Hypermonde

et géopolitique
J A C Q U E S A T T A L I

S’il est encore difficile de mesurer les
conséquences de l’évolution de notre
société vers une « société de
l’information », il est prévisible que le
monde futur, issu du développement des
technologies d’information et de
communication, sera un « hypermonde » :
un monde virtuel dans lequel nous
recréerons tout ce qui existe dans le
monde réel, un monde dont l’importance
dépassera celle du monde réel et obéira
aux lois de l’économie de marché. Mais
toutes les prévisions - peu engageantes -
qui sont aujourd’hui plausibles peuvent
être nuancées : les progrès technologiques
ne conduisent pas inéluctablement à une
uniformisation du monde ; une économie
locale, dominée par les détenteurs des
technologies industrielles de production et
de communication de l’information,
pourrait se substituer à une économie
mondiale de l’information ; la suprématie
de la langue anglaise semble marquer le
pas... Enfin, si nous nous dotons de la
capacité de donner un sens à l’information
- produire et proposer du sens est l’avenir
des métiers de l’information - nous
pourrons éviter la régression de notre
société.
Ce texte est celui de la conférence
inaugurale du congrès IDT 98, prononcée
par Jacques Attali le 9 juin dernier à Paris.

J
e suis très heureux de pouvoir
réfléchir avec vous aujour-
d’hui sur les sujets qui vous
intéressent et qui nous
concernent tous. Mes
réflexions ne résultent que de ma
De la société de l’énergie
à la société de l’information
Certains aspects de l’évolution de nos
sociétés paraissent des évidences et
sont traités comme telles. Je voudrais
néanmoins les rappeler.
Nous entrons dans une société de
l’information : une société non plus
vision personnelle des choses : vous
entendrez sans doute au cours de ces
journées des points de vue contradic-
toires, qui ne vous aideront que plus
à vous forger une opinion.
dominée par la recherche du contrôle
de l’énergie mais par celle du
contrôle des réseaux de communica-
tion et de l’information qui y circule.
Ce contrôle de l’information - des
bases de données comme du savoir
technique ou scientifique - constitue
le véritable pouvoir de demain. Les
industries d’avenir ne s’articulent plus
autour de l’énergie ou de la puis-
sance mais autour de la communica-
tion : audiovisuel, télécommunica-
tion, création et circulation de
l’information.
Un tel basculement donne le senti-
ment que nous entrons dans un
monde neuf, unifié. Les technologies
de communication, notamment
Internet, offrent en effet la possibilité
à qui que ce soit de s’informer sur
quoi que ce soit et ce, sans se dépla-
cer. Dans cette société mondiale, les
développements essentiels porteront
sur les secteurs de communication et
de création de l’information et sur les
réseaux permettant de faire circuler
cette dernière.

Documentaliste - Sciences de l’information, 1998, vol. 35, n° 3 139

J A C Q U E S A T T A L I
Une évolution
explicable...
Un certain nombre de facteurs justi-
fient une telle évolution.
L’émergence
de nouveaux besoins
La population mondiale « solvable » a
atteint un certain degré de saturation
dans ses besoins matériels, au sens
traditionnel du terme (voiture,
machine à laver, etc.). De nouveaux
besoins apparaissent. A moins d’une
révolution politique planétaire, qui
permettrait aux trois milliards
d’hommes non solvables de s’équiper
matériellement, il importe désormais
de satisfaire les besoins de la popula-
tion déjà en possession de biens
matériels. Ceci suppose le dévelop-
pement des activités de culture et de
distraction. La communication est en
effet essentielle à ce niveau.
Le secteur de l’information,
source future de productivité
Les progrès scientifiques principaux
ont déjà été réalisés en matière
d’énergie. A l’échelle d’un siècle,
nous ne trouverons probablement
pas de nouvelle source d’énergie
capable de régler les problèmes envi-
ronnementaux que posent les éner-
Le monde futur
Le précédent raisonnement conduit à
une description assez précise du
monde futur.
