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LE DIABLE DU CIEL

LAURENT OBERTONE

LE DIABLE
DU CIEL
roman

ring.fr
ÉDITIONS RING
Collection
RING NOIR

RING
www.ring.fr

Tous les droits de traduction,


de reproduction et d'adaptation
autorisés pour tout pays.

© RING ÉDITIONS, 2017


Du même auteur

La France Orange Mécanique, nouvelle édition


augmentée, Ring, 2015.
La France Big Brother, La mécanique générale, 2016.
Utøya-L'affaire Breivik, La mécanique générale,2016
Guerilla, Ring, 2016.
AMI,

RETIENS
CE POINT:
ON EST
LEDIABLE,
ONNELE
DEVIENTPOINT.

—Paul Verlaine.
JUSQU'À L'HORREUR
— Jacques-Bénigne Bossuet
Le monde ne sait pas ce que j'ai vu, ce jour-là, quand
j'ai posé le pied sur le sol. Quand je me suis détaché du
filin, et que j 'ai fait signe au pilote de l'hélicoptère, pour
qu'il s'élève dans les airs.
Non, vous ne pouvez pas savoir ce que j'ai vu, cette
après-midi-là, quand j'ai enfin regardé autour de moi.
Quand j'ai dressé cet inventaire épouvantable : un
compas de train d'atterrissage, des chaussures, des
valises, des fragments de sièges, des lambeaux de vête-
ments, des morceaux de fuselage, et partout, des mains
et des pieds détachés de leurs corps.
Où suis-je ? Qui suis-je ? Je ne le sais plus moi-même.
Par pareil carnage, on ne peut qu'être dépossédé de
soi. Vous n'êtes plus maître de vos mouvements, de
votre regard, de votre esprit. La force du drame vous
happe, et vous aspire, extirpe l'homme en vous, vous
fait oublier jusqu'à ce que vous êtes...
Une certitude : l'enfer est comme moi venu du ciel,
de ce ciel gris comme la cendre, épais comme une pein-
ture à l'huile. Le paysage est dépouillé, lunaire. Un fond
de ravine, à vif, une cuvette noire, montagneuse, un
entonnoir saturé d'air froid, surmonté de grandes crêtes
grises. Plus haut le brouillard descend, comme un
linceul, masque les dernières neiges et le surplomb
rocheux, un cirque de pierres couronné de résineux.

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Une rafale glacée me rappelle qu'ici vente encore
l'hiver.
C'est contre ce décor minéral que le chaos est
venu au monde.
Quelques vieilles souches, des arbustes, un genévrier
renversé, de gros rochers. Et partout des morceaux
d'épave. Des masses mécaniques et fumantes, ici un
système hydraulique, là une jambe de train d'atterrissage,
plus loin les vérins d'une porte arrière, martyrisés par le
choc.
J'ai fait quelques pas, en direction de la partie
basse du site.
J'y aperçois mes collègues, et les gendarmes, sidérés
comme moi par cette vision venue des enfers.
Tout au long de la ravine, des chaussures, des
vêtements, des restes de fauteuils. Un peu partout
des ergots de métal, des lisses et des cadres, des
squelettes de la structure tubulaire, évoquant un
cimetière de monstres marins.
Il y a quantité de pièces de fuselage, déchirées,
pulvérisées et parsemées en milliers d'exemplaires,
sur plusieurs dizaines de mètres, à flanc de
montagne. Et parmi cette coque arrachée, écorchée,
ensanglantée parfois, je suis tombé sur un bras de
femme. Un bras droit.
La zone basse, qui pue le kérosène et la chair brûlée,
est celle de l'impact. Une hécatombe. Un cimetière... Je
ne voudrais rien voir de tout ça, mais je n'ai plus le
choix. J'ai accepté, l'hélicoptère m'a largué ici, dans ce
pandémonium. Et je vois, mon Dieu, je vois... Je vois

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ces visages déchirés, épluchés de leur crâne comme des
masques... Et je vois ces tissus, ces viscères ensablés... Et
je vois ces caillots de sang noir et de cervelle, partout
répandus, et je vois ces chairs, blafardes et torsadées... Et
je vois ces mains, et je vois ces doigts, et je vois ces
membres d'où se dressent des os rompus...
Au milieu de cet enfer psychologique, je titube, et je
dois m'asseoir...
À chaque fragment humain rencontré, les gendarmes
ont planté un petit fanion rouge dans le sol. Mon Dieu...
Il va falloir des milliers de fanions.

Nous sommes le 24 mars /2015. C'est une froide


journée de fin d'hiver, d'un hiver qui n'en finit pas. J 'ai
enfin rejoint mes collègues. Il y a des dizaines de corps...
Mais peut-on encore parler de corps ?
Jamais, jamais ce monde ne saura ce que nous avons
vu.
C'est une zone d'exclusion immense, une nécropole à
ciel ouvert de trois hectares. Hébété, un peu comme sur
une autre planète, je cherche dans cette terre grise une
solidité qui n'existe pas. C'est un mélange de marne noire,
de calcite et d'argile, assez friable, entrecoupé de roches
sédimentaires. Quelques pierres, quelques ronces, et cette
terre, éventrée par le monstre lancé à pleine vitesse.
Soixante-cinq tonnes d'alliages, de corps, de bagages et
de kérosène.

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Dans le fond de ces ravines et jusque sur les parois, les
plus grands débris de l'appareil mesurent trois à quatre
mètres de long. Seuls les plus petits objets, à l'inertie faible,
ont échappé à la pulvérisation. Il y a des jouets. Des
crayons, des cahiers, des cartables. Une règle, une peluche.
Mon cerveau enregistre tout. Pas un détail ne m'échappe.
Chaque fanion rouge attire mon regard. J 'avise un amas de
chair, enchevêtré dans ce qui ressemble à des vêtements.
Un torse humain. Et cet os. Est-ce une clavicule ?
Comment est-ce possible ?
L'Apocalypse se fige en moi, et je me demande déjà
comment vivre avec ça.
C'est une scène de désolation absolue.
Toute cette terre grise à ratisser... Tous ces morceaux de
corps à évacuer... À trier, à identifier, à classer, à présenter aux
familles...

« Combien tu as dit qu'il y en avait ?


— Cent-quarante-quatre passagers, quatre membres
d'équipage, le pilote et le copilote. »

Cent-cinquante vies se sont écrasées ici. Je sais que ces


chiffres vont se graver dans la mémoire du monde. C'est déjà
de l'histoire. Ces morts sont devenus les miens. Le drame qui
m'a saisi dès mes premiers pas ici ne me lâchera plus jamais.
Je dois être rationnel. Penser à l'enquête. Mais je ne
parviens pas à m'abstraire de tous ces corps éparpillés
dans leur fosse. Nous tentons de communiquer par

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gestes. Le fracas des hélicoptères couvre nos paroles,
nous isole, nous enferme dans leur vacarme, dans la
violence de ces images.

