polarisées. En tant qu’analyste du discours social, je trouve
intéressant de m’arrêter à ces débats qui, dans une conjoncture longue, sont
interminables sauf par épuisement des combattants parce que la culture où ils
émergent n’offre spécialement pas de moyen d’arbitrer. L’Affaire Dreyfus qui
inspira évidemment dans une certaine mesure les conjectures et théories de Max
Weber, résulte du conflit insurmontable de valeurs dites universelles, la Justice, la
Vérité, et de valeurs particulières, la grandeur de la France et sa sécurité pour les
nationalistes qui, comme Maurras et Barrès, jugeaient la vérité en soi et la justice
absolues des billevesées de déracinés.

Le résurgent débat entre permissivité et répression chaque fois que surgit de nos
jours un «problème de société» oppose les tout-permissifs et les tout répressifs dans

225
Davidson, Problems, 39.

263
un dialogue de sourds bien attesté dont le retour est à chaque coup prévisible et dont
tout l’arsenal d’arguments antilogiques est archi-connu. Le débat en France, depuis
quinze ans, sur le «voile islamique» entre communautaristes et laïcs-jacobins a eu
et a toujours ce même caractère insoluble et interminable. Il suggère l’existence
d’une dynamique sociologique perverse qui amènerait les sociétés en crise à se fixer,
à se focaliser sur un débat axiologique aporétique qui, dans leur culture propre (car
l’affaire du voile islamique, en tant qu’«affaire», est axiologiquement inintelligible
en Amérique du Nord) sera sans issue. Entre la frilosité antimodernisatrice que les
esprits libéraux et «modernisateurs» reprochent à la «France moisie» et le
«bougisme» de la modernisation pour la modernisation – autre débat bien engagé
aujourd’hui comme insoluble – on a une même sorte de polarisation aporétique. Elle
aussi inspire le soupçon que cette sociothérapie continuellement ratée cache quelque
chose dont les deux «camps» de débatteurs s’acharnent à se dissimuler la prégnance.

L’une des sources les plus riches de malentendus – et qui redouble les conflits de
valeurs en les accompagnant d’erreurs d’aperception – est le fait de projeter sur
l’interlocuteur nos convictions et nos valeurs, nous assurant ainsi d’emblée de ne pas
comprendre ou de comprendre à l’envers ce qu’il veut dire. Il aurait fallu peut-être
inscrire cette interdiction de «projeter ses valeurs» dans les normes du débat, mais
comment interdire comme une transgression positive des règles une erreur
égocentrique si répandue et si «naïve»? Le croyant qui plaint sincèrement
l’agnostique ne voit pas bien que celui-ci ne se considère pas spécialement à
plaindre et qu’il est exaspéré par son attitude... Si les mots ont pour les uns des
valeurs indissociables alors que pour d’autres ils sont neutres et descriptifs, le
malentendu est en marche. Si je décris la société actuelle comme «intolérante» en
diverses circonstances attestées , je crois faire un constat illustrable de nombreux
exemples d’abord, mais que d’aucuns déchiffreront comme blâme.

Par ailleurs – autre forme de projection – dans un débat idéologique, vos thèses et
vos conclusions vous situent d’emblée parmi les amis ou les ennemis quelle que soit
la façon dont vous y êtes arrivé et quelque protestation que vous fassiez de ne pas
prendre parti. Tout économiste avant 1914 qui aurait pris la peine de démontrer que
le marché, que le système capitaliste ne s’orientait pas vers un effondrement à court
terme aurait été perçu (par les uns et les autres) comme un anti-socialiste résolu
puisque la Zusammenbruchstheorie était le «credo» de la Deuxième Internationale.
Mais tout ceci nous ramène à la Wertfreiheit, à la question de l’objectivité et de ses
malentendus dans un monde polarisé par des éthiques de la conviction en conflit.

Bien des uns, mal des autres

Les modernes n’ont cessé de jouer entre eux au renversement des valeurs. Il suffisait
qu’un groupe désigne quelque chose comme le souverain bien pour qu’un autre
groupe désigne cette chose comme le mal absolu et vice-versa. Les antinomianistes

264
ont commencé à pulluler vers 1830, renversant point par point la morale
traditionnelle. Fourier surtout a révolté par son «immoralité», son impudicité.
«Vous tous qui avez une mère, une femme, une sœur, une fille, lisez et jugez!»
accusent les moralistes du temps.226 La description du futur phalanstère est faite de
tableaux de beuveries, de mangeaille et de grossières voluptés, transmués en idéal
moral! Fourier y admet et accueille toutes les passions, même les plus infâmes. La
plus immonde et constante promiscuité sexuelle, voilà l’idéal de la vie sociétaire!
Toute femme pourra avoir un époux, un géniteur, un favori, plus de simples
possesseurs: «diable, voilà une morale qui n’est pas gênante», s’exclament les gens
d’esprit! Il est vrai que plusieurs socialistes pudibonds, dont Proudhon, ne
répudiaient pas avec moins de vigueur cette «littérature fangeuse». Les saint-
simoniens (Saint-Simon est mort en 1825) au début de la Monarchie orléaniste, ont
suscité quelques pamphlets indignés, en même temps que leurs «extravagances»
attiraient l’attention des gazettes et des feuilles satiriques. L’abolition de l’héritage,
la libération des femmes, les doctrines sexuelles du Père Enfantin («la réhabilitation
de la chair»!), autant de matières à scandale.

La critique sociale de Louis Blanc, grande figure réformatrice des années qui
précèdent 1848, dénonce la «concurrence» comme le premier des maux à éliminer:
immoralité du chacun pour soi, absurdité économique, cause de la surproduction et
des crises, source de maux immenses, non seulement pour les exploités réduits par
la baisse des salaires et le chômage à la misère, remplacés par des machines, ou par
des femmes et des enfants, mais pour les industriels eux-mêmes constamment dans
l’angoisse d’être écrasés par de plus gros. «Grand bien au contraire que la
concurrence» qui stimule le progrès, réduit la cherté des produits en même temps
qu’elle réduit le chômage réplique Frédéric Bastiat!

Vers 1880, nous avons comme grosse pomme de discorde le divorce: grand remède
social pour Alfred Naquet et une partie du camp républicain, mal absolu pour les
positivistes comtiens (que l’on situe à gauche) non moins que pour les catholiques.
Les anarchistes un peu plus tard se mettent à prôner l’avortement libre et ils
«voudraient ériger cette infecte pratique en un droit de la femme»227: ils horrifient
jusqu’à l’extrême gauche. Les réfutant par l’argument de la pente fatale: «À quand
donc aussi le droit à l’infanticide?» s’exclament les fouriéristes.

L’assistance publique, grand remède pour les républicains radicaux, imposition


odieuse de la «charité légale» pour les libéraux. Ces renversements de valeurs et les
objections qui les accompagnaient ont été interminablement argumentés surtout en
ce qui relève de l’émergent État-providence lequel horrifiait par son absurdité. Bien

226
Gouraud, Le socialisme dévoilé. Simple discours, 1849, 9.
227
La rénovation, fouriériste, 1890, 283.

265
des uns, une poignée de philanthropes, l’assistance a été le mal ultime des autres, les
économistes libéraux, et avec mille raisons:

Promettre au nom de l’État, l’assistance gratuite de tous les


indigens, serait encourager le vice et l’imprudence, provoquer la
fainéantise, appeler la misère, dégrader le caractère moral du
peuple, corrompre les sentimens des classes inférieures.228

La détresse et l’élimination des paresseux, des médiocres et des incapables: grand


bien de la sélection naturelle, disent les darwiniens. Gustave Le Bon préconisait par
contre la suppression de «la funeste race des philanthropes» dont les initiatives
charitables contrecarrent la sélection naturelle.229 L’éminent criminologue Cesare
Lombroso démontre concurremment que la philanthropie est une forme de névrose
qui réclame des soins.230 Tous sont des descendants de Malthus qui condamnait
l’exercice irréfléchi de la charité, de la bienfaisance laquelle, bien loin de soulager
le mal, l’aggrave en encourageant l’imprévoyance et qui recommandait de fermer
les asiles, les orphelinats, de laisser faire la nature.

Nulle part autant que sur la passion sexuelle, les désaccords sur les remèdes à
appliquer ne furent plus extrêmes. Le bien des uns y est plus que jamais le mal des
autres. Le mariage monogame est une institution «contraire aux vœux de la nature»;
la fidélité perpétuelle est contraire à la nature humaine dont les passions doivent être
régulées par l’attraction: telle est l’amorce de la critique de Fourier. Mais Pierre
Leroux que les idées de Fourier et les tableaux d’orgies phalanstériennes
indignaient, voyait au contraire dans la monogamie perpétuelle et obligatoire la juste
solution au malheur sexuel des humains. Il dénonce l’immoralité des projets
phalanstériens, la pédérastie et le tribadisme, accuse-t-il, étant au centre «pivotal»
de l’organisation sociale future.231 (Cette critique prouve du reste que l’hostilité rend
perspicace et que Leroux avait bien lu Fourier – au contraire de beaucoup de
modernes.)

Les partisans d’Étienne Cabet, les «communistes icariens», abolissant d’un trait de
plume la propriété privée, mais, dans leur culture louis-philipparde, fort peu portés
au libertinage, se faisaient déborder par les communistes de L’Humanitaire (dont
la position sera adoptée par un inconnu nommé Karl Marx) qui tirent de l’abolition
de la propriété, «l’abolition du mariage et de la famille». Étienne Cabet, indigné et

228
Bigot de Morogues, Pierre-Marie. Du paupérisme, de la mendicité et des moyens d’en
prévenir les funestes effets. Paris: Dondez-Dupré, 1834, 34.
229
Psychologie, 464.
230
Anarchistes, xii.
231
Revue sociale, no 3, 1845, pp. 35. Même chose, II, 7, 1847.

266
sidéré d’une telle perversité, tonne contre eux.232 Il les hait car ils desservent la
cause. «Les Ultra-communistes qui parlent d’abolition de la famille, font infiniment
de mal sans faire aucun bien parce qu’ils irritent et divisent».233

C’est probablement le mot-valeur le plus central de la modernité qui, de Fourier à


Sorel, a le plus tenté les esprits portés à l’Umwertung der Werte – le mot Progrès,
qui était valeur, constat, inférence et utopie à la fois. J’ai réesquissé l’histoire de
l’idée de progrès dans D’où venons-nous? Où allons-nous? La décomposition de
l’idée de progrès (2001). Le 19e siècle n’a cru au progrès que dans la mesure aussi
où ses réfutateurs ont abondé et ont attaqué cette idée de toutes sortes de manières.
Fourier dès la Restauration transmue le progrès prétendu en un effet pervers
généralisé – idée qui sera retravaillée par Karl Marx:

Les philosophes nient le mal et vont chantant le progrès, il y a


progrès! Sans doute, il y a progrès de pertes, d’intempéries, de
révolutions, de dettes fiscales, d’impôts, d’agiotage, de
marchands parasites etc. (...) Notre système social est un contre-
sens en progrès: un mécanisme essentiellement absurde où les
élémens du bien ne produisent que le mal.234

Le pathos dans le logos, la logique des sentiments

J’en viens à l’immense secteur de la réflexion sur le pathos et le logos, sur le pathos
dans le logos, sur la Logique des sentiments (c’est le titre, je le rappelle, d’un
ouvrage subtil de Théodule Ribot, paru au début du siècle passé).235 Ce n’est pas «Le
cœur a ses raisons», car pour Pascal, le «cœur» est ce qui procure une
compréhension intuitive plus sûre que les raisonnements. Ce n’est pas de ceci que
je veux parler, mais de ce qu’il peut y avoir d’affectif dans la structure de certains
raisonnements. Je n’accueille pas non plus la vision roublarde de la rhétorique
classique qui faisait la part du feu: toute argumentation doit être mixte, développant
des raisonnements rationnels qui pourraient se suffire à eux-mêmes, mais qui

232
Voir Le Populaire, toute l’année 1841.
233
Cabet, Ma ligne droite, op.cit., p. 37.
234
La fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote: l’industrie
naturelle. Paris: Bossange, 1836. I 427 & 349. «Dans l’ordre politique, demande le
fouriériste Baudet-Dulary, quels grands progrès a fait la morale? Les horreurs de 1793, les
tueries et les incendies de vingt ans, terminées par le massacre de Waterloo, les complots et
les guerres civiles ensanglantant l’Europe d’un bout à l’autre, l’extermination du peuple
polonais, nos cités les plus industrieuses devenues périodiquement des champs de carnage,
etc., etc., valent à peu près en moralité, les barbaries antiques».
235
Repris aujourd’hui par Redding, Logic of Affect.

267
passent mieux «réchauffés» par des moyens auxiliaires émotifs, psychagogiques. Les
rhéteurs l’enseignaient: il ne suffit pas d’avoir de bons arguments mais encore de
bien développer en exorde la captatio benevolentiæ et d’être attentif à tout ce qui
relève de l’art de l’elocutio. Cependant il ne fallait pas, avertissaient les rhéteurs,
que le pathos vienne se substituer au raisonnement ou qu’il vienne maquiller
l’insuffisance des preuves. Non je parle de quelque chose d’indissociable et non
d’une coopération persuasive où le pathos reste distinct.

Il est depuis toujours admis et concédé par les plus rationalistes des traités de
rhétorique que des motifs, des mobiles psychologiques, affectifs, autant que des
intérêts, – matériels ou «désintéressés», ce sont les plus résistants – sont sous-jacents
à l’élection de démarches argumentatives et à la répudiation d’autres, à l’obstination
à ne pas remettre en cause des présupposés, qu’ils expliquent certains court-circuits
émotifs du raisonnement. La relation pathos-logos se rencontre réinterprétée, je
viens de le rappeler, chez ce philosophe et psychologue de 1900, Théodule Ribot
dans son essai La logique des sentiments.236 Il ne discute pas d’interférences,
légitimes ou abusives, ni de complémentarité du pathos et du logos, mais il dégage
une ou plusieurs «logiques affectives» ou «logiques émotionnelles», subsistant avec
une certaine légitimité à côté de la logique rationnelle pure, apathique – laquelle ne
peut s’étendre à tout le domaine du raisonnement d’action et des choix individuels
ou collectifs. Ces logiques se complètent à son sens de raisonnements conjecturaux
et imaginatifs, eux aussi indispensables à la pensée dès qu’elle est projetée sur
l’avenir, et aux formes de justification de soi et de légitimation des principes et des
doctrines...237 Ces logiques «au service de notre nature active et affective .... ne
pourrai[en]t disparaître que dans l’hypothèse chimérique où l’homme deviendrait
un être purement intellectuel».238 La logique des sentiments «est une logique vitale;
ce sont les conditions de vie qui l’ont créée et qui la maintiennent malgré la
concurrence de sa redoutable rivale — la logique rationnelle.»239 Le raisonnement
émotionnel, choquant pour le logicien qui l’écarte, raisonnement qui cherche moins
la vérité que la satisfaction des pulsions et le succès, est un objet d’intérêt évident
pour le psychologue. «Le raisonnement rationnel tend vers une conclusion, le

236
Ribot, Théodule. La Logique des sentiments. Paris: Alcan, 1904. Ribot est proche de G.
Tarde, ce sociologue de la «croyance» dont on redécouvre les travaux aujourd’hui. Voir
aussi: Parret, Hermann. Les Passions, essai sur la mise en discours de la subjectivité.
Bruxelles / Liége: Mardaga, 1986.
237
L’ancienne rhétorique admettait la règle de gustibus et coloribus––– n’appliquez pas la
logique rationnelle à ce qui n’en relève pas...
238
Ribot, ix.
239
39.

268
raisonnement émotionnel, vers un but; il ne vise pas une vérité mais un résultat
pratique et il est toujours orienté dans cette direction.»240

Légitimer en certains domaines de la vie sociale la «logique des passions», celle du


«vécu» contre la sèche et impersonnelle logique du logos, de Bergson à Ribot, cela
a été une tentation des philosophes néo-spiritualistes de la Belle Époque, ligués
contre le sec positivisme. Ces philosophes n’étaient pas éloignés de certains
politiques, on le sait. Sorel cherche de son côté à sauver le projet révolutionnaire
avec ce qu’il comporte de chimères mobilisatrices et héroïques. Mais surtout
Maurice Barrès et les idéologues nationalistes posent, indépassables, des
expériences «charnelles» (pour employer le vocabulaire commun à Barrès et Péguy
et par où passe leur connivence), expériences à partir desquelles il est possible de
raisonner, mais qu’au contraire de ce que pense les «déracinés» de divers acabits,
le raisonnement «sain» ne saurait ébranler parce qu’en tant que «vérités charnelles»
elles sont de nature plus intangible que lui.

Toutefois à mon sens, ces motivations de pathos, ces «vérités du sentiment» – on en


rencontre associés à chaque cas de figure dans les pages qui précèdent et qui suivent
– ne forment pas une catégorie à part. Ils ne forment pas une catégorie isolable, ils
ne sont pas séparables des schémas cognitifs et des raisonnements, qui ont toujours,
hors la «géométrie», une «dimension» affective. Ce n’est pas par hasard que la
notion de ressentiment, qui désigne dans le langage ordinaire un état d’âme, proche
de la «rancœur», de la «rancune», devient ou plutôt s’analyse chez Nietzsche et
Scheler comme un type argumentatif et herméneutique, fondateur d’une «morale»
et d’idéologies politiques. La «logique des sentiments», inséparable de la logique
des intérêts, dans la vie sociale et dès lors pour l’analyse historique et sociologique,
c’est toute la logique.

La passion dans la rhétorique des débats publics, ce ne sont pas seulement ces
«figures de passions», ces simulacres émotionnels mis en discours, montrant la
passion (donnant en spectacle la passion prétendue) de l’orateur et stimulant de
façon histrionique les passions éveillées dans l’auditoire. C’est aussi la passion
comme origine de toute construction rhétorique, origine partiellement refoulée,
«rationalisée» des arguments et des thèses auxquelles on croit. La passion raisonne
autant qu’elle «fabule», le passionné, l’indigné, l’admirateur, le haineux ont un
besoin vital de se justifier abondamment aux yeux de tous, eux, leurs passions ou
leurs exécrations, – et «nul ne ment plus» et avec plus d’aplomb, selon le mot de
Nietzsche, qu’un homme indigné.

En outre, bénéfice secondaire avéré, le recours au pathos dans la discussion permet


d’intimider l’adversaire ou le témoin de ces gesticulations et de dissimuler les

240
50.

269
déficiences du logos, de la dialectique, de dissimuler la difficulté à communiquer et
à écouter l’autre.

En somme

En somme, les schémas de raisonnement censés valides ne le sont jamais pour tout
le monde ni en toutes circonstances, les sophismes forment une zone grise plutôt
qu’une classe d’impostures ou d’absurdités évidentes, les raisonnements spéciaux,
abductifs, contrefactuels, analogiques, etc., mal connus jusqu’à tout récemment en
dépit de leur fréquence, compliquent énormément la question de l’argumentation
«ordinaire» et des voies de la production du probable, les raisonnements sur les
valeurs ne sont pas moins disputés en termes de validité et enfin l’interférence de
l’affectif invite à écarter la vieille et trop commode distinction juxtapositive
pathos/logos.

Tout le monde ne partage pas les mêmes façons de raisonner, de construire du réel,
de l’évaluer et de choisir et décider pour agir. Ce que je vais essayer de faire
maintenant, c’est de discerner des catégories et des «familles d’esprit», des logiques
divergentes qui se disputent la vie publique et les débats sociaux dans la modernité
occidentale.

Herméneutique et malentendu : le vouloir-dire

Je ne puis terminer ce long relevé des malentendus et divergences sur la validité des
normes et des raisonnements sans parler de quelque chose qui est hors
argumentation puisque hors du littéral, mais qui est certainement la source de
malentendus la plus agaçante: ce qui relève du «procès d’intention» et qui revient
à se faire attaquer ou à attaquer l’adversaire non pour ce qu’il dit mais pour ce qu’on
prétend en inférer. Pour ce qu’on prétend qu’il veut dire, qui serait ce qui importe
vraiment. On anticipe par exemple sur la conclusion que l’interlocuteur n’a pas
encore formulée ou on prétend le forcer à venir fatalement à cette conclusion
ridicule ou répugnante qu’on lui prête (et être trop lâche ou hypocrite en outre pour
y venir tout de go). S’il dit que son raisonnement n’aboutit pas à cela, on ricanera
avec incrédulité. «Mais je n’ai jamais dit ça! — Je sais bien, n’empêche, c’est ce que
tu penses, évidemment ...»

Herméneutique «paranoïde» répandue qui n’argumente jamais sur le littéral et


l’explicite, mais sur un sens caché, des présupposés subodorés et des inférables, sur
du sous-jacent, sur une intention blâmable ou scélérate extrapolée du littéral et
explicitée ad hominem. «Si je comprends bien...», commence l’exégète. Vous
croyiez simplement décrire une situation en dédaignant de dire qu’elle vous désole
et il vous interrompt hargneusement: «Ah oui, ça vous convient, hein, ça vous
arrange!»

270
Il est vrai qu’un jugement de fait apparent peut dissimuler une jugement de valeur
et pour certains esprits suspicieux, il convient toujours de suspecter l’attitude
descriptive et objective de cacher une adhésion au cours des choses. Quand je décris
quelque chose (mais je ne puis le faire qu’avec les mots connotés de la langue
courante) et que mon interlocuteur croit qu’ipso facto je blâme ou bien j’approuve,
le malentendu est bien engagé. Il y a plusieurs passages de Pierre Bourdieu où celui-
ci revient sur cette idée que le sociologue, décrivant une situation donnée, n’est pas
en même temps en train d’ajouter tacitement un «et c’est très bien comme ça». Mais
pour le lecteur militant, se borner à décrire un état de chose sans expliciter son
indignation revient à se rendre complice de ce qui est – et pourrait ne pas être.

Par ailleurs, le langage est fait non pour dire les choses tout au long, mais surtout
pour pouvoir laisser dans l’implicite — et notamment les raisons que l’on peut avoir
d’une conviction ou d’une décision prise.

— Il pleut à verse, tu vas être trempé...


— Je m’en fous!

Bien sûr, ça ne veut pas dire que je m’en fous, mais cette façon de couper court
remplace toute une tirade: Je ne vais pas rater un rendez-vous avec ma petite amie,
dussé-je pour arriver à temps être trempé comme une soupe, je fais donc un bon
raisonnement de «calcul des inconvénients» en affrontant l’averse, raisonnement que
je n’ai pas envie de t’exposer convaincu en outre que je n’ai pas à t’expliquer ceci
qui est mon affaire.

####

271
272
III
LES GRANDS TYPES DE LOGIQUES ARGUMENTATIVES

Pierre était frappé pour la première fois par


l’infinie variété des espris humains
qui empêche une vérité de se présenter
jamais de façon identique à deux personnes.
Tolstoï, Guerre et paix, L. II, ch. 7.

Don Quichotte et les Marchands

Je mets ce chapitre sous l’invocation de Don Quichotte. Je me rapporte à la belle


analyse d’Antonio Gómez-Moriana sur la rencontre de Don Quichotte et des
Marchands, analyse qui montre la discordance cognitive entre humains qui se
rencontrent sur une même route comme un objet de l’ironie romanesque à la
naissance même du genre.1 Don Quichotte met en demeure des marchands qui ont
croisé sa route de confesser que Dulcinea del Toboso est la plus belle dame de
l’univers. Les marchands, interloqués par ce bravache, mais qui appartiennent à une
«mentalité» que nous appellerions moderne, mercantile et pratique, font remarquer
au noble chevalier que s’il exhibait un camée ou un portrait de la gente dame, ils
pourraient juger sur pièce. À quoi, l’homme de la Manche réplique avec feu que s’il
leur montrait un portrait de Dulcinée, ils n’auraient évidemment aucun mérite à
admettre le fait et qu’il leur convient de reconnaître les charmes de la dame sur sa
parole. Une logique de l’honneur féodal de l’archaïque Don Quichotte s’oppose,
dans ce dialogue de sourds, à une logique «expérimentale» émergente qui en est
l’opposé. Cet épisode comique est présenté par Cervantès, à l’orée de la modernité,
comme la rencontre de deux univers mentaux non-contemporains, ungleichzeitig eût
dit Ernst Bloch, qui demeureront absurdes et choquants l’un pour l’autre.

Les trois exclusions de la raison

Il faut commencer par la mise en lumière d’un paradigme qui est, je crois, universel,
mais nullement pensé en synthèse ni creusé : celui des TROIS grandes exclusions qui
fondent l’unité alléguée de la raison, puisque celle-ci est à la fois donnée pour
congénitale aux hommes, pour propre à l’Animal rationale, mais sous les réserves

1
Gómez-Moriana, Antonio. «Discourse Pragmatics and Reciprocity of Perspective: The
Promise of Juan Haldudo ("Don Quijote", I, 4) and of Don Juan», Sociocriticism, 1988, 4:1
(7), 87-109. [En espagnol dans la Nueva Revista de filología hispánica, XXXVI-2: 1988].

273
qui l’actualisent, d’être adulte, sain d’esprit et civilisé, non barbare. Pour parler
positivement de raison en action, il faut accomplir d’abord ces trois exclusions.2

! Autrefois et peut-être encore naguère, il eût fallu probablement


adjoindre une quatrième exclusion, la raison féminine (à
l’exception de rares «femmes de tête») ayant pour l’antique esprit
patriarcal un rapport bizarre et idiosyncratique avec la «logique»,
apanage des hommes (comme le «sentiment» était celui des
femmes). De nos jours, je ne vois plus guère que certaines
philosophes féministes pour soutenir que la raison est absolument
sexuée, gendered. Sur les campus américains, cette thèse est à
tout le moins reçue comme acquise et établie. Descartes n’était
aucunement un rationaliste, aux yeux des féministes américaines,
il était un «masculiniste» et la raison dont il fait l’éloge relève du
seul sexe masculin. Descartes «embodies a masculine form of
reason»; le philosophe était, à ce titre, inapte à concevoir «a
gendered concept of reason».3 Il ne s’agit certes plus, comme
pour les misogynes de jadis, d’exclure le gender féminin de la
virile raison, mais de montrer pourtant que les femmes ont,
congénitalement, une raison différente qui est réprimée par
l’establishment phallocratique. Une jeune philosophe se rappelle
combien les cours de logique qu’elle a dû subir (et auxquels elle
avoue avoir, fort logiquement, échoué) la frustraient: «Is it
because I, as a woman, had a different kind of mind, incapable of

2
Différences culturelles et différences rhétoriques. C’est une question qui excède mes
connaissances et la portée de ce livre. Je vois bien que le sinologue Marcel Granet par
exemple a cru reconnaître jadis une «logique chinoise», s’exprimant à travers une langue
radicalement différente des indo-européennes, langue censée incapable de catégoriser,
d’abstraire, de distinguer même agent et procès. Je ne pense pas qu’il subsiste grand chose
de tout ceci. Lorsque l’observé est exotique, ses comportements et ses raisonnements
apparaissent inévitablement irrationnels à l’observateur occidental. L’anthropologue plus
récent, "politiquement correct" avant la lettre, a cru corriger cette tendance en posant
l’axiome de la rationalité intrinsèque et de l’incommensurabilité des cultures, faisant du "Ne
jugez point" une sorte de règle déontologique. Sentimentalement, c’est fort bien, mais cela
ne débouche sur aucune piste heuristique. En réalité et sauf omission, nous ne disposons pas
de l’ébauche seulement d’une rhétorique comparée à l’échelle mondiale. Christian Plantin
souhaite la voir naître, «les études d’argumentation, réclame-t-il, doivent s’ouvrir aux
traditions de pensée non occidentales comme la tradition chinoise, la tradition hébraïque, ...,
la codification tibétaine du débat argumentatif, les riches traditions africaines organisant la
discussion.» La vision théologico-juridique musulmane est aussi mentionnée en bonne place
dans ce projet de confrontation interculturelle.
3
Antony & Witt, 20.

274
abstraction and therefore theorizing, is it because I was too
‘emotional’...?»4

Crosswhite signale que la question de la relation entre la


rationalité et le gender est au cœur du féminisme américain
depuis dix ou quinze ans, mais que les universitaires qui agitent
cette question ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur ses
termes: «By now it appears that almost every conceivable
position has been taken on this question, even though every year
a new interpretation of the controversy appears.»5 Ce serait ici un
bon exemple de ces polarisations antilogiques fatales dont j’ai fait
état dans l’Introduction de ce livre. Je pense toutefois qu’en
dehors de ces milieux académiques raréfiés, la question de savoir
«Do Men and Women Use Different Logic?»6 n’est guère posée,
qu’elle est sentie comme passablement archaïque. Les
répudiations du caractère machiste de ce qui se fait passer «en
Occident» pour la logique et le raisonnement n’ont guère retenu
l’attention en dehors de ces cercles restreints que sont les
Women’s Studies.7

• 1e Première coupure donc, en termes anthropologiques, ceux de Lévy-Bruhl, bien


contesté aujourd’hui, celle de la pensée primitive dite pré-logique.

• 2e. Celle de la pensée enfantine périodisée notamment, dans ses étapes de


raisonnements pré-adultes, par la psychologie génétique piagétienne. Jean Piaget,

4
Nye, Words, 2.
5
Crosswhite, Rhetoric, 210.
6
Informal Logic, numéro 14: 1993.
7
Tout ceci rappelle à mon sens et ressasse le mythe de la Femme-sorcière immunisée contre
la raison et la science des phallocrates dans le féminisme dit «culturel» des années 1970.
C’est un raisonnement typique de ressentiment (voir plus loin dans ce chapitre) qui conduit
à l’invention d’un tout autre système de valeurs, de rationalité, de morale etc. que celui dont
se réclament les dominants. De deux choses l’une en effet. Ou bien au bout du compte, les
valeurs recrées par les idéologues des prétendus dominés ne seront à l’examen qu’un avatar
des valeurs présentées jusqu’alors par les dominants comme universelles — aboutissement
fâcheux car ce serait concéder au dominant une certaine légitimité, une capacité d’avoir pensé
et parlé au nom de tous et cela indiquerait en outre que la différence du dominé n’est pas
aussi radicale qu’il/elle la présente. Ou bien, et ce serait beaucoup mieux, les valeurs
nouvelles prendront le contrepied des dominantes ... la question restant de voir si ces contre-
règles, contre-raisons et contre-morales (qui prouveront pour le groupe qui les adopte qu’il
avait été dépossédé de ses biens propres) vont permettre à ce groupe de faire son chemin et
de concurrencer victorieusement celui qui est donné pour leur adversaire.

275
rappelons-le, fut le disciple par excellence de Lévy-Bruhl dont il transpose la
démarche.

• 3e. Celle enfin de la pensée folle, de la «folie raisonnante» car depuis la plus haute
antiquité, les hommes ont constaté qu’à côté des idiots et des délirants, il se trouvait
des malades mentaux qui, sans déficit apparent de l’intelligence, bien au contraire,
raisonnaient énormément, mais dont la raison était devenue folle.8

La pensée primitive

Lévy-Bruhl a mauvaise presse. C’est, vous dira-t-on, un anthropologue des beaux


temps du colonialisme. Claude Lévi-Strauss avec La pensée sauvage a recours au
contraire à un modèle d’inspiration linguistique universel et ne perçoit pas de
coupure cognitive des civilisés d’avec les «primitifs». «La structure logique de
l’esprit, pose-t-il, est la même dans toutes les sociétés humaines». (Je rappelle tout
de même plus bas que Lévy-Bruhl ne disait pas vraiment autre chose). La catégorie
«pensée primitive» est considérée non seulement comme discriminatoire, un tantinet
«raciste», mais comme illusoire, le «primitif» raisonnant, dans des contextes
différents, avec des contraintes de survie spécifiques et des connaissances
expérimentales et techniques limitées, avec le même bricolage rationnel que vous
et moi dans les circonstances ordinaires de la vie.

Il y a des malentendus sur le concept de raisonnements «pré-logiques» qui est au


cœur de l’analyse lévy-bruhlienne de l’ainsi nommée pensée primitive. On a
reproché à l’anthropologue d’être un essentialiste. Sa pensée est plus nuancée. Lévy-
Bruhl précise ceci:

Prélogique ne veut dire ni alogique, ni antilogique. ... Bien


qu’elle se conforme en général au principe de contradiction, il lui
arrive aussi [au primitif] de penser sous une autre loi, dite loi de
participation selon laquelle les êtres, les objets, les phénomènes
peuvent ... être à la fois eux-mêmes et autre chose qu’eux-mêmes.
Un être unique peut en même temps être multiple et présent en
deux ou plusieurs endroits à la fois.9

Cette logique de la participation contredit ce que nous tenons ou sommes invités à


tenir pour un axiome, pour l’axiome par excellence: le principe d’identité. La
causalité aussi est conçue différemment dans ce cadre dit pré-logique. Pour le
«primitif», montre-t-il, la mort n’est jamais naturelle.

8
Parfois par renversement paradoxal du jugement de bon sens, on pouvait déceler de la
sagesse dans les folies des Morosophes.
9
Mentalité, 21-22.

276
Même quand elle est la conséquence d’une blessure, elle ne
s’explique pas par la flèche ou par le coup de lance que la victime
a reçu. Non pas que le primitf ignore la liaison évidente entre la
blessure infligée par la lance et la mort qui la suit. Mais à ses
yeux, les causes secondes ne sont pas de vraies causes. À la
chasse, à la pêche, le succès dépend d’un certain nombre de
conditions objectives que le primitif connaît fort bien ...., mais
ces conditions, bien que nécessaires ne sont pas suffisantes.10

Le pré-logique a à voir avec la réflexion de jadis sur l’origine des croyances


magiques — qu’Evans-Pritchard expliquera du reste sans avoir recours à
l’hypothèse d’une logique autre.

Tout ce qu’on appelle la «pensée conspiratoire» et la «causalité diabolique»


(concept de Léon Poliakov11), montre que des logiques de causalité, censées pré-
rationnelles ou analogues à celle-ci, agissent dans notre société moderne et dans
certains de ses secteurs idéologiques. Lévy-Bruhl a servi de modèle et d’inspiration
à Poliakov comme historien du racisme ainsi que celui-ci le reconnaît. Que l’ainsi
nommée pensée pré-logique agissait encore fort bien parmi les «civilisés», Lévy-
Bruhl en demeurait expressément d’accord: la pensée pré-logique était toujours
parmi nous, quoique moins prédominante, moins générale, mais «on n’aurait pas eu
à chercher loin...»12 Plus constante chez les «primitifs», elle subsistait non seulement
dans notre culture, admettait l’anthropologue, mais elle resurgissait dans tout esprit
humain comme un «fond indéracinable».13

L’expression de «pensée magique» appliquée ironiquement de nos jours à certains


raisonnements militants dont on allègue que leurs prétendues solutions à des
problèmes que les puissances en place ne parviennent pas à résoudre relèvent du
magique «n’y a qu’à» est une survivance dans l’usage polémique de la catégorie
lévy-bruhlienne et une survivance qui redit à sa façon que le prélogique est toujours
parmi nous et qu’il n’y a nul besoin d’aller dans les savanes africaines pour le
rencontrer.

Pour Lévy-Bruhl, «primitif» est donc un terme conventionnel qui servait à identifier
une «mentalité» assez distincte de la nôtre ou de celle qu’il prête aux Occidentaux
«cultivés» pour que «notre psychologie et notre logique ne suffisent pas à en rendre

10
Mentalité, 19.
11
La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions.
12
Mentalité, 26.
13
Mentalité, 26.

277
compte».14 L’anthropologue d’autrefois admet expressément l’identité foncière de
la nature humaine et rejette à plusieurs reprises l’idée que l’esprit des sauvages serait
fondamentalement différent du nôtre. Qui l’attaque en ces termes ne saurait le faire
de bonne foi. Mais il pense que «malgré l’identité de structure de tous les esprits
humains»,15 on peut constater chez certains peuples des raisonnements courants,
constants que notre logique traditionnelle est impuissante à intégrer et à expliquer.
Des raisonnements qui ne séparent pas le naturel du surnaturel, le miracle des causes
quotidiennes et banales et font voir un sujet, conscient et réfléchissant, entouré d’une
multitude d’influences invisibles.

Raymond Boudon de nos jours s’efforce au contraire de montrer que le «primitif»


est raisonnable en croyant à des phénomènes que nous appelons magiques, mais
qu’il ne peut pas résolument classer comme impossibles – et que c’est celui qui le
croit déraisonnable qui l’est. «N’est-il pas déraisonnable de supposer que des
notions et des principes que la pensée occidentale a mis des siècles à codifier soient
présents dans l’esprit du primitif? Si l’on admet qu’une telle hypothèse est
effectivement saugrenue, il faut admettre aussi que, pour le primitif, les actes du
faiseur de pluie sont tout aussi rationnels que ceux du faiseur de feu.»16 Autrement
dit, le «primitif» a de «bonnes raisons» de croire en la magie. Cette remarque est
juste, mais ne saurait s’appliquer à tous les cas allégués par Lévy-Bruhl de ce qu’il
classe dans la mentalité «pré-logique» et la causalité magique. Elle est juste, mais
ne réfute pas les analyses de l’anthropologue d’autrefois sur les singularités, propres
à certaines cultures, de la conception de la causalité et de la non-contradiction. Elle
rappelle une évidence qui est que ce n’est pas que le «pré-logique» serait «primitif»;
c’est que la «mentalité» que nous appelons diversement objective, rationnelle,
empiriste, positive (et l’aptitude à l’abstraction concomitante) ont une longue et
difficile histoire (inachevée) et se présentent rétroactivement sous des avatars
historique successifs. La pensée débarrassée des désirs, des peurs, des fantasmes et
des souhaits est une chose historique qui s’est dégagée fort lentement et, certes, pas
partout. C’est alors la prétendue «pensée primitive» qui est normale à Homo sapiens
sapiens.

Ce qu’on peut reprocher néanmoins à Lévy-Bruhl, ce sont des formules qui datent,
qui sont innéistes. Pas de séparation nette entre le surnaturel et le naturel, ceci
pouvait se dire de plusieurs façons, mais l’anthropologue écrit: «le sens de
l’impossible leur manque» et il semble dans une telle phrase en faire quelque chose
d’inné.

14
Mentalité, 8.
15
Mentalité, 13.
16
Idéologie, 97.

278
La principale objection à faire à mon sens au concept de pensée primitive, est que
le primitif «croit» peut-être, mais il n’agit pas en tout temps selon sa croyance
magique, mais selon des connaissances empiriques qui sont au fond les nôtres,
surtout quand ceci importe. Alfred Métraux dans son Vaudou haïtien rapporte le cas
d’un général de Soulouque qui, rendu invulnérable par la magie d’un houngan,
rentra à la caserne et dit à ses hommes: «— allez-y, mes amis, tirez-moi dessus pour
voir!» Ce qu’ils firent quoiqu’avec un peu d’hésitation – et il tomba. Cette anecdote
(controuvée) dit le contraire de ce qu’elle semble dire. Elle illustre a contrario la
duplicité de la prétendue «pensée magique»: tous les Haïtiens vaudouisants sont
censé y avoir cru, à la possession magique, à l’invulnérabilité procurée par les loas,
mais pas tout le temps et pas dur comme fer. Mais finalement un seul semble y avoir
vraiment cru dans la pratique et être allé jusqu’au bout de ses convictions! Le cas
contredit l’analyse ordinaire de la «mentalité» comme quelque chose d’inhérent, de
cohérent et unifié. Si le primitif ou celui qu’on classe tel ne faisait pas de distinction
absolue, nette et constante entre l’empirique et le magique, ses raisonnements de
praxis (chasse, pêche...) aboutiraient constamment à l’échec. Tout ceci suggère la
précellence de la connaissance empirique et la duplicité subtile du «primitif» qui
n’est résolument pré-logique que... lorsque c’est sans conséquence.

! La logique du pauvre: le Sequential Reasoning. Un


psychologue américain, Shawn Rosenberg dans le très récent The
Not-so-Common Sense: Differences in How People Judge Social
and Political Life réactive l’idée, démocratiquement bien
choquante il en convient, selon laquelle il y a parmi nous et en
nos sociétés de pauvres logiques qui sont les logiques des
pauvres, qu’il y a de pauvres gens et des pauvres d’esprit qui ne
raisonnent jamais que pauvrement et sommairement, si on peut
dire qu’ils raisonnent, en un système d’enchaînement d’idées
qu’il nomme la Pensée séquentielle.17 Cette pensée linéaire qui
domine chez l’enfant mais que ne dépassent pas certains adultes
se décrirait comme suit:

Sequential reasoning involves the tracking of events as


they transpire. The focus is on the immediate and
present events observed and the memories of earlier
ones evoked. These events are connected to one another
by overlaps in time as they unfold in a sequence, in
space as they exist alongside one another, and in
memory as they share aspects of similar appearances or
feeling. ... The events are thus fused into sequences that
have an order but not true causality and into

17
On verra l’étude antérieure de Don Levi, "Why do Illiterates do so Badly in Logic?"

279
identifications that are based on some commonality but
are not true categories.18

Le raisonneur séquentiel (ce qui correspondrait à un assez grand


nombre d’Américains) penserait uniquement en associant par
ressemblance, concomitance et contiguité, en rhyzomes, sans
catégoriser ni causaliser. Rosenberg voit bien que la catégorie
qu’il prétend décrire choque le sentiment démocratique et
égalitaire. Elle suggère que certaines personnes parmi nous
pensent très différemment des autres et que cette pensée
séquentielle n’est pas compatible avec nos notions
conventionnelles de rationalité; elle ne leur permet pas de suivre
les raisonnements élémentaires courants dans les médias
notamment. Ceci, admet-il, pourrait nous incliner à rejeter toute
l’idée à priori.19

Les étapes logiques enfantines

Je ne crois pas nécessaire de réexposer pas les théories bien connues de Jean Piaget
sur la construction du réel chez l’enfant et les étapes régulières et constantes du
développement cognitif de celui-ci. Ses nombreux livres sur la conception de la
causalité, de l’espace, du temps et de la durée, de la classification, sur la genèse des
«structures logiques élémentaires» ont ouvert une nouvelle discipline
d’épistémologie génétique. Les étapes du développement cognitif décrit («stade
animiste» du bébé, indifférenciation sujet/objet etc.) devaient beaucoup à son maître
que fut en fait Lévy-Bruhl. L’enfant traverse des périodes, — période sensori-
motrice jusqu’à 20 mois, période des opérations concrètes jusqu’à 10/12 ans,
période des opérations formelles où l’ado commence à raisonner de façon adulte.

L’épistémologie génétique circonscrit donc d’une façon complémentaire une théorie


génétique de la raison. Entre l’enfant et l’adulte, la coupure ne tient pas à l’étendue
des connaissances, mais à la façon de raisonner sur elles. «Je suis le seul dans la
famille à avoir un petit frère... — et ton petit frère, est-ce qu’il n’a pas un frère? —
Nooon!» L’enfant pense égocentriquement sans jamais se placer du point de vue
d’autrui. Faute du besoin de «socialiser» sa pensée, l’enfant ne cherche guère à
convaincre ou à faire la preuve. Il ignore aussi le besoin d’ordonner son discours
logiquement. Il n’est pas capable de dire comment il est arrivé à un résultat ou une
conclusion (vraie ou fausse) etc.

18
220.
19
219-220.

280
C’est le linguiste Martinet, je crois, qui, dans une discussion sur l’arbitraire du signe,
rappelle ce mot d’enfant: «Comment on a su son nom au Soleil?»20 Que répondre?
La raison de l’enfant et la raison du linguiste n’appartiennent effectivement pas au
même monde logique. On peut toujours répondre à cette petite fille ou ce petit
garçon qu’on n’a pas pu le lui demander, au Soleil, parce qu’il est «trop loin et trop
chaud», et qu’il a bien fallu l’inventer, ce nom, mais cette «explication» peu
satisfaisante est loin d’un exposé adéquat mais impossible à procurer sur la
conception de l’arbitraire du signe linguistique dans le Cours de linguistique
générale!

La folie raisonnante

Je l’ai rappelé plus haut: les bourgeois de sens rassis se réveillèrent en 1848 entourés
de fous furieux, les socialistes, à qui appartenait la rue. Louis Veuillot porte la main
à ses tempes: «Ils sont fous! Fous!», gémit-il.21 Le Voyage en Icarie de Cabet
«pourrait passer pour l’œuvre d’un fou».22 Pierre Leroux est un «cerveau abandonné
sans ressource par les médecins», c’est «le beau idéal de la folie».23 Pour Proudhon,
le cas était encore plus clair, citations à l’appui, «il faudrait l’envoyer dans une
maison de fous»24, etc.

Gustave Le Bon à la fin du siècle, dans ses gros ouvrages de «psychologie sociale»
sur les foules et sur le socialisme, donne un vernis scientifique à ce qui fut l’intuition
réactionnaire par excellence: l’adversaire socialiste n’appelait pas la discussion, mais
la camisole de force. Le seul fait du reste de concevoir de grands projets de
réorganisation sociale décelait, pour le psychologue des foules, un «esprit malade».
Le socialisme est un phénomène religieux, c’est la thèse de Le Bon et de quelques
autres, mais les chefs socialistes, à l’instar des antiques prophètes et chefs de sectes,
étaient des «inadaptés par dégénérescence», des «dégénérés» et «des demi-hallucinés
dont l’étude relèverait surtout de la pathologie mentale, mais qui ont toujours joué
un rôle immense dans l’histoire». 25

20
Jean Paulhan dans Les fleurs de Tarbes évoque une anecdote analogue avec un enfant qui
veut savoir comment on a su que l’étoile Antarès s’appelait bien comme ça.
21
Veuillot, Le lendemain de la victoire, 1850, 67.
22
Chenu, Les conspirateurs, les sociétés secrètes, la préfecture de police sous Caussidière,
1850, 27.
23
Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859, 72.
24
L’Anti-rouge, 44.
25
Le Bon, Psychologie du socialisme. Paris: Alcan, 1898. Dépouillé sur la 7ème édition,
Paris: Alcan, 1912. 352 et 99.

281
Cette rencontre des esprits sains et des fous idéologiques a donc une histoire. Elle
invite à explorer la troisième limite: celle de la raison saine et de la folie raisonnante
telle que les psychiatres en débattent depuis deux siècles.

Dans le Dictionnaire de psychiatrie d’Antoine Porot, un des grands dictionnaires des


PUF, il est rappelé que la psychiatrie admet depuis longtemps, sous le nom
spécifique de «folies raisonnantes», une sous-catégorie de délires où n’interviennent
ni trouble psycho-sensoriel ni fléchissement intellectuel.26 Un délire qui semble se
borner à (sur-) raisonner. Comme les raisonnements décrits chez ces patients dans
les monographies psychiatriques ressemblent beaucoup à des raisonnements attestés
dans ce qu’on désigne comme les «idéologies», de gauche ou de droite, il me faut
m’y arrêter.

Les Dr Sérieux et Capgras fixent la réflexion clinique en français sur «les Folies
raisonnantes» avec leurs livres classiques du début du 20e siècle.27 Leur grande et
féconde idée nosographique est d’opposer les psychoses hallucinatoires à ces délires
systématisés sans trouble sensoriel. «À l’étranger», précisent-ils, on commence à
grouper sous «Paranoïa», ces états psychopathiques «caractérisés par l’organisation
d’un ensemble plus ou moins cohérent de conceptions délirantes, sorte de roman
fantaisiste ou absurde qui devient pour son auteur l’expression indiscutable de la
réalité.» Idées délirantes bien organisées qui persistent longtemps sans se modifier
et n’aboutissent pas à la démence.28 Les deux médecins distinguent le «délire
d’interprétation» du «délire de revendication» («délire des quérulents») centré sur
l’idée prévalente du tort subi et pouvant tourner à la réaction violente. Cependant,
ils ne pensent pas que les classements et surclassements esquissés selon la nature et
la visée du système (délires des persécutions, délires des grandeurs, délires de
jalousie, délires mystiques, délires érotiques, délires hypocondriaques) apprennent
grand chose. Ils étudient donc en bloc les «délires systématisés chroniques» et
spécialement les «délires d’interprétation» qui sont, proprement, dirais-je, des folies
rhétoriques sans «atteinte des facultés syllogistiques (au contraire)».29

Le noyau de ces pathologies est «un raisonnement faux ayant pour point de départ
une sensation réelle, un fait exact ... lequel prend .... à l’aide d’inductions ou de
déductions erronées une signification personnelle pour le malade». Ainsi, «une

26
On verra l’ouvrage classique de P. Sérieux et J. Capgras, Les folies raisonnantes. Le délire
d’interprétation. Paris: Alcan, 1909.
27
Et voir Hannard, P. J. Le délire d’interprétation de Sérieux et Capgras. Lille, 1911.
28
On opposera à la paranoïa la démence paranoïde (J. Séglas) caractérisée par un
affaissement intellectuel rapide.
29
Folies, 6.

282
phrase si anodine soit-elle, suffit à faire naître les suppositions les plus hardies».30
L’absence d’hallucinations, l’organisation systématique, exagérée, extravagante mais
«rarement absurde», la persistance de la lucidité, l’évolution par extension et
l’incurabilité caractérisent cette pathologie. Ce qui est bien gênant, c’est que les
malades ont souvent l’air assez normal, «leur vivacité d’esprit, leur aptitude à
discuter et à défendre leurs convictions» préviennent même en leur faveur; «ils
restent en relation avec le milieu, leur aspect se maintient normal.»31

La principale difficulté que pose au profane les travaux de psychiatrie sur ces délires
chroniques est, en effet, que le psychiatre admire et diagnostique chez son patient
un «délire» d’autant plus pathologique qu’il développe, à l’en croire, une
argumentation irréfutable construite avec toute la rigueur possible. L’interprétateur,
selon Sérieux et Capgras, déploie pour la défense de ses convictions délirantes
«toutes les ressources d’une dialectique serrée. Confiant dans la valeur des
syllogismes dont le témoignage irrécusable de ses sens fournit les prémisses, il
s’avance de déduction en déduction. Tout se tient, tout s’enchaîne dans son histoire,
nul détail superflu à ses yeux. ... Il accumule preuve sur preuve, il a pour chaque
objection une réponse prête»: on sent que les deux psychiatres n’ont pas souvent eu
le dernier mot avec leurs patients!32 «La valeur logique du délire, son degré de
vraisemblance doivent retenir l’attention», écrit de son côté dans son dictionnaire le
Dr Antoine Porot. Certains délires d’interprétation «ont une charpente vigoureuse,
une cohérence parfaite, un pouvoir déductif indiscutable, une dialectique irrésistible
et ne sont pas tout de suite estimés à leur valeur pathologique», alors que d’autres,
il est vrai, frappent d’emblée par leur énormité.33 Mais alors, pour les délires de la
première catégorie qui semblent pouvoir un temps donner le change aux médecins
eux-mêmes, quel critère – propre du moins à l’argumentaire du patient – va
finalement décider du caractère délirant de la construction? C’est ce qui n’apparaît
pas expressément, ou plutôt il semble que le diagnostic psychiatrique se construise
en partie en dehors d’indices qui seraient tirés de l’argumentation logique, trop
logique.

L’«interprétation» n’est pas «l’erreur», la simple erreur, disent Sérieux et Capgras


car «l’erreur apparaît sur un cerveau normal, l’interprétation sur un terrain
pathologique»:34 bel exemple de raisonnement circulaire, chers Docteurs! Sérieux
et Capgras n’hésitent pas d’ailleurs à avouer leur embarras: «suffirait-il de dire que

30
32.
31
6.
32
Folies, 49.
33
Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie clinique et thérapeutique. Paris: PUF, 1969.
4ème édition. Verbo «Délires chroniques», 163–.
34
Folies, 4.

283
l’interprétation délirante est absurde et inacceptable pour les gens sains d’esprit?
Non point: nombre d’interprétations délirantes, plus vraisemblables que maintes
erreurs, ont entraîné l’adhésion de personnes sensées et intelligentes».35 Les
psychiatres affirment, et nous devons les croire sur parole, que «la fausseté d’esprit
foncière est cependant possible à discerner». Comment exactement la discerner
pourtant si ce n’est en consultant son propre bon sens?36 L’idée fixe du patient est
jugée folle en elle-même, mais les raisonnements qui viennent l’étayer en
systématisant tout autour d’elle sont inattaquables! Le mégalomane par exemple
«will apply the same standards of reasoning in defence of his delusions as he would,
if he were sane, apply to the defence of his sane opinions».37 Tous les psychiatres
disent ceci qui a d’ailleurs une portée générale: «the man with wrong opinions is not
necessarily the worse reasoner».38 Les traits de caractère attribués au patient délirant
(surestimation du moi, rigidité mentale, «monoidéisme», absence d’autocritique,
inébranlabilité des analyses et des conclusions...) élargissent en fait l’observation
aux atteintes de la personnalité dans son ensemble et de là peut se confirmer comme
pathologique la valeur si «logique» du discours.

Comme les troubles décrits présentent cependant une étiologie qui est intégrée à
l’argumentation délirante, qui est même au cœur de celle-ci – délire de persécution,
délire de grandeur, de jalousie, «folie mystique», délire érotique, délire auto-
accusateur enfin – on souhaiterait voir de plus près si les raisonnements de
l’interprétant, du revendicateur et du persécuté ne présentent pas des schémas
cognitifs propres – et accessoirement en quoi de tels schémas se rencontreraient
aussi dans la vie publique en dehors d’états caractérisés comme pathologiques. Les
psychiatres admettent bien que «l’histoire de la civilisation prouve que certains
interprétateurs ont eu une grande influence sur la vie sociale et politique de leurs
contemporains»,39 mais ils ne s’aventurent pas, et c’est probablement heureux du
reste, sur le terrain des idéologies politiques et des mouvements sociaux.

S’il est fort probable que de tels schémas cognitifs propres peuvent se dégager, le
travail reste à accomplir, qui supposerait la rencontre d’un psychiatre et d’un
analyste du discours. Il s’agit bien en tout cas dans les délires d’interprétation d’une
folie rhétorique: idée fixe, prémisses fausses, argumentées avec une grande subtilité
comme ayant une portée décisive et immense, arsenal de «preuves», interprétation

35
4.
36
Porot, loc.cit., 248.
37
Thouless, Straight, 216.
38
216.
39
P. 105.

284
inlassable d’indices ténus, «plus le fait semble insignifiant aux yeux du vulgaire, plus
pénétrante leur apparaît leur perspicacité»40.

Avant les monographies des Dr Sérieux et Capgras, la taxinomie médicale n’avait


cessé de créer des catégories et sous-catégories où mettre ces patients paradoxaux,
non-hallucinés: mélancolie (Pinel); monomanie et lypémanie (Esquirol), arrangeurs
(Leuret); délires de persécution (Lasègue); monomanes lucides (Trélat); folie morale
(Falret); délire raisonnant de persécution, sous-cas de la monomanie, conjoint aux
mégalomanes par le Dr Régis; querulanten Wahnsinn, obession de réclamation, de
protestation, folie processive: les étiquettes abondaient. Et bien sûr, il y avait
«paranoïa». La catégorie de la paranoïa (définie par Kræpelin) rassemble en effet un
grand nombre de types de fous raisonnants, érotomanes, hypocondriaques, jaloux
pathologiques, processifs, dès qu’il y a développement chronique d’un système
délirant. Chez le paranoïaque, précise-t-on, l’état mental ne se dégrade pas comme
il fait chez le schizophrène.

Cette catégorie psychotique se dilue aujourd’hui à mesure qu’on y rattache des


troubles névrotiques moins accusés. À côté du vrai «psychotique», on trouve en un
dégradé progressif des centaines de gens interprétants, scrupuleux, douteurs,
anxieux, suspicieux, méfiants, persécutés, bâtissant des interprétations complexes
et cachées du cours des choses, cultivant des griefs mal fondés, des rancunes, du
ressentiment. À côté du schizophrène, on trouve des gens portés au rationalisme
morbide, à l’intellectualisme abstrait, vivant dans un univers réifié et, coupés du
monde et des sentiments, ratiocinant de façon à la fois intransigeante,
obsessionnelle, rigide, binaire et abstraite...

! Pour le psychiatre d’aujourd’hui, c’est plutôt la


catégorie de la normalité qui est devenue difficile à
cerner. Il a fallu créer récemment une sous-discipline, la
«Normatology», pour y voir clair. Pour Freud jadis, la
névrose humaine est universelle, c’était affaire de plus
et de moins. Tout ego «normal» présente des angles
bizarres, de petits moments psychotiques. Les caractères
idéaux cumulés de la normalité ne se rencontrent jamais
chez un individu déterminé. Certains psychiatres
s’inquiètent de cette évanescence de la normalité. «We
have gradually extended the dimensions of mental
illness to the point of the attainment of utopian mental
health (....) would require the exclusion of much of
human behavior.»41

40
P. 27.
41
Offer, Normality, 7.

285
###

Heuristique: des logiques divergentes

J’ai montré au chapitre précédent que tout l’argumentatif comporte des zones grises,
des zones disputées d’arguments plus ou moins acceptables selon le sentiment des
uns ou des autres. L’argumentateur bricole son raisonnement et ses enchaînements
de raisonnements à partir d’un répertoire hétérogène, non contraignant de schémas
disponibles et de stratégies persuasives possibles; il recourt ou non de préférence à
l’alternative, aux schémas binaires, à tel type d’explication causale, à de l’abduction
et du contrefactuel, il gère de façons diverses les passerelles ou les coupures entre
faits et valeurs. C’est à la prédominance de certains schémas et certains
enchaînements que l’on peut distinguer des programmes et des tendances, regrouper
des «familles d’esprits» et repérer des pentes argumentatives, des manières de
soutenir une thèse qui, du dehors, pourront sembler impropres, abusives ou
perverses.

Ce dont parle ce livre et spécialement ce chapitre, c’est, pour emprunter le sous-titre


de Descartes, des façons idiosyncratiques de «conduire sa raison et chercher la
vérité». Ce faisant, nous parcourons ces terrains vagues que sont les opinions
publiques, les idéologies, les débats et doctrines sociales – et aussi, entre sciences
apodictiques et littérature, les divers secteurs de cette «troisième culture»42 qui est
précisément, irréductiblement de nature rhétorique, lors même qu’elle s’efforce de
creuser un écart critique avec la doxa, les sciences historiques et sociales et la
philosophie.

Les analyses qui suivent résultent de constats que j’ai faits en des enquêtes
successives d’analyse du discours et d’histoire des idées et elle les synthétise. Elles
ne prétendent pas révéler un système; elles se bornent à parcourir divers moments
et secteurs du discours social moderne et à repérer de notables divergences et des
cloisonnements attestés, des procédures persuasives récurrentes et des schémas
évaluatifs, non pas strictement exclusifs les uns des autres, mais privilégiés par
diverses communautés discutantes alors qu’ils furent ou sont répudiés par d’autres.

Une divergence décisive porte sur l’argumentable même puisque tout échange de
raisonnements s’inscrit entre deux limites, une fois encore diversement comprises,
l’indiscutable et l’inconnaissable — avec la zone dangereuse de ce qu’on pourrait
appeler le «téméraire». Entre ceux qui pensent que tout doit pouvoir s’expliquer et
ceux qui pensent qu’il y a de l’impénétrable et que c’est bien ainsi s’instaure
notamment une coupure — et, bien entendu, le «tout» jugé connaissable varie d’une

42
Concept de Wolf Lepenies, Die drei Kulturen.

286
doctrine à l’autre. L’intelligence ne doit pas chercher à tout savoir, pense le
catholique. Mais le libéral à la Karl Popper pense, à la fois de façon inverse et de
même façon, que l’Historicism, que la pensée historiciste, la pensée des
déterminismes historiques et du sens de l’histoire excède le connaissable et en vient
à déraisonner sur du chimérique. Chaque système d’idées établit ainsi des limites.
Dans le mis-hors-débat se rencontrent justement, pour les uns et les autres, les
cadres fondamentaux de raisonnement, les axiomes: le plan divin du salut, l’histoire
et ses lois ou le chaos.

Une autre possibilité de divergence fondamentale porte sur les exigences plus ou
moins rigoureuses de cohérence, cohérence des argumentations et cohérence
postulée du monde argumenté.

Entre ceux qui séparent nettement et inflexiblement ce qui est et ce qui doit être, les
jugements à l’indicatif et à l’impératif, et ceux qui font de la science de ce qui est,
la prémisse d’un but qui est de prescrire ce qui doit être — que j’ai répartis plus loin
comme immanentistes et utopico-gnostiques — passe une autre coupure que
l’histoire moderne montre irréconciliable. Ceux qui pensent que l’avenir est
fondamentalement inconnaissable et ceux qui pensent que raisonner, c’est avant tout
pouvoir prédire ce qui va advenir se superposent aux précédents. «Éthique de la
responsabilité et éthique de la conviction», cela a été une façon pour Max Weber de
séparer deux (axio-)logiques tout en leur reconnaissant une légitimité chacune sur
leur terrain et sans empiètement. Entre ces logiques en tout cas, la surdité réciproque
était grande et Weber (qui est le précurseur des théories de la pluralité rationnelle)
était payé pour le savoir. Les débats philosophiques et sociologiques de la
Wertfreiheitstreit, Werturteilstreit, ont montré le caractère inconciliable et intolérant
des logiques aux prises. Weber distingue plutôt, dans un passage du moins, entre
trois «partis à prendre» d’ordre cognitif. Il se borne à interdire de passer
subrepticement de l’un à l’autre, dans la mesure où il pose et établit «une différence
insurmontable entre l’argumentation qui s’adresse à notre sentiment et à notre
capacité d’enthousiasme pour des buts pratiques ... et celle qui s’adresse à notre
conscience quand la validité des normes éthiques est en cause, et enfin celle qui fait
appel à notre faculté et à notre besoin d’ordonner rationnellement la réalité
empirique avec la prétention d’établir la validité d’une vérité d’expérience.»43 Weber
semble dire que chaque «parti pris» a sa légitimité, mais au fond, ceci ne saurait être
tout à fait exact dans sa logique même de savant et d’universitaire: que vaudrait un
«enthousiasme» même argumenté en faveur d’un projet que la rationalité empirique
positive montrerait, par ailleurs, comme absurde?

On peut admettre, il va de soi, l’universalité de la raison humaine, axiome


«platonique» général et qui n’engage guère concrètement, et se poser ce genre de

43
Weber, Essais, 130-1.

287
questions historiques et sociologiques qui portent, non sur la pensée humaine dans
son abstraction, mais sur du social: sur des manières publiques d’argumenter et sur
des légitimités concurrentes. On ne parle pas d’essences différentes, mais de choix
marqués et de préférences sectorielles.44

En parlant de «coupures», j’ai dit ne pas vouloir faire de parallèle ni de transposition


rigoureuse de l’épistémologie des sciences avec ses «paradigmes» qui sont censés
venir remplacer et détruire les paradigmes antérieurs (représentation du progrès des
disciplines qui, soit dit en passant, me paraît forcée et déraisonnable). Ce que je
prétends donc faire dans ce chapitre est d’identifier des «familles» d’esprits et de
grands «secteurs mentalitaires» entre lesquels le dialogue de sourds est attesté.

Une hypothèse latente dans ce qui précède est que les diverses «logiques» sont des
dispositifs à engendrer des communautés et qu’elles ne prospèrent que par l’appui
durable que des communautés croyantes et raisonnantes leur donne et les
connivences qu’elle leur procure. Eugène Dupréel a défini jadis le concept de
«groupes à base de persuasion»: au contraire des communautés naturelles, comme
une famille, un village, un quartier, le sociologue doit à son sens isoler une autre
catégorie de communautés dont la cohésion est rhétorique, «familles» intellectuelles,
mouvements, partis, écoles littéraires et philosophiques.45

Ceci est d’abord vrai des familles disciplinaires. Comme on chantait à peu près vers
1938: quand un philosophe rencontre un autre philosophe, qu’est-ce qu’i s’racontent
? des histoires de philosophes... et surtout ils peuvent se mettre à raisonner entre eux
philosophiquement, étant virtuoses de schémas argumentatifs proprement
ésotériques, de schémas qui ne viendraient à l’esprit de personne d’autre que des
philosophes.

Ceci est non moins vrai des communautés idéologiques, des «familles» politiques
dont nous allons rencontrer (avec une certaine mouvance et de certaines marges) les
grands types, de droite et de gauche, dans ce chapitre. Lesdites communautés
procurent avant tout aux argumentateurs le confort de la connivence, un répertoire
d’arguments canoniques qui y sont admis et connus en même temps que les
conclusions qu’ils comportent avant même d’être énoncés, une légitimation
complice de manières rhétoriques de s’entendre. Argumenter face à des incrédules
et des réticents est chose pénible. Cela va beaucoup mieux quand on reste avec «les
siens» et que l’on ne prêche que des convaincus. Les communautés à base de

44
Ce livre admet aussi, du moins au départ, l’antique distinction de la raison
scientifique/apodictique et de la raison doxique ou plutôt je compte retravailler la question
du travail du para-doxe et de l’écart entre les règles et degrés d’exigence de ces deux raisons
au chapitre suivant, le chapitre 4.
45
Voir Lempereur, Homme, 169.

288
persuasion épargnent à leurs membres des objections et des réfutations qui ne
pourraient venir que «de l’extérieur» et que le groupe s’arrange pour cesser
finalement d’écouter, pour lesquelles on se trouve collectivement de bonnes raisons
de se boucher les oreilles. Elles leur épargnent aussi les démentis qui, par aventure,
viendraient du monde empirique contre lesquels elles disposent de défenses
herméneutiques ad hoc. (C’est ce qu’on désigne précisément comme le «cercle
herméneutique»). Elles leur procure des moyens de résistance têtue et de surdité
volontaire et un arsenal de répliques plus ou moins sophistiques destinées à rafistoler
leurs certitudes éventuellement ébranlées. Les communautés idéologiques pratiquent
la croyance en commun et s’exercent à raisonner de façon semblable. Les
Schopenhauer et les Nietzsche de ce monde prétendaient penser seuls et contre tous
alors que les croyants ne croient bien que collectivement et par connivence, c’est à
dire avec des silences, des non-dits et parfois des demi-désaveux. Les communautés
dont nous parlons ne fonctionnent en effet que parce que leurs zélateurs n’ont pas
le même degré de zèle ni de conviction. Pas plus que les idéologies ne sont des
«systèmes», les groupements idéologiques ne sont des communautés connaissantes
homogènes, ce sont des coalitions qui vont de la foi du charbonnier et du fanatisme
dit aveugle à des adhésions tactiques et réservées et des dissidences censurées ou
mises en sourdine pour de non moins «bonnes raisons».

Admis cette idée de communautés établies autour de logiques propres dans un


certain confort approbatif, on comprend que les philosophes de profession, par
exemple, ne sont pas très heureux d’avoir à débattre de questions philosophiques
avec quelqu’un qui n’est pas de leur cuisine. Un autre philosophe, même d’école
antagoniste, fait mieux l’affaire. Le militant d’extrême gauche ne se borne pas à haïr
le bourgeois libéral, il l’évite surtout argumentativement. S’il entre en discussion
avec lui, ses convictions les plus solides sont bombardées d’objections, il perd toutes
ses habitudes de connivence, plus rien ne va de soi.

Dans de telles communautés, les déviants, les contestataires (il en naît fatalement)
restent d’abord dans la mouvance du «système» et leurs objections renforcent la
communauté discutante tant qu’elles ne sapent pas les bases. Ils mettent en colère
les orthodoxes (alors que souvent ils se veulent plus «purs» que ceux-ci), mais ils le
font dans la mesure où ceux-ci continuent à les comprendre. Si un jour, il arrive
toutefois que les dissidents s’en prennent aux axiomes premiers, ils encourent
l’excommunication ou, comme on dit dans les partis politiques, ils «s’excluent eux-
mêmes».

Il doit être clair que je ne suis pas à la recherche de différences de contenus, de


croyances substantielles, ni de différences de points de vue — catachrèse qui
suppose un spectacle et une différence seulement de positionnement et d’angle. Je
pense que les logiques dont je parle ont à voir avec certaines «visions du monde»,
mais que justement les diverses visions du monde différent non par leurs thèmes

289
mais par la façon dont elles sont argumentées et justifiées. Les hommes n’ont pas à
leur disposition un arsenal de croyances solides et probables et douteuses et
chimériques sur lesquelles tous raisonneraient de la même manière. Certes, les
groupes sociaux ont des croyances diverses qui les identifient, mais ces croyances
se trouvent renforcées dans leurs singularités par des raisonnements, des tests et des
preuves sui generis. Les visions du monde qui se disputent l’adhésion sont
accompagnées de prévalences de formes de raisonnement.

Bref historique de l’idée de logiques en conflit

On pourrait remonter à la théorie des Idols chez Francis Bacon qui est le grand
précurseur de la réflexion moderne sur les idéologies: «idoles de la tribu, de la
caverne, de la place et du théâtre» selon son étrange nomenclature.

Il me paraît que l’idée moderne de diversité de logiques sociales, divergentes et


inintelligibles l’une à l’autre, remonte en fait avant tout à Nietzsche et à sa
Genealogie des Morals. En distinguant et opposant morale aristocratique et morale
«des esclaves», Nietzsche attribue à chacune des façons de penser le monde et de
l’évaluer qui sont diamétralement opposées. «La morale des esclaves, écrit-il,
oppose, dès l’abord un non à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est
«différent» d’elle, à ce qui est son “non-moi”: et c’est ce non qui est son acte
créateur».46 Cette morale carbure selon une logique propre que Nietzsche désigne
comme le «ressentiment». Au sens courant, le mot qualifie des dispositions
psychologiques, des états d’esprit. Ressentiment est alors proche de frustration,
rancœur, convoitise, envie, désir de vengeance. Mais, au sens philosophique, avec
à sa source Søren Kierkegaard, non moins que Nietzsche, et ultérieurement avec
Max Scheler (L’homme du ressentiment, 1912), il va concerner des «morales», des
idéologies, des doctrines et des programmes politiques.

Le ressentiment dont je ferai dans le présent chapitre un des quatre grands types
logiques récurrents, s’appuie sur quelques paralogismes principiels: que la
supériorité acquise dans le monde tel qu’il va est un indice de bassesse «morale»,
que les valeurs que les dominants reconnaissent et prônent sont dévaluées en bloc
et que toute situation subordonnée ou infériorisée donne droit au statut de victime,
que tout échec, toute impuissance à prendre l’avantage dans ce monde se transmue
en mérite et se légitime ipso facto en griefs à l’égard des prétendus privilégiés
permettant une totale dénégation de responsabilité. Cette transvaluation, cette

46
Nietzsche, La Généalogie de la morale, Paris, Mercure de France, p. 47.

290
inversion des valeurs, cette Umwertung aller Werte47 au cœur de la rhétorique du
ressentiment était pour Nietzsche d’origine éthico-religieuse, d’origine chrétienne.

À la fin des années 1920, dans les marges critiques du socialisme, Karl Mannheim
qui est l’un des fondateurs de la sociologie de la connaissance, va lui aussi opposer
deux manières substantiellement divergentes de considérer le monde et de lui donner
sens. Il va reconnaître explicitement le caractère «utopique» et «millénariste» de la
pensée socialiste, marxiste y compris (c’est une idée qui était revenue depuis de
nombreuses années dans lesdites marges du socialisme, chez un Saverio Merlino,48
chez un Georges Sorel), sans contraster ce caractère à un manque de rationalité ou
de «scientificité», ni le taxer de simple illusion ou de pure chimère, — ou plutôt en
le montrant comme une chimère si interprété littéralement, mais comme une logique
d’interprétation du monde pourvue de bonnes raisons dans son rôle mobilisateur
pour les luttes sociales, et logique s’opposant à une autre, toute contraire, que
Mannheim désigne simplement comme celle de l’«idéologie».

C’est la rencontre de Marx et de Nietzsche qui engendre ce paradigme de la


Wissensoziologie qui se déploie dans Ideologie und Utopie (Bonn: Cohen, 1929).
Mannheim pense, il est vrai, lui-même, dans un cadre historiciste et déterministe qui
est de son époque et de son milieu et que nous ne sommes pas tenus de partager: les
visions du monde qui s’expriment dans un état de société se polarisent en deux
logiques, antagonistes l’une de l’autre, idéologies ou systèmes de pensée adoptés par
la classe régnante, systèmes dont le centre d’attraction est «le passé», dont la force
d’inertie freine l’évolution historique, visions du monde orientées vers la
légitimation et la survie de l’ordre actuel des choses. Les «utopies» au contraire,
selon Ideologie und Utopie, sont les productions (idéologiques au sens courant et
général de ce mot) propres aux classes dominées, orientées vers la transformation
de la réalité existante. Ce que cette conception de Mannheim doit à celle de «mythe»
chez Georges Sorel est évident. Pour qu’un état d’esprit soit utopique, il faut qu’il
entre en contradiction avec l’état de société qui prévaut, mais aussi — c’est ici que
Mannheim persiste à mon sens dans l’illusion historiciste et qu’il fait l’impasse sur
le rôle propre des intellectuels de parti et des appareils — qu’il imprègne un «agent
collectif» capable de changer effectivement le cours des choses. C’est la fonction
actuelle de mobilisation remplie par le projet «chiliastique» (c’est son terme qui est
synonyme de «millénariste») qui en fait la valeur historique, non le fait qu’il soit
intrinsèquement raisonnable, cohérent ou réalisable. Révélant et objectivant un
désaccord profond avec le monde dans lequel elle se manifeste, la logique utopique

47
Voir l’ouvrage fameux de Max Scheler, Vom Umsturz der Werte. Le premier à faire du
ressentiment un objet de philosophie morale, c’est Kierkegaard – c’est par ce mot français
que son traducteur anglais rendra du moins une expression danoise dans son livret de 1848,
The Present Age.
48
Son Pro e contro il socialismo date de 1897 et son Utopia collettivista de 1898.