Le concept de
l’« hypermonde »
Les vingt prochaines années se carac-
tériseront par de nouveaux progrès
en matière de techniques de l’auto-
matisation de la manipulation de l’in-
formation. Ces progrès feront de
140
gies actuelles. Par conséquent, les
progrès de productivité ne peuvent
intervenir que dans les secteurs les
plus lents dans l’activité écono-
mique : les secteurs de manipulation
de l’information. Il s’agit aussi bien
des activités de l’enseignement que
des activités de distraction et des
métiers manipulant les signes –
banques, assurances, administrations,
etc. Ces secteurs font preuve d’une
« lenteur » particulière, au sens de la
loi du marché. Les technologies qui
permettront d’automatiser la manipu-
lation de l’information créeront de la
productivité, dans le sens du marché
et de la croissance.
...mais des
conséquences
encore mal mesurées
Ces différents facteurs plaident en
faveur d’une concentration massive
du progrès technique, dans les
décennies à venir, autour de la mani-
pulation de l’information. D’un point
de vue philosophique, nos sociétés
fondées sur la loi du marché, dans
lesquelles la précarité devient pro-
gressivement la règle, font de la dis-
traction une nécessité. Or la distrac-
tion suppose la mise à disposition de
l’information.
l’Internet et des télécommunications
un ensemble plus unifié que jamais,
et lié aux autres techniques de circu-
lation de l’information, telles que la
télévision. Nous serons donc face à
un ensemble réunissant toutes les
techniques de distribution de l’infor-
mation : informatique, télécommuni-
cations et télévision. Cet ensemble ne
se limitera plus à une combinaison
de réseaux mais signera l’ouverture
de l’« hypermonde » : un monde vir-
tuel que nous découvrirons, à l’image
Documentaliste - Sciences de l’information, 1998, vol. 35, n° 3
Il n’est donc pas étonnant que,
depuis vingt ans, le cœur de la
bataille économique et stratégique,
qui autrefois consistait en des
conquêtes de sources d’énergie et
des progrès en matière d’efficacité
énergétique, se soit déplacé vers les
progrès en matière d’automatisation
de l’information. Ceci induit d’im-
menses progrès techniques. Ils se
résument dans la célèbre loi de
Moore, selon laquelle, depuis vingt
ans et pour les vingt prochaines
années au moins, le secteur de la
manipulation de l’information double
sa productivité tous les dix-huit mois.
On ne mesure pas encore les consé-
quences de l’évolution des technolo-
gies d’automatisation de la manipula-
tion de l’information dans l’ensemble
de l’appareil social, car ces technolo-
gies en sont encore à la lisière. De
nombreux secteurs - l’administration,
la sécurité sociale, le secteur du com-
merce ou le secteur bancaire, comme
tous les secteurs qui peuvent l’être et
le seront - ne sont pas encore com-
plètement automatisés. Leur automa-
tisation fera éclater la conception
actuelle du travail, en générant
davantage de productivité, c’est-à-
dire de richesse créée, mais aussi
davantage d’« inutiles », selon le
concept traditionnel du travail.
d’un nouveau continent. Nous crée-
rons dans cet univers virtuel tout ce
qui existe dans le monde réel – de
même que les premiers colons ont
recréé en Amérique ce qui se trouvait
en Europe – en tentant cependant de
faire mieux ou différemment.
L’idéologie dominante de notre
époque étant celle du marché, nous
essaierons d’instaurer dans cet hyper-
monde les lois du marché à l’état
pur : un monde sans taxes ni Etat,
exempt de toute intervention diri-
giste. Telle est la conception actuelle
de l’hypermonde.
Il ne faut pas concevoir le monde
des technologies de communication

comme un simple réseau de commu-
nication relevant du monde réel mais
comme la naissance d’une sorte de
pseudo-monde, monde double ou
encore hypermonde, dans lequel il
sera possible de faire tout ce qui se
fait dans le monde réel. Nous avons
commencé - et c’est étrange - par y
installer des bibliothèques. Nous y
créerons ensuite des magasins, puis
des usines virtuelles, des lieux de dis-
traction, des banques et tout un
ensemble d’activités virtuelles. Selon
les prévisions, en l’an 2050 le produit
national brut du monde virtuel sera
supérieur à celui du monde réel.
