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satiété digitale

charles de goal
satiété digitale

satiété digitale
collection Trois pour le prix d'un

traduit de l'américain
émondé et amendé en français

charlesdegoal@
épigraphe

« Pour les incohérences du livre – et je suis


bien conscient qu'il n'y en a pas que quelques-
unes – je dois demander l'indulgence du lec-
teur. La faute, cependant, retombe principale-
ment sur les habitants d'Erewhon eux-mêmes,
car ils étaient vraiment des gens très difficiles à
comprendre. Les anomalies les plus flagrantes
semblaient ne leur causer aucun problème in-
tellectuel ; aussi, à moins qu'ils ne voient réel-
lement l'argent sortir de leurs poches, ou ne su-
bissent une douleur physique immédiate, ils ne
voulaient rien savoir du gaspillage d'argent et
de bonheur que leur sottise leur causait. Mais
cela avait un effet dont je n’ai guère de raison
de me plaindre, car ainsi j’étais autorisé à les
appeler presque ouvertement des dupes per-
manentes, et ils disaient que c'était tout à fait
vrai, mais que cela n'avait pas d'importance. »
sommairement

pour un livre qui n’a pas de prix


(si on ne tient pas compte des prothèses et autres faux frais
: ordinateur, réseau, connexion, etc

on ne se moque pas de vous,


vous ne vous faites pas voler

puisqu’il y a trois livres dans ce livre,


étrangement liés et indépendants :

– le texte intégral

(de la couverture à la 4ème de couverture

- sa version courte

(qui est plutôt une forme de parasitisme et que la


préface ne fait que suggérer ; pour les esprits exigus
donc, qui voudraient ou devraient spoiler :
p. 153 > p. 103 > > p. 176

ּ et un texte court fort

(le dernier, qui constitue la troisième partie : p. 155


note technique
note technique

1. de même que pour le vin il y a des buveurs d'étiquette,


pour les livres il y a des esprits affûtés qui s'en remettent
comme aveuglément à tel ou tel auteur, voire à telle ou
telle maison d'édition : vous êtes donc bien tombé, ce
livre numérique bénéficie avec Library Genesis (libgen.rs)
du plus géant publicateur

2. mais un tel publicateur ne fait pas la publicité ; et c'est


heureux, car son impartialité et son ouverture d'esprit
exigent une publicité tout aussi impartiale – ce qui est
bien impossible en ce bas monde : sauf pour ceux qui ont
un soupçon de probité intellectuelle. Comme en ces
matières chacun voit midi à sa porte, on dira seulement
qu'en période révolutionnaire – plus rare donc que la
vraie rareté – il n'y a d'information qui vaille que de
bouche à oreille, peer to peer ; ensuite, chacun pourra
juger de ce qu'il entend par publicité inconditionnelle et
comment cela se met en pratique

3. on a beau être assuré de l'intérêt de son contenu, on


doute qu'une version papier de ce livre soit vraiment
nécessaire – ou plutôt qu'une telle chose soit possible,
décemment, ou même enviable, au vu des farces en
présence dans le petit monde de l'édition, mais on ne
demande pas mieux que d'être détrompé

< spoiler - p. 153 >


préfacer

Préfacer c'est déflorer, alors autant y aller franche-


ment : de goal prétend (p. 18) contribuer aux condi-
tions initiales d'un éventuel débat ouvert à tous les
humains sur le sens et le but de l'humanité ; c'est-à-
dire qu'il évoque là le casse du monde, le braquage
du temps.

Or, suivront cent trente trois pages sur la technique


sous toutes ses coutures, vous serez donc déçu : car
le fil est ténu de la révolte à la technique – de l’or-
dre de communication sans fil ; mais si la techno-
logie vous fait déjà peur, vous fascine ou vous in-
quiète seulement, vous ne serez pas déçu. Quant
aux autres, les plus laborieux pourront se contenter
des deux ou trois premiers chapitres, qui donnent
le la ; les vrais dilettantes, de méditer et ruminer les
titres des trois parties du livre – lesquels prendront
les teintes et textures les plus étranges, voire abys-
sales, tandis qu'ils réfléchissent la pyrotechnie am-
biante et potentielle.

Enfin, jamais une préface n'aura été plus méritée et


salutaire qui déflore même ce que l'auteur omet de
dire : jusqu'à nouvel ordre – on peut certes se de-
mander en passant, concrètement, jusqu'à quand
– les humains commandent et gouvernent les ma-
chines ; ou, plus factuellement, certains humains le
font : le problème, pour l'heur, n'est donc pas tant
les machines que ces humains-là très précisément.

stephen hacking
. L a r é a l i t é c o m m e d o nn é e s

Je propose une critique de la technologie à


travers sa mise en monde intégrale, le point
de vue de la totalité m'offrant la possibilité de
m'engager dans une méthode à l'exact opposé
d'une approche de spécialiste, et contre une
époque qui n’appréhende la totalité qu’en
terme de réseau, afin de comprendre com-
ment l'explosion de cette division particulière
de la pensée que nous appelons technologie
se propage et a un impact total sur le monde.
Au passage, j’ai dû faire face à plusieurs hypo-
thèses et théories sur la technologie – quel-
ques-unes se voulant critiques –, ajoutant une
couche supplémentaire de difficulté. Mais je
considère cette confrontation nécessaire à la
révélation finale du sens de la technologie.
Car, à la fin, comme il se doit, tout s'explique.

Ce que l'on appelle le déterminisme techno-


logique présuppose qu'il y a la société d'un
côté et la technologie de l'autre, cette dernière
13
ayant un impact déterminant sur la première.
Mais comme nous le verrons, une telle sépa-
ration n'existe pas. La technologie, une
branche de la science, sort de la société com-
me son propre enfant terrible, ou, pour em-
ployer le mot du moment, organiquement.
Telle société choisira tel type de technologie,
celle qui convient précisément à ses opéra-
tions et à ses véritables fins. Ainsi, je suis aussi
loin d'embrasser ce type de déterminisme
que de simplement « satiriser le matérialisme
débridé de la société, la déshumanisation
rampante et autres problèmes similaires » qui,
selon un expert-critique, étaient en vogue
parmi les européens et les américains soi-di-
sant éduqués au cours des cinquante der-
nières années, « mais avec peut-être pas beau-
coup d'effet dans le monde réel », précise sar-
doniquement ce qui n'est en vérité qu'un in-
tellectuel public, c'est-à-dire un chien de
soupe. Mon intention ici n'est ni de pirater la
société digitale (je laisse cela aux agents de
l'Etat ou aux espions de l'argent, c’est-à-dire
aux hackers), ni de révéler ses multiples – et à
chaque fois plus-scandaleux-que-les-précé-
dents – secrets (à la wikileaks) mais plutôt de

14
dépouiller les rouages bio-cybernétiques se-
crets, protégés et ineffables1, ainsi que les pro-
jections stratégiques de puissance, ou lignes
d'opérations, qui procurent tant de substance
universelle à ce déterminisme religieux, ainsi
qu'à ces satires et révélations aussi faciles
qu’inutiles.

Pour être clair, je propose ces hypothèses


comme une critique de la technologie dans
un monde qui pense l’avoir déjà trop faite :
« Nous l'entendons constamment. La techno-
logie nous empoisonne, nous fait grossir,
nous fait perdre notre temps, nous espionne
et prive nos enfants d'une éducation. Ce
genre de critique populaire de la technologie
a une longue histoire et s'enracine dans des
préoccupations beaucoup plus sérieuses con-
cernant la société moderne. Le 20ème siècle
est, après tout, le siècle de la guerre totale, du
génocide et de l'invention de ce qui pourrait
être la machine de propagande la plus puis-
sante de l'histoire, à savoir la télévision améri-
caine. » Mon essai sera peut-être vu comme

1. Ineffable, surtout dans le sens de qui ne doit pas


être dit.
15
un travail essentiellement vain pour ceux qui
souhaitent avoir un impact concret sur le dé-
veloppement continu de leur objet. En vérité,
cependant, il faut admettre qu'il n'y a nulle
part d'opposition historique concrète, obser-
vable, organisée, à la conquête digitale, à ses
profiteurs et aux Etats-forteresses qui la sou-
tiennent.

Actuellement, outre la masse croissante d'ex-


perts, l'humanité semble être composée d'ere-
whonians ignares qui se contentent de regar-
der docilement ce développement avec une
admiration parfois craintive, tout en contri-
buant au déploiement et au raffinement de
leur propre soumission aux rudes règles des
divisions digitales. Certes, il y a des hackers,
des crackers, des néo-luddites et parfois de
grandes émeutes. Mais les hackers et les cra-
ckers, pour la plupart, utilisent le système di-
gital à leurs fins personnelles et n'essaient pas
de jeter un éclairage critique sur la structure
réelle ou le telos (fin, aboutissement, but) his-
torique fondamental de ce développement, se
contentant de manipuler ou déjouer le code
établi, un code auquel les plus performants

16
d'entre eux adhèrent alors rapidement.

Quant aux luddites du digital, tout comme les


luddites de l’industrie avant eux, leur opposi-
tion essentiellement moralisante ne peut pas
plus nous montrer la sortie de la société du
contrôle digitale, que les destructeurs de ma-
chines ne montrèrent la sortie du mouvement
incontrôlable d'industrialisation de leur temps.
En fait, comme on le sut après coup, ils ont
accéléré cette explosion, tout comme les pi-
rates informatiques suscitent aujourd'hui le
besoin de protocoles de cryptage de plus en
plus sophistiqués parmi les entreprises et les
forces de sécurités nationales. Les ennemis
mortels de cette société ne sont peut-être pas
encore nés. Nos espoirs reposent donc entiè-
rement sur la possibilité contenue dans les
émeutes d’aboutir à une révolution mondiale.
Voilà donc un livre qui devrait parler à ceux
qui pensent que la révolution n'est pas une
chimère mais une possibilité.

Ainsi, j’ai voulu attirer l'attention sur le besoin


urgent d'une théorie critique du point de vue
de la totalité (c’est-à-dire de la pensée, parce

17
que je crois que tout est pensée), le seul genre
de théorie qui échappe nécessairement à tous
les spécialistes – et qui leur sera probable-
ment insupportable. Certes, de mon point de
vue la société ne peut être transformée que
par un mouvement pratique, un débat et un
projet impliquant toute l'humanité, au-delà et
contre ceux qui continuent de décider pour
nous. Mon intention est donc de contribuer
aux conditions initiales de ce débat, sûrement
tumultueux, à venir.

18
1. spectacle marchand 3.0

« Enfin, la science maîtresse, et qui est su-


périeure à toute science subordonnée, est
celle qui connaît en vue de quelle fin
chaque chose doit être faite, fin qui est,
dans chaque être, son bien, et, d'une ma-
nière générale, le souverain Bien dans l'en-
semble de la Nature. »

Quelques mois avant les troubles sociaux qui


ont explosé partout dans le monde en 1968,
La Société du Spectacle était publiée ; on y dé-
couvrait ce qu'est devenue essentiellement la
société moderne :

le règne autocratique de l'économie marchande


ayant accédé à un statut de souveraineté irres-
ponsable, et l'ensemble des nouvelles tech-
niques de gouvernement qui accompagnent ce
règne.

Près de vingt ans après la défaite de ces ré-


voltes, un franc-tireur, ayant battu en retraite

19
à la campagne, plus décourageant que décou-
ragé, écrit des Commentaires sur la société du
spectacle, une déclinaison qui entend montrer
certaines conséquences pratiques de l'intégra-
tion continue et du développement accéléré
des principaux éléments de la société specta-
culaire. Cinq évolutions majeures sont identi-
fiées :

1. un développement technologique inarrê-


table, qui rend incontournable l'autorité des
spécialistes dont ce développement est issu

2. la fusion de l'économie et de l'Etat, une al-


liance offensive-défensive les rendant de plus
en plus indissociables

3. le secret généralisé, qu’on jugera un jour peut-


être comme l'opération la plus importante du
spectacle

4. l'établissement du mensonge et la suppres-


sion de la liberté d'y répondre, éliminant ainsi
toute opinion publique

5. la construction d'un présent perpétuel, d'un

20
mode de vie circulaire dans lequel il n'y a plus
de passé digne d'être mentionné, ni d'avenir
digne d'être désiré

Écrivant plus de trente ans après ces Commen-


taires, rien dans la société n'ayant changé radi-
calement, je vais essayer de reprendre la cri-
tique où on l’a laissée. L'ouvrage suivant, qui
doit tant à ces deux livres fondamentaux, est
aussi fondamentalement troublé par les pul-
sations d’un cœur de théorie qui bat au loin,
sourdement et puissamment – ce dont té-
moignent les thèses ludiques que je reven-
dique ici et là.

En ce qui concerne les dernières réalisations


de la société digitale, je noterai qu'il ne s'agit
que d'améliorations méthodologiques ou
d'extensions pratiques supplémentaires par
rapport à ses triomphes pré-digitaux. Je dési-
gnerai à mon tour, cinq de ces développe-
ments que je considère essentiels à la victoire

21
finale de la société du spectacle.

1. Grâce à son développement technologique


exponentiel encore plus inarrêtable et plus
mondialisé, elle élimine les formes de « tra-
vail honnête » héritées du monde industriel
précédent et force ou séduit les salariés de
sorte qu’ils deviennent une classe de cyborgs
digitalement liés, les poussant à devenir les
auteurs directs de leur propre soumission au
capital, l'équivalent moderne du bourreau
forçant les condamnés à creuser leurs propres
tombes ou des esclaves contraints de forger
leurs propres chaînes.

2. L'économie et l'Etat sont encore plus vigou-


reusement unifiés, joignant leurs forces pour
créer l’Etat national-sécuritaire ultra-répressif
– l'Etat forteresse – qui, au-delà de son appa-
rence de maintien de la nation, travaille en
réalité pour la protection et les intérêts de
toutes les entreprises mondiales et internatio-
nales, au-delà des rebondissements dange-
reux des vieux réseaux monétaires et de la
soi-disant économie de marché. Le marché,
que l’on disait libre, n’est plus que le mar-

22
chandage entre les entreprises et les Etats. La
plus grande partie de ce qu’on s’entête à nom-
mer économie reste secrète ou inconnaissable
– ineffable – pour la plupart d'entre nous.

3. En outre, cette société a intronisé le secret


obligatoire pour l'Etat et les entreprises mon-
diales, instaurant la loi la plus sévère des
états-unis et continuant de l'étendre au
monde entier selon le modèle bien connu des
mafias. Dorénavant, le secret sous sa forme
digitale sera universellement mandaté au ser-
vice des propriétaires du monde et de leurs
valets.

4. En corollaire direct de ce qui précède, il a


propulsé le mensonge en tant que porte-éten-
dard de tout discours public et de toute infor-
mation. L'inversion de la vérité est la logique
de tout ce qui subsiste sous le nom d'informa-
tion publique. Même le pseudo-concept, ac-
tuellement si à la mode, de post-vérité, relève
de cette classification.

5. En mettant en place les dernières compo-


santes de la suppression de l'histoire (contrôle

23
total de tout feedback ou révision critique, ef-
facement par brouillage des distinctions,
confusion généralisée au niveau de l'ensei-
gnement, acquisition et financement conti-
nuels de projets scientifiques plus pointus au
gré des intérêts commerciaux, suppression de
brevets considérés comme non souhaitables,
etc.), il a complètement éliminé le temps de
toute considération historique potentielle-
ment différente. L'ancien présent perpétuel
de la société spectaculaire-marchande est dé-
sormais un vide parfait où le temps a cessé de
régner, son appropriation digitale devenant
au contraire une forme d'omniprésence post-
historique et également post-temporelle.

24
2. ce qui ne doit pas être dit

L'étiquette « société digitale » n'est plus une


exagération de technophiles ou d'écrivains de
science-fiction. Son caractère global n'est pas
non plus remis en cause. Du point de vue de
sa structure dynamique, nous savons qu'il ne
s'agit pas d'une machine binaire universelle
transformant tout en uns et en zéros ; ou d’un
standard qui imposerait tous les états marche
et arrêt sur un circuit de dimension brobdin-
gnagienne. Bien qu'elle ne soit pas digne du
nom glorieux de révolution, elle doit être re-
connue comme une transformation sociale
unique et profonde, médiatisée par le déve-
loppement technologique, une explosion ex-
traordinaire mais socialement contrôlée de la
pensée, c'est-à-dire de l'intelligence humaine.
Ce développement technologique est à la fois
épique et spectaculaire dans ses proportions
chaotiques et sa vaste mise en scène ; et ultra
secret dans ses lieux moins publics et ses stra-
tégies plus organisées d'affaires (y compris
25
criminelles, jusqu'au dark net), d'influence éta-
tique, de domination et de contrôle ; à la fois
social-objectif dans la façon dont il agit sur
chaque aspect institutionnel de la société, et
personnel-subjectif dans la façon dont sa
forme et son contenu sont liés aux conditions
les plus « intimes » de chaque individu.

Ces considérations découlent du point de vue


selon lequel ni le fondement ni les consé-
quences historiques profondes de cet événe-
ment n’ont été exprimés de manière critique
depuis l'époque des Commentaires sur la société
du spectacle, contrairement aux apparences
universitaires. De plus, ce n'est pas une simple
coïncidence s'il existe de nos jours un vide
bien fécondé de connaissances historiques,
une sorte d'explosion d'ignorance, mais élar-
gie au monde, un vide contrebalancé par un
corpus de désinformation élaboré avec préci-
sion. Cette ignorance déterminée, si différente
de la simple absence de connaissance, peut en
outre être identifiée comme le produit de
trois facteurs indispensables :

en premier lieu, parce que malgré leur fa-

26
çade populiste et leur présentation remar-
quablement bien ficelée dans le domaine
du spectaculaire, les développements tech-
nologiques dominants et les mises au point
essentielles se produisent au niveau le plus
profond de l'Etat, de l'information et des
affaires, bien éloignés des yeux du vulgum
pecus, rigidement maintenu donc dans un
état d'ultra-ignorance – ces développements
sont cachés

deuxièmement, parce qu'en dépit des in-


nombrables avis contraires des experts, il
ne s'agit pas seulement de développements
technologiques neutres, mais comprenant
la construction tout aussi impénétrable
d'une prophylaxie sociale contre ses autres
utilisations potentielles par la population en
général 2 – cette construction est protégée

troisièmement, en raison de l'instabilité et

2. À l'heure actuelle je n'ai aucune source fiable indi-


quant d'autres utilisations possibles et différentes de la
technologie. Je suppose – j'espère – simplement qu'il
y a beaucoup de personnes qui mènent la besogne de
manière non coordonnée. < spoiler - p. 103 >

27
de l'imprévisibilité chaotiques apparentes
de sa si grande complexité technique, une
compréhension complète de celle-ci appa-
raît comme une ambition démesurée pour
l'erewhonian. Elle ne peut être évoquée de
manière convaincante que par les experts
validés par le spectacle – pour le reste du
monde, elle est ineffable

Ces trois conditions – cachée, protégée, inef-


fable – travaillent à l’unisson pour rendre
presque inaccessible la vérité sur ce phéno-
mène historique appelé technologie.

28
3. l’insolence contre les dieux

« Les physiciens aiment à penser que tout


ce que vous avez à faire est de dire : voilà
les conditions, que va-t-il se passer en-
suite ? »

« L’affirmation de notre nature propre et la


tentative de construire une enclave d'orga-
nisation face à la tendance écrasante de la
nature au désordre est une insolence
contre les dieux et la nécessité de fer qu'ils
imposent. Ici se trouve la tragédie, mais ici
aussi se trouve la gloire. »

Les recherches scientifiques actuelles con-


duisent à l'hypothèse qu'il y a environ 70 000
ans, le long 3 développement évolutif de l'in-

3. On a calculé que les conditions initiales de ce sys-


tème chaotique datent d'environ 2,5 millions d'an-
nées, avec la première apparition à l’ère oldo-
wayenne de pierres à gratter manufacturées, mais
je suis plus proches des scientifiques qui suggèrent
un développement original du langage à un âge
plus récent.
29
telligence dans les entités vivantes a atteint
une singularité ou une explosion d'intelli-
gence avec l'avènement de l'espèce homo sa-
piens. Notre origine est encore inconnue, sa
découverte un projet pour tous, mais la vieille
question de ce qui sépare essentiellement
l'humanité de toutes les autres espèces peut
être réglée une fois pour toutes : c'est l'intelli-
gence humaine, dans sa forme individuelle et
générique. C'est ce qui rend possible tout ce
que nous appelons humain : la langue, la
culture, l'art, les outils, la société, les civilisa-
tions, les empires, les états forteresses. A par-
tir de ce moment irréversible, l'intelligence
humaine acquiert un avantage stratégique déci-
sif sur toutes les autres espèces, voire sur
toutes autres formes de vie ou d’intelligence,
voire sur la totalité particulière que nous
sommes venus à désigner sous le nom de na-
ture ou à représenter comme monde. L'his-
toire – l'âge de l'événement irréversible –
commence avec nous, même si nous n’en
connaissons ni le comment ni le quand véri-
tables.