291
mobilise et unit des forces sociales, elle fait agir, mais il n’est pas dit que les
«images-souhaits» qu’elles renferme fassent jamais réaliser de près ou de loin les
projets qu’elle inscrit dans l’avenir, ni que ces projets réalisés apparaîtront
rétroactivement comme ayant été bénéfiques, non-antinomiques, réalistes. Pour
Mannheim, et du reste pour l’autre penseur de l’utopie, Ernst Bloch, l’utopie montre
à l’agent historique l’iniquité empirique comme manque; elle dit au monde injuste
et oppresseur «It ain’t necessarily so» et dans sa négativité, dans le défi qu’elle lance
à l’entropie sociale, elle est vraie en même temps que mobilisatrice.49 Selon
Mannheim, les deux grands types ne se distinguent évidemment pas comme le vrai
et le faux. Mannheim, selon Joseph Gabel qui le connaissait bien, «voyait dans
l’idéologie et l’utopie deux aspects de la fausse conscience».50 Chacun de ces
aspects a ses intuitions et ses œillères; chacun, affronté à l’autre, est perspicace pour
décéler les limites de la logique adverse en même temps qu’aveugle à ses propres
limitations.

Joseph Gabel, qu’on peut tenir pour un disciple de Mannheim, penseur marxisant
non moins isolé dans les années 1950-1970 en France, isolé par un anti-fascisme
complété d’un anti-communisme radicaux, reprend le projet d’une sociologie de la
«fausse conscience».51 On connaît cette notion obscure, discutable, tout en étant par
certain côté perspicace, de Marx: «Les forces motrices (Triebkräfte) qui meuvent
réellement [l’idéologue] lui demeurent inconnues; sinon ce ne serait sûrement pas
un processus idéologique», expose Karl Marx. Il faut rappeler que pour celui-ci,
c’était la religion, conscience inversée du rapport de l’homme au monde, qui en était
le cas-type. La notion de fausse conscience relève de la logique illusionniste du
marxisme et des sociologies holistes en général. Elle se rapproche de la Verleugnung
freudienne, du mensonge à soi-même et de la mauvaise foi existentielle. Le
bourgeois croit réellement ce qu’il dit croire, mais il le fait avec une conscience
«faussée» — et il ne trompe les dominés que parce qu’il se trompe d’abord lui-
même. Il se cache à lui-même ses intérêts et ses privilèges en les drapant dans des
«idéaux» et de grands principes. Je me propose de discuter au chapitre 5 de cette
herméneutique des croyances qui relève elle-même d’une logique tout à fait
particulière.

On peut relire avec intérêt les écrits de Gabel sans avoir à l’endosser en bloc et en
détails dans la mesure où sa critique des idéologies politiques est perspicace et sa

49
La thèse du marxisme comme utopie sera reprise également dans les années 1920 par
Henrik De Man dans son Zur Psychologie des Sozialismus, traduit comme Au delà du
marxisme: «Le marxisme (...), conclut le théoricien belge, est lui-même «utopique» en ce
qu’il fonde sa critique du présent sur une vision d’avenir qu’il souhaite d’après des principes
juridiques et moraux».
50
Gabel, Idéologies, 308.
51
Je rappelle aussi au passage La conscience mystifiée de Lefebvre et Guterman.

292
réflexion sur les «conduites d’échec» des idéocraties et sur les effets pervers des
croyances totales est absolument pionnière. Gabel est très loin de l’antique
conviction militante que la fausse conscience serait à droite et la conscience
authentique, plutôt à gauche. (L’introuvable «conscience authentique» devrait être,
à son gré, historique sans être historiciste, dialectique sans être scolastique ni
chimérique, globale sans être totalitaire. Diable, voilà qui ne court pas les rues!) Ce
que Gabel analyse en tout cas avec le plus de force et de perspicacité, c’est la
capacité des idéologies (de tous bords) de s’aveugler sur leurs intérêts et d’entraîner
à la ruine leur propre cause. «La fausse conscience est souvent — sinon toujours —
génératrice d’effets pervers pouvant, sur le plan politique, se cristalliser dans des
conduites d’échec de portée historique; ... inversement, l’effet pervers est
pratiquement toujours sous-tendu par une forme de fausse conscience»: cette thèse
est au cœur des analyses de Gabel52.

Il me semble que l’analyse des formes multiples de la fausse conscience, opposée


sans doute idéalistement à une introuvable «conscience authentique», revient à
assigner à celles-ci pour principale source et origine le ressentiment (c’est-à-dire le
grief formant identité collective et la transmutation des stigmates et des ratages en
vertus) et à étudier ensuite les avatars de ce ressentiment premier, y compris dans
les correctifs dénégateurs du «volontarisme» — ce volontarisme qui est, sous un
autre mode (moins passéiste, un peu mieux imprégné du Principe Espérance), encore
un aveuglement sur le monde tel qu’il est, qui se définit par une évaluation erronée
du potentiel et du temps dont on dispose pour y changer quelque chose.

La forme de fausse conscience qui a retenu particulièrement Gabel est pourtant ce


qu’il classait comme les avatars divers de la conscience «réifiée», conscience
caractérisée par la «déchéance de la pensée dialectique» et la perte du «sentiment»
du devenir.53 Joseph Gabel, qui était médecin lui-même, en complément et en
renfort de sa théorie de la fausse conscience, avait transposé à l’analyse idéologique
une catégorie psychiatrique, celle de pensée «schizophrénique». Le concept était
emprunté au sens nosographique qu’il a chez un psychiatre des années 1930,
Eugène Minkowsky. Celui-ci fait de la schizophrénie un désordre mental caractérisé
par la perte du «sens du devenir», la rigidité abstraite des raisonnements, la
spatialisation, la désorientation temporelle.54 On rencontre chez Gabel le portrait
moral du bureaucrate stalinien comme «schizophrène» dans ses réflexions pionnières
sur la schizophrénie des États totalitaires-bureaucratiques. Mais la pensée
conservatrice, la vision technocratique du monde, les pensées «idéologiques» au sens

52
Joseph Gabel, «Effets pervers...».
53
Voir aussi Meyerson, False; Rosen, Voluntary; Lewy, False. Et Lefebvre et Guterman déjà
cités.
54
La schizophrénie. Paris: Payot, 1927. + Le temps vécu. Paris: D’Artrey, 1933.

293
de Karl Mannheim réifiant l’ordre présent, «présentifiant» le monde (comme on écrit
aujourd’hui55), ne concevant guère le devenir ou ne voyant le futur que comme un
présent qui persistera dans son être, lui semblaient identiquement résulter d’une
«transformation de l’appareil conceptuel du même ordre que celle décrite chez les
schizophrènes».56 Dans les marxismes imaginaires de son temps, Gabel a eu, fort
logiquement, dans le collimateur l’althussérisme dont il a fait un exemple accompli
de «pensée réifiée».

L’adhérent à une idéologie réificatrice, du technocrate au nazi et au stalinien, est


donc rapproché du schizophrène. C’est un problème récurrent, rencontré dès notre
introduction avec l’accusation de «paranoïa» adressée à ces mêmes idéologies. Que
veut dire de diagnostiquer des «structures délirantes» censées adoptées en masse par
des gens, qu’ils soient bureaucrates, technocrates, staliniens ou nazis, qui n’étaient
pas eux-mêmes, qui ne sont pas eux-mêmes des délirants au sens clinique?
L’explication de Gabel est en quelque sorte infrastructurelle: la pensée est devenue
folle parce qu’elle cherche à s’adapter à une logique matérielle, institutionnelle folle.
Si je vis dans un système structurellement irrationnel, inhumain et rigide, dans une
bureaucratie quelconque ou, beaucoup plus radicalement, si je suis un aparatchik
du communisme soviétique, il faut que ma «conscience» et mes raisonnements
s’accommodent du rôle que je dois y jouer et de la nécessité psychologique où je me
trouve pour simplement y survivre de prêter à ce système une quelconque logique.

Bien d’autres philosophes, essayistes, politologues ont eu l’intuition de ce qui est


une idée répandue mais, en dehors des penseurs dont je viens de faire état, assez peu
théorisée. J’énumère en vrac: l’«esprit révolutionnaire» chez un Leszek Kolakowski,
l’«Utopianism», comme cette «forme de rationalité très différente de la mienne»,
ainsi que la perçoit Karl R. Popper57 en la répudiant, la logique mentale sous-jacente
à la «peur de la liberté» diagnostiquée par Erich Fromm, les idéologies de droite qui
attirent et persuadent les «personnalités autoritaires» (Adorno)...

J’y joins les concepts d’historiens qui, depuis Auguste Cochin (et en remontant à
Taine), décrivent une «rhétorique jacobine» sui generis issue d’une «mentalité» ad
hoc, ceux d’autres historiens qui caractérisent par exemple une rhétorique

55
Deux effacements se seraient produits: perte du rapport au passé et «Épuisement de
l’espoir», Krystof Pomian; «Effacement de l’avenir», Pierre-André Taguieff. Avenir devenu
inimaginable «autrement que sous la figure d’une poursuite indéfinie du processus techno-
informatique actuellement observable», Effacement, 10. Basculement des régimes de
temporalité, Hartog; autrefois vers le passé, puis vers l’avenir, ce qui s’est appelé modernité;
puis désormais, centré sur le pur présent qui n’aura d’autre projet que de persister dans son
être.
56
Fausse, 68.
57
Conjectures, 358.

294
«janséniste», diamétral opposé de celle de l’humanisme dévot, les politologues
américains qui font de ce qu’ils nomment le «style paranoïde», «a mode of social
thought»58, les analystes de la pensée conspiratoire qui, comme Léon Poliakov,
associent celle-ci à une logique spéciale, la «causalité diabolique», ou encore la
pensée de l’«Ordre dogmatique» dégagée par Legendre.

Les politologues qui cherchent à donner consistance à l’idée de «pensée magique»


appliquée à la doxa contemporaine, désignent tous — mais sans qu’il y ait synthèse
de tout ceci et sans grande théorisation ou en tout cas selon des théorisations très
divergentes — des idiosyncrasies argumentatives.59 On retrouvera plus loin
quelques-unes de ces catégories.

Il est d’autres mots pour dire ces sortes de choses, des mots plus flous et encore
moins satisfaisants: «mentalités» (mentalité révolutionnaire [Vovelle], mentalité
petite-bourgeoise [Dumont], mentalité totalitaire [Revel60]...), «esprits», «climats
intellectuels», «climates of opinion»61 etc. Les gnoséologies que je pose comme un
fait de discours correspondent encore, en gros, à ce qui s’est appelé, figuralement,
les «structures mentales» de telle classe, de telle époque, de tel mouvement social,
ou encore, de façon non moins floue, des «pensées» (pensée sauvage, pensée
animiste, pensée mythico-analogique...). Plutôt que la référence à d’inaccessibles
«consciences», tenons-nous à la chose objectivable, propre à l’ordre du discours, les
formes du raisonnement persuasif et interprétatif de soi et du monde.

L’idée de coupure que j’avance n’est pas moins omniprésente sous forme d’intuition
générale et répandue, de même que celle d’incommensurabilité des raisonnements.
Au fond, elle s’extrapole du concept webérien de «polythéisme des valeurs». La
reconnaissance de la multiplicité concurrente des «bonnes raisons» morales, civiques
et politiques chez Raymond Boudon en découle. Le pluralisme logique est intégré
à la théorie rhétorique de Toulmin.

Des rationalités dans l’histoire

Une histoire dialectique et rhétorique reste à concevoir, elle serait l’étude de la


variation historique, de l’historicité des types d’argumentations, des moyens de
preuve, des méthodes de persuasion. Cette histoire du persuasible n’est pas faite ni

58
Marcus, Paranoia, 1.
59
Voir encore les notions de Imperfect Rationality, chez Elster, Ulysses. Celle de fermeture
d’esprit, Closed Mindedness, chez Rokeach qui en fait bien expressément «a mode of thought
and belief», Closed, 4.
60
Nouvelle censure.
61
De Carl Becker, repris par Noble, Paradox of Progressive.

295
même ébauchée, mais il en existe des bribes ici et là. S’il y a quelque chose de
réputé intemporel, c’est bien la raison; Nietzsche remarquait toutefois que la
logique, la pensée logique elle-même a une histoire, une histoire toujours en cours,
qu’elle n’est pas infuse à l’humanité pas plus que la rationalité. «Comment la logique
s’est-elle formée dans la tête de l’homme? Certainement par l’illogisme dont le
domaine à l’origine a dû être immense.»62

Je me rapporterai à un petit livre sur la variation historique de ce que l’auteur,


historien de l’Antiquité, disciple et ami de Foucault, nommait des «programmes de
vérité», l’essai de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leur mythe? J’en extrais un
exemple. Cicéron ne croyait certes pas, comme le faisait la plèbe romaine, que
Jupiter s’était transformé en cygne pour aller séduire Leda, mais il n’est pas vrai que
sa non-croyance sur ce point était tout bonnement l’identique de la nôtre. Cicéron
était un évhémériste: il rationalise les dieux en les tenant pour des héros divinisés et
ceci se combine avec la rationalité teintée de morale stoïque que montre sa
correspondance. Cette distance vis à vis des croyances populaires reste néanmoins
enfermée dans un «programme de vérité» (c’est le concept de Veyne)
incommensurable avec ceux qui se proposent en notre temps. On pourrait parler en
termes lukàcsien de limite de «conscience possible» de la part de Cicéron (pris
comme exemple d’une doxa lettrée romaine et non comme individu singulier): les
dieux sont des héros divinisés, c’est pensable même si ce n’est pas l’opinion du
vulgaire; les dieux et les mythes sont de pures et simples fictions, ceci demeure en
dehors du concevable historiquement construit.

La question n’est pas archéologique et il n’est pas besoin de remonter dans la très
longue durée. Dès que l’historien du contemporain se demande en transposant Paul
Veyne: est-ce que Jean Jaurès ou Karl Kausky ou Émile Vandervelde avant 1914 ont
«cru à leur mythe», à savoir à la socialisation des moyens de production, remède à
tous les maux de la société, apportée par une révolution prolétarienne imminente
débouchant sur une joyeuse Démocratie du travail, vous vous heurtez à des
difficultés qu’il n’est pas oiseux de poser. Il est impossible à tout le moins de
donner une réponse univoque et simple.

Le grand historien américain Carl L. Becker a développé à la même époque que


Veyne le concept, non moins intéressant, mais pas limpide, de «climats d’opinions»
successifs à situer dans l’histoire des idées et entre lesquels — unité de la raison
humaine ou pas — l’incompréhension est radicale. Il cite et analyse un passage de
Thomas d’Aquin sur le droit naturel, un développement sur la monarchie chez
Dante. Ce n’est pas que le lecteur moderne soit en désaccord avec eux ou qu’il pense
autrement sur ces sujets, à supposer qu’il en pense quelque chose, c’est qu’il se
trouve, dit Becker, devant une radicalement autre manière de raisonner, une manière

62
Gai savoir, III, § 111.

296
qu’il ne peut percevoir que, de bout en bout, aberrante. Il est placé devant
«l’impossibilité nue de penser cela», pour transposer Michel Foucault.63 «Ce qui me
gène, écrit en substance Becker, est qu’on ne saurait écarter Dante ou Saint Thomas
comme des gens peu intelligents. Si leur argumentation nous est inintelligible, ce fait
ne peut être attribué à un manque d’intelligence. Qu’une argumentation appelle ou
non l’assentiment ne dépend donc pas tant de la logique qui la soutient que du climat
d’opinions dans lequel elle baigne.»64

Ce «climat» est défini comme un filtre imposant à Dante et à Thomas «un usage
particulier de l’intelligence et un type de logique spécial.» Sans doute, cette
définition reste obscure, mais Carl Becker a mis le doigt sur un fait intriguant,
omniprésent et négligé. Il met dans ce «climat», les croyances littérales du récit de
la Genèse et une sorte de gnoséologie ad hoc, «l’existence étant conçue par l’homme
médiéval comme un drame cosmique composé par un dramaturge suprême suivant
une intrigue centrale et un plan rationnel.» Qu’en est-il de la raison et la logique, si
elles sont radicalement altérées par des «climats» successifs inintelligibles les uns
aux autres? Thomas d’Aquin ne peut ni nous persuader ni être réfuté par nous car
il est devenu, dit Becker, rationnellement intraduisible. Ce n’est pas même qu’on
puisse dire ses démonstrations fragiles ou spécieuses; elles sont tout simplement
inintelligible au regard de ce que nous considérons rationnel. «The one thing we
cannot do with the Summa of St. Thomas is to meet its arguments on their own
ground. We can neither assent to them nor refute them. ... Its conclusions seem to
us neither true or false, but only irrelevant.»65

Si peu d’historiens somme toute ont regardé ce problème en face et posé cette sorte
de question en toute clarté, il n’en reste pas moins qu’elle est latente dans toute étude
sur la pensée du passé. Toutes ces théories dévaluées — démontrant le droit divin
des rois, les privilèges de l’Église, la hiérarchie des races — ont été soutenues par
des gens fort intelligents avec force arguments, avec force démonstrations qui ont
paru longtemps solides, irréfutables. Étudier les argumentations théologiques
d’autrefois, étudier les théories scientifiques périmées, c’est à la fois n’en
comprendre ni les prémisses souvent, ni la démarche, tout en admettant qu’elles sont
ou plutôt furent rationnelles, c’est à dire «fondées dans l’esprit de ceux qui y
adhéraient sur des arguments qu’ils avaient des raisons fortes d’accepter.»66 Toutes
les théories scientifiques du passé se sont l’une après l’autre avérées fausses, et nous
apparaissent pensées avec des schémas démonstratifs dévalués (dont certains nous
paraissent même rétroactivement «fous» comme le montre, dans ses diverses

63
Mots et les choses, 7.
64
Ma trad., Heavenly, 5.
65
12.
66
Boudon, Raison, 60.

297
monographies de théories bizarres répandues au 19e siècle, un Guy Thuillier), mais
qui ont paru bien établis.

Ce n’est pas que les raisonnements en question seraient et demeureraient imparables,


cohérents, mais seulement fondés sur des prémisses aberrantes, c’est que toute la
façon de diriger sa pensée en un secteur donné et un temps donné nous est devenue
étrangère. Je suis alors amené à admettre comme formellement rationnel quelque
chose, un enchaînement d’idées que je renonce à comprendre au sens fort de ce
terme. Nous retrouvons ici, mais en l’élargissant à tous les discours à prétention
cognitive, la notion kuhnienne d’«incommensurabilité des paradigmes», «the
incommensurable ways of seeing the world and practicing science in it.»67 Que les
raisons du passé ne nous semblent plus rationnelles ne permet pas de les écarter car
il n’est pas raisonnable de penser que le présent soit le juge ultime du passé — et il
n’est pas indifférent de voir que, dans le passé, certaines idées, certaines thèses aient
découlé d’un effort soutenu de rationalité et de démonstration, alors que ces
raisonnements mêmes nous sont devenu aberrants. Je ne donne plus alors à
«rationnel» qu’un sens historique: c’est l’ensemble des schémas qui ont été acceptés
quelque part et en un temps donné par des gens que la société jugeait sages et
raisonnables.

! Des patterns transhistoriques? À l’inverse de cette réflexion


sur des coupures argumentatives successives, des historiens ont
cru distinguer en très longue durée l’éternel retour de patterns de
pensée idiosyncratiques. Le pattern gnostique par exemple
informant les «hérésies» dénoncées dans l’Antiquité chrétienne
par Irénée de Lyon, les idéologies millénaristes et joachimites du
Moyen âge tardif décrites par Norman Cohn, celles de la
Révolution anglaise, de la Revolution of the Saints (Michael
Walzer), comme enfin les idéologies révolutionnaires et
totalitaires du 20e siècle, — ce patterns s’adaptant par avatars en
subissant une superficielle rationalisation séculière.

Le philosophe austro-américain Eric Vœgelin a en effet postulé,


en s’appuyant notamment sur les travaux de Norman Cohn et de
Henri de Lubac sur Joachim de Flore et ses disciples, un pattern
de conscience gnostique qui serait à suivre en continuité depuis
l’Antiquité avec des épisodes de latence relative.68 La gnose leur
apparaît en longue durée, non pas tant comme une doctrine ou un
système datés, ni comme une stricte tradition continue, mais

67
Structure, 4.
68
Notamment dans Wissenschaft, Politik und Gnosis. München: Kösel, 1959.

298
comme «une attitude permanente de l’esprit humain dans son
effort de saisie du monde».69

Coupures et modernité: les Lumières contre superstition et préjugés

Toute la modernité, depuis les temps de Voltaire et Diderot, a éprouvé l’évidence


du fait que tout le monde dans la société ne partageait pas la même façon de
raisonner – ce qui revenait à dire, en des temps de monisme rationnel, que les uns
raisonnaient selon la raison et les autres déraisonnaient, par sottise et par haine de
la raison même, de la science et du progrès. Chez les uns, le monde était soumis à
l’examen rationnel, chez les autres, le «préjugé» et les superstitions tenaient lieu de
jugement.

Telle est l’attitude des Lumières face à l’Infâme et à l’obscurantisme des prêtres.
L’adversaire clérical des philosophes doit être écrasé argumentativement pour le
bien de la société, pour l’émancipation des esprits et le progrès de l’humanité, mais
il n’est pas techniquement réfutable si le réfuter ne revient pas à s’adresser, pour le
condamner et l’exclure, au Tribunal de la Raison, mais à se faire entendre de lui, à
lui rendre intelligible nos convictions et notre hostilité à son égard. On peut tout au
plus, ayant renoncé à lui parler et à ébranler ses croyances absurdes, démontrer aux
esprits raisonnables, nos semblables, nos pairs, que ses dogmes, ses préjugés et ses
sophismes, les raisonnements biscornus de sa théodicée, son apologétique
fallacieuse, ses pétitions de principe fidéistes, ses «preuves» par les miracles et les
prodiges, son intolérance sont en dehors des formes rationnelles. On peut discuter
contre tout ceci, on peut le satiriser, s’efforcer de détruire avec des mots ces
systèmes insensés, mais il est vain de discuter avec un tel adversaire. Il est
impossible de trouver un terrain pour amorcer la discussion puisque ce terrain ne
pourrait être que celui de l’argumentation rationnelle et que l’adversaire se trouve
ailleurs.

Le paradigme ternaire du positivisme

La vision de types cognitifs incompatibles, d’essences différentes, coexistant selon


des lignes de partage qui résistent à l’échange interdiscursif, types voués à se
combattre sans se comprendre s’est théorisée dans la philosophie occidentale avec
Auguste Comte qui fut «le Bacon et le Newton de la science sociale» aux yeux de
ses disciples.70 Comte s’efforce de penser, en l’exprimant sous la forme typique
d’une «loi» transhistorique censée réguler les «progrès» de la raison humaine, la
succession mais aussi, au 19ème siècle, la concurrence et la coexistence hostile de
trois «états» de la connaissance, deux récessifs, historiquement condamnés, le

69
Payot, Roger. Jean-Jacques Rousseau, ou la Gnose tronquée. Grenoble: PUG, 1978, 7.
70
Revue occidentale, 22: 1889. 220.

299
religieux et le métaphysique, et l’autre en progression et destiné à l’emporter, la
pensée positive. Le progrès comtien est essentiellement un progrès naturel de la
raison humaine, de l’intelligence humaine, «le développement humain me semble en
effet entraîner constamment ... une double amélioration croissante non seulement
dans la condition fondamentale de l’homme..., mais aussi.... dans nos facultés
correspondantes.»71 C’est pourquoi la Loi des trois états est au cœur de son
historiosophie et «l’état positif» des progrès de l’esprit est vu comme un état ultime
et définitif.

La pensée positive a pour objet de découvrir par généralisation les «lois» qui
gouvernent les phénomènes naturels ou sociaux. «Tout le progrès est donc compris
dans la prépondérance croissante de la généralisation».72 Alors que l’esprit
métaphysique est vainement à la recherche de Causes premières, qu’il patauge dans
les généralités indémontrables, le positivisme découvre et démontre des Lois et dès
lors il se met en mesure de prévoir l’histoire humaine puisque «la vraie science est
nécessairement caractérisée par la prévision»73 et que «les phénomènes sociaux sont
aussi susceptibles de prévision scientifique que tous les autres phénomènes
quelconques».74 «La science [sociale] a dès lors pour objet de découvrir les lois
constantes qui régissent cette continuité [du présent à l’avenir] et dont l’ensemble
détermine la marche fondamentale.»75

L’histoire humaine fait voir, disait déjà son maître, Saint-Simon, «le passage du
conjectural au positif, du métaphysique au physique». 76 Auguste Comte formule
dans sa foulée la «Loi des trois états» de l’esprit humain (qui est la première des
«Quinze lois universelles»). Cette loi, «découverte» par lui en 1822, est définie dans
l’opuscule fondamental de Comte. Voici son premier énoncé: «Par la nature même
de l’esprit humain, chaque branche de nos connaissances est nécessairement
assujettie, dans sa marche, à passer successivement par trois états théoriques
différents: l’état théologique ou fictif, l’état métaphysique ou abstrait, enfin l’état
positif ou scientifique». Auguste Comte recommande cette loi comme un grand fait
général découvert par induction.77 «Toutes nos conceptions (...) passent par trois

71
Cours, IV 305.
72
Littré, Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine. Paris: «La
Philosophie positive», 1876, 32.
73
Comte, Système de politique positive. Paris: Mathias, Carilian-Goeury & Dalmont, 1851-
1854. Vol. 4: 2.
74
Comte, Cours, IV, 249.
75
Comte, Cours, IV 292.
76
St-Simon, Œuvres, V, 6.
77
P. Laffitte, Cours de philosophie positive. Paris, 1889, I, 340.

300
états successifs dont l’ordre est déterminé: l’État théologique, l’état métaphysique
et l’état positif, résume Littré, son meilleur disciple. Enfin, la science sociale dont
la place a été tenue, aussi loin que pénètre l’histoire, par les systèmes théologiques,
puis par les idées métaphysiques, est amenée à ce point où de toutes parts, surgissent
les tentatives pour la constituer, et où la constitution en est effectivement
imminente».78

Ce paradigme des trois épistémè était, aux yeux de Comte, la «loi» démontrée d’une
«science incontestable». Il a fait beaucoup pour sa gloire; il est apparu à la fois
profond, démonstratif et évident. Les sciences naturelles sont déjà arrivées depuis
un certain temps au stade positif, mais la science de la société, encore «plongée dans
l’état théologique» a dû attendre Comte, fondateur de la positive «sociologie».
Toutes les sciences «aboutissent» à cette science sociale, encore largement
métaphysique (de l’état métaphysique de la réflexion politique et sociale, Rousseau
était, aux yeux de Comte, le pire échantillon), alors que le «passage à l’état positif»
s’est accompli successivement dans les mathématiques, l’astronomie, la physique,
la chimie, la biologie, chacune «échelon indispensable pour monter à la
sociologie».79 Comte et les siens travaillent donc à faire émerger la sociologie
positive. Elle prévoit le Règne final de l’humanité après l’époque de transition qui
verra les dernières résistances des paradigmes surannés.

Il résulte de ceci que, dans la France du 19e siècle, coexistent dans la mésentente et
l’anarchie des idées, si préjudiciables au progrès, des hommes attardés dans l’état
théologique ou religieux, des hommes en grand nombre pensant dans ce stade
intermédiaire et hybride, raisonneur mais spéculatif, dénommé par Comte
«métaphysique», et de rares savants venus au stade ultime positif, stade émergent qui
a pour lui l’avenir car la «Loi d’évolution» démontre «la marche vers l’état
positif».80 Le conflit des trois «paradigmes», entretient toutefois une anarchie
intellectuelle et morale qui fait regretter à Comte l’ordre organique du Moyen Âge
et lui fait concevoir l’avenir comme un retour (dialectique, eussent dit les hégéliens)
à l’ordre, une fin de l’histoire cognitive fondée sur l’unité incontestable et immuable
de la vérité, scientifique cette fois – Ordre et progrès.

Il y a évidemment un hic dans ce positivisme et dans cette raison nométhétique et


prédictive. Nous voici avec la forme de pensée propre à Comte au cœur même de
la problématique de ce livre.

78
Littré, Paroles de philosophie positive. 2e éd. Paris: De Ladrange, 1863, 30.
79
Littré, Fragments, op. cit., 118.
80
P. Laffitte, Cours de philosophie première. I. Théorie générale de l’entendement. II. Des
lois universelles du monde. Paris: Bouillon, 1889, 339.

301
Le modèle historico-épistémologique exposé par le fondateur de la Religion de
l’humanité et endossé par ses disciples est évidemment, pour emplyer ses propres
termes, plus que tout autre «métaphysique» car il est pensé dans le cadre d’un
déterminisme historique orienté vers un progrès univoque et nécessaire. Dans les
mots d’aujourd’hui, la pensée comtienne est un parfait exemple d’«historicisme»
(Karl Popper) déroulant des raisonnements circulaires qui extrapolent de la critique
du présent l’avenir fatal et, de l’avenir fatal, tirent des axiomes qui permettent de
débattre du présent et d’y départager le bien et le mal – c’est à dire le progressiste
et le condamné. Elle est l’expression accomplie de l’une de ces Logiques qui ont
dominé en conflit la modernité et dont la typologie va occuper le présent chapitre.
Comte est en effet une des figures de la Logique que faute de mieux (faute de plus
neutre) je désignerai comme gnostique, logique des Grands récits à laquelle
appartiennent aussi les systèmes socialistes nés en son temps. Mais il ne faut pas
s’étonner que Comte, quant à lui, jugeait parfaitement «métaphysiques» ces systèmes
concurrents, le seul système «positif» étant le sien:

Cette utopie [le socialisme] n’est pas moins opposée aux lois
sociologiques en ce qu’elle méconnaît la constitution naturelle de
l’industrie moderne.81

N’insistons pas sur le fait que l’auteur du Catéchisme positiviste en proclamant sur
le tard la Religion de l’Humanité, «religion rationnelle» certes, et en invitant ses
disciples à vouer un culte à la chlorotique Clotilde de Vaux semble même illustrer
une fatale régression de sa pensée au stade religieux qui signale que rien n’est jamais
acquis à l’homme positif.

Le modèle comtien doit s’inscrire et se déchiffrer parmi les théories de la


sécularisation et du désenchantement. Pour Max Weber comme pour Comte, le lien
entre l’Occident et les progrès de la rationalité est constant. Le désenchantement
webérien est un processus rationnel. L’idée de révolutions cognitives, c’est à dire
celle de coupures radicales dans des manières de connaître incompatibles, coupure
copernicienne, coupure feuerbachienne (Dieu comme projection de l’humanité de
l’homme) s’inscrit dans les théories de la sécularisation. Ce sera encore le modèle
de Gaston Bachelard: là où il y avait des mythes, des «images», la science vient
substituer des concepts et des protocoles d’expérimentation.

Croyance et connaissance

Le système de Comte est ternaire: il a le profond mérite de discerner, entre la pensée


religieuse et la science, un «état» intermédiaire qu’il voit prédominant en son siècle.

81
Système de politique positive. Paris: Mathias, Carilian-Goeury & Dalmont, 1851-1854. I,
159.

302
La modernité sociologique et historiciste a cependant beaucoup pratiqué aussi le
plus simple (plus manichéen?) paradigme cognitif binaire, Croyance/Connaissance.
Ce paradigme sur lequel je reviens au chapitre 5 est celui d’un Vilfredo Pareto, celui
d’un Gustave Le Bon au début du siècle passé et il est au cœur de leur sociologie.
Il semble issu d’un fait concret qu’il transpose: le conflit continu entre l’Église et le
monde démocratique, les savants, l’Université à travers le 19e siècle. Le Syllabus de
Pie IX en 1864, anathème dogmatique contre le progrès, le libre examen et les droits
de l’homme, contre la démocratie, en avait été la preuve mise sur la somme. Il se
borne à aménager l’opposition ancienne, raison/déraison, science/religion.

Ce paradigme binaire, agréable à adopter et utile pour la polémique, est suspect de


simplifier les choses et de les obscurcir plus que les éclairer. Binaire, il transforme
des nébuleuses de manières de connaître le monde en deux essences. Il suggère aussi
que ceux qui croient à des idées jugées non-scientifiques, le font par un vice
quelconque: par ignorance, par paresse intellectuelle, par fanatisme, par peur de
penser, en somme par un renoncement blâmable à la rationalité qui est en nous et par
un besoin infantile de croire à ce que notre raison – si elle n’était pas étouffée –
montrerait comme des insanités.

Le principe formel de rationalité s’oppose toujours à des contenus fallacieux,


magies, mythes, fables, dogmes, préjugés et superstitions. Ces contenus sont censés
injustifiables et non susceptibles d’être accompagnés de «raisons».

Tel est sans doute le legs des Lumières qui font de l’usage libre (individuel) de sa
raison et du recours constant à celle-ci une règle morale. Il n’est que de rappeler
l’injonction fameuse de Kant:

Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle


dont il est lui-même responsable. (...) Sapere aude! Aie le
courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise
des Lumières.

Comme le paradigme ternaire comtien, l’opposition croyance/connaissance


s’articule à un évolutionnisme cognitif: de la magie à la science, du pouvoir fictif sur
le monde au pouvoir effectif, l’esprit humain a évolué et doit continuer à évoluer
dans le bon sens, la connaissance doit se substituer secteur par secteur à la croyance.

Connaissance religieuse et non-contemporanéité

Il était important de rappeler que la question de la coupure de logiques


argumentatives est apparue d’abord sous la forme du conflit de la Foi et de la
Raison. Je voudrais revenir un peu plus longtemps à ce vieux dialogue de sourds. Le
cas semble bien dépassé de l’insurmontable dialogue de sourds entre catholiques et

303
«républicains» en France, entre «libres penseurs» et «cléricaux» au siècle XIX et
encore au XXème, mais dans sa dimension devenue folklorique, il est fondateur d’une
mémoire de la modernité.

L’essentiel du discours catholique au début de la Troisième République est consacré


à fulminer contre tout ce que «le siècle» admet, approuve et révère. Il est
constamment occupé à dénoncer, condamner, excommunier tout ce qui n’est pas
fermement soumis à l’Église et à la doctrine chrétienne, y compris les catholiques
tièdes, les rares libéraux, les gens qui cherchent des accommodements avec le
modernisme et avec la «fausse science» matérialiste. La condamnation de ce qui est
sorti de 1789, celle du monde moderne, du libéralisme, du rationalisme, de la
Déclaration des droits, de la République, de la maçonnerie, des «prétendus
réformés», des Juifs, de la science athée, de la mauvaise presse, du libertinage des
mœurs, de l’école sans Dieu, des laïcisations forment bloc. Il est à peine exagéré de
dire que ces condamnations font partie de l’Unité de la foi; elles ne laissent aucune
marge de compromis. Ce qui frappe dans le contre-discours catholique, c’est que sa
thématique est entièrement construite sur une négation, une abomination de tout ce
qui lui est extérieur, que son objet est ce monde extérieur, ses valeurs et ses
principes, en bloc et en détail, dont le discours s’empare dans un geste englobant de
réprobation pour en construire la logique mauvaise comme émanant d’une source
unique, explicitement «satanique». Une promesse eschatologique de règne imminent
du «Sacré-Cœur de Jésus» venait garantir la défaite prochaine de la France
maçonnique, juive et athée, le retour de la France chrétienne.

J’ai analysé dans Mil huit cent quatre-vingt-neuf ce discours clérical du point de
vue de sa non-contemporanéité en quelque sorte voulue avec le discours laïque.
Notamment, j’ai montré son rôle comme ready-made comique pour la presse
satirique républicaine82. Les chastes cantiques pour couventines, «Vive Jésus quand
son œillade/ Me rend heureusement malade...», l’idéologie du Règne du Sacré Cœur
avec son Horloge qui marque les siècles, 1689, apparition de Jésus à Marie
Alacoque, 1789, colère divine et règne de Satan, 1889, réparation et salut de la
France, le thème de la Tour Eiffel judéo-maçonnique contre le Sacré-Cœur de
Montmartre, monument de ladite réparation chrétienne veillant sur Paris, – tout dans
l’imprimé catholique d’il y a un bon siècle semble entretenir quelque chose comme
un archaïsme de combat travaillant à envenimer ses singularités et son
incompatibilité avec la mentalité républicaine «positiviste».83 Le discours catholique
enfermé dans la logique antimoderniste du Syllabus errorum de Pie IX, et qui
considère comme peccamineuses la presse, la littérature, la science laïques, est un
excellent exemple et probablement le modèle historique de l’Ungleichzeitigkeit
blochienne.

82
Voir 1889: un état du discours social, pp. 930-31.
83
Sur le «règne social de ce Cœur adorable», voir 1889, 931-933.

304
Le contre-discours catholique sous la Troisième République appuyé sur une
historiosophie providentielle et diabolique, sur une mystique tâtillonne et
dogmatique, voulu bigot, réactionnaire, se faisant gloire d’une arriération mentale
méticuleusement entretenue, n’était pas non contemporain au sens qu’il eût été une
survivance (comme on le dit de certaines «mentalités» paysannes); il représentait,
je le répète, un archaïsme de combat dont la vision apocalyptique du monde
moderne n’est pas sans interférer d’ailleurs avec les angoisses de la déstabilisation
symbolique qui s’exprimaient un peu partout et qui nourriront bientôt les fascismes.

Albert Schuré définit excellemment le discours catholique au tournant du siècle


«enfermé dans son dogme comme dans une maison sans fenêtre»84. Ce contre-
discours est fils respectueux du Syllabus errorum de Pie IX (1864) qui a condamné
«tous les principes sur lesquels repose la société française», ainsi que le notent avec
indignation les républicains85. Les catholiques l’entendent autrement: «Le Syllabus
brille sur les chrétiens comme un phare qui leur montre les écueils et sa lumière ne
cesse pas d’importuner les enfants de la nuit et des ténèbres»86. Ce texte pontifical
qui précède le premier Concile du Vatican se résume lui-même en sa proposition
LXXX: «Anathème à qui dira: Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et se
mettre en harmonie avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne». Dans
son Histoire contemporaine, Anatole France a montré, en la personne de l’Abbé
Lantaigne, comment le catholicisme du Syllabus est haine dogmatique de la diversité
et de la nouveauté, confession intrépide d’une vision du monde providentialiste,
mépris fondé en doctrine de tout libre examen.

La démonstration du rôle du diable dans les affaires françaises est au centre de ses
raisonnements.... Pourquoi tout ceci, tous ces complots opiniâtres, tous ces crimes
accumulés contre l’Église? Parce que les Loges sont «l’Église de Satan organisée
dans l’ombre». On y pratique «le culte officiel, obligatoire, le culte social du démon
vivant». Les maçons, «fils de Satan», prononcent dans leurs tenues une oraison à
Lucifer. «La franc-maçonnerie est bien réellement l’Église à l’envers, l’Église de
Satan»87. L’Abbé L. Baume prouve aux catholiques atterrés que les francs-maçons
pratiquent le culte de Lucifer, dont un avatar est le transformisme darwinien, proche
parent du spiritisme satanique! Quant aux loges d’adoption féminines, leurs autels
sont «dressés à la Vénus impudique». Il faut entendre ces propos littéralement. Un
journaliste antisémite avait écrit que «quelques» maçons satanisaient. Il se fait tancer
par la Bibliographie catholique: «tous» adorent Satan, «le culte de Satan est en

84
Les Grands initiés, préface.
85
Lockroy, J. officiel, session 1889, 1326.
86
Les Études, juillet 1889, 355.
87
Revue cathol. des institutions et du droit, 1889: I, 96.

305
honneur dans les hauts grades de la maçonnerie». «Les enfants de la Veuve»
constituent «la France de Satan»...

J’ai à vous prouver que le chef de la franc-maçonnerie est Satan.


Ne croyez pas que ce soit là un paradoxe, une thèse de fantaisie
que j’entreprends de soutenir; c’est une conviction, une évidence
pour moi.88

Satan est partout décelé... De 1789 est sortie la République qu’on désigne en
d’autres mots comme le «Règne de Satan». Comme le dit B. Daymonaz dans son
ouvrage Le décalogue ou l’Étendard nazaréen, tout Français doit «opter entre Dieu
et Lucifer, entre le règne social de Jésus-Christ et celui de Satan». «Sous
l’inspiration de Satan, ennemi de Dieu et de l’homme, les impies et les méchants se
sont ligués contre le Seigneur et son Christ, contre son Église et son Vicaire. ... Les
agents du démon .... sont nombreux aujourd’hui: les mauvais journaux, les cabarets,
les Sociétés d’amusement qui, le dimanche, détournent de l’église, les commis-
voyageurs impies et, dans les villes surtout, la Franc-maçonnerie et le Socialisme.»89

Aux récits des œuvres de Satan et de la désolation, succédaient des récits vengeurs.
Dieu punit les impies. Il a «frappé la vigne» en envoyant à la France républicaine le
fléau du phylloxéra90. La «main de Dieu» s’abat fréquemment sur les libres penseurs.
L’un d’eux a proféré contre la Sainte Vierge des «blasphèmes horribles»: la Croix
du Dimanche signale avec satisfaction qu’il a été frappé d’un «cancer à la langue»91.
D’autres esprits forts, fonctionnaires républicains, sont frappés par Dieu: leurs
enfants meurent, ils se suicident. Le maire de Toulon a supprimé des croix dans un
cimetière: «on a remarqué qu’après cet exploit le maire Dutasta est devenu fou»92.
La Croix se réjouit de voir les «sans-Dieu» frappés dans leurs femmes, leurs enfants,
terrassés par d’affreuses maladies, ruinés – raisonnant pieusement que ces épreuves
seront pour eux la voie du salut.

Historiosophie providentielle, où la «main de Dieu» s’abat sur les peuples et sur les
destins individuels et où la certitude salvatrice est au bout des désolations et du
malheur des temps. Ce malheur est grand. La France, «fille aînée de l’Église», a trahi
son mandat mystique. 1789 fut un péché d’orgueil. De ce péché originel découle un

88
Cartier, Lumière, 222.
89
Boylesve, Marin de, Père. Mois du Sacré Cœur de Jésus. Croisade pour le triomphe de
l’Église et de la France. Paris: Poussielgue, 1875 et Le régne du Sacré Cœur, février 1892,
58
90
L’Ami du Clergé, 19.9.1889
91
La Croix, 3.3.1889,3.
92
La Croix, 23.5. 1889.

306
mal omniprésent. Le Pape est incarcéré à Rome. Les «honnêtes gens» sont
persécutés par les maçons, laïcisateurs et athées. Les «sectes impies» et les Juifs
triomphent momentanément. C’est dans l’ordre des épreuves que la Providence
inflige à ceux à qui elle veut prouver son amour.

Cette conception de l’histoire et de la conjoncture se monnaye en un satanisme et


en un miraculisme anecdotiques. Le discours est occupé à procurer des indices de
la présence active du Diable parmi les Français et de l’activité incessante d’une
Providence hargneuse et mesquine, bienveillante aux dévotions méticuleuses et
occupée à châtier les méchants. La presse catholique parle du Diable avec le même
degré de détails concrets que quand elle parle du Préfet de Police ou du Président
du Conseil. Karl Marx «remplit sur la terre le rôle d’un Pape du mensonge, du
Vicaire du diable», cela se fulmine dans la presse catholique vers 1875.93 Les
suppôts du diable sont omniprésents. Le député républicain Jacques est «le-porte-
enseigne de Satan». Il n’est pas de lieu «en cette ville de Paris où Satan se trouve[e]
davantage chez lui» qu’au Parlement94. «À l’heure où le prince du Mal, le démon
semble jouir en plein de son triomphe», les catholiques voient partout la queue de
Belzébuth et brandissent contre lui l’amulette du Sacré-Cœur.

Au bout des épreuves, il y avait la promesse d’une apocalypse imminente, de


l’avènement d’une théocratie, d’un «règne du Christ-Roi», d’un retour à «Dieu
premier servi», de la défaite des idôlatres de la Raison et de la Liberté. Ce qui
s’esquisse vers 1890, c’est le programme d’un État chrétien ultramontain, autoritaire,
corporatiste.

Nous faisons de la propagande pour le seul règne de Dieu. Sans


le règne de Dieu, aucun excellent gouvernement n’est possible, il
n’y a place que pour les suppôts d’enfer qui règnent par la force
et la terreur95.

Les esprits laïcs, les républicains avaient l’indignation effarée quand ils plongeaient
dans «cette littérature idiote, monstrueuse par sa duplicité, sa bêtise, et qui
s’entour[e] du patronage de NN. SS. les Évêques». Mais quelques catholiques d’il
y a plus d’un siècle avouaient aussi leur non possumus face au discours prédominant
dans l’Église et dans sa presse. L’Abbé Roca, prêtre de tendance gallicane et
républicain, le caractérise en ces termes: «soumission aveugle, abandon de soi-
même, horreur de tout progrès social, éloignement systématique des plus nobles

93
Ceinmar, 23.
94
Jacques: la Croix, 25.1. 1889, 2; Parlement: la Croix, 1.3. 1889, 1. Cit. suivante:
L’Univers, 28.7. 1889, 1.
95
La Croix, 17.5. 1889,1. «Souvenons-nous toujours que la société repose sur la loi, la loi
sur la morale, et la morale sur la religion». Politique et vérité, 26.

307
aspirations de ce siècle...» Joséphin Péladan, homme de lettres décadent, rosicrucien,
catholique ardent mais hétérodoxe et moins jobard qu’on ne le dit, s’afflige:
«l’estampille qui donne cours à un livre ou à une image parmi les catholiques, c’est
l’idiotie. Allez voir si les comtesses du noble faubourg lisent les livres qu’elles
patronnent pour l’abêtissement des paroisses!»96

Logiques disciplinaires

C’est une vaste problématique que je ne peux écarter mais que je ne prétends pas
aborder en détail: celle de savoir s’il existe des logiques argumentatives absolument
propres à certaines disciplines, à certaines traditions de pensée, à certains secteurs
de la vie intellectuelle et civique, et de dire quel écart elles entretiennent avec le sens
commun et si on peut en dresser une sorte de topographie. Logiques ésotériques qui
seraient apprises et validées sectoriellement et qui étonneraient parfois de l’extérieur
ou ne viendraient pas spontanément à l’esprit du vulgaire.

Je me borne à rappeler que la question encore un coup est posée ici et là, mais
qu’elle n’est abordée synthétiquement nulle part. Que Chaïm Perelman a creusé les
particularités, expliqué et voulu justifier les conventions du raisonnement juridique,
notamment du raisonnement jurisprudentiel avec ses «précédents» (sorte de
raisonnement qui serait exclu en sciences et serait jugé plutôt faible dans la vie
quotidienne). Que l’économie politique s’est fixé depuis deux siècles des modèles
de raisonnement propres (théorie de l’utilité espérée et ses variantes). Que la théorie
de «Trois cultures» du Berlinois Wolf Lepenies s’efforce d’isoler une logique
particulière et médiane des sciences sociales, située entre le littéraire et le
scientifique.97 Que Jean-Claude Passeron, en domaine français, a donné un livre
perspicace, à peu près seul de son espèce et injustement ignoré, sur l’argumentation
sociologique. Il y décèle la prévalence de raisonnements de présomption et non de
nécessité, fondés sur une topique et non sur des démonstrations en forme; sur des
raisonnements d’inférence plus souvent que des syllogismes: à ces titres, le discours
sociologique relèverait pleinement de la seule rhétorique.98 Que Raymond Boudon
aborde à diverses reprises l’écart critique entre l’explication sociologique, contre-
intuitive, et ce qu’il désigne comme le «raisonnement social spontané» avec ses
fausses évidences et inférences.99 Les sociologues, gens prompts à la polémique,

96
Langlois, L’Anticatholique, Paris, 1889, 202; Abbé Roca, L’Étoile, n°2, 1889, 17; Joséphin
Péladan, préface à L. de Larmandie, Pur sang, 6.
97
Die drei Kulturen. München, 1985. S Les trois cultures. Entre science et littérature,
l’avènement de la sociologie. Paris, 1990.
98
Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel.
99
Boudon, Inégalité, incipit. Et Bourdieu, Raisons, dit exactement la même chose pour cette
fois.

308
présentent souvent leur discours comme rationnel, mais suivant d’autres
«protocoles» que celui des sciences de la nature, tout en étant plus rigoureux que la
logique informelle de la doxa. Certains économistes, je viens de le rappeler,
prétendent non moins de leur côté avoir construit une «rationalité économique» sui
generis.

Je ne m’attarderai pas à la logique juridique qui n’est pas de ma compétence et sur


laquelle les travaux abondent. Perelman, philosophe du droit, a relancé lui-même
cette logique juridique à laquelle il a consacré un livre constamment réédité.100 Il est
admis qu’il existe un raisonnement spécifique au juriste, une logique floue du reste
et contingente, un bricolage comportant beaucoup de conventions et fondé sur des
axiomes-fictions (par exemple que la loi est claire, non contradictoire, que tout ce
qui peut arriver y est prévu). Logique inconclusive en tout cas, qui relève du seul
probable; Perelman le concède d’emblée: «rares sont les situations où les bonnes
raisons qui militent en faveur d’une solution ne sont pas contrebalancées par des
raisons plus ou moins bonnes en faveur d’une décision différente.»101 Il faut
probablement parler de logiques au pluriel. Depuis Cicéron, la rhétorique est affaire
d’avocats. Or, la rhétorique de l’avocat, argumentant au nom d’une partie, est
fonctionnellement d’une tout autre nature que le raisonnement du juge arbitrant entre
la justice idéale, la loi, la jurisprudence et les circonstances sociales et effets
supputés de sa décision tout en voulant que cette décision soit pour les générations
futures fondée, juste et solide. La logique juridique propre se trouve à cet égard
essentiellement dans les motivations des tribunaux, dans les décisions de justice. Elle
a encore à voir avec les contraintes de la preuve: les preuves doivent être «graves,
précises et concordantes», l’aveu seul ne suffit pas, nul ne peut être témoin qui est
parent ou allié d’une des parties, on ne peut chercher à prouver contre l’autorité de
la chose jugée etc.

Une logique des philosophes

Il paraît aux États-Unis depuis 1968 une abondante revue intitulée Philosophy and
Rhetoric. L’idée qu’il existe une spécificité tout à fait particulière de l’argumentation
philosophique est soutenue et illustrée de façons diverses, peut-être
complémentaires, dans plusieurs ouvrages récents. Le discours philosophique relève
en bloc et en détail de la persuasion quels que soient les prétentions de certains
philosophes à «démontrer»; philosopher, c’est argumenter.102

100
Perelman, Logique. Voir aussi Atienza, Razones, Burton, Introduction, Engisch,
Einführung, Ghirardi, Raisonnement, Kalinowski, Logique, Klug, Juristische, Martineau,
Petit, Mathieu-Izorche, Raisonnement, MacCormick, Legal, Stamatis, Argumenter.
101
Logique jurid., 6.
102
Ce que dit Cohen, Arguments, 25. Argumenter courtoisement en principe, mais il y a dans
tout philosophe un guerrier éristique dès qu’il se sent «attaqué».

309
John Passmore dans Philosophical Reasoning aborde la question en relevant des
schémas rhétoriques qui ne semblent qu’aux philosophes et sont remarquablement
étrangers au raisonnement des gens ordinaires. Ainsi, la regressio ad infinitum, qui
remonte à Platon, n’est guère attestée dans les discussions au Café du commerce.

Henry Johnstone Jr de son côté cerne la particularité du débat philosophique en ces


termes qui me paraissent justes: le débat philosophique est strictement ad hominem,
il doit se placer sur le terrain du système attaqué et s’efforce de faire apparaître une
discordance entre posés et présupposés, de dégager un élément inhérent qui
réfuterait les conclusions. Cela commence, selon Johnstone avec Aristote qui, dans
l’Éthique à Nicomaque se sert de certains arguments d’Eudoxus lui-même pour
attaquer les positions d’Eudoxus.103 Autrement dit, l’adversaire ne cherche pas à
prouver que la philosophie «attaquée» est fausse, mais qu’elle est mal déduite. «It
is my belief that a philosophical position can be true or false only insofar as it is true
or false to its own presuppositions.»104 Johnstone a raison en ceci que «Le soleil est
à 92 millions de milles de la Terre» peut être réfuté ad rem,105 tandis que «Le réel
est le rationnel» ne peut être réfuté qu’en montrant la faille dans le système hégélien.
Et si je prétends réfuter Leibniz, «Tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes possibles», en évoquant les guerres et les famines, je montre seulement que
je ne suis pas philosophe et que je ferais mieux de me taire. Le non-philosophe
trouvera, s’il le veut, amusant que des «faits» ne sauraient jamais venir troubler la
sérénité des systèmes philosophiques, mais c’est un constat: on ne peut contester un
système philosophique que de l’intérieur, les philosophes se gardent d’invoquer des
données du monde extérieur. Alors la philosophie est une logomachie solipsiste?
Deux gros mots pour suggérer qu’elle montre sa sorte de vanité par la règle
d’exclusion argumentative qui y prévaut. Il n’est pas de philosophie du reste qu’un
autre philosophe n’ait trouvé aporétique.

Je tendrais à dire sur ce point autre chose qui vient non contredire mais compléter
ce qui précède. Depuis les temps de Protagoras et de Platon, la philosophie est
demeurée polarisée en deux logiques de raisonnement aussi différentes que possible,
logique sceptique et logique dogmatique comme on les qualifiait dans l’Antiquité.
Des sophistes aux sceptiques et pyrrhoniens, aux relativistes aujourd’hui, fleurit une
façon inextinguible de douter indéfiniment en raisonnant qui a exaspéré les autres
«écoles» de siècle en siècle.106 Depuis des siècles aussi, les dogmatiques ont réfuté
les relativistes en leur intimant qu’ils s’auto-réfutaient en émettant la prétention
d’être plus vrais que les philosophies du vrai. Je crois l’objection imparable, même

103
Philosophy, 67.
104
Validity, 135.
105
C’est 93 !
106
Koethe, Skepticism.

310
si elle ne les perturbe pas: si aucun discours n’est jamais fondé, le discours
relativiste ne l’est pas plus que les autres — bel exemple d’ad hominem.

Une autre polarisation inconciliable qu’illustre le Positivismusstreit dont je parlais


au début de ce livre s’établit dans les temps contemporains entre «théorie
traditionnelle et théorie critique» (Horkheimer) et elle résulte du moderne projet de
constitution d’une pensée non-aristotélicienne remontant à la dialectique de Hegel
et puis celle de Marx, et en deçà d’eux, à Jakob Boehme, aux pensées gnostiques,
à la problématique d’une raison du devenir, censée «élargie et mobile», de
l’invention d’un langage conceptuel adapté au discontinu et au changeant.107

Pensée livresque, intellectualisme abstrait, clôture scolastique

C’est une ancienne catégorie, plus satirique que rigoureuse, à laquelle je ne vois pas
véritablement d’origine ni d’auteur, mais qui désigne bien précisément une façon de
penser désincarnée, propre aux gens dont l’expérience de la vie se borne à des
livres: la catégorie du «livresque». Cela commence au fond avec Les Nuées
d’Aristophane. Il s’agit de désigner, un peu vaguement et ironiquement, une
manière de raisonner et de disputer propre aux gens qui ne vivent que «dans les
idées» et inadéquate à ce titre pour aborder le réel et les choses de la vie.

Søren Kierkegaard disait à peu près ceci du vénérable titulaire de la chaire de


métaphysique à Copenhague en son temps: la plus sale blague qu’on pourrait lui
faire, serait de lui envoyer un jeune homme lui demander des conseils sur la vie.
L’idée qu’il y a plus de choses sur terre et au ciel que n’en ratiocine la philosophie,
que le philosophe substitue volontiers à l’observation de ce monde complexe des
raisonnement exsangues et abstraits, des raisonnements d’hommes de cabinet, est un
soupçon vieux comme la philosophie. Proudhon, enthousiasmé par Hegel ou par ce
qu’il croyait y comprendre, opposait à la philosophie française de son temps la
logique toute différente du cours des choses: «Le vrai, le réel est ce qui change, qui
est susceptible de progression, conciliation, transformation; le faux, le fictif,
l’abstrait est ce qui se présente comme fixe, inaltérable.»108

Ce qui s’exprime de siècle en siècle, c’est le soupçon que les pensées spéculatives
et abstraites sont inaptes à refléter le devenir et la complexité sociale, que les gens
qui «vivent dans les livres» tendent à confondre l’explication notionnelle avec une
analyse empirique, à confondre la manipulation d’entités rhétoriques et l’art
d’argumenter justement avec le corps à corps avec le monde réel.

107
Wunenburger, Raison, 165.
108
Discuté par A. de Potter, De la propriété intellectuelle et de la distinction entre les choses
vénales et non-vénales. Majorats littéraires de Proudhon. Bruxelles: L’auteur, 1863, 11

311
Auguste Cochin, fameux historien contre-révolutionnaire, avait pris pour objet
d’étude les Sociétés de pensée d’avant 1789 et il y a décrit l’efflorescence d’une
logique nouvelle — qu’il nomme «philosophique» simplement, ou par anticipation,
«jacobine» — qui lui paraît à la fois nouvelle, singulière, foncièrement fausse,
délétère et logiquement porteuse de futurs crimes, déduits et justifiés «abstraitement»
par les Robespierre et les hommes à doctrine de la Terreur. Il voit fleurir dans le
petit personnel philosophique d’avant la Révolution une manière de penser
applaudie et prisée en certains cercles, qui permettait de tourner en toutes
circonstances le dos au réel et à l’expérience du monde, «le succès désormais est à
l’idée distincte, à celle qui se parle, non à l’idée féconde qui se vérifie».109 Ce qui
excite sa verve est l’invention par lesdites Sociétés de pensée sous Louis XVI de
quelqu’un qui pourra se nommer un jour Homo ideologicus, homme nouveau apte
seulement à causer et spéculer inlassablement, à changer le monde «sur papier», à
débattre d’idées «pures» et entraîné à écarter de sa ligne de mire le monde empirique
et ses contraintes.

Tout ceci est proche de «l’esprit métaphysique» avec son égalité abstraite, sa liberté
absolue, sa raison souveraine, sa vision de la toute-puissance des idées, identifié et
décrit avec réprobation par Auguste Comte (et ironisé ensuite par Friedrich Engels).
Pour Auguste Cochin, il s’est agi d’un véritable changement qui s’est opéré à
l’échelle sociologique parce que des milieux sociaux prestigieux se sont occupé de
légitimer cette logique aberrante: «L’armée des philosophes, disséminée dans le pays
..., s’entraîne partout, dans le même esprit, selon les mêmes méthodes au même
travail verbal de discussions platoniques».110 «Tandis que dans le monde réel, le juge
de toute pensée est l’épreuve et son but, l’effet, dans ce monde-là, le juge est
l’opinion des autres et son but, leur aveu.»111 Par renversement du sens commun,
nous dirions: pour le petit personnel «philosophique», tout ce qui est rationnel doit
être ou devenir réel.112

Dans l’histoire du mouvement ouvrier, le «marxisme» vers 1880 avec son sens de
l’histoire était censé venir démonétiser le spéculatif socialisme «pré-marxiste» lequel
était à coup sûr l’enfant légitime de la logique philosophique: «La transformation
sociale serait l’œuvre de la raison, et non le résultat de l’évolution des phénomènes

109
Cochin, Esprit, 39.
110
35.
111
37.
112
Tocqueville dit aussi ce genre de choses en parlant des hommes de 1789, in Ancien
régime, éd. 1860, 238-39: «même attrait pour les théories générales, les systèmes complets
de législation et l’exacte symétrie dans les lois; même mépris des faits existants; même
confiance dans la théorie; .... même envie de refaire la constitution tout entière suivant les
règles de la logique et d’après un plan unique. .... Effrayant spectacle!»

312
économiques et sociaux » etc.113 Le socialisme utopique avait été un socialisme «auf
den Kopf gestellt», un socialisme qui marchait sur la tête, comme Engels le dit en
empruntant la formule à Hegel dans sa Philosophie de l’histoire. «Maintenant pour
la première fois le jour se levait, pour la première fois, on entrait dans le royaume
de la Raison, maintenant la superstition, l’injustice, le privilège, l’oppression allaient
être chassés par l’éternelle vérité», ironise Engels dans la fameuse brochure
Socialisme utopique et socialisme scientifique114. Engels rapportait cet idéalisme à
la fausse conscience de la classe ennemie instillée dans l’esprit des réformateurs:
«Nous savons aujourd’hui que ce règne de la raison n’était rien que le règne idéalisé
de la bourgeoisie.»115

La logique livresque de ceux que Marx dénommait les «faiseurs de nuages» (il visait
particulièrement les prétendus marxistes français) n’a cependant pas été éliminée de
la production d’idées socialistes, loin s’en faut. À la fin du XIXème siècle, une
poignée de penseurs dans la mouvance ou à la marge du mouvement socialiste vont
signaler ce qu’ils jugeaient faux et absurde dans les doctrines officielles et les
programmes, y montrer des erreurs de raisonnement et plus, une façon inadéquate
inhérente de raisonner sur le concret. La sorte de reproches faits aux doctrinaires de
la Deuxième Internationale est, une fois encore et toujours, celle de
l’intellectualisme livresque. Georges Sorel a cherché notamment à caractériser la
sorte d’épistémologie des théoriciens du parti à la Belle époque, logique qui était
particulièrement inapte à ses yeux à saisir le mouvement de l’histoire et
particulièrement éloignée de toute tournure d’esprit «matérialiste». Il qualifiait la
démarche d’«hypothèse intellectualiste»: tout ce qui est rationnel, une fois de plus,
y devient réel et tout ce qui est souhaitable y paraît réalisable! Cet intellectualisme
transforme des concepts (souverain bien, unité du genre humain, égalité sociale,
droit au bonheur) en buts à atteindre. Inversement, ce qui est logiquement inutile
doit et va «s’évanouir» et telle est, selon Sorel, la dynamique naïve des tableaux du
socialisme réalisé qui fleurissaient dans la SFIO:

La classe bourgeoise est devenue inutile, elle disparaît; la


distinction des classes est un anachronisme, on la supprime;
l’autorité politique de l’État n’a plus sa raison d’être, elle
s’évanouit; l’organisation sociale de la production suivant un plan
déterminé devient possible et désirable, on la réalise etc. Ainsi
parlent les disciples d’Engels.116

113
Eugène Fournière, Théories sociales, iii.
114
Éd. de Paris, 1902, 7.
115
Engels, Socialisme utopique... Éd. Sociales, 7.
116
In Le Devenir social, octobre 1897, 885.

313
Un tel intellectualisme aboutit notamment à la pétition de principe qui, de fait, n’est
pas difficile à déceler dans les écrits des penseurs militants. En voici un exemple
patent:

L’insuffisance d’un produit est inadmissible sous la société


collectiviste. Ce régime, en effet, n’a de raison d’être que s’il tire
un meilleur parti que le régime actuel des moyens de production
qui lui seront confiés.117

C’est qu’il y a dans la rhétorique même et surtout dans la topique que théorise
Aristote et que la tradition lègue aux générations futures quelque chose qui débouche
constamment sur le binarisme abstrait intemporel et semble le légitimer. À ce titre,
l’histoire de la rhétorique valorise des discours qui persuadent selon une logique
qu’on nommera un jour «livresque» à ceci près que, curieusement, elle fleurit et
s’épanouit aussi spécialement dans la logique militante de la gauche moderne. «Si
b est propre à A, ce qui est dit de A peut être dit de b» (si la démocratie
parlementaire est propre au capitalisme, alors, comme lui, elle est mauvaise et à
supprimer). Si une chose – le système capitaliste – est mauvaise, elle est
irréformable et donc à détruire de bout en bout pour y substituer son exact opposé.
Si une chose est bonne, le plus de cette chose est meilleur (si la socialisation des
moyens de production est souhaitable, il sera nécessaire et excellent de l’étendre en
tout et partout...). Si la cause d’un phénomène est supprimée, ce phénomène
disparaîtra ipso facto, cessant causæ, cesset effectus (puisque la prostitution est due
à l’exploitation capitaliste, elle disparaîtra automatiquement avec ce régime – ainsi
les abolitionnistes perdent leur temps et font perdre le temps du Parti). Tous ces
schémas semblent décalqués des Topiques. Si b, c, d sont inhérents à A,
l’accomplissement de A entraîne celui de b, c, d: l’instauration du collectivisme
entraîne fatalement la hausse de production, la satisfaction de la demande populaire,
la qualité du produit, puisque tous ces bienfaits sont inclus dans la définition du
projet.

Vilfredo Pareto, dans ses analyses des théories socialistes, focalise aussi sur l’aspect
qui est, de fait, le trait premier, qui est le propre de l’intellectualisme abstrait, la
pensée binaire. Il met au cœur de sa critique des Systèmes socialistes une manière
de raisonner sur le social par alternatives et antithèses. Cette dialectique-là est en
effet aristotélicienne et, ajouterait-on, nullement hégelo-marxienne! «L’erreur de
beaucoup de socialistes, écrit Pareto, c’est qu’ils raisonnent, sans s’en apercevoir,
par antithèses. Ayant démontré que d’une institution actuelle dérivent des maux et
des injustices, ils sautent à la conséquence qu’il faut l’abolir et mettre à sa place une
institution fondée sur le principe diamétralement opposé».

117
Ibidem, 397.

314
Pierre Bourdieu livre de son côté une perspicace «Critique de la raison scolastique»
dans ses Méditations pascaliennes. La critique de la raison livresque ne vient pas
seulement (je le rappelle à l’adresse des manichéens) des sociologues classés à
droite. Cette «raison scolastique» résulte à ses yeux du point de vue particulier de
l’intellectuel, de l’universitaire, celui de la G÷ïëç, du loisir académique, isolé des
soucis de la vie ordinaire, raison appauvrie qui est le fait spontané de gens immergés
dans un univers d’école, univers coupé de la vie sociale par un long processus
d’autonomisation.118

Logiques et «égocentrismes»

Piaget montre que la logique des enfants est pré-logique en ceci surtout qu’elle est
totalement égo-centrique et ne se projette jamais en s’objectivant mais pense à partir
d’un moi irréductible. C’est un bon critère qui répartit clairement les raisonnements
entre ceux qui admettent en raisonnant que plusieurs points de vue sont possibles sur
la même chose et que le raisonnement offert par moi (quelle que soit ma conviction
de for intérieur) n’est pas le seul possible, ni le seul raisonnable ou encore le seul
"moral" et ceux qui ne voient jamais midi qu’à leur porte et font preuve d’une sorte
d’autisme rhétorique.

Les anciens rhéteurs montraient dans le haïssable moi, dans l’égocentrisme des
intérêts et des passions la source première de la plupart des sophismes et des fautes
de raisonnement. L’amour de soi fait l’homme, admettaient-ils, et celui-ci est peu
capable de raisonner parce que peu capable de faire abstraction de cet amour
dévorant et sans se mettre au centre du débat. L’amour des siens et de ses semblables
de surcroît, ethnocentrismes, sexocentrismes, classocentrismes seraient la principale
cause et presque unique de raisonnements unilatéraux, mal déduits, passionnels, des
aveuglements comme des erreurs de jugement.

Logiques ou idéo-logiques ?

Mes hypothèses sur les grandes divergences logiques qui traversent la société vont
s’appliquer particulièrement à «ces explications systématisées du réel que l’on
nomme idéologie, sortes de machines à trier les faits favorables à nos convictions
et à rejeter les autres».119 Je prends le terme de façon neutre et sans parti pris: tous
les systèmes qui formulent une critique sociale, qui la couplent à un programme et
justifient une action politique, qu’ils visent à revenir en arrière, à maintenir, amender
ou abattre et reconstruire la société sont des idéologies. Le concept d’idéologie fait
partie de ces idées nouvelles des sciences humaines qui, au cours du 19e siècle, vont

118
Méditations, 36.
119
Revel, Connaissance, 24.

315
justement venir balayer l’ancien empire rhétorique.120 Ce que je me propose de faire
est de remettre le fait rhétorique au cœur de l’Ideologiekritik.

Marx n’a jamais été tenté de définir ce mot d’idéologie qu’il emploie pourtant
beaucoup, mais par contre les définitions, marxiennes ou non, pullulent.121 J’épingle
au passage celle formulée par Louis Althusser il y a plus de trente ans, définition qui
ne porte par sur l’idéologie dans son extension générique (c.-à-d. toute la culture
d’une époque et d’une société, le discours social global sous l’influence d’une
hégémonie et d’intérêts donnés), mais sur les idéologies comme des «systèmes»
censés autonomes enkystés dans l’ensemble socio-discursif. La voici: «Une
idéologie est un système possédant sa logique et sa rigueur propres, de
représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une
existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée.»122 Je pense que les
termes de cette définition ne sont pas moins obscurs que le mot même et que celle-ci
confond en tous points les apparences et la réalité. Si j’avais à proposer à mon tour
une définition de travail, j’en prendrais, mot pour mot, le contrepied: — Les
idéologies ne sont pas des «systèmes» ou ne le sont que dans et par leur rhétorique
d’auto-légitimation; Les idéologies sont, de toute probabilité, des bricolages, des
collages hétérogènes dont, encore une fois, leur rhétorique s’efforce de cacher les
coutures et les raccords; Les idéologies ne sont que des productions sectorielles
immergées dans cet ensemble plein d’affrontements, de «bougés» et de réfections
subreptices qu’on peut appeler le discours social total, ensemble dont les
doctrinaires de l’idéologie-système s’efforcent justement de s’isoler; Les idéologies
ne sont pas «selon les cas» images, mythes ou idées et concepts, mais toujours (à
supposer qu’on comprenne ce que ces termes veulent dire) l’un et l’autre
simultanément; Les idéologies ne sont pas des «systèmes» encore dans la mesure
où elles apparaissent à l’analyse comme des nœuds gordiens d’antinomies et
d’apories, une fois encore plus ou moins habilement dissimulées sous les
raisonnements, les preuves et les démonstrations. Les antinomies et les apories dont
je parle ne sont pas des insuffisances contingentes dont certaines idéologies seraient
grevées, mais elles sont le résultat fatal de toute recherche de cohérence axiologique
et de toute volonté d’interprétation collective et mobilisatrice du monde.

Cependant, on peut donner un sens à «logique et rigueur propres» mais ce n’est pas
celui qu’Althusser pouvait avoir à l’esprit: c’est celui où une doctrine totale se
présente comme ayant une cohérence sans faille et comme offrant réponse à tout.
C’est l’occasion de s’interroger sur le rôle de la cohérence dans les croyances
militantes et sur l’échec qui guette fatalement les idéologues pour qui la cohérence,

120
Voir Billig, Ideology & Opinions, 3.
121
Classées par Boudon, Idéologie, ch. 2.
122
Althusser, dans Théorie d’ensemble. Paris: Seuil, 1968, cité pp. 128-9 et passim.

316
la rigueur sont la pierre de touche de la ligne juste – en même temps qu’un critère
moral de «pureté» idéologique. Les Grands systèmes idéologiques du siècle passé,
de la droite à la gauche, ont présenté de fait, au plus haut degré, l’apparence
systémique requise par Althusser, celle d’un enchaînement où tout «colle», où tout
s’explique, où tout est logique et tout trouve réponse – et une fois cet idéal atteint,
on ne devait plus toucher à rien. Ce caractère rhétorique seul indiquerait en fait que
ces systèmes quels qu’ils fussent ne relevaient pas de la scientificité. La question qui
vient aussitôt à l’esprit est de savoir en effet si, dans une critique sociale et une
vision de l’histoire, la cohérence systémique est un si bon signe que ça! Vilfredo
Pareto voyait au contraire dans la cohérence ostentatoire le trait typique de la Docta
Ignorantia, «l’exégèse des ignorants, remarquait-il, est toujours beaucoup plus
logique et claire que celle des savants parce que les premiers ne voient pas les
impossibilités des conséquences rigoureusement logiques de la doctrine et
n’essayent nullement par conséquent d’esquiver ces conséquences.»123

C’est pourquoi il est difficile de distinguer nettement les deux notions d’idéologie
et orthodoxie, celle-là appelant l’imposition de celle-ci. Toute idéologie tend à se
figer en dogmes indiscutables et à excommunier les tièdes et les douteurs, ceux qui
voient les failles. Orthodoxie, c’est à dire dispositif de sécurité mentale, canevas
immuable qui permet de comprendre ou du moins d’absorber le cours des choses
sans avoir à affronter le doute ni la remise en question. C’est ce caractère
(éminemment présent dans le «marxisme orthodoxe» d’avant 1917 que j’ai étudié)
qui a le plus répugné aux intellectuels autonomes de la triste Belle époque, comme
Georges Sorel pour qui le droit de douter et celui de changer d’opinion se
confondaient avec le goût de vivre et qui, à ce titre, ont regardé de haut et non sans
perspicacité les «sclérosés» doctrinaires du marxisme en France et en Allemagne.
«Les social-démocrates, résumait Sorel méprisant, étant impuissants à rien tirer de
leurs formules pour les guider dans les cas difficiles de la vie pratique, sont amenés
à avoir recours à une autorité centrale qui les dispense de raisonner par eux-
mêmes.»124

C’est d’autre part qu’en effet — c’est ma thèse dans ce livre — les idéologies ne
sont pas que des contenus mis en forme de vision du monde, elles sont même très
peu des contenus lesquels varient selon la conjoncture (les idéologies en longue
durée, les nationalismes par exemple, c’est comme le couteau de Jeannot, on change
la lame puis le manche, mais ça reste le même couteau). Elles sont, aussi et avant
tout, une manière déterminée d’orienter son esprit, de raisonner sur le monde et elles
procurent toutes, mais chacune le fait différemment, une rééducation dialectique,
si je puis m’exprimer ainsi, à leurs partisans. Elles leur procurent du même

123
Systèmes socialistes, II, 326.
124
Les polémiques pour l’interprétation du marxisme. Bernstein et Kautsky. Paris: Giard,
1900, 3.