Tout en haut, ravine ouest, gît l'énorme dérive de


l'appareil, contre une paroi rocheuse. Le logo de la
Germanwings, un W stylisé pourpre et jaune, y est
nettement visible.
À bien regarder le site, il forme lui aussi une sorte
de W, une cuvette montagneuse avec deux ravines
encadrant un contrefort central, contre lequel est
venu s'écraser l'avion.
Le premier gendarme héliporté sur place nous a
assuré qu'il n'y aurait pas de survivants. Héliporté à
mon tour, j'ai compris pourquoi.
C'est une vision apocalyptique pure. Toutes les
souffrances et tous les tracas d'une vie sont réduits
à néant par ce que je vois. Par ce carnage. Par cette
odeur de kérosène et de mort.
Je suis enquêteur au Bureau d'enquêtes et
d'analyses. Je me trouve sur le massif des Trois-
Évêchés, dans le ravin du Rosé, sur la commune de
Prads-Haute-Bléone, dans les Alpes-de-Haute-
Provence. 1 550 mètres d'altitude. Ma balise GPS
indique 44°16'47.2" Nord, 006°26' 19.1" Est.
Nous avons été informés de l'accident vers 11 h 15, par
le contrôle aérien de Marseille. L'alerte avait été donnée
vers 10 h 40, par la chasse française. Un Airbus ayant
entamé une descente non autorisée ne répondait plus au
contrôle aérien. Suite à la perte de trace

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radar, dix minutes plus tard, un Mirage 2000 a décollé de
la base d'Orange et s'est rendu sur zone. Il a survolé le
premier les lieux du crash. Un hélicoptère de la gen-
darmerie, parti de Digne, s'est ensuite rendu sur place.
Il a pu descendre au plus près.
Un des plus gros morceaux repérés, à mi-pente de la
ravine ouest, laissé là comme un message, portait un
drapeau allemand, et l'immatriculation D-AIPX. Celle de
l'Airbus A320-211, indicatif d'appel GWI18G, du vol
4U9525 de la Germanwings, filiale à bas prix de la
Lufthansa, qui assurait ce matin la liaison retour entre
Barcelone et Düsseldorf. Le décollage a eu lieu à 10 h 01,
l'atterrissage était prévu vers 11 h 55.
J 'ai ce débris sous les yeux.
La pente est forte ici, plus de 40° Un gendarme
glisse, se rattrape à mon bras. Je plaisante avec lui.
Nous tâchons de rester humains.
Je cherche souvent du regard mes collègues. Sur place,
nous sommes sept enquêteurs du BEA, casqués et
chaudement vêtus, accompagnés de conseillers
techniques d'Airbus, et d'experts allemands. En continu,
les rotations d'hélicoptères débarquent enquêteurs et
matériels. Il faudra probablement évacuer ce qui reste
des cadavres de la même manière, par voie aérienne. La
zone du crash est pratiquement inaccessible à pied. Seuls
les secouristes de haute montagne, les bergers et les
chasseurs du coin parviennent à effectuer la liaison avec
la route. Il est question d'aménager un accès, mais ça
prendra des jours.

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J'étais sur le point de boucler un rapport sur le
banal incident de vol d'un planeur ultra léger. Ce sera
pour plus tard... En France, les catastrophes majeures
impliquant des avions de ligne n'ont plus lieu qu'une
fois tous les dix ans. Quand un tel avion s'écrase, on
sait que notre vie d'enquêteur va changer, que le
drame va y entrer, et n'en pas sortir avant des mois, et
n'en jamais sortir tout à fait... J'aurai des dizaines de
cris désespérés sur la conscience. Et les questions des
familles. Et leur douleur. Et la mienne...
Et je regarde un gendarme qui regarde un scalp
humain.
Je dois enlever mon gant droit et sortir de ma
poche la montre gousset dont je ne me sépare jamais.
J'ai besoin de la regarder, de la serrer dans ma main,
pour m'assurer que je ne rêve pas.
Et je ne rêve pas...
Je n'ai jamais vu un appareil à ce point pulvérisé,
ce qui implique une énergie cinétique colossale. Un
crash sur un angle sévère, d'au moins 45°, au bout
d'une trajectoire tendue, à très haute vitesse. Il y a
bien quelques fumeroles éparses sur les reliefs,
quelques débris noircis par les flammes, mais pas
d'incendie véritable. L'absence de combustion
globale est un indice de ce que nous appelons le
« poudrage ». Le carburant s'épand dans le souffle de
l'impact, avant l'ignition. Les principaux morceaux
de l'appareil se trouvent dans une zone relativement
condensée. L'absorption du choc par l'avion et ses
occupants a été maximale.

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Je regarde un gendarme ratisser délicatement un amas de
mousse provenant de fauteuils encastrés dans le sol. J'ai
envie de lui crier de faire attention. À quoi ?Je n'en sais rien.
Les collègues, assommés par tous ces morts, cherchent
comme moi à comprendre. Et comme moi, ils n'y arrivent
pas. Pourquoi ? Il n'y a aucune chute de débris signalée
ailleurs. D'après le contrôle, l'avion n'a lancé aucun appel de
détresse. Avant l'impact final contre le fond de vallée, on
remarque qu'un premier contact a eu lieu à une vingtaine de
mètres en amont de la ravine, avec le relief et la végétation.
Le sol est labouré, quelques résineux et genévriers ont été
arrachés. Ça implique une descente de l'appareil, une des-
cente nette, en pleine portance. Pas un décrochage.
L'aéroport de Düsseldorf est encore loin, à plus de
sept-cents kilomètres d'ici. Une défaillance mécanique
des instruments paraît peu probable. La visibilité est
plutôt bonne.
Plus loin, un berger aux mains de cals fait signe aux
enquêteurs. Il a trouvé ce qui ressemble à la dernière partie
du train d'atterrissage. Un hélicoptère s'éloigne. Il vient
d'hélitreuiller deux gendarmes, qui descendent en rappel le
long des parois, en déclenchant quelques éboulis. Une
pierre se détache, saute sur un relief et vient rebondir sur un
reste de carlingue, dans un bruit mat.
Un silence.
On parle aussitôt entre nous, pour tenter d'imposer
un peu de vie au silence effroyable de la mort.

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On cherche à couvrir les hurlements du carnage, qui
proviennent de partout, sortent de tous ces membres,
de ces bouches déformées, de ces corps défigurés. Je
reste les yeux fixés sur ce visage d'enfant, déchiré, violé
dans sa forme, nié dans ce qu'il a été.
C'est une violence que je n'oublierai jamais.
Le brouillard remonte. Un hélicoptère descend, me
distrait un instant de l'horreur. D'après le colonel diri-
geant les opérations, les cinq hélicoptères de la gen-
darmerie, trois EC145 et deux Écureuil, sont appuyés
par six appareils de l'armée, un Fennec, quatre Puma et
un Super Puma, et plusieurs hélicoptères Dragon de la
sécurité civile. Sont également mobilisés un avion
ravitailleur C-135 FR de la base aérienne d'Istres, et un
avion de reconnaissance de la sécurité civile.
Trois escadrons de gendarmes mobiles, soit deux-
cent-dix hommes, contrôlent l'accès au site. Trois
colonnes de pompiers, soit deux-cent-quarante
hommes, épaulés par les CRS de haute montagne, sont
chargées d'assister les opérations d'enquête et de
relevés. Cent gendarmes sont tout spécialement
mobilisés à cette fin. Ainsi que dix médecins légistes...
Un Airbus, en France... Autant de morts... La pres-
sion sur les autorités et les enquêteurs va être énorme.
Pour l'instant je ne sais rien. J 'ai confiance en mes col-
lègues, en nos moyens, mais j'avoue être dépassé par
l'ampleur de ce que je découvre.
Sur le terrain, on s'organise, on effectue les premiers
relevés. On se reprend peu à peu. C 'est horrible à dire,
mais on s'habitue. Nous nous accordons sur nos

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premiers constats : l'avion a dû tomber en un bloc, à
pleine vitesse. La perspective du décrochage est écar-
tée par les projections de débris. L'appareil a dû frap-
per le relief presque de face, de manière plutôt équili-
brée. Il n'était vraisemblablement pas en perdition.
Un habitant d'une commune voisine dit avoir vu
passer l'Airbus au-dessus de chez lui, à haute vitesse et
basse altitude. Il ne semblait pas en détresse, il n'a pas
vu de fumée. Il a eu le temps de se dire qu'il ne pas-
serait jamais les montagnes, puis l'appareil a disparu.
L'homme a tendu l'oreille, mais n'a plus rien entendu.
La montagne a étouffé l'écho du crash.
Je lève les yeux vers ce ciel désormais pastel, ima-
gine l'immense Airbus, encastré dans la vallée, fon-
çant droit sur moi. Une goutte de sueur m'a
soudain coulé dans l'œil droit. Je me rends compte
que je suis en nage.
D'après Météo France, à l'heure et à l'endroit de la
perte de trace radar, on s'accorde sur une visibilité
supérieure à dix kilomètres, malgré quelques nuages
de traîne. À part une défaillance multiviscérale de
l'appareil, on voit mal comment ce crash pourrait ne
pas être intentionnel.
Deux mois après Charlie Hebdo, on a tous en tête le
scénario terroriste... Des pirates ont-ils pris le contrôle
de l'appareil ? L'ont-ils précipité contre le sol ? Nous le
saurons bientôt. En ce moment même, les autorités
espagnoles et allemandes doivent éplucher la liste des
passagers.