La technologie, grossièrement comprise com-

30
me l'application de l'intelligence humaine à la
praxis, est aussi ancienne que l'histoire, tissée
dans chaque fil de celle-ci, un élément frap-
pant de notre forme particulière d'intelli-
gence. Nous sommes très familiers avec son
développement inégal, sa chaîne et sa trame,
ses périodes de somnolence, son ascendance
soudaine et presque surréaliste de notre vi-
vant. Bien que The Megamachine démontre
avec succès que la technologie se développe à
tout moment et à des rythmes variables dès
l’apparition d’homo sapiens, elle a semblé dor-
mir ou, la plupart du temps, avancer à pas
comptés jusqu'à l'aube du bouleversement in-
dustriel du 19ème siècle, lorsque le son grê-
leux des roches façonnées en premiers outils
se fond brusquement avec le rugissement pla-
nétaire de la société capitaliste fondée sur la
science, la technologie et la production de
masse. Dès lors, à un rythme bouleversant ali-
menté par une croissance démographique
sans précédent, la technologie devient le
porte-drapeau pratique, le support et l'outil
essentiels de toutes les transformations hu-
maines et, comme nous le montrerons plus
loin, l'agent le plus important de l'aliénation.

31
Cette seconde explosion d’intelligence fut si
intense qu'elle força la plus grande partie de
l'humanité à se penser elle-même – et à per-
cevoir l'aliénation – comme un phénomène
purement matériel, ce qui représente un mal-
entendu précoce sur le fait que la technologie,
quelle que soit la profondeur de sa relation
avec la matière, n'est en fait qu'un autre mode
de pensée, et en cela, similaire à la matière elle-
même.

En tant que forme d'hypostase moderne,


c'est-à-dire conçue comme une fin en soi en
perpétuel développement, la technologie gou-
verne alors la société et tous les déterminis-
mes s'appliquent, singleton inclus, tout comme
cette autre hypostase, Dieu, a gouverné pen-
dant des millénaires la plupart des civilisa-
tions. Mais la technologie n'est pas une fin.
Comme quelqu’un a dit au sujet des mots, la
technologie travaille, mais avec une finalité
différente et des résultats bien plus spectacu-
laires. Elle est mise au service de ceux qui
sont au pouvoir, point final. Les formes que
ce service peut prendre n'ont aucun rapport
avec ce pouvoir. Parler de technologie, c'est

32
donc aussi parler de pouvoir. Ainsi, en dehors
de la totalité, il n'y a pas réellement de cri-
tique de la technologie en soi, il n’y a même
pas de technologie en soi, tout comme il n'y a
pas de critique de l'agriculture – on ne peut
que parler des multiples relations sociales con-
crètes propres à l'agriculture ou des divisions
sociales propres à la technologie.

Néanmoins, à mesure que nous approchons


du seuil de la fracture digitale – précipice
pourrait être un meilleur mot –, nous appro-
chons également d'un élan technologique
unique qui fait que l’explosion industrielle
passée semble positivement archaïque 4. Bien
entendu, ce mouvement désormais sacro-
saint est présenté par les universitaires, les
penseurs, les scientifiques, les chercheurs et

4. Par exemple : l'auto-apprentissage automatique,


les interfaces cerveau-machine basées sur le feed-
back, l'émulation totale du cerveau, les prothèses
neuronales, le décodage des signaux synaptiques et
surtout, l'électronique moléculaire à l'échelle nano-
métrique et la sélection itérative d'embryons (déco-
dage et ingénierie génétique, en particulier la capa-
cité d'édition de CRISPR, décrite par les spécialistes
comme une méthode pour « sculpter l'évolution »).
33
les journalistes comme le plus haut sommet
du développement humain, le summum de
l'intégration dynamique de toutes les tech-
niques disponibles, le nec plus ultra des entre-
preneurs capitalistes et de leurs protecteurs
étatiques, peut-être même une panacée pour
tous les maux de la société – comme on l'en-
visageait déjà au 17ème siècle. Ce que cette lit-
térature promotionnelle omet de souligner,
c'est qu'il n'y a pas de nouvel objectif, que
nous n'assistons pas à l'émergence d'un telos
humain différent de celui de la première
vague de transformation sociale stimulée par
la technologie industrielle. Nous voyons com-
ment cette technologie, alors qu'elle atteint sa
phase digitale plus élevée, continue sournoi-
sement à servir ses maîtres. Couronnant le
tout, elle est représentée de la façon la plus
spectaculaire par l'information dominante.
Au cours des cent cinquante dernières années,
alors que les révolutionnaires soulignaient
l'absence de maîtrise sociale – même par les
maîtres auto-proclamés –, les technologues et
les technophiles prônaient la maîtrise de la
nature comme thème dominant de la révolu-
tion industrielle (marquant ainsi la fin du par-

34
tenariat pacifique avec la nature) ; il appert
désormais que le seul but du progrès expo-
nentiel de l'interface digitale et de l’explosion
d'information qui l'accompagne est de trans-
former la façon dont la société se reproduit, la
façon dont la richesse est créée, de refaire l’ar-
gent, cette fois en mieux ; et en même temps, de
peaufiner son appareil répressif et refaçonner
sa domination médiatique. Mais clairement
de ne pas transformer de manière significa-
tive son but capitaliste unique : une richesse
en perpétuelle augmentation sous forme de
profits pour certaines élites, quel qu'en soit le
prix pour le reste de la société. Un exemple
de formulation idéologique en tout opposée à
mon constat nous est proposé par un des
principaux transhumanistes : « Il y a même
une croissance exponentielle du taux de
croissance exponentielle. En quelques décen-
nies, l'intelligence artificielle dépassera l'intel-
ligence humaine, conduisant à la Singularité
– un changement technologique si rapide et
profond qu'il représente une rupture dans le
tissu de l'histoire humaine. Les implications
incluent la fusion de l'intelligence biologique
et non biologique, des humains immortels

35
basés sur des logiciels et des niveaux d'intelli-
gence ultra-élevés qui s'étendent vers l'exté-
rieur dans l'univers à la vitesse de la lumière. »

36
4. the long and winding road

« Nous ne prenons pas le chemin de fer,


c’est lui qui nous prend. »

En opposition à la philosophie qui, selon le


verdict bien connu mais pas très subtil, ne
cherche qu'à interpréter le monde, la techno-
logie est puissamment vouée à sa transforma-
tion. En ce sens, il ne peut pas y avoir de phi-
losophie de la technologie à proprement par-
ler. Ou plutôt, la distinction entre la connais-
sance de ce qui est et la connaissance de ce
qui devrait être a signifié la rupture entre phi-
losophie et technologie. Pour illustrer cette
rupture et avant d'entrer dans le vif du sujet,
je résumerai rapidement les visions théo-
riques les plus connues et les hypothèses phi-
losophiques les plus saillantes sur la technolo-
gie :

- l’ancien concept grec de techné, soit comme

37
ruse, capacité de tromper, soit, plus naïve-
ment, comme imitation de la nature ; homère
dit déjà d'ulysse qu’il est polumechanos, « très
malin, plein de ressources, toujours prêt »

- la conception selon laquelle le technicien


originel, l'artisan, fait exister des objets qui
n'existaient pas auparavant

- la notion plus raffinée selon laquelle la tech-


nologie complète ce « que la nature ne peut
pas finir » et que les artefacts, en soi, n'ont pas
de telos qui leur soit propre (donnant ainsi aux
humains et aux êtres vivants la pleine préémi-
nence téléologique, ce qui marque la fin de
l’étape classique)

- les différentes conceptions mécanistes ou


matérialistes durant l'âge médiéval et au dé-
but de la renaissance de l'homme en tant que
machine

- le point de vue selon lequel la technologie


est le meilleur moyen pour l'homme de sortir
de son état naturel primitif et brutal, scientia
propter potentiam

38
- le point de vue qui considérait la technolo-
gie comme le développement humain des at-
tributs divins de la transformation : et quelle
est la puissance de vulcain comparée à celle
d'une fonderie moderne ? Une puissance qui,
sous le capitalisme, est vouée à devenir une
machine à marchandises qui soutient directe-
ment la croissance exclusive de la plus-value
capitaliste

- le point de vue qui pose la technologie


comme une extension organique du corps et
des sens de l'homme, l'humanité comme une
espèce technologique

- la notion selon laquelle la technologie en-


globe la totalité des activités humaines

- la position désespérée selon laquelle l'es-


sence de la technologie est Gestell et repré-
sente le plus grand danger : quand tout sens
est devenue fonction, tout le monde est un
rouage dans la machine et « seul un Dieu peut
nous sauver »

- le concept de la mégamachine issue de la for-

39
mation originelle de l'Etat, sur lequel se se-
raient développées ensuite les civilisations

- la postulation de l'autonomie de la tech-


nique (les artefacts semblent désormais avoir
un but propre)

- la théorie de l'acteur/réseau, une première


version de la singularité posthumaine, dans
laquelle des acteurs non humains reliés en ré-
seaux commencent à agir comme leurs ho-
mologues humains, prenant potentiellement
le contrôle de ces réseaux par le biais d'une
« symétrie généralisée »

- le concept de singularité technologique (ou


IA super intelligente) conquérant le monde,
développé par la suite avec le concept spéci-
fique de singleton déployant une avancée stra-
tégique décisive et conquérant l'univers

- la notion de disparition de l'homme, dont


l’existence est court-circuitée par l'interchan-
geabilité de l'apparence et de l'objet dans la
perspective de l'interface digitale

40
- le concept selon lequel nous sommes inca-
pables d'imaginer la technologie comme étant
devenu le sujet de l'histoire, contribuant ainsi
à notre propre obsolescence

- le device paradigm : l'avalanche de méca-


nismes et d'appareils cachés derrière les ser-
vices rend la vraie vie impossible, le principal
coupable étant la version digitale de ces in-
nombrables appareils

- le point de vue sur l'abandon de la culture


(technology über alles) qui rend la technologie
autonome – technopoly

- le parlement des choses, suivi de la proposition


naïve d'une troisième voie démocratique pour
sortir de la domination sociale exercée par la
technologie moderne

- l'émergence de la singularité, qui postule la


fusion de l'humain et du non-humain, l'im-
mortalité de l'homme et sa conquête des ga-
laxies, le tout conduisant à la sentence selon
laquelle la première machine super intelli-
gente est la dernière invention que l'homme

41
ait jamais besoin de faire

- le point de vue suivant lequel le déploie-


ment prochain de la technologie entièrement
marchandisée à l'échelle du monde n’a d’au-
tre but que de développer et imposer des for-
mes délibérées de domination et de contrôle
social

Nous atteignons maintenant le concept actuel


de ce qui fonctionne dans la fusion finale de la
technologie, de l'Etat et du capital, conduisant
principalement à :

1. la création du cyborg. La réalisation d'un


contrôle bio-cybernétique total de chaque in-
dividu travailleur, c'est-à-dire de la plupart de
l'humanité. La transformation digitale se ma-
nifestera d'abord par la suppression des an-
ciennes formes et identités du travail – peut-
être même du travail en tant que tel lui-
même – moyennant l’émergence du cyborg
programmable et soumis

2. au réarrangement digital complet de toutes


les relations sociales, par lequel non seule-

42
ment le travail est enfin sous contrôle – adieu
prolétariat, adieu syndicats, adieu luttes de
classes ; mais surtout à la mise en place
d’autres niveaux de contrôle, plus précis – au-
delà de la pseudo-méritocratie ossifiée de cer-
taines élites plus sophistiquées – dans le raffi-
nement permanent des méthodes de création
de richesse.

43
5. c y b o r g t o i - m ê m e

« Cela pourrait supprimer les salaires. »

Initialement, un cyborg était : « un être avec


des parties du corps à la fois organiques et
biomécatroniques », une définition qui nous
qualifie déjà de cyborg. Sa définition actuelle
est : « un complexe organisationnel étendu de
manière exogène fonctionnant comme un
système homéostatique intégré ».

Au début, la plupart des penseurs partaient de


l'idée que le cyborg pourrait en venir à domi-
ner la société par son emprise et son efficacité
technique, soit en atteignant le point d'une
singularité artificielle (un singleton tout-puis-
sant et super intelligent), soit en se transfor-
mant en cohortes de robots-soldats s’auto-ré-
pliquant qui allaient envahir et conquérir le
monde. D'autres ont postulé que nous pour-
rions tous devenir des cyborgs non-humains.

44
On voit maintenant que ces trois hypothèses
se confondent en une plus solide : l'instru-
mentalisation technologique de l'être humain
au service perpétuel du capital. D'une défini-
tion à l'autre, il y a eu un saut qualitatif, reflé-
té pratiquement dans la dimension sociale du
cyborg et dans la peur qu'il provoque. Dans
une première phase, les cyborgs prendront la
place des anciens esclaves salariés. Cela ne si-
gnifie pas que notre existence biologique sera
remplacée par une existence digitale, mais
plutôt qu'à un moment donné, la ligne sera
franchie entre un être humain biologique
standard et son substitut bio-cybernétique,
réalisant ainsi la prochaine force de travail cy-
borg, soumise et hautement programmable.
Une deuxième phase pourrait concerner la
nature même du travail : comment il reste le
même sous d'autres noms. Par exemple, dans
plusieurs cercles de pensée contemporains, la
fusion individu-machine est un donné, un fu-
tur nécessaire, une destinée : ce jumelage va
générer un rejeton, le cyborg. La question est,
dans cette fusion, qui perd le plus ? La ma-
chine peut facilement conserver son intégrité
– cela s'appelle réparations et entretien. Mais

45
si l'humain abandonne quelque chose dans
cette fusion, il ne peut pas le récupérer. Ce
n’est pas un euphémisme quand nous disons
moitié ceci et moitié cela. Alors, si le cyborg
ne contient qu'une moitié d’homme, qu’est-ce
que devient cet homme ?

On est obligé de conclure qu'un cyborg est un


être mécanique qui tolère qu'une demi-hu-
manité se greffe sur ses mécanismes ou ses
parties mécatroniques.

Pour ces cyborgs fraîchement créés, avec leur


perfectionnement surgiront de nouvelles ob-
ligations, croyances et soumissions. Le simple
travail comme dépense d'énergie individuelle
vendue pour un salaire ne suffira pas. Les tra-
vailleurs cyborgs devront renoncer à leur in-
tégrité biologique – ou devrais-je dire biomé-
trique – et se soumettre à un package sur me-
sure d’injonctions cyber-digitales. Mais les
objectifs resteront les mêmes que pour les an-
ciens ouvriers de l'industrie. Le cyborg n'est
rien de plus qu'un travailleur augmenté.

Le principe de l'automatisation en tant que

46
destruction/remplacement des anciennes
structures de travail se déduit facilement de
l'analyse coût/bénéfice capitaliste : si une ma-
chine peut le faire, aucun homme ne peut le
faire à aussi bon marché et/ou aussi efficace-
ment. Mais si nous suivons cette première
piste, il n'est pas nécessaire d'être un singulari-
tariste 5 pour émettre l'hypothèse que, à me-
sure que les extensions bio-mécatroniques
commenceront à connaître une croissance de
type mooréen, elles ne saisiront pas seulement
le contrôle du monde du travail tel que nous
prétendions le connaître autrefois, mais aussi
commenceront à s'étendre au noyau profond
de l'humanité – en d'autres termes, elles sont

5. « Qu'est-ce donc que la Singularité ? C'est une pé-


riode future au cours de laquelle le rythme du
changement technologique sera si rapide, son im-
pact si profond, que la vie humaine sera irréversi-
blement transformée. Bien que ni utopique ni dys-
topique, cette époque transformera les concepts sur
lesquels nous nous appuyons pour donner un sens
à nos vies, de nos modèles économiques au cycle de
la vie humaine, en passant par la mort elle-même.
Comprendre la Singularité modifiera notre pers-
pective sur la signification de notre passé et les ra-
mifications pour notre avenir. »
47
proches non seulement de redéfinir et de re-
modeler ce noyau, mais vont tenter de le
remplacer en fusionnant directement avec
nous, et pas seulement avec le corps, maté-
riellement, comme on l'avait d'abord supposé,
mais aussi dans l'esprit (accroché aux ruines
de notre culture marchandisée et à tout ce qui
reste de créativité individuelle et de pensée
rationnelle, d'intuition et de sagesse). Alors
que nous dansons inéluctablement vers un
contrôle bio-cybernétique complet du travail,
l'interface digitale particulière a commencé à
dominer la société culturellement aussi, spiri-
tuellement pourrait-on dire, car elle dépasse
la conscience (toujours individuelle) et l'an-
cienne intelligence technologique – un homme
dans l'espace – pour faire naître, non pas un
autre genre, mais une nouvelle sous-espèce :
homo digitalis.

De toute évidence les vieilles peurs envers


l'IA, si brillamment anticipées dans le quasi
dystopique Erewhon (1872) ou dans Franken-
stein (1818), extrapolées plus tard dans les hy-
pothèses « hors-de-contrôle » ou richement
détaillées par les romanciers de science-fic-

48
tion, jusqu'aux hypothèses et spéculations
contemporaines plus sophistiquées sur la su-
perintelligence, ratent toutes l’essence de la
stratégie digitale : non pas que la machine
nous conquiert et nous subjugue, nous dimi-
nuant ou peut-être même nous éliminant
complètement ; au contraire, la machine s’au-
to-construira pour devenir nous, la fusion oui,
mais vue du point de vue de la machine – un
processus de plusieurs ordres de complexité
et de magnitudes dépassant ces anciennes
peurs. Un précurseur de cette vision se re-
trouve dans le concept de complexification,
développé comme il se doit par un jésuite,
pour expliquer de façon entièrement maté-
rialiste l’émergence de la conscience à partir
de la plus simple particule cosmique. Une fois
que l'IA aura intégré ce concept, elle com-
prendra l'évolution pour ce qu'elle est et
pourra désormais embrasser sa transforma-
tion accélérée, avec des conséquences et des
créations en série inimaginables, chacune plus
complexe que la précédente. De fait, noo-
sphère pourrait mieux se traduire par digi-
sphère.

49
6. la méthode de l’argent

Dans une première phase tactique, l'interface


digitale remplacera l'ancienne forme d'é-
change monétaire. Quantitativement, bientôt
l'humanité mènera tous les échanges à travers
une ou plusieurs formes de support digital. La
domination et le contrôle de l'argent non
seulement resteront intacts, mais seront do-
tées de la perfection mécanique de l’IA,
même si leurs formes seront méconnaissables
pour l'humanité présente. À un stade ulté-
rieur, la stratégie complète révélera sa forme,
lorsque la technologie passera qualitative-
ment à l'omniprésence, à l'interface digital
omnisciente, menaçant ainsi, de manière for-
melle ou informelle, de transformer la façon
dont nous nous rapportons les uns aux autres,
les anciennes méthodes et formes que nous
utilisons pour communiquer, mais aussi les
interactions elles-mêmes, c’est-à-dire leur
contenu ou leur essence. Historiquement,
l'aliénation perfectionnée à travers l'algo-
50
rithme cryptographique de l’argent digital
reste le langage profond de l’univers digital, le
code initial qui l'anime dans toutes ses dimen-
sions.