317
mouvement une capacité à baptiser les choses selon la doctrine et une monosémie
partisane qui sert à faire voir la vérité doctrinale contre les apparences – jusqu’au
moment où les disciples, lexicologiquement rééduqués, conçoivent en effet que noir
c’est blanc et blanc c’est noir. Pour moi, le réactionnaire idéaltypique, et l’antisémite
et le raciste, le nationaliste, et le communiste et le révolutionnaire, sous leurs
successifs avatars au cours des deux siècles de la modernité, diffèrent avant tout
entre eux par une sélection de schémas persuasifs à laquelle s’attache leur identité
militante, par des schémas intériorisés et nullement universels qui permettent à
l’adhérent avec un peu d’entraînement de penser spontanément selon la ligne, de
«réagir» idéologiquement et de se faire prosélyte à grand renfort d’arguments dont
il est du reste le premier convaincu.

Les idéologies expriment des intérêts différents, elles regroupent et séparent, elles
formulent des visions du monde incompatibles, mais surtout, elles dévident des
raisonnements qui persuadent les convertis alors qu’ils semblent sophistiques dans
l’autre «camp». Une idéologie comporte une topique propre, une dialectique (au sens
d’Aristote), une rhétorique particulière, des figures et des tropes, une herméneutique
inséparable de tout ceci, l’embryon d’une poétique aussi bien.

Le concept d’idéologie, que celle-ci soit conçue comme une foi séculière ou, pour
dire le même genre de chose de façon polémique, comme un bourrage de crâne et
une forme de servitude volontaire, ce concept étranger dans toutes ses définitions
possibles au vrai comme au probable, semble être apparu, ai-je suggéré plus haut,
pour écarter les anciennes catégories rhétoriques. À mon sens, ce qui doit retenir
l’attention dans l’idéologie, au sens générique du mot, ce sont d’abord les formes
de raisonnement qu’elle sélectionne et les moyens de persuasion mis en place,
formes qui sont indissociables des théories et de la «vision» des choses et qui en fait
les génère.

Le rhétorique et l’idéologique se superposent dans la mesure où le discours d’action


et de décision politiques n’est jamais de l’ordre du démontrable alors qu’il requiert
pourtant une batterie persuasive bien orchestrée. Cette discordance entre la
persuasion totale requise et le nécessairement-douteux décèle la «folie» propre à
toute démonstration idéologique. Comme le dit Pierre Ansart, «rien ne démontrera
jamais — au niveau du rationnel — que l’Ougaden doit appartenir à l’Éthiopie ou
l’Alsace à la France. Le discours politique est précisément ce discours pratique, ce
discours inducteur de pratiques qui décide dans le douteux, dans l’indécidable et
communique cette “folle” certitude nécessaire à la pratique politique.»125 Le
politologue qui juge «irrationnelles» les seules convictions qu’il ne partage pas, feint
de ne pas voir ce caractère général et essentiel des persuasions politiques et il donne

125
Ansart, 174.

318
du même coup un bel exemple de sophisme égocentrique. «Nous avons la vraie
religion et les autres honorent de faux dieux!»126

Les «familles» idéologiques affrontées ont en commun une étonnante capacité


collective de résistance sophistique et une non moins extraordinaire capacité de voir
la paille dans l’œil des autres et non la poutre dans le leur. Les convictions connues
et partagées deviennent des certitudes que rien ne doit ébranler jamais, ni les échecs,
ni les reculs, ni les réfutations, ni les démentis. Jean-François Revel dans un de ses
premiers libelles, La cabale des dévots, avait montré que l’imperméabilité aux
réfutations s’étend bien au delà des partis dogmatiques organisés sur une ligne
immuable, que l’esprit de «dévotion» s’étend en réalité à toute la vie intellectuelle
française, y compris aux secteurs apparemment plus désintéressés, mais non moins
susceptibles de «raisonnements par les conséquence» face aux odieuses objections,
et non moins capable de mauvaise foi armée. La ligne étant rendue sacrée, y compris
ligne philosophique, esthétique etc., toute rhétorique partisane mobilisera tous les
moyens éristiques (falsifications, ricanements, diffamations etc.) pour la défendre
avec une capacité extraordinaire de dénégation ratiocinante en vue de défaire et
déshonorer les attaquants. Si la question pourtant se limitait à cette éristique par tous
les moyens, j’aurais bientôt fini. Au delà de la grande capacité de mauvaise foi que
les humains mobilisent en débattant, je pense qu’on faire abstraction des procédés
brutalement polémiques et partisans pour se concentrer sur les formes du
raisonnement.

Quatre grandes hypothèses ont été proposées par les uns et les autres, qui viennent
expliquer (explications qui débouchent toutefois sur d’autres énigmes
psychologiques) les attitudes des intellectuels militants, notamment des intellectuels
communistes, une fois exclue l’hypothèse «zéro» qui serait celle de la pure et simple
jobardise: ce sont le vœu de servitude, la simulation, la perversité et la metanoïa.
Servitude volontaire ou involontaire, hystérie militante? Toutes les hypothèses sur
les vies militantes hésitent sur la conscience, le degré de conscience, sur l’intention
ultime et le for intérieur des agents dans l’adhésion irrévocable à une idéologie et le
prétendu double jeu qui, selon plusieurs chercheurs, l’entretient. Une hypothèse, la
moins incomplète à mon sens, combine les deux pôles en décrivant une metanoïa,
c’est à dire un travail, au départ délibéré, volontariste, et puis de plus en plus
névrotique, de rééducation, travail conforté par une adaptation de moins en moins
malaisée à une «institution totale». Le militant parvient à «briser des os dans sa tête»
pour se faire incarnation d’une vision du monde par delà la bonne foi et le
vraisemblable.

Dogmatisme, Closed Mindedness, esprit d’orthodoxie

126
Ansart, 163.

319
On ne peut éviter de rapprocher des notions d’idéologie et d’orthodoxie idéologique,
celle de dogmatisme que j’appliquerai à tout système de croyance comportant
comme axiome que tout doute à son égard est peccamineux et toute objection
scélérate. Le dispositif dogmatique filtre l’information de manière à ce que tout ce
qui est pris en considération renforce les certitudes premières et dispose d’une
résistance illimitée à la mise en cause de ses dogmes. J’ai parlé ailleurs
d’immunisation rhétorique. C’est un dispositif de persévérance. Sur l’orthodoxie au
20e siècle et la haine de droite et de gauche pour les dissidences transfigurées en
reniements, on verra le courageux essai des années 1930 de Jean Grenier, Essai sur
l’esprit d’orthodoxie.

Les travaux ne manquent pas sur la personnalité autoritaire (Adorno, Fromm), la


Closed-mindedness (Rokeach dont le The Open and Closed Mind est le grand
ouvrage de psychologie sociale sur la structure de la pensée dogmatique127), le
«party-line thinking» en relation avec certaines idéologies politiques.

Toute idéologie politique forme un discours perpétué-institué qui se développe,


s’impose et s’adapte en suscitant chez les uns la foi du charbonnier, chez les autres
des compromis semi-conscients entre l’adhésion et le doute, chez d’autres
probablement un scepticisme que les urgences du militantisme n’invitent pas à
approfondir. L’acceptabilité et la légitimité de certaines «idées» sont engendrées par
le champ même qui les a développées en se développant, la foi que réclame le projet
permettant de sublimer les tâches d’organisation et simplement la routine de la vie
par la perspective revigorante d’une mutation ultérieure totale. Croire au bonheur
prochain de l’humanité, c’est donner un sens à des «luttes» souvent vaines et à des
expériences personnelles décevantes, permettre de lire les aléas de celles-ci comme
préfigurant une mutation nécessaire et fatale, occulter ce qui dans l’expérience
quotidienne eût dû faire justement soupçonner que l’avénement de cette mutation
était bien improbable.128

L’esprit d’orthodoxie qui vient à s’établir dans les partis, les «mouvements», les
sodalités idéologiques et religieuses a été décrit par plus d’un sociologue.129 Il
s’impose non seulement parce que tout appareil pratique la règle Hors de l’Église
(ou du Parti), point de salut, puisque toucher au dogme c’est toucher à l’appareil,
mais pour une raison interne au système d’idées lui-même: il lui faut un point fixe.
Les corrélats en sont abondamment argumentables du moment que les axiomes sont
des dogmes irrécusables. La doctrine démocratique d’un Rousseau se soutient dans

127
[We] concern ourselves with the structure rather than the content of beliefs. Closed, 6.
128
Cf. aussi d’excellents travaux antérieurs comme Le Clairon de Staline de Jean-Marie
Goulemot.
129
P. ex. Deconchy, Orthodoxie.

320
tous ses développements du seul moment que l’axiome, Le peuple souverain ne peut
ni se tromper ni se laisser corrompre, demeure intangible et indiscuté.

Le moment où une idéologie de rupture et de révolte se mue en orthodoxie mérite


d’être repéré et daté. Pour le marxisme à la française, l’édit de Paul Lafargue en
1897 est l’indice probant d’un processus qui avait commencé tout de suite: «Il est
hardi, écrit Lafargue, même pour la mettre hors de contestation, de toucher à l’œuvre
de ces deux géants de la pensée [Marx et Engels] dont les socialistes des deux
mondes n’auront peut-être, jusqu’à la transformation de la société capitaliste qu’à
vulgariser les théories économiques et historiques». Avertissement à l’adresse des
téméraires qui arrivait au bon moment!130 Très tôt, le socialisme de Marx et Engels,
tout scientifique qu’il fût, est devenu tabou. Non seulement il n’y avait rien à y
ajouter, mais surtout rien à en retrancher et rien à y amender car il était
«indépassable», c’était l’épithète de rigueur. Les compagnons anarchistes ironiseront
inlassablement sur cette «science» socialiste, omnisciente et immuable, devant
laquelle il fallait faire taire tout esprit d’examen. «Il paraît qu’on révise le marxisme.
Une doctrine intangible, ça ne se révise pas!», plaisante Le Libertaire.131

Extrémisme et quelques autres -ismes

Il faut dire quelques mots de la notion d’extrémisme que développent avec un peu
de naïveté et pas mal de flou des politologues «modérés» qui voudraient ne voir de
problèmes et de penchants sophistiques qu’aux «extrêmes» du spectre politique. Il
ne me semble pas que ceux-ci fassent apparaître une nature propre de convictions
classables comme extrémistes, une singularité des convictions, des déductions et
même des agissements. La conformité de groupe, la haine des «autres», l’horreur de
la dissension, du compromis et de la nuance, le caractère immuable des convictions,
l’intolérance hargneuse à l’égard des convictions des autres, tout ceci se rencontre
peu ou prou dans toute la topographie idéologique et cela se rapporte à des
«attitudes» plus qu’à des façons de raisonner. C’est en tout cas, selon toutes
apparences, affaire de degrés et non de seuil.

Albert Breton et ses collaborateurs dans leur récent Political Extremism and
Rationality, 2002, ont cependant cherché à donner consistance à l’idée d’une
«rationalité extrémiste» idiosyncratique, décrite comme «crippled epistemology»,
comme gnoséologie infirme ou estropiée.132 Ils concentrent leur analyse sur «a norm
of exclusion that is self-enforcing, even self-strenghtening»: la dynamique du groupe

130
Le Devenir social, avril 1897, 290. Voir sur cet article le commentaire apitoyé de Sorel,
Décomposition du marxisme, 8: «ce sentiment d’humilité religieuse que Paul Lafargue
exprimait si naïvement...»
131
15. 11. 1908, 1.
132
Breton, 4.

321
extrémiste est d’exclure, de se «renforcer en s’épurant» comme disaient les partis
bolcheviks, de procéder à une fuite en avant dans l’intransigeance. «If we have
beliefs that are contrary to widespread beliefs in our own society, we can partially
protect our beliefs, whether intentionally or unintentionally, by keeping ourselves
in the company only of others who share our beliefs». C’est ce que je disais plus haut
avec Dupréel des «communautés à base de persuasion» et qui a une portée générale.

Seymour Lipset avait cherché dans les années 1960 à caractériser les extrémismes
de droite. Je retiens son travail parce qu’il l’avait fait en termes de raisonnements
propres ou plus exactement en termes de formes propres de «déraison».133 Sa
Politics of Unreason: Right-wing Extremism in Americas 1790-1970 est un
classique des sciences politiques. Lipset avait construit certains concepts pour
définir cette déraison particulière qu’il illustre abondamment: le «monistic impulse»
principalement, simplisme argumentatif combiné de pensée magique qui s’exprime
par «the unambiguous ascription of single causes and remedies for multifactored
phenomena».134 La réduction du politique à des catégories morales ensuite: il n’y a
jamais de problèmes structurels ou proprement politiques, on est simplement en face
de scélérats, d’envieux, de salopards et de pervers dégoûtants. Lipset cite une
brochure de droite dont le propos est en quelque sorte intemporel: «...the needed
division is not between left and right but between right and wrong». Abondance de
théories conspiratoires135 (mais depuis Lipset, les politologues admettent que ces
théories abondent désormais aussi dans la gauche radicale). Manichéisme enfin qui
simplifie aussi les problèmes et «reduce them to an emotional choice between two
alternatives.»136

Manichéisme

Le manichéisme, justement, est en soi une logique au sens que j’ai donné à ce mot,
une manière tendancielle de raisonner qui tend à prédominer en certains lieux, à se
faire exclusive. Manière de raisonner tellement répandue pourtant qu’elle ne saurait
caractériser un secteur de la vie publique: toute grande idéologie privilégie les
oppositions et axiologies binaires dans la mesure où elle tend à former une
sociomachie, dans la mesure où elle narre la lutte entre deux principes, un bon et un
mauvais – sorte de narration qu’il est permis de qualifier en effet de vision
manichéenne du social. Ainsi parle par exemple le communiste Étienne Cabet vers
1840 pour illustrer justement la thèse de l’éternité des luttes sociales:

133
Politics, 1970.
134
9.
135
14.
136
18.

322
Selon la tradition biblique, énonce Cabet, les hommes se sont
divisés dès le commencement en deux camps: celui des Abels ou
des justes (...) Et celui des Caïns ou des assassins qui en vertu de
leur force ou de leur ruse sont devenus maîtres et possesseurs de
tout. (...) Le Père éternel maudit ces individualistes et ces
assassins qui reconnurent d’ailleurs avoir mérité d’être
exterminés.137

Les adversaires des Grandes espérances naissantes, désireux de suggérer que les
doctrines nouvelles n’avaient rien de très moderne, n’eurent pas de peine à replaquer
sur ce schéma binaire des termes chargés de religiosité, Anges et Démons, Élus et
Damnés, Ormuzd et Ahrimane, Jérusalem et Babylone, descendance d’Abel et
descendance de Caïn – paradigme qui se rencontre chez le mystique calabrais
Joachim de Flore au XIIème siècle, mais que les premiers socialistes récupèrent
d’abord sans aucune gène. Plus tard, il faudra gratter le palimpseste où s’écrivait le
moderne conflit des Prolétaires et des Capitalistes, mais du temps des prophètes
romantiques, la source demeurait lisible.

Dès qu’apparaissent dans les temps romantiques de grands systèmes de réforme


sociale, le manichéisme comme instrument de déchiffrement de la société s’y donne
libre cours – et vers 1840 son origine religieuse se trahit encore dans les mots dont
on se sert: «Il n’y a que deux principes au monde, lit-on dans l’ouvrière Fraternité
de 1845, le communisme et l’individualisme, comme il n’y a que deux sentimens,
la haine et l’amour et deux voies, l’exploitation et le dévoûment.»138
L’anticléricalisme, le brave anticléricalisme bourgeois de jadis a cultivé le lyrisme
manichéen, témoignage pur de bonheur idéologique, parce celui-ci lui tenait lieu de
démonstration:

Rentrez au néant! Vous étiez la nuit, nous sommes la lumière;


vous étiez la compression, nous sommes l’expansion; vous étiez
la théocratie, nous sommes la science; vous étiez le dogme, nous
sommes l’examen; vous étiez l’égoïsme, nous sommes le
dévouement.139

Le Grand récit anticlérical, celui d’une lutte séculaire qui va bientôt se conclure
entre la religion et «la science» alliée de la démocratie est de fait une de ces grandes
sociomachies à deux camps du XIXème siècle, qui se narre et se re-narre et donnait
aux «hommes de progrès» un mandat de vie avec un ennemi à détester et à abattre:

137
Cabet, Etienne. Système de fraternité. Paris: « Le Populaire », 1849, 3.
138
1845, 81.
139
L’émancipation, Toulouse, 25.3.1871.

323
Tant que l’esprit religieux a dominé le monde, la pensée est restée
impuissante, et la Liberté a dû attendre que son heure sonnât.
Aujourd’hui la superstition tend à disparaître... Le moment
d’engager au nom du Progrès, de la Science et de la Raison, la
lutte contre les exploiteurs de la crédulité humaine est arrivé. Au
dogme, nous opposerons la logique et l’expérience. Au mystère,
nous répondrons par le bon sens (...), à l’ignorance enfin dont les
fauteurs de religion se sont fait la plus redoutable des armes,
substituons l’instruction qui sera notre moyen
d’affranchissement.140

Ainsi, le manichéisme, les sociomachies à deux camps sont propres à toutes les
logiques militantes et à leurs diverses luttes «sans quartier». Tout au long du 19e
siècle par exemple, les bourgeois républicains ne seront pas moins manichéens dans
leur vision politique que les plébéiens les plus ‘rouges’ – simplement leur division
en deux camps de la société française ne sera pas la même et jusque dans les années
1890, ils se flatteront, étant établis à demeure dans le bon camp, d’y rallier encore
toutes les forces de «progrès»: «D’un côté, les ennemis de la liberté, de la
Révolution, de la République. De l’autre, le Parti républicain uni.»141 C’est une
singularité française que cette partie marchante de la classe dominante qui n’a cessé
de se légitimer en se référant à une lutte grandiose entre le bien et le mal, «Dieu et
le roi d’un côté; la République et l’Humanité de l’autre», ainsi que l’écrit Émile
Littré, doctrinaire du positivisme.142 Michelet disait cette sociomachie en termes plus
métaphysiques encore: «Il n’y a plus que deux partis, comme il n’y a que deux
esprits: l’esprit de vie et l’esprit de mort.» La lutte où il se voit engagé contre «la
réaction» anti-démocratique et cléricale génère ainsi il y a plus d’un siècle, chez
l’essayiste le plus bourgeois de mœurs et de vie, une rhétorique sans quartier dont
la véhémence n’a rien à envier aux brochures révolutionnaires. Eugène Pelletan
s’adressant à un éminent prédicateur sous l’Empire, le R. P. Félix, lui promet en ces
termes une lutte sans fin: «Vous le voyez, mon Révérend Père, il n’y a entre vous,
fils d’Ignace de Loyola, et nous, fils de la Révolution française, aucune transaction,
aucune entente possible. (...) Le même sol ne saurait nous porter; suivons donc de
part et d’autre notre destinée, vous vers le passé, nous vers l’avenir. À vous, la mort,
à nous, la vie! À vous, la nuit, à nous, la lumière!»143

140
Libre pensée, 4. 7. 1880, 1. Sociomachie manichéenne qui est la proposition-base de la
propagande anticléricale: «Nous sommes pour les conquêtes de la Révolution contre tout
retour en arrière. Nous sommes pour la Déclaration des droits de l’homme contre le
Syllabus.» La France anticléricale, 21. 2. 1892, 1.
141
La Marseillaise, 4.1.1889, 1.
142
Littré, Émile. Conservation, révolution et positivisme. Paris: Ladrange, 1852, 289.
143
Pelletan, Eugène. Le monde marche. Lettres à Lamartine, Paris: Pagnerre, 1857, 357.

324
Les réactionnaires, puisant aux mêmes sources archaïques, avaient aussi leurs deux
camps comme instrument immuable d’herméneutique sociale. C’étaient l’Ordre et
l’Esprit de désordre, l’Église et la Révolution (ce terme ayant pris à droite un sens
extensif pour désigner tout ce qui résultait du cours peccamineux pris par la
malheureuse France en 1789). Rien n’était plus aisé pour un prêtre réprouvant, à la
suite de Pie IX, le «modernisme» que de reprendre les termes d’une lutte
métaphysique:

Il y a dans le monde deux cités: la Cité de Dieu et de son Christ;


là règnent l’amour, la vérité, la justice; et la Cité de Satan, séjour
maudit du mal, du mensonge, de la haine. Entre les deux cités, il
y a lutte sans trève.144

Nationalismes et rhétorique identitaire

Je ne parviens pas à faire du nationalisme une des catégories bien identifiables des
logiques modernes. D’une certaine façon les idéologies nationalistes échappent à la
caractérisation par leur vide inhérent, par leur rhétorique de connivence sans
contenu. Quelques mots donc sur cette vacuité qui est au cœur des convictions
nationalistes.

Le discours nationaliste qui va abondamment, prolixement dire ce qu’il rejette et


qu’il hait, la domination de son peuple, l’oppression subie et l’ennemi héréditaire,
quand il s’agit de verbaliser cette identité nationale sur laquelle reposent ses
revendications, est immanquablement réduit à ne trouver rien de précis à dire, à ne
dire que du ressentiment, des platitudes narcissiques, des formules lyriquement
creuses, des tautologies, à asserter des spécificités qui n’ont rien de spécifique, à
faire fond sur des banalités indémontrables. L’identité nationale n’est pas plénitude,
elle est d’abord souci, état de manque, frustration, crainte du «déclin», angoisse
devant le présent et l’avenir. Cette identité nationale sans contenu démontrable ni
verbalisable autre que celui d’un sentiment intense et vague, n’a d’autre réalité que
son absence même de contenu qui la fait osciller entre les deux modes de
l’indémontrable, l’évidence et la chimère.

C’est ce que je concluais naguère de l’analyse du discours nationaliste wallon.145


Avec un archaïsme naïvement étalé, les idéologues contemporains de la Wallonie
cherchent à verbaliser l’irréductible particularité de l’«âme wallonne», cette «psyché

144
Noël, [abbé Léon.] La judéo-maçonnerie et le socialisme. Calais: Imprimerie des
Orphelins, 1896, 6.
145
C’est la thèse de mon analyse du discours nationaliste wallon reprise dans Interventions
critiques, vol. I.

325
communautaire» formée «au cours des siècles146» qui est censée justifier leur
aspiration à un État souverain. De vieux intellectuels prestigieux n’hésitent pas à
vaticiner sur la psychologie nationale du Wallon. Ainsi Maurice Piron, philologue
éminent, caractérise ainsi cette psychologie singulière:

Au premier rang, on mettra un individualisme foncier qui, chez


des populations dont la sensibilité politique a toujours été vive,
s’enracine dans une longue expérience de la liberté. Le Wallon
affirme ses qualités d’énergie principalement dans l’effort et la
difficulté, mais, de nature complexe, il allie sans contradiction
l’esprit d’initiative à un comportement velléitaire. Son intelli-
gence, plus fine que profonde, aiguise un esprit critique qui
s’exerce volontiers de façon négative au point de produire, en
particulier chez les héritiers de la turbulente nation liégeoise, une
grande consommation de forces autodestructrices. Pourtant
lorsqu’il renonce à s’épuiser en rivalités intestines, le génie
wallon développe de multiples ressources etc.147

Léopold Génicot, historien namurois, se montre plus systématique pour caractériser


l’«âme riche et pleine de virtualités» de ce peuple: «Elle se définit par les mêmes
traits substantiels, par trois traits surtout, complémentaires d’ailleurs: équilibre, joie
et générosité148.» Je n’abuserai pas des affligeants échantillons de cette psychologie
ethnique avantageuse, de ce romantisme du Volksgeist censée fonder une
revendication «nationale». Enserré entre un volontarisme identitaire qui se nourrit
de ressentiment et de sentiment de dépossession et la dénégation de toute visée de
repli ou d’exclusion, la propagande wallonne ne se développe que dans
l’inconsistance comme une pulsion de l’imaginaire, une réponse chimérique à une
crise économique et politique tout à fait réelle.

Mes conclusions rejoignaient celles de plusieurs chercheurs travaillant sur


l’identitaire: le pouvoir persuasif du nationalisme contraste avec sa pauvreté d’idées
et son incohérence inhérente. «As many observers of nationalism note, the
nationalist vision is perplexing for its epistemological vacuity even when it is far
from fanatical.»149 Eric Hobsbawm remarquait que c’est ce manque même de texture
et de contenu qui fait le potentiel d’appui universel de la propagande nationaliste.150

146
J. Dubois, Belgitude, 158.
147
M. Piron cité dans le préambule de Jacques Dubois, «Projet éducatif et approximation
culturelle», op. cit., p. 15-19.
148
L. Génicot, op. cit., p. 18.
149
Hardin in Breton, Political, 12.
150
Ibid., 12.

326
Si les nationalismes présentent une pente rhétorique fréquente et spécifique, il faut
la trouver du côté du ressentiment dont je fais un type argumentatif et auquel je
consacre une des sections de ce chapitre. Le ressentiment forme le substrat logique
des nationalismes — pas des chauvinismes de grande puissance, bien entendu: des
idéologies des petites entités nationales traînant le souvenir d’avoir été asservies ou
brimées. Le nationalisme est à envisager surtout comme séparatisme, comme besoin
de sécession pour se retrouver entre soi, comme fantasme de n’avoir plus à se
comparer ni à se juger sur le terrain de l’adversaire et oppresseur historiques et dans
ses termes, selon la logique qui a assuré son succès, — s’en débarrasser, rompre les
ponts, s’isoler entre soi pour n’être plus comptable qu’à l’égard des valeurs du
Peuple du ressentiment, convaincu que la critique, la concurrence, le mépris ne
venaient jamais que du dehors et qu’on pourra faire l’économie de cette souffrance
des échecs passés vus dans les yeux de l’autre (en les perpétuant malheureusement).

###

Quatre idéaltypes

Je propose donc maintenant la description de quatre grands types distincts et attestés


de singularité rhétorique, relevés au cours de mes études de la pensée politique et
sociale des deux derniers siècles, types qui ont été plus ou moins identifiés
également par des chercheurs très divers de formation, d’objet et de préoccupations
comme on va le voir. Ces types forment des idiosyncrasies argumentatives qui ont
été accompagnées et sont encore accompagnées du sentiment, non moins attesté «au
dehors», qu’on est en face de manières de penser spécieuses, «illogiques», menant
à des conclusions tronquées ou absurdes et qui ne sont susceptibles que de prêcher
à des convaincus.

Quoique je me sois heurté régulièrement en travaillant sur le 19e siècle et sur le


siècle passé, à ces divergences et incompatibilités logiques et quoique je voie la
plupart des historiens des idées s’y heurter à leur tour (mais sans creuser le problème
en général), je ne prétends pas que les quatre catégories que je hasarde – la
rhétorique réactionnaire, la pensée conspiratoire confondue avec la logique du
ressentiment, la logique immanentiste ou instrumentale, la raison utopique-gnostique
– épuisent les formes possibles de pentes divergentes de raisonnement. Les pages qui
précèdent suggèrent que d’autres «mentalités», d’autres formes de «pensées» ont pu
retenir l’attention. Ces quatre logiques constituent à mon sens dans l’histoire
moderne les formes prédominantes, résurgentes et prégnantes les plus polarisées.

On voit que les étiquettes que je mets sur ces idéaltypes et qui valent ce qu’elles
valent, évitent avant tout de les nommer par les catégories doctrinaires en -isme qui
les incarnent le mieux: conservatisme, populisme et antisémitisme, libéralisme,

327
socialisme.151 J’ai une bonne raison pour ce faire: il ne s’agit pas pour moi de décrire
la surface des choses avec ses sodalités idéologiques identifiées et ses doctrines en
forme, ses orthodoxies et dissidences, mais quelque chose de plus profond et de plus
diffus, des manières irréductibles d’argumenter le monde dont ces idéologies
actualisent et combinent certains éléments.

Je vais donc construire en les distinguant logiquement et les situant dans l’histoire
quatre idéaltypes récurrents. Construire des idéaltypes: opération synthétique qui
ne revient pas à «mettre dans un même sac», pas plus que Max Weber ne contredit
ni n’ignore la diversité dogmatique des calvinisme, luthéranisme, doctrines de
Zwingli, de Jean Huss ou de Gustave Wasa en construisant le type idéal de
l’«Éthique protestante», ni la diversité des évolutions économiques et industrielles
et des «mentalités» afférentes en construisant celui d’«Esprit du capitalisme».152 Il
n’est pas d’histoire ni de sciences sociales sans la construction d’idéaltypes
comparatifs et/ou diachroniques: l’histoire sans eux ne serait qu’une séquence
chaotique d’événements singuliers irréductibles. Pourtant, lesdits «types idéaux» ne
sont pas non plus un reflet du monde historique, ils ne sont, en toute rigueur, que des
instruments heuristiques qui, résultant de comparaisons, de généralisations, de
scotomisations méthodologiquement justifiées «accentuent unilatéralement», comme
le précise Max Weber, certaines cohésions et connexions en fonction d’une visée de
synthèse.

À un idéaltype, il faut demander non d’être vrai ni même absolument fidèle (car cela
est impossible et n’a guère de sens), mais il faut lui demander de montrer une force
herméneutique: fais-tu apercevoir quelque chose qui soit compatible avec les
innombrables données disponibles, qui les organise rationnellement et qui soit aussi
d’une certaine portée.

Dans le cas de la synthèse que je propose, je conclus – et ceci me semble de


conséquence et de portée – que l’histoire des idées modernes politiques et sociales
s’éclaire si on montre que la topographie mouvante qui la divise, toujours en
réfection, en rectifications frontalières et réaménagement, est en longue durée le lieu
d’affrontement de «raisons» inacceptables les unes aux autres. Quatre grands
idéaltypes, décrits au reste partiellement par plusieurs chercheurs qui me précèdent,
permettent d’opérer des regroupements significatifs sans épuiser le problème. Les
quatre types se distinguent par leur économie variable des genres du raisonnement
doxique examinés au chapitre précédent, ainsi que par des exigences variables quant
aux règles de l’argumentation. L’économie différente, le cloisonnement ou non-
cloisonnement des raisonnements factuels et conjecturaux/contrefactuels, des

151
Wallerstein, Après, construit plutôt trois «familles idéologiques» immuables,
conservatisme, libéralisme, socialisme.
152
Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Band I, 4. Aufl. Tubingen: Mohr, 1947, 51.

328
jugements de fait et de valeur, objectifs et axiologiques, directs et par alternative est
ce qui les distingue. Gilles Granger dans Le probable, le possible et le virtuel voit
bien que le rôle du non-empirique dans le raisonnement est et demeure à travers les
siècles une pomme de discorde entre les logiciens mêmes. Jan £ukasiewicz montre
complémentairement que la règle de non-contradiction axiomatisée par Aristote
écarte, jusqu’à Hegel, une logique autre qui avait été celle de Héraclite et de
Protagoras et que Hegel nommera en s’écartant du sens aristotélicien, «dialectique».

Reconstruire quatre logiques comme autant d’«idéaltypes» revient à admettre sans


peine qu’il y a plus de choses sur terre et au ciel, et plus confuses, que les
conceptualisations opérées. Certaines doctrines et certains raisonneurs passent du
«gnosticisme» au raisonnement, classé réactionnaire, de la pente-fatale, ils passent
de la causalité conspiratoire au ressentiment, de l’esprit d’utopie et de la «preuve par
l’avenir» à la rigidité schizophrénique des pensées bureaucratiques, de l’utopisme
au manichéisme et retour avec une grande acrobatie dialectique et une rare maîtrise
de ces tendances qui se mêlent. La logique que je désigne comme conspiratoire se
combine par exemple assez aisément avec la logique gnostique et historiciste: ceux
qui savent comment réaliser le paradis sur Terre finissent aussi par découvrir un
groupe secret de méchants qui s’acharnent à perpétuer la société mauvaise. Certains
êtres de convictions pratiquent en tout cas «la totale» en cumulant et combinant
toutes ces logiques avec une aptitude sophistique dont d’autres esprits manquent
absolument.

Î La rhétorique réactionnaire

Le philosophe et historien économique de Harvard, Albert O. Hirschman a étudié


la rhétorique réactionnaire, The Rhetoric of Reaction, et il en a reconstruit
l’idéaltype en prétendant ramener toute l’argumentation produite dans ce secteur
pendant deux siècles, de Burke écrivant contre la Révolution française à nos jours
du côté de la droite américaine polémiquant contre les gens de gauche et leurs
programmes sociaux, à trois formes d’objections récurrentes, formulées en
d’innombrables avatars, mais toujours coulées dans les trois mêmes schémas,
adressées aux progressistes et aux réformateurs. Il nomme ces arguments Innocuity,
Perversity, Jeopardy. Ce sont les arguments de l’Innocuité, de l’Effet pervers et de
la Mise en péril.

Je pense que c’est le projet par excellence de la rhétorique historique que de


chercher à ramener un vaste corpus en longue durée à quelques schémas
argumentatifs de prédilection, de montrer ainsi que, de génération en génération et
sur des sujets bien différents, une même «famille d’esprits» a eu recours à un nombre
fini et très limité de raisonnements qu’elle semble redécouvrir à chaque occasion
nouvelle. J’aurai dans un instant des réserves à faire sur le paradigme de Hirschman
et une contre-proposition à proposer, mais il me faut d’abord lui rendre un juste

329
hommage: il s’est posé une question essentielle et il a donné un grand livre avec un
puissant sens de la synthèse. Il a bien montré l’éternel retour de ces trois topoï, de
1789 à toute les étapes de l’évolution démocratique, aux débats sur le suffrage
universel et le suffrage des femmes, aux mesures sociales successives de l’État-
Providence (si on peut parler d’une telle chose aux États-Unis). Il est un pionnier de
la réflexion sur l’historicité de la persuasion contre les rhétoriques intemporelles,
mortes en taxinomisant des figures et des tropes, transiit classificando. L’objectif
de l’analyse du discours et de la rhétorique est de faire apparaître l’historicité et la
socialité des formes de récits et des arguments et non de traiter les narrations et les
façons de raisonner comme des faits intemporels. Si certains débats passionnés de
jadis se sont éloignés de nous dans la durée idéologique au point de paraître
unilatéraux, absurdes ou sophistiques, le chercheur ne prend pas fait et cause et il ne
prétend surtout pas faire du temps présent, choqué dans ses provisoires certitudes,
le juge de l’histoire des idées passées. Ce chercheur dégage des logiques qui
s’affrontèrent et il reconstitue et s’efforce de faire sentir des forces de convictions
devenues en grande partie obsolètes.153

Je reprendrai sommairement la définition des trois schémas.

1. L’Innocuité. La réforme proposée est vaine parce qu’elle ne changera pas la


nature des choses, que les choses reviendront, quoi qu’on fasse, à ce qu’elles sont
de nature. Vous ne pouvez pas changer le cours des astres, modifier le mouvement
des saisons... Ça a été l’argument par excellence lancé contre quiconque voulait
réformer la «nature humaine». Herbert Spencer disait: «Ce qui est imparfait, c’est
l’homme. L’État ne peut l’améliorer par décret».154 Pour les darwinistes sociaux, les
humains étant naturellement inégaux en vigueur et en intelligence et la survie du plus
apte étant une loi de nature, toute mesure socialisante, si elle venait contrecarrer
égalitairement cette loi, se vouait à l’inefficacité et à l’échec.

2. Perversity, l’effet pervers. C’est le type le plus abondant et le plus facile à


débusquer. La mesure destinée à faire progresser la société ou à éliminer un mal
supposé, la fera effectivement bouger, prétend-on démontrer, mais ce sera dans le
sens contraire. En raison de l’interférence d’un processus inverseur immanent à
l’application de la mesure proposée. L’argument de l’effet pervers peut s’incrire
aussi entre les principes proclamés et le passage à l’acte qui les muera en leur
contraire, qui muera les bonnes intentions en crimes. S’il est bien soutenu,
l’argument est dévastateur parce qu’il montre l’adversaire aveugle à sa propre
logique. Un économiste en donne une illustration, classique au 19ème siècle, contre
les projets philanthropiques:

153
On verra aussi Ph. Thody, The Conservative Imagination. London: Pinter, 1993.
154
Cité par: Boilley, Paul. Les trois socialismes, 52.

330
Ainsi en instituant la taxe des pauvres pour soulager les
misérables, l’État [anglais] n’a réussi qu’à en augmenter le
nombre, parce qu’à la suite de cette taxe, les salaires se sont
abaissés.155

3. Jeopardy ou la Mise en péril. Il consiste à dire que la réforme envisagée mettra


en péril certains avantages acquis, qu’elle entraînera des «coûts» auxquels le
réformateur par ailleurs ne devrait pas vouloir consentir et ce, pour un résultat
incertain. Ce topos relève de la logique gnomique qui dit qu’Un tiens vaut mieux que
deux tu l’auras. Le progressiste, au nom d’une «chimérique» égalité absolue, semble
toujours prêt à sacrifier l’égalité et la liberté imparfaites qui existent dans les
sociétés libérales: est-ce bien cela qu’il veut et est-ce prudent? C’est plutôt
l’argument-type des «modérés» de jadis et naguère: les temps ne sont pas mûr,
profitons de ce que nous avons, tirons-en tout le parti possible avant d’aller plus
loin, n’allons pas trop vite en besogne, ne mettons pas en péril ce que nous avons
acquis, ne préférons pas l’ombre à la proie... On rencontre ici, variante notoire, le
topos du prématuré.

Hirschman voit le réactionnaire comme un idéologue sur la défensive: l’esprit


diversement mais obstinément progressiste des temps modernes le condamnent à
affronter des projets «généreux» et qui séduisent beaucoup de gens. Il ne veut pas
montrer le progressiste comme un scélérat (ce que peut-être il pense in petto), mais
comme un «naïf» – d’où sa préférence pour les trois arguments relevés. Hirschman
périodise: il y a eu la lutte contre les Grands principes de 1789 et la Déclaration des
droits, puis contre le suffrage universel surtout, puis toujours en cours, la résistance
aux progrès de l’État-Providence. À chaque étape et sur chaque question, les
contenus varient, mais Hirschman note que la «structure formelle» des arguments
demeure:156 que toute action qui vise à bouleverser un aspect de l’ordre social ne
servira qu’à aggraver la situation, que quoi qu’on entreprenne, cela ne changera rien,
que le coût de la réforme prônée est trop élevé en ce sens qu’elle portera
probablement atteinte à des avantages acquis. Repérant toutes les contradictions
possibles entre réforme prônée et acquis, le réactionnaire se rapproche du paradigme
de la société vue comme un jeu à somme nulle. Une vision de la nature humaine est
latente qui est proche de l’Homo economicus, l’homme du calcul rationnel et de
l’intérêt individuel, c’est lui, l’homme réel, et non l’homme «né bon» et supposé
plein d’abnégation.

Ce qui caractérise les trois arguments récurrents relevés par Albert O. Hirschman,
c’est qu’ils sont à la fois conjecturaux (ils raisonnent de l’avenir prédit au présent
de mesures à prendre ou à dissuader de prendre) et qu’ils sont ad hominem. Portant

155
Boilley, Paul. Les trois socialismes, 49.
156
Hirschman, 21.

331
sur l’avenir, ils opposent un «scenario» à un autre, optimiste celui-ci. Ils ne disent
pas (ou du moins ce ne sont pas ces arguments-ci qui ont retenu Hirschman),
renoncez à votre réforme, à votre projet parce qu’ils me déplaisent ou parce que cela
va à l’encontre de la volonté de Dieu, du Système de la Nature, des Lois de l’histoire
ou encore que cela choque des valeurs admises par tous, mais renoncez-y parce que,
de votre point de vue même, en me mettant à votre place et en admettant les buts que
vous poursuivez, cela ne marchera pas et cela aboutira à des résultats non escomptés
par vous. Ce sont des argumentations destinées (au moins dans l’apparence de leur
pragmatique) à «faire réfléchir» l’adversaire et non pas faites pour le désigner à
l’indignation des honnêtes gens – ce que les réactionnaires ne manquent pas de faire
par ailleurs, il va de soi. Elles mettent l’adversaire progressiste sur la défensive car
c’est lui (voir les règles délibératives fixées au chapitre précédent) qui a charge de
prouver la bienfaisance assurée des mesures qu’il propose et qui devrait à tout le
moins avoir envisagé la possibilité des «perversions» qu’on y décèle. S’il semble
dire qu’il va faire le bonheur de l’humanité et que tout baignera dans l’huile, une
objection un peu forte le fera passer pour un imprévoyant. Ces argumentations ad
hominem supposent pourtant une concession préalable: vos idées, comme idéal et
en principe, je n’en discute pas ou je renonce à les attaquer directement: c’est dans
leur application que cela va inévitablement rater et ce, de votre point de vue, non du
mien puisque vous savez que je ne les approuve pas.

Le progressiste au contraire raisonne en sens inverse: il ne voit de danger que dans


l’immobilisme, le maintien de l’ordre traditionnel. Il faut changer, remédier et il
argumente que cela sera facile. Il suffit de voir et de vouloir le bien et tous les
obstacles céderont. Il argumente contre l’inaction au moyen du topos du «péril
imminent».157 Selon lui, l’inaction face à une injustice inhérente va entraîner des
protestations populaires plus dangereuses pour l’ordre. Il engage donc le réac à se
rallier bon gré mal gré à un changement qui du moins évitera la catastrophe. Cet
argument, montre Hirschman, a beaucoup servi pour l’extension du suffrage: il
fallait faire la part du feu, disait le libéral, et canaliser l’opposition populaire.
Hirschman esquissent une topographie du dialogue de sourds et précise qu’en
matière de rhétorique, les réactionnaires n’ont pas le monopole du simplisme, du ton
tranchant et de l’intransigeance.158

Objection à Hirschman. Le raisonnement de la pente fatale

Dans ma Rhétorique de l’anti-socialisme, j’ai conclu qu’il faut à mon sens compléter
les trois schémas réactionnaires de Hirschman par un argument autre qui est, en fait,
l’argument central et premier ré-actionnaire, celui de l’engrenage, de
l’enchaînement et de la pente savonneuse. Il pourrait être vu, quand il apparaît sous

157
Hirschman, 244.
158
239.

332
sa forme prédictive, comme une variante de Perversity, celle de l’effet ultime
indésirable, tant pour le destinataire que pour l’énonciateur, et non effet directement
contraire au but recherché par le destinataire. Son schéma est le suivant: vous voulez
A (qui me déplaît), vous voulez peut-être B qui s’ensuit fatalement, mais vous ne
voulez sûrement pas C qui est aussi fatal à terme; je vois, moi, cet enchaînement, je
vous le montre et je démontre ainsi que, puisque ni vous ni moi ne voulons du
résultat ultime C, il faut que vous renonciez à prôner A parce qu’un enchaînement
de conséquences automatiques entraînent vers C à terme. Cet argument de la pente
fatale a fait l’objet d’une monographie de Douglas Walton, Slippery Slope
Argument, 1992, qui le définit comme suit sans le rattacher du reste à un «camp»
politique déterminé:

a kind of argument that warns you if you take a first step, you will
find yourself involved in a sticky sequence of consequences from
which you will be unable to extricate yourself and eventually you
will wind up speeding faster and faster towards some disastrous
outcome.159

L’argument comporte en effet souvent une prédiction d’accélération incontrôlable,


de spirale. L’argument de la direction cumulative est constant chez un Herbert
Spencer dans ses prédictions sur le progrès regrettable de ce qu’il a appelé
«l’étatisme» et il se combine à l’effet pervers: «le grand vice, c’est que la
réglementation appelle d’autres réglementations en faisant naître des conséquences
nullement prévues par le législateur.»160

Cette prédiction de l’engrenage implique un changement de pragmatique: vous et


moi sommes censés nous réconcilier sur le terrain du rejet commun des
conséquences fatales prédites et que je dois vous faire admettre. Naïf progressiste,
vous appuyez la révolution bolchevik, vous voulez la «socialisation des moyens de
production», c’est à dire leur appropriation par un État «ouvrier» omnipotent, avec
la «dictature du prolétariat» à la clé, mais vous ne voulez pas, bien sûr, les
décimations de populations entières, la terreur comme moyen permanent de
gouvernement, l’exploitation esclavagiste, l’oppression policière, la catastrophe
écologique et la pénurie économique perpétuelle? Le «vrai» réactionnaire va
s’efforcer de démontrer au naïf que l’enchaînement de tout ceci est fatal.

Cet argumentation par enchaînement et pente fatale a servi dès 1848 à mettre en
garde le public bourgeois qui pouvait avoir des faiblesses pour les idées socialisantes
ou qui croyait les voir s’inscrire dans le prolongement des Grands principes de 1789.

159
Slippery, 1.
160
Paraphrasé dans P. Boilley, Les trois socialismes: anarchisme, collectivisme, réformisme,
1895, 50.

333
On commence par critiquer la propriété, puis on attentera à la famille et enfin on
fera la guerre à Dieu!

Mais le raisonnement de l’engrenage marche surtout et se qualifie surtout comme


réactionnaire, en sens inverse: il remonte au passé où il situe la première étape fatale
qui entraîne vers un avenir désolant dont on peut voir la progression dans le présent.
Le raisonnement parcourt alors les trois horizons temporels. Les déistes du 18e siècle
en critiquant la religion révélée ont pavé la voie aux communistes (de 1848),
destructeurs de la propriété et de la famille. Voltaire préparait Babeuf... Voilà ce que
disent en chœur les réactionnaires de tous poils sous la Deuxième République et
certains battent leur coulpe pour avoir été voltairiens parce qu’ils voient les
conséquences de tout ça. Le raisonnement réactionnaire de l’enchaînement — dont
les trois topoï décrits par Hirschman sont à mon sens les subordonnés et les
complémentaires — est un raisonnement du Tout se tient, qui intime au progressiste
de prendre bien conscience d’où il va pour voir d’où il vient et à quoi remonte
l’erreur. Il pointe du doigt: il n’y a pas que les scélérats de socialistes, il y a vous
aussi, vous êtes de ceux qui «secondent sans le vouloir ses progrès»161 et qui ne voit
pas qu’«en dehors de la famille et de la propriété, il y a une seule formule logique:
c’est le communisme.»

Le corrélat exprès de cette thèse réactionnaire (et c’est bien pourquoi il est
étymologiquement juste et sans problème de l’appeler telle), celui des pamphlétaires
catholiques de jadis nommément, est qu’il ne faut pas s’arrêter, qu’il est impossible
de s’arrêter en si mauvais chemin, qu’il faut réagir, revenir en arrière toute, annuler
la première étape de la glissade commencée vers l’impiété, la déraison et la
désolation et revenir à l’immuable Bien: «Hors de la religion révélée, il ne peut y
avoir que le joug de l’homme sur l’homme, dissolution de tous les liens (...),
anéantissement de tous les droits, de tous les devoirs».162 À cet égard, ce schéma est
le seul qui soit, par sa structure, ré-actionnaire: il n’invite pas seulement à ne pas
bouleverser les choses, il démontre qu’il faut retourner en arrière et corriger le
présent et la «mauvaise pente» sur laquelle la société glisse en revenant à l’ordre
passé répudié.

Du côté des progressistes, une argumentation par les hautes nécessités historiques
fut un moyen de contrer cette logique réactionnaire de l’enchaînement. Si on pouvait
dire que 1789 avait apporté la démocratie et accéléré le bienfaisant progrès, il était
permis de prendre du recul à l’égard d’une révolution qu’il fallait admettre pleine
d’épisodes sanglants, mais absoute par les siècles et par l’avenir lumineux qu’elle
préparait. Absoute aussi par la thèse historiciste de sa fatalité même. C’est,

161
Fourteau, Le socialisme ou communisme et la jacquerie du XVIe siècle imitée par les
socialistes de 1851, avec un Aperçu sur le droit au travail, 1852, 51.
162
[Deschamps, Nicolas?] Un éclair avant la foudre, 30-.

334
rappelons-le-nous, ce qu’enseigne le conventionnel G., mourant, à Mgr Myriel,
évêque de Digne:

— 93. J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant quinze


cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le
procès au coup de tonnerre.163

Mgr Myriel est un prêtre de roman. Victor Hugo n’eut pas ébranlé l’Abbé Barruel,
fondateur de l’historiographie contre-révolutionnaire qui pose au contraire la
véritable thèse réactionnaire: il n’y a eu aucun effet pervers ni aucun dérapage: le
mal était dans les principes, apparemment fraternels et philanthropiques, mais en
réalité impies, peccamineux et absurdes, et le passage à l’acte n’a fait qu’en déployer
la scélératesse. Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Barruel
après avoir démontré comme on a vu que la Révolution avait été ourdie de bout en
bout par les sociétés secrètes illuministes, concluait: «Tout le mal qu’elle a fait, elle
devait le faire; tous ses forfaits et toutes ses atrocités ne sont qu’une suite nécessaire
de ses principes et de ses systèmes».164 L’absurdité des principes se reflétait
simplement dans l’atrocité des moyens. Pas d’effet pervers justement, chez Barruel,
la Révolution a été parfaitement cohérente avec elle-même et l’Abbé prouve ou
confirme alors par ses atrocités la monstruosité des principes eux-mêmes.

Bien entendu, toute logique polémique tient à ce genre d’argument par lequel un mal
une fois identifié et avéré est rattaché par causalité à des phénomènes antérieurs
formant série. Le topos de l’engrenage ou de la pente fatale est une variante, dans
le temps, du topos des inséparables (aristotélicien): si deux phénomènes sont
inséparables, ce que tu dis de l’un, tu dois le dire de l’autre. Si A entraîne B et que
B est un mal avéré, A l’est aussi — du moins à quelque degré dont on pourra
discuter, mais il est impossible en tout cas désormais de disjoindre A/B et
d’exonérer, de disculper intégralement A s’il est montré la cause, la précondition de
B, le prototype, le précurseur du mal qui est en lui. C’est sur l’étendue des
enchaînements que les polémistes de divers bords s’affrontent. Ce qui les divise,
c’est la façon dont le mal social est construit avec ses origines, ses enchaînements
et son extension. La recherche de la cause de la cause de la cause amène alors à la
logique de l’enchaînement global, fréquente dans la pensée réactionnaire. Dans la
logique où A entraîne B qui entraîne C puis D, seuls les réactionnaires se sentent
conséquents. Il faut juger l’arbre à ses fruits, le barbare socialisme qui vous fait
trembler n’est jamais que le fruit empoisonné de la société démocratique moderne,
destructrice des Traditions: tel a été l’argument-clé de la droite au 19e siècle.

163
Les misérables, I, première partie, ch. 10.
164
I, xii.

335
L’Israélien Jacob L. Talmon dans son classique The Origins of Totalitarian
Democracy, 1952, remonte de Staline à Rousseau, opération d’enchaînement
odieuse pour tous les progressistes – et pour les rousseauïstes. Pour Jacob Talmon,
il y a déjà tous les ingrédients du bolchevisme et du stalinisme dans la doctrine d’un
Saint-Simon (qu’il a dans le collimateur, non moins que Rousseau). La topique de
l’enchaînement sert en effet souvent à construire un concept dans l’histoire; les
historiens de l’école de Talmon qui font remonter le «totalitarisme» à certaines idées
de Rousseau et certains projets de Saint-Simon,165 ne disent pas, en une polémique
sommaire, Rousseau=Goulag, mais l’idéaltype transhistorique «totalitarisme»
prétend retracer de proche en proche une origine et il transfère le soupçon à
l’origine.

Cette logique remonte haut dans la modernité. Pour les disciples de Herbert Spencer
et autres social-darwinistes, le mal dont la société périra commence avec les idées
égalitaires et démocratiques et leur progression depuis le 18ème siècle. Ce principe
politique erroné et mauvais ab ovo a engendré un autre mal, croissant, indissociable,
le développement de l’État bureaucratique, de l’«étatisme» dont les projets
collectivistes des «rouges» ne sont que le développement hyperbolique et
l’aboutissement fatal en État total. De sorte que le mal était déjà à l’œuvre et qu’il
fallait scruter la société présente et l’en éliminer au lieu de ne redouter que l’avenir.

Sans avoir à poser de causalité linéaire ni affirmer la fatalité mécanique des


conséquences, l’enchaînement en longue durée interdit les protestations
d’innocence, il construit une histoire qui ne saurait être ni innocente ni aléatoire à
aucune de ses étapes et où les belles idées qui sont à la source d’abominations
concrètes sont mises en accusation.

! Si on rejette le raisonnement de l’enchaînement et le report du


jugement de valeur à l’origine, il ne semble rester que la
perplexité de l’inversion des valeurs en un introuvable ou
insituable point donné du parcours. Ce qu’exprime Raymond
Aron face à Marx et puis au marxisme accouchant par une série
d’avatars du stalinisme: «L’Europe ... ne parvient pas à
comprendre par quelle ruse de la raison une doctrine d’inspiration
rationaliste a pu ranimer les superstitions des siècles obscurs.»166
Le contraire du raisonnement de l’enchaînement ou le contre-
raisonnement opposé par les progressistes n’est du reste pas
moins sophistique, c’est le raisonnement du salami. Staline et le
goulag n’ont rien à voir avec la Révolution bolchevik, qui n’a rien

165
Talmon, Jacob Leib. The Origins of Totalitarian Democracy. London: Secker & Warburg,
1952.
166
Une histoire du XXème siècle. Anthologie. Paris: Plon, 1996, 174.

336
à voir avec le marxisme d’avant 1917, qui n’a rien à voir avec
Marx, ni avec Saint-Simon, ni avec Rousseau. «Dégénérescence
bureaucratique» est un bel exemple de pseudo-concept destiné
sciemment à bloquer l’enchaînement et le soupçon.

Qui est réactionnaire?

En dépit de l’admiration que suscite l’esprit de synthèse de Hirschman, j’ai une autre
objection qui porte sur la spécificité des trois arguments-clés pour caractériser une
pensée «réactionnaire». Les trois sortes d’argumentations que synthétise Hirschman
— sauf à les joindre au raisonnement de la pente et l’enchaînement — ne sont pas
et ne furent jamais propres au secteur idéologique réactionnaire, au sens ordinaire
de ce mot (à moins que l’on ne le ramène au seul fait de réagir), l’argument de
«l’effet pervers» étant par exemple constitutif de la pensée sociologique, étant même
une conquête de la raison empirique contre les «rêveurs» humanitaires qui
appliquaient à la vie sociale des rationalités linéaires et «livresques» où, si une
théorie est bonne en soi, son application en tout et partout sera nécessairement
excellente. Conquête de la pensée sociologique donc — à moins de prétendre inclure
cette pensée, en commençant il est vrai par Auguste Comte et Herbert Spencer,
progressistes hautement discutables, dans la Rhetoric of Reaction! Hirschman voit
le rôle de Spencer dans la mise de l’effet pervers au cœur du raisonnement
sociologique et Spencer est un réactionnaire au sens courant et pertinent du terme,
mais en dépit de cette paternité, la vaste classe du raisonnement par Perversity est
tellement essentielle aux sciences sociales que ce fait mériterait longue
considération.167

À mon sens l’équivoque du travail de Hirschman est néanmoins dans la catégorie


même de réactionnaire. Qui est réactionnaire? S’il s’agit de désigner toute
argumentation qui réagit à un projet quelconque, la catégorie perd tout intérêt
historique. S’il s’agit au contraire de désigner en gros les «réactionnaires» de chaque
génération par opposition à ceux qui ont été vus dans la modernité comme des
«progressistes» et de déclarer que les trois arguments leur seraient propres, alors il
est aisé d’objecter que, par exemple, à l’extrême-gauche, la polémique non moins
inlassable des anarchistes et libertaires contre leurs frères-ennemis, les socialistes
«autoritaires» se coule aisément pendant plus d’un siècle dans les trois types
argumentatifs de Hirschman. J’ai publié naguère un petit livre sur ce sujet qui, entre
1880 et 1914, suit les Anarchistes et socialistes, en leurs trente cinq ans de dialogue

167
On verra sur ce point la synthèse sociologique de Raymond Boudon, Effets pervers et
ordre social. Paris: P.U.F., 1993. Il y a des variantes positives de l’effet pervers, la logique
de la boule de neige, effets d’enchaînement positifs. Il y a encore le cas ou le paradigme de
la self-fulfilling prophecy, la prédiction autoréalisatrice où le seul fait déclaratoire, le seul
fait, bien connu des boursiers, de dire publiquement redouter des conséquences entraîne la
panique.

337
de sourds.168 Or, effets pervers et innocuité sont les schémas répétitifs de toute
l’argumentation libertaire contre les projets des collectivistes.

! Je ne puis que rappeler au passage que l’argument de l’effet


pervers, qui a toujours un côté comique puisque l’adversaire
s’évertue à obtenir sans s’en douter le contraire du résultat qu’il
souhaite et croit viser, ressemble beaucoup au grand argument
déterministe de Marx. Le capitalisme, Zauberlehrling, apprenti
sorcier, dans sa rage d’accumulation et de concentration, travaille
à son insu pour le collectivisme, son adversaire et successeur
inévitable. Le système capitaliste, suivant sa pente ou sa fuite en
avant, aggrave son exploitation et l’étend, mais par là il rend sa
chute inévitable. La logique décrite dans le Capital est celle d’une
suite d’effets pervers corrigés par une fuite en avant vers la crise
finale: le capitalisme surproduit, ceci entraîne la baisse du taux de
profit, pour corriger ceci, il surproduit derechef etc. Ce
rapprochement avec les conjectures de Marx suggère que les
raisonnements qui diagnostiquent de l’effet pervers ne sauraient
être le propre des réactionnaires et qu’ici gît une grande
ambiguïté de l’analyse hirschmanienne.

Ï Logique immanentiste ou raison instrumentale

Il est difficile de nommer cette autre rationalité sans sembler prendre d’emblée parti
en l’étiquetant de quelque manière que ce soit. Autre rationalité, dite souvent
«positiviste», mais ce terme-ci est parfaitement inopportun puisqu’Auguste Comte,
créateur de ce mot, fut un fondateur typique de Grand récit historiciste et que sa
sociologie débouchait sur une utopie «scientifique», dénommée Sociocratie, projet
de société qui allait avoir raison de la «métaphysique» Démocratie. Logique qu’il
y aurait quelque raison aussi d’appeler «libérale», comme on va le voir, quoique
cette étiquette soit bien trop restrictive. De Machiavel et Hobbes aux économistes
du 19e siècle et aux «technocrates» d’aujourd’hui, cette logique (comme la
réactionnaire et comme les autres) se déploie dans les siècles sous des avatars
successifs.

Ce qui la caractérise est la règle immanentiste qu’elle se donne, laquelle oppose


invinciblement ce qui est, au sens “positif”, c’est à dire restreint et immanent, qui
relève de l’argumentable et de la preuve et délimite le débattable, à ce qui devient,
à ce qui n’est pas-encore et à ce qui pourrait être, qui échappe au connaissable,

168
Montréal: Discours social, 2001. On peut ajouter que la polémique interne au socialisme,
et Dieu sait si elle fut abondante et coriace, entre réformistes et révolutionnaristes et autres
-istes, se compose aussi de chapelets de prédictions d’effets pervers et de mise en péril.

338
tombe rapidement dans l’absurde et n’est pas en tout cas source d’arguments
opposables aux «faits». Pour inverser Hegel, seul le réel (un réel synchronique, clos
et sans transcendance) y est rationnel. Elle exclut ainsi de l’argumentable ce qui
problématise, antagonise ou transcende un «réel» circonscrit à l’ici-et-maintenant,
elle exclut et dévalue toute tension raisonnante entre l’empirique et les possibles,
entre le factuel et le contrefactuel. Elle ne se reconnaît du même coup qu’un pouvoir
prédictif faible et se méfie immensément des grands raisonnements prophétiques et
holistes.

Deuxième axiome limitatif, cette logique établit un cloisonnement rigoureux entre


l’ordre des faits ainsi délimités, et les jugements évaluatifs, les valeurs «morales» et
autres, les objections contrefactuelles et autres contre-propositions qui sont elles
aussi exclues comme non-raisonnables et non-pertinentes. La seule philosophie des
valeurs qui lui convienne est une philosophie décisionniste. L’immanentiste-type
pense que les faits parlent d’eux-mêmes et que l’immanence du monde est le sens
du monde. Sa rationalité est celle que Weber qualifie de Zweckrationalität, c’est une
rationalité des moyens-quant-aux-buts, buts non problématiques car déduits des
«faits» ou accordés à eux. Nous pouvons juger une action rationnelle uniquement par
rapport à un certain but, mais nous ne pouvons avoir à justifier ce but si le justifier
consistait à le légitimer sur un autre plan que celui de l’ici-et-maintenant. L’idée
d’une rationalité des valeurs ou d’une raison éthique est dès lors suspecte à priori et
écartée. Les fins ultimes sont étrangères au démontrable et au discutable et donc la
question n’en sera pas posée, «No amount of physics, note Karl Popper, will tell a
scientist that it is the right thing for him to construct a plough, or an aeroplane, or
an atomic bomb».169 L’objet exclusif du raisonnement est la maîtrise technique du
monde. Le monde des fins n’échappe pas à toute critique rationnelle, admet Popper,
mais dans la mesure où il échappe néanmoins à la démonstration rigoureuse, il
constitue un ordre de conjectures décalé, subjectif, inférieur et contingent,
susceptible en tout temps d’être mis entre parenthèses. Les valeurs sont tolérées si
elles se reconnaissent pour un personnel «acte de foi» étranger au discutable car, par
nature, indémontrables intersubjectivement.

Face aux pensées utopiques et conjecturales notamment, cette rhétorique positive


s’enorgueillit depuis deux siècles du sentiment agréable d’être la seule raisonnable.
Le libéralisme, a-t-on dit, est une idéologie qui ne se reconnaît pas telle, qui se voit
comme le bon sens, la fidélité aux faits, la sobre positivité — et à ces titres,
aujourd’hui, comme la bénéficiaire naturelle de la «fin des idéologies».

Ayant emprunté ses règles aux sciences naturelles, cette logique, volontairement
sobre et anaxiologique, se félicite d’être sceptique à l’égard des explications
globales, elle «renonce à l’ambition synthétique et prophétique» ainsi que l’en

169
Conjectures, 359.

339
approuve un Raymond Aron.170 Le développement de la rationalité dans les sciences
de la nature, pouvait-on constater, avait été rendu possible par l’élimination de tout
jugement de valeur et de toute conjecture téléologique — et par la percée analytique,
au delà du phénoménal et du changeant, pour déceler des lois immuables.
Réductions nécessaires. Ce modèle cognitif se trouve généralisé et appliqué alors
aux raisonnements sur la société, il est étendu à l’engineering social. Une aporie est
latente dans tout ceci: la règle du caractère «value-free» du discours scientifique est
donnée pour bonne par un jugement de valeur initial qui est que l’effacement
axiologique et celui du sentiment d’un Sujet favorisera le progrès de la science et
la maîtrise de la nature.

Le conflit entre deux manières de raisonner sur la société éclate sous la Monarchie
de juillet entre les économistes «libéraux» et le groupe bigarré étiqueté depuis 1832
par le mot, d’abord assez vague, de «socialistes». Ce conflit va s’énoncer d’emblée
comme le conflit de deux sciences, de deux manières irréconciliables de concevoir
la science. Car nul n’a plus parlé de la «science» par eux découverte que les
prétendus socialistes utopiques: «le marxisme n’est ni la seule ni la première
doctrine qui se soit qualifiée de scientifique», remarquait Édouard Bernstein vers
1900 évoquant les prétentions antérieures de Proudhon, Saint-Simon et Fourier à
avoir découvert «la» science sociale – d’où les polémiques ardentes qui avaient
déchiré ces inventeurs concurrents et contradictoires.171

Vers 1848 donc, deux sciences s’opposent dans l’incompréhension réciproque,


comme l’imposture à la vérité (et comme l’ennemi du genre humain à la fraternité).
Pour Constantin Pecqueur, Pierre Leroux, François Vidal, pour tous les essayistes
socialisants, la fausse science, la sophistique et la criminelle, c’était l’économie
politique qui ne recherchait pas l’extinction du paupérisme, mais s’en accommodait
et qui laissait faire et laissait passer. «Les économistes (...) inscrivent sur leur
drapeau laissez faire, laissez passer. Oui, laissez passer le vol, l’agiotage, la
banqueroute, laissez piller, laissez détruire, laissez ruiner, laissez spolier le corps
social tout entier», s’indigne le fouriériste Victor Considerant.172 L’économie
politique croit que les forces du marché sont des phénomènes «naturels» qui opèrent
indépendamment des intentions humaines, que la valeur d’échange est non moins
naturelle et en ce sens raisonnable etc. L’économie politique apparaît à ses critiques
comme cette imposture qui prétend n’étudier que les faits observables, n’avoir
d’autre objectif que «le profit» et les «richesses», qui se vante d’être amorale pour
observer, raisonner et conclure! Méthodologiquement, elle était dans l’erreur, et
socialement elle portait la catastrophe à laquelle sa «science» voulait être aveugle,

170
Arch. européennes de sociol., 1960:1, 5.
171
Socialisme et science, Paris: Giard & Brière, 1902, 16.
172
Destinées sociales, Libr. phalanstér., 1847, I, 61.

340
comme la nuée porte l’orage. «Nous croyons, écrit François Vidal, que loin de
trouver un remède efficace à la misère, au désordre, à tous les maux qui rongent au
cœur de nos sociétés, loin d’améliorer le sort de tous les hommes, elle ne peut que
nous pousser fatalement à la guerre sociale.»173 Les réformateurs romantiques
opposent à l’imposture des économistes, une vraie science, historiciste et normative,
qu’ils appellent tous la Science sociale.

Le camp adverse ne raisonnait pas autrement ou ne sentait pas moins la coupure


entre deux pensées, une rigoureuse, la sienne, et l’autre déraisonnable. Pour les
économistes, il suffisait de renverser les termes: «Le socialisme, c’est l’envers de
l’économie politique, l’opposé des vérités de cette science, l’erreur en un mot.»174
Les économistes savaient qu’ils n’étaient pas populaires, mais ils acceptaient
stoïquement leur lot par amour de l’austère science, «ils ont la faiblesse de
représenter la science contre le préjugé et le charlatanisme, l’intérêt général contre
des intérêts privés.»175

Qu’est-ce qui caractérise les raisonnements de cette «science» immanentiste et quels


schémas y reviennent régulièrement? D’abord, c’est du moins ce qui va scandaliser
au premier chef les tenants de la «science sociale», elle déploie une axiologie
calculatrice, une acceptation du mal relatif en termes d’inconvénients immanents
calculables. Cela s’exprime dans la leçon sceptique de jeunesse que tire ce libéral-
conservateur de Renan des désordres de 1849: « je me résignai à un état de la
création où beaucoup de mal sert de condition à un peu de bien».176 Chez les
économistes classiques, l’acceptation d’un mal reconnu au passage au nom de ses
effets ultimement bénéfiques et du plus grand bien de la «richesse des nations» est
de règle. Qu’est ce qu’un économiste libéral au siècle industriel? C’est
essentiellement quelqu’un que les effets pervers de ce qu’il voit comme le progrès
ne dérangent pas, non qu’il «manque de compassion» — cette accusation des
humanitaires sentimentaux le fait bondir — mais parce qu’il les juge inévitables, le
progrès productiviste est bénéfique à terme même si c’est un char de Jaggernaut qui
passe, indifférent, sur les humains ordinaires et les écrase, empruntant tous ses droits
à la nécessité historique. Car lui aussi raisonne selon le progrès — et le progrès
économique est l’alpha et l’omega de sa morale positive, une morale comptable
basée sur l’équilibre des inconvénients:

173
Fr. Vidal, De la répartition des richesses, ou: de la justice distributive en économie
sociale, Paris: Capelle, 1846, 12.
174
Courtois, Anarchisme théorique et collectivisme pratique, ix.
175
Y. Guyot, Les principes de 89 et le socialisme, 1894, xix.
176
Avenir de la science, 1890, iii.

341
Les chemins de fer sont inventés, et voilà que les routes
auxquelles ils font une concurrence inégale sont désertées, les
relais sont abandonnés, les maîtres de poste et les aubergistes
ruinés. (...) Qui voudrait arrêter le progrès pour mettre un terme
aux perturbations qu’il provoque?177

Sans doute ne comprend-il pas du tout le progrès comme ces philanthropes, ces
socialistes qu’il qualifie avec mépris de «rêveurs» et qui voudraient un progrès doux
aux faibles, mais lui aussi, lui autant que quiconque, raisonne selon la logique d’une
marche fatale, bénéfique quel que soit le prix à payer en chemin — et dès lors d’une
sorte de morale immanente, d’une nécessité plus forte que la compassion de s’y
plier, nécessité en dehors de laquelle il n’est que «rêveries» qui, en s’emparant de
l’imagination des mécontents, deviennent des «cauchemars» sociaux. Le socialisme
est à cet égard non seulement une doctrine barbare, absurde aux yeux de la
«science», mais c’est une doctrine qui veut «résister au progrès» car le progrès
économique est bon quels que soient les maux qu’il engendre — et cette résistance
la condamne sans autre forme de procès. Dans ce contexte, il faut un peu chercher,
mais on trouve des économistes au milieu du XIXème siècle, inspirés par Malthus, qui
se livrent à une vibrante apologie de la misère: «il est bon, écrit Charles Dunoyer,
qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les
familles qui se conduisent mal. (...) La misère est ce redoutable enfer. C’est un
abîme inévitable, placé à côté des fous, des dissipateurs, des débauchés, de toutes
les espèces d’hommes vicieux, pour les contenir s’il est possible, pour les recevoir
et les châtier s’ils n’ont pas su se contenir.»178

L’économiste raisonne à l’inverse du socialiste. Si on y songe, la pensée économique


repose sur la thèse de l’engendrement du bien civique par le mal individuel, qui se
trouve déjà chez John de Mandeville: les vices privés font les vertus publiques.
L’égoïsme de chacun fait la richesse collective. La «main invisible» d’Adam Smith,
l’«harmonie des intérêts» de Frédéric Bastiat ce sont des formules qui, à l’inverse
de l’effet pervers où les bonnes intentions débouchent sur de mauvais effets,
montrent l’individualisme des intérêts privés et leur concurrence agissant au service
du bien commun et écartent ainsi l’enchaînement moral linéaire du mal au mal et du
bien au bien.

L’économie politique est «immorale» reprochent en chœur les réformateurs


romantiques: ils ont raison. La «froide» économie politique, imposture scientifique
au service des exploiteurs à leurs yeux, «loin de trouver un remède efficace à la
misère, au désordre, à tous les maux qui rongent au cœur de nos sociétés, loin

177
Gustave de Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, X.
178
Texte de l’économiste Charles Dunoyer cité par: M. Lansac, Les conceptions
méthodologiques et sociales de Charles Fourier - Leur influence. Paris: Vorin, 1926, 96.

342
d’améliorer le sort de tous les hommes»,179 accepte ces misères et prétend n’avoir
d’autre objectif que le profit et les richesses, à quoi ces misères concourent,
l’économie qui renonce à réformer les mœurs, à panser les plaies et se vante d’être
indifférente à la morale pour observer, scandalise les réformateurs. Or, c’est bien par
cette «renonciation» à désintriquer le bien et le mal, à confondre la loi morale et les
mécanisme de la vie sociale que les économistes prétendaient faire œuvre
scientifique. (J’ai montré que tous les adversaires du socialisme, des catholiques aux
libéraux, admettent, c’est un de leurs rares traits communs, la pérennité du mal, la
persistance et le retour de choses qu’ils reconnaissent comme mauvaises, et dans la
«nature» de l’homme et dans la dynamique des sociétés.)

Les esprits libéraux ne reprochent pas aux premiers socialistes de vouloir une société
bonne, ou plutôt si, ils le leur reprochent mais en les accusant de préparer
inévitablement une société pire, même si elle doit être pavée de bonnes intentions
— et d’une certaine manière l’horreur que leur inspire les projets révolutionnaires
les console de vivre dans une société inique mais où tout n’est pas perdu! Il y a pour
les esprits libéraux de jaddis et naguère un modus vivendi raisonnable à trouver avec
un monde reconnu par bien des côtés malfaisant et injuste dont il faut admettre
rationnellement qu’il n’a simplement pas d’alternative et qu’il faut s’en contenter
en y changeant prudemment les choses. Tous, en disant la naïveté du socialisme,
autant et plus que sa nocivité, aboutissent à une position censément stoïque, qui est
qu’il faut résolument brider la volonté de justice et regarder d’un regard sobre une
société en grande partie irrémédiable.