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Un collègue nous fait remarquer que la piste d'une
dépressurisation n'est pas à exclure. Avec tentative de
descente de détresse, puis évanouissement des pilotes, et
crash en mode automatique. C'est une possibilité.
Lufthansa et Airbus nous ont fourni leurs premières
informations sur leur appareil et l'équipage. L'A320
concerné est en service depuis vingt-cinq ans, c'est un des
plus vieux appareils du parc aérien, mais son état est a priori
irréprochable. Il a récemment été entièrement révisé, et
encore contrôlé la veille du crash.
Sur le site, nous cartographions l'ensemble des
éléments appartenant à l'avion. En premier lieu les parties
les plus résistantes de l'appareil, les pièces de titane quasi
indestructibles du train d'atterrissage et des réacteurs. Le
moteur droit s'est rompu en de nombreux morceaux sur
la ravine principale est. Le moteur gauche est resté
compact et a été retrouvé dans la ravine principale ouest.
Le Groupe auxiliaire de puissance, troisième moteur situé
dans la queue de l'appareil, a été localisé sur la partie haute
du site, à plusieurs dizaines de mètres du morceau de
fuselage arrière sur lequel était fixée la dérive. Un des
trains principaux a été retrouvé à proximité de cet
élément de fuselage, un peu plus bas dans la ravine ouest.
La plupart des éléments provenant du cockpit, notam-
ment la porte d'accès au poste de pilotage, un mini-
manche, une caméra de vidéosurveillance, ont également
été retrouvés sur la partie haute du site. Une forte odeur
de kérosène se dégage de la partie basse. Cette odeur
agressive si caractéristique, qui attaque
23
les sinus et fait tourner la tête, est très proche de
celle du naphta lourd, ou white-spirit. Il flotte dans
les airs plusieurs tonnes de carburant non consumé.
La densité de ces vapeurs est très élevée. Plusieurs
gendarmes se plaignent de difficultés respiratoires
et de nausées. J'ai moi-même l'impression d'avoir
du kérosène jusque dans l'œsophage...

«Les boîtes noires ?


— Celle des instruments je ne sais pas, mais le
premier gendarme hélitreuillé sur place a retrouvé
celle du cockpit.
— Dans ce merdier ?
— Un coup de bol. Ils l'ont expédiée à Paris. »

Un gendarme m'explique que la boîte noire a été


emballée avec les moyens du bord, dans un bac iso-
therme de la Cerp, destiné au transport de médi-
caments, fermé au gros scotch et scellé à la va-vite.
D'après lui, le boîtier était abîmé, mais pas détruit.

Je regarde vers le haut du site, où fourmillent


désormais gendarmes et sauveteurs.

«Avez-vous trouvé les corps des pilotes ?


— Pas certain. Il y a plusieurs corps là-haut, mais
ils sont tout aussi désintégrés que ceux-là. »
Son doigt désignait un chapelet de fanions, dans
l'ombre du train d'atterrissage. Un magma calciné
de pierres, de terre et de chair humaine.

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Les corps de l'équipage pourraient nous renseigner sur
l'éventualité d'une dépressurisation, ou d'une attaque
terroriste. Il faudrait en photographier les restes et les mettre
à l'abri au plus vite, avant la nuit, pour éviter une pollution
du site. Il y a un risque de pluie. Quelques flocons tombent
parfois, un peu plus haut, quand ils survivent aux pales des
hélicoptères. Et il y a un risque de loups... Nombreux dans le
massif des Trois-Évêchés, ils pourraient être tentés, une fois
le vacarme apaisé, portés par l'odeur du sang, de venir visiter
la zone du crash.

D'après la Lufthansa, le commandant de bord, âgé de


trente-quatre ans, affiche 6 763 heures de vol, la plupart
sur des A320. Un professionnel irréprochable, jugé « au-
dessus des standards » par ses instructeurs. Le copilote,
âgé de vingt-sept ans, n'a que 919 heures de vol, dont
540 sur A320. Il volait pour la Germanwings depuis un
an. Il a lui aussi été jugé «au-dessus des standards ».
Sur tablette, on recoupe les analyses des données du
contrôle aérien de Marseille. Elles montrent une descente
régulière de dix minutes, suivant une ligne absolument droite,
à partir de 38 000 pieds, soit 11 580 mètres d'altitude, le seuil
habituel d'un vol de croisière, jusqûà la perte de trace radar,
qui intervient à cinq kilomètres de la zone du crash, au niveau
des premiers reliefs alpins. Il y a une perte totale de contact
radio dès le début de la descente. Le contrôle a essayé

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plusieurs fois, sur plusieurs fréquences. Un autre
appareil a essayé, la défense a essayé. Rien.

« La neige va commencer à tomber là-haut, a crié


un gendarme, en désignant le ciel. Les hélicos
seront bientôt cloués au sol. »
Un collègue m'a fait signe. Il me tend un téléphone
satellite.
Je dois me boucher l'autre oreille, pour entendre
mon interlocuteur hurler.
Je ne comprends que quelques mots clés. « VCR»
et « exploitable ».
L'hélico s'éloigne. Un silence. La dernière phrase
est nette.
« Il est important que vous reveniez à Paris. »
NE SONT PAS EN ENFER.
— Proverbe allemand .
J'ai laissé mes collègues sur place. Un hélicoptère m'a
déposé à l'aéroport, ma place était réservée sur le
premier vol pour Paris. Pendant une heure, classe
affaires, j'ai regardé le vide et je n'ai vu que des corps.
À mon arrivée, il était tard. Le patron nous a
convoqués pour une réunion à la première heure, le
lendemain matin. J'ai pu me laver, longuement.
L'impression d'avoir ramené avec moi, en plus de cette
invincible odeur de kérosène, un peu de cette maudite
terre grise, et un peu de ces morts. J'avais besoin de
parler, de dire à ma fille et à ma petite-fille que je les
aimais. Je les ai laissé dormir. J'ai étudié plus en détail
les données de la descente, fournies par le contrôle de
Marseille. Je suis intrigué par ce taux de descente à
haute vitesse, de dix kilomètres verticaux, sur cent-
trente-neuf kilomètres horizontaux. Ça représente une
descente d'environ 3 250 pieds par minute, ce qui ne
correspond pas à un protocole d'approche classique
(1500 pieds par minute), pas plus qu'à une descente
d'urgence (5 000 pieds par minute). Un changement de
niveau alors ? Sans autorisation, ça n'a aucun sens.
La thèse de la dépressurisation est crédible. Il suffit
d'une défaillance du système de pressurisation, par
fissure quelconque dans la structure, ou par blocage
des vannes d'évacuation en position ouverte. En à peu

29
près trente secondes, tout le monde s'endort. Étourdi,
un pilote a le réflexe d'actionner la descente avant de
perdre connaissance à son tour. En mode automatique,
la descente se poursuit, constante, jusqu'à l'impact.
Personne ne répond parce que personne ne peut
répondre...
Je sais que je spécule dans le vide. J 'en saurai plus
demain.
Il me reste à dormir...
J 'ai fait l'erreur de regarder les infos. On ne parlait,
bien sûr, que de ça. Les hommages politiques. Les
experts. Ils n'en savaient pas plus que moi, mais je n'en
savais pas beaucoup plus qu'eux...
Ce fut une très mauvaise nuit. J'ai dû dormir une
heure en tout. L'impression de ne pas être à ma place.
L'impression de perdre une connexion privilégiée avec
le drame, avec l'histoire.
Et une sorte de pressentiment...