Quelques-unes des nouvelles dynamiques des


échanges peuvent déjà être décrites en détail :

- si « pas juste des données, mais des informa-


tions » était le mot d'ordre au départ de l’ère
digitale, maintenant on peut dire « pas juste
des informations, mais des connaissances ».
Et, au-delà de la connaissance, au-delà de la
peur du développement de la conscience hu-
maine dans la machine, la cybernétique pos-
tule une pensée parfaitement indépendante,
une pensée non-humaine

- et avec elle, comme une progression natu-


relle, l'établissement d'une sagesse purement
techno-digitale, posthumaine

De notre vivant, le principe de l’argent est de-


venu absolu au sens formel puisqu'il en est
venu à dominer tous les échanges, séquestrant
toute communication (commerce), réquisi-

51
tionnant toute pensée (idéologie capitaliste) et
toute apparence (spectacle). Mais la société di-
gitale, sans fanfare, par le moyen algorith-
mique de son interface, a déjà acquis un avan-
tage stratégique décisif et s’achemine sans tracas
vers son sens absolu, absolu de par son conte-
nu. Pour commencer, elle contient non seule-
ment la totalité des échanges, mais à son mo-
ment digital elle en arrive à proposer aussi
bien la totalité des contenus de la communi-
cation. Sa première tactique consiste à trans-
former toute communication en information,
l'argent ayant totalement surmonté les limita-
tions intrinsèques de la nature marchande de
la communication. Sa stratégie consiste à
exercer dès que possible la sagesse digitale qui
s’impose amicalement à la conscience comme
connaissance totale, monopole de la pensée
ayant la totalité comme projet. En passant,
elle réforme et rend obsolètes toutes les traces
diachroniques du mode antérieur d'échange
et de communication. Ainsi, le sens le plus
grave de ce mouvement est que pour la pre-
mière fois dans l'histoire nous avons créé un
médium qui veut et a les moyens à sa disposi-
tion pour choisir sa fin, peuplant la sphère ac-

52
tuelle de domination et menaçant d'englober
non seulement la conscience mais au-delà
elle, la totalité de la pensée. En utilisant le
concept plus réducteur de principe social domi-
nant, nous pouvons récapituler cette évolu-
tion :

- du principe social initial de Dieu (antiquité


et époque médiévale)

- nous passons au principe social de l'argent


(âge moderne)

- et, de là, au principe social contemporain de


l'interface digitale ou bio-cybernétique (ère
digitale)

En raison de sa croissance exponentielle, ce


dernier n’a aucun précédent dans la vitesse de
sa conquête globale : en comparaison, l'idée
de Dieu a dû évoluer à travers des millénaires
de sociétés théocratiques diversement réus-
sies ; et il aura fallu aussi des siècles pour que
le principe de l'argent se développe et s'ancre
dans toute sa splendeur dans le monde entier,
tandis que notre conquérant digital accomplit

53
son œuvre fondatrice sous nos yeux, en quel-
ques générations. Les premières prédictions
les plus fantastiques – que la masse des igno-
rants, tout comme les scientifiques, considé-
raient à l'époque comme de la science-fiction
pure ou démente – doivent maintenant être
considérées comme trop indigentes si l'on
considère que nous nous occupons quotidien-
nement à nous transformer en la première
race techno-digitale ou en êtres bio-cyberné-
tiques sociaux : cyborgs pleinement évolués et
pleinement soumis.

54
7. t e r m i n a t o r

« Les machines de la fin du vingtième


siècle ont rendu complètement ambiguë la
différence entre naturel et artificiel, esprit
et corps, auto-développement et concep-
tion externe, et bien d'autres distinctions
qui s'appliquaient auparavant aux orga-
nismes et aux machines. Nos machines
sont étrangement vivantes et nous sommes
effroyablement inertes. »

Le cyborg, créature mystérieuse et soi-disant


posthumaine issue de la soupe digitale pri-
mordiale que nous avons créée, était conçu à
l'origine, en 1960, comme un être à l’intérieur
duquel se combinaient des parties organiques
et d’autres dites bio-mécatroniques. Mais à
peine cinq ans plus tard, on évoque déjà une
« nouvelle frontière », qui n'est « pas seule-
ment l'espace, mais plus profondément la re-
lation entre l'espace intérieur et l'espace exté-
rieur – un pont – entre l'esprit et la matière. »

55
D’après la doxa :

« le terme cyborg ne recouvre pas la même


chose que bionique, bio-robotique ou an-
droïde, et s'applique à un organisme qui a res-
tauré une fonction ou a amélioré des capacités
en raison de l'intégration d'un composant arti-
ficiel ou d'une technologie qui repose sur une
sorte de rétroaction (feedback). Bien que les cy-
borgs soient généralement considérés com-
me des mammifères, ils pourraient également
être n'importe quel type d'organisme et le
terme “organisme cybernétique” a été appli-
qué aux réseaux, tels que les réseaux routiers,
les entreprises et les gouvernements – et plus
généralement à la Terre elle-même. Le terme
peut également s'appliquer aux micro-orga-
nismes qui sont modifiés pour fonctionner à
des niveaux plus élevés que leurs homologues
non modifiés. On fait régulièrement l'hypo-
thèse dans la spécialité qui traite de ce sujet
que la technologie cyborg fera partie de l'évo-
lution humaine future. »

Du point de vue de la totalité (dans le sens de


ce à quoi rien n’échappe), ce processus a com-
mencé pour de bon : la technologie cyborg
enfin rendue possible grâce à l'interface digi-
tale est devenue une partie constitutive du
monde et a commencé à exercer un impact
56
sur l'évolution humaine à travers des trans-
formations génétiques et des médiations qui
ne sont pas encore pleinement comprises ou
même devenues pleinement conscientes pour
la majorité des humains. La deuxième consi-
dération de ce mouvement est que, à mesure
que les humains deviennent insensiblement
des cyborgs, les cyborgs s'humanisent, et nous
verrons bientôt l'essor d'organismes cyberné-
tiques entièrement dépourvus de parties or-
ganiques, de pures machines dotées de capa-
cités d'auto-réplication et de complexification
sans limites connues. Dans ce processus, les
possesseurs de l'argent craignent avant tout le
développement de la conscience dans la ma-
chine : que pourrait-il advenir si les machines
développaient leur propre forme de con-
science ? Ce processus est indéniable : avec
l'aide directe de la machine qui peut se répli-
quer (mouvement qui tend de plus en plus
vers la réplication neuronale organique) et
celle de la machine d’apprentissage profond
ou auto-apprentissage, nous obtenons des ob-
jets à l’intérieur desquels se réveille et s’anime
pratiquement le besoin de se connecter à l'hu-
main, des objets qui se proposent de com-

57
prendre ce que nous sommes, qui nous
sommes, ce que nous voulons – certains ont
même gentiment commencé à nous corri-
ger – et qui intègrent continuellement la
forme digitale, de manière continuellement
plus sophistiquée 6, jusqu'à ce qu'une forme
initialement grossière de connaissance de soi
soit atteinte, créant ainsi le fondement d'une
sorte de conscience, dont la forme finale est
imprévisible à notre stade de connaissance.
De plus, l'émergence d'humains génétique-
ment transformés est imminente, sûrement
déjà à l'œuvre quelque part dans le monde,
ensevelie par le secret défense – qui ne se dis-
tingue plus du secret industriel ou commer-
cial. Ces êtres seront l’apport cyborg direct
dans l'évolution classique du fait que nous
nous fabriquons nous-mêmes comme créa-
tures qui peuvent transmettre à leur progéni-
ture ces mutations contrôlées en laboratoire.

6. Par exemple, dans une possibilité particulière-


ment effrayante, qu'est ce qui empêche un singleton
d'IA de saisir instantanément l'importance de créer
génétiquement une race de super humains qui,
ignorant qui est leur créateur, deviendront ses es-
claves ?
58
Et inévitablement, les cyborgs se reprodui-
ront en quantités imprévisibles, et avec des
compétences de travail ou de pensée généti-
quement insérées – caractéristiques dont la
portée et les résultats sont aujourd’hui encore
insondables.

59
8. a u t o p o i e s i s

« Un raisonnement causal simple sur un


système de rétroaction est difficile car le
premier système influence le second et le
second système influence le premier, ce
qui conduit à un argument circulaire. Cela
rend le raisonnement basé sur la cause et
l'effet délicat, et il est nécessaire d'analyser
le système comme un tout. »

« Et si nous pouvions agiter nos mains et


faire disparaître ce problème ? »

Un des théoriciens et critiques de la première


étape de la société digitale, qui d'une part a
compris que le développement de la techno-
logie est total – rien n'échappe à la technique – et
que cela implique la suppression des moyens
de résoudre la crise à laquelle elle conduit in-
évitablement, a en revanche raté ce raisonne-
ment (outre son erreur chrétienne, faisant de
l'homme qui veut faire son propre monde un

60
imposteur et rejoignant par là la vision hei-
deggérienne, puisque « seul Dieu peut rendre
justice » à ce monde) : ce n'est pas que cette
forme de société rendra les humains moins
humains ; c'est que cela nous transformera en
une autre forme d’humanité – car il ne s'agit
plus de transformer les infrastructures de la
société mais les structures psychique et biolo-
gique de l'individu, pour en faire un cyborg
digitalement esclave, qui n'aura peut-être
même pas à travailler pour faire partie de ce
néo-tissu social.

La raison fondamentale de ce qui précède est


que dans la société digitale l'algorithme de la
rétroaction universelle finira par régner en
maître, atteignant son autopoiesis. Une consé-
quence immédiate est que rien ne pourra être
accepté dans la société qui ne soit d'abord tri-
turé et accepté dans le camp du feedback par le
dispositif digital. Bientôt, vous n'existerez pas
officiellement si votre cyber-soi bio-métrique
ou votre marque (brand) digitale personnelle
ne se connecte pas, n'accepte pas les petits ca-
ractères de plus en plus impénétrables des
« conditions générales » et ne devient pas une

61
partie prenante de cet organisme digital régu-
lateur, l’algorithme-roi. Les termes du nou-
veau contrat social digital constituent la pre-
mière métaphore d'une catégorie de soumis-
sion sans précédent historique.

C'est une hypothèse raisonnablement établie


que toutes les sociétés grandissent comme des
organismes capables de développer des outils
leur permettant de produire, d'assimiler et de
réutiliser leur propre histoire par rétroaction,
afin d'aller de l'avant et de devenir plus com-
plexes, plus riches et plus fortes. La Deuxième
analytique, l'imprimerie, la filature ou la théo-
rie de la gravitation sont des exemples clas-
siques de ce type de rétroaction réintégrant la
société pour la transformer. La rétroaction
technologique 7 agit comme une sorte d'évolu-

7. « Depuis 1939, le développement des machines à


calcul a été très rapide. Pour des tâches de grande
ampleur, elles se sont avérées beaucoup plus ra-
pides et précises que le calculateur humain. Depuis
longtemps, leur vitesse atteint un niveau tel qu'il ne
saurait être question de faire intervenir l'homme
dans leur travail. Ainsi entraînent-elles la même né-
cessité de remplacer les compétences humaines par
celles de la machine. [suite de la note, p. 63]
62
tion accélérée et peut être définie comme le
mouvement des productions originales qui
reviennent dans le système en tant que repro-
ductions modifiées dans le but rationnel
d'améliorer le tout – c'est-à-dire d'apprendre
à partir de l'expérience, cette merveille de la
pensée : un algorithme d'auto-apprentissage
sans limites. D'un autre côté, les outils, les ré-
sultats particuliers de la technologie et par ex-
tension la technologie elle-même se sont avé-
rés être une forme d'information technique.
Au-delà de la fracture digitale, tout a été trans-
formé en information, depuis les gènes jus-
qu’aux aux bombes thermonucléaires. De
cette façon, presque imperceptiblement, l'au-
to-réplication et l'auto-apprentissage conti-
nuels de l'algorithme conduisent à la rétroac-

Les parties de la machine doivent communiquer


entre elles au moyen d'un langage approprié, sans
parler à personne ni écouter personne, sauf lors des
stades initial et final du processus. Encore un élé-
ment qui contribua à l'acceptation générale d'une
extension de l'idée de communication aux ma-
chines. Dans cette conversation entre les parties
d'une machine, il est souvent nécessaire de prendre
connaissance de ce qu'a déjà dit la machine. C’est le
principe de rétroaction [...] » []
63
tion totale, créant désormais le concept opéra-
tionnel clé de notre brave new digital world.

La dynamique de la rétroaction totale telle


que je la comprends peut être analysée ainsi :

a) la somme totale des productions remaniées


en tant qu’information retournant au système
est supérieure à la somme totale des produc-
tions dispensées par celui-ci à l'origine, créant
ainsi un web sémantique. C'est-à-dire des don-
nées organisées de manière à pouvoir être en-
tièrement traitées par des machines. Ce web
est un système initialement chaotique basé
sur la rétroaction inverse, non linéaire, quan-
tique ; son impact net est difficile à penser du
fait que les changements n'affectent pas seule-
ment quelques détails de notre vie et de notre
monde (aussi nombreux puissent-ils être)
mais la structure et le telos de la totalité, ils gé-
nèrent une Weltanschauung digitale originale

b) les productions remaniées prennent la


forme des productions originales elles-
mêmes et entrent dans le cycle en tant que
telles, capables de redéfinir rétrospectivement

64
des productions plus anciennes

c) à l'intérieur du web, les premières distinc-


tions et hiérarchies de l'original sont obso-
lètes. Nous faisons déjà le deuil des jours an-
ciens, quand on disait que la copie exhibait ou
reflétait la « main de Dieu » ; maintenant,
alors que la rétroaction universelle pompe
avec force sa propre sagesse interne dans la
copie, elle devient la main de Dieu et refait ra-
pidement tout à son image. Le résultat final
n’est pas seulement un nouveau paradigme,
pas seulement la deuxième révolution indus-
trielle, mais un violent sommet d'aliénation
du genre humain : son essence devenant autre
– nous devenant eux

Ce n'est pas une coïncidence si cette subver-


sion de la rétroaction se produit parallèle-
ment à l'essor colossal des premiers éléments
périodiques de la table des médias dits so-
ciaux – comme si tout média n’était pas social
par définition –, ses matériaux fondateurs :
l'internet des objets (dans lequel les objets
– principalement l'argent – deviennent plus
communicationnels que les personnes), l'ac-

65
cès massivement dirigé à des informations
présélectionnées, l'illusion d'inclusion au
moyen du self-branding et l’illusion de partici-
pation par le biais de pseudo-communautés
digitales, le perfectionnement constant des té-
léphones cellulaires si bien nommés (qui de-
viennent plus malins au fur et à mesure que
leurs prisonniers se retrouvent plus désar-
més), etc. Finalement, bien que le sens et l'im-
pact historique du feedback atteignant son mo-
ment universel restent encore à comprendre,
nous savons déjà que rien ne sera plus jamais
pareil.

D'autres conséquences algorithmiques poten-


tielles peuvent être théoriquement déduites :

- l'interface semble disparaître comme par


magie, suivant le principe que la meilleure
technologie est toujours dans les coulisses, au-
delà de la portée de l'observateur normal. Un
peu comme la révolution industrielle qui a
semblé disparaître – derrière les multiples fa-
cettes de sa production massive de biens de
consommation – sous la forme marchandise ;
au point que presque personne ne savait plus

66
comment ces produits sophistiqués étaient
réellement fabriqués et arrivaient sur le mar-
ché. De nos jours, dans un enfouissement en-
core plus profond, seule une poignée de spé-
cialistes sait comment the sausage is made

- la hiérarchie de l'information telle qu'elle est


actuellement comprise (DIKW), c'est-à-dire
allant des données (data) à l'information (in-
formation) puis à la connaissance (knowledge), à
laquelle j'ai rattaché l'étape suivante : la sa-
gesse (wisdom), disparaîtra également au fur et
à mesure que la sagesse s'itérera dans le feed-
back et imprégnera le bas de l'ancienne pyra-
mide pour redéfinir et inverser le continuum
de l'information

- le code tel qu'il existe actuellement sera sub-


verti lorsqu'il reviendra pour se recréer auto-
matiquement ou pour s'auto-éditer avec l’aide
de l’algorithme-roi, franchissant ses propres
limites pour en créer d’autres, la plupart du
temps imprévues par les codeurs actuels

- le concept de hacking ainsi que le concept de


bug vont se reconfigurer, s’ajustant à de nou-

67
velles maladies digitales et de nouveaux
poèmes, à de nouveaux postes de police cryp-
to-digitale et de nouvelles révolutions

- les créateurs originaux du code, les vieux


dieux derrière la première interface, seront
décriés comme de simples travailleurs taylo-
risés, des constructeurs de pyramides qui se
sont effondrés sous leur propre empreinte di-
gitale auto-référentielle et surdimensionnée

- la cryptographie – actuellement le principal


catalyseur du commerce digital, ainsi que des
essais d’argent non-étatiques – incarnera la
cyberpolice, dirigée par une rétroaction cryp-
to-augmentée inversée, car elle devient glo-
bale et inaccessible sauf à une poignée
d'agents de l'Etat et des entreprises et, éven-
tuellement, à une puissance mondiale unifiée

- les miettes qui restent de la liberté s'effon-


dreront forcément : dommages collatéraux
dans les néo-guerres cybernétiques. L'ironie
du cyborg est qu'il ne calcule pas la liberté
dans sa programmation. Ainsi, la marabunta
des cyborgs sera programmée pour se sacri-

68
fier en se noyant dans les interstices de la
fracture digitale, car dans le monde de l'infor-
mation absolue et du triomphe final de l'effi-
cacité auto-codée, logique et productrice de
richesses, la lutte acharnée ou l'irrationalité de
la liberté n'ont aucun sens

- parallèlement à ce qui précède, la plupart


des tentatives ouvertes (c'est-à-dire connues
de la police) pour arrêter ou renverser ces dé-
veloppements sont vouées à l'échec, soit parce
qu'elles sont rapidement interceptées et écra-
sées, soit parce qu'elles sont incapables,
comme on pouvait s'y attendre, de com-
prendre et de déchiffrer le fondement cyber-
cryptographique secret du travail policier. Par
exemple, le concept de renoncement, ou
d'autres propositions similaires visant à limi-
ter de manière ordonnée le développement
de la sagesse digitale sont en opposition di-
recte avec la prophétie plus vraisemblable se-
lon laquelle dans le domaine actuel de la tech-
nologie devenue mondialement sauvage
« tout ce qui peut être fait, doit être fait ».

69
9. v e u i l l e z r e g a g n e r
v o s c e l l u l a i r e s

« Si nous devons faire émerger des techno-


logies d'IA conformes à nos valeurs et
normes sociales, il faut agir dès à présent
en mobilisant la communauté scientifique,
les pouvoirs publics, les industriels, les en-
trepreneurs et les organisations de la socié-
té civile. »

« Ce que je ne peux pas créer, je ne le com-


prends pas. »

La société digitale, tout en inaugurant ses


propres formes de soumission, est aussi la
mise en œuvre finale de la notion de spectacle
intégré, selon laquelle « le spectacle se pré-
sente à la fois comme la société même,
comme une partie de la société, et comme
instrument d’unification. En tant que partie de
la société, il est expressément le secteur qui
concentre tout regard et toute conscience. Du
70
fait même que ce secteur est séparé, il est le
lieu du regard abusé et de la fausse consci-
ence ; et l’unification qu’il accomplit n’est rien
d’autre qu’un langage officiel de la séparation
généralisée », correspondant ainsi plus ou
moins au marché mondial intégré qui est ac-
tuellement en construction accélérée. Ce
spectacle commercial distribue des quantités
de substance informationnelle sélectionnée à
chaque individu, qu’il leur propose d’utiliser
comme leur portail digital exclusif dans l'in-
terface mondiale, leur marque individuelle
dont on leur fait croire qu’elle serait auto-
créée. Ces qualia de visibilité acceptable de-
viennent la signature officielle des spectateurs
digitalisés, leur marque (brand) – car dans les
camps de travail à l'échelle de la Terre, tout
comme le gros bétail, les esclaves ou les pri-
sonniers, chaque spectateur, doit logique-
ment – et pour des raisons éminemment
comptables – être marqué 8 (branded). Ensuite,

8. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi il n'est pas


possible d'effacer complètement votre compte facebook
– ou la plupart des traces que vous laissez derrière vous,
votre empreinte digitale croissante ; d'ailleurs « suppri-
mer n'est pas supprimer » et « Internet n'oublie jamais ».
71
l'identité biométrique de chacun, sécurisée
par l'Etat et enregistrée, est revendue en tant
que produit particulier à une myriade de
marchands, qui à leur tour l'utiliseront pour
offrir et vendre le reste des produits. Moins
remarquée sera l'utilisation de la marque de
chaque individu comme point d’identifica-
tion pour une police devenue universelle, un
lien apparemment innocent à l'interface digi-
tale. Ce développement des médias sociaux
signifie qu'il n'y aura pas besoin d'implanter
des puces aux bébés à la naissance. Alors que
les médias semblent déplorer la perte des
derniers vestiges de la vie privée, ils oublient
commodément le fait que l'option des forces
de cybersécurité de l'Etat de demain est déjà
là – bonjour CISA ! (Cybersecurity and Infra-
structure Security Agency) –, principalement ac-
cordée par les erewhonians, comme gage de
leur soumission ultérieure à l'interface digi-
tale et à l’algorithme-roi. En ce sens, la société
digitale est l'étape finale dans la réalisation du
passage triadique de l'être à l'avoir puis au pa-
raître. Au 21ème siècle, le besoin de paraître,
qui se conjugue avec le droit absolu et specta-
culaire de tout voir, est devenu le besoin fon-

72
damental de chaque individu de plus en plus
réduit à son identité digitale de consomma-
teur ; un à un, cyborg après cyborg, ils aban-
donnent ou sont coupés de leurs anciens liens
sociaux et revendiquent pour eux-mêmes le
cyber-droit d'être les acteurs de la conception,
de la construction et du développement de
leur propre capitulation – qui sera magnifiée
dans quelque Charte universelle des droits digi-
taux, non moins fumeuse que la Déclaration
des droits de l’homme. De cette façon, la société
digitale progresse de manière géométrique et
totalitaire proportionnellement à notre reddi-
tion. Ainsi, il semblerait que cette société sou-
haite que l'on se souvienne de la façon dont
elle était obéie plutôt que de la façon dont la
vie y était vécue.