La logique empiriste a écarté depuis les temps d’Adam Smith, de J.-B. Say et de
Bastiat l’autre logique de critique sociale, celle que j’étiqueterai un peu plus loin
gnostique, comme à la fois chimérique et récriminatoire. «Votre logique», diront les
économistes aux humanitaires, n’est que la confrontation oratoire de faits concrets
et de protestations, indignations, spéculations et conjectures. Elle a volontiers
opposé à l’esprit d’utopie et de progrès, des paradigmes historiques sans
dépassement ni alternative qui abondent — comme, à la Belle époque, la théorie de
la «circulation des élites» selon Vilfredo Pareto, et la «loi d’airain de l’oligarchie»
selon Roberto Michels.180 Elle a dit aux gens tentés par la critique sociale: oui, cette
société est injuste, mauvaise, soit et tant que vous voulez, mais par rapport à quoi,
à quelle autre société? Où est-il ici bas votre «monde fraternel» qui vous sert à
dénigrer le monde empirique? Vous prétendez guérir le mal social, mais ce mal est
irrémédiable ou le remède est inconnaissable et il ne suffit pas de dénoncer le mal
pour avoir la moindre idée d’un remède qui ne soit pas pire que le mal. Eric Fromm

179
Fr. Vidal, De la répartition des richesses, ou: de la justice distributive en économie
sociale, Paris: Capelle, 1846, 12.
180
Elle a ses variantes académiques aujourd’hui: théorie du choix rationnel, théorie de la
décision, théorie des jeux – toutes réputées «scientifiques».

343
caricature cette logique: une société «saine» est une chimère idéale donc ceux qui
ne se satisfont pas de la société empirique (névrosée et aliénante) sont des anormaux
et des irrationnels. La colère contre l’injustice, la notion même d’injustice
apparaissent bientôt comme déraisonnables puisque trancendantes aux faits qui sont
seuls objets de raisonnement.

La logique empiriste a eu tendance a voir la logique des autres, celle des


«progressistes», comme non pas une autre logique, mais comme un acte de foi plus
ou moins dénié et dissimulé, sécularisation oblige, comme une forme de religiosité
honteuse avec un vernis de rationalité superficielle.

Une «raison instrumentale» : la critique de la Théorie critique

Science sans conscience, science sans entrailles, sophistique au service du mal,


indifférente aux plaies sociales, refus de penser le devenir, «réification» de l’histoire,
manque de «dialectique», «perte» de la catégorie de la totalité: le même genre de
grand reproche revient en de multiples formulations, des romantiques Pierre Leroux
ou Louis Blanc à Max Horkheimer et aux penseurs de Francfort. La logique
immanentiste a été caractérisée de nombreuses mais hostiles façons par ses
adversaires qui ont abondamment exprimé dans l’étiquetage pourquoi ils la
répudiaient: “idéologie” par excellence (dans le sens que donne Karl Mannheim au
mot), pensée «unidimensionnelle» (Marcuse181), pensée réifiée (G. Lukàcs, J. Gabel),
raison instrumentale (raison enchaînée au service des fallacieuses “exigences”
techniques et productives), «fausse conscience», «logique de la domination»,
«logique mutilée» (Marcuse encore). La logique positiviste aliène les fins aux
moyens, elle chosifie l’homme et la raison humaine en les mettant au service de la
structure, de l’ordre établi (et d’un système, ajoute-t-on, où le raisonneur se «trouve
bien», ce qui n’est pas le cas de tout le monde), ordre fétichisé en «nature des
choses». Elle instrumentalise la raison dans une société moderne où les pouvoirs de
contrôle deviennent eux-mêmes de plus en plus rationnels.

Pour tous les penseurs hostiles à cette logique et qui l’ont vouée aux gémonies tout
au long du 20e siècle et avant lui, il est admis en tout cas que deux façons de penser,
l’une aliénée, l’autre, à leur gré, «authentique», selon le jargon hégélo-marxiste du
milieu du siècle, se partagent la pensée moderne. Henri Lefebvre et Norbert
Guterman, qui sont les premiers penseurs français de La conscience mystifiée,
désignent sans complexe dans les années 1930 ces deux logiques comme le
«rationalisme bourgeois» vs. le «matérialisme dialectique» — convaincus de

181
Qui dit aussi, en sens péjoratif bien entendu, «pensée positive.»

344
militante façon que le mot de «matérialisme» convenait sans problème à la leur.
L’École de Francfort oppose à la «raison instrumentale», une «critique
défétichisante», la vision contrefactuelle d’une existence sociale libérée de la
domination économique.

Dans toutes les versions de cette opposition qui est au fond très simple, la prétendue
«critique» prétend raisonner droit, pour sa part, en opposant une utopie et des
«intérêts émancipateurs» à l’empirie et elle pose en axiome ce qui, pour ses
adversaires, est effectivement une absurdité: que le seul raisonnement fécond et le
seul «véridique» est ce raisonnement qui oppose à l’immanence un autre monde
possible. J’ai essayé de faire voir que le conjectural et le contrefactuel forment des
sous-ensembles abondamment attestés dans la vie et dans les discours sociaux, mais
suspects aux logiciens, tout spécialement aux logiciens de tempérament «positif».
«When truth is not realizable within the existent social order, for the latter it simply
assumes the character of utopia ... Such transcendence speaks not against but for
truth» (Marcuse).182

Tous les concepts et les constructions complexes de ces philosophies souvent


étiquetées marxistes opposent le Noch Nicht (Bloch), le not-as-yet, l’appel à un
Ganz Anderes (le Tout-autre, Horkheimer) à l’immanence «positive» qui, en tant que
raisonnement sans transcendance, leur apparaît comme stérile et faussé.183 Il est
possible de réduire un siècle de critique, parfois jargonneuse et obscure, il faut
l’admettre, à une réfutation simple (mais il faut ajouter, et on verra pourquoi,
toujours une réfutation indignée, moralisée): la logique immanentiste est un vaste
raisonnement circulaire, un raisonnement qui tourne en rond dans un univers de
discours homogène mais tronqué, sans issue ni alternative, dont la logique n’est que
le «bon sens» immanent au cours apparent des choses, bon sens comprenant
l’axiome que chercher autre chose que «ce monde empirique réel, ... celui des
chambres à gaz et des camps de concentration»184 serait puéril ou délirant.
L’indignation (tant soit peu admirative) tient au passez-muscade élémentaire et
imparable que l’ainsi nommée pensée critique impute à cette logique fallacieuse. Son
raisonnement imposteur aboutit sans effort, dans la clôture factuelle que sa logique
instaure, à confirmer continuellement les intérêts en place et, en déterminant les
moyens techniques seuls rationnellement discutables, il met avec la même évidence
les fins hors d’atteinte et «hors champ». Il interdit toute critique sociale puisque
celui-ci ne peut trouver à se fonder dans les mécanismes immanents. «C’est un

182
Marcues cité Benhabib, Critique, 148.
183
En termes sobrement pascaliens, un philosophe peut de nos jours ramener la contre-
logique critique à un simple et improbable Pari mélancolique, «car il est mélancolique et
pourtant nécessaire ce pari sur les possibles contre le sens unique du réel et la résignation à
ses contraintes...», D. Bensaïd.
184
Marcuse, Homme.

345
univers rationnel qui par le simple poids, par les simples capacités de son appareil
bloque toute fuite», reproche encore typiquement Herbert Marcuse.185 Contre la
prétention insupportable des autres d’incarner «la science», les philosophes auto-
désignés «critiques» affirmeront tout uniment —puisqu’indémontrablement — leur
supériorité cognitive: «depuis son origine la pensée dialectique représente l’état le
plus avancé de la connaissance.»186

Dialogue de sourds confirmé et accusations réciproques d’irrationalité. Erich


Fromm, ai-je rappelé, faisait de cette autre logique que la sienne une affaire de
pathologie, une forme de résistance névrotique à la «société saine»; Gyõrgy Lukàcs
y voyait une machine bourgeoise de «destruction de la raison», de Zerstörung der
Vernunft dont la vérité ultime se révélait dans l’antirationalisme nazi; et Joseph
Gabel la décrivait comme «schizophrénie»187 et, suivant Eugene Minkowski, comme
«rationalisme morbide».

Toutefois, les critiques du «positivisme»188 ont bien vu sans trop vouloir l’admettre
qu’il y a pourtant quelque difficulté à sortir de cette logique close (et scandaleuse
à leurs yeux) sans tomber dans la dénégation, la mystique, la chimère, la téléologie
et/ou le mépris déclamatoire et volontariste de la connaissance «positive» avec sa
sobre délimitation du possible et de l’entropie du monde. De Benjamin à Marcuse
et à Bensaid, c’est à dire de toutes les manières où cela a été tenté, il me semble que,
philosophiquement, l’entreprise était aporétique.

! La «conscience bureaucratique» selon Joseph Gabel. Je


reviens sur la connexion entre logique immanentiste et le type de
raisonnement des technocrates et bureaucrates décrit par Joseph
Gabel. La bureaucratie en expansion asymptotique avec celle de
l’État moderne, cette bureaucratie moderne qui exaspérait jadis le
libéral Herbert Spencer, apparaît fonctionner comme un avatar
caricatural de la logique que je viens de caractériser. Culte des
règlements, des procédures et des paperasses au détriment des
citoyens et des usagers, traitement cloisonné des problèmes
sectoriels et aveuglement sur l’ensemble, prévalence des
procédures sur les résultats, freins au changements et
raisonnements ad hoc justifiant ces résistances,

185
Marcuse, Homme, 105.
186
Horkheimer, Théorie, 88.
187
Chapitre iv de Gabel, Fausse, «La structure schizophrénique de la pensée idéologique »
(au sens de Mannheim)
188
Voir encore Kolakowski, Alienation.

346
dépersonnalisation, efficacité routinière et inefficacité adaptative
et créatrice: tout y est.

Depuis deux siècles, les petites gazettes s’ébaudissent du fait que


des gens normaux, à peine devenus fonctionnaires, se mettent
sans effort à justifier rationnellement des délires: mises en
demeure de payer leurs impôts expédiée à des personnes connues
décédées, exigence au contraire de prouver qu’on est vivant non
satisfaite par le fait de se présenter en personne au bureau: la
bureaucratie est une des figures modernes de la folie raisonnante.
Elle se trouve simplement poussée au crime rationnel dans les
bureaucraties totalitaires: le Plan d’abord, les humains après! Et
on voit le triomphe de la Zweckrationalität dans la bureaucratie
nazie, haute rationalité technique au service de l’inhumain.

Ð Pensée conspiratoire, causalité diabolique et logique du ressentiment

J’en viens à un troisième grand type attesté, délimité et omniprésent de logique du


raisonnement avec ce qu’on nomme la pensée conspiratoire. Léon Poliakov
l’associait à une logique sui generis qu’il qualifie de «causalité diabolique», logique
redoutable qu’il place à «l’origine des persécutions» et qui a pour finalité d’identifier
un ennemi qui sera exclu par ses actes et ses idées de la commune humanité.189 Les
malheurs du monde doivent être attribués à une entité maléfique et dissimulée, à un
groupe qui veut et fait le mal pour le mal.190 Cette logique n’est pas sans rapport
avec celle, séculaire, du Bouc émissaire dévoilée par René Girard.191 La pensée
conspiratoire a retenu l’attention des rhétoriciens dans la mesure où elle est
particulièrement argumentative et ratiocinante.192

Dans son cas encore, nous avons affaire à une logique récurrente et métamorphique,
revenant à travers la modernité sous des oripeaux idéologique successifs. La
«diabolisation» de l’adversaire et de ses idées, la création d’un adversaire diabolique
faisant le mal pour le mal et qu’il importe d’anéantir, sont des phénomènes en
nouveau progrès de nos jours comme en témoigne l’étude récente d’O’Rourke,
Demons by Definition: Social Idealism, Religious Nationalism and the Demonizing
of Dissent. Ce n’est pas par hasard que les mots de diabolisation/démonisation sont
passés dans le vocabulaire des médias tout récemment — et dans la bouche de tout

189
La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions. Paris: Calmann-Lévy, 1980.
190
Causalité, I 10.
191
Le bouc émissaire. Paris: Grasset, 1982.
192
Voir aussi sur ce point mon livre L’ennemi du peuple.

347
le monde. «L’imaginaire complotiste»193 a de nouveau de beaux jours devant lui. La
«paranoïa» du persécuteur-persécuté et le manichéisme des millénaristes font bon
ménage: les idéologies radicales d’hier et d’aujourd’hui montrent un net penchant
à la causalité diabolique, penchant réprimé toutefois par la conscience (qui n’est pas
effacée) de son affinité avec les visions fascistes et antisémites. La logique
conspiratoire qui prospère dans l’altermondialisme et le gauchisme anti-sioniste est
chose relativement neuve quoique la résurgence de thèmes antisémites dans le
monde révolutionnaire, et spécialement à la gauche de la gauche, entre la Commune
et la Grande Guerre montre que cela a été de tout temps une tentation possible.194

L’antisémitisme, sa vision du monde et ses «preuves» illustrent par excellence cette


forme de pensée comme il illustre la connexion que je vais établir plus loin entre
pensée conspiratoire et logique du ressentiment. L’antisémitisme est à mon sens une
clé du mode de production idéologique moderne. L’antisémitisme, montrent tous ses
analystes de Léon Poliakov à Zeev Sternhell et à Pierre-André Taguieff, n’est pas
seulement une idéologie (pas seulement des contenus, une vision de la société, une
doctrine de haine, des mots d’ordre), c’est une manière spéciale de diriger sa pensée
et de (se) persuader. Anxiogène, «paranoïde» (comme disent les politologues
américains), conspiratoire, cette manière de penser n’est pas isolée, elle n’est pas
vraiment le propre des seuls antisémites; elle est, constate Poliakov, proche dans son
schéma général d’autres idéologies obsidionales comme la haine des Jésuites qui
était plutôt «de gauche» sous la Monarchie de Juillet, ou comme la Croisade anti-
maçonnique chez les catholiques des années 1880-1900. Mais si elle n’est pas
absolument isolée dans sa gnoséologie centrée autour d’une causalité diabolique,
elle ne s’oppose pas moins à la topique prédominante et aux formes courantes du
persuasible et du «bon sens».

Le chercheur et historien du racisme a donc prétendu nommer, derrière l’idéologie


et ses «thèmes», une gnoséologie particulière: Poliakov caractérise comme «causalité
diabolique» la forme d’explication dans laquelle la société est dirigée pour son
malheur par des forces occultes, par une coalition scélérate qui agit dans les ténèbres
et met en œuvre systématiquement un plan néfaste de conquête du monde qui n’est
pas loin de triompher, qui explique tous les maux dont on souffre et dont on ignorait
jusque là la cause, qui renvoie tous ces maux à des Autres in-humains, purifiant
notre monde de toute culpabilité et de toute faute.195 De la chute de l’Empire romain

193
Formule de Taguieff. Sur l’histoire des idées conspiratoires, on se rapportera aussi à
Charpier, Complot.
194
Qualifier les Juifs de sionistes pour mieux les haïr est un truc phraséologique vieux d’un
siècle.
195
La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions. Paris: Calmann-Lévy, 1980.
On verra aussi: Roberts, John Morris. The Mythology of the Secret Societies. London: Secker
& Warburg and New York: Scribner’s, 1972.

348
à la Révolution bolchevique, les explications de la délétère et traumatisante
conjoncture par l’action de sociétés secrètes forment une montagne d’absurdités que
les chercheurs expliquent à leur tour par un besoin psychologique pervers quand tout
va mal de percer les «rideaux de fumée» et de préférer n’importe quelle fable à un
malaise inexplicable.196

! Règle de l’ennemi unique. Intégré à la sophistique


conspiratoire et diabolique, particulièrement à l’aise en son sein,
il y a un trait qu’on rencontre pourtant peu ou prou dans toute
rhétorique de combat que j’ai appelé dans La parole
pamphlétaire, la Règle de l’ennemi unique. Il faut que l’ennemi
n’ait qu’une seule tête pour qu’on puisse l’abattre plus
commodément. Trouver, identifier l’Ennemi ultime est une
Eureka Erlebniß des idéologies de tous bords: Le cléricalisme, le
militarisme, le judaïsme etc., voilà l’ennemi! – quelles formules
et comme tout devient simple!197 [On connaît en effet la formule
lancée au parlement par Gambetta en 1877 et dont douze, quinze
ans plus tard, le succès allait demeurer inusable dans la France
radicale: «Je ne fais que traduire les sentiments intimes du peuple
de France en disant du cléricalisme ce qu’en disait un jour mon
ami Peyrat: le cléricalisme? Voilà l’ennemi!» (Acclamations et
applaudissements prolongés à gauche)].198

Et il ne faut surtout pas que le militant soit tenté de nuancer ou


graduer sa haine en bloc de l’adversaire. Jules Guesde le martelait
à ses troupes marxistes: «Ils sont tous les mêmes, nos bourgeois
les plus divers de politique et de croyance, qu’ils se réclament de
Voltaire ou du Pape, qu’ils marmottent Jésus-Marie-Joseph ou
qu’ils braillent Liberté-Égalité-Fraternité etc.»199 La règle de
l’Ennemi unique entraîne deux effets cognitifs de la «fausse
conscience» militante: l’amalgame d’une part (ce néologisme est

196
Voir le tout récent Taguieff, La foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot,
extrémisme. Paris: Mille et une nuits, 2005.
197
Le slogan de Gambetta était particulièrement vulnérable au détournement par les
adversaires, offrant un schéma universel, le XXX voilà l’ennemi, duquel n’importe qui
pouvait s’emparer ... à commencer par les cléricaux (et les boulangistes) qui vont clamant en
1888-90: «le parlementarisme, voilà l’ennemi!»
198
Gambetta, in Journal Officiel, 4.5.1877.
199
Jules Guesde, Le socialisme au jour le jour, Giard & Brière, 1899, 2.

349
apparu pour désigner un trait de l’épistémè stalinienne200) et la
rigidité binaire de la politique du pire, dont le prototype est Jules
Guesde encore, refusant hautement en 1889, au nom de la lutte
des classes, de venir au secours de la République menacée par le
proto-fasciste Général Boulanger: «L’épauletier Boulanger,
dogmatisait-il avec hauteur, et le patron Jacques [son adversaire
électoral] appartiennent tous deux à la même classe ennemie qui
depuis un siècle a mis la nôtre, la France prolétarienne, au régime
de la faim et du plomb.»201 Le «faisceau» à quatre concocté par
les blanquistes vers 1870-80, — le prêtre, le noble, le banquier et
le Juif, — relève du même genre d’amalgame comme instrument
légitimé de haine et méconnaissance activistes.

À droite comme à gauche, on passe alors volontiers de


l’amalgame à la preuve de l’alliance secrète – et voici la pensée
conspiratoire en marche: «Le but de ce livre est de démasquer
l’ennemi, le protestant, allié au Juif et au franc-maçon contre le
catholique, victime aujourd’hui de cette alliance diabolique. Les
[trois] sectes veulent une guerre dans laquelle nous succomberons
ou elles succomberont. Cette guerre nous l’acceptons. Et nous la
ferons sans trève ni merci.»202

De la conspiration illuministe découverte (ou plutôt inventée) dans l’Émigration par


l’Abbé Barruel pour expliquer de bout en bout la Révolution française, à la
conspiration jésuitique, honnie des libéraux au temps de la Restauration, puis à la
conspiration judéo-maçonnique de la fin du siècle («Par leur or, leur habileté, leur
persévérance, les Princes juifs sont arrivés à s’emparer de toutes les sociétés
secrètes, ils en sont devenus les suprêmes et uniques directeurs», révélait l’Abbé
Chabauty, prédécesseur illuminé d’Édouard Drumont203), puis enfin à la conspiration
des seuls «Sages de Sion», l’explication conspiratoire du cours des choses qui anime
des idéologies contradictoires doit être examinée globalement dans la confrontation

200
Dès la fin du 19e siècle, l’argumentation marxiste déployée contre les gauchistes et les
anarchistes, cherche toujours à démontrer deux choses: leur complicité objective avec la
classe ennemie et leur culpabilité par amalgame. «Objectivement» alliés de la bourgeoisie:
telle est la conclusion constante du réquisitoire des guesdistes contre les compagnons
anarchistes. Le Parti Ouvrier français en a tiré toutes sortes de conséquences et les procès
qu’il instruisaient en permanence se déroulaient selon la «logique» qui guidera un jour les
procureurs soviétiques — amalgame, sophisme du raisonnement ex post facto, passage de la
«complicité objective» à l’accusation d’être «à la solde».
201
Cri du peuple, 15.1889, 1.
202
Renauld, Ernest. Le péril protestant. Paris: Tolra, 1899, 1 et 11.
203
Chabauty, Abbé E.-A. Les Juifs, nos maîtres! Paris: Palmé, 1882, viii-ix.

350
de ces idéologies diverses et le récurrence de certaines manières de raisonner. Cette
logique conspiratoire remonte en effet à un ouvrage précis: le gros livre de l’Abbé
Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, Hambourg, 1798-99.
Barruel présentait ainsi le problème des temps présents et son explication: «Sous le
nom désastreux de Jacobins, une secte a paru dans les premiers jours de la
Révolution Françoise, enseignant que les hommes sont tous égaux et libres. Qu’est-
ce donc que ces hommes, sortis pour ainsi dire tout à coup des entrailles de la Terre,
avec leurs dogmes et leurs foudres, avec tous leurs projets, tous leurs moyens et
toute la résolution de leur férocité?» (I, 6). Après avoir démontré que la Révolution
avait été ourdie de bout en bout par les sociétés secrètes illuministes, il concluait:
«Tout le mal qu’elle a fait, elle devait le faire; tous ses forfaits et toutes ses atrocités
ne sont qu’une suite nécessaire de ses principes et de ses systèmes.» (I, xii).

Pour les catholiques jusqu’en 1914, les francs-maçons étaient les descendants de ce
groupe de criminels qui avait préparé et perpétré la Révolution française et qui,
depuis 1789, poursuivait obstinément sa tâche de perdition. La République troisième
du nom, dans ce contexte, était un État maçonnique: «Sous le nom de république, la
franc-maçonnerie règne en France depuis le 4 septembre. Elle s’est emparée de tous
les pouvoirs, elle possède tous les moyens d’action.»204 «Une légende de
l’illuminisme ... n’a jamais cessé d’être reformulée, réadaptée à l’esprit du temps,
réinterprétée par de multiples auteurs qui, au 19e et au 20e siècles, ont cru que le
moteur de l’histoire n’était autre que le résultat de l’action des "sociétés
secrètes"».205

Tout au départ, le raisonnement conspiratoire part de quelque chose de logique au


sens courant de ce mot: une série d’événements déplaisants étant identifiés,
cherchons-en les causes ou, ce serait mieux, plus simple et plus clair, la Cause. Et
pour ce faire, écartons les «rideaux de fumée». Le Complot découvert permettra de
«faire entrer dans le rationnel»206 et l’explicable ce qui justement apparaît d’abord
comme désolant et inexplicable: il est à ce titre, cela ne se saurait nier, le produit
d’un effort de rationalité, il a une «fonction cognitive»207 fût-elle dévoyée. Son
caractère redoutable résulte du fait que cet effort rationnel débouche sur une haine
légitimée. Débouchant sur la haine, il carbure au ressentiment dont je définis la
logique concomitante dans la section suivante: le manque d’estime de soi, le
sentiment d’être lésé, rabaissé, opprimé, est compensé par le plaisir intellectuel de
découvrir le mécanisme du dol et sa cause secrète et le plaisir moral de savoir sur
qui désormais faire porter sa haine — qui voit ses peines, voit ses haines!

204
Cartier, Lumière, op.cit., 36.
205
Taguieff, Foire, 15.
206
Taguieff, Foire, 29.
207
Taguieff, 80.

351
Découvrir la «vérité» au bout d’une longue «enquête» revient, les yeux soudain
dessillés, à voir toutes choses sous un jour nouveau et simplifié: là où je souffrais de
constater des maux divers, où je me sentais opprimé sans savoir pourquoi et par qui,
je découvre qu’il n’y avait qu’une cause secrète et ultime à mon malheur et aux
malheurs du temps: «Tout a été prévu, médité, résolu, statué...»208 Les banales
apparences, les petites explications partielles n’étaient que rideau de fumée, le plan
de conquête du monde par le Suppôt du mal est la vérité longtemps cachée du cours
désastreux des choses. Un sentiment de haute clairvoyance anime les adhérents
d’idéologies conspiratoires, exaspérés par les résistances des incrédules qui
s’obstinent à douter d’une thèse sidérante et limpide, corroborée par une immense
accumulation de faits et de preuves. Ils se livrent à des recherches ardues, déterrent
des documents révélateurs, des témoignages obscurs et leurs efforts sont
récompensés par de grandes certitudes, par le sentiment de progresser, d’approcher
d’une révélation: «Ces chefs, cet aréopage mystérieusement rassemblé autour d’un
chef unique, grand patriarche de la Maçonnerie universelle, où sont-ils, où se
rasssemblent-ils et quels sont-ils? Que ce sanhédrin, que ce sénat existent, nul n’en
doute...»209 Les «apparences» cachent une «vérité» à la fois sidérante, mystérieuse
et embrouillée, un plan de conquête du monde (car c’est à ce but ultime prêté à
l’Ennemi du peuple que l’on aboutit toujours) est la vérité cachée du cours
désastreux qu’a pris la société.

On a souligné le fait que cette pensée conspiratoire semble étrangère au principe de


non-contradiction :210 le groupe scélérat qui s’apprête à gouverner le monde et
complote la destruction des justes a, et c’est toujours logique, plus d’un fer au feu.
On relèvera sans surprise par exemple, chez les antisémites, que ce que les uns
attribuent à la direction diabolique de la Haute banque, les autres l’imputent au
socialisme «juif», et ce, avec le même degré de vraisemblance. «Le nihilisme veut
par tous les moyens démolir le monde aryen pour s’y substituer et introniser à sa
place la domination Juive etc.»211 Le raisonnement conspiratoire atteint ainsi sa seule
conclusion pratique possible: les agents de cette Conspiration, animés de cette
volonté de puissance universelle pour le mal, sont les ennemis universels du genre
humain: «L’ennemi universel, celui qui les résume tous, qui vient de partout, est de

208
Abbé Barruel, op. cit., I x.
209
La franc-maçonnerie démasquée, 1884, 302.
210
«Le chaudron était déjà fendu quand je l’ai reçu; je l’ai rendu intact; et d’ailleurs je n’ai
jamais emprunté ce chaudron». Ainsi s’énonce le vieux Paralogisme du chaudron : trois
arguments qui, pris isolément, seraient possibles, plaidables et qui, s’ils étaient démontrés,
vous disculperaient, — mais dont la co-présence trahit une volonté trop brouillonne de rejeter
toute responsabilité pour le bris du fameux chaudron. L’argumentation du chaudron est nulle
à force de vouloir trop prouver l’innocence de l’énonciateur.
211
J. d’Auteroche, la France antisémite, 14.6.1890, 1.

352
partout sans être nulle part: le Juif.»212 En quête d’une solution finale mais encore
pusillanimes, expropriation et expulsion sont les mesures prônées par la majorité des
antisémites français entre 1885 et 1914.

«Le nihilisme veut par tous les moyens démolir le monde aryen pour s’y substituer
et introniser à sa place la domination Juive etc».213 Mais il ne suffit pas de désigner
les Juifs, ce serait trop apparent encore, il faut découvrir derrière leur action
maléfique, une organisation cachée: l’Alliance israélite universelle fondée en 1860
et «unissant secrètement les Juifs dispersés», fera l’affaire.214 Et derrière elle encore,
on peut et doit soupçonner «l’existence d’un gouvernement secret juif» qui «rêve
d’assujettir le monde».215 La Secte judéo-maçonnique contrôle à la fois les grandes
banques et les partis du désordre, les «deux Internationales» des riches et des
pauvres: «Au fond les deux Internationales se confondent, elles obéissent aux mêmes
chefs occultes, elles exécutent les mêmes consignes mystérieuses», révèle le
capitaine de Boisandré, l’un des professionnels, proche de l’Action française, de la
question à la Belle Époque.216 Ceci s’expliquait aisément puisque Karl Marx déjà
recevait notoirement ses ordres de la «Juiverie bancaire cosmopolite»...

Voici donc une autre catégorie bien attestée de divergence cognitive: la pensée
conspiratoire, diabolique, susceptible d’être dite «paranoïaque», pétrie de
ressentiment, centrée sur la «découverte» d’une conspiration universelle, de menées
secrètes et infâmes de gens autres que «nous». Les raisonnements-clés qui la forment
sont spécieux – non pas irrationnels au sens d’immédiatement absurdes au regard de
la logique, ni même, pris un à un, hors de tout bon sens. Les gnoséologies
discordantielles fonctionnent dans une zone grise ou prolifèrent ces raisonnements
excessifs et hasardés que les anciens casuistes eussent qualifiés de «probables
quoique non pas sûrs».

La vision conspiratoire du social a caractérisé essentiellement des idéologies de


droite et elle formait un critère, peut-être le critère par excellence de leur classement
(j’emploie le passé car il semble à plusieurs observateurs que les choses sont en train
de changer). À droite, cette vision est à tout le moins logique : ceux qui pensent que
les traditions sont sacro-saintes et qui les voit s’éroder sous les coups inexorables de
la modernisation peuvent penser que cette érosion délétère est voulue et orchestrée

212
J. De Biez, la Question juive, Marpon & Flammarion, [1887 ?] 18.
213
J. d’Auteroche, la France antisémite, 14.6.1890, 1.
214
Tilloy, Péril juif, 44.
215
Copin-Albancelli, [Paul]. La conjuration juive contre le monde chrétien. (Le drame
maçonnique). Paris: Renaissance du livre, 1909, 366 et 444.
216
A. de Boisandré, Socialistes et Juifs: la nouvelle Internationale. Paris: Libr. antisémite,
1903, 24.

353
par des Méchants. Avec l’encyclique Humanum Genus de Léon XIII, l’explication
par la conspiration maçonnique trouve d’ailleurs en 1884 caution papale.

Toutefois, on voit confusément apparaître cette herméneutique dans les socialismes


romantiques. Ainsi chez l’oublié fondateur d’un Grand système nommé
«messianisme», J.-Marie Hoéné-Wronski qui développe, en lieu et place d’une
sociomachie du progrès, un roman historique, un gothic novel de la plus grande
noirceur. Sa vision de la conjoncture historique prétendait «révéler aux hommes
l’existence effective et non interrompue de sectes ou plutôt de bandes mystiques
ayant, avec connaissance de cause, le but infernal d’empêcher l’humanité actuelle
d’atteindre ses destinées afin de la jeter dans l’abîme où ces bandes mystérieuses
puisent leur satanique inspiration. (...) C’est un fait, ajoutait-il, aussi réel qu’il est
terrible et qui n’a échappé aux hommes que par son inconcevable anomalie [que]
l’existence effective au milieu de l’humanité de ces êtres infernaux, ligués contre la
nouvelle espèce humaine».217

Le Juif était, on ne le sait que trop, la figure toute désignée de cette vision
conspiratoire rendant raison de la totalité de l’histoire moderne: «le peuple juif a
traversé les nations et les siècles en étant continuellement dirigé et gouverné par une
succession non interrompue de chefs suprêmes [qui] ont toujours eu pour but
d’arriver un jour à dominer le monde».218 Que ce soient les sectes illuministes,
coupables de la Révolution et de ses crimes pour les avoir prémédités de longue
main ou les Juifs poursuivant leur plan de conquête du monde, l’ennemi de la droite
est le mal par essence ou par naissance; les doctrinaires catholiques le montrent
«vomi par l’Enfer» pour détruire la société. Il n’est pas le produit ni même le
complice d’un mal historique (éradicable), il est la méchanceté en soi. La peur des
modernisations qui est à la source des pensées réactionnaires de tous acabits, contre-
révolutionnaires, cléricales, nationalistes et puis fascistes s’obnubile sur un Ennemi
diabolique et le seul programme rationnel à son égard ne peut être que son
élimination «physique».

Les raisonnements conspiratoires-diaboliques, «bizarres» du point de vue de la non-


contradiction, sont aussi surprenants dans leurs modes de preuves: on note une fois
encore que la déviance des règles de déchiffrement du monde se complète d’une
déviance complémentaire quant aux règles du débat. Exposant une thèse radicale,
censée insoupçonnée et englobante, les tenants de la pensée conspiratoire se
contentent de peu en fait de preuves, ils accumulent les indices ténus, les faits
controuvés, ils les mettent bout à bout et triomphent bruyamment. Ils peuvent dire
qu’ils ont de bonnes raisons pour ce faire: s’il y a conspiration secrète, les preuves

217
Wronski, Hoëné Josef Maria. Messianisme, ou réforme absolue du savoir humain. Paris:
Firmin Didot, 1847, vij. 3 vol.
218
Chabauty, Abbé E.-A. Les Juifs, nos maîtres! Paris: Palmé, 1882, viii.

354
directes n’abonderont pas et les scélérats feront tout pour les supprimer. Si vous
restez sceptique, cela démontre ou du moins suggère fortement que vous êtes plus
ou moins consciemment partie prenante de la Conspiration et votre réticence est
ainsi la preuve mise sur la somme. Ils ont tout prévu et notamment qu’il est loisible
de répliquer aux hommes de peu de foi que, si une conspiration immense est tenue
rigoureusement secrète, elle ne pourra être démontrée directement, qu’il est donc
raisonnable de se contenter d’une cumulation d’indices, de preuves circonstantielles,
ténues prises une à une, hétérogènes, mais qui valent par leur masse. Toute pensée
conspiratoire produit alors de gros livres accumulant les «preuves» de ce tonneau.
La France juive d’Édouard Drumont est ainsi, on oublie ce fait, très peu son œuvre,
elle est composée à 80% de coupures de journaux des années 1880, bien
sélectionnées, alignées et regroupées... mais la dernière ligne du second volume de
cette compilation obsessionnelle est un cri de délivrance et en latin s’il vous plaît:
«Liberavi animam meam».

Sous leur forme accomplie et odieuse, les explications conspiratoires fleurissent


chez les négationnistes d’aujourd’hui. Arthur Butz dans The Hoax of the 20th
Century et Richard Harwood dans Did Six Millions Really Die? qui «démontrent»
que l’Holocauste n’a jamais eu lieu offrent aussi en prime une explication
conspiratoire: l’Holocauste est un mensonge délibéré ourdi par les Sionistes pour
atteindre leur plan de domination mondiale et pervertir les esprits des Gentils.219
Cependant cette logique conspiratoire qui jusque dans les années 1970 «était
l’apanage d’une extrême droite»220 fleurit désormais dans la «gauche»
altermondialiste.

! Théories du Paranoid Style. J’ai indiqué dans l’Introduction


que plusieurs politologues américains diagnostiquent dans leur
culture publique la résurgence d’une «logique paranoïde» dont les
thèses conspiratoires de droite et de gauche sont les symptômes.
Richard Hofstadter, à l’origine, l’avait assimilée à «the extreme
right wing» mais depuis lors elle a fait tache d’huile, «80% des
Américains pensent que le gouvernment cache la vérité sur
l’existence des formes de vie extra-terrestre.»221 L’avantage de
l’étude rhétorique est de dégager des schémas de raisonnement
qui reviennent et caractérisent une pensée et non d’étiqueter les
choses «croyance», «déraison», «paranoïa», de créer ainsi des
boîtes noires sans valeur explicative. On peut cependant se borner
à étiqueter «paranoïde» des raisonnements par ailleurs bien

219
Billig, Ideol. & Opinions, 109.
220
Taguieff, Foire, 13.
221
Taguieff, Foire, 31.

355
objectivés et analysés; mais le choix du terme conserve le danger
de suggérer une pathologie là où il y a tout au plus un
apprentissage et des connivences. Pour un Hofstadter, «paranoid»
était simplement synonyme de logique conspiratoire dont il
décrivait bien la démarche:

The typical procedure of the higher paranoid scholarship


is to start with such defensible assumptions and with a
careful accumulation of facts, or at least of what appears
to be facts, and to marshall these facts toward an
overwhelming proof of the particular conspiracy that is
to be established.222

Il importe aussi de voir dans leur ampleur et leur diffusion toutes


les formes, y compris bénignes, de la pensée conspiratoire qu’on
ne saurait utilement étiqueter en masse d’un mot venu de la
pathologie: tant de gens arrivent à des convictions irrévocables à
partir de données vagues, douteuse et lacunaires, tant sautent aux
conclusions devant un raisonnement probabiliste ardu et incertain,
tant de gens ont aussi tendance à chercher et trouver des
coupables extérieurs quand les choses ne vont pas bien, qu’il faut
se demander d’où vient le besoin de cette auto-intoxication et ce
qui l’alimente. René Girard a montré l’étendue des raisonnements
sur le Bouc émissaire partant de la Peste noire et des massacres
de Juifs vers 1349-1350 et allant jusque dans notre banal
quotidien moderne.223 Ce qui doit retenir l’attention dans la
logique que je décris c’est en effet sa variété d’intensité et de
condensation et son universalité comme tendance. Entre le
négateur de la Shoah et les bonnes gens qui entretiennent une
suspicion à l’égard de toutes «vérités officielles», il y a une
marge. Cela peut aller jusqu’aux pôles extrêmes des Nazis et des
Branch-Davidians, mais cela peut aussi se limiter à des tendances,
à des raisonnements porteurs, bien accueillis dans certaines
sodalités (pour reprendre dans le présent contexte ce terme
rajeuni par Maxime Rodinson dans De Pythagore à Lénine,
désignant les communautés de croyants-militants qui se réunissent
pour entrer dans la «bataille sociale» et lutter contre l’iniquité,
armés de certitudes définitives et qui trouvent dans ce combat une
raison de vivre et une sorte de bonheur — en large partie
escomptés sur l’avenir. Si l’homme moderne croit en une vision

222
Paranoid, 36.
223
Le bouc émissaire. Paris: Grasset, 1982.

356
du monde, c’est par imitation, il faut pour croire entrer en
communauté de croyant. Les sceptiques sont des solitaires.
Adhérer à un Grand récit fait non seulement entrer en
communauté, mais assouvit le besoin de se séparer, d’entrer en
conflit avec une société pleine de maux et de méchanceté.)

Connexité du conspiratoire et de la logique du ressentiment

L’intrication constante entre pensée conspiratoire et raisonnements de ressentiment


impose de les fusionner; l’on peut, avec d’abondants exempla historiques, poser que
tout ceci forme un de ces ensembles indissociables, bien attestés dans la modernité
que je désigne comme une logique.

Les idéologies du ressentiment, pour rapprocher donc le raisonnement diabolique


de cette catégorie «généalogique» de Nietzsche (et de Max Scheler) sur laquelle j’ai
publié naguère un essai224 ont été et sont, de fait, les grandes fabulatrices de
raisonnements conspiratoires. Les adversaires qu’elles se donnent passent leur
temps à ourdir des trames, ils n’ont de cesse de tendre des rêts – et comme ces
menées malveillantes ne sont guère confirmées par l’observation, il leur faut
supposer une immense conspiration secrète – et se convaincre de son existence
aussitôt l’hypothèse envisagée. La vision conspiratoire du monde va de pair avec le
raisonnement du ressentiment: du fait que certains sont vus en position avantagée et
sont objets d’envie impuissante, on leur prête un malfaisant projet de domination (il
ferait beau voir que leur succès soit à quelque égard innocent), un but ultime
d’hyperdomination, de dépouillement total des désavantagés et des victimes.

Je qualifie de ressentiment un mode de production du sens, des valeurs, d’images


identitaires, d’idées morales, politiques et civiques qui repose sur quelques
présupposés et qui vise à un renversement des valeurs dominantes – Umwertung der
Werte – et à l’absolutisation de valeurs «autres», inverses de celles qui prédominent,
valeurs censées propres à un groupe dépossédé et revendicateur.

La rhétorique du ressentiment va servir deux fins concomitantes: démontrer la


situation présente comme injustice totale, persuader de l’Inversion des valeurs qui
se trouve à son principe et expliquer la condition inférieure des siens en renvoyant
ad alteram partem tous les échecs essuyés. Seconde finalité: valoriser la position
victimale et le mode d’être du dominé; dévaloriser les valeurs que chérit le dominant
et qui vous sont inaccessibles en les montrant à la fois (cette simultanéité est déjà
paralogique) comme dédaignables, chimériques, arbitraires, ignobles, usurpées et

224
L’Homme du ressentiment. [Trad. de Über Ressentiment und Moralischen Werturteil].
Paris: Gallimard, 1970.Voir aussi Scheler, Problems of a Sociology of Knowledge. [Trad.
de Die Wissenformen und die Gesellschaft]. Londres: Routledge & Kegan Paul, 1980.

357
causatrices de préjudice. Valoriser ses propres valeurs comme un donné, mais aussi
toujours par comparaison dissimulée avec les valeurs des «autres». «Falsification
du barême des valeurs», écrivait Nietzsche — mais, notons-le au passage, un tel
barême existait donc pour lui?

Si le succès «séculier» n’est aucunement en bonne logique la preuve nécessaire du


mérite, la pensée du ressentiment tire de cette règle la thèse que l’insuccès ici-bas
est au contraire un indice probant dudit mérite. La logique ressentimentiste pose que
la supériorité acquise dans le monde tel qu’il va, est un indice de bassesse
« morale », que les valeurs que les dominants ou les privilégiés prônent doivent être
rejetées et dévaluées en bloc, qu’elles sont méprisables en elles-mêmes (et non pas
seulement que sont injustes les bénéfices matériels et symboliques qu’inégalement
elles procurent), et que toute situation subordonnée, tout échec, toute mémoire de
contentieux donnent droit au noble statut de victime — que toute impuissance à
prendre l’avantage dans ce monde se transmue en mérite et se crédite en griefs à
l’égard de prétendus privilégiés, permettant une inversion dénégatrice de l’ordre des
choses.

L’idéologue du ressentiment se place face à un monde jugé imposteur et oppresseur


en cultivant des griefs. Il dresse un acte d’accusation au nom des siens fait de
soupçons et de reproches. Le grief remâché devient son mode exclusif de contact
avec le monde, tout s’y trouve rapporté, il sert de pierre de touche, de grille
herméneutique. Il donne une raison d’être et un mandat social qui permettent
cependant de ne jamais sortir de soi-même. Le grief détermine une sorte de
privatisation des universaux éthiques et civiques et formule un programme pour
l’avenir comme liquidation d’un contentieux accumulé dans le passé.

«La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même
devient créateur et enfante des valeurs»: la pensée du ressentiment se définit ainsi
depuis Nietzsche comme un mode de production des valeurs, comme un
positionnement «servile» à l’égard des valeurs, mais c’est une production qui
cherche à se fonder par la voie d’argumentations retorses et généralement jugées au
dehors «sophistiques». La pensée du ressentiment raisonne en effet, elle dévide
même de longs raisonnements, mais elle le fait en partant d’un axiome: ce monde où
je sens ma faiblesse et souffre de mes difficultés n’est pas le vrai. Ses valeurs sont
des impostures aux yeux d’un Arbitre authentique que je puis invoquer. La pensée
du ressentiment est consolatrice en ce sens. Le rapprochement peut se faire ici entre
position de ressentiment et «gnose» au sens que donne à ce mot, l’appliquant aux
idéologies révolutionnaires modernes, un Eric Vœgelin. C’est la dimension
«gnostique», dénégatrice de ce monde terraqué, censé l’œuvre d’un démiurge
mauvais, qui sert de porte d’entrée éventuelle du ressentiment dans les idéologies
révolutionnaires. J’y reviens plus loin.

358
Au cœur de ce que d’aucuns qualifient de «sophistique» du ressentiment, on trouve
une axiologie invertie ou renversée, retournée: la bassesse et l’échec sont indices du
mérite et la supériorité séculière, les instruments et produits de cette supériorité, sont
condamnables par la nature des choses car usurpés à la fois et dévalués au regard de
quelque transcendance morale que le ressentiment s’est construit. L’axiologie de
ressentiment, nourrie de rancunes parfois fort légitimes, du moins fort réelles, vient
radicaliser et moraliser la haine qu’on éprouve du dominant. Le succès est le mal,
l’échec la vertu: voici, ramenée à une formulette, toute la «généalogie de la morale».
Nul ne peut régner innocemment, disait Saint-Just: le dominant et tout bénéficiaire
du Système est toujours un scélérat puisqu’il est coupable de tous les maux du seul
fait d’occuper une position avantagée et d’y trouver profit. Le dominé, s’il est
dépouillé de ses droits, est en droit du moins de lui demander des comptes. «Sexe
fort! s’exclame la fouriériste Clara Vigoureux, c’est vous qui régnez sur toute la
terre, c’est à vous que je viens demander compte du mal qui désole la terre.»225

On perçoit le rapport direct entre les idéologies séculières du ressentiment et la


«pensée religieuse» comme telle, c’est à dire comme négation ou déclassement de
ce monde terraqué, — distorsion du rapport du sujet à ce monde par l’invocation
d’un Autre Monde, d’un autre ordre des choses plus vrai que le cours des choses,
dépouillant le monde empirique du seul caractère qui est le sien: qu’on ne peut que
le vouloir, vouloir d’abord le voir globalement et le vouloir tel quel.

C’est un raisonnement par les conséquences qui conduit les démagogies du


ressentiment à la recherche ou l’invention d’un autre système de valeurs, de
rationalité, de morale, etc., que celui dont se réclament ceux qu’on présente comme
les dominants dans la société. De deux choses l’une en effet. Ou bien, au bout du
compte, les valeurs réinventées par les idéologues des prétendus dominés ne seront
à l’examen qu’un avatar, un retapage des valeurs présentées par les dominants haïs
comme universelles — aboutissement fâcheux, car ce serait concéder au dominant
une certaine légitimité et une certaine humanité, une capacité d’avoir jusqu’à un
certain point pensé au nom de tous et cela indiquerait en outre que la différence
narcissique du peuple ressentimentiste n’est pas aussi essentielle et spécifique qu’il
la présente. Ou bien, et ce serait déjà beaucoup mieux, les valeurs propres au groupe
victimisé prendront le contrepied des valeurs prédominantes. La question restant
de voir si ces contre-règles, contre-raisons et contre-morales (qui prouvent au groupe
qui les reconnaît pour siennes qu’il a été dépossédé de ses biens propres) vont
permettre à ce groupe de faire son chemin dans le monde et de concurrencer
victorieusement l’adversaire. Or, de la génétique mitchourino-lyssenkiste dans la
«science prolétarienne» stalinienne, au mythe de la Femme-sorcière congénitalement
immunisée contre la raison et la science des phallocrates (dans le féminisme dit
radical), aux dénonciations islamistes des sciences et des techniques du Grand Satan

225
Parole de providence. Paris: Bossange, 1834, 5

359
occidental tout d’un tenant avec ses mœurs perverses, dans tous ces cas et bien
d’autres qui encombrent le siècle révolu, les dénégations auxquelles conduisent ces
raisonnements fallacieux et dénégateurs n’ont guère servi, en fin de compte et sauf
erreur, le combat des groupes qui sont passé à l’acte et ont cherché à appliquer dans
le réel leur transmutations des valeurs.

Dans les discours de ressentiment fonctionne aussi une dialectique éristique


sommaire, c’est à dire quelque chose comme L’Art d’avoir toujours raison (j’ai
rappelé ce titre d’un opuscule de Schopenhauer), d’être inaccessible à l’objection,
à la réfutation comme aux antinomies qu’on décèle chez vous, le tout formant un
dispositif inexpugnable et aussi une réserve inusable (voir ici certains nationalismes
avec leur perpétuation démagogique). On n’a jamais gagné, il demeure toujours des
torts anciens qui n’ont pas été corrigés, des cicatrices qui rappellent le passé et ses
misères, le ci-devant groupe dominant est toujours là, hostile et méprisant, et – si on
n’est pas parvenu à s’en débarrasser totalement, à l’annihiler par quelque «solution
finale» – il conserve toujours quelque avantage qui en font l’obstacle à la bonne
image qu’on voudrait avoir de soi et des siens. Il y a quelque chose de
«diaboliquement» simple dans le raisonnement fondamental du ressentiment. Dans
la logique ordinaire, les échecs ouvrent la possibilité de revenir sur les hypothèses
et de les corriger. C’est d’ailleurs la règle d’or de la méthode scientifique. Dans le
ressentiment, les échecs ne prouvent rien, au contraire, ils confortent le système, ils
se transmuent en autant de preuves surérogatoires qu’on avait depuis toujours raison
et que décidément «les autres» vous mettent encore et toujours des bâtons dans les
roues. Un système où les démentis de l’expérience ne servent jamais à mettre en
doute les axiomes, mais les renforce est un système inexpugnable par structure. Et
un système inexpugnable «pose problème» au regard des bases de la discussion dont
je parlais au chapitre 2.

Le ressentiment, argumentatif, ratiocineur même, et carburant au pathos, ne veut pas


vraiment convaincre le monde extérieur, il sait qu’il n’y a guère de chance. Il dévide
ses raisonnements non pour convaincre le monde des «autres» dont il n’attend rien
de bon, mais pour ressasser sa vérité particulière aux oreilles des siens et dissuader
de toute velléité critique les membres de sa tribu qui seraient tentés de raisonner «par
eux-mêmes» ou qui pourraient avoir des doutes. Le ressentiment a simplement
horreur des objectivations venues de l’extérieur qui sont «insensibles» à sa
«spécificité». Il faut toujours lui rendre hommage d’abord, tenir compte de son
hypersensibilité, de ses susceptibilités d’écorché. Quand l’homme ou la femme du
ressentiment accepte de parler à quelqu’un à qui il a supposé d’abord de la bonne
volonté, il finit par devoir dire, défrisé: «Vous ne pouvez pas nous comprendre
décidément!» La pensée du ressentiment a ainsi pour conséquence le repli sur les
siens, le refus de l’altérité, de la diversité, le rejet rageur de toute aspiration à
l’universel. En valorisant ses valeurs «propres», la tribu de ressentiment exalte le
mérite qu’il y a à se restreindre et à se refermer sur son contentieux à l’égard du

360
monde extérieur en se purifiant de la diversité. Le ressentiment classe, juge et
interprète constamment, mais il le fait avec sa souffrance, ses griefs remâchés, ses
déceptions et ses haines. Il argumente pour transmuer cette souffrance brute en
quelque chose de plus tolérable, en une vision du monde consolante, pour divertir
cette souffrance, détourner le traumatisme vers d’autres passions moins débilitantes:
pitié pour les siens, sentiment de son mérite prouvé par ses échecs mêmes, haine
triomphante des victorieux et des possédants, iconoclasme des valeurs des Autres.
Il connaît le monde à travers sa douleur et sa frustration; il n’argumente pas pour
clarifier son rapport au monde, mais pour anesthésier sa peine originelle.

Le ressentiment est en ce sens à la fois pathos et logos; la disjonction classique du


pathos et du logos lui est inadéquate – comme elle l’est à mon sens, je l’ai indiqué
au chapitre 1, à l’étude de tout phénomène discursif. Mais quel rapport entre ce
pathos et ce logos, entre frustration ici et argumentation? Prenons ici ce qui paraît
le raisonnement de base de la pensée du ressentiment justement. Se connaître des
mérites non reconnus, se heurter à des obstacles qui bloquent l’épanouissement de
ce potentiel, se révolter contre l’injustice de cette situation, — pas de ressentiment
dans tout ceci! Mais évidemment, il faudra distinguer et c’est malaisé, cette sorte de
réflexion et de prise de conscience de son inversion spécieuse qui consiste à
conclure: je n’arrive à rien, donc j’ai des mérites; d’autres réussissent où j’échoue,
donc leur réussite est due à des avantages escroqués à mon détriment. Or, la
prédilection pour les raisonnements spécieux d’un certain type est suffisante pour
marquer – sociologiquement – un obstacle de «nature», une coupure entre ceux qui
pensent comme ça et leurs contemporains. Revenons au raisonnement antisémite.
Que disait en somme un Édouard Drumont sur ses ennemis, les Juifs? Vous
réussissez dans cette société moderne où nous, Français de vieille souche, qui
sommes la majorité pourtant, ne sommes pas en état de nous imposer, de relever nos
propres valeurs, de vous concurrencer — donc vous avez tort et la logique sociale
qui permet et favorise votre succès est dévaluée du même coup, elle est illégitime
et méprisable. Et plus vous réussirez et nous échouerons, plus vous manifesterez
votre infâmie, et mieux vous serez condamnés à nos yeux.

Le ressentiment, cette sorte de logos guidé par une passion misérable, est alors ceci
même contre quoi, depuis les Lumières et jusqu’à l’épuisement actuel de la
modernité, les pensées du progrès, les grands militantismes sociaux, les programmes
des Grands récits émancipateurs ont eu à lutter. La modernité est à définir comme
cette période, révolue, marquée par des tentatives constantes et dans une large
mesure victorieuses de tenir le ressentiment en respect, de le dépasser, de le re-
transmuer en autre chose. La modernité entendue sur les deux siècles de sa durée
comme pensée des Lumières, du droit naturel et des droits de l’homme, pensée de
la citoyenneté, comme idéologie «bourgeoise» du progrès, idéologie positiviste de
la science, morales civiques de solidarité, mais aussi essor des doctrines socialistes

361
révolutionnaires, de l’anarchisme...: dans toute une diversité de dispositifs en conflit
— en dépit du fait qu’ils découlent de la même logique.

En gros, reprenons la question de la topographie, le ressentiment est naturel aux


pensées réactionnaires. Il subsiste, dans une longue persistance depuis le Syllabus
du Pape Pie IX si vous voulez, un antique ressentiment de droite cléricale. Oscillant
entre la nostalgie d’un Ordre ancien, l’angoisse devant la modernité, le ressentiment
et la dénégation, la grande production idéologique antimoderniste de la droite
cherche à re-fétichiser la religion, la tradition, la nation, la famille, à réinstituer dans
le symbolique tout ce que, dans le réel, le «progrès» du marché et de la
sécularisation a eu pour vocation de déstabiliser et de mettre bas. Il y a dans toute
idéologie du ressentiment, de forme conservatrice ou pseudo-progressiste, une
dénégation crispée de ce qui est en train de s’opérer dans le réel. Face à la
déterritorialisation (Deleuze), à une évolution sans fin ni cesse qui dissout des
territoires symboliques et d’antiques enracinements, le ressentiment cherche à
restituer des fétiches, des stabilités, des identités. L’idéologie de ressentiment aboutit
volontiers dans l’ordre déontique à des exigences de «réarmement moral».

La pensée du ressentiment s’insinue aussi dans les divers populismes, dans un


certain socialisme, ouvriériste, ultra-gauchiste, bogdanoviste. (Quand on dit «un
certain» face aux dispositifs idéologiques pleins d’antagonismes et d’antinomies, on
s’expose à ce que les militants qui «se sentent visés» vous opposent le très usé
paralogisme de l’amalgame: vous êtes contre le stalinisme — ou le maoïsme — vous
êtes donc contre l’émancipation du prolétariat, vous vous «rangez» dans le camp des
Exploiteurs! Or non, les idéologies progressistes, toujours radicalement hétérogènes,
viennent sur la scène sociale sous la forme de doctrines parfois diamétralement
opposées226).

On a pu analyser le parasitage des programmes de justice sociale par les sophismes


du ressentiment et ceci semble un moyen décisif de critique des dérapages
pernicieux occasionnels du socialisme comme du féminisme et d’autres idéologies
de critique sociale – que ce soit, dans l’ordre du discours, la critique oratoire du
manichéisme – qui est une figure du ressentiment – du camp de la vertu et du camp
des bourreaux, des victimes innocentes contrastées aux exploiteurs scélérats (à quoi
s’oppose la connaissance ésotérique du social qui énonce ce qu’exactement Karl
Marx pose en axiome dans la préface du Capital I, qu’il «ne s’agit de personnes
qu’autant qu’elles sont la personnification de catégories économiques»), ou, par voie
d’application, la critique des politiques concrètes fondées sur l’Umwertung der
Werte accompagnées de la dénégation des effets pervers qu’entraîne le renversement
volontariste des valeurs. De fait, nul ne l’ignore, les dynamiques de l’égalité peuvent

226
On verra sur ce point un développement théorique dans mon étude «Les Idéologies ne sont
pas des systèmes», Cahiers Ferdinand de Saussure, Genève, 45: 1991. 51-76.

362
être entachées de ressentiment: elles se développent entre l’appétition vers une
justice émancipatrice et le ressentiment de l’égalisation «par le bas», de la revanche
sociale, du truquage des règles du jeu pour empêcher, au prix de la léthargie
économique et par toutes sortes de moyens vexatoires, que des distances ne se
constatent ou ne se creusent.

Des formes de logique du ressentiment continuent à s’insinuer dans les activismes


antiracistes, progressistes, féministes et identitaires-«communautaires», comme le
symptôme de la Political Correctness le fait apparaître en Amérique du Nord. Je
vois dans les retours actuels du ressentiment quelque chose qui vient colmater les
trous, boucher les vides dans une conjoncture qui dépossède les esprits de tout projet
d’espérance commune et rend suspicieux à l’égard de la démocratie et de l’état de
droit. Dans un tel contexte, le ressentiment pourrait apparaître comme un nouvel
opium des peuples : quelque moyen artificiel et passager d’apaiser de grandes
douleurs, de rediriger ses émotions frustrées vers des fantasmes consolateurs. On
assisterait à un repli de l’intelligible collectif sur des «positions préparées à
l’avance», celles de l’homogène censé chaleureux de l’identitaire, du
gemeinschaftlich qui absolutise ses limites. La refondation de l’identité des individus
sur du ressentiment de groupe chérissant son litige à l’égard du monde extérieur est
concomitante de la «Fin des utopies» qui formaient la connaissance de soi à
l’horizon d’un devenir-autre et d’une réconciliation ultime de l’Humanité.
Aujourd’hui, le ressentiment avec ses innombrables variantes et avatars se donne
d’autant mieux libre cours qu’il restitue une «base éthique» à d’innombrables
groupes, formant marché identitaire, et ce dans une conjoncture d’éclatement de la
sphère publique, de mutation de celle-ci en une lice de lobbies revendicateurs,
sourds les uns aux autres. Le ressentiment a donné forme à la promotion d’une
nouvelle idéologie des droits — non plus pensés dans des termes de citoyenneté ou
d’universalité, mais dans une juxtaposition criailleuse de «droits à la différence». Il
s’est établi une bourse ou un marché de revendications exclusives, irréconciliables
et irréductibles de groupes ethniques, culturels, sexuels, etc. — car tout désormais
peut former groupe. Les rancunes et les griefs ne se transcendent pas et ne cherchent
surtout pas à se transcender vers une règle de justice ou vers un horizon utopique.

En longue durée, le ressentiment a toujours opéré — dans le dénégateur — en


réaction au désenchantement, Entzauberung, ce concept central de Max Weber. Les
idéologies du ressentiment sont intimement liées aux vagues d’angoisse face à la
modernité, à la rationalisation et à la déterritorialisation. La mentalité de la
Gemeinschaft [Tönnies], homogène, chaude et stagnante, ayant tendance à tourner
à l’aigre dans les sociétés ouvertes et froides, rationnelles-techniques. Entzauberung:
le ressentiment qui recrée une solidarité entre pairs rancuniers et victimisés et
valorise le repli communautaire apparaît comme un moyen de réactiver à peu de
frais de la chaleur, de la communion dans l’irrationnel chaleureux alors qu’on se
trouve confronté à des mécanismes de développement sociaux et internationaux

363
anonymes et froids, des «monstres froids» incontrôlables, lesquels ne permettent
justement pas de tactique ni de réussite collectives.

Bien entendu, en dehors de ses longs raisonnements, la pensée du ressentiment se


reconnaît aussi à des éléments extra-dialectiques, c’est à dire à ce que plus haut je
désignais comme des «mythes» de prédilection. Dénégatrice et suspicieuse, la pensée
du ressentiment est grande consommatrice et productrice de certaines sortes de
«mythes»: mythe du Complot, mythes de l’Autre inlassablement malfaisant, mythes
des Origines et de l’Enracinement, mythe du Vengeur né ou à naître parmi les Siens,
mythe de la Solution finale. On perçoit l’effet cognitif et persuasif de ces mythes:
ils sont conçus pour contribuer à la Grande Explication de ce mundus inversus, de
ce monde à l’envers où les miens et moi n’avons pas notre juste place.

Ñ La logique utopiste-gnostique

On peut repérer à travers les deux siècles modernes une certaine manière constante
d’argumenter la société comme étant ce qui «va mal» et ce qui «ne peut plus durer»,
argumentation qui débouche sur la promesse d’un Monde nouveau imminent que je
désigne comme la dernière et fondamentale logique de la modernité.

Celle-ci a évolué dès lors en un conflit permanent, insurmontable, avec les autres
axiomatiques de la connaissance discursive — avec toutefois de subreptices
contaminations. On doit la décrire dans le contexte de cette coexistence conflictuelle
qui présente tous les caractères d’une non-contemporanéité, avec tous les heurts de
mentalités que cette situation comporte. Je vais donc chercher à décrire maintenant,
avec toute la force persuasive qu’il a possédé, un mode de raisonnement utopico-
gnostique (je m’explique un peu plus bas sur ces deux termes que je crois à propos
d’apparier), mode tout à fait contraire au «positivisme» empiriste certes, lequel a
aussi ses œillères, mais dont la force de conviction s’est appuyée sur de «bonnes
raisons». Ce qui caractérise mon approche dans la demi-douzaine de livres que j’ai
publiés sur le sujet,227 c’est la thèse d’une continuité cognitive dans la critique
sociale et sa vision du monde, depuis l’apparition des Grands récits au début du 19e
siècle jusqu’à nos jours. L’articulation de la critique sociale et de la contre-
proposition utopique (qui se présente souvent comme une prévision démontrée) est

227
L’Utopie collectiviste. Le Grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale. La
Propagande socialiste. Six essais d’analyse du discours. Colins et le socialisme rationnel.
Les Grands récits militants des XIXème et XXème siècles. Religions de l’humanité et sciences
de l’histoire. D’où venons-nous? Où allons-nous? La décomposition de l’idée de progrès.
L’ennemi du peuple. Représentation du bourgeois dans le discours socialiste, 1830-1917.
L’antimilitarisme: idéologie et utopie. La démocratie, c’est le mal. Un siècle
d’argumentation anti-démocratique à l’extrême gauche. Le marxisme dans les Grands récits.

364
au cœur de mes analyses. Je me borne ici à synthétiser ma caractérisation
d’ensemble.

De quel nom fallait-il la nommer, cette logique? «Progressiste», «militante»,


«sociale», – «humanitaire» (c’est le terme que choisit Pierre Bénichou)? J’ai opté
dans les livres que je viens de mentionner pour les termes de «Grands récits» ou de
«Grandes espérances» – emprunté l’un à Jean-François Lyotard et l’autre à Charles
Dickens – parce que ce qui m’en semble le propre est, d’une part, le parcours que
ces systèmes de pensée opèrent des trois horizons du passé, du présent et de l’avenir
– et leur déchiffrement du passé et du présent par les certitudes entretenues sur
l’avenir. D’autre part, leur capacité d’intégrer les «petits récits», d’un lieu et d’une
vie, c’est à dire de conférer un sens au cours des choses et de transcender la
déréliction. J’appelle Grands récits les formations idéologiques qui se sont chargées
de procurer aux hommes modernes une herméneutique historique balayant les
horizons du passé, du présent et de l’avenir et de prescrire un remède définitif aux
maux dont souffre la société – le programme utopique qu’elles comportent y formant
la pars construens (comme dit la rhétorique) d’une édification démonstrative qui
part d’une critique radicale des vices de la société présente. Ces Grands récits
présentent une spécificité cognitive, ils sont formés d’une séquence constante de
topoï, d’arguments et de micro-récits; ils s’inscrivent dans un canevas argumentatif
récurrent, indéfiniment réutilisé, tout en déployant un mode propre de déchiffrement
de ce qui va se désigner comme «le social». Le long XIXème siècle et le court XXème
ont été le laboratoire d’une invention idéologique foisonnante – invention qui
demeure cependant contenue dans un cadre de pensée spécifique, dans un canevas
narratif et rhétorique dont les éléments se fixent dès avant les temps de Louis-
Philippe. Des réformateurs romantiques et des premières sectes socialistes (dites
ultérieurement «utopiques») aux idéologies de masse du XXème siècle, au premier
chef celle qui s’est désignée comme le «socialisme scientifique», les deux siècles
modernes ont connu l’éternel retour d’une forme de pensée militante qui va du
diagnostic de maux innombrables dus à «la mauvaise organisation de la société» à
la découverte de leur étiologie, au dévoilement de leur cause ultime, puis à l’exposé
d’un remède, à la découverte d’une panacée, conforme à la fois à la nature humaine
et au progrès historique, et à l’annonce démonstrative de la chute prochaine de la
société mauvaise – en dépit de la vaine résistance des suppôts du mal social et
ennemis du peuple – et de l’instauration sur ses ruines d’une société juste, heureuse,
définitive et immuable.

Les Grands récits narrent le passé et l’avenir de l’humanité, ils se développent dans
le cadre d’un paradigme historique par stades, paradigme généralement ternaire,
avec un stade ultime à venir ou en train d’émerger. Ce paradigme qui est au cœur de
l’historicisme moderne, est l’avatar sécularisé du millénarisme de l’abbé calabrais

365
Joachim de Flore au 13e siècle. Il y aura trois Règnes228, vaticinait l’abbé et toute sa
postérité de millénaristes et de libertins spirituels: celui du Père, le règne de la
Colère, celui du Fils, le règne du Rachat et de la Grâce, lequel s’achève, et celui de
l’Esprit dont on relève déjà les intersignes, dont on sent déjà les effluves, l’Esprit qui
va régner avant que les Temps ne soient accomplis. L’histoire porte ainsi la marque
de la révélation progressive de la Trinité, le status de l’Esprit étant encore à venir.
Dans le présent qui est un interrègne, des tribulations, des guerres, une lutte entre
les forces de l’Esprit, soutenues par les Homines intelligentiae, et celles de
l’Antéchrist précèdent le Troisième Règne et, paradoxalement, en promettent
l’avènement imminent. Le Troisième Règne s’établira à la faveur d’une brusque
catastrophe, les méchants et les impies seront anéantis. Il détruira l’iniquité avant
que ne règne pour mille ans sur une humanité lavée du péché (d’où le mot de
«millénarisme») le Christ en gloire.

Ce récit ternaire n’est qu’une hypostase de toute herméneutique du présent, – coincé


entre un passé irrémédiable et un futur inconnu. Comprendre son temps, pour le 19e
siècle en son hégémonie cognitive, c’est le déchiffrer comme un point médian dans
ce que, depuis Condorcet, on nomme «la Marche de la civilisation». Jamais le lire
dans sa facticité ni l’accepter comme indétermination et comme fatale amnésie. «Le
passé, écrit Robert Owen, a été nécessaire pour produire le présent, comme celui-ci
l’est pour produire l’avenir.»229 «Il est donc tout d’abord nécessaire de déterminer
cette marche [de la civilisation]. Pour cela, il faut embrasser l’ensemble du Passé et
puis se former une conception de l’Avenir; c’est seulement ainsi qu’on pourra diriger
le Présent.»230 Le positivisme de Comte (qui est un créateur de Grand récit
débouchant sur l’avenir sociocratique promis à l’humanité) «incorpore le passé dans
le présent pour discerner l’avenir» et puis, connaissant celui-ci, il se rend seul «apte
à conseiller le présent».231 Le culte des grands hommes, liturgie de l’Apostolat
positiviste, c’est, dit Comte, le «présent glorifiant le passé pour préparer l’avenir».
Le Grand récit recèle la vérité des choses, mais celle-ci est contenue, comme on va
le montrer, dans une certitude pour l’avenir qui vient éclairer le présent et le passé.

228
«Cette théologie de l’histoire n’est pas seulement trinaire mais trinitaire», explicite Henri
de Lubac, s.j. dans son «Joachim de Flore», Exégèse médiévale, 2ème partie. Paris: Aubier,
1961. Vol. I, 456.
229
Owen, Robert. Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel
basé sur les lois de la nature humaine. Trad. & abrégé par T.W. Thornton. Paris: Paulin,
1847, 69.
230
Lonchampt, Notice sur la vie et l’œuvre de Comte (Paris, 1900), 50.
231
Lagarrigue, Jorge. La dictature républicaine d’après Auguste Comte. Paris: Apostolat
positiviste, 1888, 9.

366
On peut voir se constituer intégralement dès le premier tiers du XIXème siècle cet
enchaînement propre de raisonnements sur une société «malade»,232 sur un état
social qui ne peut plus durer et sur son remplacement inévitable et prochain par une
société juste et bonne, paradigme dont le pouvoir persuasif et mobilisateur a été
immense et qui continue à hanter vaille que vaille, près de deux siècles plus tard, en
ayant perdu ses fondements, sa relative cohésion et ce qui fit sa force d’évidence,
toute critique sociale possible. Ces doctrines se déploient en un parcours immuable
d’une critique à une solution, du mal constaté au remède définitif.
«Immerwiedergleich», selon l’expression de Walter Benjamin: la logique des
Grands récits est l’éternel retour du même. Tout ceci forme un enchaînement de
raisonnements convaincants aboutissant à une certitude sur laquelle on pouvait
gager sa vie, immunisé contre le doute. Ce qui en caractérise la dynamique est
qu’elle résulte d’efforts déraisonnables de rationalité face à un monde lui-même
déraisonnable, frustrant, partiellement inconnaissable et largement in-maîtrisable.

Critique sociale et remontée à la cause première

La misère, l’exploitation du travail, la concurrence et ses ruines, l’oppression des


femmes, l’esclavage, la peine de mort, le militarisme et les guerres, les entreprises
coloniales, l’obscurantisme religieux, mais aussi le mariage indissoluble, la
prostitution, les taudis, l’alcoolisme, la falsification des aliments ou encore le
tabagisme sont apparus les uns après les autres comme des maux sociaux (et non
inévitables, éternels, ontologiques) et ces maux, identifiés, ont paru tout à la fois
scandaleux, intolérables, mais aussi remédiables, éradicables à des esprits
philanthropiques et à des groupes d’individus révoltés contre l’ordre établi. Car,
Étienne Cabet le pose en principe comme le font Fourier, Saint-Simon, la société est
simplement «mal organisée»: il ne tiendrait qu’aux hommes de l’organiser autrement
pour rendre la santé au corps social, pour en guérir les «plaies». Il suffirait de
réorganiser la société sur de saines et justes bases pour que les vices sociaux
«disparaissent». C’est présupposer qu’à tout mal, il y a un remède à portée de la
volonté bonne éclairée par une «science» qui se nommera vers 1820 la «science
sociale». Dès cette amorce de la critique, quelle est en effet la nature du mal que
l’on constate? La société n’est pas le mal en soi, le mal n’est pas, ultimement, le fait
des scélérats qui y dominent et y sont heureux, elle est quelque chose qui va mal, et
c’est ce malfonctionnement qui rend méchants les méchants, qui produit la

232
L’imagerie médicale, présente dans les expressions de «maladie sociale» et de «remède
social» sert notamment à dire cet état des choses morbide: «Lorsqu’une ère finit et qu’une
autre commence, il y a un temps où l’ancienne croyance étant presque éteinte, l’idée qui doit
la remplacer et qu’elle porte en elle n’est pas encore formée. Le vieil ordre se disloque, les
liens se relâchent, l’unité se dissout. Une torpeur profonde, puis des secousses convulsives,
puis une nouvelle torpeur et de tous côtés des symptômes de mort apparaissent parce que le
passé meurt en effet, et que l’avenir n’est pas né encore.» F. Brouez, Société nouvelle, 18:
1884, 261.

367
domination des méchants comme il engendre le malheur des faibles et des justes.
Elle va mal parce qu’elle est, en son principe, mal organisée. Le mal radical, le mal
ontologique est dissout en une question d’organisation rationnelle. Le mal radical
se constate, se médite; le mal organisationnel se raisonne, se soigne et se corrige.