Dans moins de dix ans, il aura déjà
dépassé le PNB français. Les consé-
quences d’une telle évolution seront
considérables. Des échanges auront
lieu non seulement à l’intérieur du
monde virtuel mais également entre
celui-ci et le monde réel. De telles
transactions provoqueront des boule-
versements gigantesques dans le
monde réel.
Trois exemples
La « virtualisation » du
domaine bancaire et monétaire
Dans un avenir proche, plus per-
sonne n’aura de raison d’aller à son
agence bancaire. La banque de dépôt
deviendra purement virtuelle. Nous
pourrons effectuer la totalité de nos
transactions de notre domicile ou,
plus précisément, en nous rendant
dans ce monde virtuel. Quelques
banques américaines - peu nom-
breuses - en sont déjà à ce stade. La
plus avancée d’entre elles est la Wells
Fargo Bank. D’autres sont en cours
d’installation. Leurs clients seront
totalement virtuels. Ceci entraînera
une mutation radicale du personnel
impliqué.
La banque virtuelle s’accompagnera
d’un développement formidable du
commerce électronique. De plus en
plus, nous ferons nos courses dans
Documentaliste - Sciences de l’information, 1998, vol. 35, n° 3
des magasins virtuels. Le commerce
traditionnel laissera la place au com-
merce par correspondance.
L’émergence
de monnaies privées
En dehors de la banque et du com-
merce, traditionnellement interdépen-
dants, l’avènement du monde virtuel
aura des conséquences beaucoup
plus vertigineuses. Supposons que
demain Microsoft décide d’accorder à
son personnel un salaire non pas en
dollars mais sous forme de « points
bonus » nommés win, en référence à
Windows. Ces points seraient utili-
sables dans une galerie marchande
électronique appartenant ou affiliée à
la société Microsoft. Les salariés achè-
teraient toutes sortes de produits
dans cette galerie marchande.
Quelques mois plus tard, Microsoft
pourrait décider d’accorder à de très
bons clients les mêmes points bonus.
Il est certain que, très rapidement, on
pourra observer, sur la Bourse de
Hongkong par exemple, la naissance
d’un petit marché échangeant des
points win contre des dollars. Un
taux de change serait associé aux
points bonus, garanti en dernier res-
sort par le prêteur, évidemment sol-
vable, Microsoft. Ceci signifie qu’en
deux ans apparaîtrait la première
monnaie privée mondiale. Soyez cer-
tains que cela se réalisera, et que ce
n’est qu’un exemple parmi d’autres
des multiples conséquences de l’hy-
permonde.
Celui-ci comportera les mêmes
acteurs que ceux du monde réel, à
l’exception d’un acteur de nature éta-
tique ou supranationale capable de
structurer ces évolutions.
La constitution
de grands groupes
Dans une économie de l’information,
la première valeur est l’information.
De même que des entreprises
comme Shell ou BP se sont montées
HYPERMONDE ET GÉOPOLITIQUE
au début du siècle à la suite de la
course aux gisements pétroliers, de
grandes entreprises se constitueront
demain par leur appropriation de
gisements d’information. On en
dénombre trois :
- l’information de la distraction : les
studios américains en contrôlent l’es-
sentiel, en termes d’information exis-
tante mais aussi de production d’in-
formation ;
- les banques de données scienti-
fiques : elles concernent les
domaines de la science et de l’éduca-
tion ;
- la génétique : la banque génétique
qu’il convient de s’approprier est le
code génétique. Il est frappant que la
génétique ne soit qu’un prolonge-
ment naturel des technologies de la
communication : elle n’est pas en
rupture avec le paradigme scienti-
fique, économique ou géopolitique,
mais elle le prolonge. L’appropriation
du génome humain, qui sera achevée
dans les cinq ou quinze prochaines
années, ne sera qu’un début.
Demeureront en effet les immenses
sources de richesses potentielles que
sont tous les génomes animaux et
végétaux. Leur appropriation privée
constituera l’un des éléments essen-
tiels de demain.