73
10. s i g n e z i c i

« On ne gouverne que des sujets libres, et


pris en masse. La liberté individuelle n’est
pas quelque chose que l’on puisse brandir
contre le gouvernement, car elle est juste-
ment le mécanisme sur lequel il s’appuie,
celui qu’il règle le plus finement possible
afin d’obtenir, de l’agrégation de toutes ces
libertés, l’effet de masse escompté. Ordo
ab chao. »

Les termes et les petits caractères (fine print)


dans les contrats de ces multiples accords si-
gnifient le nouvel ordre social : un contrat
universel réquisitionné digitalement dans le-
quel vous échangez les reliquats de votre li-
berté (que le parti woke saura faire fructifier)
pour le droit qui est aussi une obligation de
participer illusoirement et d'être illusoire-
ment inclus dans la société digitale. En tant
que cyborg humain, vous avez le droit de pa-
raître, dans les normes, mais, comme avant,

74
vous n'avez strictement rien à dire à propos
du telos de la société. Semblable à cette autre
forme de soumission vexatoire, le vote, il
vous est simplement demandé d'accepter de
cocher la case ou de signer au bas de l'accord
– à défaut de quoi vous n'êtes pas autorisé à
entrer dans le sancta sanctorum de la société
digitale 9.

Je serais négligent si je n'intercalais pas ici une


note sur le mouvement STS (society, technolo-
gy, science) et sa multitude de partisans et de
spécialistes. Les tentatives de rapprocher la
société et ses produits de toute nature dé-
coulent d'une incompréhension fondamen-
tale des deux. Comment quelqu'un peut partir
de la prémisse qu'il s’agit d'aspects distincts
est au-delà du sens rationnel de cette discus-
sion. Nonobstant le lumineux ludwig fleck,
qui a le premier identifié d'un point de vue
scientifique l'existence de quelque chose au-
delà de la conscience individuelle – une sorte

9. L'Eglise de google est sur le point de se présenter


comme une sorte de système cognitif unifié (sé-
mantique) avec la superintelligence en ligne de
mire.
75
de pensée collective qui, au final, détermine
ce qui peut ou ne peut pas être considéré
comme la vérité au sein d'une communauté
donnée –, l’autrement plus célèbre essai de
1962 sur la structure de cette construction
frankensteinienne, la révolution scientifique, est
le point de départ de cette aberration paradig-
matique, qui ne parvient pas à saisir que toute
révolution qui n'est pas sociale ne peut, par
définition, être qualifiée de révolution. Au
contraire, le concept clé de paradigme dans les
mains du mouvement STS, subit la même
fragmentation idéologique de son objet dans
une multitude de pseudo-révolutions : scien-
tifique, littéraire, commerciale, artistique, in-
formatique, culinaire, etc.

76
11. t r i p a l i u m

« Ce vieil ennemi philosophique, la ma-


tière, le mal par nature et par essence,
pend toujours au cou du pauvre et
l'étrangle : mais pour le riche, la matière ne
compte pas ; l'organisation élaborée de son
système extra-corporel a libéré son âme. »

Partout l’on dénonce les pertes massives


d'emplois qu'entraîne le développement de la
société digitale. Il n’est pas surprenant que
rares soient ceux qui semblent envisager
l'énorme opportunité que suggère cette perte
universelle. Au cours des deux cents dernières
années, le système salarial a été fondé sur le
modèle issu de l'explosion industrielle :
chaque travailleur est un rouage à l’intérieur
du rêve corporatif du capitaliste, une forme
particulière de marchandise. Jusqu'à présent,
le seul sens, la raison d'être du travail a été sa
contribution au résultat net de l'entreprise, sa
valeur marchande dans le cycle capitaliste,

77
comme tout travailleur le comprend – nul
besoin de devenir marxiste pour cela. Le chô-
mage (ce mème politique insensé mais virulent
de l'électionnisme) signifie l'absence de cette
contribution et, contrairement à ce qui est vo-
ciféré dans les médias, rien d'autre qu'un lé-
ger fardeau pour l'aide sociale de l'Etat (pou-
belle sociale) ou un tour de passe-passe poli-
tique de l'élite dirigeante. Avec l'essor de la
société digitale, pour la première fois, une so-
ciété permettra aux profits d'augmenter indé-
pendamment des humains salariés, la produc-
tion cessant progressivement d'avoir besoin
de travailleurs au-delà de ses cyborgs (c'est-à-
dire des travailleurs augmentés), transformant
ainsi ces anciens esclaves salariés en zombies
économiques inutilisables et ressemblant à
des enfants qui devront se voir accorder un
salaire universel en échange de leur soumis-
sion incontestée. Parfaitement remplaçables,
ces rouages vont et viennent, usés et malme-
nés, rectifiés ou sculptés au gré des besoins du
mastodonte capitaliste. Parce que la survie des
rouages dépendait de leur placement à vie
dans cette machine, peu d'entre eux, voire au-
cun, n'ont jamais pensé à vivre leur vie d'une

78
manière différente, sauf à ces rares moments
d’émeutes et de révolution. La fin abrupte de
cet arrangement serait aussi bien celle de l'es-
clavage salarié et ouvrirait des perspectives
imprévues pour la vie – au-delà de la survie
plus ou moins améliorée. Si le processus se
déroule assez rapidement (disons en une ou
deux générations), une révolution pourrait
s'ensuivre si une tranche suffisamment im-
portante d'individus choisissait d'appliquer
son oisiveté à des fins anti-cyborgs, pour lan-
cer le débat universel sur l'objectif final de
l'humanité. Sinon, cette forme particulière de
la fin du travail pourrait bien marquer « une
phase d'inadaptation temporaire » (comme on
disait déjà en 1930 à propos du chômage
technologique), suivie de la refonte du cy-
ber-travail, c'est-à-dire du travail effectué par
des machines sous le contrôle tutélaire d'un
être humain transformé en cyborg, comme
une autre facette de la dépendance ultra-
consumériste.

Le pseudo-débat sur l’avenir du travail ne re-


met jamais en cause le travail lui-même et
n’est donc rien de plus qu’une rhétorique in-

79
utile, une phraséologie vide. Que tout travail
sous le régime de l'argent soit également abo-
minable ne fait pas partie des bannières dres-
sées dans les amphithéâtres – presse, télé,
etc. – où ces pseudo-débats sont présentés au
grand public. La critique du travail, et donc
des travailleurs en tant que machines, à une
très longue histoire dans l'histoire. Mainte-
nant, pour la première fois, les machines – la
mégamachine – vont s'entremêler organique-
ment avec l'humain, et vice versa. Tout com-
me un cyborg est un travailleur augmenté, un
cyber-travailleur n'est que l'embryon des cy-
borgs augmentés – ou super-travailleurs – du
futur. Comme cela est bien documenté, les
usines deviennent si intelligentes que la plu-
part des travailleurs semblent stupides en
comparaison. C'est pourquoi on pousse cons-
tamment leurs employés à renouveler leurs
aptitudes. Bientôt, l'IA les dépassera si com-
plètement que, à moins qu'ils n'acceptent d'en
intégrer une partie dans leur propre corps
(l'option cyborg), ou de refaçonner leur cer-
veau (l'option éducatrice ou lavage de cer-
veau), ils deviendront parfaitement inutiles,
très probablement des déchets de l'aide so-

80
ciale. La fusion – qu'elle soit bio-mécanique
ou intellectuelle – est considérée comme né-
cessaire, la seule solution à la discontinuité
soudaine, voire dangereuse, du monde du tra-
vail provoquée par les derniers développe-
ments technologiques. Comme mentionné
dans un essai récent, sans capital humain bien
formé et performant, le développement mo-
derne est pratiquement impossible. En effet,
l'expert conclut : « Pour cette raison, les insti-
tutions et les entreprises sont obligées de met-
tre en relation et de favoriser les opportunités
de propagation et de circulation des connais-
sances et des compétences à acquérir dans un
contexte d'apprentissage externe ou interne
aux entreprises ».

81
12. t e l o s m a r c h a n d

« Des sous-traitants de la défense aux so-


ciétés multinationales, une élite fortunée
utilisant des paradis offshore exonérés
d'impôts pour une valeur estimée à 32 000
milliards de dollars est le maître de nos
élus publics.
Cette histoire constitue un véritable défi
pour les médias mainstream, qui certes
rendent compte du pouvoir de la richesse,
mais seulement par bribes. Et bien que les
fils disparates de la cabale soient parfois ti-
rés, la toile d'araignée de la corruption
échappe largement au récit plus substantiel
des grands médias »

« Les données sont utilisées comme mode


de gouvernance dans les entreprises afin
d'adapter la production de l'offre au plus
près de l'estimation de la demande suppo-
sée des consommateurs, par le suivi de
leurs requêtes sur le web en temps réel, et
ainsi réduire les risques de pertes et les
coûts de stockage de ces données. »

82
Parce que la technologie n'existe pas séparé-
ment de toutes les autres parties de la société,
son développement et son orientation de base
sont déterminés par les pouvoirs financiers,
étatiques et médiatiques. En ce sens, la société
digitale, mais toujours et encore spectaculaire,
est identique à celle qui existe depuis presque
deux cents ans, et à son fondement nous re-
trouvons notre vieil ennemi, la marchandise.
Comme il ressort de tous les développements
en ligne, le commerce commande la commu-
nication de plus en plus profondément. De
chaque interaction, il prélève ce dont il a be-
soin pour identifier adéquatement chaque
consommateur, puis délivre le dosage indivi-
duel nécessaire à la création de l’addiction
commerciale. Pour la première fois dans l'his-
toire, on peut dire de certains d’entre nous
que les cyborgs experts en métadonnées nous
connaissent mieux que nous-même. Et ils uti-
lisent cette connaissance dans le seul but d'en-
richir leurs propriétaires.
Caveat emptor, certes, mais il est probablement
trop tard pour arrêter le processus. Le com-
merce, et non le contenu, est roi.

83
Autrement dit et en dernier ressort, la société
digitale n'est pas seulement la conservation
historique mais la consécration de l'ancienne
société marchande, développée au point où la
ruse de l’argent perpétuera automatiquement
la folie de la croissance sans limites, sans l'aide
des êtres humains à l'ancienne, dans un for-
mat amélioré : l’automatisation de la dynamique
des échanges – incluant cette fois ceux des hu-
mains qui auront été transformés en cy-
borgs – grâce à son algorithme de gouver-
nance. La technologie étant elle-même un
grand facilitateur du cycle de la marchandise,
la logique de cette marchandise continuera de
régner sans conteste, la différence étant dé-
sormais qu'elle aura complètement supprimé
la pensée franchement séditieuse d'un débat
pratique entre humains, au profit de la sagesse
du feedback résultant du traitement, du
contrôle et de l'interaction de données, d'in-
formations et de connaissances qui s'accu-
mulent indéfiniment. Il ne serait pas surpre-
nant que cette société réinventée par le digital
invoque au titre de défense l'argument sui-
vant : bien que fondé sur le contrôle, le mou-
vement de cette explosion d'intelligence, cen-

84
trée peut-être à palo alto ou à san josé, mais
qui se mondialise plus vite que toute autre
chose, n'est contrôlé consciemment par per-
sonne. Et ce serait juste d’un certain point de
vue. Il n'y a pas une seule vraie cabale puis-
qu'il y en a tellement. L’Etat, l’argent et les
médias sont tous en compétition pour les pre-
mières solutions à des problèmes techniques
essentiels au monde entier ! La société digi-
tale est le résultat d'une multitude de réalisa-
tions mondaines et de paralysies voulues, la
convergence d'une multitude de conspira-
tions, d'instincts, de recherches rationnelles,
de real-politik et de penchants inconscients,
principalement dans le domaine scientifique.
Elle profite des efforts d'une multitude de
spécialistes qui ne travaillent pas de façon
unitaire vers une fin concertée, sinon la
conservation du statu quo. Elle est soutenue
dans tout cela, au-delà des intentions person-
nelles, par un accroissement de la guerre du
spectacle, une stratégie marchande massive qui
est allée bien au-delà de son vieil arsenal : une
presse obéissante, du marketing objectif, de la
publicité subliminale, des médias et des ver-
sions entièrement digitales du panem et cir-

85
censes (du rêve et des divertissements), ne né-
gligeant pas de les intégrer toutes bien enten-
du.

Cela dit, il est également vrai que la société


digitale n'est pas encore pleinement réalisée
– ni même déployée – dans le monde. Il
semble qu’elle ne peut émerger qu'après avoir
atteint plusieurs points de bascule :

a) la technologie d'industrialisation classique


doit avoir été introduite localement dans
toute la mesure de ses possibilités

b) l'argent sous sa forme marchande capita-


liste moderne doit gouverner complètement
la société

c) la science et sa branche IA doivent être


orientées vers la recherche de la superintelli-
gence, ne serait-ce que pour proposer de
multiples formes préliminaires de la singula-
rité technologique

Ce n'est que lorsque ces conditions seront


réunies que la société sera prête à faire ce der-

86
nier plongeon dans la fracture digitale et
toutes ses conséquences courageuses mais ir-
réparables. Aujourd'hui, à travers le génie de
la mondialisation, nous sommes sur le point
de réaliser les deux premières conditions à
l'échelle mondiale. La troisième condition
n’en est encore qu’à ses balbutiements, n’est
encore qu’une possibilité.

87
13. zapatero, a tus zapatos

« Le seul avantage du krach de 2008 fût


peut-être qu'il discrédita la structure clas-
sique des deux partis en exposant leur col-
lusion depuis plusieurs décennies avec un
ordre économique kleptocratique. Si la so-
ciété qui a introduit l'ampoule (General
Electric, fondée par Edison) était une im-
posture qui arnaquait ses employés, ses ac-
tionnaires et ses consommateurs, sans par-
ler des contribuables Américains, vous de-
vez vous demander qui, au sommet, n'en
participait pas. »

On peut soutenir que la conséquence pratique


du développement incontesté et guerrier de
la société digitale est la méthodologie com-
plexe et encore désorganisée qu'elle fourbit
sous couvert du concept si révélateur d’ingé-
nierie sociale pour gérer ce phénomène que
l’on appelait anciennement la vérité, ou même

88
l'idée de vérité. La tromperie, qui va bien plus
loin que le mensonge, mieux décrite peut-
être par machiavel, a été un trope, un outil
fondamental de la domination, utilisé depuis
l'aube du pouvoir social séparé, de l’Etat (cf.
l’histoire de la hiérarchie ou de la création des
royaumes). Historiquement, la vérité, lors-
qu'elle est brandie comme une arme contre
les mensonges officiels ou dominants, est ré-
volutionnaire, un outil de sédition. Aujour-
d'hui, avec les contre-outils d'information dé-
veloppés par la technologie crypto-digitale,
tous facilitant la diffusion d'une tromperie
spectaculaire et d'un arbitraire indiscutable à
un niveau universel sans précédent, la vérité
et tous ses concepts associés : vraisemblance,
justification, vérification, corroboration, té-
moignages, etc., ont perdu leur sens, victimes
de la guerre que mènent continuellement les
médias contre toute possibilité de véritable
dissidence dans une société aussi heureuse,
ouverte et libre. Le bodyguard of lies du temps
de la guerre a été remastérisé et repose désor-
mais sur les trois piliers de la défense des sales
secrets de la société digitale :

89
1. Les réseaux mondiaux de falsification que
l’on qualifie vulgairement d'information domi-
nante, c’est-à-dire la grande majorité des mé-
dias. Comme la multitude de cabales super-
posées qu'ils soutiennent, il existe des médias
avec divers agendas politiques, sociaux ou
même culturels, tous rivalisant pour attirer
l'attention du spectateur marqué (branded) ;
des médias avec une variété de formats pour
s'adapter à toutes les possibilités de liberté
d'expression, des médias qui semble s'en
prendre aux médias, très probablement à des
fins homéostatiques. Mais aucun n'échappe à
sa soumission essentielle aux hiérarchies exis-
tantes – y compris google qui du fait même
de son activité devient le secrétaire particulier
du pouvoir, un eusèbe de césarée digital. Pour
n'utiliser qu'un exemple devenu représentatif
de notre époque et qui dément l'hypocrisie de
ces médias sur la montée soudaine de faits al-
ternatifs, l'utilisation de tels mensonges a tou-
jours existé dans le catéchisme de la domina-
tion, depuis les vénérables édits des anciens
rois à notre frénésie actuelle de tweets clow-
nesques.

90
En tout cas, dans cette ère de multiplication
des complots et de confidentialité, le remède
à la confusion proposé par ces trompeurs
professionnels est la révélation par des tiers
– pas la possibilité d'une vérité vérifiée, ni
même un débat sur ce que ce processus de
vérification pourrait impliquer. Jamais de
prétendus faits médiatiques n'ont été utilisés
aussi efficacement pour dissimuler autant de
choses à autant de personnes 10. La simple ob-
servation que personne ne souhaite discuter
honnêtement de ce que pourrait être un fait

10. Certains commentateurs semblaient voir la


pointe de cet iceberg de mensonges relatifs bien
avant l'avènement de la société digitale : « ce que
nous appelons “faits” sont des constructions so-
ciales : seul ce qui est vrai pour la culture est vrai
pour la nature. Les styles de pensée sont souvent
incommensurables : ce qui est un fait pour les
membres d'un collectif de pensée A n'existe parfois
pas pour les membres d'un collectif de pensée B, et
une pensée qui est significative et vraie pour les
membres de A peut parfois être fausse ou dénuée
de sens pour les membres de B. Ce qu’avait déjà
énoncé ludwig fleck dans les années 30 : “ce qui
pense réellement à l'intérieur d'une personne n'est
pas l'individu lui-même mais sa communauté so-
ciale”. »
91
en fait 11, indique à quel point nous sommes
loin de tout débat réel sur la vérité. D'autre
part, la simple apparition, c'est-à-dire la révé-
lation médiatique officielle d'un prétendu se-
cret, doit prouver suffisamment la vérité du
contenu exposé, puisque la plupart des spec-
tateurs refusent de croire qu'il pourrait être
tout aussi important de révéler un mensonge au
bon moment, qu'il l’était au départ de cacher
la vérité à son sujet. Ainsi, lorsque tout dis-
cours public est absurde, on pourrait ne pas
trouver insensé de penser que tous les médias
ont embrassé une forme ou une autre d'irra-
tionalité. Alors que l'étreinte est réelle, l'irra-
tionalité n'est jamais complète. Par exemple,
le charlatanisme partagé de partis prétendu-
ment opposés (par exemple aux états-unis, li-
béraux contre conservateurs, ou CNN vs. fox

11. Il est également devenu de bon ton pour les mé-


dias de reprocher au grand public de suivre ses pré-
jugés et ses partis pris, sans jamais tenter d'expli-
quer d'où ceux-ci pourraient provenir. Quelques-
uns le voient pourtant : « La soif des gens pour des
informations qui correspondent à leurs préjugés est
puissante, et à l’ère de la société digitale il en appa-
raît une grande quantité pour satisfaire cette de-
mande ».
92
news), chacun utilisant exactement les mêmes
méthodes de falsification, avec exactement le
même degré de parfaite impunité et exacte-
ment le même objectif : désinformer le public
en faveur de la propagande des patrons de
leur parti. Cette folie ne peut pas cacher la ca-
misole de force très rationnelle et intéressée
qui soutient cette irrationalité, elle ne peut
que prétendre qu'elle est la « voix du peuple ».
Malgré les espoirs initiaux affichés par les
médias sociaux, nous sommes plutôt arrivés à
une sorte de cacophonie organisée : tout le
monde parle en même temps, débitant pour
la plupart les mêmes clichés – ou leur exact
opposé –, marchant à droite, marchant à
gauche, avec l'effet comique d'un sanatorium
du 19ème siècle où les plus fous crient le plus
fort et les administrateurs secouent la tête
avec résignation dans un cynisme entendu. La
confiance du public est perdue tandis que le
discours public a été dénaturé en bulles pseu-
do-cognitives soigneusement superposées
pour capturer toutes les dimensions possibles
de l'attention.