La critique sociale consiste d’abord à dégager de l’enchevêtrement des faits sociaux


quelque chose qui frappe l’esprit d’indignation. Cette critique part d’un scandale
fondateur face au mal social. La logique utopique, la pensée du social et de l’histoire
ne partent qu’en apparence d’axiomes (sur la nature humaine, sur les droits naturels,
sur les lois de l’histoire, etc.), ces pensées trouvent leur amorce en fait dans un
scandale, non seulement une douleur éprouvée dans ce monde face à l’injustice et
au malheur, mais une douleur intellectuelle qui la redouble, quelque chose qui fait
mal à la pensée, qu’il va falloir douloureusement re-penser pour en rendre le
scandale moins vertigineux et l’énigme moins opaque. La pensée militante montre
le cours des choses scandaleux pour la «conscience». Elle naît d’une discordance
douloureuse entre la conscience et le monde et elle communie d’abord avec les
autres consciences généreuses dans cette douleur partagée. «À la vue des maux de
notre civilisation, à la vue des langueurs éternelles de l’humanité, nous avons lancé
vers le ciel un cri de détresse; ce cri retentira, nous n’en doutons point, dans tous les
cœurs justes et généreux».233

Les tenants de la logique que je décris ne s’indignent pourtant du scandale social que
pour montrer ensuite comment, collectivement, il va être possible d’opérer une
transformation à vue. «Ayons toujours sous les yeux le spectacle de tant d’infortunes
que nous pouvons instantanément guérir, écrit un phalanstérien, et sortons de cette
civilisation immonde où des êtres faits à notre image expient le crime de notre
indifférence».234 C’est, si vous voulez, le mensonge fondateur du volontarisme
militant: la société est imparfaite donc elle est réformable. Et si le mal est partout,
cette omniprésence simplifie le problème car elle suggère de chercher, à la racine de
cette ubiquité, si je puis dire, une cause unique, sous-jacente et globale et de trouver,
dans la foulée, un remède tout aussi «radical» et décisif. La nature du remède à venir
ne pose pas non plus grand problème dans son principe: une société totalement mal
organisée ne peut appeler qu’une transformation totale déduite de principes
contraires à ceux qui la régissent. Un corrélat déontique s’ensuit: comme le mal
«social» est d’autant plus scandaleux qu’il est désormais montré remédiable,
d’autant plus scandaleux qu’il est contraire à la «nature» des choses comme il l’est
à la «nature» humaine, qu’il suffirait de détruire les institutions mauvaises et de les
remplacer par des bonnes pour l’éliminer à jamais, il convient que les justes
travaillent, toutes affaires cessantes, à préparer cette catastrophe et à faire que le
monde change de base.

233
Esquiros, Alphonse. L’évangile du peuple défendu par A. E. Paris: Le Gallois, 1841, 12.
234
Journet, Documents apostoliques et prophétiques. Paris: Moreau, 1846, 20.

368
La problématique du remède social se présente à l’origine comme une argumentation
de substitution possible du bien au mal. Elle repose sur une dénégation ou un rejet
principiel de l’alternative pessimiste, à la Schopenhauer disons, qui enseignait qu’il
faut voir dans les cruautés de l’ordre social les conséquences d’une volonté
radicalement mauvaise et qui le restera tant que le «suicide cosmique» n’aura pas été
accompli. Au contraire, la critique sociale exonère d’abord l’homme et la «nature»
et, cette dénégation acquise sans démonstration, elle va chercher ailleurs. Certains
vices sociaux répandus et dénoncés comme complices du mal, individualisme,
égoïsme, sont simplement engendrés par une société mal faite et ils sont contraires
à la nature, qui est égalitaire et fraternelle, de l’homme. Ce sont des vices anti-
physiques. Le fameux Voyage en Icarie de Cabet s’ouvre sur ce raisonnement par
alternative, qui écarte la mauvaise branche pour conclure bien vite: «Mais si ces
vices et ces malheurs ne sont pas l’effet de la volonté de la Nature, il faut donc en
chercher la cause ailleurs. Cette cause n’est-elle pas dans la Mauvaise organisation
de la Société? Et le vice radical de cette organisation n’est-il pas l’Inégalité qui lui
sert de base?»235

Deux autres dénégations doivent venir écarter, dans l’axiomatique de la critique, des
logiques nouvellement apparues qui saperaient la mise en raisonnements de ses
espérances. Le 19ème siècle, raisonnant désormais non sur le mal ontologique ou le
péché, mais sur des dynamiques multicausales et sur des évolutions, se mettant à
observer et comparer des sociétés diverses dans le temps et l’espace, découvre ou
dégage deux vastes idées, susceptibles d’interprétations radicales, deux idées très
menaçantes autant pour les morales religieuses de naguère que pour les certitudes
réformistes: la relativité du bien et du mal et l’inextricabilité du bien et du mal. Les
progressistes constatent, certes, que le bien est inséparable du mal, ils décrivent un
régime social où le bien des uns s’achète par le mal pour les autres, mais c’est ce qui
leur est insupportable. Le socialisme au sens générique, et c’est exactement en quoi
il paraîtra à ses adversaires illogique et dangereux, est cette idéologie qui part de
l’idée qu’il est intolérable que du bien potentiel sorte le mal, que le bien puisse
s’acheter par du mal, qu’une action puisse être à moitié bénéfique et à moitié
maléfique, que ceci juge et condamne un «système» caractérisé par ce genre de
processus et de mélange. Il est cette idéologie qui se met en devoir d’inventer un
ordre social où le bien n’engendrera que du bien. Au contraire, dans l’autre «camp»,
l’acceptation sereine d’un mal partiel au nom de ses effets ultimement bénéfiques
est de règle. «Non seulement le mal et le bien varient et se transforment l’un en
l’autre, selon les caractères et les dispositions des hommes, pose un économiste,
mais nous voyons partout le mal naître du bien et le bien du mal.»236

235
Cabet, Voyage en Icarie, i.
236
Funck-Brentano, Th. La civilisation et ses lois. Morale sociale. Paris: Plon, 1876, 13.

369
Les idéologies de critique sociale radicale partent non de maux sociaux diffus,
dispersés, mais de la thèse ou plutôt de la monstration d’une cumulation, du
triomphe d’un mal omniprésent. Le monde actuel est le pire des mondes possibles,
il est pire que toutes les sociétés passées. Le mal y prolifère, les méchants et les
profiteurs du mal tiennent le haut du pavé, ses victimes sont innombrables. La
civilisation, prononce Fourier, élève tous les vices hérités de l’âge barbare «du
simple au mode composé».

Au départ des Grands programmes sociaux se rencontrent ainsi le relevé des


symptômes divers du mal global qui ronge la société, l’étiologie à laquelle je viens
de leur cause ultime, l’affirmation derechef du caractère contingent et curable de ce
mal, et la prescription d’une panacée, tirée du constat et raisonnée a contrario. La
critique sociale a les appraences d’un diagnostic. La métaphore médicale n’est pas
une figure de style: elle fait passer en fraude en quelque sorte une axiomatique
organiciste de la connaissance sociale et l’espoir d’une guérison. Le mal social est
une anomalie comme la maladie dans un organisme normalement sain. Il se fait
toutefois que le patient Société a été d’emblée entouré de médecins dont les
prescriptions se contredisaient toutes. «La société moderne se trouve à peu près dans
la situation d’un malade entouré de médecins d’opinions différentes», remarque un
publiciste de la fin du 19e siècle.237 Le remède des uns n’est jamais celui des autres
et la polémique s’installe entre les réformateurs dès l’origine des grands
militantismes. Les fouriéristes avaient leur recette pour faire le bonheur immédiat
de l’espèce humaine, ce n’était pas le communisme icarien qui ferait crever la
patiente: le remède consistait «à faire passer de l’état d’incohérence à l’état
d’Association».238 «On découvre avec étonnement une lutte acharnée parmi cette
multitude de publicistes qui se vantent tous d’avoir trouvé le secret de ramener le
bonheur et la paix sur la terre désolée», ironise le conservateur J.-J. Thonissen dans
un des premiers gros pamphlets de 1848 contre les idées nouvelles, Le socialisme
et ses promesses.239

Arrivons au raisonnement étiologique: après avoir décrit avec indignation une


cumulation de maux et de vices divers, d’une diversité qui semblait d’abord
impossible à maîtriser, l’esprit découvre derrière ces vices et ces injustices qui
indignent une Cause sous-jacente unique à quoi on peut soutenir que se rattache
chaque mal particulier. C’est en effet, raisonne-t-il, que pour trouver le vrai remède
(et non appliquer en vain des «palliatifs» locaux), il faut être d’abord remonté ou
plutôt redescendu à la cause du mal, axiome méthodologique et métaphore médicale

237
Pioger, Dr. J. La vie sociale, la morale et le progrès. Essai de conception expérimentale.
Paris: Alcan, 1894, 10.
238
Le Phalanstère, 1: 1832, 4.
239
Thonissen, Le socialisme et ses promesses, s.d. [1849], I 11.

370
des grands réformateurs.240 S’il y a en effet, sous la dynamique des vices sociaux,
une cause constante, il suffira d’agir en supprimant cette cause, ce primum mobile.
L’optimisme des logiques utopico-gnostiques ne tient pas seulement à la foi – qui
en forme la fondation – en la bonté naturelle de l’homme et en sa rationalité, mais
à la conviction que, la Cause étant bien dégagée, une procédure corrective, une
solution générale sont à portée de main. La société-édifice «repose sur des bases
vicieuses», il faudra simplement la reconstruire en en changeant les fondations.
Trouver la Cause, ce sera ne pas se disperser en des combats partiels, aller à
l’essentiel: «Il ne s’agit pas de crier contre le vice, le crime, le mal. (...) Il faut aller
aux causes sociales des vices, du crime, du mal et enlever ces causes. S’en prendre
aux effets sans remonter aux causes, c’est œuvre stupide», raisonne Victor
Considerant.241 La tâche herculéenne de délivrer les hommes du mal se simplifie!
D’où le moment euphorique des Grandes espérances où le diagnostic ultime est
formulé: «Tout le mal de la société provient d’un vice d’anarchie sociale qui
engendre l’oppression du travail par le capital...»242 À quoi se reconnaît ladite Cause
première? Au fait justement que des maux en grand nombre, que tous les maux
qu’on a relevés en découlent logiquement. Il faut juger l’arbre à ses fruits, dit le
proverbe; la Cause première est une boîte de Pandore d’où on peut voir s’échapper
comme conséquences les maux sociaux recensés.

C’est même cette «découverte» de la Cause du mal qui légitimait les fouriéristes et
les saint-simoniens vers 1830 de parler, chacun de leur côté et en attendant le
«socialisme scientifique», d’une «science sociale» fondée par leur maître. Une
science se reconnaît à la grande synthèse explicative qu’elle substitue à des intuitions
et des constats partiels. Pour extirper les désordres sociaux, il fallait en avoir trouvé
le principe et puis attaquer la question à la «racine» au lieu de vainement et
indéfiniment s’en prendre aux effets et soigner des symptômes récurrents. «Sans une
connaissance certaine de la cause de la misère humaine, pose Robert Owen, il serait
impossible de savoir si le mal peut être détruit par la puissance inhérente à
l’humanité».243 Au contraire, «quand les causes du mal seront détruites, le mal
cessera et pas avant».244 C’est en quoi cette critique sociale s’est fait appeler

240
Littéralement chez Ét. Cabet, La femme, son malheureux sort dans la société actuelle, son
bonheur dans la communauté. 7e éd. Paris: Bureau du populaire, 1848, 8.
241
V. Considérant, Destinées sociales. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847. 3 vol, I, 54.
242
Ad. Toussenel, Les Juifs, rois de l’époque, histoire de la féodalité financière. Paris:
Librairie de l’école sociétaire, 1845, 120.
243
Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel basé sur les lois
de la nature humaine. Paris: Paulin, 1847, 43.
244
Owen, Robert. Le livre du nouveau monde moral. Paris: Paulin, 1847, 65.

371
«radicale» puisqu’elle se donnait mandat d’«attaquer dans sa racine l’arbre du
mal»245, de l’extirper.

Le topos du Premier vice social remonte haut, il faut aller d’abord le trouver chez
le petit personnel des Lumières comme l’Abbé Mably, qui lui-même le puise à la
fois chez Rousseau («le premier qui ayant enclos...»), dans Saint Basile-le-Grand et
autres Pères de l’Église et dans les raisonnements de l’Utopie de More: «Je vous
défie de remonter jusqu’à la première source de ce désordre [social] & de ne la pas
trouver dans la propriété foncière»....246 La plupart des réformateurs romantiques
(sauf Fourier) ont vu à sa suite dans la propriété privée ce Mal à la source de tous
les autres maux. Robert Owen relaie le raisonnement du petit personnel des
Lumières et tire les conséquences pratiques, il ouvre sa manufacture humanitaire
d’où le vil argent sera banni: «La propriété est actuellement un mal absolu, avait-il
conclu, la seule cause de la pauvreté et de mille crimes et souffrances, d’égoïsme et
de prostitution, orgueil, injustice, oppression, déception, lutte et discorde». 247 Les
démoc-soc de 1848 font le relais: «C’est le droit exclusif et anti-social de propriété,
d’appropriation personnelle qui est la cause de tous les désordres, de toutes les
misères».248 C’est dans ce cadre enfin que s’inscrira un peu plus tard le socialisme
scientifique. «Le socialisme comme doctrine, enseigne l’Encyclopédie socialiste de
1912, a pour point de départ la critique du système de propriété privée. Il y découvre
la source première de presque toutes les misères.»249

La cause trouvée induit un raisonnement triomphal. Si «la plupart des maux qui
désolent l’humanité proviennent de la propriété privée», il suffira de l’abolir pour
supprimer ces maux et mettre fin aux penchants égoïstes et aux appétits mauvais.250
Donc «le remède est dans la socialisation des moyens de production».251 Le schéma
est Sublatâ causâ tollitur effectus, comme le pose la topique d’Aristote. Il permet
de faire le raisonnement dans l’autre sens: comment ce qui engendre notoirement
tant de maux divers ne serait-il pas un Mal absolu? Et comment ne serait-il pas à la

245
Dézamy, Théodore. Code de la communauté. Paris: Prévost-Rouannet, 1842, 6.
246
Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des
sociétés politiques. Paris: Nyon, 1768, 13. Et Morelly dans son Code de la nature: «Vous
n’avez point coupé racine à la propriété, vous n’avez rien fait».
247
Owen, Robert. Le livre du nouveau monde moral. Paris: Paulin, 1847, 64.
248
L’individualisme et le communisme par les citoyens Lefuel, Lamennais, Duval, Lamartine
et Cabet. Paris: Desloges, 1848, 6.
249
Compère-Morel, éd. Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale
ouvrière. Paris: Quillet, 1912-13, I, 7.
250
La question sociale, 3: 1885, 66.
251
L’Ère nouvelle, 1894, 120.

372
fois vertueux et rationnel de remplacer ce principe par son contraire, propriété privée
par propriété collective, pour faire cesser ipso facto tous les maux? Or, «haines,
vengeances, jalousies, meurtres, incendies, adultères etc., tout ce qui est mal prend
sa source dans l’appropriation personnelle et non ailleurs. Ôtez cette source du mal,
la cause n’existant plus, les effets disparaîtront comme par enchantement».252
L’avantage de ce raisonnement dans les deux sens est qu’il permettait de mettre la
preuve sur la somme.

Je m’arrête un instant à ces raisonnements ipso facto. Ils relèvent d’une


épistémologie mécanique face aux complexités sociales: la cause supprimée, les
effets inhérents disparaissent. Par exemple, supprimez le capitalisme, vous
supprimez ipso facto la paresse, la délinquance, l’alcoolisme, la prostitution, les
falsifications alimentaires, la pornographie... Ceci a été écrit cent fois avant et après
1917 et par les meilleurs esprits. Dans une société égalitaire où tous travailleront
joyeusement, «quel intérêt» une femme aurait-elle à se vendre? Pourquoi
l’alcoolisme subsisterait-il quand tous les travailleurs seront heureux? Pourquoi et
comment des paresseux et des tire-au-flanc dans une société bien organisée où le
travail sera «facile» et justement rémunéré? Il n’y a pas nécessairement une foi dans
la bonté native de l’homme dans ces raisonnements, il y a l’idée qu’ayant toujours
la possibilité de faire le mal, l’homme, dans une société bien faite, refaite sur de
nouvelles bases, n’aura plus aucun intérêt à le faire. Et que seuls des fous pourraient
s’opposer au régime collectiviste, des fous qu’il faudra philanthropiquement
rééduquer253.

Raisonnement apagogique ou sophisme de l’espérance

Ce fut le scandale moral premier pour tous les essayistes du début du siècle XIX, de
Joseph de Maistre à Proudhon inclusivement, celui de la discordance entre le mérite
et le sort. «Le bonheur des méchans, le malheur des justes! C’est le grand scandale
de la raison humaine».254 Voici le scandale pour Joseph de Maistre, mais le
théocrate qu’il était pouvait se soumettre humblement aux voies de la Providence et
croire en un Dieu justicier. Ni Saint-Simon, ni Proudhon, ni Colins, ni Leroux ni les
autres ne croient plus à une providence de cette sorte. Et pourtant, ils ne parviennent
pas à se débarrasser de l’idée que, sans justification des actions humaines, aucune
pensée sociale ne pourra trouver à se fonder. Car il faut se demander, avant de
disserter sur une meilleure et plus juste organisation sociale, si le juste ici-bas n’est
pas nécessairement un imbécile, et si «le fripon, hypocrite et adroit, [ne] se trouve

252
Duval. Le communisme et M. F. Lamennais. s.l.n.d. [1847], 5.
253
J’ai étudié ces projets de rééducation, dans la doctrine socialiste de la Deuxième
Internationale, dans L’Utopie collectiviste.
254 J. de Maistre, Soirées de Saint-Petersbourg, (éd. 1993), I, 89.

373
[pas] seul à raisonner juste»?255 Voici donc finalement le scandale premier de la vie
en société: on ne peut raisonner dessus qu’ab absurdo, ce qui revient à tirer de
l’absurdité quelque chose de «fondé en raison».

Le raisonnement apagogique, raisonnement par rejet des conséquences intolérables


d’une des branches de l’alternative qu’on crée, pourrait se dénommer sophisme de
l’espérance. Or, ce sophisme de l’espérance et les preuves par l’avenir qui vont y
répondre ne relèvent pas de l’illogisme pur, toute argumentation tire des preuves à
la fois du passé interprété et de l’avenir probable ou conjecturé, mais il s’agit d’une
prédominance de raisonnements qui tirent la validité de la critique sociale de
«preuves» utopiques, démarche qui, de 1830 à nos jours, n’a pas convaincu ceux qui
par leur scepticisme et leur réticence se «classaient», il est vrai, comme «contre-
révolutionnaires», classement qui permettait au militant de faire l’économie d’une
réfutation de leurs objections. Vers 1840, le raisonnement apagogique s’exprime
encore en termes suffisamment «idéalistes» pour être directement déchiffrable au
premier degré. Si scandaleux que soit le mal omniprésent, la conception qu’on en
offre libère l’esprit d’un scandale plus désolant et plus irrémédiable – que le mal
serait au cœur de l’homme et indissociable de ce monde terraqué. L’avantage de ce
raisonnement fondé sur une indignation est qu’il rejette d’emblée l’axiome
scientifique premier, au sens d’une science positiviste qui cherche à dégager ses
règles, celui du caractère irréductible des normes et des faits256. Le raisonnement
fondamental de Charles Fourier (et c’est pourquoi le doctrinaire de l’attraction
universelle avait, à simple titre rhétorique, besoin d’invoquer constamment «Dieu»)
est typiquement apagogique: comment supposer que Dieu ait voulu le malheur des
hommes, qu’il leur ait donné des passions pour accroître et perpétuer leurs misères,
des penchants en sachant que, quoi que nous fassions, ils nous conduiraient à notre
malheur, qu’il se soit plu à créer des classes où les uns sont condamnés à l’indigence
pour permettre aux autres d’être heureux. Cela n’est pas possible : «Dieu» n’a pas
voulu cela, c’est donc à l’absurdité civilisée que nos devons le monde à l’envers où
nous vivons... Tout Fourier est ici: Comment supposer que «Dieu» ait voulu, de
quelque façon qu’ils s’organisent et cherchent à coexister, le malheur des hommes
en société? Impossible à admettre, donc c’est la société qui est mal organisée; dans
le monde sociétaire, de nos passions libérées naîtront le bonheur collectif et
l’harmonie.

Les publicistes libéraux ont en tout cas tout de suite dégagé et dénoncé (faisant ainsi
la preuve aux yeux des esprits humanitaires de leur scélératesse innée) le
paralogisme qui tire le remède social du constat du mal et de l’attribution à ce mal
multiple d’une prétendue cause à éliminer: il y a de la misère et de l’inégalité avec
la propriété individuelle donc il faut la supprimer et la remplacer par son contraire;

255 Colins, Science sociale, V, 313.


256
Voir K. Popper, The Open Society and Its Enemies, passim.

374
il y a des gens qui manquent de travail donc l’État peut et doit fournir du travail à
tout le monde... La société est imparfaite, elle est donc réformable; elle est mauvaise
de bout en bout, elle subira donc une réforme totale déduite de principes contraires
à ceux qui la régissent. Dans la critique sociale, constater et dénoncer les vices du
système implique la capacité actuelle d’en venir à bout.

Preuve par l’avenir

Une des formes de la rationalité moderne, celle des grands maux et des grands
remèdes, se fonde ultimement sur une fiction, sur une conjecture muée en certitude
démontrée, sur une foi dans l’avenir. La critique sociale débouche sur le tableau
inscrit dans l’avenir d’un pas-encore, sur la promesse d’un ordre des choses qui sera
radicalement différent et meilleur. Un ordre inverse de celui qui prévaut puisqu’il
sera conforme à la nature de l’homme: «...nous sommes de ceux qui veulent saper
les bases de la société bourgeoise pour établir une ère nouvelle plus en conformité
avec les aspirations humaines.»257 Dans l’enfance romantique de la modernité, les
raisonnements humanitaires s’expriment sans détour dans leur naïveté. Aux grands
maux, les grands remèdes: «Pénétré des maux infinis de notre organisation sociale,
je veux rechercher s’il ne serait pas possible d’en imaginer une autre où tous les
hommes pussent être heureux, ou du moins parvenir au degré de bonheur que la
nature leur permet».258 La critique sociale oppose cette conviction et cette démarche
à l’autre rationalité que j’ai appelée empiriste qui oppose invinciblement ce qui est
(qui relève de l’argumentable et de la preuve) à ce qui pourrait être. Le Grand récit
recèle la vérité des choses, mais celle-ci est en quelque sorte contenue dans une
certitude pour l’avenir qui vient éclairer le présent confus et le passé désolant.

Le raisonnement des Grandes espérances appuie ainsi ses prétendues démonstrations


sur «des chimères», – c’est ce que du moins répètent aux réformateurs depuis deux
siècles les esprits positifs et sceptiques. Résolution du raisonnement dans le tableau
de l’avenir; hypotypose dont la force persuasive est de «faire voir» l’égalité, la
justice, le bonheur collectif. L’avenir «fatal» qui sert de pierre de touche à la critique
de ce qui ne va pas dans le présent n’est, pour la logique empiriste, qu’un mundus
inversus, un monde à l’envers, un pays de Cocagne planté au milieu d’une
argumentation, la vaine pars construens d’une rhétorique qui ne persuade qu’en
quittant la raison empirique et le connaissable – et qui transfigure ou projette son
mécontentement à l’égard du monde ou sa mauvaise conscience en l’ utopie d’un
avenir radicalement autre. Qui fait d’un état d’esprit une réalité promise. Mais j’ai
rappelé que la contreproposition, la conjecture, le raisonnement sur des mondes
possibles font partie de la rationalité ordinaire — on ne peut du moins résolument
les en exclure.

257
Le peuple socialiste de la Loire, St-Étienne, no 1: 1889.
258
D***, Achille. Sur la communauté de biens sociale. Paris, 1834, n.p.

375
La critique sociale démontre en tout cas par l’avenir que le monde empirique n’est
pas bon et qu’il est d’autant plus mauvais qu’il pourrait être tout autre et qu’il ne
dépend que des hommes de l’organiser autrement. Pour une critique qui puise sa
dignité dans une indignation à l’égard du monde, rien n’est plus scandalisant que de
faire voir les maux du présent du point de vue d’un avenir assuré d’où ils auront été
éradiqués. Aux temps romantiques, ce procédé a été présenté comme la bonne
méthode, «l’exposition élémentaire d’une doctrine sociale sérieuse se présente
naturellement sous deux faces, enseigne Victor Considerant: la critique de la société
ancienne et le développement des institutions nouvelles. Il convient de connaître le
mal pour déterminer le remède».259 La critique radicale du présent, dans la modernité
(post-religieuse), se fait alors au nom d’un autre monde, d’un avenir prédit et assuré
– et, de Saint-Simon aux futurs «socialistes scientifiques», d’un avenir
scientifiquement démontré inévitable, ce qui ne pouvait qu’encourager ceux qui
assumaient le mandat reçu de cet avenir meilleur. «Ils nous ont tout pris, tout sauf
l’avenir», s’exclame un ouvrier anonyme dans une lettre à L’Égalité.260 Il ne se doute
pas qu’il fait écho au soupir de Condorcet qui faisait de l’avenir la consolation
philosophique de tous ceux que le présent déçoit: «c’est encore dans les espérances
de l’avenir que l’ami de l’humanité doit chercher ses plus douces jouissances».261 Le
raisonnement militant dénonce le monde présent à l’horizon d’un pas-encore, d’un
noch-nicht, dit Ernst Bloch. Ce pas-encore se fait le tribunal du monde actuel.
Liberté, égalité, fraternité, ce n’est qu’une formule vide aujourd’hui, admet Pierre
Leroux, «son règne n’est pas encore venu mais il viendra; elle croît dans le présent
pour l’avenir; et comme c’est à elle à qui l’avenir appartiendra, c’est elle déjà qui
juge le présent.»262 Kropotkine le dit aussi en confrontant théories anarchistes et
socialistes, l’avenir permet de juger le présent, il sert en quelque sorte de boussole
pour se guider dans un temps obscur, «chaque parti a ainsi sa conception de l’avenir.
Il a son idéal qui lui sert pour juger tous les faits se produisant dans la vie politique
et économique, ainsi que pour trouver les moyens d’action qui lui sont propres».263
L’avenir garanti guide le militant dans les temps obscurs, il est «ce qu’un phare est
aux pilotes dans les mers: c’est la clarté qui accuse les écueils, c’est le symbole de
l’espérance.»264

259
Considérant, Victor. Destinées sociales. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847, I 29.
260
12. 8. 1889, 2.
261
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Paris: Agasse, an III,
249. Pour l’histoire de la penseé anticipatrice, je renvoie au superbe panorama d’I.F. Clarke,
The Pattern of Expectation, 1644-2001. New York: Basic Books, 1979.
262
D’une religion nationale, ou du culte. Boussac: Leroux, 1846, vi.
263
La science moderne et l’anarchie. Paris: Stock, 1913, 54.
264
Pecqueur, Constantin. Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, ou Étude sur
l’organisation des sociétés. Paris: Capelle, 1842, i.

376
Les Grands récits développent ainsi une argumentation qui tient de la pétition de
principe et que j’ai désignée comme la «preuve par l’avenir». Le raisonnement
utopique est fondamentalement un raisonnement circulaire : il tire le remède du
constat de l’abus et tire la dénonciation de l’abus de l’existence à portée de main du
remède.265

Un élément qui accentue le figement de l’utopisme, au-delà du déterminisme


historique dont je parle plus bas, c’est la thèse fixiste, la vision de la
contreproposition comme non seulement nécessairement inscrite dans l’avenir, mais
formant un état final et indépassable, accomplissant la «fin de l’histoire» par
l’élimination de toute contradiction et de toute appétition à des changements
nouveaux: fin des sociétés de classe, abolition du prolétariat en tant que classe;
disparition de l’État etc. La démonstration de la fin imminente de tous les maux, le
tableau d’une société parfaite promise par les lois del’histoire et à portée de main
permettent de tirer le corrélat que tous les moyens sont bons pour y parvenir plus
vite et que le malheur des générations actuelles est peut-être le prix à payer, qu’il est
nécessaire pour le bonheur prochain de l’humanité.

Popper lui-même qui a polémiqué contre la «raison dialectique» défendue par la


kritische Theorie, reconnaît cette forme de pensée comme une autre rationalité au-
delà de sa capacité à en admettre la logique. Après s’être dit lui-même un rationaliste
ennemi de la violence, il écrit:

I think we can describe Utopianism as a result of a form of


rationalism and I shall try to show that it is a form of rationalism
very different from the form in which I and many others
believe.266

Logique de l’historicisme

Les raisonnements que je décris s’intègrent à un mode cognitif propre aux Grandes
espérances militantes que Karl Popper a caractérisé et critiqué comme l’Historicism.
Le XXème siècle s’est caractérisé, dit Philippe Ariès, par une «monstrueuse invasion
de l’homme par l’histoire». C’est pourtant le XIXème, par tous ses penseurs, qui a fait
d’abord de l’histoire fatale le tribunal sans appel du monde. L’histoire avec ses
«jugements» et ses «leçons», ses «enseignements», ses «lois», ses «nécessités», mais
aussi ses «ruses» et ses «ironies» est devenue la pythie qui répondait plus ou moins

265
C’est bien cette preuve par l’avenir qui se trouve aujourd’hui dévaluée en Occident. «La
confiance et la foi dans l’avenir se dissolvent, les lendemains radieux de la révolution et du
progrès ne sont plus crus par personne .... désormais on veut vivre tout de suite, ici et
maintenant.» Lipovetsky, Ère du vide, 15.
266
Conjectures, 358.

377
limpidement à toutes les questions des hommes. Tôt dans le XIXème siècle s’est
formé un syntagme qui étend son ombre sur les entreprises totalitaires du XXème:
«science de l’histoire». (On la voit apparaître chez Philippe Buchez) Quelque chose
se cachait dans le cours de l’histoire: le dessein de la nature, la raison et ses «ruses»,
la destinée de l’humanité, le déterminisme économique; il appartenait à la science
de découvrir cette loi cachée qui en règlait le cours. Le déterminisme historique va
permettre de transmuer les jugements moraux en jugements de prévision fondés sur
des «lois» immanentes au cours des choses.

Voici un programme argumentatif: sous les tendances qui se «dégagent» de l’analyse


des faits historiques, il s’agit de trouver la loi. Le «progrès» – de Condorcet aux
discours de comices agricoles – n’est autre que ceci, une «loi» du développement
fatal qui, extrapolée du passé, permet de conjecturer ou mieux de savoir de quoi sera
fait l’avenir. Si la conjoncture présente semble obscure, la «loi du progrès de
l’humanité» console car elle est lumineuse: le récit de l’évolution humaine fait voir,
en dépit du malheur séculaire des hommes, en dépit de contingentes stagnations et
régressions, une destinée heureuse. Chaque Grand récit va prétendre avoir
(re)découvert cette loi et l’avoir testée sur le cours des événements. Charles Fourier,
ce «génie lumineux», a «découvert et révélé au Monde les lois des destinées
heureuses de l’humanité».267 Son œuvre est une «étonnante série de prophéties
réalisées».268 Pour Saint-Simon, la «loi de l’humanité» qu’il a découverte, «c’est le
progrès continu vers l’association universelle».269 Ses disciples trouvaient réconfort
dans cette «loi de perfectibilité découverte par Saint-Simon [mais] entrevue par
Vico, Lessing, Turgot, Kant, Herder, Condorcet».270 À l’instar des sciences
naturelles, vérifiables expérimentalement, «la conception de Saint-Simon est,
affirment-ils, vérifiable par l’histoire.»271 La définition que la propagande des partis
de la Deuxième Internationale donne du «socialisme scientifique» est conforme à la
conception d’Engels: «le socialisme est une science qui a pour objet l’étude des lois
qui président à l’évolution sociale de l’humanité», enseigne à ses militants le Parti
Ouvrier (marxiste).272 Cet historicisme est cependant indivis à tous les partis de la
fin du siècle. En conflit avec le marxiste Guesde, le parti «possibiliste» de la
Fédération des Travailleurs socialistes de France diffuse en multiples fascicules, vers

267
La rénovation, 20. 4. 1888, 13.
268
La rénovation, 20. 3. 1890, 209.
269
Transon, Abel Étienne. Vue générale sur le nouveau caractère de l’Apostolat saint-
simonien: Morale individuelle. Paris: «Le Globe», 1831, 9.
270
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année. Paris: «L’Organisateur», 1831,
111.
271
Ibid., 106.
272
Cri du travailleur (Lille), 9.2.1890, 2.

378
1890, les Lois du socialisme d’Arcès-Sacré, compilation où des «passages» de Marx
sont éclectiquement mêlés à des lectures scientistes et des résumés à grandes
enjambées de l’évolution «sociale» depuis la préhistoire. Le «triomphe de l’idée
socialiste» peut se conclure de la connaissance de ces lois, «des signes certains
annoncent la ruine du vieux régime économique».273

Le «progrès» était en effet une démonstration (et, paradoxalement, c’était une


démonstration circulaire): il était une démonstration de l’avenir inévitable par le
passé – et le moyen de distinguer, par le test de l’avenir fatal, ce qui était prometteur
et bon, et ce qui était condamné et donc mauvais dans le présent. La doctrine
socialiste «scientifique» de la Deuxième Internationale274 concevait la possibilité
même de produire une prévision scientifique de l’avenir en l’appuyant sur un
raisonnement qui repose sur une condition impossible qu’elle présente comme à
portée de main: une prévision scientifique du futur tient à la possibilité de maîtriser
tous les paramètres qui agissent dans une société en évolution! Le socialiste
scientifique croyait pouvoir les appréhender un à un et en tirer la «résultante»
inévitable. Le marxiste Charles Rappoport présente ainsi dans l’Encyclopédie
socialiste, publiée en plusieurs volumes à Paris en 1911-12, les résultats du
marxisme, basé sur l’étude de tous les éléments qui composent une société humaine.
«La méthode du socialisme scientifique (...) consiste à démontrer que l’évolution
historique aboutit nécessairement à une nouvelle organisation de la société. Une
évolution sans une direction déterminée est un non-sens.»275

L’historicisme, cela a été la certitude d’être entraîné par une force immanente vers
un hâvre ultime qui serait pour l’Homme l’accomplissement de sa «destinée», la
conquête de son essence – et non, comme pour le petit homme empirique, la mort
et la décomposition. Nul besoin de lire ceci dans de tardives brochures staliniennes,
il suffit d’ouvrir, un siècle avant, les journaux fouriéristes. «Si l’homme, écrit Victor
Considerant, n’est pas plus maître d’arrêter le développement de la vie universelle
et la marche de l’histoire que le cours des grands fleuves, ces forces naturelles et
sociales qu’il ne peut comprimer, il peut les régler»276.

273
Lois, éd. 1890, I, 7.
274
Que j’ai étudiée dans plusieurs de mes livres dont: L’Utopie collectiviste. Le Grand récit
socialiste sous la Deuxième Internationale. Paris: Presses Universitaires de France, 1993. La
Propagande socialiste. Six essais d’analyse du discours. Montréal: Éditions Balzac, 1997.
275
Pourquoi nous sommes socialiste. Paris: Quillet, 1912, 22-23.
276
Le socialisme devant le vieux monde, ou le vivant devant les morts, suivi de Victor
Meunier, Jésus Christ devant les Conseils de guerre. Paris: Librairie phalanstérienne, 1848,
2.

379
Le présent est alors – c’est encore ici le paralogisme fataliste au dire des esprits
qu’on qualifie de «positivistes» – expliqué par l’avenir dont il contient le «germe».
C’est parce que la Grande explication historique rend raison (parce qu’elle est
censée rendre raison) de la succession des événements passés qu’on doit lui faire
confiance dans ce qu’elle démontre de l’avenir – et c’est parce que l’avenir est prévu
et son évolution inévitable qu’il projette ses certitudes sur le présent, qu’il permet
d’y «voir clair» et de distinguer le bien et le mal qui se confondent désormais avec
l’émergent et le condamné. Il y a une histoire moderne des vérités politiques qui est
l’histoire de l’éternel retour de mêmes axiomes et mêmes façons de raisonner:
l’axiome selon lequel une connaissance irréfutable du présent à travers les solutions
d’avenir est à la fois possible et nécessaire à l’action, cet axiome est constitutif
d’une des logiques la modernité.

Émile Littré, pénétré de la vérité du système positiviste et de la «Religion de


l’humanité» découverte par Comte, synthétise ce raisonnement en termes limpides:
«C’est justement parce que le dogme nouveau a une pleine intelligence du passé
qu’il est apte à nous éclairer sur nos destinées futures».277 Savoir c’est prévoir, dit
la sagesse populaire; ici prévoir, c’est savoir et non plus avoir à «marcher à tâtons,
au jour le jour, sans jamais se demander où l’on va».278 C’est ici un élément décisif
de la crédibilité des grands systèmes historiques: «À l’aide de la formule de M.
Comte, on explique le passé (...) et l’on prévoit l’avenir du moins dans ses caractères
essentiels.»279 Cette sorte d’épistémologie trouve sa première expression dans
l’Esquisse de Condorcet dont l’incipit de la «Dixième Époque» pose que l’homme
«peut d’après l’expérience du passé, prévoir avec une grande probabilité les
événemens de l’avenir». Condorcet se met alors en devoir à ce point de son livre de
«tracer avec quelque vraisemblance le tableau des destinées futures de l’espèce
humaine d’après les résultats de son histoire».280

Et le marxisme? Ce que la deuxième et la troisième Internationales ont déchiffré


dans Marx, c’est une science déterministe que beaucoup de «passages» semblaient
fortifier: «La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la
victoire du Prolétariat sont également inévitables etc.» Que le mode de production
capitaliste préparât lui-même sa ruine par l’excès de son développement, c’est
évidemment dans Marx, – c’est une des convictions de Marx que les marxismes de
1880 à 1960 vont aggraver en la muant en une eschatologie scientiste (Bernstein

277
Conservation, révolution et positivisme. Paris: Ladrange, 1852, xxix.
278
De Paepe, César. L’organisation des services publics dans la Société future. Bruxelles:
Milot, 1895, 6.
279
Littré, Application de la philosophie sociale au gouvernement des sociétés (...). Paris:
Ladrange, 1850, 10.
280
Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’Esprit humain. Paris, 1822, 255.

380
avait dénoncé cette thèse sous le nom moliéresque de «catastrophite»). La principale
découverte de Marx, selon Engels dans l’Anti-Dühring, c’est le déterminisme
économique; c’est elle qui a fait sortir le socialisme de l’utopie pour l’établir «sur
le terrain des faits» ... quoiqu’elle redise en termes censés positifs ce que disaient les
utopistes en termes sentimentaux – à savoir que la société capitaliste, ploutocratique,
concurrentielle, individualiste etc., ne pouvait plus durer et qu’une société juste et
fraternelle allait prochainement s’établir sur ses ruines. La rencontre inattendue entre
la Justice idéale et les tendances aveugles de la fatalité économique, entre la critique
matérialiste de l’histoire et l’eschatologie révolutionnaire, c’est bien ici ce qu’il y a
de «système» historiciste chez Marx, or, c’est justement ici qu’Engels va souligner
le caractère «scientifique» de cette œuvre.

Les lois découvertes par Marx permettaient de prédire scientifiquement l’avenir des
sociétés et le passage nécessaire du capitalisme au collectivisme (puis au plus
lointain communisme). Le «socialisme scientifique» était avant tout un discours
prédictif alors que ses prédecesseurs utopiques exprimaient des idéaux et des espoirs
sentimentaux. Le socialisme moderne «n’écrit pas: ceci est juste, mais: ceci doit
advenir»281. Ceci est la proposition-clef de la vision du monde de la SFIO avant
1914: «C’est donc la volonté aveugle des faits qui pousse les sociétés vers l’ordre
collectiviste.»282 Le capitalisme va à la ruine, mais en outre (ce qui est roboratif et
même amusant), il «travaille à sa propre ruine» et ses crimes mêmes, ses
«turpitudes» hâtent «le terme de son règne». Sa déchéance morale préfigure sa
déchéance matérielle. Les classes dirigeantes se font les «agents inconscients» de la
Révolution qui vient et qui les «balayera». C’est un topos repris de Marx et qu’on
répète avec délice: le régime banni «forge les armes» qui serviront à le détruire et
il sécrète les miasmes qui en précipitent l’agonie.

Le raisonnement déterministe n’est pas propre à certains secteurs, il est général dans
toutes les pensées du progrès: les anarchistes, si étrangers au marxisme, développent
un même paradigme prédictif, la fatalité historique conduisant selon eux à la
disparition à brève échéance de tout pouvoir et à l’établissement de l’Anarchie. Pour
Pierre Kropotkine, «l’abolition du système capitaliste [est] une nécessité
historique».283 «L’abolition de l’État, de ses lois, de son système entier de gérance
et de centralisation devient aussi une nécessité historique», expose-t-il ensuite. «Ce
conflit que nous appelons la Révolution sociale, est le résultat de fatalités

281
Paul Louis, Les étapes du socialisme, Charpentier, 1903, 306.
282
Th. Cabannes, Tribune socialiste, Bayonne, 7.6.1908, 1.
283
L’Anarchie, Stock, 1896, 33.

381
historiques.»284 Jean Grave voit dans la Révolution – que les compagnons nomment
aussi «liquidation sociale» – un «fait mathématique»: ce sont ses mots.285

La loi du progrès permettait aussi d’argumenter contre tout regret du passé. Il était
permis de dire que le progrès a détruit des choses qui n’étaient pas absolument
mauvaises, mais à quoi bon vouloir y revenir? Ainsi Littré tance le philanthropique
économiste Sismondi:

Il n’y a pas à dissimuler ce qu’avait de bon le régime ancien


détruit par le développement naturel; mais il n’y a pas non plus à
méconnaître que tout retour vers le passé est impraticable.286

{ La critique de cet historicisme de l’intérieur du mouvement


ouvrier remonte à Eduard Bernstein, exécuteur testamentaire de
Marx qui vivait à Londres, dans son fameux livre de 1899, Die
Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgabe der
Sozialdemokratie – Les présupposés du socialisme et les tâches
de la social-démocratie. S’il y a en effet une sorte de coupure
dans l’histoire des doctrines socialistes, elle se situe non pas entre
les utopistes de 1848 et Marx lequel serait devenu pleinement
«scientifique», mais bien entre un Bernstein (et un Sorel et
quelques autres) et tous les avatars des socialismes doctrinaires,
de Saint-Simon à Kautsky et à Lénine.

L’histoire des hommes, pose Bernstein, ne se laisse aucunement


prévoir, étant la résultante de forces diverses en nombre
impossible à maîtriser; c’est toujours la catégorie de
l’inconnaissable qui fait la coupure (voir mes remarques sur
Eugène de Roberty et la philosophie de la fin du XIXème siècle).
La «théorie catastrophique de Marx» était pour Bernstein au cœur
de ce qu’il subsistait en lui «d’utopique». «Il s’agit de savoir si sa
fin [au mode de production capitaliste] sera une catastrophe, s’il
faut attendre cette catastrophe dans un avenir prochain et si elle
conduira nécessairement au socialisme».287 Ces trois questions
sont proprement inconnaissables, mais l’affirmative est plus
qu’improbable. Les tenant de la catastrophe imminente refusaient,

284
Le Drapeau noir, Bruxelles, 1.6.1889, 1.
285
La Société au lendemain de la révolution, La Révolte, 1893, 108.
286
Littré, Émile. Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine. Paris:
«La Philosophie positive», 1876, 189.
287
Socialisme & science, 25.

382
selon Bernstein, de voir les capacités de développement du
capitalisme (que celui-ci comportât l’exploitation des hommes et
le pillage des ressources terrestres était une autre question – une
question éthique justement).

Utopisme et gnose

Il convient de préciser maintenant le sens et la portée de ce terme de gnose par


lequel je couvre d’un terme synthétique, conjoint à utopisme, la manière de
déchiffrer le monde que j’ai décrite jusqu’ici. J’entends par gnose un type
fondamental transhistorique de vision du monde, qui est constitutif, de fait, des
hétérogènes doctrines religieuses antiques appelées gnoses, des manichéens aux
marcionites, et qui, à travers les joachimites médiévaux, les puritains millénaristes
de la Révolution anglaise forme une chaîne continue jusqu’à la modernité. Le
philosophe austro-américain Eric Vœgelin a postulé, en s’appuyant notamment sur
les travaux de Norman Cohn et de Henri de Lubac sur les Joachimites, un pattern
de conscience gnostique qui serait à suivre en continuité depuis l’Antiquité avec des
épisodes de latence relative. Le type a en effet réémergé périodiquement jusqu’à
nous. La gnose apparaît ainsi en longue durée, non pas tant comme une doctrine ou
un système datés, ni comme une stricte tradition continue, mais, dit fort bien un
historien des idées, comme «une attitude permanente de l’esprit humain dans son
effort de saisie du monde».288

Il n’est pas à propos par ailleurs d’identifier gnose et religion ou églises. Il suffit de
noter que cette forme de pensée a toujours été suspecte aux Églises établies et,
notamment, au catholicisme qui a poursuivi les gnoses antiques et médiévales
comme des hérésies d’inspiration diabolique ainsi que le fulminèrent Eusèbe de
Césarée et Irénée de Lyon.289 Les Églises sacralisent le maintien d’un Ordre
universel, les gnoses tracent l’itinéraire pour sortir d’un désordre scélérat.

La gnose religieuse part de la conviction que ce monde a été façonné par un


Démiurge ignare et méchant et non par Dieu. Elle rejette en bloc le monde terraqué,
monde de misère et d’injustice, monde chaotique aussi, du côté du Mal et du
Désordre et le sépare d’un Dieu bon, absent, dont les justes peuvent se rapprocher
par la «connaissance». Le Dieu bon est un deus incognitus et la «bonne vie» est
étrangère à l’ordre actuel du monde. Il en résulte que la condition terrestre est non
seulement insupportable mais aussi a-normale, étrangère à l’Ordre véridique et
conduisant à une confusion et une abomination générales. La gnose, avec cette
sombre vision d’une imposture immanente, se débarrasse du scandale premier de la

288
Payot, Roger. Jean-Jacques Rousseau, ou la Gnose tronquée. Grenoble: PUG, 1978, 7.
289
Irenæus Lugdunensis, Adversus Hæreses. S Contre les hérésies, dénonciation et
réfutation de la gnose au nom menteur. Paris: Cerf, 1984. 6 vol.

383
théodicée: comment Dieu a-t-il permis ce monde où triomphent les méchants et où
souffrent les innocents? Le mauvais Démiurge évacue l’aporie de la théodicée — ...
ou il ne fait que reporter le problème. Ce monde est l’œuvre d’un Démiurge pervers,
mais le scandale que nous éprouvons face à lui prouve qu’il y a en nous une
étincelle de bien. Toutefois, notre nature même est pervertie par le contact avec le
monde mauvais et les gnoses font toutes renaître un homme nouveau, régénéré,
rendu à son essence, à la fin des temps, un homme régnant sur un monde délivré du
mal, — immanentisation de l’idée chrétienne de perfection. Les Justes communient
dans le scandale face au monde inique et dans la recherche des moyens pour sauver
leur âme en travaillant au Règne du bien. Les maux sociaux ne sont pas des faits
éternels, parce qu’on voit qu’il y a un Alien Power à leur source,290 un Pouvoir
inhumain que l’on nommera selon les cas Capitalisme, Patriarcat, Impérialisme,
Mondialisation. Le vaincre sera créer un monde délivré du mal. L’âme du Juste est
emprisonnée dans le monde scélérat, mais il existe une issue, elle peut se libérer de
ce monde et pour cela elle doit d’abord sortir de l’ignorance commune, se voir
révéler la connaissance, ãíùóéò.291 L’idée que l’histoire humaine comporte des lois
providentielles et un avenir fatal, intelligibles aux seuls Élus, est spécifiquement
gnostique. Le monde est dominé par l’Ange des ténèbres, mais le salut final des élus
est, lui, promis par le vrai Dieu et rien ne prévaudra contre lui. L’action des Justes
en ce monde prend alors une signification immédiatement eschatologique: elle est
tendue vers le rétablissement d’un monde délivré du mal. La société actuelle est
mauvaise dans ses succès apparents comme dans ses vices patents — d’où la
condamnation automatique de ceux qui voudraient la «réformer». La gnose est
souvent conjointe à l’antinomisme, celui qui est pénétré de la connaissance ne
saurait plus pécher, les crimes commis pour délivrer le monde du mal ne sont pas
des crimes. La gnose aboutit à une vision de la fin des temps qui est apocalyptique,
au sens de révélation de l’ordre divin et de lutte finale contre les Méchants. Ce que
je caractérise ici forme ainsi un cadre où tout s’explique, les horreurs du passé, le
triomphe du mal présent, l’indéracinable espérance des justes.

Eric Vœgelin292 et d’autres penseurs récents (comme Luciano Pellicani293)


caractérisent la modernité non comme un processus cumulatif de sécularisations-
ruptures, à la façon de Hans Blumenberg, mais comme montée en puissance d’une

290
Minogue, Alien.
291
C’est à dire un savoir particulier supérieur à la Cognitio fidei, à la ðéóôéò.
292
The New Science of Politics, an Introduction. Chicago: University of Chicago Press, 1952.
S La nouvelle science du politique. Paris: Seuil, 2000. & Wissenschaft, Politik und Gnosis.
München : Kösel, 1959. S Science, Politics, and Gnosticism. Two Essays. Chicago:
Regnery, 1968.
293
Notamment dans Revolutionary Apocalypse: Ideological Roots of Terrorism. Westport
CT: Praeger, 2003.

384
forme nouvelle de gnose. Comme une sorte de revanche du gnosticisme sur la vision
chrétienne de la condition humaine déchue et pécheresse. Pour Roger Payot294 et
pour Jacob Leib Talmon,295 ce processus de changement de logique remonte à
Rousseau: l’homme vit sous le règne du mal quoique bon à l’origine et restant bon
en son essence. Il peut s’émanciper de ce monde mauvais et trouver collectivement
une rédemption. Si l’homme est victime d’un Mauvais démiurge ou d’une société
inique, il est permis d’espérer changer la vie en détruisant cette société. Condorcet
et les penseurs du progrès sécularisent la gnose, mais en préservant quelque chose
de la mystique eschatologique. Dieu avait fait l’homme à son image; le siècle
positiviste va tirer de l’homme «empirique» un avatar transcendant, l’Humanité,
qu’il substitue à l’image du Dieu sauveur.

Ce qui subsiste de schémas radicalement irrationnels (et, le lien entre les deux
qualifications étant constant, ce qu’il y a de dangereux) dans ces gnoses modernes,
l’idée d’une action collective qui sait où elle va, qui contrôle ses moyens et ses fins
et va imperturbablement au but fixé, l’idée d’une action déterminée et soutenue par
des forces transcendantes fatales, l’idée d’une action bonne dans son principe et dans
tous ses effets à court et long terme sont des dénégations utiles à l’action militante.

Cette notion de gnose est proche du concept de millénarisme, foi, elle aussi
sécularisée, dans le déterminisme historique, dans un âge prochain à la fois terrestre
et sacré où tous les maux auront été anéantis. Il convient de rappeler ici que ce ne
sont pas les seuls adversaires «professionnels» du mouvement socialiste qui l’ont
analysé comme un millénarisme. Plusieurs historiens à l’instar de Mannheim ont
pensé d’autre part que le paradigme gnostique-utopique, concédé ce qu’il comporte
de chimérique et de dénégateur, est nécessaire à toute doctrine destinée aux classes
dominées – en des temps religieux comme dans un monde séculier. Ce sont peut-
être finalement les socialistes romantiques qui ont été les plus perspicaces et sincères
en reconnaissant et en confessant hautement le caractère millénariste de leur vision
de la fin des temps et d’une Jérusalem céleste un peu modernisée. Le fouriériste
Désiré Laverdant constate ainsi dans sa Déroute des césars que «l’idée d’un Règne
terrestre où la justice habitera, où l’homme se préparera, dans la dignité et dans la
paix, à la gloire plus parfaite et aux félicités plus pures du Règne céleste, est une
idée essentiellement judéo-chrétienne et catholique.»296

294
Jean-Jacques Rousseau, ou la Gnose tronquée.
295
The Origins of Totalitarian Democracy. London: Secker & Warburg, 1952. et Political
Messianism. The Romantic Phase. London: Secker & Warburg, 1960.
296
P. Xiii.

385
Alain Besançon a consacré un livre à dégager le caractère gnostique du léninisme.297
En dépit des sources slaves qu’il lui assigne, il n’y a pourtant rien dans le léninisme
qui ne soit essentiellement dans le marxisme français concocté par Jules Guesde et
les siens vers 1880. Si on endosse la théorie de Régis Debray dans sa Critique de
la raison politique, ou: l’Inconscient religieux avec sa réinterprétation religieuse de
la «raison politique», avec son équation «l’idéologique = le religieux», on devrait du
reste non blâmer le moins du monde Guesde, mais dire à sa gloire qu’avec son
marxisme gnostique, il a pertinemment révélé au grand jour un élément refoulé de
la pensée de Marx et qu’il a trouvé une juste réponse avec son millénarisme, sa
promesse de rédemption collective, au sentiment d’oppression et de révolte des
masses de même que le culte des leaders, l’invention des rituels émotifs, les
drapeaux rouges et toutes les «liturgies» de parti relèveraient d’un inconscient
politique intuitif fort bien manipulé, que Karl Marx, athée inconséquent et
rationaliste impénitent, n’a pas voulu comprendre et auquel, bien à tort, il répugnait.

Si on comprend cette logique gnostique, on sent aussi que ce qui a indigné chez
Eduard Bernstein et les révisionnistes que je viens d’évoquer, ce n’est peut-être pas
tant la mise en doute de la «science» marxiste que la coupure sceptique. On se
rappelle le propos agnostique, c’est le cas de le dire, qui fut tant reproché à
Bernstein: «le mouvement est tout, ce qu’on appelle le but n’est rien». Ce propos a
été littéralement inintelligible aux esprits historicistes: si le socialisme est
«mouvement» et non «but», alors ce monde (bourgeois) comporte déjà un quantum
de bien, le socialisme n’est pas à instaurer, mais à faire progresser en ne méprisant
pas ce qu’a déjà accompli la démocratie, et celle-ci n’est pas une pure imposture, un
«leurre». Cette réconciliation, même partielle, avec le cours du monde, cette
transformation de la vision d’un Monde totalement nouveau en chimère, tout ceci
heurtait de front l’esprit gnostique. Le pamphlet courroucé de Rosa Luxemburg,
Sozialreform oder Revolution contre le «renégat» Bernstein, est au contraire un
témoignage frappant de la mise en gnose de ce que la militante polonaise croyait être
le marxisme.

Qu’on songe pour clore ce point à la Onzième Thèse sur la philosophie de l’histoire
(Über den Begriff der Geschichte) de Walter Benjamin qui dit le danger moral du
déterminisme historique: «Rien ne fut plus corrupteur pour le mouvement ouvrier
allemand, écrit-il, que la conviction de nager dans le sens du courant.» D’ailleurs,
tous les dissidents du mouvement socialiste ont mis l’accent sur le caractère
chimérique de raisonnements qui validaient l’action actuelle des partis par la
grandeur et la fatalité du but poursuivi. Comment peut-on apprécier, demande

Les origines intellectuelles du léninisme. Paris: Calmann-Lévy, 1977. R Réédition, coll.


297

«Agora», 1987.

386
Georges Sorel, «la valeur d’une action actuelle ou d’une réforme sociale comme
acheminement vers un régime placé dans un futur indéterminé?»298

Sociomachie et manichéisme dans la logique utopique-gnostique

Tout Grand récit narre la lutte entre deux principes, un bon et un mauvais, il divise
la société en deux camps ou plutôt, il montre que les lois de l’histoire séparent ceux
qui vont dans le sens de l’avenir et ceux qui en entravent la marche – vision
manichéenne du social. Cette construction binaire satisfait d’abord la plus vitale des
passions humaines dans l’ordre cognitif, qui est de simplifier –– simplifier le monde,
se donner l’illusion d’une compréhension globale en blanc et noir, dissipant toutes
les nuées, les ambivalences, les incertitudes, faisant un monde parfois terrible
(comme celui des staliniens), mais au moins sans énigme ni zones grises, produisant
une herméneutique sans reste ni doute – enchaînant ainsi les réflexion et analyses
justes, probables, conjecturales, chimériques et enfin absurdes avec un sentiment de
continuité partagé en commun. Comme on disait autrefois dans les cellules
communistes: «Il faut être conséquent, camarade!» On se souvient de l’alternative
si typique des années 1930 : «Communisme et fascisme, tôt ou tard il n’y aura pas
d’autre choix».

On ne peut pas être en même temps à gauche et anti-communiste.


Il faut choisir: ou avec ou contre les communistes.299

D’un côté le monde bourgeois et son anti-humanisme inhérent, de l’autre


«l’humanisme prolétarien de Marx, de Lénine, de Staline, vraiment humain, fondé
sur l’histoire». «Le citoyen soviétique ... a fait sa révolution, l’avenir est à lui, il a
sur nous, quel que soit son retard dans le domaine de l’industrie légère ou de la
mode, une avance certaine».300 L’idée gradualiste que le choix social est toujours
celui du moindre mal ou du bien relatif, idée des réformateurs, est ce qui fait horreur
au manichéisme gnostique.

La société partagée en deux camps, on voit se déployer le récit de l’affrontement, on


contraste deux champions éthiques, un Sujet et un Anti-Sujet, un Agent mandaté par
l’histoire pour faire advenir le bien et un Suppôt du mal. Un suppôt du mal
persécutant l’agent du bien à qui est promise cependant la victoire au cours d’une
lutte finale.

298
Les polémiques pour l’interprétation du marxisme. Bernstein et Kautsky. Paris: Giard,
1900, 16.
299
M. Lelis, Commune, 48: 1937. 1521.
300
Wurmser, Commune, 1937, 577.

387
Plus on va aux extrêmes, plus l’Ennemi figuré dans cette lutte à deux est englobant
et plus l’herméneutique des luttes écarte les «apparences» pour le dépister toujours
le même sous ses divers déguisements. Dans l’anarcho-syndicalisme, Pie X et Karl
Marx sont un peu étonnés de se trouver dans le même camp ennemi. Quoi de plus
simple et de plus juste pourtant avec un critère absolu:

La Réaction, c’est le parti de l’autorité qui s’étend de Rome


jusqu’à la social-démocratie, du pape romain jusqu’à Marx, autre
pape.301

La lutte à deux sans quartier, arbitrée par les Lois de l’histoire, ne va se terminer que
par la victoire totale du bon camp et par la capitulation des scélérats, les hommes de
progrès font savoir qu’ils ne désarmeront pas à moins. Le paradigme anticlérical
narre encore cette «lutte finale» non moins que le Grand récit socialiste: «tant qu’il
y aura des âmes salies par l’ignorance et les superstitions, l’humanité sera partagée
en deux camps ennemis.»302 La lutte dure depuis longtemps, peut-être depuis
toujours, elle est inexorable et, promet-on, elle «sera terrible encore: c’est le présent
détruisant le passé en vue des améliorations futures»: les Lois de l’histoire
garantissent pourtant la victoire du bon camp.303

Extralucidité de la logique gnostique

Les Grands systèmes dont je décris la logique, «infalsifiables» dans les termes de
Popper puisque définitivement démontrés et indiscutables, se sont présentés aussi
comme ayant réponse à tout, comme des explications totales. Ce n’est qu’aux
origines romantiques que le doctrinaire affirme sereinement et trop clairement «le
besoin d’un système complet comprenant à la fois Dieu, l’homme, l’histoire, la
nature et s’étendant par conséquent sur toutes les sciences et sur tous les arts»
comme un besoin qui «est inhérent à l’esprit humain»,304 mais si cette naïveté
cognitive est refoulée plus tard, elle ne s’éteint pas. La critique sociale dont j’ai parlé
n’est pas un secteur de la réflexion, elle n’est qu’au cœur d’un discours ubiquitaire.
Dans la génération des Fourier, Saint-Simon, Leroux et Colins, ce discours conjoint
une métaphysique et une cosmogonie à la critique de la société, il disserte des crimes
du commerce ou sur l’agriculture morcelée sur la même page où il conjecture sur la
pluralité des mondes et la migration des âmes – ou sur l’éternité par les astres
comme fera «l’Enfermé», Auguste Blanqui, ou sur la vie éternelle passée-future

301
L’ennemi du peuple, 1.8.1903, 1.
302
Libre pensée socialiste, 21. 9. 1884.
303
Revue européenne, I: 1889, 3.
304
Leroux, Pierre. Réfutation de l’éclectisme, où se trouve exposée la vraie définition de la
philosophie. Paris: Gosselin, 1839, 15.

388
comme le ci-devant pape saint-simonien Prosper Enfantin.305 Je cite un fouriériste
enthousiaste: «l’École sociétaire n’est pas seulement en possession d’une doctrine
sociologique. Elle possède encore une doctrine psychologique et une doctrine
métaphysique, non moins certaines, non moins capitales».306 Que ce soit dans le
«Diamat», dans le matérialisme dialectique des staliniens, ou dans la théorie
sociétaire, la phraséologie change, une attitude mentale demeure pendant près de
deux siècles.

Cette explication totale est entrée en conflit avec la lente et pénible prise de
conscience, entrevue par Kant, de l’étendue de l’inconnaissable qui font que les
rêveries cosmiques des «vieilles barbes» de 1848 paraîtront tout de même
extraordinairement dépassées trente ans plus tard aux yeux des nouveaux militants
socialistes «scientifiques», libres penseurs et «matérialistes». Les grandes idéologies
de salut qui ne maîtrisaient pas cette évolution, se sont adaptées en retapant leurs
espérances, en remettant au goût du jour leur phraséologie, en refoulant certains
enthousiasmes, mais sans céder sur l’essentiel – c’est-à-dire sur une gnoséologie
extralucide. S’il y a eu un bonheur propre aux adhésions militantes, une forme de
bonheur durable qui va des fouriéristes aux communistes du XXème siècle, il a tenu
à cette confiance absolue, impavide, d’avoir trouvé réponse à tout.

La logique gnostique et ses ennemis

Les esprits rassis et conservateurs se trouvèrent interloqués par le soudain


déferlement sous Louis-Philippe de ce qu’ils appelèrent «des déclamations».
«Depuis quelque temps, il s’élève contre la société un concert de récriminations et
d’anathèmes», s’étonne le libéral Louis Reybaud.307

Face à leurs prétentions d’avoir découvert le vrai, de révéler le secret de la destinée


humaine, à leurs étranges «récriminations» et à leurs prédictions d’avenir, les
adversaires des Grands systèmes, mobilisés dès avant 1848, ont opéré une
dévaluation des idées nouvelles qui se classe sous trois hyperlexèmes: verbiage,
utopie bien sûr, et (reprenant en la dévaluant la catégorie de «religion nouvelle» qui
avait été celle de Saint-Simon, de Leroux, de Comte et de Colins) dogme religieux.
Par ces qualifications, tout en continuant à le combattre rationnellement, les
adversaires des logiques utopiques les situaient de différentes façons hors de la
raison, hors du sens commun. Les «socialistes» (néologisme que l’on date de 1832)
n’ont pas tort, à leurs yeux, ils se placent avec leurs folles théories en dehors de

305
Enfantin, Prosper. La vie éternelle passée, présente, future. Paris : Dentu, 1861.
306
H. Destrem, in La Rénovation, 20.11.1890, 277.
307
Études, II, ch. 1.

389
l’argumentable. On retrouve la problématique que j’ai exposée dans l’introduction
de ce livre.

Déclamations fumeuses, verbiage, logomachie: ces qualificatifs ont d’abord accueilli


les écrits des réformateurs romantiques. On cherche à les lire, on n’y comprend
goutte: «M. Pierre Leroux s’embrouille dans des énigmes, dans une phraséologie
nébuleuse, dans des hiéroglyphes indéchiffrables etc».308 Pour les discuter, pour les
réfuter, encore faudrait-il trouver du sens dans leur galimatias. «Tous les utopistes
et socialistes de 1848 ont un air de famille: ils sont obscurs, déclamatoires, croient
aux mots vides et sonores, méprisent les faits».309

Face aux sectes saint-simonienne, phalanstérienne, icarienne et autres qui ont attiré
l’attention réprobatrice de l’opinion pendant le règne du roi-citoyen, les petits
journaux et les grands esprits de l’époque ont eu un autre mot: «utopies» —
«funestes utopies», précisèrent-ils bientôt sur un ton grondeur. «Utopies» ou,
synonymes polémiques de ce terme, «rêveries» et «chimères». C’est dans les temps
louis-philippards que le sens d’«utopie» a changé: l’utopie, ce n’était plus une
conjecture philosophique de distanciation cognitive, c’est ce qui est rejeté par les
esprits pondérés hors du possible, présent ou futur. Le «socialisme», toutes écoles
confondues, est à ce titre montré utopique dans son essence. Il est plus utopique que
les vieux romans de More et de Campanella qui ne se présentaient que comme des
spéculations et non des systèmes positifs et des programmes à réaliser.

C’est pourquoi beaucoup d’anti-socialistes ont conclu avant 1917, avec un certain
optimisme de leur point de vue, que le collectivisme, loin d’être le terme fatal de
l’histoire, ne s’établirait jamais, ou si par malheur il devait le faire, ce ne serait que
pour «quelques mois» de désordre et de gabegie, juste le temps nécessaire à
démontrer en pratique son impossibilité: «Il est non seulement utopique mais
uchronique. Il est en dehors de la réalité et du possible. La seule forme du socialisme
qui soit rationnelle, à savoir le collectivisme, a contre elle qu’elle est irréelle».310 Le
socialisme était un «rêve» parce qu’il ne se situait pas dans le temps de l’histoire,
laquelle évolue lentement: il voulait d’abord «brûler les étapes», pour instaurer
ensuite un système immuable et parfait qui ne serait plus susceptible d’évolution. Il
était aussi chimérique parce que contraire à la «nature humaine». Il ne pourrait
fonctionner qu’avec des hommes différents, altruistes, désintéressés, ne vivant que
pour le devoir et la solidarité, répudiant tout mobile personnel.

308
Bussy, Histoire et réfutation du socialisme depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, 1859,
65.
309
Guyot, Sophismes socialistes et faits économiques, 1908, 77.
310
Faguet, Le Socialisme en 1907, 1907, 261.

390
À ces égards, concluent ses adversaires, les idées socialistes sont anti-scientifiques,
archaïques comme le sont les romans de Bacon et de Campanella et les spéculations
métaphysiques de Rousseau. Le philosophe Alfred Fouillée, l’un des ennemis
coriaces du socialisme de la Belle Époque, ne manquait pas de relever le fondement
hautement pré-scientifique du prétendu «socialisme scientifique»:

La plupart des socialistes de notre époque ont encore les préjugés


antiscientifiques du XVIIIème siècle sur la bonté naturelle de
l’homme, sur la toute-puissance qu’aurait la raison humaine. ... Ils
sont portés à croire que tous nos maux viennent de la mauvaise
organisation de l’État, que cette organisation elle-même est
l’œuvre du mauvais vouloir des possédants.311

Dans le dernier demi-siècle, la critique systématique de la logique utopique a été le


fait de philosophes qui se réclament de l’épistémologie critique (mais le juste emploi
de «critique» est une pomme de discorde avec leurs adversaires qui se l’approprient
aussi) comme Karl Popper, comme Hans Albert dans son Traktat über kritische
Vernunft, comme John Searle. Popper ne dissimule pas le sens politique et moral de
sa critique épistémologique. Heinrich Heine l’avait versifié vers 1840: «Wir wollen
hier auf Erden schon / Das Himmelreich errichten.» («Deutschland», Caput I). Ce
lyrisme historiciste lui paraît dangereux en soi: le mensonge fondateur de
l’historicisme, selon Popper, tient justement dans «l’incapacité de comprendre qu’on
ne peut établir le paradis sur terre».312 «N’essayez pas, dit-il, d’instaurer le bonheur
par des moyens politiques. Bornez-vous à chercher à éliminer les misères concrètes.
N’essayez pas de réaliser ce but en concevant et travaillant à l’instauration d’un idéal
lointain de société parfaite.»313 L’historicisme est en fait un aveuglement volontaire
aux dynamiques réelles des sociétés.314 Il substitue à l’ancienne métaphysique de
l’univers, sa création et ses lois, ses interventions surnaturelles, une métaphysique
de l’histoire qui excède non moins le relatif-connaissable. Littré, ancien disciple
devenu critique de l’historicisme de son maître Comte, le dit en un mot que Popper
eût pu endosser: «l’immanence seule est véritablement humaine».315 L’esprit
historiciste accentue la discordance entre ce qu’on croit faire ou contribuer à faire
et ce qui se fait et rend méritoire l’aveuglement à cette discordance. Il engendre des
doctrines inaccessibles à la réfutation, il prétend aboutir à des certitudes historiques
qui sont fallacieuses de nature et qui légitiment la violence et le sacrifice de «vagues

311
Le socialisme et la sociologie réformiste, 1909,53
312
Conjectures, 362.
313
Ibid., 361.
314
Cf. Englander, Pour l’incertain: l’apport de Popper à Marx.
315
Littré, Émile. Fragments de philosophie positive et de sociologie contemporaine. Paris:
«La Philosophie positive», 1876, 111.

391
humanités». L’historicisme est à la fois dangereux et «pseudo-rationnel»:316 pour
Popper la criminalité potentielle va de pair avec l’irrationalité.

La critique des déterminismes historiques ne commence pas avec Popper et elle ne


naît pas chez les adversaires du socialisme. Le sociologue Roberto Michels a fait
l’histoire idéologique, la Dogmengeschichte, jamais traduite, de la
Vereledungstheorie, du déterminisme de la «paupérisation absolue», paradigme qui
remonte à Owen, Ricardo, Sismondi.317 Dans l’histoire du mouvement ouvrier, des
voix se sont sans cesse élevées pour nier tout caractère scientifique à cette «foi
nouvelle en la catastrophe bienfaisante que les disciples de Marx espéraient établir
sur la science», à la thèse selon laquelle «la transformation sociale s’opérerait par
les lois de la fatalité, cette fille aînée de l’évolution, qui est seule chargée, d’après
la science officieuse du parti [S.F.I.O.], de solutionner le problème social.»318
Critiquant le «dogme» scientifique, ces voix ont rejeté tout d’un tenant les deux
grandes thèses qu’il contenait: celui de la Chute fatale du capitalisme et celui de la
Révolution tout aussi inévitablement promise au succès. Il se fait simplement que les
voix critiques sont toujours refoulées et tenues pour nulles et non avenues par les
orthodoxies et que la critique est toujours à reprendre. L’extralucidité des gnoses
utopiques, énigmes résolues de l’histoire, n’a pas moins été ironisée et critiquée. Elle
est au cœur des critiques intrasocialistes de Bernstein, d’Eug. Fournière319, de
Georges Sorel. Dans les années 1930, le philosophe Jean Grenier a fait le procès de
ce qu’il nommait «l’esprit d’orthodoxie» qu’il assimile à l’imposture de
l’extralucidité:

Marx n’est pas l’auteur d’une bible, c’est entendu, mais l’auteur
d’une méthode; seulement, il se trouve que c’est une méthode qui
rend compte de tout.320

L’infalsifiabilité enfin est la résultante de ces caractères. D’autre façon que la


logique du ressentiment, la logique gnostique produit de l’irréfutable, elle est un
enchaînement systémique de certitudes et de notions absolues, les démentis
empiriques et les objections raisonnées ne prouvent rien contre elle. «Les notions
absolues ne sont susceptibles ni de démonstration ni de réfutation».321

316
«Cannot be more than a pseudo-rationalism», Popper, Conjectures, 362.
317
Die Vereledungstheorie. Leipzig: Kröner, 1928.
318
Revue du socialisme rationnel, nov. 1907, 177.
319
Fournière, Eugène. Les moyens pratiques du socialisme. Paris: Bibl. ouvrière, 1900.
320
Grenier, Essai, 50.
321
Conservation, révolution et positivisme. Paris: Ladrange, 1852, 38.

392
###

Les idéologies et le mal: apories d’une éthique du raisonnement

Que ce soit le ressentiment chez les historiens de l’antisémitisme, la «causalité


diabolique» que Léon Poliakov place à «l’origine des persécutions»322,
l’«historicisme» sous tout ses avatars selon Popper et autres rationalistes libéraux,
la pensée «gnostique» chez Eric Vœgelin, les logiques dont j’ai fait la description
contrastée ont toutes été dénoncées à l’occasion à la fois comme étant en marge de
la raison ordinaire, du bon usage de la raison, sophistiques et comme dangereuses,
portant l’oppression, l’injustice ou la haine et la destruction comme «la nuée porte
l’orage».323 La question mérite du moins d’être posée après le 20e siècle, ce Siècle
des idéologies.324

Y a-t-il une éthique concevable des croyances et des argumentations? Est-il mal de
croire à la Conspiration des Sages de Sion, à la Supériorité de la race aryenne — ou
aux Lois de l’histoire et aux Lendemains qui chantent? Y a-t-il des convictions
criminelles et des formes de raisonnement coupables?325 La question n’est guère
posée et elle est souvent écartée du revers de la main. Elle ouvre sur trop de
difficultés. Ou si elle est posée, elle ne l’est que face aux idéologies que j’ai des
raisons avec tout le monde de détester d’avance. Des raisonnements stupides, cela
se conçoit, mais des «raisonnements scélérats», ce serait comme des «idées vertes»:
une impossibilité sémantique.