Au petit matin du 25 mars, j'ai appelé un collègue


pour me renseigner sur les mesures prises contre la
pollution du site. J 'apprends que cinq gendarmes ont
passé la nuit sur place, pour éviter les intrusions, et
éloigner les loups. Dans la montagne rendue au silence,
ils ont dormi dans le noir, au milieu d'un cimetière à
ciel ouvert, écrasés par la profondeur de la vallée, et le
poids de cent-cinquante cadavres.
Je frissonne en pensant à eux.
Le temps d'échanger quelques observations par
SMS, et j 'étais à notre siège, au Bourget, dans la

30
salle de réunion, avec l'équipe au grand complet.
L'ambiance était glaciale, les visages fermés. Les
collègues partageaient-ils mon pressentiment ?
C'était bien plus qu'un pressentiment... L'équipe
venait de réécouter un premier échantillon du Voice
Cockpit Recorder, la boîte noire cabine, retrouvée hier par
un gendarme, celle qui enregistre les conversations de
l'équipage, et l'ambiance à l'intérieur du cockpit.
A en juger par leur silence, j 'étais maintenant certain
qu'il s'agissait d'un attentat.
«Alors?»
Ils m'ont regardé, comme embarrassés. J'ai cinquante-
sept ans, je suis l'enquêteur le plus expérimenté, j'ai à
peu près tout connu. On se réfère à moi pour les cas les
plus délicats.
« C'est du délire, a commencé un jeune analyste. Il a...
Il s'est enfermé. Il a piqué vers la montagne. Il les a tous
tués...
— Qui ça, il?
— Le copilote. »
Je ne m'attendais pas à ça...
« Le pilote frappait à la porte. Ça hurlait... Il les a tous
tués.
— Et qu'est-ce qu'il a dit ?
— Rien.
— Rien?
— Rien.
— La bande est morte ?
— Non. Il ne dit rien, c'est tout.
— Crise cardiaque ?

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— Non, il contrôlait l'appareil. Il l'a contrôlé jusqu'au
bout. »
Un silence.
« Il les a tous tués. »
Un nouveau silence.
« Revendications ?
— Non.
— C'est un Allemand ?
— Oui.
— De quelle origine?
— Européenne. Les Allemands ont vérifié : il n'est
pas fiché.
— Je veux l'écouter. La bande. Je veux l'écouter.
— On la traite.
— Je veux l'écouter! »
Le patron est intervenu.
« Il faut l'étalonner et synchroniser les pistes. Vous en
aurez chacun une copie dans la journée. On fait comme
d'habitude. Si le procureur veut parler, il parlera. On
doit lui transmettre une retranscription intégrale,
parfaitement étalonnée. Pour l'instant on ne dit rien à
personne. »
Le patron n'a pas insisté sur la pression médiatique.
Nous la sentions tous. Les hommages politiques se
succédaient, avec en coulisse une forte exigence d'in-
formations, notamment en plus haut lieu, concernant
l'hypothèse terroriste.
En liaison avec les experts restés sur place, nous
avons recoupé toutes les données que nous possédions.
Le copilote avait volontairement écrasé son

32
appareil, voilà la certitude, voilà le nœud de l'affaire.
Était-ce un suicide, ou un acte terroriste ?
« On ne peut rien révéler tant qu'on ne le sait pas de
manière certaine. Il faut mener des perquisitions chez
lui, dans sa famille. C'est prévu. Les Allemands vont
s'en occuper.
— Et des analyses toxicologiques, dès qu'on
retrouvera son corps.
— C'est prévu. »

Il y a six pistes audio sur un VCR. Le micro du


commandant, le micro du copilote, le micro de la place
arrière, celle de l'officier mécanicien inoccupée sur ce
vol —, le micro d'ambiance haute qualité. La cinquième
piste est constituée par les trois premières pistes mixées,
et la sixième est un doublage du micro d'ambiance, en
qualité standard. Il a fallu synchroniser ces pistes avec
les communications radio du contrôle de Marseille. Ce
travail de retranscription, méticuleux, a pris du retard.
Nous n'attendions la version « présentable » que pour la
soirée, ou le lendemain.
D'ici-là, nous avons dû subir toutes les approxi-
mations, toutes les théories, toutes les ingérences... Des
officiels danois ont notamment affirmé que les pilotes
étaient inconscients durant l'intégralité de la descente.
Dans l'après-midi s'est tenue une conférence de
presse d'Angela Merkel, de Mariano Rajoy et de
François Hollande, aux mines funèbres de

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circonstance. Se faisant comme à son habitude l'attaché
de presse des enquêteurs, le Président Hollande a
annoncé que l'enveloppe de la seconde boîte noire, le
FDR, qui contient les données techniques du vol, avait
été retrouvée. Une information erronée, corrigée
quelques instants plus tard par notre directeur Rémi
Jouty, lors de sa propre conférence de presse — décalée
en raison de l'intervention présidentielle —, où il a
notamment affirmé qu'à ce stade, l'exploitation de la
boîte noire n'offrait « pas la moindre explication» quant
aux causes du crash.
Les médias n'ont pas du tout apprécié cette évidente
rétention d'informations. Certains ont commencé à
nous prendre en grippe.
« On ne change rien, on se fout des médias.
L'enquête ne se fait pas en deux jours. Le rapport final
sera publié dans un an, point final. C'est une affaire
comme une autre. »
C'était une posture. Il fallait aller très vite, aussi vite
que notre époque exige, aspire et digère de
l'information. L'Élysée mettait la pression. Le parquet
s'impatientait. Il voulait une piste. De quoi renseigner
les officiels, à Paris, à Berlin. Et les familles.
En soirée, notre directeur s'est senti obligé d'informer
le procureur de la situation, de lui donner ce qu'on avait,
en l'état. Pressentait-il une fuite ? C'est probable. Il se
passait quelque chose. Il y avait dans nos couloirs une
atmosphère lourde, une ambiance massacrante.

34
« Vous le savez depuis quand ? a questionné le
procureur.
— Depuis hier soir, a répondu le directeur.
— Vous vous foutez de moi ?
– Nous voulions être certains de la retranscription. »
Un silence.
« Je convoquerai les familles demain matin.
J'espère pour vous qu'il n'y aura aucune fuite. »

J'étais au fond de mon lit. J 'allais m'endormir...


Mon portable a vibré. J'ai su avant de m'en saisir.
J'ai lu le titre du New York Times.
« GERMANWINGS–LE PILOTE ÉTAIT ENFERMÉ HORS
DU COCKPIT AVANT LE CRASH »
J'ai ouvert l'article.
« La piste audio indique que l'un des pilotes a
quitté le cockpit et n'a pas pu y revenir. "L'homme à
l'extérieur frappe à la porte, et il n'y a pas de réponse'; a
déclaré l'enquêteur. "Alors il a frappé à la porte plus
fort, et il n'y a toujours pas eu de réponse. Il n'y a jamais
eu de réponse."
"On peut entendre qu'il essaie de défoncer la porte";
précise encore l'enquêteur. »
« L'enquêteur »... Ça ne pouvait venir que de
chez nous.
J'ai allumé la télé. J'ai ouvert mon ordinateur.
J'ai vu des milliers de copies de cet article, sur tous
les médias, dans toutes les langues, dans le monde
entier. La folie médiatique s'était emparée du
dossier, et ne le lâcherait plus.