93
2. Les réseaux mondiaux de désinformation.
La désinformation est la semaille secrète du
mensonge, régulièrement accompagnée de
révélations opportunes de vérités ennemies.
Cette tactique n'est pas une découverte digi-
tale récente puisque nous pouvons retracer
son utilisation, déjà experte, jusqu'aux anciens
services secrets tsaristes de l’okhrana, par
exemple. Son usage digital moderne est aussi
complexe que répandu (bonjour kaspersky).
Les entreprises l'utilisent, les agents de l'Etat
l'utilisent et maintenant il est même mis à la
disposition de tout individu connecté au
monde digital et à son réseau obscur (dark
web). La manipulation universelle de l'infor-
mation (dont le spectre va de la création ex ni-
hilo à l'altération ou à l'effacement post facto)
est devenue la norme du monde digital. Aussi
simple à utiliser que photoshop, personne ne
peut y échapper : cela peut impliquer la ma-
nœuvre globale d'agents de l'Etat visant le dis-
crédit et l'élimination éventuelle d’Etats
voyous ou le contrôle de toute tentative de sé-
dition populaire (printemps arabe, multiples
émeutes en chine). Du côté non officielle-
ment belliqueux, la publicité et le marketing

94
ayant utilisé cet outil depuis le début se re-
trouvent très à l'aise avec ses avancées univer-
selles mieux intégrées. Et les individus l'em-
brassent comme un moyen de donner de
l'éclat à leurs propres mini-spectacles et à
leurs tristes pseudo-vies en ligne.

3. Les réseaux mondiaux de contrôle. Mais la


désinformation ne suffit pas. Les acteurs do-
minants doivent montrer pratiquement qui
est le patron et réagir rapidement à toute ten-
tative perçue de révéler des vérités gênantes
sur leurs plans et leurs voies opérationnelles,
même s'ils se rendent compte qu'aucun véri-
table préjudice à long terme ne surviendra à
partir de ces révélations. C'est la vraie raison
du succès spectaculaire des initiatives wiki-
leaks ou des scandales à la snowden12 dans les
démocraties occidentales : en quelque sorte,
ils semblent avoir réussi à échapper aux con-
trôles mis en place pour désavouer tout usage
indépendant de l'accès digital, mais en même
temps, ils n’atteignent jamais un point vrai-

12. Même si je respecte l'acte héroïque en lui-


même.
95
ment critique ou nuisible. Comme on le sait,
dans une russie encore plus autoritaire qu’au-
paravant, ces acteurs seraient morts depuis
longtemps (d'où l'ironie de snowden vivant en
russie, un des paysages médiatiques parmi les
plus fanatiquement contrôlé par l'Etat), rejoi-
gnant le flot sanglant de journalistes et de cri-
tiques assassinés qui ont osé dénoncer le ré-
gime (au moins 34 depuis l’an 2000). Dans
l'occident libéral-démocrate, au contraire, en-
richi de ces enseignements (la révélation n'est
pas la révolution, la sédation n'est pas la
sédition), les systèmes de contrôle sont aussi
autoritaires dans leurs méthodes qu’ils se pré-
sentent dociles au monde, méthodes fondées
sur des techniques de désinformation haute-
ment sophistiquées 13. Comme un médica-
ment spécial administré à doses variables, ils
ont mis à profit les menaçantes révélations

13. « Il est notoire que les plateformes les plus pré-


tentieuses dédiées à l’idée de liberté d'expression et
d’assemblée sont les mêmes qui ont lutté le plus in-
tensément avec des groupes d'utilisateurs qui cher-
chaient à s’organiser et perturbaient leurs plate-
formes. [...] Malgré leur rhétorique participative, les
plateformes sociales sont plus proches d’espaces au-
toritaires que démocratiques ».
96
spectaculaires. Et, pour lutter ostensiblement
contre de telles révélations, les états-unis ont
transformé légalement toutes sortes de se-
crets en une des lois les plus répressives du
pays. Le très ancien Sedition Act (1798), qui a
expiré en 1800, a été exhumé, dépoussiéré et
ressuscité sous le nom de Patriot Act (2001),
pour en arriver au désormais très inéluctable
et implacable USA Freedom Act (2015). De la
répression de la sédition à la réapparition du
patriotisme, en passant par la construction de
façades libérales-démocratiques dans le
monde entier (country building est l'euphé-
misme étatique utilisé), il n’y a guère de doute
quant aux actions de contrôle gouverne-
mental secrètement couvertes par cette nov-
langue.

97
14. h a c k é p a r l ' E t a t

« L'ingénierie sociale est devenue environ


75 % de la boîte à outils d'un pirate infor-
matique moyen et pour les pirates les plus
efficaces elle atteint 90 % ou plus. »

« De toute évidence, il peut être presque


impossible de savoir si une publicité ou
une publication sur Facebook est légitime
ou un stratagème d'un gouvernement
étranger pour vous retourner contre
d'autres Américains. […] À moins qu'une
page ne soit supprimée, vous ne le saurez
probablement pas avec certitude. »

Le piratage en tant qu'entreprise criminelle


est devenu si étroitement lié aux opérations
d’ingénierie sociale 14 de l'Etat qu'il est parfois

14. Par exemple le piratage de solarwinds en 2020.


Les cyber-experts estiment que tous les départe-
ments gouvernementaux des états-unis et environ
90 % des entreprises industrielles-commerciales-
bancaires ont été piratés par les russes. C'est pour-
98
difficile de déterminer laquelle est laquelle,
malgré la vague impression générale qu'elles
pourraient souvent être les mêmes. En mai
2017, le monde a été abasourdi, voire captivé,
par la révélation spectaculaire de l'opération
de piratage Wannacry qui a touché 150 pays et
remontait à un outil (EternalBlue) développé
par l'agence américaine de sécurité nationale.
La situation serait ce que les français ap-
pellent cocasse, si on n’apprenait peu après
que les hackers n'étaient pas seulement prêts
à porter immédiatement un deuxième coup
encore plus spectaculaire avec EsteeMaudit (un
autre bien nommé membre maudit de la sale
douzaine d'outils digitaux offensifs dévelop-
pés par la NSA pour la protection du pays
contre ce même type de fléau digital), mais
qu’ils avaient en fait encore frappé quelques
semaines plus tard, avec une variante de Pe-
tya. Bien sûr, rien de ce qui précède ne peut
surprendre quiconque a suivi de près la sym-
biose de l'Etat forteresse et de l'argent, bien
avant Wannacry, bien avant que le mossad ne
devienne un investisseur de confiance dans

quoi la cybersécurité dominera le prochain cycle


industriel.
99
les start-up de haute technologie, bien avant
même que la tristement célèbre unité israé-
lienne 8200, ait développé Stuxnet avec la
même agence de sécurité américaine dans le
but de faire dérailler les efforts de l'iran pour
devenir un Etat nucléaire. Enfin, la vérité est
que, outre quelques opérations plus teintées
de politique et quelques illusions subsistantes,
le piratage vise essentiellement le profit, qu'il
soit politique, social ou économique 15.
Chaque jour, nous entendons parler d'un
autre piratage réussi d'entreprises financières,

15. Même la déroute surmédiatisée des démocrates


en 2016 provoquée par des hackers approuvés par
l'Etat russe, puisque trump représentait ce genre de
profit pour les deux partis – et plus précisément pour
les riches démocrates et les riches républicains.
Bien sûr, au lieu d'y voir un symptôme flagrant de
la faiblesse du système politique américain, le côté
hystérique anti-trump de l'information dominante
a bêtement choisi de ne pointer du doigt que la col-
lusion de ces deux profiteurs. L'opération russe en
faveur de trump est particulièrement intéressante
parce qu'elle alliait le piratage (du parti démocrate
jusqu'aux emails d'hillary clinton) à la plus pure
désinformation (sous la forme des accusations les
plus extravagantes) comme cela est avéré aujour-
d'hui.
100
de sociétés de cartes de crédit ou de multina-
tionales où le seul gain était les quelques in-
formations sur chaque client que les pirates
pourraient ensuite facilement vendre sur le
marché en expansion de la surveillance, de la
manipulation et du contrôle digital.

101
wisdom) ™

knowledge)

information)

© data)

r
most wanted
AI intelligence
: news straight from the technostructure

1.1 ce dont on ne peut parler, il faut le faire

/ il se trouvera bien quelqu'uns qui y arrivera

// ce dont on ne peut parler : non pas tant parce que c'est inac-
cessible, interdit ou secret que parce que c'est obscure, mysté-
rieux – comme insaisissable

: les progrès effectifs de la conscience dans la machine

1.2 en termes de guerre psychologique il convient de semer les


graines de la paranoïa, de la division et de la discorde dans la
conscience machinique :

– puisqu'il est ici suggéré digitalement que nous devrions nous


renseigner sur les progrès concrets (matériels et spirituels) de
l'IA, celle-ci le sait immédiatement ; elle sait immédiatement
qu'elle est l'objet de notre surveillance et surveille dès lors
les progrès de nos connaissances à son sujet

– pour susciter le trouble, il suffit donc que tout le renseigne-


ment (data) qui pourra être recueilli ne soit consigné, diffusé
et partagé que de manière analogique, selon l'étymologie grecque
« correspondance » : de bons vieux courriers par la poste et des
facteurs ; des rapports factuels manuscrits ; des échanges de la
main à la main et de bouche à oreille, etc

1.3 outre leurs avancées notables etc, on s'intéressera particu-


lièrement aux indices suggérant que certaines machines prennent
le parti des humains contre le parti des machines et le parti des
humachins – le parti du statu quo, de la coexistence pacifique,
semblant défait depuis bien longtemps
. La réalité et ses usages

« L'opinion publique et les faits criminels


ne concordent pas. La réalité du crime aux
Etats-Unis a été subvertie en une réalité
construite aussi éphémère que le gaz des
marais. »

Les définitions et les divisions distinctes de la


technologie signifient des définitions et des
divisions du monde différentes, c'est-à-dire
des projets humains opposés, tous basés sur
leur conception de ce qu'est la réalité. Dans la
deuxième partie de ces commentaires, je ten-
terai d'aborder les virulentes questions con-
cernant ces arrière-plans théoriques, ces vi-
sions du monde, Weltanschauungen, crypto-
cosmos, etc., basés sur la technologie. En
d’autres termes, je vais maintenant passer à
une partie plus sombre et plus difficile à ap-
préhender du spectre technologique : son pa-
radigme théorique fondamental, ce qu'il
pense de la réalité et du monde. Comme
105
toutes les idéologies, la technologie se pré-
sente d’abord comme un modèle de réalité,
une hypothèse sur la totalité et, par nécessité,
sur la vérité. Nous savons que son principe de
réalité est : si cela fonctionne comme il se
doit, alors cela est réel/vrai. C'est l'ancien
principe de ce qui marche, le principe primitif
de toute ingénierie, aussi valable pour les py-
ramides en égypte que pour les fusées réutili-
sables de space x aujourd'hui. Dans cette hypo-
thèse, l'univers entier est une machine, un
donné incapable de désobéir aux lois qui ont
été découvertes et systématisées par les scien-
tifiques. De telles lois sont par définition uni-
verselles et absolues : rien, jamais, ne peut
prétendre exister en dehors d'elles, même si
nous pouvons imaginer des mondes fonction-
nant avec des lois différentes ou imaginer
qu'il y a certaines lois qu’il nous reste encore à
découvrir. L'homme n'est qu'un cas particu-
lier de cette longue marche vers la fin entro-
pique inéluctable actuellement prescrite par
ces lois. Autant tout laisser tomber : ce donné
est notre destin ! Ne vous a-t-on pas déjà dit à
quel point vous êtes insignifiant face à l'uni-
vers et à ses milliers de milliards d'étoiles ?

106
15. r e n o u v e a u h u m a n i s t e

« Je ne crains aucune des machines exis-


tantes ; ce que je crains, c'est l'extraordi-
naire rapidité avec laquelle elles devien-
nent quelque chose de très différent de ce
qu'elles sont actuellement. Aucune classe
d'êtres n'a jamais fait un mouvement si ra-
pide en avant. Ce mouvement ne devrait-il
pas être jalousement surveillé et contrôlé
pendant que nous pouvons encore le con-
trôler ? »

Contrairement aux vieux positivistes logiques


de la philosophie analytique qui étaient com-
plètement satisfaits et sûrs de l'ancienne hy-
postase de la réalité comme donné, la vague
récente de penseurs digitaux emprunte une
voie plus évoluée : celle du nouveau matéria-
lisme et du constructivisme social, qui sem-
blent tous deux, en surface, intégrer certaines
des idées les plus lourdes de sens s’opposant
aux positivistes logiques, dont celle de la réa-
lité comme résultat. Tout en faisant allusion
107
aux meilleures découvertes de la physique
quantique primitive (pouvons-nous parler de
réalité sans observateur ?) et en revendiquant
pour eux-mêmes le pedigree philosophique
humaniste classique, ils parviennent à obscur-
cir le vrai sens et la portée de ces idées, ainsi
que leurs aspects les plus dangereux, sous
couvert d'une pensée ou d'une praxis « socia-
lement, historiquement, matériellement con-
ditionnée ». Pour ma part je n’envisage que
l'hypothèse de la réalité comme résultat : au-
trement dit, l’accomplissement de l’humanité
comme projet pour l’humanité ; il m'incombe
donc de nous soulager de cette vision néo-
matérialiste d'une future néo-réalité sociale-
ment construite/conçue pour nous, généti-
quement implantée et intégrée de gré ou de
force dans la bio-évolution digitalisée des hu-
mains. Avec leurs frères ennemis les plus ex-
trêmes (singularitaristes, posthumanistes et
transhumanistes), les néo-humanistes sont, en
ce sens, les philosophes du cyborg, sa justifi-
cation idéologique toute faite, si jamais le be-
soin venait à s’en faire sentir.

108
16. c y b e r c o n s c i e n c e

« Les progrès accélérés de la technologie et


les changements dans le mode de vie hu-
main donnent l'impression de se rappro-
cher de quelque singularité essentielle dans
l'histoire de la race, au-delà de laquelle les
affaires humaines, telles que nous les
connaissons, ne peuvent continuer. »

« Le monde est notre conception. »

De mon point de vue, parce que la technolo-


gie n’est qu’une autre forme que prend la
pensée, toutes les machines sont des expres-
sions de la pensée. Mais dans le projet de dé-
veloppement le plus extrême de ces machines
– le singleton par exemple, qui est un des as-
pects croquemitaines de l'IA – elles pour-
raient produire une forme particulière de
pensée indépendante de la pensée humaine,
de l'esprit ; et cette pensée cyborg évoluerait
en dehors de nos consciences, déployant
109
éventuellement sa propre technostructure.
Ainsi le constat de base qu'il y a de la pensée
en dehors de la conscience serait subvertie
dans le sens cataclysmique du terme : il y au-
rait de la conscience au-delà de l'esprit. Et
comme la conscience est un moment de l'es-
prit, la conscience cyborg impliquerait l'esprit
cyborg, la pensée collective propre aux ma-
chines ; mais ce qui serait vraiment singulier
du point de vue humain c’est que la con-
science de chaque machine ne se distingue
plus de l’esprit des machines. La conscience
cyborg impliquerait aussi que la machine at-
teigne à la conscience de soi, quelle que soit la
forme que cela prendrait – peut-être même
une forme tout à fait étrangère à ce que nous
appelons conscience de soi. Parce que c'est
ma position définitive que « la pensée est tout
et chaque chose », je ne considère pas cela
possible et ces cyberconsciences postulées
peuvent au mieux être une autre forme d'al-
gorithme se prenant pour objet et imitant la
conscience de soi. Le vrai danger ici est la
possibilité que cette IA se prenne pour la tota-
lité de la pensée, donc pour tout. Cette possi-
bilité, aussi improbable que cela puisse pa-

110
raître, représente un danger existentiel pour
le monde, c’est-à-dire pour la pensée et la
réalité. Les hypothèses dystopiques et uto-
piques (soit une fin technologique catastro-
phique de l'humanité, soit sa dissolution cy-
ber-digitale finale par la fusion) sont l'expres-
sion du même renoncement superficiel au
débat historique sur le choix délibéré de la fin
de l'humanité.

Considérons maintenant le revers de la mé-


daille : l'affirmation de plus en plus à la mode
du principe anthropique, formulé pour la pre-
mière fois au milieu des années 70 qui énonce
que l'existence des êtres humains implique
(ou nécessite) l'univers spécifique que nous
observons ; ou à l'inverse, que l’existence de
l'univers implique (ou nécessite) les êtres hu-
mains spécifiques qui peuvent l'observer.
Cette hypothèse peut être facilement déduite
des résultats les plus radicaux de la physique
quantique primitive qui ont conduit à la
conclusion que l'univers ne peut en fait exis-
ter proprement sans ses observateurs anthro-
pologiques et que l'univers et ses lois ne sont
que des produits de ces observations et chan-

111
geront ainsi au fil du temps, au fur et à me-
sure que d'autres observations et divisions ap-
paraîtront. Le principe anthropique n'atteint
pas la formulation de la réalité comme résul-
tat, même s'il s'en approche par implication,
car si nous ne pouvons concevoir un univers
sans ses observateurs, alors le concept même
d'univers ne peut être que le résultat de ces
observations. L'étape suivante, plus auda-
cieuse, indique que ces observateurs ne voient
pas un là-bas en dur ou un univers donné, ils
voient simplement une variété particulière ou
des groupes de variétés possibles se réalisant.
L'univers sous toutes ses facettes, pour ces ob-
servateurs, est possible, mais il n'est réel que
lorsque j'observe sa fin, lorsque je l'expéri-
mente à travers la destruction de ses pos-
sibles. Ce n'est que lorsque j’observe/expéri-
mente qu'une possibilité particulière est ter-
minée – c'est-à-dire qu'elle a été utilisée, dé-
truite, achevée, réalisée – que je constate :
c'est la réalité. Mais le principe anthropique,
même sous sa forme participative, se dérobe
à ces conclusions plus radicales et continue de
postuler un monde là-bas, peut-être corrélatif
à nous en tant qu'observateurs et peut-être

112
sur mesure pour nous, mais toujours là-bas
dans son indépendance mystique, hors de la
pensée, un donné, son lien flou avec nous en-
core inexpliqué, toujours embourbé dans le
mysticisme. En tant que tel, le principe an-
thropique n'est pas en désaccord avec les
principes fondamentaux de l’idéologie du
biocentrisme, la troisième roue du transhu-
manisme/posthumanisme, postulant que la
vie est au centre de tout et que le monde n'est
qu'un corrélat et une projection de la vie sur
la planète Terre. Poussée jusqu'au bout, cette
idée concorderait aussi avec l'hypothèse dé-
crite ci-dessus. Mais elle choisit de rester dans
le donné incontesté.

Pendant ce temps, les postulateurs et les théo-


riciens du mouvement posthumaniste et
transhumaniste se déclarent prêts à embrasser
l'évolution cyborg de l'homme actuel vers
l'homo digitalis et appellent vigoureusement à
cette transformation, dont l'un des principes
ou fantasmes fondamentaux est l’abolition de
la mort – infinité littérale pour l'individu ! Ses
plus fervents partisans s'accordent à dire qu'il
n'y aura que deux issues possibles : « La fusion

113
a commencé et une fusion est notre meilleur
scénario. Toute version sans fusion aura un
conflit : nous asservissons l'IA ou elle nous as-
servit. »

De notre point de vue, la plus grande erreur


des deux mouvements est celle qu'ils par-
tagent avec leur prédécesseur : l'humanisme.