Si l’hypermonde dépasse le monde
réel en importance et s’il obéit aux
lois de l’économie de marché, nous
verrons émerger une économie mon-
dialisée, contrôlée par quelques
grands groupes et imposant l’anglais
comme langue dominante de circula-
tion à la fois de l’information et de la
distraction. Les experts considèrent
ce scénario comme le plus vraisem-
blable. Ils estiment qu’il donnera lieu
à des oppositions : tentatives de la
Communauté européenne pour
imposer des normes en matière cul-
turelle, volonté de protéger l’espèce
humaine contre la brevetabilité, et
toute une série d’autres protections,
que la logique du marché fera inévi-
tablement disparaître.
141
J A C Q U E S A T T A L I
Des hypothèses à nuancer
Nous ne devons pas croire, cepen-
dant, que les tendances décrites ci-
dessus se confirmeront inévitable-
ment. Ce scénario implique que,
dans l’hypermonde, les Etats-Unis
contrôleront la planète par le biais de
leurs entreprises informationnelles ;
que l’anglais sera la langue domi-
nante ; que l’Europe sera réduite à
un rôle de spectateur fasciné par un
univers qui lui échappe et dans
lequel le chômage s’imposera dans
tous ces métiers, dont le vôtre, que
l’accès direct, par de grands réseaux,
à des services d’information aujour-
d’hui assurés de façon locale et distri-
buée, aura rendus inutiles.
L’exemple de
l’imprimerie
Un exemple enjoint cependant à res-
ter prudent dans nos projections :
celui de l’imprimerie. Lors de son
invention, les observateurs qu'on
aurait pu croire les plus avisés de
l’époque avaient jugé que l’imprime-
rie favoriserait la création d’un
monde unifié et articulé autour de
deux pouvoirs : l’Eglise et le Saint
Empire romain-germanique. Cette
affirmation reposait sur deux raison-
nements. D’une part, les caractères
mobiles, en vulgarisant la Bible, per-
mettaient à l’Eglise d’imposer son
pouvoir. D’autre part, l’impression de
livres en latin ferait disparaître les
dialectes et autres langues popu-
laires. Ces prévisions ont été écrites.
Elles expliquent les raisons pour les-
quelles les pouvoirs en place à
l’époque ne se sont pas opposés à
l’imprimerie.
Or cinquante ans plus tard, les gens
avaient non seulement lu la Bible
mais s’étaient également rendu
compte qu’ils pouvaient se passer
des explications des prêtres. Ils
s’étaient également aperçu que ces
explications étaient parfois fort éloi-
142
gnées du texte. Les hommes avaient
pris en main leur destin religieux.
Cela explique en partie l’avènement
du protestantisme et l’émergence de
l’esprit scientifique et critique.
Par ailleurs, deux autres livres ont été
imprimés trois ans seulement après la
première Bible : un dictionnaire et
une grammaire espagnole.
L’imprimerie a permis à chaque pays,
par le biais des grammaires et des
dictionnaires, de structurer et codifier
sa propre langue. Cinquante ans
après l’invention des caractères
mobiles, le latin et le Saint Empire
romain-germanique ont disparu, lais-
sant la place au nationalisme. Ainsi,
une technologie considérée au départ
comme centralisatrice et créatrice
d’un modèle uniforme a en fait favo-
risé l’esprit critique, la liberté et la
différenciation.
De même, le téléphone a été inventé
dans le but de transmettre des ordres
du sommet vers la base, notamment
dans les usines. Personne n’a pres-
senti qu’il favoriserait les relations
horizontales. Le gramophone, pour
sa part, a été perçu à l’origine
comme le moyen de lutter contre les
grèves des musiciens d’orchestre et
non comme un instrument de diffu-
sion de la musique et de vulgarisa-
tion de la culture. En d’autres termes,
gardons-nous de croire que les diffé-
rentes évolutions conduisent néces-
sairement à une uniformisation.