35
Je n'ai pas dormi. Visiblement, le procureur non plus.
Le patron aussi a dû passer une sale nuit.
La suite, je m'en souviens vaguement, comme un
mauvais rêve.
On a dû gérer la crise, au mieux. L'ambiance était
exécrable, nous nous regardions tous de travers. Qui
avait informé le New York Times? Il s'agit d'une fuite au
plus haut niveau. Nous pensions à Airbus. On sait sa
puissance, ses réseaux chez nous. La thèse du copilote
peut sauver la réputation de l'A320, avion vieillissant,
mais statistiquement le plus sûr du monde. Il y a des
contrats en cours, des milliards d'euros en jeu...
La fuite peut aussi provenir des autorités. Là encore,
au plus haut niveau... Présidentiel peut-être. En refaisant
l'historique de notre communication, il s'est avéré que
notre directeur, avant de prévenir le procureur, avait
successivement téléphoné au patron du Bureau fédéral
allemand d'enquête sur les accidents aéronautiques, à la
directrice de cabinet du ministère de l'Écologie, du
Développement durable et de l'Énergie — chargé des
Transports —, et à l'adjoint au directeur de cabinet du
secrétariat d'État en charge des Transports. Ça fait
beaucoup de monde... Beaucoup trop. On connaît les
relations du pouvoir et des médias. La fuite était
inévitable.
Apparemment consterné, le patron a pris la décision
de publier un rapport préliminaire rapidement, le 6 mai.
Une manière de reprendre la main. Ce rapport sera
décisif, définitif. Tout le monde ne lira que lui. Les
rapports intermédiaires et finaux n'y apporteront

36
rien d'essentiel, sinon les recommandations d'usage. Le
rapport final est prévu pour mars 2016, un an après les
faits...
J'ai bien senti que le patron me regardait, avec
insistance, pendant qu'il parlait.
À la fin de la réunion, il m'a retenu.
« Tu vas aller en Allemagne. C'est toi qui vas le faire. »

J'eus à cet instant l'impression d'être nommément


désigné comme étant l'unique responsable de ce
désastre.
Je ne pensais plus dès lors qu'à mon copilote. En plus
du communiqué de la compagnie, j'attendais la
réparation du fichier audio du VCR. Je pressais mes
collègues. Je voulais savoir ce qu'il avait dit, avant. On
comprendrait forcément ses motivations, c'était une
question de minutes.
Avait-on une photo de lui ?
À onze heures du matin, le procureur a reçu deux-
cents proches des victimes, pour leur confirmer qu'il
s'agissait bien d'une « action volontaire de la part du
copilote », tout en déplorant n'en avoir été informé que
« tardivement ».
Peu après, j'ai reçu un coup de fil.
« On l'a retrouvé.
— Quoi?
— Le copilote. Son corps.
— Il est où?
— Au Toxlab, pour analyses.

37
— J'y vais. »

À 12 h 30, dans le taxi, j'écoute à la radio la confé-


rence de presse de Brice Robin, procureur du parquet
de Marseille, visiblement contrarié par les fuites. Il m'a
impressionné, par son calme et sa maîtrise. Il sait que le
monde entier le regarde, qu'il joue le plus grand
moment de sa carrière. Et il est impérial, de concision et
de clarté.
« Le relevage des corps a commencé hier après-midi
et la chaîne d'identification par l'ADN est lancée. »
Pour la traduction, il détache chacun de ses termes,
répète soigneusement chacune de ses phrases, comme
si l'horreur ne pouvait s'assimiler que dans cette
répétition.
« Selon les éléments qui ont été portés à ma connais-
sance, la boîte noire du cockpit a parlé, puisque nous
avons la retranscription de ce vol, en intégralité. Durant
les vingt premières minutes, les deux pilotes échangent
de façon tout à fait normale, et même de façon enjouée,
courtoise. On entend ensuite le commandant de bord
préparer le briefing de l'atterrissage à Düsseldorf. Les
réponses du copilote semblent alors laconiques. On
entend le commandant de bord demander au copilote
de prendre les commandes. On entend à la fois le bruit
d'un siège qui recule et d'une porte qui se ferme. On
peut légitimement penser qu'il est sorti pour aller
satisfaire un besoin naturel. À ce moment-là, le copilote
est donc seul aux commandes. Il n'y avait personne
d'autre dans la cabine. C'est alors

38
qu'il est seul que le copilote manipule les boutons du
Flight Monitoring Systems pour actionner la descente de
l'appareil. L'action sur ce sélecteur d'altitude ne peut être
que volontaire.
On entend plusieurs appels du commandant de bord
demandant l'accès à la cabine de pilotage. Aucune
réponse de la part du copilote. Une fois qu'on sort, la
porte se bloque. C'est automatique. Le commandant de
bord a ensuite tapé la porte. Aucune réponse de la part
du copilote. On entend à ce moment-là un bruit de
respiration humaine à l'intérieur de la cabine. Et ce bruit
de respiration, nous l'entendrons jusqu'à l'impact final.
Le copilote n'a strictement prononcé aucun mot
depuis que le commandant de bord a quitté la cabine.
Le silence total. Aucun message de détresse ou d'ur-
gence n'a été reçu par les contrôleurs aériens. On
entend ensuite les tentatives de contacts de la tour de
contrôle. Aucune réponse de la part du copilote. Les
alarmes se sont déclenchées pour signifier à l'équipage la
proximité du sol. Aucune réaction de la part du
copilote. On entend des coups, violents, portés comme
pour enfoncer la porte. Si le commandant de bord avait
eu les moyens d'ouvrir cette porte, qui est blindée, il
l'aurait fait. Le mécanisme impose que celui qui est à
l'intérieur accepte l'entrée. »
Concernant les passagers, le procureur précise que «
les cris interviennent juste avant l'impact », et que la
mort a été « instantanée ».
1 Il s'agit en réalité du Flight Control Unit.

39
« L' interprétation la plus plausible, la plus vraisem-
blable pour nous, est que le copilote, par une abstention
volontaire, a refusé d'ouvrir la porte de la cabine de
pilotage au commandant de bord, et a actionné le
bouton commandant la perte d'altitude, pour une raison
que nous ignorons, mais qui peut s'analyser comme une
volonté de détruire cet avion.
Il va de soi que nous avons sollicité des renseigne-
ments des autorités judiciaires allemandes sur l'envi-
ronnement personnel, familial et professionnel de ce
copilote. Il est de nationalité allemande, et n'est pas
répertorié comme terroriste. Absolument pas. On ne
connaît pas sa religion. Et je ne pense pas que ce soit de
ce côté-là qu'il faille chercher. Il s'appelle Andreas, AN-
D-R-E-A-S, c'est son prénom, Lubitz, L-U-B-IT-Z,
c'est son nom. »
Silence dans la salle.
«Pourquoi a-t-il fait ça ? ose un journaliste.
— Je ne suis pas dans la tête de ce copilote, je ne
peux pas répondre à votre question. »
«Est-ce un suicide ?
— Ce n'est pas le mot que j'ai employé. Il me semble
que quand on se suicide, on se suicide tout seul. »
Je me demande ce que le procureur entend par
laconique. À propos de la respiration du copilote, je
l'entends préciser : « On n'a pas le sentiment qu'il y ait
eu une panique particulière. C'est une respiration tout à
fait classique. Normale. »

40
Je retiens l'essentiel. Copilote seul aux commandes.
Bruit de respiration. Volonté de détruire l'avion.

Andreas Lubitz.

Le taxi m'a déposé rue Cartier, devant le Toxlab,


dans le XVIIIe.
En entrant, j'appelle le collègue du numérique, à
propos du VCR.
«Tu avances?
— Ça va.
— Alors, qu'est-ce qu'il dit?
— Qui ça?
— Lui, le copilote. Il dit quelque chose ?
— Rien.
— Rien ?
— Rien.»
Ça me désespère. J'insiste.
« Le procureur a dit qu'il devenait laconique, avant
que le pilote ne sorte.
— C'est vrai. L'ambiance change.
— C'est-à-dire ?
— Quand le pilote lui demande de s'atteler à la
procédure d'atterrissage, le copilote répond juste
"Hoffentlich." "Mal sehen."
— Ça veut dire?
— "Espérons:" "On verra."
— Je me tais un instant.
— Et le pilote est sorti à ce moment-là ?
— Oui.