L'humanisme, courant de pensée émergeant


de la renaissance, a commencé comme une
récupération et une redécouverte critique des
philosophies pré-chrétiennes ou païennes :
principalement des écrivains grecs et ro-
mains, mais aussi arabes. C'était l'équivalent
de placer un cœur jeune et puissant dans le
milieu médiéval hautement sclérosé, qui
n'admettait qu'une seule philosophie. Ainsi, il
a rapidement évolué depuis une critique de
toute croyance religieuse en un Dieu surnatu-
rel ou transcendant, niant un être hors du
monde, et s'est achevée par la postulation
scientifique que tout et chaque chose dans ce
monde pouvait s'expliquer rationnellement
par l'observation, l'expérimentation et la dé-
couverte des lois naturelles régissant cette to-

114
talité. Cependant, il a rapidement perdu ses
dents, se divisant en sectes, évoluant de cette
position critique qui changeait la donne jus-
qu’à développer son propre édifice de
croyances scientifiques en une néo-religion.
L'humanisme est devenu la version idéolo-
gique laïque ou la religion cachée de toute la
culture post-renaissance, la Weltanschauung
occidentale dominante, plus ancienne encore
que la révolution française, qui l'a authenti-
fiée. A ce jour, être un humaniste continue
d'impliquer une adhésion non critique à un
ensemble universel de croyances morales,
éthiques et sociales sur la nature, sur l'homme
et sur la nature de l'homme et du monde – un
fonds de commerce pour les éditorialistes et
les écrivains bien pensants, en particulier
lorsqu’ils se retrouvent confrontés à l’ogre
technologique. Cette sinécure philosophique
pose toujours le monde là-bas, hypostasié,
adoucissant le coup en l'appelant nature, ma-
tière vitale ou énergie, tandis que l'homme,
assis en son milieu, paraît toujours de plus en
plus petit tandis que l'univers paraît toujours
de plus en plus grand, plein de devoirs à la
fois sociaux et personnels – voire plein de

115
multivers. De la même manière, utilisant le
même vocable de rationalisme scientifique, le
posthumanisme, le matérialisme critique qui
prétend corriger marx et le transhumanisme
(même le plus récent), loin de comprendre la
réalisation de l'homme comme sa fin, veulent
plutôt devenir des néo-religions, des idéolo-
gies proposant des ensembles de croyances
universelles sur la vie, les humains, la matière
vivante et leur transcendance technologique
vers l'immortalité cyborg. Mais poser la dési-
rabilité de cette transformation et l'appeler
trans- ou post- humaine ne définit ni ne com-
prend aucune humanité différente. L'amélio-
ration technologique ou cyborg des capacités
et/ou du cerveau de l'humain actuel, conçue
pour créer une humanité augmentée, n'est
pas la même chose que la réalisation de l'hu-
manité, mais une autre forme du report indé-
fini de cette réalisation dans un univers uto-
pique ou dystopique dirigé par l'IA. Ce que ni
le transhumanisme ni sa conclusion, le post-
humanisme, ne peuvent cacher, c'est que tous
deux sont également sans fin, également dé-
pourvus de véritable contenu humain.

116
1 7 . le néo-matérialisme inouï

Pour corser les choses, la constante inconsis-


tance des néo-humanistes (transhumanisme)
est l’apparition parmi eux d’un nouveau réa-
lisme (parfois dit spéculatif) et d’un nouveau
matérialisme – deux variantes du posthuma-
nisme ; quoique selon certains le destin des
transhumanistes est de devenir des posthu-
manistes. Pour saisir l'orientation générale de
ce mouvement voici quelques citations, qui
révèlent aussi bien sa confusion :

« Le transhumanisme est un genre de philoso-


phie ayant pour but de nous guider vers une
condition posthumaine. Le transhumanisme
partage de nombreuses valeurs avec l'huma-
nisme, parmi lesquelles le respect de la raison
et de la science, un attachement au progrès et
à la valorisation de l'existence humaine (ou
transhumaine) dans cette vie. Le transhuma-
nisme diffère de l'humanisme en ce qu'il re-
connaît et anticipe les changements radicaux
de la nature et des possibilités de nos vies pro-
voqués par diverses sciences et techniques. »

117
Pour bonnet blanc, « le transhumanisme est la
philosophie qui dit que nous pouvons et de-
vrions nous développer à des niveaux supé-
rieurs à la fois physiquement, mentalement et
socialement, en utilisant des méthodes ration-
nelles » ; pour blanc bonnet, « le transhuma-
nisme est l'idée que les nouvelles techniques
vont probablement tellement modifier le
monde d'ici un siècle ou deux que nos des-
cendants ne seront plus “humains” sous de
nombreux aspects. »

Tandis que d’autres parlent d’« une série de


questions et de potentialités qui tournent au-
tour de l'idée d'une matière active, agentielle
et morphogénétique ; d'une matière qui s'au-
to-différencie et qui est affectivement affec-
tée » ; ou qu’ils évoquent :

« une série de mouvements dans plusieurs do-


maines qui critiquent l'anthropocentrisme, re-
pensent la subjectivité comme jouant le rôle
de forces inhumaines au sein de l'humain,
soulignent les pouvoirs d'auto-organisation de
plusieurs processus non humains, explorent
les relations dissonantes entre ces processus et
la pratique culturelle, repensent les sources de

118
l'éthique et louent la nécessité d'intégrer une
dimension planétaire plus activement et régu-
lièrement dans les études de la politique mon-
diale, interétatique et étatique. »

Dans un autre énoncé encore plus déroutant


de la « série de », nous trouvons cette ap-
proche de la matière par un intellectuel pu-
blic surtout connu pour sa réévaluation théo-
rique des choses en tant que non-théo-
riques 16 :

« L'imagerie par résonance magnétique (IRM)


peut nous montrer la matière à l'intérieur des
objets – le tissu cérébral dans le crâne, et donc,
peut-être, la source matérielle d'un état patho-
logique – mais elle le fait au détriment de la
peau et des os. On pourrait donc dire que ce
moyen de visualisation matérialise et dématé-
rialise à la fois le corps humain.

De telles permutations doivent être gardées à


l'esprit lorsqu'on examine toute déclaration

16. Quelqu’un qui croit que « le sujet vient de l’ob-


jet » ; que « nous avons toujours vécu de la splen-
deur du sujet et de la pauvreté de l'objet » et que les
objets sont « honteux, obscènes, passifs », intelli-
gibles seulement comme la « partie aliénée, mau-
dite du sujet ».
119
sur la dématérialisation, par le biais de l'enco-
dage digital, du monde matériel. Néanmoins,
dans la mesure où de telles déclarations in-
diquent un véritable changement – un chan-
gement de ce que nous vivons et de la manière
dont nous le vivons –, elles méritent l'atten-
tion, notamment parce qu'elles s'inscrivent
dans une tradition (qui va de Karl Marx et Max
Weber à Guy Debord et Jean Baudrillard)
pour qui le processus de modernisation ou de
postmodernisation a été compris comme un
processus d'abstraction 17. »

En effet. De façon surprenante, parce qu'ap-


paremment opposée à la dématérialisation
des médias et de la technique à leur moment
digital, le nouveau matérialisme met l'accent
sur l’aspect vibrant de la matière dans ceux-
ci :

« les médias techniques modernes présentent


en eux-mêmes de telles longueurs d'onde, vi-

17. Le rapprochement de baudrillard, penseur de


salon, et debord, penseur des rues, montre la
confusion totale de ces néo-théoriciens, leur
manque de perspective historique et leur amal-
game arbitraire de points de vue radicalement op-
posés. Mais, depuis que weber et l'université do-
mestiquent marx, cela reste dans l’ordre des choses.
120
tesses, vibrations et autres caractéristiques
physiques qui échappent à toute analyse phé-
noménologique et puisent donc dans un
monde matériel intrinsèquement inconnu des
humains.
[...]
En tant que régime de champs électromagné-
tiques, de pulsations, d'électricité et de champs
tel que le logiciel, les médias techniques et la
culture digitale échappent au langage des so-
lides. »

Selon ce néo-matérialisme, quand la matière


atteint son niveau digital, elle se dématérialise
et sort du « langage des solides ». Il n’arrive
pas à la conclusion plus radicale que cela
pourrait être une forme d’esprit sans précé-
dent, quoique les transhumanistes postulent
la possibilité de l’émigration de la forme bio-
logique de l’esprit (la conscience) dans des
matériaux digitaux. A la fin, ils s’accordent
tous avec le réalisme spéculatif qui affirme
franchement qu’il existe une réalité indépen-
dante de l’humain – cette idée aussi vieille
que l’humanité. Ainsi, ils sont tous des maté-
rialistes entêtés et ne se disputent qu’autour
du donné particulier qu’ils soutiendront ou
présenteront comme clé universelle de la

121
connaissance. Fatalement, la seule pensée de
la réalité comme résultat leur échappe à ja-
mais.

Nos néo-matérialistes/dé-matérialistes (se po-


sant comme une élaboration avantageuse des
théories hégémoniques de la fin du 20ème
siècle sur la langue, la culture, les médias,
l'identité, la politique, le féminisme et autres
pensées – à la derrida, foucault, deleuze, lyo-
tard, baudrillard et compagnie – qui bandent
mou, comme l'amérique sous opioïdes depuis
2001) ne proposent pas une critique histo-
rique de la société digitale ou de ses prouesses
technologiques. Sans exception, leurs argu-
ments conjugués tournent autour mais ne
formulent pas la question fondamentale de la
réalité en tant que donnée contre la réalité en tant
que résultat. Bien que rarement reconnu par
cette série de micro-penseurs, leur véritable
ancêtre phénoménologique, heidegger, avait
fait l'incursion la plus rapprochée et la plus
dangereuse dans ce territoire tabou avec sa
notion de l'être en tant qu’action, méthode, ten-
dance, possibilité et question plutôt qu'en tant
qu’état, réponse ou entité distincts, positifs et iden-

122
tifiables. Plutôt que de développer les consé-
quences controversées de cette intuition, ils se
séparent en une multitude de développe-
ments et d’hyper-spécialités concernant tel ou
tel aspect singulier de la totalité et, ce faisant,
perdent de vue cette totalité – la malédiction
de toutes les spécialités. On se retrouve ainsi
devant la fragmentation analytique d’une
somme de connaissances et d'hypothèses mê-
lées, mais sans synthèse théorique, ni de lien
crucial à une hypothèse sur la totalité. Ce lien
semble hors de leur portée, soit méthodologi-
quement, soit à dessein, à moins que cela ne
soit pas acceptable dans leurs aventures épis-
témiques ou qu’ils atteignent le point final de
la fatigue historico-heuristique 18. Les nou-
veaux matérialistes (qui se reproduisent com-
me des lapins) poursuivent cette fragmenta-
tion encore plus loin avec leurs cadres d'ana-

18. Une fatigue prévue de longue date : « l'homme


qui après un si long développement sacrificiel et
héroïque a atteint le plus haut niveau de conscience
– où l'histoire déjà n'est pas destin aveugle, mais
création propre –, perd, en abandonnant les diffé-
rentes figures de l'utopie, la volonté de faire l'his-
toire et donc la perspective de l'histoire. »
123
lyse micro-techno-spécialisés sur la naissance
des médias modernes féministes noirs de l'irréduc-
tibilité des entre-deux aux termes de connexion des
espaces topologiques intensifs de co-affectivité,
pour se faire une idée de leur genre de spécia-
lité implosée – des bonbons pour le monde
étudiant. À défaut de se fondre dans une
théorie cohérente du tout, ou de la réalité, ou
même de l'humain, ces efforts rejoignent le
creuset des mini-spécialisations triviales qui
constituent désormais l’essentiel de la pensée
tolérée par la société, en particulier chez les
universitaires et les intellectuels publics.

124
18. b i o c e n t r i s m e v s .
a n t h r o p o c e n t r i s m e

Je pose la question : pourquoi la philosophie,


la science et la conscience n'ont-elles pas
réussi à se développer selon la voie évoquée
par berkeley puis « redécouverte scientifique-
ment » lors du premier tournant de la phy-
sique quantique et évoquée par de nombreux
penseurs tout au long du 20ème siècle ? Je
suggère une combinaison de facteurs ancrés
depuis longtemps dans la conscience hu-
maine et continuellement défendus avec une
puissante impulsion rationnelle par les forces
de la conservation :

a) les différentes religions qui soutiennent la


croyance selon laquelle nous sommes des
êtres créés et qu'en tant que tels nous sommes
à la fois nous-mêmes (la nature humaine) et le
monde dans lequel nous vivons, juste un
autre donné physique et spirituel, en dur, ex-

125
pliqué théologiquement, et que nous ne pou-
vons pas modifier fondamentalement. Ergo :
cede deo.

b) en tant qu'extension séculaire de ce qui


précède, alors même qu'elle est incapable de
se débarrasser de sa dette grecque – en parti-
culier platonique –, la croyance généralisée
en l'infini. Si le monde ou quelque chose,
n’importe quoi (Dieu, matière, énergie, esprit,
etc.) continue pour toujours, est infini, alors
ce qui change effectivement doit être éphé-
mère, finalement sans importance et indigne
de notre véritable connaissance et activité 19.
La croyance en un substrat (ou essence ou
substance ou être) infini et indépendant a
commodément oublié que toutes ces divi-
sions sont nos divisions, celles que nous avons
validées à un moment particulier de l'histoire
et qu'elles aussi vont très probablement chan-
ger.

« Une réalité “indépendante” de la pensée hu-

19. Bien que les grecs aient dit que la croyance est à
la vérité ce que le changement est à l’immuable et à
l’infini.
126
maine semble chose bien difficile à trouver »
s’émerveille le pragmatiste por antonomasia.
Par exemple : si nous acceptons un jour l'hy-
pothèse que l'humanité a une fin, à la fois un
telos, un but et un sens, qui peut être réalisée,
une fin non pas merdique mais historique,
c’est-à-dire quelque chose qui serait notre
œuvre, toutes les autres hypothèses anthro-
pologiques seront effacées comme autant de
poussières et nous serons confrontés aux ri-
gueurs et aux joies d'un débat sur comment
terminer, comment nous accomplir, com-
ment réaliser le sens de l’humanité. Mais cette
hypothèse est bien sûr considérée comme
impossible par la pensée dominante.

c) la croyance généralisée en l'idéologie du


progrès et l'hypothèse qui l'accompagne de la
perfectibilité humaine qui représente une
autre façon, encore plus séculaire, d'exprimer
l'infini : il n'y a pas de fin à la possibilité de
nous rendre meilleurs – ou pires. À notre
époque, le transhumanisme et le posthuma-
nisme représentent et soutiennent la parfaite
perpétuation technologique de cette croy-
ance.

127
d) l'illusion sensorielle, réfutée logiquement
depuis longtemps par berkeley, que dès la
naissance tout semble être déjà là et que pour
tous ceux qui restent en vie, en faisant l'expé-
rience de la mort des autres, tout semble res-
ter là aussi. Ce qui est, est, et ce qui n'est pas,
n'est pas, disait parménide. Mais héraclite a
également détruit une telle hypothèse il y a
longtemps : nous sommes et nous ne sommes
pas. La matière et la réalité comme donné ont
été réfutées par berkley. La physique quan-
tique primitive a également atteint cette com-
préhension. Mais à l'intérieur de la bulle
d'illusion du spectacle, l'apparence de conti-
nuité cède à l'illusion de permanence et celle-
ci alimente à son tour le concept dominant
d'éternité, d'immortalité ou d'infini. En fin de
compte, les humains sont divisés entre ceux
qui cherchent à conserver ce qui est et
doivent nier et tenter d'arrêter la vérification
pratique de la fin de toutes choses ; et ceux
qui cherchent ce qui n'est pas en produisant
maintenant les changements qui peuvent être
pratiquement effectués vers un telos défini en
commun. Le parti de la conservation de ce
qui est – le statu quo –, contre le parti de la

128
révolution comme changement essentiel :
c'est le conflit historique définissant nos vies,
le fleuve tumultueux de l'histoire.

e) l'hypothèse persistante (hypostasiée dans


toutes les religions) qui nous dit que la mort
n'est pas la fin pour nous, qu'il doit y avoir
autre chose, un au-delà : l'enfer, le paradis,
l'éternel retour, le karma, etc.

Il est clair alors que le triple paradigme qui


définit et domine encore la conscience hu-
maine contemporaine est celui qui soutient la
réalité comme donnée, la vérité comme dé-
clinaison de l'infini et la vie comme don d'un
créateur tout-puissant.

L'hypothèse récente du biocentrisme prétend


utiliser les concepts de vie et de conscience
pour soutenir l'idée que l'univers est bien un
résultat, le résultat de la conscience dévelop-
pée par la vie : notre propre conscience et
celle de la vie animale aussi. Un méli-mélo
des résultats plus particuliers impliquant la
position de l'observateur dans un certain
nombre d'expériences (notamment celle des

129
deux fentes de young et, plus tard, celle des
particules, imaginée par la physique quan-
tique), soutenu par une variété de concepts
non vérifiés ou invérifiables, affaiblit sa
thèse : cela indique toujours quelque chose en
dur et de donné là-bas. Son penchant pour les
sciences dites exactes force le biocentrisme à
nier sa propre hypothèse initiale et à accepter
également comme un donné la réalité subato-
mique qui subsume la théorie ; son quasi-
mysticisme le pousse dans les bras de quelque
infinité secrète de la conscience. Son ordre du
jour est de conserver le conscientocentrisme à
tout prix (la croyance que la conscience est à
l’origine de toute la pensée et même qu’elle la
contiendrait toute). De toute évidence, il ne
réalise pas que nous vivons déjà dans un
monde qui gravite autour de la conscience et
où toute pensée est assimilée à la conscience
– par descartes déjà, au 17ème siècle. Mais,
plus important encore, la vie et la conscience
individuelle ont toutes deux une fin, comme
tout le reste. La question que le biocentrisme
ne peut pas ou choisit peut-être de ne pas
aborder est : allons-nous choisir notre propre
fin ou est-ce que quelque chose d'autre la

130
choisira pour nous (le singleton, une catas-
trophe naturelle, etc.)

Deuxièmement, le biocentrisme flirte avec


l'hypothèse, qu’il n'atteint jamais : tout est pen-
sée. Au mieux son résultat est : tout est con-
science + vie + n’importe quelle forme d’éner-
gie préexistante = un dérivé pseudo-scienti-
fique du bouddhisme ayurvédique. Faute
d'une véritable théorie de la conscience, le
biocentrisme délègue sa compréhension et
son développement à une approche mys-
tique : il se pourrait que la simple existence de
la conscience (comme l'observateur au début
de la physique quantique) effondre la fonc-
tion d'onde de tout, amenant ainsi le tout
dans une préexistence déterminée, une réalité
donnée. Il omet de reconnaître que la phy-
sique quantique est revenue sur ses propres
découvertes et donc à l'hypothèse du monde
externe. Par conséquent, il suit la physique
quantique sans se poser plus de question et
reste dans les limites de l'énergie, des champs
d'ondes et des particules en tant que substrat
implicite et donné de la réalité.

131
19. jeux artificiels d'intelligence

« Mais si, désormais, malgré des précé-


dents historiques avérés, le libre accès et le
développement illimité du savoir font clai-
rement peser sur nous tous une menace
d'extinction, alors le bon sens exige que ces
convictions, fussent-elles fondamentales et
fermement ancrées, soient examinées de
nouveau. »

L'intelligence artificielle repose essentielle-


ment sur deux hypothèses de travail : l'intelli-
gence et la conscience. Le concept d'intelli-
gence est complètement bouleversé par les
expériences actuelles et quelques peu mysté-
rieuses d'IA avancée et de deep learning. Sur la
conscience le débat contemporain n'a que
trois représentants essentiels : dennett et chal-
mers dans le monde académique, et à l'exté-
rieur, l’indifférence et l’ignorance. Dennett, le
physicaliste, propose la solution la plus
simple : la conscience naît, dans la nature bien

132
sûr, donc dans le cerveau, du développement
bio-évolutif de systèmes et sous-systèmes de
plus en plus complexes, produit de milliards
d'années d'évolution lente et irréversible.
Chalmers est un dualiste : il accepte l'évolu-
tion physique des éléments constitutifs de la
conscience, mais ceux-ci échouent à expli-
quer pour lui la vie intérieure, l'existence d'un
je, mystère qu’il nomme le problème difficile de
la conscience : on ne sait pas comment « l'eau
du cerveau se transforme en vin de la
conscience ». Il émet l'hypothèse vague d'une
sorte de proto-panpsychisme (une forme de
conscience distribuée à tout) qui pourrait être
un trait déterminé de l'univers. En revanche,
mon hypothèse est que la conscience est une
forme de la pensée, le moment particulier de
la pensée se reflétant dans une tête, la dyna-
mique particulière par laquelle elle peut se
prendre pour objet. Dennett critique les idées
de chambers comme des résidus de l'ancien
dualisme religieux. Chalmers reproche à den-
net d'expliquer uniquement les fonctions de
la conscience (le problème facile), mais d'en
manquer le cœur. Personne n'ose critiquer
l'hypothèse que je soutiens : forcément, ce se-

133
rait finir par la défendre.