L’information :
un bien d’une rareté
artificielle
Un deuxième élément laisse penser
que le cataclysme annoncé ne se
produira pas. J’espère à ce propos
que ma description de l’hypermonde
vous a convaincus, bien que je m’in-
génie à présent à vous démontrer
son invalidité. Mon discours vise
ainsi à encourager votre esprit cri-
tique...
Documentaliste - Sciences de l’information, 1998, vol. 35, n° 3
L’économie de l’information ne peut
ressembler à celle de l’énergie. La rai-
son en est simple : à l’inverse des
biens matériels, l’information n’est
pas un bien rare que l’on peut don-
ner à condition de s’en priver. Il est
en effet possible de donner une
information tout en la conservant
pour soi. L’information est un bien
non rare qui, par nature, n’est donc
pas créateur de valeur. Pour le deve-
nir, au sens marchand du terme, il
doit être rendu rare de façon artifi-
cielle. Pour ce faire, nos sociétés ont
développé des techniques telles que
le dépôt de brevet. Le brevet permet
de protéger une invention durant une
période donnée, et permet ainsi le
développement d’une économie de
la propriété industrielle ou intellec-
tuelle. C’est selon cette même
logique qu’ont été instaurés les droits
d’auteurs, qui ont permis à des écri-
vains de vivre et, partant, à des mai-
sons d’édition de prospérer.
Ces concepts sont cependant artifi-
ciels. Une économie fondée sur la
valeur d’un bien par nature non rare
est entièrement dépendante de sa
capacité à maintenir de façon artifi-
cielle la rareté de ce bien. Ce qui
implique qu’il faudrait contrôler l’in-
formation en permanence. Or tout
nous annonce que c’est impossible :
il est difficile de crypter les informa-
tions, il est très difficile, en génétique
en particulier, que des informations
restent secrètes, et le rôle des médias,
par essence, est de casser en perma-
nence le secret de l’information.
Et même à supposer que l’on par-
vienne à la maintenir rare, l’informa-
tion n’est rare que de façon précaire.
La durée de vie d’un brevet est géné-
ralement de vingt ans. Il est absurde
de croire, par exemple, que le brevet
génétique correspond à une appro-
priation privée de la vie. De même,
tout logiciel nouveau est vendu très
cher au départ. Quelques semaines
après son lancement, il est disponible
à moitié prix puis il n'est pas rare
que l'on trouve très rapidement
quelque part dans le monde un site
qui permet de le télécharger gratuite-
ment. Le système est donc poreux.

Ceci signifie que le véritable pouvoir
appartient non pas aux détenteurs de
l’information mais aux détenteurs des
réseaux et des technologies indus-
trielles de production de l’informa-
tion. Un tel raisonnement aboutit à la
conclusion suivante : nous ne nous
orientons pas vers une économie
mondiale ni vers une économie de
l’information, mais plutôt vers une
économie de plus en plus locale et
de plus en plus industrielle.
L’anglais en perte
de vitesse
J’ai indiqué que l’anglais deviendra la
langue générale et uniformisera la
culture. Cette hypothèse ne se vérifie
pas actuellement et ne se vérifiera
pas plus dans le futur. Premièrement,
la part de l’anglais comme première
langue d’étude est en baisse.
Deuxièmement, on observe une
recherche croissante de culture natio-
nale. Les personnes sont attirées de
plus en plus par leur propre savoir.
La perte de vitesse massive des séries
télévisées américaines au profit de
productions locales en est une illus-
tration. En outre, il existe déjà des
logiciels permettant de s’exprimer
dans une langue et d’être entendu
dans une autre ; je les ai expérimen-
tés récemment à Singapour. A l’ave-
nir, il sera donc possible de parler
toutes les langues en étant entendu
dans toutes les autres. Faire l’effort
de l’apprentissage des langues des
autres et des cultures des autres est
peut-être préférable, toutefois, à un
dialogue d’« autistes » juxtaposés...