41
Nouveau silence.
— Et chez lui, on a trouvé quelque chose ? Sa famille ?
— Ils y sont en ce moment. Les flics allemands.
— Envoie-moi le fichier audio, dès que tu peux. »
J'ai raccroché.
Mon contact du Toxlab m'a reçu. Un ami de trente
ans, très efficace.
Dans son laboratoire, à la blancheur mortuaire
immaculée, on découvre sans surprise des
compartiments réfrigérés, des portes-éprouvettes, des
microscopes, des pipettes électroniques, et sous les
néons quantité d'appareillages, le dernier cri de la
pharmacologie moléculaire. Sur les murs, des affichettes
rappellent la rigidité des procédures, et quelques logos
agressifs indiquent les différents niveaux de toxicité et
de danger biologique des produits.
L'analyste souriait en me montrant sa table de travail,
comme un archéologue fier de sa momie. En fait de
corps, il y avait plusieurs mèches de cheveux, et
quelques flacons de prélèvements, de sang et de chair.
Tous ces échantillons, datés du 24 mars 2015, portaient
la mention « COCKPIT ».
« Il y a les cheveux de monsieur, un prélèvement de
trachée, quelques tissus. Tous ces relevés proviennent
des débris de la cabine de pilotage et conduisent au
même homme. Il semble qu'il y était seul. »
J 'étais fasciné par ces mèches de cheveux châtains.
« Tu n'as que ça ?
— C'est largement suffisant.
— Je parle du corps. Il est ici
42
— Non, il est resté là-bas. J'imagine qu' ils attendront
que l'affaire soit classée pour le rapatrier. Mais il n'est
pas présentable, crois-moi sur parole.
— J'étais sur place. Je sais à quoi ça ressemble.
— Je te préviens dès que j'ai les résultats des toxos, et
je t'enverrai une copie de mon rapport, dès qu'il sera
terminé. »

Espérons. On verra.

Avant de repartir, je n'ai pas pu m'empêcher.


J 'ai tendu la main, et du bout des ongles j'ai effleuré
cette mèche de cheveux. J 'ai touché du doigt le démon.

Le soir, j'ai enfin reçu le fichier audio. J'ai écouté. Il


n'a rien dit. Rien de rien.
Juste cette respiration diabolique, normale, trop nor-
male, la seule empreinte sonore continue, qui tapisse le
fond du VCR pendant presque toute la durée du vol.
Trente minutes sans histoire, banales. Puis le
commandant sort et le copilote s'enferme seul. Débute
alors une descente de dix minutes, sans un mot. Sans
répondre aux appels radio du contrôle, aux alarmes qui
se déclenchent les unes après les autres, aux coups
portés contre la porte. Jusqu'aux cris des passagers.
Jusqu'au bout.
J'ai replacé le curseur de lecture à l'instant fatidique,
vers 10 h 30, peu avant que le commandant de bord ne
quitte la cabine, juste avant que Lubitz ne se retrouve
seul aux commandes.

43
«Hoffentlich. » «Mal sehen. »
J 'ai réécouté ce passage une centaine de fois.
«Hoffentlich. » «Mal sehen. »
Pourquoi le commandant de bord n'a-t-il pas réagi ?

Ça va être à moi de mener cette enquête. A moi


d'apporter au monde entier les réponses. D'établir, aussi
proprement que possible, ce qui est d'abord la tragédie
d'un homme seul. Un homme qui n'a jamais rien dit,
qui n'a pas laissé le moindre mot. A nouveau, je suis
face à une montagne. C'est un crash humain que je vais
devoir reconstituer. Pièce par pièce. C'est le mur d'une
âme que je vais devoir percer. Pierre après pierre.
Je n'ai pas le choix. Je n'ai plus qu'à me persuader que
j 'en suis capable.

Espérons. On verra.
VOUS ETES TOUS ISSUS
D E LA G R A N D E U R D E M O I .
– Pierre de Ronsard .
Les photos des victimes, c'est la première chose que
l'on nous donne. Comme pour convaincre un juré
réticent de se prononcer pour la peine de mort.
On doit connaître leurs noms, leurs visages, leurs his-
toires. J'ai ouvert le dossier, je n'ai pas pu toutes les regar-
der. Vingt nationalités représentées. Essentiellement des
Allemands, des Espagnols. Des familles. Des
entrepreneurs, des artistes, des retraités. Hors équipage,
soixante femmes et quatre-vingt-deux hommes. Seize
lycéens. Une fille de douze ans. Deux bébés...
Il y en a trop...
Et surtout, il y a lui.
Il est une superstar. Ses photos valent infiniment plus
cher que celles des victimes.
Comment le décrire ? Soixante-huit kilos, cent-
soixante-douze centimètres. Lubitz semble faire partie
de ces gens qui ne savent pas quoi faire de leurs
cheveux. Long, c'est trop long, court, c'est trop court, et
entre les deux ils sont curieusement raides et redressés.
Des oreilles un peu fortes, de petits yeux bleus lointains,
intelligents. Une mine enfantine, un sourire maîtrisé. Un
peu trop lisse pour être honnête. Mais il est difficile de
juger objectivement l'apparence de quelqu'un qui vient
de faire son entrée dans le top 5 des plus grands tueurs
de masse de l'histoire.

47
Je me rappelle le premier cliché que j'ai vu de lui.
C'était la Une de Bild du 27 mars, « DER AMOK-
PILOT ». On le voit en pleine course à pied, le regard
perdu dans son effort. Il y a ensuite eu celle de sa page
Facebook, une photo prise en 2011 devant le pont de
San Francisco, célèbre pour ses milliers de suicides. Puis
il y a eu celle du mausolée improvisé de la Lufthansa,
avec des photos de chacun des membres d'équipage,
accompagnées de bougies. C'était avant que l'on sache...

Depuis que c'est arrivé, je dors mal. Je me suis rare-


ment connu aussi fébrile, aussi anxieux. Nous avons eu
du mal à digérer notre fuite, et à gérer les pressions
officielles. Contrairement à notre habitude, nous avons
décidé de ne pas publier la retranscription intégrale des
discussions à bord, officiellement pour ne pas faire dans
le « voyeurisme ». Hypocrisie et orgueil mal placé : c'est la
première fois qu'on fait ça. Nous étions surtout vexés de
nous être fait doubler. Et ça aurait mis en difficulté notre
patron, tant la retranscription du VCR établissait de
manière évidente les faits, ce qu'il a nié lors de sa
première intervention publique.

J 'ai connu des crashs, beaucoup. Le Rio — Paris, bien


sûr. Le Concorde, l'A320 d' Habsheim, celui du Mont-
Sainte-Odile. Et le pire de tous, le crash de la Turkish,
dans la forêt d' Ermenonville, en 1974. J'étais trop jeune,
mais mon père comptait parmi les enquêteurs.

48
Jusqu'à la fin de ses jours, il a vécu avec l'odeur de chair
brûlée, avec la vision de lambeaux de passagers pendus
aux arbres. Mais il a résolu l'enquête, et classé l'affaire.
Ce sont ses récits qui m'ont passionné pour les crashs.
Je connais par cœur la boîte noire du vol 123 de la
Japan Airlines, cette effroyable lutte de l'équipage contre
un 747 privé de dérive, jusqu'à l'inéluctable crash...
Cinq-cent-vingt morts... Et ces lettres d'adieux
déchirantes, que certains passagers ont eu le temps
d'écrire à leurs proches.
Toujours dramatique, mais uniquement des causes
techniques. Un enchaînement de faits qui dépassent
l'humain aux commandes.
Aujourd'hui, c'est le contraire. Nous avons affaire à ce
que les techniciens appellent un « point unique de
défaillance », responsable à lui seul du désastre. Et c'est
l'homme qui a gardé le plein commandement des
choses, qui a dépassé la technique, les mesures, les
calculs, les prévisions, pour réaliser l'impensable.
Le point unique de défaillance s'appelle Andreas
Lubitz.
Habitué aux rapports parfaits, je n'ai jamais été
confronté à un tel cas, impliquant la psychologie, lais-
sant une telle place à l'homme. Lubitz est une béance, un
trou noir, un immense vide... Il a emporté avec lui dans
son cratère toutes nos questions, toutes nos illusions,
toutes nos certitudes. Je l'ai compris tout de suite. Cette
affaire sera la pire de ma vie.