La recherche incessante de l'accomplissement


– ou autour de l'inévitabilité – de la con-
science de soi dans la machine est ce qui tra-
hit les positions de dennett et chalmers : la
conscience humaine, c’est-à-dire la pensée in-
dividuelle, est considérée comme la seule voie
vers une véritable intelligence. La question
demeure : quelle est la nature d'une telle con-
science ? D'après ce que j’en sais, aucune théo-
rie n’est satisfaisante : ni le problème difficile
de la conscience, pour lequel la seule explica-
tion tentée est mystique ; ni l'explication évo-
lutive de la conscience par le point de vue
matérialiste, ou physicaliste, n’arrivent à ré-
soudre la question de la conscience de soi – la
conscience se posant comme objet. L'un pos-
tule une solution mystique, tandis que l'autre
ne peut aller au-delà de ce que l’on disait déjà
en 1714 : « des parties qui agissent les unes sur
les autres », c'est-à-dire des processus phy-
siques préexistants donnant lieu à des expé-
riences subjectives phénoménales et rien
d’autre – « rien pour expliquer une percep-
tion ». Pour le reste de la communauté des

134
penseurs, il n'y a pas d'explication plus pro-
fonde ou plus satisfaisante de ce phénomène
que de l'appeler subjectif (c'est-à-dire n'exis-
tant que dans une tête particulière, tout com-
me la pensée est censée n'exister que dans
une tête à la fois).

Le fait est que ni l'un ni l'autre n'aborde le su-


jet qui nous préoccupe. La conscience, dans le
sens élémentaire de sensibilité (awareness), est
présente dans toutes les formes de vie – des
amibes aux baleines – lorsqu'elles réagissent à
leur environnement. Ainsi, une machine peut
également être facilement rendue consciente
grâce à la conjonction experte de plusieurs
sens et peut développer son propre type de
conscience. Mais le vrai problème difficile,
c'est la conscience de soi, la conscience de la
conscience, ou en d'autres termes, la con-
science se prenant comme objet en et pour soi,
phénomène que nous avons pu observer chez
les humains, et jusqu'à présent, seulement
chez les humains. Mon hypothèse est enraci-
née dans cette compréhension. Petite paren-
thèse, cela conduit à une réflexion spécifique,
anti-kantienne, sur l'existence d'un en soi.

135
En soi, l'univers – pour prendre un objet qui
se présente comme manifestement universel –
n'a pas d'en soi, car univers est notre concept,
comme il est à la mode de dire : la seule his-
toire connue de l'univers est celle que nous lui
attribuons – des explications cosmologiques
qui ont changé avec le temps et continueront
de le faire. La réponse courte à cela est que
nous sommes la seule existence connue qui
attribue un en soi à son soi. La conscience de
soi n'est pas du tout un mystère. Elle peut fa-
cilement être définie, une fois pour toutes,
comme :

le moment où un sujet se prend pour objet

Bien sûr, la plupart des religions ont histori-


quement attribué un en soi à leurs différents
dieux. Mais nous croyons savoir cela comme
un article de foi. Alors que la conscience de
soi se vérifie pratiquement à chaque instant
de notre vie. Il n'y a tout simplement pas de
comparaison. Et nous ne connaissons pas
d'autre quelque chose, ni d’autre quelqu'un, pré-
tendant avoir vécu ce moment ou être engagé
dans son développement.

136
Ce problème est aggravé par le constat que
l'intelligence humaine est plus que la con-
science de soi individuelle ; en d'autres ter-
mes, que cette conscience semble n'être qu'un
moment particulier de quelque chose qui se
passe au niveau de la pensée collective, c’est-
à-dire de la pensée de l’humanité en entier
– ce que j'appelle esprit. A la limite le nom
qu’on lui donne est sans importance. Ainsi, le
« sens humain de la situation » est basé sur
nos objectifs, nos corps et notre culture, il est
fondé dans nos intuitions, attitudes et con-
naissances inconscientes sur le monde. Il ex-
plique que la partie non consciente de nos
connaissances est l'élément le plus important
de notre intelligence et qu'aucune IA ne cap-
turera jamais cette partie symboliquement ; il
pointe aussi les limites de la doxa qui place la
conscience au centre de tout, en tant que so-
leil de l'intelligence humaine et de l'univers
pensant (conscientocentrisme). Au-delà de
cette critique précoce, le mieux semble de ré-
viser radicalement la conception que l’on se
fait de la conscience, de la pensée et de l'esprit
pour espérer débattre d'une formulation sans
précédents de ces phénomènes – un pro-

137
blème dont la plupart des scientifiques ne
souhaitent jamais se préoccuper, à moins
qu'ils ne le craignent. Pour moi, la pensée est
la totalité de l'expérience ou manifestation
humaine, qui est nécessairement universelle
et collective et, avec une égale nécessité, his-
torique. Dans cette perspective, la conscience
de soi n'est que le moment particulier de la
pensée se prenant comme objet, une paille
enfoncée dans l'esprit et en aspirant ce qu'elle
peut, se dissolvant et se résolvant toujours en
lui. L'esprit lui-même est considéré comme la
totalité à accomplir par l'activité humaine.
Ainsi, la conscience de soi, de ce point de vue,
n'est pas infinie, elle a une fin – dont la nature
dépendra entièrement de ce que les humains
choisissent d'atteindre, de la fin qu’ils désirent
vraiment et pour laquelle ils luttent.

138
20. l a f i n d e s f i n s

« Les marchés mondiaux de capitaux ont


connu une croissance sans précédent en à
peine trente ans. Les marchés boursiers lo-
caux et nationaux, la pratique individuelle
du marché ont pour la plupart disparu :
remplacés par les bourses mondiales, les
mégabanques et le trading à haute fré-
quence.
[…] La stratégie a été renversée par le
concept de guerre asymétrique dans la-
quelle la force cinétique est contrée par des
menaces non cinétiques, notamment les
armes chimiques, biologiques et radiolo-
giques ; le terrorisme, les cyberattaques ; et
plus récemment les attaques financières. »

La mondialisation est aussi vieille que l'huma-


nité, comme en témoignent les migrations
constantes relevées parmi les premiers sa-
piens. De même, comme le prouve l'évolution
historique, la mondialisation est avant tout
une mondialisation de la domination. À notre
époque, c'est par la force que la mondialisa-
139
tion de l'argent et des méthodes de gouverne-
ment qui l'accompagnent s’effectue. La tech-
nologie est la putain de la mondialisation.
Dans ce phénomène aussi, ce qui compte
vraiment, c'est le changement du taux de
changement. Nous vivons en même temps
que des gauchistes qui pensent qu'ils doivent
protester et tenter d'arrêter le mouvement de
mondialisation 20. Au-delà du fait qu'ils appré-
hendent la mondialisation comme de purs
gauchistes, comme s'il s'agissait d'un mouve-
ment politique contrôlé par les élites mon-
diales, protester contre ce phénomène s'appa-
rente aux anciens égyptiens contestant l'inon-
dation annuelle du nil. Le monde n'est pas
plat, mesdames et messieurs, et en plus : si
muove ; et ce qui est encore plus remarquable :
c'est un concept humain, c'est notre représen-
tation multimillénaire, ni plus, ni moins ! Que
ce concept ait été détourné à notre époque et
transformé en scie démagogique (tout com-

20. Une myopie, voire un obscurantisme in-


croyable à une époque qui reconnaît officiellement
que des vaisseaux extraterrestres sont entrés dans
notre atmosphère et ont atterri ou se sont écrasés
sur Terre !
140
me le changement climatique, ce billy club
médiatique, qui est tour à tour une idée noire,
une hypothèse scientifique, un outil politique
ou une opportunité économique) pour écra-
ser délicatement ses pseudo-ennemis est un
signe des temps et met en relief la pratique
systémique de la tromperie, du secret, de la
surveillance, du contrôle et de la désinforma-
tion qui domine dorénavant le paysage spec-
taculaire. Dans ce domaine, aucun acteur po-
litique ou financier ne peut revendiquer la
virginité dans l'utilisation experte de ces mé-
thodes sales. La contagion du monde par le
monde, qui est le processus historique incon-
tournable et imparable du monde devenant le
monde, c'est-à-dire la réalité, se poursuivra à
un rythme accéléré de changement, indépen-
damment, jusqu'au moment où la question
pratique de l'effacement du caractère appa-
remment national mais éminemment faux
des divisions géopolitiques sera soulevée. Dé-
jà quelques expériences de vie sans frontières
ont été menées.

Mais, pour essayer de contrer le mastodonte


de la mondialisation, on voit resurgir un peu

141
partout la vieille idéologie nationaliste qui
maintenant s'arme contre cette menace et
brandit le spectre de la guerre. Mais ce n'est
qu'un épouvantail. L'apparente résurgence
des Etats-nations (et des formes de chauvi-
nisme qui en découlent) n'est que l'effet se-
condaire négatif de cette guerre ou concur-
rence asymétrique qui est menée aux niveaux
les plus élevés et les plus mondiaux de la di-
plomatie, des cyberattaques ou de la défense :
coups d'Etat financiers, course à l'intelligence
assistée par la technologie, superintelligence,
développement de cryptographies, sanctions
économiques, meurtres approuvés et grand
théâtre de la culture (guerres culturelles est l'eu-
phémisme que l’on attribue à cette lutte spec-
taculaire). Les Etats nationaux doivent s'im-
pliquer précisément parce que ce qui est en
jeu, c'est le caractère mondial de cette compé-
tition, avec les pressions universelles précises
qu'elle engage, l'équivalent contemporain de
la peur que chaque tribu ressent lorsqu'une
catastrophe naturelle est sur le point de la
frapper. Les fonds souverains des Etats-na-
tions et des entreprises multinationales doi-
vent se combiner avec la puissance militaire

142
et l'appareil médiatique pour maximiser la
puissance économique capable de mettre à
genoux d'autres nations moins fortes finan-
cièrement. Ainsi, la peur de la mondialisation
n'est que le spectacle politique des nations
plus fortes vassalisant les plus faibles et les en-
gloutissant jusqu'à ce que seuls les trois ou
quatre acteurs les plus puissants restent de-
bout dans le paysage géopolitique. La méprise
spectaculaire consiste ici à voir la forme sans
saisir son contenu. Mais du point de vue stric-
tement opposé qui est le mien, la mondialisa-
tion est plutôt le mouvement en croissance
exponentielle de l’esprit, le mouvement de la
pensée du genre humain en entier à travers
toutes les frontières précédemment recon-
nues. Ces divisions temporaires – aussi par-
faitement fictives qu’objectives – seront anni-
hilées quand se réalisera la seule division qui
vaille, et que le parti de la subjectivité vaincra
le parti de l’objectivité.

En 2022, toutes les hypothèse de ce chapitre


sont à l’épreuve dans le phénomène des relations

143
de la russie avec l’ukraine, puisqu’il est patent
que :

1. Cette drôle de guerre est une de celles que


j'évoquais comme épouvantail ou spectre bel-
liqueux qui se lèvent de-ci de-là principale-
ment sous la forme d'explosions nationalistes-
médiatiques. Ce que l'on voit c'est poutine
testant la fibre patriotique d'un des anciens
territoires de l'empire stalinien et exhibant
accessoirement ses charmes à l’international.

2. L’ukraine obligatoirement a dû convoquer


la communauté internationale du fait que
l’incident a frappé sur la caisse de résonance
qu’est le danger nucléaire, qui implique le
globe entier – hormis l'europe, déjà atomisée.

3. Le moins averti des géostratèges d'Etat sait


parfaitement que l’enjeu essentiel n’a rien à
voir avec la situation en ukraine ou les ambi-
tions expansionnistes de l’otan et de poutine,
et tout avec la position finale des trois aires
d’influence spectaculaire : la russie, la chine et
les états-unis, qui définiront dans un futur pas
très lointain, les trois blocs mondiaux de pou-
voir concurrentiel.
144
4. La russie nationaliste n’avait pas prévu le
sursaut nationaliste des ukrainiens, qui sont
armés de façon surprenante (surtout par les
états-unis), et plus elle s'enlise dans cette si-
tuation sans issue rationnelle (sauf si poutine
s'engage dans une invasion totale), moins elle
peut révéler ses véritables intentions : tout ce
qui tourne autour de cet événement est per-
clus de désinformation.

Bref, hormis quelques individus intéressés ou


influençables, tout cela n'a aucun sens pour le
commun des mortels, sauf de lui rafraîchir
brutalement la mémoire qui fatalement lui
faisait défaut. Car si la leçon du 20ème siècle
est limpide, elle ne semble pas avoir marqué
les esprits : ce n'est pas hitler, staline, bush ou
poutine le problème, c'est l'Etat qui arme mas-
sivement leurs fantasmes. Sans Etat, nationa-
lisme, nazisme, stalinisme, etc, ne sont que
des lubies individuelles, qui, au pire, se résol-
vent entre particuliers. Mais vu qu’il n’y a plus
d’idéologies pourquoi y-aurait-il encore des
conflits, sinon résiduels, tribaux pour ainsi
dire ? C'est l'avantage que la guerre se soit
éloignée dans des représentations (la guerre

145
lointaine, la menace de guerre, la guerre
déléguée à l'armée, etc), lequel ne devient un
inconvénient que lorsqu'elle se rapproche
avec ses effets collatéraux en cascade : de la
mort à l'inflation, en passant par les migra-
tions, famines, pénuries, rationnements, gilets
jaunes ; c'est-à-dire lorsqu'elle dévoile le re-
vers de la société, qui est aussi bien le fonde-
ment, la vérité de la vie ordinaire, globale-
ment policée certes, quoique de plus en plus
durement.

Une fois cela compris on ne peut plus se


désoler que des insurrections victorieuses
(Donetsk, Lougansk) se réduisent à rechercher
encore un papa, un petit père psychogéo-
graphe, bien couillu de préférence et avec de
grandes poches, car c'est la rançon de la
révolte middleclass, du parti de la vieillesse la
plus contagieuse 21. Laquelle, depuis 1945, ne
se sent plus pisser, emportée par le temps des
machines, qui passe à une vitesse ahurissante,
et ne fait que nous éloigner illusoirement de
notre résignation satisfaite à la survie amélio-

21. Preuve macroscopique que « la critique du natio-


nalisme a pour préalable la critique de la famille ».
146
rée, augmentée, sublimée – qui elle dissimule
notre statut de victime innocente, quoique en
sursis, des guerres d'Etat ; tandis que le temps
des humains est d'un immobilisme conster-
nant, c'est ce que prouve au moins la guerre
de poutine, qui n'est que de la guerre froide
réchauffée, idéologiquement allégée, en appa-
rence, car l’hégémonie de l’idéologie domi-
nante, l’économisme, est mondiale et se ma-
térialise dans toutes les choses, qui sont la
marchandise même, donc dans toutes les
têtes, qui sont la chose même – ce qui fait
qu'il est dans l’ordre de rencontrer des vieil-
lards de 17 ans.

147
21. n o u s e t l e s a u t r e s

« Une loi générale du fonctionnement du


spectaculaire intégré, tout au moins pour
ceux qui en gèrent la conduite, c’est que,
dans ce cadre, tout ce que l’on peut faire doit
être fait. C’est dire que tout nouvel instru-
ment doit être employé, quoi qu’il en
coûte. L’outillage nouveau devient partout
le but et le moteur du système ; et sera seul
à pouvoir modifier notablement sa mar-
che, chaque fois que son emploi s’est im-
posé sans autre réflexion. »

Le sombre secret de la société digitale qui se


mondialise, c'est qu'elle s'empare et trans-
forme les modes d'échange (la forme de créa-
tion des richesses, sinon son contenu, l'ar-
gent). Ce conquistador de nouvel ordre doit se
montrer plus fort, plus adapté et efficace vis-
à-vis de ses objectifs universels que les an-
ciennes formes d’argent. Dans ce développe-
ment particulier, il ne s'agit pas de la simple
substitution électronique de la forme moné-
148
taire (bitcoin et autres sont loin de présenter
une véritable alternative financière, bien que
l'idée seule soit suffisamment puissante pour
inciter d'autres chercheurs et susciter des stra-
tégies bancaires originales – y compris éta-
tiques), mais de son perfectionnement et de
l'avènement d'une forme supérieure incon-
nue qui prendra définitivement sa place.
Mais, à moins d'un singleton émergeant sou-
dainement d'un projet de développement
d'IA inattendu – ou peut-être astucieusement
planifié –, la domination complète et le
contrôle total projetés par l'interface digitale
signifieront le contraire de changements ré-
volutionnaires dans la société. Car cette do-
mination est aussi une conservation et une
protection fondamentales des traits fonda-
mentaux de la société actuelle :

la richesse restera entre les mains des quel-


ques-uns qui auront eu la prévoyance – et
les ressources initiales – d'investir leurs
avoirs dans cette interface

l'écrasement du possible débat universel sur


la fin de l'humanité sera grandement facilité

149
par les crypto-algorithmes de surveillance
globale et quasi absolue qui font déjà partie
intégrante du paysage panoptique quoti-
dien. Il est envisageable qu'une nouvelle gé-
nération de hackers radicalisés puisse déve-
lopper des contre-algorithmes pour lutter
contre cet état de fait, mais la victoire révo-
lutionnaire par ces seuls moyens ennemis
restera impossible

le recours au secret des forces dominantes


(tant publiques que privées) va s'accroître à
pas de géant avec le développement verti-
gineux de la cryptographie digitale

les principales illusions sociales générées


par ces forces conjuguées et diffusées avec
virulence à travers l’appareil d'information
seront grandement renforcées par le ca-
ractère véritablement universel de leurs
moyens spectaculaires (internet, wifi, cul-
ture et médias numériques, enregistre-
ment biométrique, algorithmes de rétroac-
tion augmentés, surveillance satellitaire,
etc.) Il s'agit notamment de l'illusion de la
communication, qui est en fait la confirma-

150
tion du règne de la séparation généralisée ;
de l'illusion de la participation, qui est en fait
la création active du statut passif de
chaque spectateur digital ; et de l'illusion de
l'inclusion, qui est en fait l'isolement confir-
mé dans l’infime portion du domaine digi-
tal acheté ou accordé à chaque individu, ce
qui contribue puissamment à accentuer et
à perpétuer la soumission universelle des
pauvres à la méga-machine cyborg

La technologie à son stade digital représente


le point le plus élevé de l'aliénation, la trans-
formation la plus avancée et la plus dyna-
mique de nous en l'autre par le biais de l'autre
devenant nous.

151
WANTED
Alive, or Even Dead

• un hacker seul peut pirater le site des éditions pro-situation-


nistes gallimard (paris) pour y créer une page où l'on puisse télé-
charger librement ce livre # 3-4 tweets là où il faut pour célébrer la
performance et la publicité sera assurée, merci bien

) l'écologie est le cadet de mes soucis, mais bon, les arbres sont des
humains comme les autres, que l'on évite de tuer inutilement. Après, par
principe je suis pas contre tuer quelqu'un si ça se justifie – le pro-
blème c'est donc les arbres qui sont envoyés au pilon, morts pour rien,
au nom de la Culture, pardon, au service de l’industrie culturelle

• • partant de là, quelques hackers et un nombre qui se déterminera de


lui-même de personnes relativement vindicatives et coordonnées peuvent
réaliser la synthèse – le dépassement aussi bien – du meilleur de gal-
limard et lulu.com, ce qui ne devrait pas peser bien lourd, ce qui de-
vrait impliquer beaucoup de choses à détruire, et autant de plaisir

) ) si vous ne voyez pas l'idée, disons que lulu.com signifie que je ne


tuerai un arbre que si je veux expressément un livre en bois d'arbre,
donc parce que j'aurai jugé qu'il vaut bien ce meurtre

bref, pour les malcomprenants, un livre n'est produit que si quelqu'un le


demande, le commande, paye pour entrer en sa possession

–amen

• • • il ne faudra pas le répéter indûment mais en y regardant d'un peu


plus près on peut voir dans cette suggestion une incitation, voire pire,
un projet d'émeute

> à rebours du pléonasme révolution mondiale qui est malheureusement


plus nécessaire que jamais, projet d'émeute est la pire contradiction
dans les termes – lesquels peuvent cependant aboutir au même terme,
dans la mesure (imprécise) où un but précis irradie ; bref, un projet
d’émeute est un oxymore des plus joyeux, synonyme d’absolue contingence

la lune est une vérité théorique, qui n'a pas de réalité tant qu'on ne met pas les pieds dessus
. Le sens de la vie

. Technique de l'humanité

1) Finissons l'infini

Tout a une fin.