Information et sens :
within the context of
no context
Un point demeure très préoccupant
dans cette nouvelle donne : nous
avons tendance à mélanger - ce que
la théorie ne fait pas - l’information
et le sens. Du point de vue de la
théorie de l’information, l’information
est une quantité de signes égaux à 1
Documentaliste - Sciences de l’information, 1998, vol. 35, n° 3
ou 0. Le sens est la signification de
ces signes par rapport à un contexte,
à une langue, à des connotations
diverses, à des significations mul-
tiples, à des ambiguïtés - à un océan
de savoir. Nous savons codifier et
automatiser l’information : il n’en va
pas de même du sens.
Je vous recommande fortement un
livre très peu connu, Within the
Context of No Context (The Atlantic
Monthly Press, 1997), écrit par un
sociologue américain, George S.
Trow. Il y explique que la société
américaine s’oriente vers la violence
la plus grave, et ce pour les raisons
suivantes.
Cette société est dominée par l’infor-
mation, laquelle est véhiculée par des
médias. Or ces derniers sont structu-
rés de telle sorte que l’information ne
fait plus l’objet d’aucune hiérarchie et
perd son sens. Par exemple, en tête
des journaux télévisés se côtoient
aussi bien la bombe atomique
indienne que la coupe du monde ou
des faits divers. Le lendemain, la hié-
rarchie est déjà différente. Nous
entrons dans un monde dans lequel
chaque information est fournie hors
de son contexte – in the context of no
context. Si personne ne hiérarchise,
ne trie ni ne structure l’information,
indique George Trow, la société
devient de plus en plus « enfantine ».
En effet, le propre de l’enfant est de
ne pas être capable de distinguer le
bien du mal ni toutes les nuances qui
vont de l’un à l’autre. Ne peuvent
survivre, comme mythes fondateurs,
que les contes pour enfants ou les
valeurs simples de type « c’est bien »
ou « c’est mal ». La victoire à un
match de football est mise sur le
même plan qu’une victoire politique,
et une défaite à une compétition sur
le même plan qu’une bombe
nucléaire !
George Trow poursuit ainsi : si la
société est ainsi structurée, elle ne
peut être condamnée qu’à la violence
régressive de l’enfant, puisqu’elle
n’est pas capable de structurer assez
de nuances pour créer les conditions
HYPERMONDE ET GÉOPOLITIQUE
du compromis. Par conséquent, nos
sociétés sont condamnées à régresser
vers l’enfance et à disparaître dans la
violence de la caricature et de l’ab-
sence de contexte. Je trouve de très
grand intérêt pour notre débat ce très
beau petit livre de sociologie poli-
tique, bâti selon une juxtaposition de
métaphores et de pensées. L’auteur
pousse le raisonnement plus loin :
dans le fond, si nous nous orientons
vers une société balançant entre une
information vide de sens, mondiali-
sée et appropriée de façon illusoire
et passagère, et inversement un
monde balkanisé, de culture autar-
cique - la civilisation dépendra de
notre capacité à donner du sens à
l’information.
Et aussi de la capacité, qui justifie un
métier, à donner une valeur ajoutée :
les métiers de l’information qui sont
les vôtres ne consisteront plus à
mettre de l’information à disposition,
mais à la hiérarchiser et à lui donner
du sens. De ce point de vue, on
constatera que la distinction qu’on
avait établie dans le passé entre uni-
versités et bibliothèques est tragique.
Un ensemble doit être constitué, qui
réunisse les bibliothèques, l’enseigne-
ment et le journalisme : les grandes
entreprises de presse de demain
seront celles qui seront aptes à struc-
turer les capacités documentaires et
les capacités de sens que l’Université
est supposée produire pour la
société. Produire du sens est certaine-
ment l’avenir de votre métier, avec ce
que cela implique en termes de tech-
niques. Vous devrez non seulement
produire du sens, mais en proposer.
Ceci renvoie à la notion de push, à
savoir proposer du sens avant même
qu’il ne soit demandé.
Qu’il s’agisse de nouvelles sciences
ou de nouveaux mondes, il est
réconfortant de constater qu’on en
revient toujours à l’essentiel : « ceux
qui aident à comprendre sont ceux
qui aident à lutter contre la barba-
rie ».
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