Seulement, ce rejet de principe conduit droit à une aporie (je vais essayer de montrer
que deux apories prennent le problème en tenaille): comment des raisonnements qui
seraient innocents par essence, ou par essence en dehors du bien et du mal,
serviraient-ils à justifier à tout coup des actes inhumains? Comment des croyances
qui rendent innocents et même recommandables des actes inhumains ne seraient-
elles pas coupables en elles-mêmes? Massacrer les Arméniens, les Juifs, les Gitans,
les Koulaks est mal, mais les raisonnements qui ont conduit à montrer ces massacres
comme nécessaires, hautement souhaitables, civiques et vertueux seraient, eux, hors
du bien et du mal. Ils seraient tout au plus bien ou mal fondés — et encore, ils ne

322
La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions. Paris: Calmann-Lévy, 1980.
323
Je transpose une phrase fameuse de Jaurès: le capitalisme porte la guerre comme la nuée
porte l’orage.
324
Voir Faye, Jean-Pierre. Le siècle des idéologies. Paris: Colin, 1996. Sur: idéologies et
malheur du siècle. Cf. Bracher, Karl Dietrich. Zeit der Ideologien: eine Geschichte
politischen Denkens im 20. Jh. Stuttgart: Deutsche Verlagsanstalt, 1998.
325
Je me réfère surtout à Montmarquet, Epistemic.

393
pourraient être jugés mal fondés que d’une logique différente de celle qui les
recommande comme excellents.

Si pour un individu (et pour sa famille idéologique) ses actes sont pleinement
justifiés par ses convictions et que je juge ces actes monstrueux, comment ne pas le
juger coupable d’entretenir de telles convictions? Car nous blâmons l’ultra-
nationaliste, l’antisémite, le stalinien, le Khmer rouge et l’islamo-fasciste pour des
actes qui, de leur point de vue, ne furent et ne seront nullement blâmables puisque
leur logique les conseille et les approuve, les exalte même. Comme le montrent à
l’occasion de grands procès politiques internationaux, le dialogue de sourds est total.
C’est une remarque banale, mais elle est pleine de conséquences: Hitler ou Pol Pot
étaient convaincus que ce qu’ils faisaient était très bien et que la «dureté» est en de
certaines circonstances une vertu nécessaire – ce que je ne puis écarter comme
indéfendable.

De la chasse aux sorcières à Salem jusqu’au maccarthysme, les persécutions les plus
sanglantes ont été la chose du monde la mieux argumentée. René Girard, de son Des
choses cachées au Bouc émissaire, montre certaines manières de déchiffrer le monde
à la source des persécutions et alimentant l’appétit de violence. Son étude des
«textes de persécution» démonte les arguments légitimateurs constants des
persécuteurs. Léon Poliakov faisait, sans qu’il ait été contesté sur ce point en raison
du désaveu universel des idéologies qu’il vise, de la «causalité diabolique» la
logique par excellence à «l’origine des persécutions».

Nous pourrions considérer un jugement dérivatif pour n’avoir à prendre qu’une


position pragmatique et non portant sur le fond: la responsabilité encourue pour
certaines croyances découlerait des actions criminelles qu’elles recommandent,
couvrent et justifient expressément. Nous poserions une règle indirecte: une
croyance qui recommande des actes inhumains, criminels peut être jugée blâmable
en elle-même. Toute logique qui conduit à justifier l’exploitation des faibles,
l’oppression, la haine entre les peuples, les persécutions, les massacres serait à ce
titre intrinsèquement coupable. L’ennui est qu’à ce compte, les quatre logiques
recensées dans ce chapitre, de la réactionnaire à la gnostique, ont ce potentiel et ont
servi à ces fins — quoiqu’on puisse soutenir que certaines présentent une
dangerosité plus immédiate et plus constante.326 «L’homme porte en lui un besoin

326
Tout le débat sur le Sonderweg de l’Allemagne suppose que les idéologues de ce pays ont
pris une «mauvaise voie» bien des années avant que les nazis ne prennent le pouvoir.
Wilhelm Heinrich Riehl, Paul de Lagarde, Langbehn, Eugen Diederichs et autres prophètes
völkisch du 19e siècle ont bricolé cumulativement la Supériorité du Volk, la haine des Juifs,
le rêve d’un État-peuple fusionnel: tous les ingrédients se sont agrégés et ont formé logique.
Avec pour les théories racistes – outre les Français Arthur de Gobineau et Vacher de
Lapouges – Scheemann, Houston Stewart Chamberlain etc. Pour le concept de préfascisme,
voir encore outre les livres connus de Z. Sternhell: Arnold, Edward J., The Development of

394
de haine et de destruction» qui, latent, peut être «attisé», disait Einstein commentant
Freud. Certaines convictions et justifications, inertes si on les envisage isolément,
sont l’aliment indispensable qui peut attiser, enflammer ce «besoin humain» reconnu
par Einstein.

L’autre ennui est qu’il est impossible d’assigner un commencement au mal


idéologique. Chez les historiens, beau paradigme d’Historikerstreiten, on constate
une polarisation entre ceux qui sont portés à une mise en accusation de toute la
«chaîne de commandement» depuis les initiateurs de toutes les belles idées modernes
qui vont du siècle-charnière, le 19e qui les a conçues, au siècle-charnier qui les a
testées – et une dénégation, parfois têtue, de toute responsabilité des idées
généreuses de jadis notamment à l’égard des crimes commis en leur nom. Ceux qui
ont conçu une idéologie et l’ont propagée ne sont-ils pas responsables de ce qui s’est
fait un jour, même beaucoup plus tard, en leur nom? Les historiens qui font remonter
le «totalitarisme» à certaines idées de Rousseau et certains projets de Saint-Simon
ne disent pas, en une polémique sommaire, Rousseau = Goulag, mais l’idéal-type
«totalitarisme» transfère le soupçon à l’origine. Sans avoir à poser de causalité
linéaire ni affirmer la fatalité mécanique des conséquences, l’enchaînement interdit
les protestations d’innocence originelle, il construit une histoire malaisée qui ne
saurait être ni innocente ni aléatoire, ni d’ailleurs imprévisible au sens fort, à aucune
de ses étapes.

Si au contraire seules les actions ressortissent au jugement éthique (ou, ce qui n’est
du même ordre, à la qualification juridique), je tire de cette limitation que les
croyances des uns et des autres ne sauraient être jugées bonnes ou mauvaises; pas
plus, je le répète, qu’elles ne sauraient être montrées fausses et déraisonnables si ce
n’est d’un point de vue extérieur à leur logique. D’ailleurs, si je montre même une
manière de raisonner comme fallacieuse et tordue, de mon point de vue (comme je
tendrais à le montrer techniquement des ratiocinations haineuses de Drumont et
autres antisémites d’il y a un siècle), comment tirer de ceci que ces raisonnements
étaient ipso facto criminels? Cela n’est pas possible.

Il se fait pourtant que l’intuition résiste à cette mise des convictions hors du
jugement moral. L’ignominie, la criminalité et la dangerosité d’Hitler commencent,
nous le sentons, avec sa façon de déchiffrer le monde, elle est intégralement présente
dans Mein Kampf, indépendamment du fait que les circonstances lui ont permis de
passer à l’acte – ce qui aurait pu ne pas se produire. Mais sans doute l’exemplum
Hitler est trop facile, il dissimule le fait que je ne suis pas prêt et que le lecteur n’est
pas prêt à généraliser ce schéma de jugement. Par ailleurs, le jugement de criminalité
(distinct du jugement moral) que je souhaite appliquer à Hitler comporte encore et
toujours un paralogisme circulaire: une conviction est criminelle si l’agent connaît

the Radical Right in France. From Boulanger to Le Pen. Houndmills: MacMillan, 2000.

395
le mal qu’elle comporte et les crimes qu’elle absout et recommande, mais c’est cette
conviction même qui lui dissimule ce caractère. Je vois ce paralogisme à l’œuvre
aujourd’hui dans une historiographie moralisée du 20e siècle, moralisée voulant dire
ici: anachronique et pharisaïque.327 Le militant stalinien vers 1950 avait les mêmes
informations, potentiellement, que le lecteur du Figaro pour se représenter l’étendue
de la répression en URSS, les décimations de populations, le goulag. Il pouvait
savoir, il ne l’a pas voulu! Oui, mais il avait de bonnes raisons de croire, et en tout
cas son idéologie l’avait convaincu «de bonne foi» que tout se qui s’imprimait dans
le Figaro était d’éhontées diffamations bourgeoises et que les accusations des
réactionnaires contre le Régime soviétique étaient absolument impossibles d’après
ce qu’il savait de ce régime. On tourne en rond.

Ceci m’invite à conclure que le raisonnement éthico-juridique est aporétique parce


qu’il s’applique à des certitudes toujours antérieures qui justifient ensuite des
convictions et des agissements. La question de savoir si, me bornant à Paris vers
1936 à admirer le Chancelier Hitler et à approuver les mesures, «un peu
rigoureuses» il est vrai, prises par lui contre les Judéo-bolcheviks et... mourant
opportunément en 1939, n’ayant donc pas eu le temps de tourner collabo, j’étais déjà
moralement coupable n’est pas une bonne question. Ou plutôt, je vais conclure dans
un moment que j’ai le droit de le penser, mais que je ne puis fonder cette idée.

Sans doute, la responsabilité juridique commence mais la responsabilité morale ne


saurait commencer soudain avec les actions et les adhésions que mes idées
m’auraient inspirées si j’avais vécu sous l’Occupation. Sans doute la rhétorique sert-
elle, notamment, à justifier ce que fait l’agent comme admissible, approuvable et
légitime. Et nous chérissons spécialement la rhétorique qui justifie nos actes. Mais
la responsabilité idéologique n’est pas d’un ordre éthico-juridique positif, pas plus
que le fait de conduire en état d’ivresse sur une route vide ni me rend responsable
du meurtre par imprudence du piéton virtuel que, par chance, je n’écraserai pas.

Ce qui ressort des apories qui précèdent, c’est qu’en tout cas, au désespoir de ceux
qui voudraient fonder la morale sur un aveu du coupable et une résipiscence
possible, la responsabilité idéologique n’est pas persuasible: il n’y a aucune chance
que je puisse convaincre un convaincu de la scélératesse de ses convictions – et

327
Ce paralogisme fait partie intégrante d’une doxa contemporaine désabusée et en perte
rapide d’historicité. Tant que l’histoire avait un avenir, les Modernes pouvaient en quelque
sorte faire en effet passer les crimes, aveuglements et erreurs du passé aux ‘profits et
pertes’ d’une histoire qui, depuis Condorcet, était censée remédier aux maux des périodes
antérieures et marcher vers le Progrès. Les sacrifices des êtres humains des générations
antérieures n’étaient jamais tout à fait vains. Si au contraire il n’y a plus d’horizon
progressiste, plus de Principe espérance, l’histoire, irrémédiable, n’est plus inscrite dans la
durée, l’historicité-devenir dans son indétermination et sa dialectique est remplacée par une
sorte de présent absolu (Hartog; «Le sacre du présent», Z. Laïdi).

396
quant à la scélératesse de ses actions, il se fait qu’aux yeux de ses convictions, si je
puis dire, elles sont au contraire recommandables. Si un ex-nazi ou un ex-stalinien
est maintenant convaincu de l’inhumanité de ses convictions antérieures, il ne peut
qu’ajouter, hélas, comme en témoignent tous les livres de mémoires d’ex-
communistes, que malheureusement il ne comprend plus du tout l’homme qu’il a été.
On ne prend jamais le coupable idéologique sur le fait!

En surcroît de tout ceci, le lien entre des raisonnements et des croyances redoutables,
le lien de ces croyances avec la légitimation ou l’acceptation du mal dans le monde,
ou avec l’approbation d’actes qualifiés crimes par d’autres, ce lien est rarement
direct et la capacité de la raison humaine de trouver des épicycles explicatifs et
justificatifs qui vous disculpent est illimitée. J’ai parlé de staliniens, de nazis, c’est
assez facile. La banale raison technique-instrumentale du partisan libéral du marché
et de l’expansion industrielle que le militant écologiste va déclarer au service de la
mise en coupe réglée du Tiers monde et de la destruction de la Biosphère se trouvera
des arguments en grand nombre, et non moins sophistiques vus du dehors que les
arguments des ci-devant totalitaires, pour nier la conséquence et rejeter la moindre
responsabilité.

Si on veut parler de culpabilité des justifications de soi et des doctrines épousées,


elle est probablement universelle parce que la raison des hommes s’exerce et
cherche de la cohérence dans un monde largement inconnaissable, mais évidemment
pleins d’injustices et de malheur et où le bien et le mal sont inextricables. «Non
seulement le mal et le bien varient et se transforment l’un en l’autre, selon les
caractères et les dispositions des hommes, mais nous voyons partout le mal naître du
bien et le bien du mal.»328 Ce propos sceptique d’un essayiste libéral de jadis
s’oppose aux pensées par enchaînement linéaire où une idée bonne ne peut en
s’appliquant qu’avoir de bons effets, où si une chose est bonne, le plus de cette
chose est meilleur etc.

La logique utopique pose de façon aiguë le problème de la responsabilité


idéologique parce que, plus qu’une autre, elle se présente comme animée par une
volonté bonne radicale qui, à ce titre, donne tort au cours des choses au nom d’une
«pensée du refus».329 Comme nous l’avons rappelé un peu plus haut, Karl Popper
n’était pourtant pas le premier à lier la pensée utopique et ses attraits avec la
légitimation de la violence.330 Si le bien absolu existe, tout est permis. «I consider
what I call Utopianism an attractive, and indeed an all too attractive theory; for I also
consider it dangerous and pernicious: ... it leads to violence», dit Popper et ce

328
Funck-Brentano, Th. La civilisation et ses lois. Morale sociale. Paris: Plon, 1876, 13.
329
Wieviorka.
330
Conjectures, 359.

397
soupçon sur l’esprit d’utopie se répand. 331 Il y a des idéologies qui produisent de la
chasse aux sorcières, de la destruction d’hérétiques, du massacre de bouches inutiles,
parce qu’elles disent, sans aucun besoin d’acrobaties exégétiques, que c’est cela
qu’elles veulent, mais il y a aussi des doctrines qui disent d’abord vouloir le bien de
l’humanité qui ne saurait aller sans la punition des méchants, et les quatre familles
idéologiques que j’ai recensées prétendent au fond partir de ceci, contradictoirement
— idéologies qui cependant, par une assez longue chaîne de conséquences,
débouchent sur l’inhumain. Ce n’est pas seulement avec des discours que l’on fait
des méchants et des fanatiques, non plus que des révoltés pleins de haine, mais ceux-
ci ont besoin tout de même de «raisons» pour se mobiliser, s’exonérer, se justifier
et la diffusion de certains sophismes justificateurs en certains lieux est souvent de
mauvais augure.

Il y a une dernière objection à l’idée d’un jugement éthique porté sur les convictions
indépendamment des actes qu’elles inspirent, qui est que les quatre logiques
alléguées dans ce chapitre, réparties de la droite extrême à l’extrême gauche,
couvrent à peu près toutes les positions politiques connues, que la «fausse
conscience» argumentative et la dangerosité potentielle seraient en quelque sorte
universelles, qu’elle serait la chose du monde la mieux répartie dans la modernité
politique, des réactionnaires aux révolutionnaires, des antisémites et nationalistes
aux socialistes révolutionnaires en passant par les penseurs libéraux. Le principe de
précaution qui consiste à blâmer des convictions qui pourraient être nocives devrait
s’appliquer tous azimuths. On ferait remarquer que si tous les grands dispositifs et
secteurs politiques invitent à déraisonner et entretiennent des traditions de
raisonnements fallacieux, il n’y a guère d’espoir que les hommes regardent quelque
jour le monde sans illusions sophistiques, ni d’espace et de lieu pour la rationalité
critique.

Je conclurai autrement: il est vrai que l’éthique qui juge des actes scélérats ne
parvient pas à qualifier de scélérates les croyances qui justifient ces actes et se les
présente comme excellents — pas plus qu’elle ne parvient à les exonérer pleinement.
La double aporie insurmontée que j’ai cherché à décrire ruine le raisonnement

331
358. Ce fut, bien avant Popper, une thèse de Cioran (et de la mafia fascisto-roumaine avec
Ionesco) dans les années 1950 qui faisait de l’esprit d’utopie la source de tous les maux du
siècle, et celui de quelques mauvais esprits de la droite. Et ce fut jadis, mais on a oublié ceci,
une grande argumentation contre 1789, des penseurs romantiques à H. Taine, que cette idée
que l’esprit d’utopie engendre les massacres! Charles Fourier lui-même, critique vigoureux
des Lumières à qui il reproche son intellectualisme, générateur abstrait de septembrisades et
de guillotines, s’exclamait: «Aujourd’hui, c’est pour l’honneur de la raison qu’on surpasse
tous les massacres dont l’histoire ait transmis le souvenir. C’est pour la douce égalité, la
tendre fraternité qu’on immole trois millions de victimes». C’était déjà le chiffrage des
«crimes de la Révolution».

398
éthique dans son principe. Il tourne en rond et me convainc que je suis réduit à une
position décisionniste qui donne le précédent à mes convictions sur celles de ceux
que je juge et qui m’oblige à prendre en mains le droit de condamner, du fait
justement qu’il n’est pas d’arbitre qui me justifiera.

####

399
400
IV

DOXA ET ÉCART PARADOXAL

La raison contre la doxa

J’aborde dans ce chapitre une problématique toute différente de ce qui précède,


problématique qui prend à rebours la démarche aristotélicienne d’édicter les règles
d’une argumentation fondée sur le sens commun et sur des schémas topiques, flous,
discutables, parfois contradictoires, mais connus du plus grand nombre et acceptés
par lui.

Cette problématique institue les principes de la démarche délibérative et dialectique


comme appelée à antagoniser la logique du probable. Son idée de départ est celle de
l’inertie inféconde, de la sottise et même de la déraison probable de la doxa et, en
contraste, celle de la justesse ou à tout le moins, du caractère prometteur des pensées
para-doxales. La maxime qu’elle pose est celle de l’exercice de la raison individuelle
comme mise en doute systématique des prétendues «vérités générales» que répertorie
la topique, comme écart suspicieux loin des croyances des foules, celle de l’exercice
de la raison contre la doxa. La raison individuelle se mue en une sorte de cour
d’appel où les jugements de l’opinion doivent être rigoureusement révisés.

Car, dans la logique du probable — que l’on ne quitte pas alors qu’elle sert ici à
mettre en doute la validité du probable et de ses «lieux communs» — il est
vraisemblable que la foule irréfléchie se trompe souvent (ceci peut se soutenir
inductivement au moyen d’innombrables exempla) et que l’acceptation sans critique
des jugements paresseux du grand nombre conduit fatalement à l’erreur. Les idées
ne sont pas justes parce que la plupart les admettent sans examen, inférera-t-on, de
façon toute topique. Elles ne peuvent devenir justes que si je les creuse par un
raisonnement que je pourrai fonder solidement, que je vais tester moi-même et dont
je devrai évaluer les articulations et vérifier chaque étape. La raison est alors cette
faculté méthodique qui s’émancipe des idées toutes faites et des préjugés du plus
grand nombre pour rechercher le vrai.

L’axiome historiciste des progrès nécessaires de la raison, du triomphe de la science,


le récit de la lutte séculaire des Lumières et de leur triomphe prochain sur les
préventions, les préjugés, sur l’«obscurantisme» est un avatar moderne d’une idée
vieille comme la rhétorique et la dialectique. Au cœur de celle-ci figure un topos qui
jette le soupçon sur la topique tout entière, il énonce que le Sage ne commence à
bien raisonner et fructueusement que lorsqu’il quitte la «voix commune», qu’il
s’éloigne d’elle; lorsqu’il choisit de n’«écouter» que sa raison, de faire table rase,
d’écarter les idées reçues. On se souvient de l’incipit de Montaigne au chapitre des
Cannibales:

401
Quand le Roy Pyrrhus passa en Italie après qu’il eut reconneu
l’ordonance de l’armée que les Romains lui envoyoient au devant:
«Je ne sçay, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs
appelloyent ainsi toutes les nations estrangieres), mais la
disposition de cette armée que je voy n’est aucunement barbare.
.... Voylà comment il se faut garder de s’atacher aux opinions
vulgaires et les faut juger par la voye de la raison, non par la voix
commune.1

Très classique que cet exemplum, rappel initial du bon usage de la raison et de la
bonne attitude du sage en matière délibérative alors que Montaigne va se demander
si vraiment les Cannibales du Nouveau monde sont aussi «barbares» qu’on le dit et
qu’il paraît et alors qu’il va retourner para-doxalement en vingt pages le préjugé
ordinaire (que nous dirions «européocentrique»). Car l’exemplum initial, tiré
d’Ammien Marcellin, suggère que la «voye de la raison» a des avantages concrets:
si Pyrrhus avait écouté la voix commune et, dès lors, sous-estimé son ennemi, il eût
perdu la bataille.

Je partirai donc, dans ma réflexion sur l’écart para-doxique, de cette topique contre
la topique, c’est à dire des raisonnements qui invitent à conclure à l’irrationalité
fondamentale et à la sottise de toute doxa passée ou présente, de toute opinion
acceptée et prédominante, de toutes les idées reçues par le vain peuple. Les
conceptions qui prévalent dans un état de société ne peuvent être, par la nature des
choses et la faiblesse de l’intellect humain, qu’une rhapsodie d’idées douteuses, de
préjugés, de paralogismes, de stéréotypes et de contresens.

Les deux paradigmes – celui, positiviste, comtien, de la succession sur un axe


évolutif de trois états du savoir, un seul, le dernier, étant fiable car conforme à la
raison, et celui de la justesse cognitive du paradoxe opposée à la fausseté de
jugement de la foule se complémentent dans la mesure où les lents progrès de la
raison pourront être montrés comme accomplis par la seule minorité rationnelle
capable de critique, précédant de loin la masse toujours susceptible de retourner à
ses préjugés et à son irrationalité foncière.

Les traités de rhétorique d’Aristote à nos jours traitent des erreurs de raisonnement
comme d’anomalies annexées à une théorie de l’argumentation bien formée et
valide. Ils ne se prononcent pas sur la fréquence empirique des raisonnements
corrects. Bien des esprits, anciens et modernes, des esprits paradoxaux justement,
ont soutenu que c’est le raisonnement correct qui est l’exception, que, dans la doxa,
ce qu’on constate, c’est la fréquence des paralogismes, des croyances infondées et
la rareté des raisonnements solides ou simplement valides.

1
Essais, I, xxxi.

402
Jean Paulhan dans les années 1950 dans son Entretien sur des faits divers fait parler
un personnage qui relève systématiquement dans les journaux des raisonnements
bizarres, quoique familiers au point de passer sans problème. Ainsi d’un titre de fait
divers qu’il analyse, «Assassin pour dix francs». Les barbares sont alors au milieu
de nous – et les barbarismes.2 Pour Paulhan comme pour d’autres mauvais esprits,
l’opinion ne raisonne pas seulement à partir de présupposés non critiques et douteux,
mais, en outre, elle s’y prend avec des schémas illogiques. Bien raisonner, ce sera
raisonner contre elle et selon d’autres méthodes que les siennes.

La doxa apparaîtra aussi comme ce lieu trivial où toutes les idées savantes, justes et
complexes, se transfigurent en simplistes platitudes, l’opinion étant une machine qui
transforme en plomb tout ce qui est or. Le Darwin doxique, c’est: L’homme descend
du singe. Marx c’est: Supprimons la propriété. Freud: Le sexe explique tout. Et
Einstein: Tout est relatif!

La doxa est crédule, portée à la jobardise comme à la paresse d’esprit: elle entretient
et perpétue des croyances irraisonnées, elle recèle des «mythes» (voir plus bas). Le
Penseur (Descartes n’est qu’un maillon de la chaîne) est fondé à leur opposer un
rigoureux scepticisme sous bénéfice d’inventaire, à les contrer par le doute
méthodique.

La doxa fait circuler et admettre des idées absurdes qui sont partagées par tous sauf
quelques sceptiques que l’opinion blâme et n’entend pas. Les “théories de la
décision” s’attardent aujourd’hui à considérer et essayer de comprendre les cas où
une communauté, ayant dûment débattu, prend une décision irrationnelle,
évidemment contraire au but qu’elle cherche à atteindre, et s’y tient et y persévère
en dépit de rares objections qui resteront inentendues.3 (Un cas historique de
décision contraire au but allégué est celui de la Ligne Maginot qui n’allait pas
jusqu’à la Mer du Nord.) Particulièrement, on peut montrer que la doxa tend à ne
pas voir plus loin que le bout de son nez, incapable qu’elle apparaît de réfléchir
collectivement aux conséquences inévitables d’une décision gratifiante ou rassurante
à court terme.

La topique para-doxique ne dit pas seulement que l’opinion ne pense guère ou pense
mal et de travers. Elle dit plus encore et avec force illustrations à sa disposition: que
l’opinion, même la plus unanime, peut devenir folle et criminelle. L’opinion
publique française a accepté la guerre en 1914 — puis elle a accepté de s’abaisser
aux Accords de Munich en 1938. Elle a raisonné non seulement de travers, mais

2
On verra aussi les travaux d’Uli Windisch sur la logique douteuse de la conversation
populaire. Les livres abondent sur les croyances répandues et absurdes: Montague,
Prevalence, Kohn, You, Duncan, Lying...
3
Voir l’excellente synthèse de Morel, Décisions. voir aussi Schelling, Micromotives.

403
avec un aveuglement coupable dans les deux cas. Seul quelques esprits au-dessus de
la mêlée avaient su raison garder.

La raison, le «bon bout de la raison» n’est plus, dans ce cadre de réflexion, la chose
du monde la mieux partagée, tout au contraire; la raison et sa capacité de distinguer
la vérité de l’erreur ne sont à la portée que des happy few, de ceux qui vont
accomplir sur eux-mêmes un travail de critique des préjugés et l’effort de doute
systématique à l’égard des idées reçues. C’est ici le paradigme du Solitaire,
retranché volontairement de la foule et de ses douteuses convictions, paradigme
philosophique qui va s’exacerbant de Descartes à Nietzsche (et qui a tourné peut-
être aujourd’hui à la comédie philosophante). C’est l’image du Penseur incompris
du vain peuple parce qu’«en avance» sur son temps. C’est aussi celle, romantique,
du Philosophe, du Savant et de l’Artiste tenu à l’écart du Philistin ignare en un
réciproque mépris. C’est celle de l’Écrivain occupé à recenser les idées reçues et à
procurer aux délicats une ironique et féroce «exégèse des lieux communs».4

Cette topique heurte de front la doxa démocratique. Elle dit que les idées, les goûts
de la foule sont probablement mauvais par ceci seul qu’ils sont ceux de tout le
monde, qu’ils n’appellent du moins aucun respect, aucune révérence. Elle est à la
source de cet individualisme qui accompagne le rationalisme, qui fait de la raison
un effort personnel à soutenir non moins qu’un exercice nécessairement individuel
et solitaire. Qui exige ainsi la liberté de for intérieur, qui réclame le droit de penser
par soi-même sans crainte d’être convaincu d’apostasie et de subir le blâme social.
Penser de façon prometteuse, c’est d’abord le faire librement et individuellement,
en se désengluant des idées de tout le monde.

! Je prends dans le présent contexte le mot de paradoxe comme


recouvrant toute thèse qui contredit, antagonise, heurte le sens
commun, la doxa, l’opinion et les préjugés. Je n’aborde pas la
question, tout autre, du paradoxe logique, celui qui heurte non le
faillible bon sens, mais la raison elle-même. Il offre une
conclusion clairement inacceptable déduite d’un raisonnement
pourtant correct et de prémisses évidentes: on connaît le Menteur,
Achille et la Tortue, le Barbier de village, le Paradoxe de
Newcomb...

Il faut distinguer encore celui-ci des fautes de raisonnement


invincible (on songe au Paralogisme du Joueur) et des
raisonnements de meilleur choix difficiles et dont la bonne
solution n’est pas choisie par le grand nombre («Paradoxe» du
prisonnier).

4
C’est un livre de Léon Bloy qui porte ce titre.

404
Les croyances et les foules

On distinguera d’abord les croyances individuelles (à la limite, on a la croyance


pathologique du schizophrène: je suis mort mais personne ne le remarque, mes
enfants et ma femme ont été remplacés par des imposteurs, quelque chose contrôle
mes pensées, idées troublantes mais longuement argumentées par le patient) qui ne
sont pas notre objet — et ces croyances collectives qui forment, ensemble avec les
schémas topiques, ce qu’on a appelé la doxa. On distinguera aussi la croyance
exprimée par des discours et celle impliquée par une action donnée: je prends cette
ligne de métro parce que je crois qu’elle est le meilleur moyen pour me rendre à un
endroit déterminé — ou bien: celui qui observe ma conduite en vient à conclure que
cette croyance est impliquée par mon action et l’explique. L’objet qui m’occupe
dans le présent contexte, ce n’est pas la croyance comme contenu mental postulé,
mais la croyance mise en discours, affirmée et communiquée, donnée-pour-vraie et
argumentée. C’est donc à la fois un contenu et un rapport de l’énonciateur à ce
contenu. C’est la croyance appropriée qui m’occupe, la croyance muée en opinion
de l’énonciateur, agrémentée d’une prise de parti en sa faveur («opinion
personnelle»). Ce cas recouvre déjà un vaste domaine qui va de la conviction
fondamentale (démocratique, égalitaire, antiraciste etc.) et des grands principes
civiques et moraux, aux idées invérifiées crues sur la foi d’une autorité quelconque,
aux préjugés répandus, aux stéréotypes suspects.

Les analystes de l’opinion distinguent ensuite trois modes complémentaires de la


croyance: la croyance-illusion (croire que...), la croyance-opinion (croire à...), et la
croyance-foi, y compris foi politique (croire en...). La notion de croyance, il faut
l’admettre, demeure étendue et floue. En termes de degrés de conviction, elle
recouvre les énoncés que j’accepte nonchalamment jusqu’à preuve du contraire par
une autorité qui peut n’être que celle du Petit Larousse, — que Pamiers est une sous-
préfecture de l’Ariège et que Millard Fillmore fut le 13e président des États-Unis, —
aussi bien que les convictions collectives totales, patriotiques ou militantes, qui
engagent une vie. (Et je n’ai pas encore parlé des croyances religieuses5). Avant
1930, on croyait qu’il y avait huit planètes, aujourd’hui je crois en compter neuf et
peut-être, selon les Journaux, devrai-je passer à dix. Je suis prêt à croire qu’il y en
a plus, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. Croyance englobe des certitudes,
des probabilités, des idées «importantes» et d’autres, comme celle-ci,
nonchalamment conçues ou entretenues. Même dans une communauté religieuse ou
idéologique, les adhérents diffèrent beaucoup par leurs degrés de foi; les analyses

5
On se réfèrera à la définition de la religion par Durkheim dans Les formes élémentaires de
la vie religieuse. Paris: Alcan, 1912, 65: «Une religion est un système solidaire de croyances
et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est à dire séparées, interdites, croyances et
pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y
adhérent».

405
idéologiques prêtent à tous la foi du charbonnier, mais en ceci elles simplifient les
données.

Le rapport de ce qu’on appelle croyance au raisonnement est incertain: ce n’est pas


que la croyance ne puisse avoir la forme d’une assertion de faits, d’une thèse
soutenue et étayée, de raisonnements, c’est que, quand on dit croyance, on semble
dire du même coup que la foi dans l’idée énoncée est chose significative, tandis que
les raisonnements qui l’accompagnent, si raisonnements il y a, sont au mieux fragiles
et douteux, insuffisants à la fonder, qu’ils sont au fond des épiphénomènes, des
rationalisations d’une conviction qui est extra-rationnelle à sa source.

Cette approche pose problème: une croyance collective, même jugée absurde et
odieuse, est toujours une machine à susciter des raisonnements ; les écarter en les
jugeant à priori épiphénoménaux n’est pas de bonne méthode. Ainsi, La France
juive d’Édouard Drumont se ramène, en deux volumes, à mille pages de déductions,
d’exemples et d’inductions censées démontrer le rôle néfaste des Juifs en France.
Les arguments qui soutiennent une croyance, particulièrement une croyance que je
n’aime pas vont être sans doute jugés de mauvais arguments, – des généralisations
abusives, des non sequitur, des contradictions internes... Je suggère toutefois dans
ce livre qu’il ne faut simplement pas les écarter sans examen ni les considérer
superflus, inutiles à la conviction. Par ailleurs, des tas de croyances de bon aloi, ont
les mêmes bases chancelantes.

Inertie et préjugés

Les croyances doxiques ont une tendance à l’inertie. Inertie sociale et inertie
individuelle: on ne tient pas à en changer tant qu’on n’y est pas contraint, on y est
habitué, on multiplie les réticences devant les démentis et les objections tant qu’on
n’est pas mis au pied du mur. Tout le monde a pensé et pense la même chose, il
m’est difficile de changer seul et de diverger sans y être contraint, et à quoi cela me
servirait-il?

Les esprits critiques, les dissidents et les solitaires se lamentent depuis des siècles
sur l’apathie des masses, sur l’entropie des idées reçues, la ténacité des idées toutes
faites, sur la paresse collective à exercer son cerveau et la peur de penser par soi-
même. Les penseurs militants voient de leur côté la masse «aliénée» à des
convictions absurdes et contraires à ses intérêts. Ils voient l’opinion trouver un
principe injuste, mais s’en accommoder et ne pas se révolter comme il serait logique
qu’elle le fasse. C’est une vieille énigme: pourquoi les gens qui, à l’évidence, ne
bénéficient pas d’une certaine organisation sociale se conforment néanmoins aux
idées dominantes et les endossent et ce, sans subir de coercition, sans menaces? Les

406
sociologues progressistes ont fait de gros livres sur la «culture du conformisme».6
Lesdits sociologues, réduit à quia par l’inertie des idées dominantes, par leur
inadéquation aux «réalités», leur manque de recul et leur peu de logique, vont
postuler des «forces» cachées, des «conditionnements» qui assureraient et
maintiendraient le conformisme sociétal et doxique. Le soupçon, tant soit peu
conspiratoire, remonte à Helvétius et aux Lumières: les idées dominantes, diffusées
par l’Église et par le Trône, qui ne sont qu’un tissu de «préjugés», servent du moins
à légitimer les pouvoirs en place et donc sont voulues et diffusées par eux pour
asservir les esprits et les rendre dociles.

L’individu n’examine jamais systématiquement les croyances sur lesquelles reposent


ses raisonnements. Il les reçoit de la doxa ambiante. La raison critique consistera
d’abord à chercher des fondements plus sûrs et mieux établis. En ce sens, tout ce que
présuppose l’individu doxique est formé de préjugés. Toutes ses notions sont des
prénotions (Durkheim), ses schémas sont des préconstruits (Grize), ils sont des
cadres fixes qui encadrent le nouveau avec des opérations mentales familières. Ses
idées sont des «idées toutes faites», des idées préconçues; ses catégories sont des
stéréotypes; ses propos sont des clichés. Un champ lexical est consacré à dire la
doxa comme figement inerte et réceptacle d’un matériau préfabriqué. On lui oppose
une raison active, non précontrainte, libre de ses démarches et libre de s’éloigner des
sentiers battus (c’est ce que dit le préfixe para- dans paradoxe, à côté de –).

Préjugé présente plusieurs sens; il désigne des idées marquées par l’irréflexion ou
l’aveuglement des passions; plus aggressivement, le préjugé peut être une antipathie
basée sur des généralisations abusives, une aversion pour un groupe donné.

Ce qui se dit du sens commun, se constate même des idées acquises par une
communauté savante. Une discipline scientifique, au décri des prétentions idéalisées
à lui voir exercer une vigilance critique de tous les instants, montre ordinairement
une certaine inertie qui se mue aisément, face à des hypothèses radicalement
dérangeantes, face à un nouveau paradigme, en dispositif de résistance à la
nouveauté et de récupération de celle-ci, vidée de son sens et de sa portée, dans les
termes du paradigme prédominant qui est souvent aussi plus proche du bon sens
ordinaire. L’histoire a été faite de la résistance durable au paradigme darwinien
d’une évolution non-téléologique régulée par la concurrence vitale. Ce paradigme
a ceci de moderne qu’il ne peut aucunement se soutenir par des raisonnements tirés
du sens commun, pas même ceux, fondamentalement de même nature, que pouvaient
faire la plupart des naturalistes et des hommes de laboratoire au 19ème siècle. Darwin
disait de son Origins of Species, «this whole volume is one long argument», la
théorie de la spéciation est un long raisonnement, mais ce n’est aucunement une

6
Hogan, Patrick Colm. The Culture of Conformism: Understanding Social Consent. Durham
NC: Duke UP, 2001.

407
inférence doxique simple, mais un enchaînement complexe et para-doxique comme
l’usage ordinaire de la raison n’en produit pas.7 Yvette Conry, dans sa monumentale
Introduction du darwinisme en France conclut que Darwin, dans son originalité
cognitive comme penseur d’une évolution sans téléologie, n’est toujours pas
«introduit» à la fin du siècle en France en raison d’obstacles d’intelligibilité
d’origine lamarckienne, mais aussi venus du simple sens commun. Darwin n’avait
en effet pas à offrir une autre théorie que celle de Lamarck mais qui se fût substituée
sur le même genre de terrain, «la fonction crée l’organe...» etc. Il ne corrigeait pas
Lamarck, ni ne l’affinait ou l’améliorait, il raisonnait autrement. Les naturalistes
français demeurent lamarckiens à la fin du 19ème siècle, ils le demeurent même quand
il croient avoir compris et accepté Darwin – un peu par chauvinisme, mais surtout
par incapacité, à de rares exceptions, de comprendre les écrits de Darwin dans leur
originalité cognitive.

Croyances et passions

L’ancienne rhétorique conçoit la persuasion comme une coopération dans le


discours du logos et du pathos (et de l’ethos). L’arbitrage est confus, contradictoire
car il n’est pas permis au pathos de dominer le logos ni de le submerger, ni de se
confondre avec lui en une hybride logique des sentiments; mais il est vivement
recommandé à l’orateur de bien connaître les passions de l’auditoire, d’agir sur elles
et de réchauffer de figures expressives le froid raisonnement. À la limite, on
trouverait en certains antiques traités un modèle cuisinier: le pathos est un condiment
nécessaire, mais il ne doit être qu’un supplément émotif saupoudré sur un sorite bien
formé.

Les Grecs se méfiaient des émotions incontrôlées qui conduisent à l’excès, à la


démesure, à l’´ýâñéò. Ils ne recommandent en aucune circonstance un discours
persuasif qui ne ferait que carburer à l’enthousiasme, à la haine ou à la pitié. Ils y
veulent des raisonnements articulés, même dans l’éloquence dite «d’apparat», celle
qui se borne à blâmer ou à faire l’éloge. Les passions sont irrationnelles de nature,
mais il est rationnel de fonder les valeurs collectives sur des sentiments et il est
raisonnable de tenir compte des passions humaines en raisonnant ... sans toutefois
permettre aux passions de guider le raisonnement et de l’infléchir. On rencontre
toujours cette alternance: ceci, mais pas cela.

Les topoï admis par la doxa admettent une composante émotive (particulièrement
présente dans les topoï axiologique et déontiques) et cette composante est
inséparable d’un centrement de la pensée sur un sujet susceptible d’agir, un
centrement égocentrique, ethnocentrique. La doxa est ainsi sous l’influence des
sentiments, influence qui conduit, non moins que la paresse d’esprit et l’inertie

7
Sur le raisonnement scientifique, voir Faust, The Limits of Scientific Reasoning.

408
collective, à l’acceptation de jugements faussés, routiniers, douteux, partisans et
injustes, peut-être, ce qui est pire, passés sous un fallacieux «vernis» logique. Les
croyances absurdes, obtuses, unilatérales, égocentriques, les préjugés dont elle
regorge s’expliquent parce que la doxa confond constamment et sentimentalement
le connaissable et le désirable, l’avantageux et le juste, le bien particulier et
l’universel. La doxa est perspectiviste, la doxa voit midi à sa porte, avoue la sagesse
populaire. Elle est aveugle aux points de vue étrangers et se donne cet aveuglement
pour méritoire. L’homme rationnel doit se rendre étranger aux croyances des siens:
Pyrrhus ne raisonne selon la raison que lorsqu’il renonce à raisonner comme un
Grec.

Les doctrines d’action collective, les idéologies, plus encore que la doxa banale, sont
présentées comme un tissu de raisonnements soumis à une passion dominante et
distordus par elle. Les théoriciens des passions politiques, de Julien Benda et Eric
Vœgelin à Marc Lazar (auteur d’un essai récent sur la passion communiste8) et cent
autres sont à relire sous l’angle de leur mise en lumière de formes spéciales de
raisonnement au service d’une passion totale. L’espérance, le ressentiment, l’envie,
l’angoisse ne sont pas dissociables des grandes logiques que nous avons décrites au
chapitre précédent. La plus grande et plus intense passion idéologique étant la haine
avec sa diabolisation de «monstres moraux»9; on peut admettre qu’il existe une
gnoséologie, une logique cognitive de la haine que décrit Aaron Beck dans
Prisoners of Hate.10

Montaigne rappelle que pour penser et juger, il faut commencer à la fois par purger
son âme du pathos collectif et par faire un effort de dé-centrement dont Pyrrhus
donne l’utile exemple. Nous avons des passions et dans le discours public nous leur
faisons place sans nous donner le droit, si nous suivons Aristote, de mettre le
raisonnement à leur service. Mais pour penser contre la doxa, il faut penser
cathartiquement et apathiquement. C’est une évidence étrange dans sa radicalité:
pour commencer à raisonner, pour raisonner juste, il faut écarter, tout à la fois et
tout d’un coup, la connivence avec les siens, la familiarité, l’impulsion, l’intuition,
l’instinct, l’émotion, l’enivrement, les passions, les intérêts. Cela fait beaucoup. Il
faut se rendre entièrement sobre, se purifier et se désincarner. (Mais faut-il se
dépouiller du plus profond, l’instinct de survie, la volonté de puissance sans lesquels
il ne naîtrait pas en nous cette étrange volonté de savoir envers et contre tous?) La
raison individuelle ne doit rien souhaiter sinon de se rapprocher de la vérité – ou si
vous voulez, nous appellerons vérité ce dont le bon exercice de la pensée para-

8
Lazar, Marc. Le communisme, une passion française. Paris: Perrin, 2002.
9
On connaît la thèse développée par Michel Foucault dans une de ses cours: le Monstre
moral est la figure dominante du 19ème siècle. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de
France. Paris: Gallimard / Le Seuil, 1999.
10
Prisoners of Hate. The Cognitive Basis of Anger, Hostility, and Violence. 1999.

409
doxale rapproche. Il ne faut même pas, dans cet exercice d’écartement des sentiers
battus, que l’âme tende à un but (si ce n’est la pure volonté de savoir) car la raison
ne saurait en dicter un et le terrain de la vie pratique et de ses buts concrets s’est
éloigné de nous quand nous avons choisi de tourner le dos à la doxa.

Les croyances chez Pareto et Le Bon

La prétention d’opérer avec sa seule et exigeante raison, disciplinée et désintéressée,


contre la doxa, ses erreurs, ses passions et ses préjugés n’est pas en soi garantie
d’authenticité et de justesse critiques. Elle peut aisément se muer en un arrogant
surcroît de mystification, en une idéologie scientiste comme en témoigne
abondamment la sociologie de la Belle époque aux prises avec les croyances des
«foules». Les sociologues positivistes ont en effet découvert à cette époque les
masses et leurs croyances (surtout leurs convictions politiques) qu’ils ont analysées
avec l’arrogance du savant, seul rationnel au milieu de foules inconscientes, guidées
par les passions et les préjugés. Il ne s’agissait plus d’opposer deux raisons, l’une
plus rigoureuse, plus exigeante et critique que l’autre, mais d’opposer la raison, la
connaissance scientifique à une chose propre aux foules, la croyance, qui est
étrangère à la rationalité et n’en offre, à l’occasion, que la trompeuse apparence.

Vilfredo Pareto élabore, dans son grand Traité, une sociologie de la croyance (où
il englobe toute opinion qui excède le savoir scientifique par lui étroitement défini)
et une théorie des «dérivations», concept qui regroupe tout raisonnement illogique
ou verbal à ses yeux. Les savants mis à part, la plupart des civilisés sont hors de la
logique non moins que les primitifs de Lévy-Bruhl.

Gustave Le Bon dont l’influence a été considérable sur des esprits aussi différents
et aussi distingués que Sigmund Freud et que Julien Benda, donne dans ses livres à
grand succès, Les opinions et les croyances, la Psychologie des foules, la
Psychologie du socialisme, une théorie qui illustre avec un aplomb comique la
transmutation du paradigme raison vs doxa en une caricature au service de choix
politiques évidents, mais très simplement déniés puisque montrés scientifiquement
fondés.

Ce que j’ai caractérisé au chapitre 3 comme la Raison immanentiste, étroitement


définie, sert aux deux sociologues, aveugles à leurs propres présupposés, à qualifier
notamment et avec prédilection d’irrationnelles toute critique sociale radicale. Elle
leur sert surtout à écarter les théories et les raisonnements des «foules» comme des
épiphénomènes imposteurs et négligeables. Ces théories, posent-ils, ne forment
qu’un «vernis» d’argumentations fallacieuses qui dissimule la réalité affective,
inconsciente, «instinctuelle» des représentations collectives. Les croyances
collectives ainsi définies par leur différence de nature d’avec la «connaissance»,
l’argumentation qui accompagne les croyances est écartée comme une apparence

410
fallacieuse. Le sentiment de supériorité des happy few rationnels éclate dans cette
sociologie d’il y a un siècle qui carbure au mépris des masses par l’élite. «Les
raisonnements ou plutôt les pseudo-raisonnements qui portent sur des sentiments ...
sont à la portée du plus grand nombre des hommes tandis que les raisonnements
rigoureusement scientifiques et objectifs ne peuvent être compris et surtout appréciés
que par une minorité absolument infime», contraste Pareto.11

Ce qu’il appartient au savant de rechercher ce ne sont pas les motifs allégués, ce sont
les «mobiles affectifs» de croire: les croyance socialistes, montrera-t-il, tiennent par
exemple surtout à la vanité, à l’envie et au ressentiment. L’homme des foules donne
l’impression de raisonner, d’argumenter, mais ce que la science découvre derrière
tout ce «vernis», c’est «un acte de foi d’origine inconsciente qui nous force à
admettre en bloc, une idée, une opinion, une explication, une doctrine.»12 Ceci vaut
pour toute la vie sociale et pour toutes les convictions, les fois religieuses et
séculières et les grands dogmes sociaux, non moins que «nos opinions journalières»
qui sont encore des croyances irrationnelles, étrangères au vérifiables, mais de
moindre étendue, de moindre intensité et plus fugaces. «De l’enfance à la mort,
l’illusion nous enveloppe», philosophe Le Bon.13 La vision des foules guidées par
leur inconscient et inaccessibles à la raison débouche sur l’antidémocratisme des
deux sociologues ou elle se confond avec lui; elle explique leur penchant pour les
régimes autoritaires qui feront fond sur cet inconscient des masses pour faire de
grandes choses.

L’humanité ne peut vivre sans croyances et il revient au sociologue de constater leur


succession fatale, leur déraison perpétuelle et leur puissance immense en bien
comme en mal (en mal le plus souvent). Telle est la vision pessimiste de Le Bon
lequel établit le savant sur une sorte de hauteur positiviste regardant de haut
l’irrationalité éternelle des crédules multitudes. «Avec un fond invariable, le
mysticisme modifie son aspect. Il a pris actuellement une forme rationaliste»,14 mais
il appartient au savant de percer cette apparence et de voir l’œuvre de l’inconscient
et le mysticisme là où il semblerait que s’expriment des raisonnements. Gustave Le
Bon, pour qui, on le voit, la crédulité éternelle des foules était article de foi
scientiste, voyait ainsi la croyance se perpétuer à travers les siècles en changeant
d’oripeaux: «Les vieux credo religieux qui asservissaient jadis la foule sont
remplacés par des credo socialistes ou anarchistes aussi impérieux et aussi peu

11
Pareto, Systèmes, II 12.
12
Opinions, 7.
13
Opinions, 147.
14
Opinions, 12.

411
rationnels, mais qui ne dominent pas moins les âmes».15 Les socialistes qui reniaient
les dogmes chrétiens et s’en croyaient à mille lieues, n’étaient pas moins des
croyants. Ce n’était simplement plus au nom de la Révélation apostasiée, mais en
celui de la Rationalité bafouée que les modernes sociologues et philosophes
récusaient les asservissements religieux des multitudes. L’opposition
croyance/connaissance n’a en effet pas tant servi en effet contre les antiques
religions révélées que contre les idéologies progressistes modernes dont l’absurdité
agaçait les positifs sociologues de la Belle Époque.

V. Pareto consacre de son côté deux volumes — composés, assure l’incipit, dans un
but «exclusivement scientifique» — à déconstruire les irrationalités, les fautes de
raisonnement, les incohérences qu’il décelait dans les divers Systèmes socialistes.
Après avoir analysé la logique du raisonnement socialiste ou plutôt ce qu’il présente
comme l’enfilade de ses paralogismes, il conclut que les idées socialistes en bloc
forment simplement une «sophistique» au service de la déraison, une sophistique
visant, dit-il, à «donner un vernis logique à des convictions non logiques».16 Le bon
sens, le raisonnement jouent un rôle nul dans les mouvements sociaux. Cependant,
admet aussi Le Bon, «les croyants, si convaincus soient-ils, ont toujours senti la
nécessité, au moins pour convertir les incrédules, de trouver à leur foi des raisons
justificatives». Ce que firent les théologiens jadis et que font encore les doctrinaires
socialistes: il n’y avait au fond rien de changé.17 La foi est première, le bricolage
rationalisateur est second; il est imposteur et contingent. Mais dans cette sociologie
qui prétend expliquer les choses par des «besoins» collectifs, on est amené à
admettre que «donner un vernis logique à des convictions non logiques» est «un
besoin qu’éprouve l’homme» et un besoin particulièrement fort dans le monde
moderne: le croyant ne peut plus se contenter de se prosterner et dire credo, je crois,
il enrobe plus que jamais ses mythes de raisonnements illusoires.18

Une conséquence pratique résultait de cette qualification fidéiste, «l’inutilité de toute


discussion avec les défenseurs du nouveau dogme».19 Constater, comme prétendait
le faire Le Bon, qu’une croyance religieuse comme le socialisme repose sur des
bases psychologiques très fortes est une chose, discuter de ses «dogmes» et les
soumettre à l’épreuve de la réalité en est une autre. C’est le fait même que le

15
Henri Monnier, Le paradis socialiste et le ciel, 1907, 5-6 et Gustave Le Bon, Les opinions
et les croyances, Flammarion, 1911, 8. Ou encore chez P. Leroy-Beaulieu, dans La question
ouvrière au XIXe siècle. 2e éd. rev., Paris: Charpentier, 1881, 16: «...ce caractère pour ainsi
dire religieux des croyances socialistes».
16
Op. cit, II 111.
17
Opinion, 246.
18
Systèmes, II 111.
19
Le Bon, Psychologie du socialisme, 4.

412
«dogme» est étranger à l’expérience et au simple raisonnement qui fait son succès,
ce n’est donc pas par le raisonnement qu’on pourra le combattre. Inaccessible à la
réfutation, il est appelé à progresser indéfiniment: «le socialisme est destiné à
grandir encore et aucun argument tiré de la raison ne saurait prévaloir contre lui».20
La «science» économique, vers 1848, avait essayé de réfuter à grands frais les
systèmes socialistes comme contraires aux résultats des recherches positives; cela
avait été en vain!21 C’est de cet échec que naît la conclusion que le socialisme, en
tant que «croyance», n’est finalement pas de l’ordre du réfutable. «On ne triomphe
pas d’une doctrine en montrant ses côtés chimériques. Ce n’est pas avec des
arguments que l’on combat des rêves».22 Le Bon introduit ici une distinction entre
le moi affectif et le moi intellectuel (distinction qui n’explique rien).
L’argumentation est inutile avec les socialistes parce que leur «moi affectif» persiste
à croire, qu’il persiste et persistera indéfiniment dans un acte de foi, quelque preuve
qu’on lui oppose et que le «besoin de croire constitue un élément psychologique
aussi irréductible que le plaisir ou la douleur».23

Il n’y a plus ici de travail de la raison individuelle critiquant la doxa. La raison est
impuissante à corriger les croyances car celles-ci sont d’un autre ordre, elles sont
«d’origine inconsciente». Elles ne sont pas moins inaccessibles au démenti des faits
comme en attestent encore les convictions religieuses. Le savant, rationnel, les
observe, il les décrit, il ne se berce pas de l’illusion de pouvoir les influencer ou de
leur objecter utilement. Ce qu’invente Le Bon ou ce à quoi il contribue (sa pensée
fait apparaître le caractère hautement réactionnaire de ce paradigme, toujours actif
dans le champ sociologique mais souvent considéré «de gauche»), c’est une
sociologie illusionniste: les agents sont agis par des forces qui les dépassent et se
donnent pour ce faire des raisons fictives que la raison positive peut ignorer. «Les
sociétés se fondent sur des désirs, des croyances, des besoins, c’est à dire sur des
sentiments et jamais sur des raisons, ni même sur des vraisemblances.»24 Elles sont
et demeureront religieuses à ce titre. Les intérêts les plus concrets même ne
prévalent pas sur la foi idéologique et nos deux sociologues contemplent avec pitié
ces «milliers de bourgeois pénétrés de la certitude que le socialisme régénérera le
monde, [qui] démolissent furieusement les dernières colonnes qui soutiennent la
société dont ils vivent.»25 Les savants mêmes, leurs pairs et leurs collègues, du jour
où ils adhérent à un des dogmes nouveaux sont perdus pour la rationalité. Ainsi du

20
Ibid., 461.
21
Voir ma Rhétorique de l’antisocialisme, 2004.
22
Le Bon, Psychologie du socialisme, 4.
23
Les opinions et la croyance, 8.
24
Psychol. socialisme, 1912, 96.
25
Le Bon, Opinions, 243.

413
triste portrait du savant socialiste dont Le Bon a pu mainte fois observer la
déchéance: «Descendu de plusieurs degrés dans l’échelle mentale, il perd le sens des
réalités. Absurdités, violences, impossibilités ne sauraient le choquer puisqu’il cesse
de les voir.»26

Cette étiquette de «croyances», appliquée aux convictions et raisonnements des


autres, vient qualifier d’un mot opaque mon incompréhension de ces convictions et
l’écart qu’elles entretiennent avec ce que j’estime être la (= ma) «connaissance». Le
concept de croyance est une sorte de boîte noire qui sert à renfermer pèle-mèle un
ensemble de phénomènes restés incompris et dont on se fait gloire, à la façon d’un
Gustave Le Bon, de ne pas les comprendre. Contre cette sociologie illusionniste
avec ses boîtes noires, — “religiosité, inconscient collectif, instinct des foules” etc.
— je soutiens dans ce livre le caractère incontournable des logiques argumentatives,
la nécessité d’en examiner les mécanismes qui viennent expliquer l’assentiment
individuel au lieu des écarter du revers de la main et de coller sur les convictions qui
ne sont pas les miennes les étiquettes de foi, illusion, force sociales, déterminations,
habitus, conditionnement.

Il se peut, – et je vais l’admettre dans un instant en définissant les «mythes» qu’on


repère au cœur d’une idéologie et au service d’une doctrine, – que je sois fondé à
conclure que telle croyance collective examinée est étrangère à la réflexion et à la
raison, mais je poserais pour règle de n’admettre cette conclusion qu’après avoir
examiné de près les raisonnements qui la soutiennent.

À quoi bon du reste étudier la rhétorique si le sujet argumentant est vu comme un


automaton agi par des causes sociales ou par un inconscient séculaire, ou bien
comme un Homo religiosus éternel (sans oublier, toujours chez Le Bon, un individu
déterminé par l’appartenance aux «races latines» avec leur penchant inné à la
jobardise)? Comprendre le sens de la croyance pour un acteur social, c’est
rechercher les raisons qu’il a de l’adopter et les arguments par lesquels il est prêt à
la soutenir.27 Analysant les discours argumentés, on pourra voir ensuite que les
raisonnements des uns sont irrationnels pour les autres et chercher à expliquer la
divergence des démarches et les incommunications qui se forment.

Le paradigme positiviste binaire qui oppose la connaissance, seule rationnelle,


objective et purgée des passions, aux croyances irrationnelles de l’opinion n’est
simplement pas fécond — outre qu’il est arrogant. La doxa et les idéologies qui se
forment en son sein produisent des «raisons» et celles-ci sont l’objet par excellence,
le moyen par excellence de l’analyse de l’Homo sociologicus. Si je refuse le point
de vue relativiste — je crois aux principes démocratiques parce que j’y suis

26
Opinions, 268. V. aussi Pareto, Systèmes, II 127.
27
Boudon, Cognition, 19-.

414
«conditionné» par ma culture, d’autres croient à l’Islam wahhabite et voilà tout, on
n’y peut rien — la question de l’évaluation des plus ou moins bonnes raisons par
quoi je soutiens ma «croyance» est cruciale.

À tous ces égards, j’adhère pleinement au principe méthodologique du Modèle


rationnel généralisé, MRG développé par un Raymond Boudon se réclamant à juste
titre de Max Weber.28 «Conditionnement social» est un concept opaque, un postulat
inaccessible à l’observation, une étiquette qui n’explique rien de ce qu’il importe de
comprendre. «Aucune variable dispositionnelle (comme: mes parents m’ont élevé
dans telle religion) ne suffit à expliquer que je continue à y adhérer.»29 La notion de
bonnes raisons chez Raymond Boudon ne se réfère pas à une rationalité unique,
transcendante, homogène et rigide, et elle admet la possibilité de l’erreur bien
raisonnée: «dans certaines circonstances, dit-il expressément, l’acteur social peut
avoir de bonnes raisons d’adhérer à des idées fausses.»30 Que des éléments affectifs
interviennent dans les adhésions, que ce soit à des idées ordinaires, à des doctrines
politiques, et même à des théories savantes, cela va de soi, mais cela ne permet «pas
de conclure que cette croyance est d’origine affective et non l’effet de «raisons»».31
Les raisons décelées par le sociologue sont certes positionnelles et non universelles
et désincarnées: le fonctionnaire français a de bonnes raisons d’être étatiste, le père
de famille indou de vouloir engendrer le plus d’enfants possible, le retraité russe
d’être nostalgique de l’URSS de Brejnev: ils ne sont «déraisonnables» que parce que
je ne suis pas dans leurs souliers. (Mais j’admets que dans ces bonnes raisons figure
une part inhérente de ce que Joseph Gabel appelait fausse conscience, un point où
le raisonnement scotomise certains faits: le fonctionnaire français croit servir les
Intérêts supérieurs de la France et non de vulgaires intérêts corporatifs, le retraité
russe nie les crimes soviétiques accumulés, le paysan indien ne se soucie pas de voir
que la croissance démographique incontrôlée perpétue la pauvreté des siens...)

L’idée irrépressible que les croyances fausses, — soit celles que je décrète telles,
soit celles (croyances abandonnées, croyances du passé par exemple) admises être
telles par tout le monde — sont fondées sur autre chose que des raisons, c’est à dire
sur des états d’âme, sur de l’irrationnel, ou des «forces» sociales qui s’imposent à
la conscience de l’individu et expliquent son erreur est une idée naïve avant tout.
Rien ne relève plus de l’intuition sociologique spontanée que la tendance à étiqueter
«croyance», «illusion», «besoin inconscient», «influence du milieu» les idées que je
ne partage pas et dont je me débarrasse ainsi à bon compte. À cet égard, l’écart

28
Voir aussi Bronner, Empire qui porte sur les formes de rationalité à l’œuvre dans les
croyances.
29
Boudon, Raison, 65.
30
Idéologie, 100.
31
Boudon, Cognition, 19.

415
critique doit s’opérer contre cette disposition spontanée et vaine qui revient, encore
et toujours, à déclarer, avec des formulations diverses, «fou» ce que je ne comprends
pas. C’est une tautologie féconde qui réfute cette tendance banale à juger l’autre sans
vouloir comprendre: «lorsqu’une croyance nous paraît étrange, c’est, presque par
définition, que nous n’en voyons pas les raisons.»32

Ces raisons ne sont pas la Raison; elles ont un contexte que l’on doit chercher à
s’expliquer en même temps qu’on les élucide: les grands traumas collectifs, guerre,
ruine, défaite, déclenchent des vagues de pensée conspiratoire qui peuvent sembler
«folles» à ceux qui, bien tranquilles, ne vivent pas cette situation traumatisante, mais
vagues qui semblent indiquer que certaines logiques passionnelles forment des
réserves argumentatives disponibles en cas d’urgence et pour raison garder. Même
dans ma vie personnelle, tant que ça va, je raisonne assez raisonnablement, mais en
crise, en déprime, je déraille aisément dans le magique, le prélogique, peut-être le
démonologique. On se passe de ces schémas spécieux quand les choses vont à peu
près bien; on s’en prémunit quand tout va mal et que le sensus communis ne préserve
plus de la malencontre du réel.

«Mythes»

Nous sommes très loin en parlant de «mythes» dans les discours sociaux modernes
des mythes cosmogoniques et théogoniques de sociétés immobiles. C’est dans ce
contexte une catachrèse heuristique. Le mot a d’abord un sens bénin, technique et
restreint: il désigne des énoncés de fait qui sont universellement ou largement
acceptés par l’opinion, qui figurent dans la doxa — et qui sont controuvés, jugés
faux par les doctes et les sages. Je crois qu’il y a «du fer dans les épinards» parce
que ma mère me l’a dit quand j’étais petit et que l’opinion générale me confirme
encore, mollement, que j’ai eu raison de le croire, mais le Savant sait que cela est
simplement et littéralement faux; il sait aussi qu’il aura un peu de peine à m’en
persuader et qu’il ne parviendra jamais à faire admettre de bon gré à tout le monde
qu’il n’y a pas la moindre trace de fer dans les épinards.33 Le fer des épinards est un
mythe. Je crois par les temps qui courent aux dangers du tabagisme, au trou dans la
couche d’ozone, aux changements climatériques, au réchauffement global dû aux
gaz à effet de serre, mais je n’appelle pas ces idées des «mythes» tant que je les
considère vraies et à peu près démontrables.

Même la persistance des plus innocents ou, du moins, des moins politiques des
mythes comme les innombrables mythes historiques qui agacent les historiens
rigoureux (Hannibal passant les Alpes avec ses éléphants, la Papesse Jeanne, le droit
de cuissage...) s’explique par l’élément adventice que cela plaît, que cela fait du bien

32
Boudon, Art, 32.
33
Bouvet, Du fer dans les épinards..., Seuil, 1997.

416
d’y croire et qu’il serait pénible d’y renoncer pour admettre une plus terne vérité des
faits.

De façon un peu plus complexe, les mythes énoncent des relations censées
factuelles, objectives — mais non moins controuvées par l’unanimité des doctes,
celle des économistes par exemple. Ce sont à leur gré des mythes que les idées que

...une facturation identique des services du téléphone ou de la


poste, sans égards aux coûts, est nécessaire à l’équité, favorise les
démunis; le gel des loyers augmente les chances des jeunes
ménages défavorisés de se bien loger etc.34

Autrement dit, le terme de «mythe» ne désigne pas un objet déterminé, il est un


jugement porté sur certaines croyances factuelles répandues et infondées.

On rencontre un emploi moins bénin et innocent du mot, mais qui conserve ce même
noyau définitionnel. Mythe désigne toujours des faits tenus pour vrais et qui servent
de preuve, «faits» placés au cœur d’idéologies — plus souvent qu’autrement
d’idéologies de haine. Le mythe de la Conspiration, sous ses divers avatars, est ainsi
au cœur des logiques conspiratoires. Les procès de Moscou et les crimes atroces de
la bande boukharino-trotskystes agissant contre la Révolution depuis les premiers
jours d’Octobre, ont tracé une ligne nette, dans le monde de gauche d’avant guerre,
entre ceux qui ont cru à ce mythe et ceux qui n’y ont pas coupé.

Si je crois, avec la doxa arabe contemporaine, que les attentats du 11 septembre


2001 ont été ourdis par le Shin Beth et qu’il est connu qu’aucun employé juif n’était
venu (comme par hasard!) travailler dans les Tours jumelles de New-York ce jour-
là, j’énonce ce qui a les apparences d’un jugement de fait, accompagné d’un flot de
raisons et d’indices convergents, le tout éminemment susceptible à ce qu’il semble
de convaincre la «rue» musulmane. C’est précisément un mythe: une croyance forte
et répandue dans une communauté idéologiquement orientée, croyance factuelle qui
ne repose sur rien et dont, à notre jugement, les raisons qui l’étayent sont à écarter,
sa force persuasive reposant sur autre chose que la raison, sur quelque chose de
psycho-social par exemple, sur un sentiment renforcé de haine de l’ennemi
héréditaire et de droiture des siens, sur un besoin de dénégation, de mensonge à soi-
même collectif, d’auto-intoxication.

L’herméneutique irrationaliste à la Gustave Le Bon retrouve pertinence quand on


parle de mythes (ou, si on inverse le propos, je ne consentirai à parler de «mythes»
qu’arrivé au point où je conclus qu’aucune rationalité résiduelle ne sert à les établir).
Les mythes que je viens d’évoquer ne sont pas connus comme des raisonnements ni

34
Lacasse in Boudon, Cognition, 228.

417
des évaluations mais comme un récit factuel, comme des faits établis et les faits ont
ceci qu’ils sont en eux-mêmes irréfutables: ils sont attestés ou non. Partant d’eux,
des argumentations circulaires viennent montrer, dans un cadre idéologique donné,
que ces faits sont hautement vraisemblables et d’ailleurs prévus et qu’ils confirment
dans le réel ce que l’idéologie savait toujours-déjà. Le mythe est le produit dérivé,
sous forme de faits fictifs, du système qui l’entretient et l’enrobe en quelque sorte.
Le mythe de la Conspiration prouve l’idéologie conspiratoire et celle-ci montre les
«faits» qu’elle monte en épingle comme probables et prévus et comme venant
confirmer la justesse de la doctrine. On tourne en rond et c’est cette pétition de
principe qui constitue la factualité irréfutable du mythe à l’intérieur d’un système
donné. Les politologues de tous bords qui en ont fait leur objet ont dès lors jugé les
mythes politiques, avec leur effet de certitude collective et leur résistance à toute
réfutation, dans les termes d’un Le Bon: ils sont pour Ernst Cassirer à appréhender
comme hors de la raison: «A myth is in a sense invulnerable. It is impervious to
rational argument, it cannot be refuted by syllogisms.»35 C’est la circularité de la
doctrine prouvée par des événements qui sont prouvés par la doctrine qui produit
cette «invulnérabilité».

Un mythe s’explique par un vouloir-croire enté sur cette logique circulaire. Les
mythes ne désignent, je le répète, en leur apparence trompeuse, que des énoncés de
fait. Ils sont des faussetés. On n’appelle pas mythes des principes collectifs ou des
jugements de valeur, même particuliers et discutables. Les faits allégués et crus par
la foule ou par un groupe donné peuvent être intégralement faux, fictifs, imaginaires
de bout en bout. Mais enfin il n’y a jamais de «faits» en discours; il y a des énoncés
où les choses de ce monde sont filtrées, vues sous un angle, vues de biais, traduites
en mots qui jugent subrepticement et concluent d’avance. Les mythes les plus fictifs
(et les plus odieux) vont, le plus souvent, contenir ce qu’on appelle une infime
parcelle de vérité. Il n’y a pas eu une réunion des Sages de Sion qui a rédigé des
Protocoles secrets organisant la conquête juive du monde, mais il s’est bien réuni à
Bâle dans les années 1880 un congrès de l’Alliance israélite universelle où quelques
douzaines de notables ont discuté de la condition des Juifs dans le monde. La
logique conspiratoire est celle qui, de cette infime parcelle concédée, tire la
confirmation surérogatoire de tout son mythe.

Le mythe d’Hannibal et ses éléphants ou celui du Fer dans les épinards ne sont
qu’une erreur ponctuelle, embrassée et admise par beaucoup de monde, mais sans
passion ni fanatisme particuliers. Les mythes au sens plus prégnant, politiques et
«nationaux», sont ce qui m’occupe surtout. Ce qui est le plus fréquemment cause de
dissensions entre les humains, d’échec de la persuasion consiste en l’interposition
dans la discussion, de ces choses qui n’ont rien à voir avec le discutable alors même
qu’on vous les argumente et qu’on s’exaspère de votre incrédulité: des jugements de

35
The Myth of State. New Haven CT: Yale UP, 1946, 296.

418
fait chimériques, des constructions fictives résistant par leur nature à la mise en
question, des mythes. Le débat bloque par l’interposition d’éléments impénétrables
à la raison et au raisonnement, qui résistent à la critique parce qu’ils sont d’une autre
nature que l’ordre du discutable.

Croyances et mythes ont rapport direct avec les idéologies comme univers de
signification inséparable de l’institution d’une société, de la légitimation d’une
vision des choses et de l’obtention d’un consentement et d’une discipline. Un mythe,
c’est une fiction qui est donnée pour un fait, mis en preuve au service d’une
doctrine. Pour rendre possible l’action collective, il faut rendre le monde cohérent
en éliminant les inconnaissables, les ambivalences et gommant les contradictions.
Il faut que les événements, les faits confirment la doctrine et non que celle-ci se
module sur l’imprévisible des événements. À la limite dans certaines idéologies
total(itair)es, le discours argumenté ne subsiste qu’avec le rôle de tissu interstitiel
autour de «trous noirs» et de taches aveugles, – mythes, totems et tabous.

La configuration des discours sociaux en une conjoncture donnée est marquée par
la présence repérable (à la façon d’une nova au milieu d’une galaxie) d’objets
thématiques marqués par les deux formes du «sacer», les fétiches et les tabous. Ces
intouchables sont connus comme tels: ils tentent donc les transgresseurs et les
iconoclastes, mais un mana les habite dont témoignent toutes sortes de vibrations
rhétoriques à leur abord. Un grand nombre d’audacieux soulèvent ici le voile d’Isis
et s’attirent par leur courage novateur l’approbation des happy few. Ici encore, il
faut voir qu’un tabou peut en cacher un autre et, aux libertins littéraires notamment,
on a envie de dire souvent: encore un effort si vous voulez être vraiment audacieux.

###

La philosophie comme pensée para-doxale

La rhétorique s’exerce dans le domaine de la vie publique et de l’opinion; la vie


courante n’offre ni certitude ni apodicticité, elle se contente du probable. Qui
cherche la vérité, qui croit qu’il y a une vérité à chercher, abandonne la rhétorique
et formule de nouvelles règles, celles de la dialectique. La pensée para-doxale
apparaît à travers les siècles soumise à cinq exigences concomitantes: – purgation
des passions, tant passions personnelles que passions éprouvées par le vulgaire, –
effacement autant que faire se peut du sujet, de ses intérêts, et décentrement de son
«regard», – volonté d’échapper à l’entropie des idées reçues, suspicion systématique,
mise en doute des faits reconnus, des catégories et des topoï établis, – exploration
d’une autre voie que la voie commune, éventuellement une voie divergente, opposée,
et enfin – méfiance maintenue à l’égard de ses propres démarches qui seront
soumises à une «méthode», à des tests ad hoc et contre-vérifications.

419
Décentrement, ce peut n’être que la mise à l’écart des préjugés des miens et la
renoncation à mes passions et mes souhaits. Ce peut être admettre la règle
protagorasienne, odieuse à Platon: que plusieurs points de vue sont vrais sur la
même chose, que mon jugement n’est pas le seul ni le meilleur. Ce peut être
l’entreprise d’un voyage périlleux loin du monde des apparences où, en me
rapprochant de la vérité, j’accepte de devenir autre que ce que je croyais être.

J’ajouterais ou annexerais une sixième règle, une règle de suspicion envers le


langage ordinaire cette fois, ses polysémies, ses équivoques et ses images. La
rhétorique cultive les figures de rhétorique; la pensée rationnelle se donne pour règle
de se méfier des images et des charmes des mots, de l’attrait des métaphores, de tout
ce que le langage a de trompeur et qui, du reste, ne se sépare pas du pathos, des
préjugés et de l’égocentrisme.

Écouter la raison et se laisser guider par elle seule exige en tout temps ascèse et
solitude. La raison est conçue ici para-doxalement: à la fois comme une activité de
l’individu contre le groupe et le langage commun et pourtant comme une activité où
je dois faire sacrifice et abstraction de mon moi, de son centrement, de ses intérêts,
de ses émotions, pour laisser parler en moi une voix impersonnelle, celle de la
sereine et neutre Raison s’adressant à un «auditoire universel» qui le juge. Paradoxe
immense au cœur de la pensée rationnelle en Occident comme raison à l’écart
d’autrui, coupée des siens, intime, libre et pourtant étrangère à soi-même. À la limite
cette pensée idéale, sans sujet, sans passions, sans visée pratique, toujours méfiante
d’elle-même non moins que de la raison vulgaire, est à la fois inhumaine et
aporétique.

Le socratique et le pyrrhonien, le philosophe classique, moderne ou postmoderne,


le spécialiste des sciences sociales, le scientifique, le dissident, l’esprit libertaire, le
critique social, le militant et le révolté peuvent entendre ces règles avec des
divergences d’interprétation considérables, mais tous en entretiennent une version
particulière qui comporte une combinaison de ces cinq termes ou cinq exigences,
pragmatiquement justifiées comme seules prometteuses.36 Une histoire des règles
diverses de la raison para-doxale, de leur évolution et de leurs variations n’est pas
même esquissée que je sache où que ce soit. Cela me semblerait pourtant une voie
à explorer.