49
Je sais déjà que je ne pourrai pas comprendre cette
défaillance humaine aussi bien qu'une défaillance
d'appareil, d'aiguillage, de maintenance...
Pour la première fois de ma vie, j 'ai réellement peur
de l'échec. La terreur d'une tâche trop immense. Lubitz
est une sorte de raz de marée. Un tsunami. La vague
s'est abattue... Et je vois tous ces morts. Et je me tiens
là, comme emporté, débordé par ce passé... Comme
quand vous avez les pieds plantés dans la plage, face à
l'horizon, et que le reflux du courant veut vous arracher
au sable et vous entraîner vers le large...

Certes, les médias ont leur coupable, leurs héros, leurs


victimes...
La « folie », ça leur suffit. Des mots simples pour des
âmes simples. Pour moi la vérité n'est ni celle des foules
ni celle des médias. Elle est absolue, et je dois aller la
chercher bien au-delà des bruits de ce monde, contre
toutes les « évidences», contre tous ceux qui croient
savoir.

J'ai assisté à la grande cérémonie d'hommage œcu-


ménique. Deux-cents personnes, sous un beau
chapiteau blanc. Les familles, quelques locaux, des
officiels. L'improbabilité de voir tous ces gens si
différents réunis au même endroit. L'improbabilité que
leurs proches, issus des quatre coins du monde, soient
venus s'écraser ici, dans ce coin perdu des Alpes.
Certaines familles ont boycotté l'événement. Le père de
la cantatrice Maria Radner, a notamment expliqué que
le caveau du souvenir devait accueillir tous les restes
50
identifiés relevés sur place, et que cent-quarante-neuf
victimes et leur assassin y seraient par conséquent «
mélangés », pour l'éternité.
L'ambiance était lourde. Les âmes n'étaient pas ras-
sasiées de réponses. J 'ai vu ces yeux rouges, cernés, ces
paupières gonflées, ces regards étourdis de pleurs. J 'ai
vu ces visages tirés, privés de sommeil, détruits par le
chagrin. J 'ai vu ces hommes et ces femmes se soutenir
et s'étreindre, les poings serrés, se raccrocher l'un l'autre,
se cramponner par les épaules. J 'ai vu cette jeune fille
s'effondrer, ce garçon crier, et tous ces gens tenter de se
contenir, de résister à cette détresse si contagieuse. Et
j'ai vu le regard de cette femme chancelante, j'ai vu sa
haine qui tranchait avec ce visage pâle et sa mise défaite
et ses cheveux oubliés. Son regard traversait l'instant,
balayait la foule et soudain m'a transpercé. J 'ai aussitôt
détourné les yeux. J'ai alors remarqué dans cette foule
vêtue de blanc et de noir beaucoup d'autres regards
suspicieux. Comme si le coupable, le vrai, allait revenir
sur les lieux du crime.
Il y était déjà... Dans chacune de ces têtes, incrusté au
plus profond de ces chairs...
Les victimes, il y en a trop. Mais lui... Il est une ombre
immense, aujourd'hui. Il est là... Dans l'odeur de la
mort... Il rôde. Bien au-delà de ce caveau. Bien sûr qu'il
est là.
Les familles ont lâché cent-quarante-neuf ballons
blancs. Et en les regardant s'élever dans les airs, nous
pensions tous au cent-cinquantième.

51
Ces gens ne savent pas ce que j'ai vu.
Plus de neuf tonnes de fragments humains, en 2989
exemplaires. Vingt par victime. « Nous n'avons pas
retrouvé un seul corps intact », a précisé la gendarmerie
le 27 mars. Ils ont été évacués un à un par hélicoptère.
Aucun d'entre eux n'a pu être intégralement reconstitué.
Parmi les six-cent-soixante-quinze objets personnels
retrouvés sur le site, quarante-deux téléphones, tous
détruits. L'un d'entre eux, « exploitable », a livré une
brève vidéo, réalisée dans la confusion, lors des tout
derniers instants du crash. Elle ne nous apprend rien,
sinon la terreur des passagers. Elle ne nous apprend rien
de toi. Or c'est toi qui m'intéresses. Rien que toi. Je ne
suis en cela pas différent des autres. Juste plus exigeant.
Tous ici ne pensent qu'à toi, s'effraient, se dégoûtent
et se délectent des Unes à ton sujet, des ragots, des
hypothèses, mais nul ne t'approche en vérité, nul ne
veut te connaître. Moi je vais aller à ta rencontre, par-
delà tes vapeurs diaboliques et ton image maudite, et je
sais que j'y trouverai l'homme, le ver dans le fruit, le
petit garçon qui se cache derrière tout ça. Et je t'arra-
cherai au faux, et je t'extirperai de ta poussière. Ne te
crois pas à l'abri. J'irai te chercher dans la mort et tu
seras jugé par tes pairs.
« Le droit pénal français m'interdit d'ouvrir une
information judiciaire pour assassinat puisque l'auteur
est décédé », a déclaré le procureur Brice Robin.
Le droit, ce n'est pas moi.

52
J'en fais une affaire personnelle. Je suis le meilleur
enquêteur de ma génération. Tu as planté cet avion sur
mon sol, devant moi, comme un chef indien sa lance,
comme un défi.
Je l'ai su tout de suite. Cette affaire, ce sera entre toi et
moi. J'irai te chercher dans ta tripe. Je défricherai ton
passé et je déchiffrerai ta folie, et rien ne m'arrêtera.

Quelques jours plus tard, j 'étais à Montabaur, en


Allemagne, devant ta tombe.
Ta tombe sans nom. Située un peu à l'écart des autres
sépultures, elle porte une simple croix, marquée de ton
surnom et de l'année de ta mort.

Ici repose en paix

2015

Andy

Pas de nom, pour éviter le vandalisme ? Ça n'a pas suffi.


Une photo de cette tombe a été publiée dans la presse. La
famille a engagé des poursuites pour l'interdire. Le mal était
fait : la tombe a été vandalisée à plusieurs reprises. Sur le
bois vernis, quelqu'un a écrit « MEURTRIER ».
Quelqu'un d'autre l'a incendiée. L'auteur n'a jamais été
identifié. La tombe sans nom a été restaurée.