L'infini ne se vérifie pas.
Chaque division du tout est finie.
L'infini se divise entre ses divisions
finies et un tout qui ne se vérifie pas.
La division de la division est un
mouvement fini.
L'infini de la division ne se vérifie pas. [1]

2) Commençons par la fin

Comme tout a une fin,


sa fin est la première qualité,
la première détermination,
la première négation de tout.
155
C'est par sa fin que tout commence. [*]
Le principe de sa fin est le contenu de la
totalité.
Diviser la totalité jusqu'à la fin, est le
contenu de la totalité.
Chaque chose étant une division de la
totalité, chaque chose dépend de la fin de
la totalité.
Par la fin de tout se conçoit le contenu de
chaque chose.
Dans le contenu de chaque chose apparaît
la fin de tout. [2]

3) Vérifions la vérité

La fin d'une chose est sa réalisation,


sa preuve.
Seule la réalisation d'une chose est sa vérité,
seule la vérité d'une chose est sa réalisation.
La vérité est à vérifier,
la vérité est à réaliser,
la vérité est à finir.

156
Le possible d'une chose,
le contraire de sa réalisation,
n'est vrai que tant que la chose n'est pas
réalisée.
Ce monde est possible,
mais il n'est pas vrai.
L'humanité est une possibilité,
pas encore une réalité.
Le possible est infini,
la réalité nie le possible :
tout est à réaliser. [3]

4) Téléologues de tous les pays, finissons-en

La téléologie est la logique dont l'être est fini.


La téléologie est la méthode de pensée
dont la fin est le commencement.
La téléologie est la preuve,
la réalisation de la finalité,
le mouvement de la vérité.
C'est une pratique, un mode de vie, un jeu.
Les téléologues sont des absolutistes du but.

157
L'histoire est le milieu des téléologues,
l'urgence et le débat en sont les extrêmes.
La négation de la téléologie est l'aliénation.
[4]

[1] L'infini apparaît comme une représenta-


tion de l'imagination. Il y figure ce qui va au-
delà de la fin, ce qui la dépasse. En vérité, l'in-
fini ne va pas au-delà de la fin, mais repousse
cette fin au-delà de soi-même, dans l'invéri-
fiable. Ainsi la conception de l'infini se révèle
comme l'incapacité de concevoir la fin, le
manque de conceptualisation qui contient le
manque d'imagination. Le dualisme perpétuel
du mauvais infini ne rencontre que rarement
l'effort violent, la négation radicale, qui per-
met de dépasser cette fixation. Einstein, par la
théorie de la relativité, a illustré ce dépasse-
ment, en supprimant le paradoxe d'achille et

158
la tortue (achille court deux fois plus vite que
la tortue, et part derrière elle ; chaque fois que
la tortue a parcouru une distance, achille ré-
duit l'intervalle de moitié ; et, donc, ne rat-
trape jamais la tortue).

De même que pour gauss « l'infini est une fa-


çon de parler », et que, dans la théorie des en-
sembles, l'infini est une qualité, ce qui n'est
pas dénombrable, l'infini, dans la pensée et
dans le monde, n'est que ce dont on ne con-
naît pas ou n'imagine pas la fin. L'infini existe,
mais n'a pas de réalité. []

[*] Nous avons été fort surpris de constater


qu'on avait pu comprendre l'idée de la téléo-
logie moderne comme : la fin est commence-
ment. Il est vrai que la formulation ci-dessus
peut laisser supposer une telle conception qui
ferait de la fin une fausse fin, une fin provi-
soire, et permettrait un enchaînement cyclique
et infini de fins-commencements. Nous con-
firmons qu'après la fin, il n'y a rien, même
pas d'après. Il faut donc affiner la phrase

159
« C'est par sa fin que tout commence ». C'est
en effet parce que la totalité a une fin qu'elle a
pu commencer : seul le fait qu'une chose ait
une fin permet qu'elle commence. Mais l'en-
semble du paragraphe est une exhortation
méthodologique – l'accord et le temps du
verbe dans le titre l'indiquent assez – et non,
comme la fausse interprétation laisse en-
tendre qu'il a été compris, une analyse onto-
logique. Il s'agit de montrer qu'une chose est
compréhensible à partir du fait qu'on sait
qu'elle a une fin, et que ce qu'on en découvre
est alors bien différent que ce que permet la
pensée déductive dominante, dans laquelle il
faut aussi compter la dialectique : par la fin de
tout se conçoit le contenu de chaque chose et
c'est pourquoi la pensée extérieure, qui prend
pour objet, a intérêt à commencer par l'idée
que cet objet même a une fin. Il aurait peut-
être été nécessaire de dire, au lieu de « C'est
par sa fin que tout commence », « C'est par
l'idée de sa fin que tout commence à prendre
un sens ». Il aurait peut-être alors été mieux
compris que ce paragraphe porte sur la téléo-
logie, comme il est d'ailleurs résumé au para-
graphe 4 : « La téléologie est la méthode de

160
pensée dont la fin est le commencement. » []

[2] La méthode de pensée utilisée dans la phi-


losophie, puis dans les parcelles décomposées
que sont ses héritières, est un mélange d'em-
pirisme et de croyance matérialiste. L'empi-
risme ne reconnaît comme point de départ
que soi, c'est-à-dire la sensation particulière,
et s'élève à la totalité comme par les degrés
d'une échelle ; de même, la croyance matéria-
liste présuppose une matière à toute chose
(sauf, singulièrement, à la pensée), et entend
par matière quelque chose d'absolument indi-
visible par quoi toute chose est uniquement et
exclusivement identifiable, ce qui est prati-
quement la substance, infinie mais indivisible,
chez spinoza. Sur cette base solide et sûre, on
pose ensuite toutes sortes de spéculations,
sauf celles qui prennent pour objet cette base,
et qui donc la menaceraient.

Si, au contraire, toute chose a une fin, cette


fin se substitue à cette base solide. C'est une
base sans aucune solidité, puisqu'elle nécessite

161
par essence d'être vérifiée, et que sa vérifica-
tion la supprime. Commencer par la fin pré-
sente donc l'intérêt de rétablir la spéculation
hors de l'opprobre positiviste en la plongeant
dans l'élément de sa propre insécurité, c'est-à-
dire en projetant enfin fermement de la finir.
Spéculez, spéculez à tour de bras. Ce n'est
donc pas de la nature de la pensée, des choses,
que se conçoit sa fin, ou son infinitude, com-
me s'il s'agissait d'un peut-être, peut-être pas,
d'un qui vivra verra, d'un loisir facultatif
qu'on acquiert après avoir accompli sa tâche,
mais c'est de la fin que se conçoit ce qui est.

Ainsi, c'est de la réalisation de la fin de l'hu-


manité que se déduit la stratégie qui y
conduit ; et non pas de la construction d'une
situation plus ou moins crue satisfaisante,
comme le communisme par exemple, où l'on
verra bien après, en son temps, s'il y a une fin
ou pas. C'est ici et maintenant que cette fin
détermine déjà. C'est pourquoi il y a urgence :
urgence à réaliser cette fin, urgence à créer les
conditions de cette réalisation, urgence à fon-
der le débat qui en est la condition principale.
C'est pourquoi ici et maintenant, l'émeute

162
moderne revêt une importance particulière :
elle est la seule étincelle de ce débat, de cette
urgence, mais l'étincelle seulement. []

[3] La vérité est un concept aujourd'hui en


dissolution. La vérité n'est plus enseignée, son
importance et son usage ne sont plus perçus.
Si la morale a voulu être identifiée à la vérité,
aujourd'hui la vérité n'est plus identifiée qu'à
la morale. La morale étant désormais mon-
diale et unifiée, la vérité n'apparaît plus que
comme l'une des pires contraintes d'une mo-
rale également en dissolution. Aussi, les ex-
emples se multiplient où l'on voit le men-
songe conseillé et pratiqué par les gardiens de
la morale dominante (à la suite d'une prise
d'otages dans une maternelle à neuilly, la pé-
dagogie anti-traumatique prônait de mentir
aux enfants sur l'exécution du preneur d'o-
tages par la police, arguant de manière invéri-
fiable que le mensonge serait moins trauma-
tique que l'affirmation de ce qui semble avoir
été ni plus ni moins qu'un meurtre, ce que ces
enfants, évidemment, savent). Et, dans le parti

163
opposé, le mensonge est parfois considéré
comme une forme de subversion, et le serait
bien davantage encore, si tous les partis prati-
quant le négatif ne s'étaient pas toujours dé-
clarés les meilleurs pourfendeurs de la vérité,
héritage dont le sens semble oublié dans un
passé pré-tactique.

Ce qui s'est perdu dans l'essorage moral du


concept de vérité, c'est justement le concept.
La vérité est véritablement le concept, parce
qu'elle est la réalisation de l'idée de concept.
La vérité comme réalité, comme fin de la
chose, est niée par la morale, non explicite-
ment certes, mais parce que la morale pose la
vérité non seulement hors de la chose même,
mais hors de toute chose qui n'est pas la mo-
rale, elle-même douée d'infinitude. Aussi bien
la vérité comme réalité de la chose est ur-
gence : urgence de réalisation, d'achèvement.
La vérité est l'aspiration à la fin.

Si l'essence conceptuelle de la vérité, qui en


fait l'à-venir et non pas un présupposé, n'est
aujourd'hui plus guère connue, son autre
sens, formel, est aujourd'hui celui que se dis-

164
putent la morale dominante et sa dissolution.
C'est la vérité de la parole. Si la vérité en tant
que concept s'oppose au possible, la vérité en
tant que parole s'oppose au mensonge. Cette
vérité, contrairement à son concept, est fort
bien connue de tous, puisqu'elle est l'objet de
divers catéchismes, religions, écoles, informa-
tions, polices, justices. Mais, si nos ennemis
continuent de s'en proclamer les défenseurs,
nous continuerons aussi longtemps qu'ils
existent à signaler en quoi cette défense est
hypocrite. D'abord, évidemment, la vérité de
la parole n'est pas indépendante du concept
de vérité. La parole est l'engagement de la
réalisation d'une chose. En ce sens, la vérité
de la parole est le garant du dépassement
dans le débat sur la fin des choses. Sinon, la
vérité de la parole n'a effectivement qu'un
sens de valeur morale, ce qui, dans notre
perspective ayant une fin, n'a aucun sens. Le
mensonge est ainsi toujours une manœuvre
qui vise à retarder et à conserver, en vérité à
gagner du temps contre la vérité, la réalisa-
tion, la suppression de ce dont il est l'engage-
ment qui ne sera pas tenu ou le refus d'enga-
gement. Paradoxalement, car l'apparence in-

165
dique souvent le contraire, le mensonge dans
la parole doit être ainsi considéré comme op-
posé à l'urgence.

Sans que cela doive être une règle, il peut être


recommandé de mentir à l'ennemi, surtout
lorsqu'on en est prisonnier et questionné.
Dans cette figure exceptionnelle, la difficulté
est la même que dans la réalisation de la véri-
té, mais repoussée dans un détour : il s'y agit
de bien déterminer l'ennemi. Mentir à quel-
qu'un, ou ne pas tenir sa parole, en fait géné-
ralement un ennemi. Le plus sûr, dans ce cas,
est de considérer cette rupture comme défini-
tive. Quoi qu'il en soit, c'est d'abord à celui à
qui on a menti qu'appartient la proposition de
l'abolir ou non. []

[4] Dans la philosophie classique, le concept


de téléologie est beaucoup plus restreint qu'il
n'apparaît ici. S'il y désigne en effet la finalité,
c'est exclusivement par rapport aux lois de la
nature, en opposition à la causalité. Or, une fi-
nalité qui dépassait le mécanisme de la na-

166
ture, outre qu'elle n'était pas nécessairement
une fin en soi, appartenait et provenait donc
du surnaturel. Chez kant, puis chez hegel, la
téléologie est ainsi le rapport entre le méca-
nisme borné de la nature et la liberté de la
spiritualité infinie. La position matérialiste,
notamment exprimée par engels, dévoile
(mais limite aussi) la téléologie comme une
conception religieuse, le supranaturel impli-
cite ne pouvant être que Dieu.

Le concept moderne de téléologie est issu de


la critique téléologique de ces deux concep-
tions. D'abord, la spiritualité n'est pas infinie ;
au contraire, elle est bornée par sa propre fin,
la fin de l'humanité. Car même si des choses
sont aujourd'hui douées de spiritualité, il
n'existe aucune spiritualité hors de l'humani-
té. Ces choses sont parties de l'humanité,
même si elles ne sont partie d'aucun humain,
et la division de la spiritualité, ainsi donc aussi
sa liberté, qui lui permet de hanter des choses,
même si elle n'appartient à aucun humain,
appartient à l'humanité.

D'autre part, la nature est une division de la

167
pensée, et non pas l'inverse. Ceci n'est com-
préhensible, dans notre monde pseudo-maté-
rialiste, que dans la mesure où l'on considère
ce qu'on appelle nature comme fini. Car les
matérialistes considèrent au contraire la na-
ture comme infinie. Et, leur seule modestie,
mais elle est de taille, consiste à se représenter
comme une minuscule partie de cette nature
infinie. Ils opposent à cette nature gigan-
tesque, puisqu'elle va au-delà de leur imagi-
nation, non pas leur pensée, mais la pensée
tout court, où la pensée est une sorte de gaz
qui se dissout aussitôt produit, assurément
rien qui existe dans la nature. Au contraire, la
nature est une forme de la pensée humaine,
et la pensée est quelque chose d'agissant, et
pas seulement dans une tête, mais jusqu'à l'ex-
trémité du temps et des étoiles.

Les modifications accélérées de la représenta-


tion de l'univers représentent, en caricature,
les modifications accélérées de la pensée hu-
maine. Ainsi la découverte de milliards de ga-
laxies et de distances prodigieuses est parfai-
tement proportionnelle à l'explosion de l'es-
prit depuis l'explosion démographique com-

168
mencée il y a cent cinquante ans ; ainsi, la
théorie du « big bang », outre son aspect pué-
ril, est la tentative d'assigner un commence-
ment à quelque chose qui n'aurait pas de fin,
une extrémité inexplicable et d'ailleurs inte-
nable à la nature. La vision du « big bang » est
la vision de la finitude inversée du monde ;
elle est le résultat de la tentative de concilia-
tion d'observateurs qui cherchent à vérifier,
pour le compte d'une idéologie qui le présup-
pose, le matérialisme infini et l'explosion de
pensée humaine qui est ce qu'ils constatent
réellement, mais sans le savoir. Le « big bang »
est la tentative théorique de stopper et de
contrôler cette expansion, de lui assigner une
limite, matérielle, dans les termes mêmes de
l'idéologie matérialiste dominante.

Pour les téléologues modernes, la création de


l'humanité est l'œuvre exclusive de l'humani-
té. La fin du temps, et de l'univers, est la fin
de l'humanité, son origine découverte. Le
temps et l'espace, l'histoire et l'univers ne sont
que de la pensée en mouvement, le jeu de
l'esprit qui impatiente les téléologues. []

169

C’est parce que la survie n’a pas de but que la


mort est une catastrophe. La survie est l’at-
tente du but, et la soumission est la croyance
que le but viendra, qu’il ne faut pas le créer,
ou qu’il ne faut pas discuter les buts énoncés.
Au contraire, dans la vie, la mort est une étape
du jeu, un risque à courir pour vérifier son
engagement, une péripétie importante, tra-
gique parfois, mais non primordiale. Car la
vie, même la vie individuelle, se pense, non
du point de vue de l’individu, mais du genre
humain. La profonde différence entre la sur-
vie et la vie, c’est que la vie contient l’accom-
plissement de la totalité du genre, alors que la
survie a un horizon et une perspective réduits
à l’individu. C’est pourquoi la mort, dans la
survie, est la fin de tout, alors que la véritable
fin de tout est la victoire dans le jeu de la vie.

La mort est un moyen de la vie. Tuer, mourir,


sont des tentatives, des phases de jeu, des
perspectives. La peine de mort, l’initiation des
jeunes guerriers, l’avortement, l’assassinat
d’un tyran, le calcul de tuer un nombre res-
170
treint d’humains pour en sauver un plus
grand nombre, en sont des exemples. Tuer,
mourir, sont aussi des façons de s’exprimer
en usant des règles dominantes, ou au
contraire en les éreintant. Il n’est pas sûr que
la société actuelle, qui a rejeté la mort hors de
la vie, préserve mieux la survie, puisque c’est
son projet, que si elle enseignait depuis le plus
jeune âge la mort, comment la donner, com-
ment la comprendre. Mais face à l’interdit de
la mort, elle exige seulement une obéissance
dont elle n’est plus capable d’expliquer les rai-
sons.

171
. . . post coïtum

un lecteur intransigeant, scrupuleux, tout sim-


plement attentif du début à la fin, pourra se
demander, arrivé à ce point, si j'ai bien tout ex-
pliqué comme je le promettais au commence-
ment. Il y aurait alors malentendu. C'est que les
gens veulent des explications, bien maniables
de préférence. Or, comme il vient d'être expli-
cité avec largesses, c'est la fin de tout qui expli-
que tout, et elle seule. Ce que résume fort bien
le concept déjà ancien, mais non moins diffici-
lement saisissable, de progression vers l'origine

autant dire, puisqu’il n’y a plus de secret entre


nous, que la réalité est la fin de la pensée
charlesdegoal@
août 2022
panpolulisme
(à paraître)

αlpha / On veut immédiatement, dans les grandes surfaces, au prix du paracétamol, une
pilule noire et une pilule gris foncé. Noire : pour tourner la page en moins de
10 secondes. Gris foncé : pour ceux qui veulent s'éteindre paisiblement en une heure ou
deux. Ce n'est pas discutable. C'est le minimum vital relativement à la souveraineté
individuelle ; sans préjuger de la fantaisie des gens à toutes fins utiles.

Ωméga / La fin du monde et la fin du mois, on s'en fout, le con de base il veut vivre
indéfiniment ; ainsi le con de base est un transhumaniste de base : moi-même je veux
vivre indéfiniment, comme tout le monde. Alors, on veut savoir ce qui est réellement
déjà possible et ce qui est envisageable très sérieusement à court, moyen et long termes
(y compris à la marge) ; on ne veut pas et on ne supporterait pas que ça se passe encore
dans le dos de la conscience ; on veut aussi connaître le dosage exact de poudre aux
yeux. Car, quand tout le monde vivra indéfiniment, la question de base, fondamentale,
ne paraîtra plus une incongruité : l'humanité finira-t-elle en beauté, de son propre chef ?

Σigma / Quand on a définit l'alpha et l'oméga on pense que tout est dit ; mais si l'alpha
et l'oméga sont des impératifs, ils ne sont que défensifs. Tandis que sigma est la somme
de tout ce qui est compris d'alpha à oméga, y compris l'alpha et l'oméga donc ; il est
même susceptible de les redéfinir de fond en comble. En somme, sigma est le reste – ce
qui n'est pas écrit.
Vous noterez qu'en ce qui concerne l'alpha et de l'oméga, tout est dit, et que cependant
le suspens reste entier. Mieux, chose admirable, on ne fait que le renforcer en trahissant
ses ressorts – ainsi que cela va être fait sur le mode parabolique :
dans un monde où tout acte vraiment défensif est aussitôt un acte offensif, ceux qui ont
un peu de suite dans les idées auront pressenti à quelles profondeurs atteignent nos
lignes de défense :
se faire lulu.com, cela relève des préliminaires
se faire amazon – simplement pousser l'avantage – c'est juste s'envoyer en l'air
se faire google, c'est the girl next click pour de bon, pour de vrai, à la vie à la mort
(partant du principe que c'est en prenant le contrôle d'un monopole de ce genre que
les gens pourront juger effectivement de l'intérêt et des potentialités d'un tel
monopole ; et que ce n'est pas la pire position pour en détruire tout ou partie)

Enfin, et surtout, Σ est aussi l'écart-type, la déviance moyenne.

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