Du « doute méthodique» de Descartes au Sapere aude de Kant, le philosophe est


celui qui pense contre la doxa, qui réfléchit sur les croyances au lieu de les accepter
et dont l’exercice de la raison a les caractères appariés de la solitude et de l’audace.
La libre pensée fait peur car à force de chercher la vérité, on la trouve. Et quand on

36
S’y opposent les pensées de l’élan vital qui expliquent toute pensée par la volonté de
puissance ou par le ressentiment, qui n’est que la volonté de puissance des esclaves.

420
la trouve, de Galilée à Nietzsche, on dérange sérieusement les pouvoirs en place et
la doxa se met à vous juger absurde ou scélérat.

Descartes recommence sa vie philosophique en décidant de douter de tout ce qu’il


croyait savoir par éducation, par influence de l’opinion générale ou même par le
concert des sages. Il lui faut alors trouver une proposition qui se soutiendra sans le
soutien de l’éducation ou de la doxa, «rejeter la terre mouvante et le sable pour
trouver le roc et l’argile». Lui qui n’est pas nourri au scepticisme, essaie de trouver
une proposition que «le plus extravagant des sceptiques» ne pourrait nier et c’est le
Cogito. Nietzsche qui n’est plus dans une société religieuse mais dans une modernité
en voie de sécularisation impossible, pratique l’écart absolu face au matérialisme,
au scientisme, au démocratisme et aux idéologies de ressentiment.

Quant aux philosophes relativistes d’aujourd’hui, ils poursuivent routinièrement la


tâche et le mandat philosophique pérennes. Du moins restent-ils para-doxiques oh!
combien: en dehors des philosophes, 99% des gens pensent qu’il y a un monde
extérieur qui existe indépendamment de mes observations et de mes discours.

! Conformismes intellectuels. Pour prolonger notre réflexion


doxique, laquelle fonctionne sur la logique prudente du sic et non,
posons contradictoirement qu’il ne suffit pas d’avoir creusé un
certain écart avec l’opinion vulgaire pour penser juste ni même
penser librement et que le penseur para-doxal peut ne s’éloigner
du sens commun et de ses idées douteuses que pour aboutir à
l’«audace conformiste» et à la «nouveauté prévisible»,37 péché
mignon de la vie intellectuelle avec sa peur distinguée de dire
quoi que ce soit qui relève de l’opinion commune et avec son
marché des idées chics. Une bibliothèque pamphlétaire est là pour
montrer que l’écart voulu de l’intelligentsia par rapport à
l’opinion courante engendre de nouveaux conformismes. Elle fait
voir comment les dissidences intellectuelles elles-mêmes se figent
en des sodalités groupusculaires non moins dogmatiques que les
«idées dominantes». Tant d’essayistes — Revel, Debray, Hamon
et Rotman et bien d’autres — ont décrit le «pouvoir intellectuel»
en France, ses conformismes, ses ruptures prévisibles, ses
radicalités simulées, ses luttes de sectes. «Il n’y a guère en France
de discussion, il n’y a que des ruptures. ... Le point de non-retour
est si vite atteint que nul n’a le choix qu’entre la guerre ouverte et
le discipulat intégral».38 «Conformisme de gauche», «bonne
conscience protestataire», «orthodoxie révolutionnaire», les

37
Revel.
38
Revel, Contrecensures, 202-3.

421
accusations d’imposture ne manquent pas en ce secteur. Il me faut
donc sauver mon âme en répétant à mon tour ce topos
pamphlétaire, alimenté par le spectacle perpétuel de la vie
intellectuelle: ostentation de dissidence critique, conformisme
doctrinaire et esprit de dévotion. Jean-François Revel avait défini
dans un de ses premiers livres, de façon toute technique et qui
mérite à ce titre d’être rappelée, ce qu’il appelait le «raisonnement
de dévotion»:

J’entends par dévotion l’usage régulier de ce qu’on


pourrait nommer l’argument par les conséquences, qui
consiste, en présence d’un raisonnement ou de
l’expression d’un sentiment, à prendre en considération
non pas la force des preuves ou le poids des faits, mais
le caractère désirable ou indésirable des conclusions
qu’ils comportent par rapport à la prospérité d’une
théorie, ou d’une manière de penser ou de sentir
auxquelles on tient.39

Marges, dissidences, contre-discours

On connaît la proposition de Proudhon jetée en 1841, proposition qui a tant indigné


les possédants: «La propriété, c’est le vol».40 Voici bien, dans toute son horreur, un
paradoxe argumenté par de «hideux sophismes» et produit par un membre de cette
cohorte de socialistes qui vont, sous la Monarchie de Juillet s’attaquer à tout ce qui
est respectable et sacré.

Cette proposition pourtant était vieille comme le monde, il n’est pas difficile de
dégager derrière elle une continuité séculaire. Des érudits l’ont trouvée verbatim
chez le petit personnel des Lumières, chez Brissot de Warville, chez Morelly, chez
l’abbé Mably qui eux-mêmes l’avaient rencontrée chez les Pères de l’Église par
l’entremise du Contrat social — «le premier qui, ayant enclos, s’avisa de dire: ceci
est à moi...». Il n’empêche: qui n’avait pas lu Proudhon, connaissait au moins de lui

39
Revel, Cabale, 9.
40
Qu’est-ce que la propriété? 1841. [dépouillé in Œuvres IV]. Il faut tout de même préciser
pour n’avoir pas l’air ignorant d’une donnée tout aussi importante mais, il est vrai, oubliée,
que Proudhon, réformateur un peu roublard, ne croit pas lui-même à sa Formule ou ne la
soutient pas jusqu’au bout, loin s’en faut, ayant du reste de la méfiance à l’égard des
systèmes absolus: «La propriété, écrit-il, si on la saisit à l’origine est un principe vicieux en
soi et anti-social, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours
d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social». Théorie de la
propriété, édition de Paris: Lacroix & Verboeckhoven, 1866, 208.

422
cette phrase provocante, «si incroyable qu’elle touch[e] aux limites mêmes de la
folie».41 Depuis ces temps lointains, les philistins se sont à peu près habitué à voir
mettre en cause par de mauvais esprits les valeurs les plus «respectables», mais sous
Louis-Philippe, le pli n’était pas pris et le choc a été rude.

Un peu plus tard, le penseur bisontin repique au truc et lance un autre apophtegme
qui venait compléter «la propriété, c’est le vol» et qui tranchait par son blasphème
sur la rhétorique religieuse de 1848:

Dieu imbécile, ton règne est fini; cherche parmi les bêtes d’autres
victimes (...) car Dieu, c’est sottise et lâcheté; Dieu, c’est
hypocrisie et mensonge; Dieu, c’est tyrannie et misère; Dieu,
c’est le mal. (...) Il n’y a pour l’homme qu’un seul devoir, une
seule religion, c’est de renier Dieu.42

«Le danger des théories blasphématoires, immorales et sacrilèges» de Proudhon est


dénoncé derechef à grands cris, Proudhon, la figure la plus détestée de la horde
socialiste, l’adversaire acharné de la propriété, l’ennemi audacieux de la religion.
Proudhon prend dans les brochures conservatrices de 1848 une dimension
diabolique: c’est l’esprit des ténébres qui se complaît orgueilleusement dans la
destruction de tout. Il est le seul des quarante-huitards auquel des livres entiers
d’anathèmes sont consacrés. «Il met la main sur tout ce qui a vie dans l’humanité
et l’étouffe en poussant un rire satanique».43

Proudhon n’était pourtant pas seul en ces temps-là à «saper les bases» comme
s’exprime le Dictionnaire des idées reçues. La propriété, la religion; restait le
mariage. Les fouriéristes s’étaient attaqués de front au mariage et plus généralement
au malheur sexuel – et jamais ultérieurement l’attaque ne sera aussi dévastatrice.
Fourier détaille les «Ennuis des deux sexes dans le ménage incohérent»,44 sous huit
rubriques en ce qui concerne les «ennuis» échus à l’homme – à savoir: malheur
hasardé, dépense, vigilance, monotonie, stérilité, veuvage, alliance, cocuage.
Ailleurs, Fourier, humoriste des taxinomies, détaille les 80 types de cocus produits

41
Breynat, Les socialistes modernes, 1849, 97.
42
Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère, Paris: Guillaumin,
1846, I, 415-6 et II, 306. D’où, l’indignation renforcée des gens de bien contre Proudhon qui
mettait la preuve de sa scélératesse sur la somme: «il appartenait bien à cet esprit malade qui
venait de nier la propriété, c’est à dire la morale et la justice, de compléter son œuvre par ce
dernier blasphème!», s’indigne Jules Breynat, Les socialistes depuis février [1848], Paris:
Dentu, 1850, 113.
43
Marchal, P.-J. Proudhon et Pierre Leroux, 1850, 6.
44
Fourier, Charles. Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. Paris:
Librairie sociétaire, 1846, 110.

423
par le mariage civilisé.45 Les lois de l’attraction, démontrait-il, condamnaient «une
institution si opposée aux penchans de la nature».46 Le mariage, le célibat forcé et
la prostitution étaient les trois aspects d’un même malheur et d’une même ignorance.

La critique du mariage s’est résumée dans une formule aussi, qui n’est pas dans
Fourier mais qui aura un immense succès et traînera partout à l’extrême gauche, elle
complète les paradoxes proudhoniens: le mariage n’est qu’une «prostitution légale».
Les deux institutions bourgeoises complémentaires, mariage et prostitution, l’une
sacrée, l’autre infâme selon la casuistique bourgeoise, n’en font qu’une.
L’expression et la démonstration apparaissent en 1830 chez les saint-simoniens.47
Les communistes de 1840, prônant, à l’indignation accrue des gens de bien, la
«communauté des femmes» soutenaient aussi cette thèse qui concluait que, dans les
deux cas de figure, la femme est toujours une esclave à vendre: «Partout aujourd’hui,
la femme est à l’encan; dans les cercles honnêtes, on la vend pour le mariage, dans
la rue on la vend pour la prostitution».48 L’oxymore «prostitution légale» a conservé
un siècle durant toute son efficace choquante et il n’est pas une brochure socialiste
ou anarchiste qui n’y ait recours jusqu’en 1914.

Les brochures anti-socialistes qui pullulent avant et après 1848 et auxquelles j’ai
consacré un livre reflètent le sentiment de véritable horreur que ces attaques contre
les trois institutions sacrées, la propriété, le mariage et la religion, inspiraient aux
gens de bien. Les utopies de Fourier et celles des communistes babouvistes (la
«communauté des femmes», horresco referens) comportaient de «hideux sophismes»
que les publicistes pudiques n’évoquent qu’avec réticence. Les adversaires du
socialisme dénonçaient l’immoralité des socialistes et exhibaient les preuves de leur
folie: les contempteurs de la sainte propriété étaient aussi ceux qui voulaient
«transformer la société en un immense lupanar.»

L’argumentation anti-religieuse venant des gauches extrêmes a pris plutôt la forme


d’une prédiction à moyen terme prétendant extrapoler de tendances observables et
non moins susceptible d’indigner: la religion était condamnée à brève échéance à
entièrement disparaître. La science aidée des hommes de progrès lui avait porté des
coups dont «elle ne se relèvera pas». «Encore vingt ans et la destruction sera

45
Fourier, Charles. Publication des manuscrits. Paris: Librairie phalanstérienne, 1851-58.
[tirés à part de La phalange, inédits publiés entre 1845 et 1849 en 6 recueils], III, 254-272.
46
Gabet, Gabriel. Traité élémentaire. La science de l’homme considéré sous tous ses
rapports. Paris: Baillière, 1842, III 251.
47
Bazard, Saint-Amand. Religion saint-simonienne. Lettre à M. le Président de la Chambre
des députés. Paris, 1830 7.
48
Lahautière, Richard. De la loi sociale. Paris: Prévot, 1841, 59.

424
complète»49, la science aurait éliminé la foi. Auguste Blanqui qui était prêt à prendre
les moyens qui convenaient pour accélérer le mouvement, avait l’un des premiers
prédit cette disparition totale et revoici du reste la preuve par l’avenir: «la tartufferie
religieuse, la plus infernale de toutes, ne sera plus qu’un souvenir historique,
souvenir d’étonnement et d’horreur».50 «Bientôt seront relégués en quelque musée
des horreurs Corans, Bibles et bouquins de même acabit qui depuis des siècles
empoisonnent les cerveaux».51 Notre-Dame de Paris, spéculait-on, pourra être
transformée en «Musée des antiquités religieuses» afin d’inspirer à la jeunesse future
l’horreur des superstitions.52 Pour les autres lieux de culte, leur carcasse pourrait
«servir d’école ou de grenier public».53

Dès qu’apparurent ces écoles qu’un néologisme (daté de 1832) devait désigner
comme «socialistes» — et si contradictoires que pouvaient être les systèmes de
Fourier, d’Owen, de Saint-Simon et autres «prophètes» romantiques — l’opinion
établie s’est donc dressée contre des doctrines et des programmes qui promettaient
de mettre un terme aux maux dont souffre la société, mais qu’elle a jugés absurdes,
folles, aussi bien qu’impies, scélérates, et dont des hordes d’essayistes se sont
employé à démontrer au public la déraison et la nocivité.

On pourrait penser, à partir de cette illustration rapide par la floraison de


«sophismes» qui ont tant indigné sous Louis-Philippe, qu’il est facile de savoir où
chercher pour localiser de l’hétéronomie argumentative. Le discours social d’une
époque est organisé en secteurs canoniques, reconnus, légitimés, centraux si vous
prenez une métaphore topographique. Mais aux marges, à la périphérie de ces
secteurs de légitimité, s’établissent dans un antagonisme explicite des «dissidences»;
c’est là, apparemment, qu’il faut chercher de l’hétéronome, du para-doxal et de la
coupure cognitive. Je prends dissidence au sens banal et précis du terme: «état
d’une personne qui, en raison de divergences doctrinales, se sépare d’une
communauté religieuse, politique, philosophique» (Trésor de la Langue française).

La périphérie du système discursif et de la «sphère publique» est occupée par toutes


sortes de group(uscul)es qui opposent aux idées et aux valeurs dominantes leur
science, leur histoire, leur herméneutique sociale et même (au moins de façon
embryonnaire) leur esthétique. On recenserait notamment, pour l’autre époque que
j’ai particulièrement étudiée, les années 1889-1890, dans une marge plus extrême

49
Roret, Les mensonges des prêtres, Paris, 1889, 151.
50
Aug. Blanqui, Critique sociale, I, 187.
51
Le Combat social (Limoges), 9.2.1908, 1.
52
Olivier Souëtre, La Cité de l’Égalité, Paris: Le Roy, 1893, 6.
53
Malato, Charles. Philosophie de l’anarchie. Paris: Savine, 1889, 91.

425
que les partis «ouvriers» et leurs théories qui commencent à s’acclimater et
auxquelles on commence à se faire, des sectes à système total: les derniers
fouriéristes, les adeptes de l’Apostolat positiviste, les spirites, les théosophes, les
colinsiens ou socialistes-rationnels; il y a aussi les anarchistes et libertaires avec
leurs revuettes presque clandestines dont je dis quelques mots plus bas; il y a aussi
ce qui ne s’appelle pas encore les féministes, les partisanes de l’«émancipation des
femmes» dont les thèses et les critiques des mœurs paraissent d’une inénarrable
cocasserie lorsqu’ils sont rapportés par les chroniqueurs établis et par les revues
satiriques.

Ces dissidences doctrinaires se savent en lutte contre l’emprise de l’hégémonie et


dans la nécessité de mettre en place pour se maintenir en vie une convivialité à toute
épreuve, un enfermement sur leur propre logique, produisant à la fois un discours
autosuffisant et imperméable aux influences du dehors. Ces dissidences s’organisent
toujours comme des résistances. C’est en voyant la manière dont elles exigent
l’adhésion sans réserve de leurs zélateurs, dont elles travaillent à accentuer la
spécificité de leur vision des choses, que l’on peut percevoir a contrario le poids de
l’hégémonie contre laquelle elles opèrent. Tout groupe dissident doit disposer d’une
sorte de palladium, d’un talisman qui le rende invulnérable aux «vérités»
dominantes. Cependant, l’hégémonie discursive pèse encore sur ces petits groupes.
Non seulement parce qu’il n’est pas aussi imperméable qu’il se flatte de l’être à
l’esprit du temps, mais aussi parce que l’hégémonie possède un pouvoir
d’agglomération, une force de gravité énorme qui produit à sa périphérie un
éclatement, un fractionnement fatal. Elle semble fonctionner comme le fait Jupiter
à l’égard des petites planètes ou astéroïdes transmartiens: son énorme masse rend
difficile l’accrétion des entités périphériques. C’est ainsi qu’on peut expliquer, du
moins en partie, la dislocation des socialismes et des féminismes en partis, sectes et
chapelles innombrables qui, tout en reconnaissant leurs enjeux communs, épuisent
une bonne part de leurs énergies en querelles et dénonciations et en divergences
doctrinaires. Les partisans de l’émancipation des femmes sont tronçonnés vers 1889
en six ou sept groupes (et revues) incapables de compromis sur les tactiques et leurs
degrés de radicalité, groupes où il est facile de percevoir comment la critique du
«masculinisme» est en interférence constante avec le retour du refoulé quant au «rôle
naturel» de la femme et, par réaction, avec sa dénégation volontariste. Les
dissidences, secouées à hue et à dia, semblent alors fatalement poussées vers
l’intolérance et le dogmatisme, moyens de résister qui ne font qu’aggraver les
fractionnements. Chez les féministes, les partisanes de la tactique de la «brèche» et
celles de l’«assaut», les «modérées» et la «Ligue des femmes socialistes», sont
incapables de concilier leurs perspectives. À l’extrême-gauche ouvrière, les
possibilistes, allemanistes, marxistes (guesdistes), communalistes, blanquistes,
anarchistes (et, parmi eux, «anarchistes individualistes» opposés aux «anarchistes
collectivistes») s’affrontent dans la cacophonie. Tous réclament d’une seule voix
l’unité, l’union, la «fin des querelles d’école», mais une sorte de dieu malin,

426
émissaire de l’hégémonie, fait que le souci d’unité engendre à son tour des
dénonciations fractionnistes et de nouvelles sécessions et hérésies. Ceux qui sont au
plein centre de l’hégémonie peuvent se réclamer de la tolérance, de l’esprit libéral,
ils n’y ont pas grand mérite. À la périphérie, la cohésion ne peut s’obtenir que par
l’imposition dogmatique d’une contre-violence symbolique. Il faudrait montrer
qu’alors même que ces querelles semblent avoir une histoire propre, elles se
développent sous la dépendance directe (par infiltration) et indirecte (par l’effort de
dissidence même) de l’hégémonie.

L’analyste ne se hâtera dès lors point de conclure à une rupture radicale chaque fois
qu’il est mis en face d’énoncés paradoxaux ou protestataires. Il verra de quelle
puissance d’attraction dispose le discours social hégémonique pour restreindre
l’autonomie critique des doctrinaires socialistes ou féministes, tout comme
l’indépendance spéculative ou imaginative du penseur et de l’artiste. Il verra
comment les pensées censées contestataires se développent dans la mouvance de
l’hégémonie invisible contre laquelle elles cherchent à poser leur critique, comment
s’infiltre constamment en elles le discours dominant qu’elles refoulent.

«L’écart absolu» selon Fourier

À l’époque des prophètes sociaux romantiques, Charles Fourier, avec son triple
mépris des philosophes, des économistes et des moralistes de son temps se savait
être, lui seul, dans le vrai et il en avait convaincu Just Muiron, Victor Considerant
et ses autres mais très rares admirateurs. Je m’arrête à l’œuvre de Fourier parce
qu’elle se caractérise par la volonté expresse et initiale de penser à l’écart de tous,
de s’écarter des philosophies «incertaines» qui n’ont, disait-il, «jamais fait la
moindre invention utile au corps social».54 C’est ce que, superbement, l’auteur de la
Théorie des quatre mouvements avait appelé pratiquer «l’écart absolu».55 Toute
pensée qui prend «les couleurs dominantes de chaque siècle» est convaincue par
cette seule conformité d’être fausse.56

Les fouriéristes expliciteront triomphalement le renversement de perspective au


cœur de leur épistémologie: la doxa séculaire avait raisonné à l’envers du bon sens
et Fourier le premier raisonnait le social selon la raison.

54
«Discours préliminaire», Théorie des quatre mouvements.
55
«Le doute absolu et l’écart absolu...», Théorie des quatre mouvements, 3.
56
Fourier, Égarement de la raison démontré par les ridicules des sciences incertaines et
Fragments. Paris: Bureau de la Phalange, 1847, 67.

427
Les philosophes, les législateurs, les conducteurs des peuples
s’obstinent à agir sur l’homme pour le plier à la forme sociale au
lieu d’agir sur la forme sociale pour la plier à l’homme.57

Fourier se comparait à Christophe Colomb qui avait dû s’écarter des routes


maritimes connues pour trouver des terres nouvelles.58 «J’avais présumé que le plus
sûr moyen d’arriver à des découvertes utiles, c’était de s’éloigner en tout sens des
routes suivies».59 Il se comparait aussi à «Copernik et Galilée», autres renverseurs
rationnels d’erreurs séculaires60. Il avait découvert la vérité sociale et il ne lui avait
fallu qu’une règle: considérer toutes les idées admises par le sens commun comme
des préjugés à écarter. «L’absence de préjugés», c’est le premier principe posé par
la Théorie des quatre mouvements.61 Il permet seul d’aboutir à «un ordre d’idées
entièrement neuf.»62 Fourier renversait le paradigme folie-bon sens non sans un bon
argument: depuis vingt-cinq siècles que dissertaient les supposées rationnelles
sciences politiques et morales, elles n’avait jamais fait grand bien à l’humanité.

Si vos sciences dictées par la sagesse n’ont servi qu’à perpétuer


l’indigence et les déchiremens, donnez-nous plutôt des sciences
dictées par la folie, pourvu qu’elles calment les fureurs, qu’elles
soulagent les misères des peuples.63

L’épistémologie sui generis de Fourier est basée sur la «loi de l’analogie


universelle» – manière de penser jugée par lui éminemment «scientifique», mais dont
ses disciples mêmes crurent devoir se distancer avec un peu d’embarras. Fourier fut
un logothète au sens que Roland Barthes a donné à ce néologisme dans Sade,
Fourier, Loyola, un inventeur de logos, un bricoleur de formation discursive à lui
tout seul, un esprit utopique non par les contre-théories opposées au sens commun
et les conjectures seulement, mais d’abord par la façon inouïe de concevoir et de
mettre en discours la critique du monde et les certitudes pour l’avenir. PourFourier,
ce qu’il appelait la «science» devait être cette puissante conjecture sur les possibles
que seuls des pieds-plats rejetaient avec les mots: «c’est impossible!» Fourier n’a pas

57
Considérant, Considérations sociales sur l’architectonique. Paris, 1834, 29.
58
La fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’antidote: l’industrie naturelle.
Paris: Bossange, 1836, I 48.
59
«Discours préliminaire», Théorie des quatre mouvements.
60
ibid., xxxiii.
61
I, 1.
62
Transon, Abel-Étienne. Théorie sociétaire de Charles Fourier. Paris: Bureau du
«Phalanstère», 1832, 59.
63
Théorie des quatre mouvements, I, 283.

428
eu trop de sarcasmes pour ridiculiser le fallacieux bon sens et «les impossibles gens
qui (...) obtiennent en France de l’influence à bon marché car leur science tout
entière consiste dans le seul mot IMPOSSIBLE.»64

Même dans les marges socialisantes de la société louis-philipparde, le système de


Fourier a fait sourire mais il a aussi indigné. Il faisait horreur au paradoxal,
anarchique, mais chaste et pudique Proudhon. Pour un Pierre Leroux, ce système ne
méritait pas le nom de «science sociale» mais celui, exactement contraire, de folie
pure avec «cet océan de limonade qui doit former l’aurore boréale, en se condensant
autour du pôle, et en projetant une énorme quantité d’acide citrique.» Leroux,
dénonçait encore l’immoralité perverse des projets phalanstériens, la pédérastie et
le tribadisme étant au centre «pivotal» de l’organisation sociale future.65 (Cette
dernière critique prouve du reste que l’hostilité rend perspicace et que Leroux avait
bien lu Fourier – au contraire de beaucoup de modernes.)

Colins, auteur d’une Science sociale en 19 volumes et autre logothète auquel j’ai
consacré un livre, n’avait pas le génie inventif d’un Charles Fourier. Ses
ratiocinations austères n’offrent pas l’attrait poétique des océans de limonade ou de
l’archibras. Mais ce qui m’a retenu chez Colins de Ham, c’est, comme chez Fourier,
la question inexplorée des limites du pensable dans un état de société donné. On
perçoit chez les deux utopistes une même volonté de penser à l’écart de tous, de
s’écarter résolument des sciences officielles et des philosophies «incertaines». Voici
un monde livré à l’anarchie, où toutes les théories connues et révérées ont
évidemment tort, raisonne Colins, celles qui affirment et celles qui réfutent, celles
qui croient au ciel et celles qui croient à la seule matière. Dans un tel monde, à quoi
reconnaîtra-t-on la théorie juste? La réponse, c’est, bricolée par Colins, quelque
chose qui rappelle l’épistémologie de Sherlock Holmes: la théorie juste se
reconnaîtra au fait que, pour les esprits ordinaires, cette théorie aura toutes les
apparences de l’absurdité. C’est aberrant, donc c’est probablement vrai: ainsi
raisonne Colins – et Fourier faisait de même: «ce qui est excentrique a plus de
chance d’être vrai que ce qui est conforme aux habitudes reçues».66 Galilée a passé
pour téméraire et absurde en son temps: c’est en effet qu’il avait raison! Or, je passe
pour absurde donc... Rien n’a changé: «en époque d’ignorance, il n’est qu’une seule
chose qui ne puisse être admise: la vérité.»67 Telles sont les prémisses colinsiennes.
En trois volumes, Colins, dans un de ses premiers ouvrages De la justice, dresse la
liste des quatre-vingt-seize obstacles que la société moderne oppose à la réception,

64
Fourier, Harmonie, I, 131.
65
Revue sociale, no 3, 1845, pp. 35. Même chose, II, 7, 1847.
66
Fugère, H. Organisation du travail par la fondation d'une commune moderne d'après la
théorie de Ch. Fourier, 10.
67
Colins dans la Philosophie de l’avenir, vol. 1880, 161.

429
à la prise en considération de la vérité scientifique. Ayant raisonné par élimination
et fait voir l’irrationalité de toutes les théories et savoirs reconnus, il lui restait donc
à trouver une «vérité qui pour l’humanité actuelle est une absurdité.»68 Colins savait
bien que l’«Éternelle sanction», la coupure absolue dans la «série continue des êtres»
sont des absurdités S et que ç’en sont à la fois pour les spiritualistes et les
matérialistes. Sa position de tiers exclu l’amène à proposer à ses disciples une
preuve étrange: croyez à ma démonstration parce qu’au regard du bon sens actuel
elle est jugée extravagante dans tous les camps et de tous les côtés!

Jamais homme ne fut plus sûr que Colins d’avoir non seulement trouvé mais encore
démontré la vérité, l’absolu, mais jamais homme aussi ne fut plus certain que lui de
ne pouvoir être compris de son vivant. Se voyant comme l’individu génial auquel
était révélé le secret de l’humanité et celui de l’histoire, Colins s’est forgé une
doctrine où il était non seulement probable mais indispensable que sa pensée ne
puisse être comprise. La doctrine de Colins démontre, entre autres choses, qu’une
pensée «scientifique» est, dans la conjoncture d’anarchie morale et intellectuelle du
siècle, nécessairement reçue comme extravagante. L’ingratitude des contemporains
faisait ainsi partie de la démonstration et Colins note avec une satisfaction réelle:
«Pas un journal n’a dit un mot des neuf derniers volumes que j’ai publiés.»69 Ce n’est
pas que Colins se crût difficile ou obscur, au contraire: «Tout ce que je viens
d’énoncer, écrit-il après un long développement démonstratif, est clair comme eau
de roche... Et, cependant, cela ne servira à rien: avant que l’anarchie soit parvenue
à rendre la vérité nécessaire».70 Dans la pensée de Colins, la rationalité est une chose
future. Ce pessimisme s’explique par le fait qu’il se voit le précurseur non d’une
théorie nouvelle seulement, mais d’une épistémologie non encore née. Analogue à
un Chomsky, voyageur temporel, exposant, bien en vain, la grammaire générative
à Condillac ou à un Derrida cherchant à enseigner, tout aussi vainement, la
déconstruction à Victor Cousin, Colins savait qu’il n’y parviendrait pas, que pour
convaincre, il faudrait faire échapper ses interlocuteurs à la pesanteur de la pensée
de leur temps – idée folle, et Colins n’était pas fou.

Vous me demandez, Monsieur, pourquoi je ne publie point ce que


je considère comme panacée universelle? Le voici: vouloir être
écouté pendant la tempête me paraît aussi insensé: que de vouloir
prêcher la logique à Charenton.71

68
Colins, De la Justice, 31.
69
De la Justice, I, 602.
70
De la souveraineté. Paris: Didot, 1857-1858, I, 24.
71
Lettre de Colins de 1854. La ponctuation de Colins, parmi d’autres traits de son style,
est assez singulière.

430
Pour faire comprendre que toute pensée en avance sur son temps offense, Colins
usait, on vient de le voir, d’une analogie: Galilée et moi. Car, dans l’âge
théocratique, la proposition que la terre tourne autour du soleil était bien singulière
– démontrée sans doute par un homme, mais ultérieurement seulement devenue
acceptable.72 Devenue acceptable, tout est là: la vérité est éternelle, mais
l’assentiment à la vérité est une variable historique. «La proposition: que la terre
tourne autour du soleil; et, non le soleil autour de la terre, était aussi une bien
singulière proposition. Galilée a prouvé la sienne. Je vais prouver la mienne.»73
Galilée et moi? Est-ce d’un mégalomane? Mais Charles Fourier quand il ne se
comparait pas à Colomb, disait : Newton et moi, ayant découvert la loi de
l’attraction passionnelle comme Newton autrefois, celle de l’attraction physique.

L’écart anarchiste

Je ne puis consacrer aux paradoxes et aux écarts spéculatifs des anarchistes et


libertaires sous la Troisième République que quelques lignes qui esquissent la
problématique d’une étude que j’ai en cours. Je ne suggère aucunement – je le
précise au passage – que le fait de cultiver une pensée différente, de rechercher en
toutes choses un certain écart contre-doxique soit, à priori, un indice qu’on pense
dans le «sens de l’avenir» et prouve une rupture accomplie avec l’ordre des choses.
Ceci dit, il y a eu un intense bonheur de la pensée et de l’écriture anarchistes.
L’anarchiste est quelqu’un qui prétend penser seul, révolté et conscient, contre «le
troupeau des aveulis». Quelqu’un qui a fait son lit des préjugés, des lieux communs
admis, des idées dominantes, qui «n’y coupe plus» et s’enorgueillit de la rupture que
son effort de conscience a opérée. On rencontre explicitement dans les revues de la
Belle Époque la thèse, avant la lettre, d’une sorte de coupure épistémique dont le
monde libertaire serait favorisée: l’anarchiste s’est «défait des préjugés» de tout le
monde, et il pense juste parce qu’il pense autrement que tous. Un socialiste au
contraire, ajoutaient les compagnons anars, si révolutionnaire qu’il s’imagine être,
c’est quelqu’un qui continue – peu différent à ce titre du «bourgeois» – à penser dans
le cadre «autoritaire», dans les catégories mêmes de la vieille société qu’il croyait
rejeter. Le penseur anarchiste, seul, avait commencé par porter «la hache dans cette
forêt de préjugés autoritaires qui nous obsèdent.»74 Pour être anarchiste, il fallait
«rompre tout à coup avec les idées reçues de l’humanité.»75 L’intérêt très réel de
l’écrit anarchiste, disons entre les 1880's et les années trente, est qu’il permet de
mesurer objectivement les limites du pensable dans un état de société.

72
Colins, Socialisme, 4.
73
Colins, Science sociale, V, 312.
74
P. Kropotkine, L’Anarchie, Paris, Stock, 1896, p. 40.
75
L’Anarchie, 1: 1905.

431
Les théories socialistes, vues de l’anarchie, ont paru l’exemple d’une fausse rupture,
imparfaite et superficielle, avec les idées dominantes. «Devant l’anarchie, tous les
partis sont des partis bourgeois» y compris le Parti ouvrier marxiste, répètent les
intransigeants compagnons.76 Toute brochure anarchiste consacre d’ailleurs quelques
paragraphes ou quelques pages à ironiser sur les ambitions des chefs socialistes et
à plaindre sur un ton méprisant le prolo dupé par leur rhétorique, à attaquer
impitoyablement l’absurde «orthodoxie» social-démocrate. Révolutionnaires en
paroles, roublards manipulateurs d’un «populo» jobard, proposant aux masses un
«idéal» de société collectiviste que les compagnons anarchistes jugeaient hideux, les
chefs socialistes étaient condamnés tout d’un tenant avec leur troupeau d’ouvriers
crédules.

La science contre l’opinion

Depuis Aristote, deux manières de raisonner, l’une apodictique, l’autre probable,


l’une rigoureuse et sûre et l’autre approximative mais utile, l’une fondée sur
l’évidence et tirant d’elle des inférences nécessaires, l’autre sur les lieux contingents
de la doxa s’offrent aux humains. Les règles qui s’appliquent à l’une, celles du
syllogisme, sont sans commune mesure avec les schémas disponibles pour l’autre:
enthymème, induction, raisonnement par les indices (zåê ôåêìçñéïí). Pour Aristote,
le raisonnement rhétorique et dialectique, inférieur en rigueur, a néanmoins sa place
propre qui est celle de la vie courante où ni la logique ni la démonstration
scientifique ne s’appliquent.

Deux manières de raisonner et deux types de connaissance incommensurables côte


à côte, la science et l’opinion – car «les choses cogneues [sont] les unes nécessaires
et scientifiques, les autres contingentes et opinables»:77 voici en ce contexte précis,
un des premiers emplois de «scientifique» par le vieux Ramus pour désigner le type
supérieur de la connaissance auquel seul peuvent prétendre les savants dans le cadre
d’une discipline. Ce n’est pas que l’homme dans la vie courante ne souhaiterait
raisonner avec plus de certitude, c’est que dans cette vie opaque, changeante, mal
connaissable, quand il fait un choix, quand il prend une décision politique ou en
prône une, quand il juge un accusé, il ne peut le faire par syllogismes formels, mais
en ayant recours à ces schémas hétérogènes et insuffisamment fondés et à ces
conjectures qui relèvent toujours dans une certaine mesure du pari sur l’incertain.

Ce qui m’intéresse dans cette section, ce ne sont pas tant les règles que telle
discipline se donne, ses règles épistémologiques, que la science comme pratique
d’un écart, comme travail de l’esprit contre la connaissance doxique. C’est à la
réflexion et la démonstration scientifiques comme renonciation aux facilités de la

76
Le Libertaire, 10. 10. 1896, 2.
77
Ramus, Dialectique, 62.

432
persuasion rhétorique, aux charmes du langage, au mélange du pathos et du logos,
à l’appui incertain sur les bases topiques et leurs pré-jugés, aux généralisations
inductives que je m’arrête.

Je conçois en effet le discours de la science comme protégé par des règles de


renonciation dont l’œuvre de Gaston Bachelard a particulièrement mis en lumière
l’ascèse nécessaire. Les autres historiens des sciences montrent avant tout le
développement de régulations internes et la gestion des débats et de conflits
disciplinaires. Bachelard voit mieux, il souligne mieux le travail de la science contre
la doxa et sa suspicion de principe envers la connaissance opinable. Cette ascèse
requise est exactement ce qu’il nomme «l’esprit scientifique». «La science s’oppose
absolument à l’opinion .... L’opinion a en droit, toujours tort. L’opinion pense mal,
elle ne pense pas. On ne peut rien fonder sur l’opinion.»78 Le raisonnement savant
renonce à l’expérience première, l’esprit scientifique s’exerce «contre l’entraînement
naturel, contre le fait coloré et divers».79 Le savant renonce aussi à la généralité
doxique et, Bachelard cite ici Mallarmé, il renonce à «jouir comme la foule du
mythe inclus dans toute banalité».80 Par dessus tout, il renonce aux limitations et aux
timidités du sens commun, c’est à dire à l’idée qu’avant toute enquête et toute
réflexion, un certain probable préformé vient circonscrire ce qui est vrai-semblable
et que la thèse soutenue ne devra pas l’excéder. Et, renonçant avec témérité à cette
limitation à priori par le bon sens et par les mots disponibles pour le dire, il renonce
cependant aussi, avec humilité cette fois, à prétendre tout savoir sur tout et à tout
dire. Il laisse à l’esprit spéculatif l’illusion d’être en mesure d’énoncer les réponses
ultimes aux ultimes questions et il admet qu’en science, «je ne sais pas» est pour une
réponse correcte et une réponse fréquente. Il accepte encore d’avoir à se purger de
ses passions, de refouler et de s’interdire tout ce pathos qui, rhétoriquement,
emportait la conviction, de refouler aussi ses intérêts et d’en faire totale abstraction,
de s’imposer et se soumettre à des règles exigeantes de la démonstration et de la
preuve et à la critique illimitée de ses pairs.

Depuis Galilée et Newton jusqu’à Einstein, la science a produit ses lois et ses
paradigmes contre le sens commun. Elle est contre-intuitive non seulement parce
qu’elle n’accepte pas les bases opinables, qu’elle ne les tient jamais pour acquises
ni sûres, mais parce qu’elle cherche à s’éloigner des argumentations spontanées en
raisonnant autrement et à l’inverse d’elles. Robert Lyell, fondateur de la géologie,
soutenait bel et bien, en ces temps «héroïques» d’émergence des sciences positives
au début du 19e siècle, qu’une hypothèse scientifique prometteuse (comme celle de
la très longue durée des temps géologiques – qu’il sous-estimait encore

78
Bachelard, Formation, 15.
79
Formation, 23.
80
Mallarmé, Divagations, 21.

433
immensément) se reconnaît à priori au fait qu’elle heurte le sens commun et fait
crier au fou par les esprits ordinaires.

La légende du progrès scientifique qui se forme à cette époque, légende utilisée par
tous les esprits dissidents qui se qualifient justement de «scientifiques» à cet égard,
comme on l’a vu avec Fourier et Colins, se donne pour figures tutélaires Copernic
et Galilée, pas seulement pour avoir réfuté le modèle ptolémaïque et pour l’avoir
réfuté de sorte que de son antique évidence il ne subsiste rien, mais pour avoir eu
l’audace d’humilier le sens commun, l’observation spontanée du monde et les
«évidences» qu’elle suggère et pour avoir été hués par les foules et persécutés par
les gens en place.

Aujourd’hui encore, les vaniteuses et têtues résistances du sens commun sont


dénoncées par le savant. Il suffit de lire un néo-darwinien comme Stephen J. Gould
pour lui voir souligner constamment que les processus d’une évolution non
téléologique sont strictement inintelligibles, intraduisibles dans les catégories du
sens commun. Comment le sens commun admettrait-il que des organes fonctionnels
ont évolué pendant des millénaires avant de devenir tels, et à quoi a pu servir,
demandera-t-il insolemment, dans l’idée banale que l’on peut se faire de la sélection
naturelle, 5% d’un œil ou 5% d’une aile? Devant un public ignorant, tout adversaire
créationniste remporte les plus faciles victoires sur l’absurdité et l’imposture de
l’évolutionnisme athée! Ce n’est pas seulement que quelque chose a évolué pendant
des millénaires dans un évolution sélective et adaptative pour ne devenir
fonctionnellement un œil qu’au bout de ce temps qui étonne, c’est que les
raisonnements mêmes pour expliquer ce processus heurtent le bon sens.

La science de la société contre la pensée sociale spontanée

Les sciences de la nature ont depuis longtemps rompu avec le «bon sens». La théorie
quantique (que les particules élémentaires ne se conforment pas à un rigoureux
déterminisme) est déraisonnable. La théorie de la relativité dans son expression la
plus simple, la distance entre deux émissions lumineuses dépend de la vitesse du
point d’observation, ne passe pas le test du bon sens. La théorie darwinienne est
absurde de bout en bout.

L’écart contre-intuitif est spécialement problématique en ces savoirs qui ont le


même objet apparent que le discours opinable: l’homme, son esprit, ses mœurs, sa
vie en société. Toute l’histoire des sciences psychologiques et sociologiques et celle
de l’historiographie peuvent se raconter pourtant comme cet effort répété et jamais
satisfaisant, effort imparfait ou téméraire, d’opérer un écart contre-intuitif et comme

434
succession de paradigmes censés critiques, parfois non moins recréateurs d’une doxa
scientiste et d’un opinable dérivés.

J’admets que le discours des sciences historiques et sociales ne parvient jamais à se


séparer autant que l’esprit positiviste se flattait de le faire, de l’opinable séculier et
donc de la rhétorique.81 Il y existe des règles variables de l’écart critique souhaitable,
mais non de la rupture irréversible avec la doxa dans la mesure où ces sciences
proposent des raisonnements de présomption et non de nécessité et de démonstration
et qu’elles se servent du langage naturel pour persuader. M. de Fornel et Jean-
Claude Passeron dans L’argumentation: preuve et persuasion ont publié en 2002 un
remarquable essai collectif de réflexion sur la rhétorique des sciences sociales (et sur
la rhétorique historienne par Antoine Prost), qui succède au livre de Passeron, Le
raisonnement sociologique: l’espace non-poppérien du raisonnement naturel.

J’ai rappelé plus haut en évoquant les mânes de Pareto et de Le Bon que l’opposition
rigide de la connaissance aux croyances, de la pensée individuelle à l’irrationnelle
et affective âme collective, du raisonnement savant à l’illusion mystique ou
dogmatique des masses ne peut que se muer en mystification positiviste. C’est à dire
engendrer une doxa savante et arrogante marquée par le binarisme et ses
aveuglements.

Demeurant dans la mouvance de l’argumentation dialectique, sans se flatter d’y


échapper par une sorte de rêve de vol positiviste, le penseur social doit néanmoins
se donner des règles critiques propres, règles d’objectivation (avec leurs moyens
statistiques et autres), mais aussi règles de suspicion dont je parle spécialement dans
ce chapitre. Il y a un mérite provisoire (comme Descartes parlait de morale
provisoire) dans les critiques qui se fondent sur le refus de l’«air du temps». Elles
permettent une mise en suspens méthodique. L’argumentation scientifique doit
procéder à rebours de la discussion triviale. Elle doit refuser d’avoir une équation
personnelle, des sentiments, des visées, des intérêts, des partis pris. On voit bien
qu’il s’agit ici d’un modèle honorablement idéal et que l’étude d’une discipline
donnée, disons la sociologie en France à la fin du 20e siècle, fait apparaître, de
Bourdieu à Touraine et à Boudon, des divergences qui sont trop politiquement
déchiffrables pour ne pas montrer combien cet idéal est loin de s’incarner dans les
pratiques réelles.

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans leur Dialektik der Aufklärung posent
comme principe heuristique de la critique culturelle de «s’interdire même les
derniers vestiges de candeur à l’égard des habitudes et des tendances de l’époque».
Et Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron dans le

81
Sur la notion d’épistémologie séculière, voir les travaux d’A. Kruglanski, notam. Lay
Epistemics and Human Knowledge. Cognitive and Motivational Bases.

435
Métier de sociologue, intiment au jeune chercheur de «faire de la mauvaise humeur
contre l’air du temps une règle pour la direction de l’esprit sociologique». «Le parti
pris de prendre à partie toutes les idées reçues», telle est l’attitude indispensable au
chercheur.82

Un tel paradigme qui valorise la critique rationnelle contre l’opinable est


fondamentalement pessimiste puisqu’il voit la plèbe, majoritaire, comme trouvant
un bonheur dans les routines de pensée et l’irréflexion et répugnant au sobre travail
de désenchantement du monde. La minorité rationnelle a cru pouvoir compter au
19ème siècle sur la rationalisation scientifique et technique du monde comme une
alliée faisant obstacle à la superstion et à la pensée magique et faisant pénétrer par
force de plus en plus de raison dans la société et dans les esprits. Mais depuis
l’École de Francfort, il n’est plus certain aux esprits critiques que la rationalité
technologique soit une alliée de la raison émancipatrice.

En vue de conquérir un espace à l’écart de la doxa, la dialectique scientifique se


donne des règles qui sont toutes pourvues de bonnes raisons (mais non de raisons
démonstratives). C’est à l’intérieur des champs scientifiques que la science a
progressé et non, sinon à ses débuts et de façon occasionnelle, dans une bataille de
front ou de tranchée contre l’opinion et contre le bon sens. De sorte que la règle
première et qui est, elle seule, politique (comme en témoigne le refus des
totalitarismes de toutes couleurs de l’accepter), pour éviter à la science de s’épuiser
en cette vaine bataille, est celle de l’autonomie du champ et de la non-interférence
des puissances séculières dans les débats qui s’y déroulent.

Ensuite, vient la Règle d’investigation rationnelle, la recherche (qui se spécifie de


façon variable d’une discipline à l’autre) de cohérence et de systématicité, tentative
de discipliner la raison bricoleuse qui s’applique ordinairement à la vie en se
donnant des exigences particulières et en se restreignant à des processus qui ont été
montrés fiables jusqu’ici. Elle ne se sépare par de la Présomption suspicieuse: les
manières de raisonner que j’ai appelé plus haut livresques, les raisonnements par
alternative, ou bien ou bien..., les modèles spontanés binaires et linéaires,
mécaniques sont de mauvais schémas pour penser les «sciences humaines» par ceci
seul qu’ils viennent facilement à l’esprit des humains et les invitent à conclure avec
trop de facilité. Contre cette facilité, le savant doit admettre des chsoes pénibles: il
doit accepter de l’inextricable causal, de l’incertitude, des effets de réversion et des
effets pervers, de la perplexité. Les sciences compliquent, embrouillent autant
qu’elles désenchantent. Présomption suspicieuse encore et plus dure à admettre: si
un travail prétendu savant confirme la doxa, y compris dans ses élans généreux,
égalitaires, démocratiques, c’est que ce travail n’est pas très sérieux ni ne s’est rendu
très autonome vis à vis d’elle. La première règle du sociologue est donc de

82
Loc. cit. La Haye: Mouton, 1968, 102.

436
«débusquer les fausses évidences de la pensée sociale spontanée».83 Celle-ci
raisonne doxiquement, c’est à dire comme vous et moi «par extrapolation à partir de
la considération de situations simples sans voir que les hypothèses que [le bon sens]
introduit ainsi pour les besoins du raisonnement en limitent précisément la portée».
Face à l’insertion d’hypothèses non assumées qui est le péché mignon de toute
«pensée sociale spontanée», le sociologue va devoir objectiver tous ses présupposés.

Règle de restriction: le discours scientifique se crée, en vue d’appliquer la règle


précédente, un champ restreint du pensable et de l’argumentable; et parfois alors,
le savant semble croire qu’en parlant de «justice» ou de «référence» ou de n’importe
quelle de ces notions larges que le champ restreint rejette, les humains qui ne sont
pas de sa discipline se placent ipso facto dans le non-savoir: ici, il raisonne mal et
de façon arrogante.84 (La règle de restriction est notamment spécifiée en
Wertfreiheit, élimination des jugements de valeur, voir le chapitre 2.) D’autre part,
la règle de restriction entre en un conflit insurmontable (différemment arbitré mais
jamais éliminé) avec la règle de témérité: la science est fille de l’étonnement dit le
Théétète et la découverte scientifique consiste souvent à changer de terrain et de
«paradigme» et à raisonner non déductivement, selon les règles, mais abductivement
selon l’imagination dé-règlée. Dans les temps dits héroïques, Copernic se heurtait
à la fois à la doxa et au dogme. Le découvreur scientifique aujourd’hui, justement
parce que la science a conquis son autonomie mais demeure humaine trop humaine,
se heurte à la doxa de ses collègues et aux «dogmes» des théories établies. Douglas
Walton donne l’exemple qui est en passe de devenir fameux, du Dr. Barry Marshal
lequel a découvert que l’ulcère à l’estomac est causé par un virus et, à ce titre, a été
tenu pendant des années par le milieu médical à peu près unanime pour un cinglé,
un crackpot — ajoutons, au décri de la pureté désintéressée de la science, qu’il était
aussi détesté des compagnies pharmaceutiques.

Règle de critique interne enfin qui s’appelle chez Popper «falsification», de sorte
que, si les hommes font des erreurs, et les hommes de science, non moins que les
autres, les communautés scientifiques puissent apprendre du moins de leurs erreurs
et reconnaissent accumuler, avec un doute maintenu, non des vérités absolues mais
des croyances non réfutées. Une théorie non réfutable est alors synonyme de non
scientifique. Mais la falsification éventuelle d’une théorie est elle-même déterminée
par un état des méthodes scientifiques, état lui-même discutable et historiquement
déterminé. Elle n’est pas une garantie mais forme une règle pourvue de bonnes
raisons. Une théorie qui résiste à la réfutation n’est pas vraie, il est seulement
raisonnable de l’admettre jusqu’à preuve du contraire, à savoir jusqu’au jour où une
contre-épreuve plus ingénieuse en limitera les termes et la portée.

83
Boudon, Inégalités, incipit.
84
Putnam, Raison, 163.

437
Il résulte de l’effort, même imparfaitement accompli, de produire une connaissance
contre-doxique une conséquence majeure: l’intraduisibilité du discours savant dans
le discours doxique. On peut même dire que lorsqu’une théorie censée savante se
traduit aisément à la télé ou dans les journaux, c’est qu’elle est une imposture ou
qu’elle est essentiellement trahie par sa vulgarisation. La théorie de l’équilibre
économique suppose pour en disserter congrûment des connaissances mathématiques
et elle ne se traduit pas en langage journalistique — si choquant que ce soit pour le
démagogue. Le statisticien, mais aussi le cognitiviste, le linguiste etc. ne font pas
seulement des raisonnements "compliqués"; ils font régulièrement usage de modes
de raisonnement étrangers au grand public et paraissant à première vue (et souvent
à deuxième vue!) incompréhensibles.

La connaissance psycho-sociale est contre-phénoménale. Elle ne prolonge pas mais


elle est contraire à l’expérience de l’homme en société et de sa conscience de soi:
il n’y a du psychologique, du sociologique, de l’économique que par cette
discordance voulue. C’est ce qui fait la grande difficulté, difficulté morale dirais-je,
de toute vulgarisation laquelle frôle constamment la tromperie simplificatrice. Pas
plus que le Big Bang, que la théorie des quantas ou que les hypothèses sur
l’extinction des grands sauriens, les paradigmes économiques et sociologiques
intéressants ne peuvent être ramenés ni à des raisonnements clairs et faciles pour le
“vulgaire” ni à des idées reçues qui seraient approximativement semblables à eux.
Les théories scientifiques fallacieuse ou retraduites et trahies ont meilleur succès que
les plus exigeantes puisqu’elles privilégient le compréhensible et le souhaitable.

####

438
V
CONCLUSION

Nous ne saurions ignorer la possibilité


que le monde enferme une infinité
d’interprétations.
Nietzsche, Gai savoir, § 374.

Cadre général

Cet ouvrage se fonde sur un principe heuristique: celui de la fusion nécessaire de la


rhétorique, de l’analyse du discours, de l’histoire des idées et des secteurs des
sciences sociales qui touchent aux discours et aux croyances. Les cloisonnements
établis entre disciplines et problématiques contiguës ont été désastreux pour la
réflexion parce qu’elle s’interdit de prendre à bras le corps la question globale du
raisonnement mis en discours, la question du discours comme procurant et
communiquant des «raisons». La sorte de rhétorique antilogique dont j’ai développé
la problématique avait beaucoup à apprendre de la pragmatique linguistique, de la
logique formelle et informelle, de la psychologie cognitive, des philosophies du
langage et elle a largement pris en considération et confronté leurs questionnements,
mais l’argumentation et la persuasion sont à aborder comme des faits historiques et
sociaux avant tout. Les traités de rhétorique intemporels ont fait leur temps.

L’objet de recherche que je me suis donné est l’étude des discours comme faits
sociaux et historiques. La rhétorique en est une partie essentielle. En effet, rien n’est
plus spécifique à des moments historiques, à des états de société et aux groupes
sociaux en conflit que le narrable et l’argumentable qui y prédominent ou qui
s’élaborent dans leurs marges. Narrable et argumentable sont les deux modes
principaux, dans leurs considérables variations historiques, de la connaissance
discursive. Il est particulièrement utile et révélateur pour l’étude des sociétés, de
leurs conflits et de leur évolution, d’étudier les formes du dicible et du persuasible,
les genres discursifs et les topoï qui s’y produisent, s’y légitiment, y circulent, s’y
concurrencent, y émergent ou se marginalisent et disparaissent. L’analyste du
discours est et doit être à cet égard un historien et un sociologue – avec ses objets
et démarches particuliers, proche cependant du cognitiviste, de l’historien des
cultures, du sociologue de l’opinion, des croyances, des idéologies politiques. Ce qui
se dit et s’écrit n’est jamais ni aléatoire ni «innocent». Une querelle de ménage a ses
règles et ses rôles, sa topique, sa rhétorique, sa pragmatique, et ces règles ne sont pas
celles d’un mandement épiscopal, d’un éditorial de journaliste ou de la profession
de foi d’un député. De telles règles ne dérivent pas du code linguistique comme tel.
Elles ne sont pas non plus intemporelles. Elles forment un objet particulier,
autonome, essentiel à l’étude de l’homme en société. Cet objet, c’est la manière
dont les sociétés se connaissent en se parlant et en s’écrivant, la manière dont
l’homme-en-société se narre et s’argumente.

439
L’analyse du discours s’intègre de droit dans l’ordre général des sciences sociales.
Loin du «textocentrisme» qui a été un effet de mode intellectuelle des dernières
années du 20e siècle dans les études de lettres et même en philosophie et en
historiographie, l’analyse du discours telle que je la conçois pose comme principe
heuristique la nécessité d’appréhender globalement les formes, les contenus et les
fonctions, ce qui se dit, la manière dont cela se dit, qui peut dire quoi à qui et selon
quelles fonctions apparentes ou occultes, en occupant quelles positions et avec quels
résultats socialement probables. Les pratiques de langage forment des totalités
fonctionnelles (ce qui revient toujours à dire, sociologiquement, en partie
dysfonctionnelles) – qu’on peut analyser sans doute selon des points de vue divers,
mais dont on ne peut dissocier la globalité même.

Il n’est pas de théorie de l’argumentation qui puisse subsister isolément, dans une
autonomie heuristique absolue; l’analyse argumentative est d’abord inséparable de
l’ensemble des faits de discursivité, comme elle est inséparable du dialogisme
interdiscursif, de l’immersion des textes dans le discours social du temps et de
l’analyse herméneutique, c’est à dire celle de la constitution du texte comme
stratification de niveaux de sens. Pas de rhétorique sans topique, c’est à dire en
termes modernes sans une histoire du discours social, de la production
historico-sociale du probable, de l’opinable et du vraisemblable. Pas de rhétorique
sans analyse «pragmatique» de la réalisation en langage du présuppositionnel comme
de l’inférable et autres implicitations. Pas de rhétorique ni de dialectique séparables
d’une narratologie et d’une sémiotique du descriptif et plus généralement des
schématisations qui sous-tendent le discours et que le discours manifeste en énoncés.
C’est dans le co-occurence du descriptif, du narratif et de l’argumentatif que
s’enclenchent les mécanismes de déduction et d’induction mais aussi de l’abduction
à l’origine de tout processus intellectuel puisqu’il s’agit de "cadrer" des faits
hétérogènes en une intelligibilité d’ordre nomothétique, paradigmatique ou
séquentielle.

Enfin, la dialectique (au sens d’Aristote) est dialogique: l’énonciateur se construit


un destinataire, mais aussi des adversaires, des témoins, des autorités, des objecteurs
et des interlocuteurs. Tout débat d’idées suppose non un espace vide où construire
une démonstration, mais l’intervention dans un discours social saturé, cacophonique,
plein d’idées à la mode, de préjugés, de platitudes et de paradoxes, où tous les
arguments possibles sont déjà utilisés, marqués, interférés et parasités.

Une argumentation ne se développe que dans une mise en place préalable de


données construites selon des schémas inducteurs d’abductions, dans un texte déjà
balisé de marquages axiologiques et dans un discours qui lui-même ne fait de sens
que par rapport à un échange de discours, à un marché des discours et des
contre-discours implicitement convoqués, lesquels ne forment un champ qu’en

440
construisant un réseau d’entreparleurs, d’énonciateurs, de glossateurs, de publics et
d’intervenants.

Changer de démarche

J’ai essayé de montrer que la question des divergences de logiques et des coupures
argumentatives se pose constamment dans les analyses concrètes et qu’il fallait la
prendre globalement, que les analyses partielles et les concepts disponibles dans la
tradition rhétorique restreinte sont à la fois peu opératoires, contradictoires entre eux
et de facture archaïque (notamment pénétrés d’un beau cas de fausse conscience qui
est la certitude à priori de la supériorité rationnelle de l’analyste face à
l’obscurantisme, à la pensée primitive, à la fausse conscience etc. du sujet observé.)

Ma proposition a été de renverser la démarche heuristique des études rhétoriques,


des études sur la doxa, les croyances et les opinions publiques. De ne pas leur
donner comme point de départ, pour les contredire dans le cours des analyses, les
paradigmes de rationalité topique unifiée, du débat bien réglé, des litiges
susceptibles de dépassement rationnel. J’ai proposé comme une tâche primordiale
de la rhétorique l’étude des diveregences et coupures gnoséologiques et
argumentatives dans toute leur diversité. Je crois en effet que ce n’était pas ici une
question spéculative, mais un problème empirique qui réclamait une multitude
d’études de terrain et des évaluations concrètes des écarts et des degrés de mal-
entendus. Il appartient à la rhétorique d’objectiver et interpréter les hétérogénéités
«mentalitaires» et les dialogues de sourds constatés, et de caractériser et classer les
logiques divergentes qui sous-tendent les ainsi nommées idéologies. Les
raisonnements et plus largement les façons de schématiser le monde en discours sont
des choses qui peuvent s’observer dans leurs origines, leurs récurrences, leurs
dominantes et leurs efficaces; elles peuvent se décrire, se situer dans le temps et dans
l’espace, se distinguer et se classer. Ces raisonnements et ces récits de soi et du
monde intègrent indissolublement des expériences, des souffrances et des
espérances, des intérêts – y compris des intérêts désintéressés.

«Irrationnel», «rationnel»?

Rien de plus confus et de plus chargé de polémiques latentes que les mots
«irrationnel», «rationnel». Ce sont des mots qui n’ont même de portée claire que
dans des contextes polémiques parce qu’on peut alors identifier ce qu’ils visent.
Tous les types que le chapitre 3 s’emploie à décrire, la causalité diabolique
(Poliakov), le Paranoid Style (Hofstadter), la pensée gnostique (Vœgelin,
Wissenschaft, Politik und Gnosis), les raisonnements de ressentiment (Scheler) ont
été qualifiés d’«irrationnels» par les uns ou les autres. «Irrationnel» est au fond un
terme de condamnation des logiques différentes de la mienne, terme dont le contenu
varie selon le positionnement de l’énonciateur.

441
On peut donc observer d’abord, sociologiquement, que des gens trouvent que
certains de leurs contemporains déraisonnent — et que c’est, logiquement du reste,
réciproque. (On note que cette logique folle, ils la comprennent dans le sens qu’ils
en voient généralement les mécanismes, tout en considérant les raisonnements
comme fallacieux et impossibles à partager sans sacrifier sa raison.) On peut noter
qu’ils sont encore plus désorientés de voir les autres rationnels (à leurs yeux) à un
moment et totalement déraisonnables la minute d’après tout en continuant à disserter
et argumenter de la même façon. On peut se demander pourquoi tout ceci, mais on
ne peut guère faire fond sur ces qualifications contradictoires ni prendre fait et
cause.

En dehors de l’ordre du raisonnement, on peut du reste rappeler cette banalité: les


fumeurs, les dépensiers, les gros mangeurs, les coureurs de jupons sont tout
«irrationnels» pour qui les observe sans partager leur passion et les blâme ; celui qui
vit dans la chasteté, mange comme on se purge, avec le même entrain, et ne boit
jamais que de l’eau pure ne l’est pas moins pour ceux qui ne partagent pas son
mépris des plaisirs.

L’exploité qui se range du côté du patron lors d’une grève, l’affamé qui ne vole pas
de pain n’est pas plus «rationnel» que ceux qui croient avec la foi du charbonnier en
un quelconque «millénarisme» révolutionnaire. Le vieux Sartre disait «On a toujours
raison de se révolter»: ce propos est typiquement irrationnel pour qui ne partage pas
son gauchisme un peu sénile. Ce n’est que du point de vue de mes convictions que
je collerai l’étiquette à l’un plutôt qu’à l’autre — à moins que je ne choisisse, c’est
la position que j’ai assignée au pamphlétaire, de me considérer seul raisonnable dans
un monde diversement aliéné.

Pa ailleurs, il y a tout ce qui est mis dans l’extra-rationnel, le «sacré» cher à Rudolf
Otto, le «mysterium tremendum», le «numineux», le mystique, la révélation, toute
la Cognitio fidei dont des milliers de livres dissertent. Pour les esprits rassis, tout
ceci est non moins à verser dans la vaste catégorie de l’irrationnel.

Logique, rationnel, raisonnable, cela fait trois termes qui se superposent dans
l’équivoque (car tout ce que je qualifierai de logique ne sera pas nécessairement
pour moi raisonnable et vice-versa).

Tous les penseurs qui se disent «rationalistes» dénoncent ipso facto alentours d’eux
des formes dégradées, perverses de rationalité. Ils ne croient guère à l’universalité
de la raison à cet égard. Ainsi de Karl Popper dans ses Conjectures dénonçant et
démontant la «pseudo-rationalité» de l’historicisme et de l’esprit d’utopie.

L’irrationalité comme la rationalité sont des notions normatives et ni philosophes ni


psychologues ne s’entendent sur la nature et le rôle de cette norme. Au fond, ce que

442
je décrète rationnel est ce que je peux comprendre. De sorte que qualifier mon
adversaire d’irrationnel n’est, au bout du compte, qu’un noise of dispproval, un
claquement de langue — tt tt tt! — pour lui dire que je ne le comprends pas. C’est
un raisonnement circulaire. Il est rationnel de voler un pain si je crève de faim; il
n’est pas rationnel de violer une fillette si violente que soit la pulsion qui m’y incite
— opinion unanime de ceux qui n’éprouvent pas cette fatale pulsion! Le
déraisonnable est souvent cette situation ou cette décision avec lesquelles je ne puis
empathiser. Le déraisonnable est en somme une catégorie affective. Or, si je
prétends parler de rationalité des comportements, je dois voir que les choix et les
décisions des autres sont souvent des dilemmes sous contrainte, et les dilemmes
vécus ont leur logique que je ne puis considérer que si je me projette dans la
situation dilemmatique. Est-il rationnel que je refuse de le faire en prétendant que
les besoins que je n’éprouve pas ne doivent pas exister?

On constate que l’accusation de déraison tient souvent à l’apathie de l’observateur.


Qui observe au lieu d’agir, jugeant l’action désordonnée des autres comme
déraisonnable, se dit: comment, fût-ce dans le feu de l’action, ne voient-ils pas ce
que je vois si bien?

Une autre spécification du «rationnel» qui rend le mot plus précis mais débouche sur
des difficultés non moindres, consiste à le confondre avec la cohérence. On ne
saurait, de fait, appeler rationnel un discours qui se contredit de façon patente. Il se
fait toutefois que la cohérence est une notion contentieuse. Être ingénieur, physicien
et en même temps «profondément catholique», c’est pour l’agnostique, être
contradictoire, c’est vivre un incompréhensible dédoublement de personnalité
raisonnante — et donc être irrationnel, presque pathologique, disons le mot.

Voci un bon exemple du fait que l’idée de cohérence même est ouverte à débats: la
tolérance, la légitimation de la tolérance comme valeur civique découle d’un double
raisonnement, ce qui est un dispositif rhétorique complexe et pas toujours facile à
faire comprendre. C’est un double raisonnement à la Voltaire: «les idées de cet
individu sont répugnantes, je les combattrai sans hésiter, mais je soutiens aussi sans
réserve sa/la liberté d’expression». Celui qui dit ceci, considère deux plans distincts,
l’un éthique et personnel, l’autre civique et juridique, et il sent tout à fait cohérente
la contradiction qui en résulte entre les deux jugements qu’il porte sur le même
homme. C’est une logique qu’on peut appeler libérale qui suppose que j’ai légitimé
— au même degré et du même souffle — le droit de combattre vigoureusement ce
que par ailleurs je tolère ou plutôt que je demande à la société de tolérer. Or, pour
la plupart des esprits activistes et militants, ce distinguo est insupportable parce
qu’ils pensent, eux, par raisonnements linéaires: si c’est répugnant éthiquement, c’est
à dire idéologiquement, ce l’est politiquement et cela doit si possible, si je dispose
du bras séculier, être censuré juridiquement – et ces activistes ont un sentiment très

443
vif de leur propre et vertueuse «cohérence» et de la confusion d’esprit, de
l’inconséquence de leur libéral adversaire.

J’avais rappelé au chapitre 2 que les grands systèmes idéologiques sont toujours
plus cohérents et beaucoup plus en blanc et noir que les patientes, partielles et peu
conclusives observations sociologiques; que l’adhérent d’un système total a le vif
sentiment de sa cohérence et de la justesse de cette cohérence bétonnée, alors que
le praticien se demande si la cohérence extrême n’est pas un grand indice
d’irrationalité.

C’est justement parce qu’être logique, trop logique est une manière connue de
déraisonner que depuis l’Antiquité, un topos récurrent oppose à la raison quelque
chose comme un correctif hautement souhaitable qu’elle nomme la «sagesse». Il ne
suffit pas d’être capable d’argumenter correctement, la Folie érasmienne le fait avec
talent dans un monde ad hoc, il faut encore un rapport sain, prudent, sagace,
perspicace au monde qui, dans les sociétés traditionnelles, tenait notamment à une
longue expérience de la vie et non à l’apprentissage juvénile des catégories et des
analytiques. Renan jugeait son collègue en apostasie, mais véhément et prophétique
socialiste quarante-huitard, Félicité de Lamennais comme doué pour la logique et
particulièrement dépourvu de bon sens non moins, hélas, que d’expérience de la vie
— et dès lors comme entraîné dans l’erreur constante par une logique sans sagesse.
Sa préface, peu amène, au Livre du peuple dans la réédition de 1866 illustre la
topique dont je parle:

La vérité dans les questions sociales ne résulte point de la logique


abstraite, mais de la pénétration, de la flexibilité, de la culture
variée de l’esprit. .... Autant vaudrait essayer d’atteindre un
insecte ailé avec une massue que de prétendre avec les serres
pesantes du syllogisme trouver le vrai en des matières aussi
délicates.1

En somme, il n’existe pas de conception stable et unifiée de la raison comme en


témoignent les débats des logiciens, des philosophes et des épistémologues.
(J’admets la transcendance de la raison pure, mathématique et logique, mais je pense
que celle-ci n’éclaire pas la raison communicationnelle.) C’est fort bien ainsi et du
reste, mon objet est autre.

Historicité du rationnel

1
Lamennais, Félicité de. Le livre du peuple. Du passé et de l’avenir du peuple. Précédé
d’une Étude par Ernest Renan. Paris: Lévy, 1866, 57.

444
Il semble qu’il faille historiciser le rationnel parce qu’en refusant de le faire je
tomberais dans des antinomies immédiates. Il a été longtemps raisonnable et
rationnel d’admettre que la Terre était plate et sise au centre de l’univers; par contre,
les zélateurs actuels de la Flat Earth Society sont hors de la raison; c’est alors que
la raison ou du moins le raisonnable est une variable historique. J’ai abordé déjà
cette question au chapitre 1, section «Des rationalités dans l’histoire».

Que le genus Homo remonte à trois millions d’années2 était non seulement une idée
délirante en 1860, mais en 1960 elle l’était encore car dans le monde même de la
paléontologie humaine, elle était hors de l’envisagé et du discutable — et justement
le discutable, historiquement et sectoriellement variable, est une des spécifications
contingente mais précise du «raisonnable».

Le rationnel se confond, en ce contexte historicisant, avec les états successifs de la


doxa et de la topique, avec le «probable» dans les termes mêmes d’Aristote,
«l’opinion acceptée par tous ou la majorité ou par les sages ou par les plus réputés
d’entre eux.» Ce probable fonctionne (pour ceux qui croient à une logique non-
savante homogène) suivant une «logique informelle» et une «épistémologie
séculière»3 qui étaient, pour les logiciens avant 1960, hors de la rationalité.

Unité et universalité de la raison?

Considérer les hommes égaux en esprit et la raison humaine comme leur bien
commun et le lien qui peut les unir, je le veux bien. J’admets que c’est aussi une
valeur démocratique, ou en tout cas une fiction raisonnable que de considérer
comme doté de raison le Corps politique. J’admets que la raison critique et
«communicationnelle» mérite d’être défendue en tant que seule alternative connue
à ce jour à la violence dans les rapports sociaux.4 Ceci ne retire aucune pertinence
au constat dont je suis parti dans ma réflexion, qu’il existe des manières diverses de
gérer son potentiel de raison et d’orienter ses raisonnements et que cela mérite une
étude — et que la capacité de raisonner et d’argumenter n’a qu’un lointain rapport
avec l’idée métaphysique de la raison comme instrument de la connaissance
véridique. Tous les travaux qui, depuis Toulmin et Perelman, quoique parfois
normatifs encore par quelque côté, travaillent sur la raison rhétorique, c’est à dire
sur la logique informelle, montrent que l’invocation d’une raison transcendante ou
la référence à la Logique comme un idéal et un absolu dont la «raison courante» ne
serait qu’un dérivé dégradé ne présentent aucun intérêt et entraînent sur de fausses

2
Ce que date Pascal Picq en 2005.
3
Kruglanski, Arie. Lay Epistemics and Human Knowledge. Cognitive and Motivational
Bases. New York: Plenum Press, 1989.
4
Popper in Adorno, Positivist, 292.

445
pistes. Cette raison courante, je sais du moins ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas un
sorite, une chaîne de propositions rigoureusement déduites et réciproquement
vérifiées; elle n’a pas la forme d’un manuel de géométrie, axiome, théorèmes,
corrélats. Si la raison ordinaire n’est pas ça, si elle varie en consistance et en degrés,
si elle est une qualité du discours (et si le discours est informé par la logique
immanente des langues naturelles) et si elle est quelque chose qui est fait pour se
communiquer en argumentations, si toutes ses règles sont discutables et discutées et
si ses frontières sont poreuses, alors il y a place pour une science propre de cette
raison qui n’est pas celle des rationalistes more geometrico. La science d’une raison
problématologique (Michel Meyer) et dialogique (M. M. Bakhtin).

Si d’autre part la connaissance n’est pas un «miroir» de la nature ni le reflet du réel


dans l’esprit, si on écarte ces vieilles idées métaphysiques, alors il peut y avoir
plusieurs façons concurrentes, relativement «vraies», de connaître le monde en
raisonnant. La vérité peut être unique et les manières de la rechercher variables et
historiquement conditionnées. Ce sont ces manières qui m’intéressent. Ce serait un
peu forcer les choses, les styliser et les esthétiser que de dire que le monde social est
précisément comme dans Rashomon ou dans Pirandello. Si pourtant la chose que je
nomme raison conduit régulièrement à des débats sans issue et des dialogues de
sourds, il faut se demander — ce que je fais dans ces conclusions — pourquoi
l’argumentation est néanmoins si centrale à la vie en société, pourquoi les humains
passent tant de temps à argumenter et quel plaisir ou quel malheur les y pousse.

Cette science, la science qui se pose ces questions, je la nomme rhétorique,


problématique autonome à l’intérieur de l’ensemble Analyse du discours.5 C’est, je
le redis, une science sociale donc historique. Certaines tendances, habitudes,
compétences rationnelles sont acquises, testées, renforcées par l’influence et
l’approbation du milieu; ce sont, à titre d’idéaltypes, les logiques étudiées dans ce
livre envisagées comme des «pentes» et comme des «styles». Sous ce point de vue,
on peut avoir des raisons de postuler une raison transcendant les cultures, les
époques et les milieux, mais en pratique, ce n’est guère indispensable. Par contre une
comparaison de l’argumentation d’une époque et d’une culture à l’autre serait
intéressante à faire, mais ce que nous en avons est très lacunaire. Je ne m’intéresse
guère à la raison métaphysique ou à la logique transcendantale en dehors des
raisonnements que font les hommes et des arguments qu’ils échangent. J’analyse les
discours qui se tiennent dans une culture donnée, un état de société déterminé et un
moment de l’histoire. Je me pose peu la question philosophique de la raison humaine
et de son unité ou de sa diversité. Si j’effleure ces sortes de questions, c’est pour
éclairer l’analyse des textes dans leur contexte socio-historique et fort peu pour le

5
Je ne trouve que quelques travaux qui touchent en psychologie cognitive à la diversité
rationnelle. Récemment, Stanovich, Who is Rational? Studies in Individual Differences in
Reasoning. 1999.

446
plaisir de spéculer après des siècles de spéculations. Par ailleurs, admettant la
diversité des modes de raisonnement et la fréquence de mal-entendus cognitifs, leur
gravité politique et sociale parfois, je ne vois pas le besoin de me rallier à un non
moins métaphysique relativisme.

Je n’ai dit nulle part dans ce livre que les différences de logiques, logiques apprises
par endoctrinement et connivences, mais qui ne sont pas des logiques mur à mur et
qui coexistent dans un même esprit avec la banale topique généralement partagée,
sont insurmontables, qu’elles créent des obstacles irréconciliables, même si elles
créent à l’évidence des difficultés et qu’il faut beaucoup de patience et d’empathie
pour concilier les esprits.

Je vois un mérite inhérent à ce que Hans Albert appelle pensée critique qui est
simplement une pensée, non pas prétendue capable de se fonder elle-même, non pas
de se trouver un point d’appui hors du monde, mais une pensée capable de se mettre
en cause elle-même et, en ce sens, ayant renoncé au définitif, capable de progresser.

Causes des divergences de croyances

L’explication sociologique des croyances, les manières d’expliquer les différences


de convictions et d’argumentation et les polarisations des débats en «logiques»
incompatibles sont ... elles-mêmes polarisées en deux camps entre lesquels un
dialogue de sourds est institué depuis, somme toute, un bon siècle. J’aurais pu ou dû
consacrer tout un chapitre à cette question, mais je compte y revenir à loisir dans un
petit essai en préparation. Je me bornerai ici à résumer en quelques pages les
positions et démarches contradictoires et dire où je me situe.

La polarisation dont je parle s’établit, s’il faut l’étiqueter, entre le camp rationaliste
(qu’on peut aussi appeler, dans les termes de Raymond Boudon, celui de
l’individualisme méthodologique) et le camp holiste, c’est à dire entre ceux qui
croient que les divergences d’idées s’expliquent par des «raisons» et ceux qui croient
que le sujet social subit des déterminations dont les raisons qu’il peut donner ne
sont que de contingentes rationalisations.

Dans le paradigme holiste, le sujet est engendré, avec ses idées et ses croyances, par
des conditionnements sociaux (au sens le plus englobant de ce mot). Les idées qu’il
exprime sont subies et reflétent la position qu’il occupe. La structure de la société
(qui existe en soi comme un entité «vivante» dont les propriétés ne sont pas celles
de ses membres et qui s’impose, logiquement, avant les individus) produit la ou les
diverses «consciences». Nous aurions alors les croyances que nous avons, non pour
de plus ou moins bonnes raisons — celles-ci sont épiphénoménales — mais parce
que des causes extérieures et hors de notre contrôle nous déterminent à les avoir.

447
Dans la vision pan-idéologique, toute vision des choses et tout programme politique
étant le produit positionnel d’une répartition inégale des «pouvoirs» et d’une
volonté, soit de les conserver si on en profite, soit de les miner s’ils nous dominent,
tout est idéologique et toute la topographie idéologie-utopie se ramène à Ôte-toi de
là que je m’y mette.

Il existe aussi, conjointement et souvent cumulativement, une version psy du


holisme: les convictions apparentes qui se rencontrent dans notre conscience sont
nées ailleurs: de nos passions jadis et de nos désirs, de nos pulsions inconscientes
au 20e siècle.

Ce que je définis comme le holisme a pour axiome que ce qui fait différer de moi les
convictions autres que les miennes, ce ne sont pas des raisonnements autres, mais
autre chose que des raisonnements: des passions, des mythes, des préjugés, des
intérêts, des conditionnements, des appartenances (de classe, de sexe, d’ethnie etc.).
Le fait d’avoir trouvé ou désigné cet autre est censé constituer une explication
suffisante. Les convictions et les raisonnements des gens ne sont pas fondés et
opérés, ils sont causés.

En ce sens, les discours argumentés sont épiphénoménaux, comme je le disais, et


l’analyste doit passer outre pour dégager et comprendre ce qui n’est pas illusoire: les
déterminations. Les discours raisonnés servent aux agents à légitimer des
convictions et des choix dont la raison d’être leur échappe. Car subjectivement, ils
n’ont pas «intérêt» à connaître les déterminations subies et à s’en tenir à elles (à dire:
je suis le produit de mon milieu, ma culture, mon sexe, ma classe etc., c’est comme
ça, et à s’en tenir là.) La signification que nous avons tendance à attribuer à nos
comportements est alors sans rapport avec leurs déterminations qui, elles, n’ont pas
de raison raisonnable. Les gens veulent se sentir libres et conscients, alors qu’ils sont
seulement soumis à influences et stimuli.

Les concepts de dédoublement mental, ils abondent, s’inscrivent ici: bonne


conscience, mauvaise conscience, conscience malheureuse, fausse conscience,
Falsches Bewustssein, mensonge à soi-même, Verneinung, Verleugnung, mauvaise
foi, Self-deception. C’est un vaste ensemble de notions qui ont un air de perspicacité
de la part de ceux qui les articulent, mais qui sont toutes hautement problématiques
parce qu’elles supposent un dédoublement postulé et bizarre dans lequel je sais
d’une certaine façon que je ne crois pas ce que je prétends croire et je me cache des
choses que, de quelque façon aussi, je sais pertinemment.

Je ne veux pas simplifier et régler son compte en cinq lignes à un foisonnement de


réflexions diverses, mais dire pourtant qu’elles ramènent toujours à cette même
difficulté fondamentale. Je sais que la mauvaise foi, le dédoublement sont non
seulement au cœur de la pensée philosophique, mais au cœur du genre romanesque

448
depuis le Siglo de Oro: les héros de roman, de Don Quichotte à Madame Bovary,
se «prennent pour d’autres» et toute l’intrigue et la destinée qu’on leur attribue tient
à ce trait.6 Mais je sais aussi que les explications par dédoublement ont le défaut
d’être des explications faciles, contradictoires et non falsifiables. Non falsifiables
d’abord, parce qu’il y a toujours, autour des idées et des sujets qui les soutiennent,
un milieu donné, des intérêts, des conditionnements possibles, les signaler n’est pas
en démontrer l’effet déterminant. Non falsifiables et contradictoires: l’agent saurait
que telle théorie est fausse, il serait cependant tellement esclave de ses
déterminations sociales, de ses passions, de ses intérêts pour être convaincu, en un
autre secteur de sa tête, de la vérité de cette théorie.7 Et même, s’il est «aliéné» ou
si je décide qu’il l’est, il saurait en outre que cette théorie est contraire à ses intérêts
tout en étant également fausse et injuste, mais il y adhèrerait tout de même mordicus.
Ouvrier aliéné, il endosserait ainsi l’idéologie dominante; femme aliénée, les valeurs
patriarcales. Cette explication qui marche à coup sûr et à tout coup et qui suppose
que je connais ses intérêts «authentiques» mieux que le sujet que j’observe en le
plaignant de mon haut, peut difficilement passer pour satisfaisante.

Le holisme a une longue histoire qui remonte à Francis Bacon et sa théorie des
Idoles, à la critique des préjugés au 18e siècle. «L’élan vital», la «volonté de
puissance» sont des notions qui relèvent typiquement de ce paradigme. Avec le
freudisme et la théorie de l’inconscient, avec le marxisme vulgaire et ses
«déterminations de classe», avec une bonne part de la tradition sociologique qui
aboutit en France à l’œuvre d’un Pierre Bourdieu, le holisme regroupe un immense
secteur de la pensée moderne.

Dans ce qu’on nomme le Programme fort en sociologie, tout est socialement


conditionné, y compris et intégralement les sciences qui ne sont que des croyances
socialement validées. Ce Programme raisonne linéairement: une théorie scientifique
est une interprétation; celle-ci sert un pouvoir (de nation, de classe, de sexe, de
statut). Dans un monde et une société inégaux, elle ne peut qu’opprimer ceux qu’elle
ne sert pas. Sa prétention à l’objectivité est la violence suprême et la preuve
immanente de son imposture. Par une autre voie que celle du vieux Maurras, le
Programme fort conclut à tout coup Tout est politique.

6
Jules de Gaultier, subtil philosophe oublié de la triste Belle époque, avait appelé bovarysme
(il pensait bien entendu à l’héroïne de Flaubert) l’incapacité pour les humains de vivre sans
se concevoir autres qu’ils ne sont. Le «bovarysme des collectivités» (qu’il aborde au chapitre
IV du Bovarysme) permet à chacun de leurs membres de jouer son rôle dans l’illusio
collectivement entretenue, illusion de participer à une action noble et décisive face à un
monde désolant.
7
Cf. Boudon, Idéologie, 77.

449
La question n’est pas de nier, ce que nul ne suggère, que les agents sociaux subissent
des influences et des conditionnements, qu’ils pensent en partie par imitation, que
leurs choix, si raisonnés soient-ils, tiennent jusqu’à un certain point à leurs intérêts
par exemple et jusqu’à un autre point à leurs «passions». Demeurant sur le terrain
de l’analyse du discours et de la communication persuasive, je ne suis toutefois, pas
plus qu’un Raymond Boudon, un utilitariste: si l’individu social n’était mu que par
ses intérêts (matériels et individuels), ses «raisons» alléguées ne seraient jamais que
des alibis rhétoriques en effet.

La question n’est pas de cesser d’expliquer partiellement une doctrine ou une théorie
en se référant aux circonstances historiques et sociales de son émergence; le
problème commence pourtant au moment où on considère que l’élucidation de ces
circonstances, transmuées en déterminations, épuise l’explication requise.8
Comprenons-nous bien: la question, finalement, est de savoir si les discours, les
argumentations et les explications que les acteurs donnent de leurs convictions
peuvent et doivent être annulés et écartés pour que le savant regarde ailleurs et les
explique intégralement par des motifs autres que des raisons, par des déterminations
qui formeraient explication suffisante et rendraient négligeables les raisons
alléguées.

On peur certainement et utilement montrer de plus ou moins fortes corrélations entre


des convictions, des adhésions, des choix et des situations et des qualités
socialement objectives, comme classe, sexe, milieu. Ici n’est pas le problème surtout
qu’en effet ces corrélations ne sont jamais à 100% constantes, si fins et nombreux
que soient les paramètres retenus. Le problème est dans le fait de traiter les discours
comme des épiphénomènes et les raisonnements comme des rationalisations, de
traiter les raisons données comme illusoires par la nature des choses. Une difficulté
corrélative est que le théoricien holiste ne considère pas ses idées comme illusoires
et purement déterminées — et qu’il y a une arrogance inhérente à cette auto-
exclusion de son propre déterminisme. Le problème commence lorqu’on fait un
axiome de l’idée que les explications que les hommes donnent de leurs conduites
n’ont guère d’intérêt puisque ce qui est intéressant, ce sont les motifs réels qui sont
derrière. Le dominant dissimule des intérêts de classe derrière des idéaux. Le
bourgeois met ses intérêts au cœur de ses idéaux puis il se représente ses idéaux
comme désintéressés. C’est Marx.9 Le dominé dissimule sa rancœur et son
ressentiment derrière une morale évangélique. C’est Nietzsche. Le névrosé dissimule
des pulsions incontrôlables et des perversions provoquées par un ancien trauma

8
Par ailleurs, les objections immédiates se trouvent sans peine: Guizot, Royer-Collard,
Benjamin Constant, Saint-Simon, Enfantin, Considérant appartiennent à la même époque,
à la même éducation et à la même classe; ce qui doit intéresser est que leurs pensées diffèrent
du tout au tout.
9
C’est bien le sens premier d’idéologie: toute pensée décalée du réel et de la praxis.

450
derrière des justifications, des «rationalisations». C’est Freud. Tout n’est pas faux
ici, mais un modèle herméneutique exclusif et à sens unique extrapolé de cette
logique du soupçon est à coup sûr stérile.

La tendance à voir les humains comme de perpétuels menteurs à eux-mêmes, comme


fatalement mystifiés par le milieu qui les engendre et comme des sujets illusoires,
comme des marionnettes et des perroquets du social aboutit à une anthropologie
dogmatique, hautement arbitraire et qui a des aspects déplaisants. Je dirais même
des aspects politiquement dangereux et, on pourrait le soutenir en tout cas, en dépit
du fait que cette tendance est plutôt marquée à gauche, rien moins que
«progressistes». Il y a dans cette quasi-anthropologie une manière choquante de ne
pas prendre les humains au sérieux. Si tout discours se développe dans l’Illusio ou
est agi par une volonté de pouvoir, rien de plus vain que de prétendre briser tant soit
peu le carcan et de chercher à penser de façon critique; tout est et sera «idéologique»
et la volonté de travail critique ne sera qu’une mystification renforcée. Dans le
Programme fort, il y a des intérêts sociaux (et de gender), des conditionnements et
des «pouvoirs» foucaldiens, c’est tout ce qu’il y a. L’intériorisation des
déterminismes collectifs est la seule particularité des individus — et leur infinie
capacité à se cacher le fait qu’ils cèdent à des déterminations sociales. Le libre
arbitre, allégué par les religions du passé comme par les philosophies rationalistes,
est alors l’Illusio suprême.

Le gros problème, méthodologique cette fois, est aussi dans la propension du


holisme à substituer à l’analyse du discours des sortes de «boîtes noires» comme le
dit Raymond Boudon. On quitte quelque chose qui est analysable pour renfermer le
problème en une boîte close et étiquetée d’où la lumière explicative ne ressortira
pas. C’est votre inconscient, votre libido ou votre surmoi, c’est votre détermination
de classe, c’est votre habitus: ce ne sont pas plus là des explications que le fameux
«C’est votre léthargie!» du Légataire universel.10 Ce sont des explications qui
n’expliquent rien et qui redisent toujours la même chose comme le caricaturent les
versions scolaires et estudiantines du marxisme ou du freudisme. L’idéologie du
soupçon aboutit fréquemment à un simplisme mécanique. Quand on dit que
quelqu’un croit telle chose parce qu’il a «intériorisé» une croyance, notamment une
croyance que je juge fausse, on ne dit rien qui vaille et on n’a toujours pas expliqué
pourquoi il y croit.11 Boudon a raison, le jeu est trop facile:

Il croit à des idées qui me paraissent étranges: «pensée magique»;


il s’engage dans un combat qui ne me plaît pas: «fanatisme»; ... il

10
De Regnard.
11
Boudon.

451
ne voit pas le monde tel qu’il est: «aliénation, fausse
conscience».12

Par ailleurs, si dans la même culture à la même époque, la même classe, le même
milieu etc., deux individus du même sexe, comme il advient constamment,
entretiennent des convictions diamétralement opposées, il me faudra expliquer un
peu cette détermination sociale qui engendre tout et son contraire. L’idéologie du
soupçon n’est pas non plus en effet à l’abri de l’accusation d’esquiver le principe de
non contradiction: si mon idéologie est conforme à mes intérêts, ça marche; si mes
convictions vont contre mes intérêts, je suis «aliéné» et ça marche encore.

L’explication holiste a quelque rapport avec ma réflexion dans ce livre sur les
coupures cognitives. Le sociologue, spécialement le sociologue peu ou prou militant,
a de bonnes raisons de croire que les raisons des autres ne sont pas à prendre au
sérieux. En effte, il ne pense pas du tout comme eux et il se sent rationnel, il faut
donc, sinon qu’ils soient fous, du moins qu’ils soient «aliénés» par quelque chose.
Puisque les raisons plausibles que j’envisage ne me font pas penser comme ça, il faut
qu’il y ait à cette pensée des causes occultes à trouver et je les trouverai dans les
structures sociales.

Il y a dans le soupçon de motifs cachés derrière les raisons une herméneutique et


une psychologie qui peuvent être fécondes en certains contextes et jusqu’à un point,
mais la logique du soupçon permet non moins et légitime la tendance des faux
habiles de se donner une supériorité à bon compte. Dans la discussion ordinaire
justement, le holiste transgresse les règles du savoir-vivre dialectique par un
mouvement ad hominem à brûle-pourpoint. «Oh! Je sais bien pourquoi vous dites
ceci: en tant que Français, en tant que femme ou qu’homme, qu’universitaire, que
petit bourgeois, étant donné votre milieu etc., vous ne pouvez manquer de le
penser». Si ceci, si cette assignation explique tout, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle
et cela me dispense de vous réfuter et de voir (c’est souvent ce que je souhaite) s’il
n’y a rien dans vos raisonnements qui devrait m’interpeller.

Modèle rationnel généralisé

Le Modèle du calcul économique pose, non que les individus calculent et agissent
au mieux de leurs intérêts, qu’ils calculent les risques, coûts et bénéfices d’une voie
d’action, mais qu’ils agissent comme si ils avaient, statistiquement parlant, fait ce
calcul. La théorie des choix rationnels conduit à des lois économiques élégantes et
puissantes. Ce que nous savons de la Fourmi répond bien au calcul économique,
mais la Cigale a aussi ses raisons et le sociologue qui n’est pas l’économiste doit
expliquer les Cigales aussi. Le Modèle rationnel généralisé, MRG qui excède les

12
Boudon, Cognition, 50.

452
paramètres de l’Homo economicus consiste à donner à comprendre ces raisons non
moins que celles de la Fourmi et, les ayant fournies, de les tenir pour une explication
suffisante de l’attitude et de l’action des uns et des autres. Le Modèle rationnel
généralisé développé par Raymond Boudon pose que les croyances et les décisions
reposent sur des raisons que le sociologue peut découvrir et objectiver, raisons qui
peuvent être parfaitement fausses objectivement et qui peuvent être basées sur des
valeurs elles-mêmes déraisonnables, les erreurs qui entachent nos croyances
n’excluant pas leur rationalité informelle et leur intelligibilité à cet égard.

Boudon admet bien qu’on peut avoir des idées «douteuses, fragiles ou fausses» en
même temps que de bonnes raisons d’y adhérer. Ces raisons ne sont pas à écarter;
au contraire, une fois postulées et attribuées à un individu idéaltypique, elles
procurent une explication suffisante à l’intérieur de circonstances elles-mêmes
circonscrites dans un cadre économique, politique, culturel particulier. Simplement,
ce «cadre» qui encadre et influence, n’est pas la «raison» de la croyance. Que des
facteurs affectifs la favorisent aussi, comme il advient, ne veut pas dire et ne permet
pas de conclure que l’affectif en est la source unique et l’explication. J’adhère à un
axiome heuristique de Raymond Boudon qui me paraît simple et fécond:

Les croyances qui nous paraissent irrationnelles sont le produit


d’un effort rationnel pour interpréter le monde avec les ressources
cognitives dont on dispose.13

Le mérite du MRG est dans ce qu’il exclut: les fameuses «boîtes noires»,
l’aliénation, la mauvaise foi, les prétendues catégories psychologiques utilisées
comme alpha et omega, comme: rigidité mentale, conformisme, personnalité («—
autoritaire» etc.) La force des arguments qui vous persuadent ne tient pas à votre
«socialisation», lequel concept fait penser à la «vertu dormitive de l’opium», mais
au fait, qui est celui à expliquer, que vous croyez à ces arguments et que vous êtes
prêt à les soutenir.

Ceci dit, je rencontre une difficulté avec le Modèle de l’individualisme


méthodologique quand il s’agit pour Raymond Boudon d’expliquer des conduites
que les individus auraient justifiées ou, effectivement, ont justifiées et des termes
tout autre que les siens. Car cette discordance semble revenir alimenter le vieux
concept de fausse conscience. Dès lors que la rationalité inhérente à la croyance du
sujet et à ses arguments est différente de la raison de sens commun prêtée à l’Homo
sociologicus «à partir de la situation des acteurs et de leurs dispositions»,14 on
retrouve l’herméneutique de l’illusion. Les fonctionnaires et les militaires prussiens
adhérent à la franc-maçonnerie parce que cette doctrine évoque une autorité centrale

13
Études. II 184.
14
Idéologie, 94.

453
impersonnelle qui ressemble à leur rapport au pouvoir en Prusse: cette raison qu’on
leur prête est peut-être la bonne, mais elle est étrangère à celles qu’ils auraient pu
donner. Cette objection vaut encore mieux pour la façon dont Max Weber explique
pourquoi le centurion romain est plutôt monothéiste et le paganus plutôt polythéiste,
explication rationnelle mais qui vient plusieurs siècles trop tard et n’est venue à
l’esprit d’aucun Romain du Bas Empire. Durkheim dit bien que «les raisons par
lesquelles le croyant justifie sa foi peuvent être et sont généralement erronées» —
autrement dit, lui ferais-je dire, les vraies raisons sont celles du sociologue et telles
qu’elles n’auraient pu être conçues par les acteurs concernés.

Si le MRG admet que je peux avoir de bonnes raisons d’en soutenir mordicus de
mauvaises, il me semble que la méthode s’autodétruit en un calembour. C’est jouer
sur les mots et à ce compte tout ce qui est jugé d’abord irrationnel devient explicable
de quelque façon. C’est pourtant ce que dit Boudon en expliquant les «tendances
illibérales» des intellectuels français: «ils tendent à ne retenir que les données qui
confirment leurs convictions et à n’accepter les leçons du réel que lorsqu’ils sont mis
au pied du mur.»15 Que des dénégations, des idées délirantes, des raisonnements
illogiques, que le dédain des faits puissent avoir des «raisons» (dans le sens de
motivations, liées à des intérêts dans le meilleur des cas et, dans le pire, contraires
mêmes aux intérêts «matériels»), c’est fort bien mais cela nous ramène à la
conception holiste et à la «schizophrénie» du sujet qui sait qu’il a des motifs
d’adhérer à des raisonnements irrationnels et des motifs de se cacher qu’ils le sont.
En outre, les mauvaises raisons sont conscientes et les bonnes raisons-motifs sont
inconscients; on retrouve le modèle culturaliste.

Le sociologue a intérêt à considérer l’acteur social comme rationnel et à sonder ses


raisons de croire et d’agir, mais on peut se demander si les raisons reconstruites par
le sociologue ne sont pas des constructions ad hoc destinées à procurer à des
conduites déconcertantes une chaîne de motifs intelligibles par le sens commun. Je
crois que la théorie rhétorique de conflit de logiques argumentatives a l’avantage
d’éviter cette retombée et de continuer à chercher à mieux comprendre le rapport
entre les raisons, les croyances et les décisions.

Monde empirique et monde raisonné

Le monde dans sa facticité ne dit rien, il ne raisonne pas. Pour argumenter sur le
monde, il faut d’abord que je le simplifie et que je l’ordonne. Pour ce faire, il faut
que j’aie des critères d’ordonnancement et d’élimination. Puis, il faut que je le
confronte à des irréels, des notions dont je dispose, des types, des valeurs, des
paradigmes, des schémas. Il y a sans doute des phénomènes réguliers dans le monde,
mais il n’y a pas de raisonnements qui en émanent. Rien ne me garantit l’adéquation

15
Pourquoi, 71.

454
des choses et des mots, des processus et des inférences: c’est bien pourquoi
j’argumente. L’universel (les valeurs universelles) n’est pas donné et il est même,
me semble-t-il, d’ordre contrefactuel, il résulte de raisonnements apagogiques
institués contre le cours du monde.

Le monde raisonné et débattu est indémontrable ce qui ne dispense pas de raisonner


et de raisonner avec autant de force que possible justement parce qu’aucune
argumentation ne sera décisive. Nul n’a jamais réussi «à axiomatiser l’éthique», dit
Hillary Putnam.16 Nul ne peut démontrer les principes moraux — par exemple qu’il
ne soit pas bien de torturer un enfant devant sa mère, même si l’intérêt supérieur de
l’État exige (ou la façon dont je le comprends) de la faire parler. Cette règle
indémontrée ci est reçue universellement (sauf par les ci-devant militaires argentins
du temps de Videla) même si ce n’est ni axiomatisable ni démontrable en rigueur.

La raison plus rationnelle que le monde

Je ne trouve rien à tirer de la vieille conception métaphysique représentant la raison


comme cette faculté propre à produire des énoncés vrais sur le monde à la façon
dont la vision et les autre sens me permettent d’avoir des perceptions vraies du
monde (sauf ... illusion d’optique). Je ne vois pas non plus intérêt à conclure, par
raccourci, à l’idée strictement pyrrhonienne et dogmatiquement irrationnelle que le
monde est ma représentation et que cela s’arrête là.

Je crois que toute réflexion sur l’exercice de la raison doit englober et expliquer et
les raisonnements du bon sens et la capacité presque illimitée du théologien, du nazi
ou du paranoïaque à accumuler des raisonnements chimériques ou imbéciles et des
raisonnements qui semblent conçus pour offusquer et distordre leur rapport au
monde. Elle doit poser que, sinon la Raison ontologique, du moins l’activité de
raisonnement sert autant à cacher le monde, à l’occulter en lui substituant des êtres
de raison, à nier la malencontre du réel qu’à l’appréhender lucidement et à le
regarder en face.

On est frappé de voir combien les gens qui adhèrent à une doctrine certaine, à une
explication définitive, quand le monde leur échappe et les dément, font, non pas un
effort d’observation et de pénétration plus nuancée, mais un inflexible effort
additionnel de logique. Rien n’est plus logique qu’un théoricien anarchiste de La
Révolte quand les choses vont au plus mal:

16
Raison, 159.

455
...nous avons toujours cherché à nous appuyer sur la logique, le
raisonnement et l’argumentation, au risque de passer pour des
doctrinaires et des pions.17

Ce monde est im-probable. À force de vouloir être rigoureusement rationnel face à


lui, je risque simplement de m’égarer. C’est ce que disait le sceptique Rivarol et
nous retrouvons l’antique suspicion quant à l’irrationalité inhérente à la logique
inflexible et sans sagacité: «De certitude en certitude et de clarté en clarté, l’esprit
peut n’aboutir qu’à l’erreur.»

Raisonner consiste à conjurer et maquiller ce qui, dans le réel, dans le cours des
événements, et par rapport à ce que je crois en savoir, est sinon intégralement
absurde du moins par quelque côté inexplicable et déraisonnable. Ce dont témoigne
le modèle philosophique de Hegel avec son devenir-raison de l’histoire (et celui de
tous les hommes de son temps, Saint-Simon, Buchez, Colins, Comte...) Car enfin,
s’il est quelque chose qui n’est pas réductible à une rationalité, c’est bien le devenir
historique.

Si je me mettais à raisonner par alternative sur cette fâcheuse situation, je pourrais


dire: ou bien la raison n’est pas un instrument fiable pour connaître le monde, ou
bien le monde est intrinsèquement déraisonnable. Comme il est difficile de déclarer
tout de go le monde déraisonnable, j’en viens à admettre que l’exercice de la raison
qui oppose au monde une rationalité excessive et la lui applique «de part en part»
représente un usage déraisonnable de ma raison. Mais à ce compte l’argumentation
rhétorique excèdent constamment le vérifiable: l’orateur, le politicien, l’avocat, le
militant veulent toujours mettre trop de mots sur le monde, trop convaincre et trop
expliquer, trop clarifier, rendre trop cohérent. Ce trop est dans l’essence du
rhétorique.

Les rationalistes ont toujours su que trop de cohérence conduit immanquablement


à des antinomies. Ce que pensait Kant. La rhétorique ordinaire qui n’a pas le loisir
de la réflexivité philosophique, s’occupe bonnement à maquiller ses antinomies pour
que ça ne se voie pas trop et à prouver son bon droit par sa «cohérence». J’ai rappelé
que Vilfredo Pareto voyait à bon droit dans la cohérence systémique le trait typique
de la Docta Ignorantia idéologique.

La raison est, par la nature de ses opérations mentales et leur illimitation, plus
rationnelle que l’empirie à laquelle elle s’applique vaille que vaille: elle tend à y
mettre de la stabilité, de la cohérence, de la systématicité, de la structuration, du
binarisme notamment. À y mettre du sens tout simplement: que faire d’une
coïncidence sinon chercher en quoi elle peut être «significative»? Or, voici bien

17
La Révolte, III, 7 (1889), 1.

456
l’amorce de ce que nous avons appelé la Logique paranoïaque. Celle-ci est ce que
je dis depuis le début: non une forme de «folie», mais un effort excessif de
rationalité face à un monde qui ne l’est pas à ce point. Rien ne relève du hasard ni
de l’involontaire dans cette Logique, ni ne se perd dans des enchaînements de causes
diverses, tout a été prévu et calculé.

Que faire face au fuyant, à l’inconnu, à l’immaîtrisable? La réponse se trouve chez


tous les historiens des idéologies et elle définit la notion même d’Idéologie: il faut
«chercher une réponse globale et définitive qui mette un terme au questionnement».18
L’idéal idéologique, c’est bel et bien l’infalsifiable et l’inexpugnable, renforcés
d’une réserve inépuisable de sophismes dénégateurs.19

Derrière les diverses logiques que nous avons décrites et derrière ce que nous
pouvons y trouver ici et là d’irrationnel, il y a une rationalité frustrée qui a voulu
trouver dans le monde plus de raison que celui-ci ne peut en offrir. Les idéo-logiques
sont des machines à avoir raison contre les malencontres du devenir. De toutes les
définitions du socialisme, celle qui va droit au cœur des choses est celle d’Edward
Hyams: «Socialism is the name we give to a rational attempt to give expression ...
to an irrational belief in immanent justice».20

Par ailleurs et concurremment, je retiens des vieilles théories de la «fausse


conscience», leur point de départ au moins, qui montre l’homme jeté dans le monde
social institué: comment puis-je me servir de ma raison, non pour le juger de haut
(à moins que je ne sois prêt à boire la ciguë) mais pour survivre dans un système
partiellement irrationnel. À ce niveau, cette remarque vaut pour tout type de société:
comment ma «conscience» s’accommode-t-elle du rôle que je dois jouer dans le
capitalisme (question de Lukàcs et al.) ou dans le communisme (question de Gabel
et al.) et de la nécessité où je me trouve de leur prêter une logique et des valeurs,
sinon en me suggérant fortement et persuasivement des rationalisations
irrationnelles.

«Pourquoi ma fille est-elle morte? je l’aimais tant!» Est-ce une vraie question ou
l’expression absurde d’un grand chagrin? Et si c’était une vraie question, même si
aucune réponse satisfaisante ne peut y répondre?

Dans le monde empirique, la flèche de Zénon atteint sa cible. Dans le raisonnement


philosophique, elle ne l’atteint pas. On pourrait conclure que ceci débouche sur la

18
Taguieff, Foire, 80.
19
C’est en quoi Popper a raison qui voit dans le respect de l’expérience et le fait que ce qui
prime ce n’est pas la logique mais la confrontation l’essentiel de ce qui distingue la science
de la métaphysique.
20
Hyams, Edward. The Millenium Postponed. London: Secker & Warburg, 1974, 3.

457
question directe: Qu’est-ce qui ne va pas avec le raisonnement? Mais il y a des gens
qui poseraient plutôt la question: Qu’est-ce qui ne va pas avec le monde? L’eurêka
typique des idéologues est le moment où leur raison leur fait trouver le monde
absurde — ce qui le condamne logiquement autant que moralement. Ainsi du
capitalisme pour les hommes de la Deuxième Internationale:

Qu’est-ce qu’une organisation sociale qui engendre la misère au


sein de l’abondance? Elle n’est pas seulement injuste, elle est
absurde.21

Cela a été un grand argument socialiste sous la Deuxième Internationale: le


capitalisme est illogique autant qu’il est criminel et d’autant mieux condamné à
disparaître sous peu qu’il choque la raison ... au point que le plus étonnant, c’était
de voir perdurer un dispositif économique aussi absurde que chancelant. «On a
comparé avec raison, écrit le marxiste Charles Rappoport, la société actuelle à une
maison à l’envers ayant ses assises en l’air, ou à une pyramide renversée se tenant
miraculeusement sur sa pointe.»22 Un témoin venu de la rationalité future était censé
n’en pas croire ses yeux: on se demandera un jour «comment le régime capitaliste,
plein d’absurdités et de contradictions les plus scandaleuses a pu durer et vivre sur
et par des ruines accumulées par lui. On aura de la peine à le croire dans les temps
à venir.»23

On présente Voltaire comme un «rationaliste», mais c’est avant tout un homme de


lettres et tous ses contes reviennent à montrer ironiquement les limites du
raisonnement, les dangers des systèmes, et se gaussent des spéculations insanes des
philosophes. Si Voltaire hait l’anti-raison, les fables des prêtres, les dogmes et les
préjugés, il doute aussi et se méfie de l’excès de raisonnement, excès qu’il voit
constant chez les humains et il le blâme. Comme l’avoue le Philosophe à
Micromégas, «... nous nous entendons sur deux ou trois choses que nous
comprenons et nous disputons de deux ou trois mille que nous ne comprenons pas...»

C’est bien pourquoi, parmi les philosophes modernes, il en est beaucoup qui ont
douté que la raison raisonnante puisse s’appliquer utilement aux affaires de la vie.
Pour Schopenhauer, le monde est passionnel et irrationnel, rien ne sert de lui
appliquer une exsangue raison pure. Pour Søren Kierkegaard, le recours à la seule
raison est le cas par excellence de l’«inauthenticité» existentielle. La raison a failli,
elle ne comprend pas les questions vitales etc. Les vérités morales sont
indéfendables car infondables, elles sont le masque de la rancune des faibles et des

21
Deslinières, Lucien. Qu’est-ce que le socialisme? Bois-Colombes: L’Auteur, 1907, 17.
22
Pourquoi nous sommes socialistes? Paris: Quillet, 1913, 1.
23
Rappoport, «Le rachat du capitalisme», Le socialisme, vol. 1908.

458
incapables. Même venu à ce point, le philosophe raisonne encore pour voir ce qu’on
peut tirer de la raison s’obstinant face à un monde absurde. Si le Cosmos est
dépourvu de sens, si Homo sapiens est un animal dénaturé, si la destinée humaine
est un bref instant qui ne laisse pas de trace, si l’idée d’une communauté juste et
bonne est une illusion sans avenir, que conclure? On peut du reste, rien ne l’interdit,
conclure dans un sens plus roboratif et trouver — en combinant absurdité et
humanisme — de la grandeur, une vaine grandeur, dans la protestation de rationalité
que les hommes manifestent en argumentant inlassablement sur un monde absurde:

Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on


en peut dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet
irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au
plus profond de l’homme.24

Une raison embarquée et un monde mal connaissable

Le monde sur lequel je raisonne excède toujours immensément le perceptible et


vérifiable: je raisonne et délibère sur ce qui se passe dans la tête des autres, sur ce
qui va se passer, sur ce qui pourrait se passer, sur les inextricables causes de ce qui
s’est passé. L’homme qui raisonne et argumente sur le monde empirique se trouve
en une situation difficile — sans le moindre rapport avec la rationalité artificielle et
confortable de la réflexion scientifique. Au contraire du laboratoire où j’ai construit
un mini-monde contrôlé et maîtrisable sur lequel, sans être vitalement concerné par
les résultats éventuels, je ne pose que des questions circonscrites, balisées et
prévues, le monde au dehors sur lequel je raisonne aussi, le monde qu’on appelle
empirique et le devenir sont toujours moins rationnels que ma raison (ou que l’usage
un peu déraisonnable que je suis tenté d’en faire — ne serait-ce que parce que je suis
dans la nécessité de le maîtriser ou de me donner l’illusion de le faire). Ce monde
est en grande partie inconnaissable, imprévisible, immaîtrisable alors que je suis
«embarqué» dedans et souvent sous pression d’urgence pour lui trouver un sens.

La raison des manuels de philosophie est une machine, désincarnée et insituée, de


recherche du vrai et du bien. La raison dont nous nous occupons à titre de
rhétoriciens est une raison embarquée dans le monde, inséparable de milieux et de
modes de vie, inséparable des décisions et des actions des hommes et intriquée à
elles. Nous voudrions, semble-t-il, que leurs raisonnements soient plus sains et plus
raisonnables que leurs actions parce que nous avons cette image désincarnée d’une
raison planant au-dessus de la mêlée. Un peu de réflexion montre que ce ne saurait
être le cas. Si je vis dans une secte religieuse, dans un parti politique rigide, dans un

24
Mythe, 37.

459
régime fasciste, dans l’apartheid et que je les approuve ou que je veux simplement
y survivre, j’ai automatiquement les «raisons» qui vont avec et qui légitiment mon
adhésion et le cours de mes actions. Ces raisons me semblent excellentes du seul fait
déjà qu’elles réduisent la dissonance entre mes idées et mes actes — alors qu’elles
vont sembler «folles» au monde extérieur. Je tiens pour bons les raisonnements qui
me rendent tolérable ou moins intolérable mon rapport au monde immédiat.
Argumenter revient alors notamment à trouver des «raisons» à des systèmes sociaux
injustes, des mœurs déraisonnables, des sentiments absurdes collectivement
inculqués; ces «raisons» ne sont pas des dispositifs à dévoiler la réalité du monde ni
à le regarder tel quel, elles sont des manteaux de Noé qui dissimulent l’obscénité du
monde.

Je rappelle la notion de dissonance chez Leon Festinger et ce que j’en tire dans le
contexte de ce livre. Les humains se mettent surtout à produire des argumentations
lorsqu’une discordance de nature concrète s’est introduite dans leur monde. Je suis
profondément anti-raciste, ... mais j’envisage de retirer mes enfants de l’école où les
noirs ou bien les petits Arabes «font des problèmes». Ici, il s’agit de trouver vite de
bons arguments pour réconcilier ces deux logiques. Le psycho-sociologue Festinger
suppose suprême chez l’homme le besoin de cohérence. Il ne s’agit pas de
rationalisations freudiennes, de raisons données à des sentiments dont les motifs
inconscients nous échappent. Il s’agit d’argumenter contre un inconfort rationnel
conscient. De (me) convaincre notamment que mes conduites sont déterminées par
moi et non par les circonstances. De me justifier aux yeux des autres et à mes yeux,
de ne pas me désavouer moi-même. L’argumentation intervient ici a posteriori et
elle a pour fin de rendre compatibles entre elles mes opinions diverses, par exemple
sur le gouvernement, sa politique internationale, nationale, locale, mes alliés, mes
ennemis, mes collègues, mes voisins.

Ceci expliquerait que les raisonnements offerts par «les autres» me semblent souvent
non seulement fous mais hypocrites: ils colmatent tant bien que mal des dissonances,
mais je perçois tout de même celles-ci à travers des rationalisations que je vois pour
ma part comme des dénégations. En politique, si j’approuve certains points de la
politique de la droite et déteste certains aspects de la politique de gauche — et si je
me sens irrévocablement «de gauche», il me faut raisonner tout ceci pour que cela
retrouve de la cohérence. Il y a de très bonnes raisons (de coût psychologique) à
accepter son choix de carrière, les valeurs de son milieux, son sexe et sa destinée;
il reste à trouver les arguments ad hoc. Il y a des raisons un peu moins bonnes, mais
tout de même, de se soumettre à l’opinion publique, à l’idéologie dominante et cette
soumission ira mieux si je me trouve des «raisons personnelles» d’y adhérer et si je
me convaincs que je me comporte en fonction de «mes» idées.

Personne, en dehors d’un laboratoire, dans la «vraie vie», n’a jamais toutes les
données possibles et pertinentes, ni le souci de les rassembler, ni tout le temps de les

460
tester et de les évaluer, de sorte qu’il est à peu près raisonnable de prendre des
raccourcis, de simplifier en noir et blanc, de laisser de côté de la complexité peu
maîtrisable, d’extrapoler et de généraliser, de se donner des conclusions qui
excèdent les données, qui passent sur l’inconnu et l’ignoré, et des conclusions plus
fermes et plus susceptibles d’asseoir une décision qu’il n’est «logique». La plupart
des choses recensées comme «sophismes» sont raisonnables comme des raccourcis
de la pensée et des moyens de sortir de l’incertitude.

Si je dispose même d’énormément de faits vrais, je n’ai toujours pas un


raisonnement pour les relier et les hiérarchiser. Le problème de l’historien n’est pas
de trouver des faits vrais, il en a souvent à la pelle, mais d’argumenter une sélection
de faits pertinents, «intéressants» ... en évitant la pétition de principe.

Si j’argumente sur l’avenir — en soi largement hors du connaissable, — comment


puis-je, ce faisant, maîtriser mon sentiment de précarité, d’impuissance, d’angoisse,
comment exorciser en raisonnant les menaces et les malheurs possibles. Que serait
surtout une théorie rhétorique qui étudierait les raisonnements conjecturaux et
prévisionnels en écartant comme oiseux et sans intérêt tout ce «psychologique»? La
première modernité (19e et 20e siècles) a eu justement pour passion de raisonner
l’avenir et de se disputer sur le sens du «progrès», mais peu, ou bien rarement, de
débattre sur la possibilité d’en connaître. On éprouve une sorte d’attendrissement
exaspéré en lisant les démonstrations d’Auguste Comte et sa satisfaction scientifique
«d’introduire enfin une unité parfaite et une rigoureuse continuité dans cet immense
spectacle où l’on voit d’ordinaire tant de confusion et d’incohérence».25 Dans ce
contexte, peu nombreux en effet ont été ceux qui ont objecté à cet enthousiasme
cognitif en déclarant tout uniment l’histoire future, le devenir, à court et à long
terme, inconnaissables. Gustave Le Bon, positiviste spencérien et darwiniste social,
vaticinant parfois de façon pessimiste lui-même, opposait cependant aux théories
socialistes, parmi d’autres angles d’attaque, la thèse des limites immédiates de toutes
prévisions historiques. «Que pourrions-nous dire de l’avenir, écrit-il, nous qui
ignorons presque tout du monde où nous vivons, et qui nous heurtons à un mur
impénétrable dès que nous voulons découvrir les causes des phénomènes?»26

Par ailleurs, les raisonnements dont nous nous occupons se font dans la langue
naturelle ou plutôt, quelque effort que fasse les langues juridique ou sociologique

25
Cours de philos. positiv., VI 457. Comte déclare avoir découvert les quinze principales lois
sociologiques, avec lui, «l’esprit scientifique a atteint son degré suprême». La découverte par
Comte des lois de cette science était le grand sujet d’admiration de Littré, «Avoir assujetti
les phénomènes sociaux au régime scientifique est capital. Car maintenant dans la décadence
de toute théologie et de toute métaphysique, c’est l’unique condition du ralliement des
intelligences.»
26
Psychologie du socialisme, 449.

461
ou psychologique pour axiomatiser, dans les secteurs mous de la langue et du
lexique. Quand je dis : Jean est «malhonnête», ou «sournois», ou «généreux» ou
«vulgaire», je ne dis rien d’aussi précis que «acide» ou «basique» ou «soluble». (Il
y a une solution, désespérée, en psychologie: le behaviourisme qui consiste à
débarrasser une fois pour toutes le discours des «états intérieurs» du sujet observé.)

Le réel avec ses quasars, ses chromosomes, ses individus singuliers et leurs passions
secrètes ne nous est jamais connu que très lacunairement, très partiellement, avec
beaucoup d’incertitudes et de possibilités d’erreur. Nous percevons surtout des
effets, des résultats; fort peu des processus, des mécanismes exacts. Nous ne savons
pas bien ce qui se passe dans la tête de nos amis les plus intimes, nous ignorons à
jamais leurs chagrins, leurs peurs, leurs espoirs et nous raisonnons et débattons pour
substituer une connaissance artificielle, sommaire et conjecturale à cet abîme
d’ignorance, c’est à dire pour croire connaître. Que connaissons-nous du reste avec
précision et certitude du monde naturel et que connaissons-nous même et maîtrisons
pleinement de nos institutions sociales et de nos techniques.27

Nous raisonnons avec des mots achroniques sur un monde changeant: “Socrate est
chauve”, mais quand l’est-il devenu? Le raisonnement est statique alors que le réel
n’est pas une structure intemporelle; il est est un déroulement et, de mon présent
immédiat, vaguement ou plutôt partiellement connu, je raisonne sur le passé
insondable et peu vérifiable (même le plus récent) et sur l’avenir imprévisible avec
ses chaînes de conséquences trop longues pour que je les mette en «sorite».Je
projette l’argumentation sur le passé et l’avenir et je me donne l’illusion que le
présent peut les contenir.

C’est la leçon de Hamlet dès le début du drame: le monde excède le raisonnement,


«Il y a plus de choses sur terre et au ciel que n’en rêve votre philosophie» — à ceci
près que devant ce monde inconnu, mal connaissable à tout le moins, la
«philosophie» lato sensu consiste à feindre de le connaître et de le maîtriser en
raisonnant. De sorte que, lorsque ce monde donne démenti sur démenti à mes
convictions, je ne laisse pas tomber, je ne m’incline pas, je me mets à disputer avec
lui, je bricole des hypothèses adventices. J’argumente non pas tant quand les choses
sont claires, mais quand le monde se brouille, que les repères se dissolvent, que le
monde “extérieur” résiste à mes idées et me dément. J’argumente plus que jamais
quand les choses sont douteuses. Encore plus quand elles sont extravagantes. On doit
admirer, paraît-il, la Logique de Port-Royal, mais on n’y admire pas ce qu’il y a de
plus surprenant dans son Art de raisonner: le chapitre XIII de la IVe Partie qui
montre comment «bien conduire sa raison» en vue de croire aux miracles ou plutôt
en vue de bien et clairement, rationnellement, distinguer le vrai miracle du faux.

27
Ce sont des erreurs collectives de raisonnement qui accompagnent Three-Mile Island,
Seveso, Tchernobyl.

462
La volonté rationaliste d’abolir l’inconnu et ses peurs, et de percer l’invisible est
bonne en son principe, même si elle est aussi trompeuse et excessive et qu’elle invite
à raisonner dans le vide des spéculations et dans le chimérique. Car Hamlet devrait
ajouter qu’il y a aussi plus de choses, hélas, dans la «philosophie» qu’il n’y en a dans
le monde. Qu’il y a peut être des spectres dans le monde, comme le suggère le
premier acte du drame, mais qu’il y a des spectres intellectuels et ratiocinants en
grand nombre aussi dans la tête de ceux qui raisonnent. Il est toujours possible, au
nom de la raison, de franchir les bornes du connaissable et d’avancer de chimère en
chimère. Il est toujours possible d’énoncer des «lois» là où je ne suis sûr de rien. La
rencontre fatale entre la finitude des systèmes sociaux et l’inconnaissable du devenir
historique sont les conditions mêmes de ce que nous avons appelé les Grands
récits.28 L’histoire s’est mise à dévoiler des lois et des déterminismes, elle a fait
raconter au passé l’avenir de l’humanité et démontré la moralité immanente des
entreprises humaines légitimes, celles qui allaient dans son «sens», au moment même
où l’ouverture des possibles, les mutations et l’augmentation de l’imprévisible liés
à la première «globalisation» accroissaient l’incertitude, qui avait été sensiblement
moindre dans les sociétés routinières.29

Les philosophes concèdent tout ceci en en faisant une forme biscornue de la


grandeur humaine: «L’humanité est ainsi faite qu’elle s’intéresse surtout aux
problèmes qu’elle est incapable de résoudre», écrit Marcel Gauchet réfutant
l’optimisme de Marx.30 La grande histoire intellectuelle à écrire serait l’histoire des
manières, pour les anciens et les modernes, d’excéder le connaissable.

Tout ce qui est énonçable, tout ce qui est argumentable n’est pas de l’ordre du
connaissable ipso facto — c’est une conquête de la science que d’être un dispositif
qui, au contraire des vieilles métaphysiques, dit: ceci est une phrase correcte, ceci
a les apparences d’un questionnement, d’un raisonnement, mais les apparences
seulement parce que cela ne se réfère à rien. Question d’un lycéen dans un
planétarium: Qu’est-ce qui se passait avant le Big Bang? La phrase est intelligible,
bien formée, mais la bonne réponse n’est pas «On ne sait pas», mais: ceci ne sera
jamais de l’ordre du connaissable.

La raison comme dénégation du réel

On a parlé de «falsification» dans les énoncés scientifiques, condition discutante du


progrès des sciences. Mais la raison humaine socialement active, en dehors des

28
Voir Debray, Critique.
29
C’est un peu ce que dit Taguieff, Foire, 79.
30
Gauchet, Marcel. Un monde désenchanté? Paris: Éd. de l’Atelier / Éd. ouvrières, 2004,
164.

463
contraintes instituées d’une communauté savante sourcilieuse, est une machine à
produire des raisonnements échappatoires infinis qui protègent de tout démenti
radical et de toute réfutation insurmontable. Je puis continuer à argumenter (et je le
pourrai indéfiniment jusqu’au jour où cela n’intéressera plus personne) que le projet
révolutionnaire léniniste était excellent en soi et narrer et construire l’histoire de
1917 à nos jours comme ne prouvant absolument rien contre lui. Au contraire tant
qu’à faire!31 Aucune falsification au sens fort ne m’empêchera de le faire et de
persister. Ici encore, l’observateur extérieur à de telles convictions toujours
rafistolées tend à qualifier de déraisonnables les épicycles explicatifs obstinés et leur
irréfutabilité alléguée. Aucun «fait» ne prouve rien contre la thèse soutenue — sauf
le fait qu’une thèse que rien ne réfute ni n’altère peut être dite en dehors de la raison.

Qu’il soit possible de raisonner pour maquiller la réalité et pour fuir la réalité, c’est
fâcheux et depuis Platon et Aristote face aux Sophistes, les esprits véridiques ont
cherché des règles pour empêcher que cela n’arrive et à tracer une frontière nette
entre raisonnements valides et odieux sophismes.

On opposait à Chateaubriand les preuves de la très haute antiquité géologique du


monde, objection forte au récit de la Genèse. Le Génie du christianisme avait
cependant une réplique toute prête et peu réfutable à ce prétendu argument-massue
des athées:

Dieu a dû créer et a sans doute créé le monde avec toutes les


marques de vétusté et de complément que nous lui voyons.32

Raisonnement et scandale. Des constructions aporétiques

La critique sociale qu’elle ne commence à raisonner qu’en découvrant que le monde


est intolérable à la «conscience». La critique sociale consiste d’abord à dégager de
l’enchevêtrement des faits sociaux quelque chose qui frappe l’esprit d’indignation.
L’argumentation naît alors d’une discordance douloureuse entre la conscience et le
monde et elle communie avec les autres consciences généreuses dans cette douleur
partagée. J’ai appelé «gnostique», puisqu’il fallait la nommer, cette dissociation de
la conscience qui s’indigne et du monde qui indigne par quoi déboule tout le
raisonnement. La raison est alors le nom de l’écart entre la conscience et le monde.
À sa source, il y a un sentiment de scandale, c’est-à-dire le sentiment de se trouver

31
W. V. O. Quine s’exaspère d’un cas non moins bien documenté: «Cigaret manufacturers
proudly announced that they were about to have independent researchers prove that there was
not, after all, any causal connection between cigaret smoking and lung cancer.» Quine, Web,
7.
32
Cité par Plantin, Argumentation, 13.

464
en face de quelque chose d’impensable autant qu’intolérable. Quelque chose qui
donne le vertige et qui – comme le soleil et la mort – ne se peut regarder en face.

Les philanthropes romantiques se sont trouvés à raisonner non pas en face de


concepts et de doctrines, mais en face de ce que la rhétorique appelle une
hypotypose, un spectacle qui semble valoir démonstration parce qu’il est
insoutenable. Les Dickens, les Eugène Sue et autres romanciers populaires n’ont eu
qu’à plagier ces tableaux des écrivains humanitaires et spécialistes du «paupérisme»,
et encore allèrent-ils moins loin dans l’horreur que les publicistes du réel:

On a trouvé récemment dans un hangar de Londres, décrit Bigot


de Morogues, un cadavre de femme sans vêtement; sa fille âgée
de dix ans était couchée près d’elle et elle déclara que depuis dix
jours sa mère n’avait pris aucune nourriture; telle fut la cause à
laquelle le jury attribua cet effrayant décès.33

Les philosophes rationalistes, affichant depuis toujours un optimisme de commande,


définissent la raison comme problem-solving. Mais le monde à raisonner,
scandaleux, coincé entre un passé irrémédiable et un futur inconnu, peut être peu
susceptible de solutions rationnelles, insurmontablement opaque ou simplement
insoluble. La chose dénommée raison invite au contraire à chercher des solutions
même là où il n’y en a pas. Face aux défis de la vie, au trouble des passions, aux
menaces extérieures, il vaut mieux parfois avoir recours à de fortes croyances et à
des espérances infondées, à la «raison du cœur».

Les idéologies progressistes sont des tissus d’apories à mesure même de leur
volonté de connaître globalement et de mobiliser les humains en donnant du sens
(signification et direction) à un univers social et historique qui se dérobe
constamment à la cohérence, à la clarté axiologique d’impératifs maîtrisables et à
l’univocité. Pour tout dire, alors que les idéologies de conservation et de maintien
des intérêts et des pouvoirs en place peuvent avoir une certaine cohérence opératoire
sectorielle, ce sont les idéologies-utopies d’émancipation et de transformation du
monde qui sont les plus chimériques, intrinsèquement illogiques et «intenables».
Ceci, Georges Sorel, Karl Mannheim l’avaient bien vu malgré toutes les difficultés
qu’il y avait à consentir à le voir. L’idéologie socialiste et l’utopie collectiviste qui
en forme une composante essentielle et la pars construens du raisonnement, en tant
que «système», présente ce caractère d’être une construction colmatée où les
contradictions dissimulées sont d’autant plus frappantes, une fois décelées, qu’elle
s’est donnée pour une panacée et la solution de tous les problèmes sociaux. Je ne
veux pas seulement parler d’inconséquences locales, de simplifications,

33
Bigot de Morogues, Pierre-Marie Sébastien, baron. Du paupérisme, de la mendicité et des
moyens d’en prévenir les funestes effets. Paris: Dondez-Dupré, 1834, 19.

465
d’aveuglement à percevoir les perversions pratiques probables de principes abstraits.
Les apories sont tissues dans la pensée même et dans ses valeurs fondamentales.
Elles sont probablement constitutives de toute construction de l’esprit qui prétend
totaliser dans l’harmonie non contradictoire un monde irréductiblement conflictuel
et imparfaitement connaissable.34

Raisonnement et spéculation: raisonner à vide

Une théorie de la rationalité qui ne se donne pas comme objet important les débats
byzantins sur le sexe des anges est partiale et fallacieuse dans ses prémisses. Les
humains au cours des siècles ont beaucoup plus débattu et argumenté sur le sexe des
anges (et sur la souveraineté du peuple, et sur la Révolution prolétarienne) que sur
la question de manuel, «Étant donné deux lignes de métro, quelle est celle qui me
permettra le mieux d’atteindre ma destination?» Toute théorie du raisonnement doit
distinguer résolument argumentativité et rapport à l’empirie. Je constate que les
théoriciens de la logique naturelle se gardent de le faire car cela ruinerait leur
démarche et qu’ils introduisent du coup, subrepticement, dans leurs banaux et
innocents exemples un biais systémique. Comme toute philosophie normative, la
logique naturelle se donne d’abord une «situation normale» de raisonnements sur le
concret, normale qui ne l’est pas du tout. Du théologien au paranoïaque, on
n’argumente jamais autant et aussi bien que quand on a perdu tout rapport avec le
réel. La démonstration rhétorique fonctionne très bien dans le vide, plutôt mieux que
dans le plein.

Je lis les journaux de la mi-juillet 2005. Le débat sur les bébés morts sans baptème
reprend: vont-ils, en fin de compte, dans les Limbes ou non? De grands théologiens
contemporains doutent que les Limbes soient compatibles avec la justice de Dieu.
Voici un bon argument, non? Le plus grand ensemble de raisonnements religieux est
aussi le plus rhétoriquement subtil et difficile, c’est la Théodicée: la Bonté et la
Sagesse de Dieu prouvées par le mal omniprésent et le désordre de la Création, il
fallait le faire, on a beau dire — et ça marche. L’Église a édifié ainsi, admirent les
logiciens, un corpus théorique «d’une prodigieuse inventivité logique».35 Dieu est
juste, mais l’innocent souffre en règle générale ici-bas, tandis que le scélérat vit et
meurt heureux; Dieu est tout puissant, mais l’homme est libre: la théologie persuade
que ces propositions n’offrent aucune contradiction et que tel est l’ordre harmonieux
du monde.

34
Voir mon Utopie collectiviste, 1992.
35
Deconchy, Psychologie, 30. C’est peut-être d’ailleurs le caractère déraisonnable des
propositions qu’elle agence entre elles qui, paradoxalement, stimule ce type de logique
formelle jusqu’au paroxysme dit «scolastique». 41.

466
Le credo quia absurdum attribué à Tertullien est exceptionnel: les théologiens ont
toujours raisonné la foi et l’ont démontrée, même si la religion se fonde sur une
Révélation. Les miracles et les prodiges doivent se comprendre rationnellement et
ils ont un rôle rationnel dans la représentation du monde. Les énoncés religieux sont
infalsifiables sans être nonsensical (comme le voulait Carnap), insensés: aucun
malheur immérité ne réfute que «Dieu est Amour» et aucun massacre commis en son
nom, que votre religion est une «religion de paix». Les croyances religieuses sont bel
et bien falsifiables, disent les esprits religieux: vous verrez à la Fin des temps ou
après votre mort, si la religion n’était pas la vérité. Nul, pas même Karl Popper, n’a
dit que, pour une falsification éventuelle, il ne faut pas attendre les circonstances
probantes! Et les axiomes scientifiques, comme «Tout phénomène a une cause», ne
sont-ils pas des «croyances» nécessaires?

Dieu est éternel, omniscient, spirituel, immuable: ces propositions résultent de


raisonnements. Même si ce sont des raisonnements à vide. Il suffit de raisonner par
l’absurde: Dieu est ignorant, impuissant, fatigué, peu intéressé aux affaires de ce
monde? On a beau dire: ces propositions contraires seraient moins ‘raisonnables”!
Le raisonnement religieux que j’appellerai “minimal” est une abduction, une sorte
d’inférence à la meilleure explication: l’existence de l’univers, sa conformation à des
lois et à un certain ordre, la vie, l’homme et sa conscience du monde, tout ceci fait
de l’existence d’un Dieu une probabilité supérieure à celle de sa non-existence.

Il n’y a pas que la religion. Jusqu’à Wittgenstein, la philosophie entretenait l’idée


qu’elle avait pour objet une sorte particulière et supérieure de vérité, supérieure à
celle des gens ordinaires pensant les choses de tous les jours au ras du monde
empirique. Je dirais avec Wittgenstein que la tâche philosophique est d’aider les
gens à penser clairement et non à prétendre penser des choses supérieures, de jongler
avec des idées cachées au vulgaire.

Oui, la rhétorique raisonne bien à vide, mais l’argumentation consiste aussi


notamment à mettre l’empirie au service d’une confirmation de la doctrine. Toutes
les idéologies montent en épingle ces moments ou les événements qui arrivent
vérifient la théorie. Un des grands textes du premier socialisme, la Doctrine de
Saint-Simon de 182936 appuie son raisonnement sur cette preuve par ce qui avait été
prévu par le fondateur de la science sociale et dont on voit paraître les prodromes:
ainsi donc «la conception de Saint-Simon, y lit-on, est vérifiable par l’histoire». Karl
Marx, autre génie scientifique, demeurera pour la Deuxième Internationale l’auteur
de travaux prédictifs, de travaux que l’expérience historique ultérieure, que la suite
des événements confirmait à 100%.37 Une prévision scientifique est en effet d’une

36
Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année. Paris: «L’Organisateur», 1831, 106,
italiques de l’original.
37
Voir mon essai Le marxisme dans les Grands récits.

467
tout autre nature qu’une prophétie, «les socialistes d’aujourd’hui se sont mis à
l’école des faits, dit Guesde, ils ne prophétisent pas, ils observent et concluent.»38

Pourquoi argumente-t-on? Argumentation et justification

La rhétorique de l’argumentation persiste à considérer comme sa norme le débat


entre gens qui partagent la même rationalité et dont – si l’on est rationnellement
optimiste et surtout patient – les divergences les plus âpres relèvent non de la
«surdité» cognitive, mais du mal-entendu. C’est sans doute aussi que la rhétorique
présuppose un axiome qu’elle n’interroge jamais tant il semble aller de soi: axiome
qui est que les humains, même s’ils n’y arrivent pas à tout coup, argumentent pour
se persuader réciproquement – ou du moins pour persuader des tiers à la cantonade
de l’erreur de votre adversaire et de la faiblesse de ses arguments, de la justesse des
vôtres. Ce n’est pas être porté au paradoxe que de dire que cet axiome, tel quel, est
insoutenable. Il est contredit par toute l’observation: si je n’argumentais que face à
des gens que je crois avoir des chances de convaincre ou d’ébranler, j’aurais de la
peine à expliquer l’abondance de discours argumentés – de la polémique politique
à la querelle de ménage – là où les chances de persuader l’interlocuteur, de modifier
son point de vue sont pratiquement nulles et où la seule conclusion est celle, dépitée,
de la querelle de ménage: «You just don’t understand!» Argumenter revient en tout
cas à accepter de façon inhérente l’échec probable de ce qui peut paraître comme un
effort de persuasion. (Après quoi, je peux me consoler in petto en me disant que,
puisque je suis raisonnable, mes interlocuteurs sont bien fous de résister au vrai.)

On pourrait dire que l’argumentation publique ne recherche pas un perlocutoire


immédiat, du type /raconter une blague | faire rigoler/, mais quelque chose comme
un effet à long terme escompté sur un martèlement persévérant et sur une influence
insensible et lente. Ce serait spécialement vrai des «grandes idées» nouvelles,
morales, politiques et sociales. L’argumentateur d’idées nouvelles, même si son
discours n’a aucun effet immédiat, bénéficierait du moins de l’idée conjecturale
consolante qu’il ne perd pas tout à fait son temps. C’est exactement cette idée que
défend Karl Popper qui ne convainquait pas toujours du positivisme critique qui était
le sien, pas plus que de ses convictions de démocrate, et qui justifiait son
obstination: «Arguing is no waste of time as long as people listen to you.»39

L’idée stoïque que les idées justes finissent par vaincre les préjugés les plus
enracinés et les routines, idée qui fut celle de tous les bienfaiteurs incompris, des

38
Double réponse à MM. de Mun et Paul Deschanel. Paris: S.N.L.E./Bellais, 1900, 12.
39
Conjectures, 359. Il ajoutait il est vrai qu’on ne peut toutefois obliger les gens à vous
écouter avec des arguments ni convertir par des arguments les gens qui écartent toute
argumentation.

468
savants moqués, des découvreurs de vérités nouvelles est un topos romantique, rien
de plus. Je l’ai très souvent rencontrée en lisant les premiers prophètes du
socialisme. La vérité des Grands récits était une vérité qui, si elle ne persuadait pas
encore tous les hommes, enlisés dans le préjugé et l’erreur, avait simplement pour
elle l’avenir. Elle avait le temps. Hoéné Wronski, un autre romantique oublié,
présente avec cette confiance impavide dans l’avenir sa singulière doctrine, le
«Messianisme»:

Sans aucune exagération, le dépositaire de cette vérité absolue


peut dire, comme le marquis de Posa dans le Don Carlos de
Schiller: «ce siècle n’est pas mûr pour mon idéal, j’appartiens aux
siècles à venir».

«Nos idées sont justes, sacré pétard, nous finirons par avoir raison»,40 l’anarchiste
Père Peinard le redit en ce style argotique qui faisait son succès vers 1890, la vérité
historique a le temps pour elle car elle a l’avenir pour elle. Elle est immunisée contre
les désillusions du présent. Elle peut ne persuader encore personne, mais elle
prévaudra.

Toutefois, cette confiance de commande dans une persuasion générale toujours à


venir ne saurait tenir lieu d’effet perlocutoire; c’est plutôt un topos consolateur
rationalisant les choses face à une contradiction qui est celle même qui me
préoccupe: face à l’échec perlocutoire du discours et à l’obstination à vouloir
continuer à argumenter en dépit du résultat décevant, chose qu’il faut (s’)expliquer
en effet.

! D’autre part et complémentairement, lorsque j’entends


vraiment et expressément exercer efficacement une influence sur
les autres, sur l’esprit des autres, sur leurs choix et sur leurs
actions, ce n’est pas à des argumentations que j’ai recours, mais,
ainsi qu’en attestent tous les travaux de persuasion politique et de
marketing, à des moyens subliminaux où la raison n’a aucune
part. La séduction commerciale, la propagande politique et même
le lavage de cerveau, le viol des foules et le bourrage de crâne
sont peut-être des procédés atroces et indignes d’êtres rationnels,
mais il est attesté qu’ils marchent.

Les humains argumentent et débattent, ils échangent des «raisons» pour deux motifs
immédiats, logiquement antérieurs à l’espoir, raisonnable, mince ou nul, de
persuader leur interlocuteur: ils argumentent pour se justifier, pour se procurer face
au monde une justification (au sens des théologiens comme au sens sociologique de

40
Le Père Peinard, 16. 2. 1890, 10.

469
Luc Boltanski et Patrick Thévenot)41 inséparable d’un avoir-raison – et ils
argumentent pour se situer par rapport aux raisons des autres en testant la cohérence
et la force qu’ils imputent à leurs positions, pour se positionner (avec les leurs
éventuellement) et, selon la métaphore polémique, pour soutenir ces positions et se
mettre en mesure de résister. La pragmatique argumentative désigne un effet
perlocutoire, «convaincre», mais il s’agit dans la plupart des circonstances d’une
feinte ou d’une convention, d’un moyen de l’intention justificatoire. Justification et
positionnement sont au contraire des visées psychologiques et pragmatiques
immanentes. Si je donne «mes raisons», celles-ci sont censées satisfaire l’obligation
où apparemment je me trouve de répondre à une demande de justification. La
conscience de soi se confond avec le désir de se justifier vis-à-vis d’un auditoire
raisonnable. Plus exactement, ce moi qui se justifie en argumentant est plutôt un
surmoi, plus honnête, plus appliqué à raisonner juste, plus désintéressé et plus au
seul service de la primauté de la raison que les humains ne sont et que ne l’est
l’argumentateur concret.

Pourquoi argumenter publiquement, pourquoi mes croyances qui satisfont mes


intérêts, s’adaptent à mes actions et mes façons de vivre ne me suffisent-elles pas?
N’est-ce pas que je dois, pour quelque raison, manifester mon souci de leur vérité
et de leur raisonnabilité? Protagoras disait, au grand scandale d’Aristote, «Comme
les choses m’apparaissent, ainsi elles sont pour moi». Il me semble que je lui aurais
objecté: mais alors pourquoi les communiquer et pourquoi sembler même vouloir
les faire partager?42 De fait, ma volonté de faire partager mes croyances, même si
elle est déçue, si je n’y parviens pas, se manifeste dans mes propos par le fait que je
les accompagne de «raisons» que je me suis efforcé de trouver. Même si je suis
convaincu que mon interlocuteur brûle de mes propres passions et partage mes
intérêts, ce sont encore des «raisons», des arguments que je lui offre pour
transcender ces intérêts tout nus et ces passions communes. Je sais bien que la raison
du plus fort est toujours la meilleure et aussi, dans la logique du ressentiment, la
raison du plus faible, mais forts et faibles (les faibles surtout, bien entendu) donnent
des raisons.43

Et à qui dois-je manifester mon souci de la vérité et de la raisonnabilité de mon


propos, tout spécialement si mon opaque et peu réceptif interlocuteur a peu de
chances de me justifier en me «donnant raison»? On argumente devant quelqu’un,
devant un public ou contre un adversaire concrets, mais on s’adresse toujours, par
dessus leurs têtes, à Quelqu’un d’autre. «On dira alors que l’on adresse un appel à

41
De la justification. Les économies de la grandeur. Paris: Gallimard, 1991.
42
Wittgenstein qui était assez déprimé à la fin, disait qu’au bout du compte, tout ce que je
peux dire, c’est: C’est comme ça que je fais, c’est comme ça qu’on fait.
43
Je n’ai pas eu l’occasion de dire combien les Fables de La Fontaine forment une théorie
de l’argumentation.

470
la raison, que l’on utilise des arguments convaincants, qui devraient être acceptés par
tout être raisonnable.»44 Je ne fais aucunement de la mystique ici, je suis Chaïm
Perelman et me crois dans un constat empirique: c’est ici que je ferais intervenir
l’Auditoire universel comme cet «être de raison» devant lequel, même si nul ne
m’écoute ou nul ne m’approuve, je semble chercher inlassablement à me justifier.
C’est une entité transcendante qui évalue non seulement mes arguments, mais juge
de ma bonne foi, de ma sincérité, de mon esprit de justice. Il y a une discordance
immanente, si je puis dire, au discours argumenté, même le plus personnel, le mieux
ciblé et individué. On argumente devant un destinataire déterminé, mais
l’argumentation, pour être telle, c’est à dire pour n’être pas tout uniment une
influence ad hominem, doit passer au dessus de sa tête et s’adresser, comme disaient
les Anciens, «à tout Homme éclairé des lumières de la raison». L’Auditoire universel
n’est pas une chose tangible, il est un spectre postulé par l’argumentateur dès qu’il
ne se remet pas sans appel à l’auditoire particulier. Un auditoire universel spectral
prolonge ou enveloppe ou dépasse nécessairement l’auditoire réel et c’est à lui que
s’adresse l’invocation de valeurs universelles et de principes logiques dont je
ponctue mon discours. À ce point précis, il me faut en effet invoquer l’Unité de la
raison, non comme une essence des vieilles métaphysiques, mais comme ce spectre
postulé par l’acte de raisonner publiquement. La justification, c’est chercher à faire
dire à un Arbitre spectral que je pense conformément à la raison et la justice, et que
je fais bien d’essayer de communier en elle avec les autres. Admettons que seul le
silence des espaces infinis répond à cette prétention, c’est pourtant ce que
l’argumentateur, ce que tout argumentateur s’obstine à faire.

! L’idée de justification est au cœur de la discordance rhétorique


judiciaire entre l’avocat et le juge. L’avocat argumente et, par
fonction, il argumente unilatéralement et cherche à persuader le
juge. Mais quand le juge prononce son jugement, il ne vise pas à
persuader en retour l’avocat ni le procureur, ni les parties, le
public, la police ou les journalistes. Il vise à justifier sa décision,
dans la salle d’audience, devant l’Auditoire universel du droit. À
la justifier en la voulant raisonnable:«the Judge must believe in
the validity of his reasoning process. He must honestly be
convinced that ultimately, for the reasons he has stated, he has
properly decided the case before him.»45 Il ne persuade l’opinion
publique de sa justice et de sa sagacité, de ce que sa décision est
éclairée, solide, équilibrée, juste que par contrecoup. Même si le
public excité, l’opinion égarée s’en prennent à son jugement et
déblatèrent contre lui, il lui faut être satisfait d’avoir décidé au
mieux de la Raison juridique.

44
Perelman, Log. Juridique, 107.
45
Christie, in Haarscher, Chaïm, 49.

471
Les vieux traités le disent à leur façon en exposant que le rhéteur doit connaître deux
sortes très différentes de choses: Il faut d’une part que j’étudie et que je tienne
compte de la nature, de la tournure d’esprit, des préjugés même de l’auditoire
particulier auquel je m’adresse; mais il faut que je m’adresse aussi à quelque chose
de transcendantal, au sentiment de justice, à la raison postulée de l’auditoire,
constitué fictivement, par delà ses idiosyncrasies, comme un Être de raison et
refoulant intérêts et connivences. Comme le dit Chaïm Perelman, outre la
connaissance souhaitable du public, la rhétorique propose «une technique
argumentative qui s’imposerait à tous les auditoires indifféremment» parce que
l’auditoire réel, du reste, ne se laissera pas convaincre si on lui dit que les raisons
offertes ne valent strictement que pour lui.46

Évidemment, les justifications sont des choses que nous communiquons aux autres,
mais s’ils ne nous suivent pas dans nos idées et nos conclusions, la manifestation
publique de nos «raisons» nous justifie néanmoins. La justification n’est pas une
propriété de certains raisonnements en de certaines circonstances, elle est le sens
immanent de la discordance entre argumenter et convaincre. Psychologiquement,
cela se sent bien dans une dispute, une querelle politique par exemple, dans laquelle
j’ai renoncé depuis plusieurs minutes (à supposer que je me berçais de cette illusion
en commençant) à ébranler l’autre et même à gagner la partie: je continue à
argumenter comme si un Arbitre transcendant nous écoutait et comme si j’espérais
qu’il me donnera finalement raison.

Logique et justification de soi vont ensemble. Même en dormant nous argumentons


toujours! Les rêves analysés par Freud (et rêvés par lui souvent – voir celui de
l’«Injection faite à Irma»)47 sont des argumentations bel et bien, extravagantes sans
doute, mises au service d’une dénégation de responsabilité, d’une disculpation,
d’une justification de soi.

#######

Montréal, avril-août 2006

46
Traité, 34.
47
Traumdeutung.

472
TABLE

Ø. INTRODUCTION ET HYPOTHÈSES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

1. RHÉTORIQUE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

2. RÈGLES DU DÉBAT ET RÈGLES DE L’ARGUMENTATION . . . . . . . . . . . . . . . 135

3. GRANDS TYPES DE LOGIQUES ARGUMENTATIVES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285

4. DOXA ET ÉCART PARADOXAL.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417

5. CONCLUSION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457

© Marc Angenot 2006

473
Cet Ouvrage a été
achevé d’imprimer
sur les presses de
l’ Université McGill
le 15 août 2006

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