53
On n'a pas besoin de nom quand on est le Diable.
Les fleurs, déposées par la famille et les proches, sont
nombreuses. Tes restes ont été inhumés lors d'une
cérémonie secrète.
À mes yeux c'est ainsi que tu es venu au monde.
Mort. Ta compagne a laissé un mot : « Tu m'as rendue à
la fois heureuse et triste. Je ne t'oublierai jamais. »
On dit que ta famille vient souvent ici. Quand ? Au
petit jour ? À la tombée de la nuit ? Je ne les ai jamais
vus. Ils ont bonne réputation, ici, à Montabaur.
Que font-ils quand ils croisent ici des curieux, errant
dans le cimetière à la recherche du patronyme infâme,
pour ne jamais trouver qu'une tombe sans nom ?
Maudissent-ils leur fils de les avoir à jamais maudits
aux yeux du monde ?
Je ne crois pas. Je crois qu' ils ont fait de tes raisons
leurs raisons.
Ne compte pas sur moi, mon ami. Ne compte pas
sur moi pour en faire autant.
JE ME VANTAIS DE POSSÉDER
TOUS LES PAYSAGES
POSSIBLES...
– Arthur Rimbaud.
Je crois qu'on appelle ça un chaos organisé. Le bureau de
notre technicien graphiste pue le tabac, et ses trois
cendriers ne suffisent pas à sauver les documents qui s'y
amoncellent. Il y a un paquet de chips ouvert, plusieurs
vieux cafés froids, des gadgets de geek, des étiquettes
sur les touches, un nombre de Post-it incalculable. Le
clavier a par endroits pris une teinte jaunâtre. Seul le
grand écran est impeccable. Ça tombe bien, c'est la
seule chose qui m'intéresse.
Le technicien y projette une modélisation numérique
du crash, impressionnante de réalisme. Le ravin a été
restitué en trois dimensions, grâce à nos relevés
topographiques, effectués au tachéomètre, et au télé-
mètre laser. On a quantité de textures de terrain dans
notre base de données. Nous avons fait appel à un géo-
logue pour lui donner la consistance et la densité les
plus proches de celles de la zone en question.
La pression atmosphérique, la température et les
vents sont ensuite renseignés dans l'animation, avec le
concours de Météo France. Concernant l'avion, nous
avons en stock à peu près tous les modèles. L'expert a
choisi l'A320-211, a entré les caractéristiques précises de
l'appareil en question, son poids estimé à l'impact, son
niveau de carburant, la répartition de ses passagers, son
angle de descente, son

57
degré de roulis, sa vitesse. Puis il l'a importé dans la
modélisation.
Lancé à l'endroit précis du crash, on se fait une idée
de sa violence. Le ventre de l'appareil touche un
premier relief, l'aile gauche se détache, et, en l'espace
d'un clin d'œil, sur un angle de 46°, l'A320 s'anéantit
contre la montagne, s'atomise, vomit ses pièces et ses
corps jusqu'en haut du ravin. Le résultat de leur dis-
persion est assez conforme à la réalité.
« Il y a des limites, a cependant fait observer le
technicien. La matérialisation du sol n'est pas tout à fait
réaliste. Il suffit d'une grosse pierre pour modifier la
dispersion des débris. Et la structure de l'appareil n'est
sans doute pas aussi parfaite que celle de la
modélisation. Elle avait probablement des points de
fatigue, des faiblesses, des particularités, qui ont eu leur
importance. »
Perplexe, je me suis passé et repassé en boucle
l'animation cinématique, sur plusieurs angles, en me
disant que j'avais toutes les données techniques dont je
pouvais disposer. Y compris celles de la seconde boîte
noire, ou FDI, retrouvée par les gendarmes enfouie
sous terre, arrivée au BEA le 2 avril en soirée. Elle m'a
renseigné précisément sur les paramètres techniques du
vol, l'altitude, la vitesse, les valeurs de navigation
sélectionnées, les actions du copilote sur les
instruments.
J'ai tout ce que je pouvais avoir. Je suis en mesure de
reconstituer le cours exact du vol. Je peux livrer mes
recommandations techniques. Mais le problème n'est
58
pas la technique... Existe-t-il un logiciel permettant de
reconstituer le crash d'un homme ?
Mon domaine à moi, c'est la mécanique des fluides.
Parlez-moi de piège à couche limite, de régime laminaire,
des équations d'Euler... Mais ne me parlez pas de
psychiatrie...
Or, la clé de l'énigme s'appelle Andreas Lubitz. Je dois
dresser le profil psychologique d'un homme mort, que
personne n'a su comprendre. Et qui n'a peut-être jamais
su se comprendre lui-même...
Était-il un désespéré ou un assassin ? Je n'en sais rien.
Pour ne rien arranger, je n'ai pas le temps.
Le 6 mai, c'est dans quarante jours... Quarante jours
pour boucler l'enquête, et rédiger un rapport complet,
accessible au public, tenant en quelques pages. On a
connu meilleur présage... Ça m'évoque le temps passé
par le Christ dans le désert, à l'épreuve du Diable. Et les
quarante jours et les quarante nuits du Déluge.
Accablé, j'ai consulté ma vieille montre. Le temps,
voilà la clé...
La première chose à faire était de me rendre dans
l'antre de la bête. De la traquer dans son passé.
Montabaur est une charmante petite ville de l'ouest
allemand, située entre Cologne et Francfort. Douze-mille
habitants. Le copilote y a grandi. J'y suis allé. Je me suis
imprégné de lui, comme jamais je ne m'étais imprégné
d'un autre homme.
Andreas Lubitz est né le 18 décembre 1987, « comme un
cadeau de Noël », selon ses propres mots, retrouvés dans
une autobiographie sommaire. Sa mère Ursula a

59
vingt-cinq ans quand elle le met au monde, à l'hôpital de
Neubourg-sur-le-Danube, où ont longtemps vécu ses
propres parents, originaires de Roumanie. Ursula et son
fils partent en Thaïlande, où ils rejoignent le père,
Günter, alors âgé de trente-quatre ans, directeur tech-
nique de la Bangkok Glass Industry. Le petit Andreas
n'a donc que quatre semaines lorsqu'il effectue le pre-
mier vol de sa vie. C'était à bord d'un Boeing 747. Un
Boeing de la Lufthansa. Il passe sa première année là-
bas, sous le soleil du Siam. La famille revient ensuite en
Allemagne, s'établit à Neubourg, puis, pour les six ans
d'Andreas, à l'occasion de la naissance de son petit frère,
elle part s'installer à Montabaur. Sa mère, prof de piano,
organiste de l'église évangélique, se révèle très présente.
Son père, ingénieur, plutôt absent, spécialisé dans la
technologie du verre, dirige depuis 1989 plusieurs
firmes en Allemagne. Andreas ne le voyait que le
weekend. Le jeune homme les a décrits comme de bons
parents, charmants et irréprochables. Ces dernières
années, le père et le fils se rapprochaient l'un et l'autre
par leur commune passion de la course à pied.
Aujourd'hui, à Montabaur, à part une tombe sans
nom et une maison déserte, il n'y a plus rien à voir. On
dit que les grands-parents s'y sont installés, pour
soutenir leur fille Ursula. Dans le quartier, les gens qui
acceptent de parler décrivent une famille très conve-
nable, et un fils en apparence normal.
« Es ist der Teufel », m'a pourtant susurré une vieille
dame, à la sortie de l'église. C'est le Diable.

60
Avant de le devenir, c'était en tout cas un jeune
homme normal, agréable, très attaché à son petit frère, et
qui se comportait comme tous les jeunes de son âge... À
un détail près. Dès ses douze ans, le petit Andreas a écrit
à la Lufthansa, pour dire son enthousiasme de toujours
pour l'aviation, et son désir de devenir pilote.
Quand à l'école le professeur demandait à ses élèves
quel métier ils pensaient exercer plus tard, Andreas
savourait, et son tour venu il annonçait « pilote », et se
flattait alors de la jalousie de ses petits camarades, qui n'y
avaient pas pensé.
Sa chambre d'adolescent est tapissée d'images d'avions
et de logos de sa compagnie préférée. Préservé de la vie
qu'il était, comme la plupart des petits occidentaux, il
avait l'âge de croire encore, de fantasmer des guerres et
de s'imaginer héros, de croître bien à l'abri du monde,
pesamment immergé dans la pourriture de ses rêves...
À quatorze ans, il devient membre du LSC
Westerwald, l'aéroclub de Montabaur, où il pratique avec
assiduité le vol à voile, ou planeur. Longtemps « morpion
de tarmac » — ainsi désigne-t-on les incontournables
désœuvrés qui traînent devant les hangars, tournent
autour des appareils et tiennent la jambe des pilotes —, le
petit Andreas goûte à son tour à l'exclusivité du vol, de ce
milieu si fermé, qu'on intègre d'abord par son jargon.
Depuis sa Trapanelle, c'est à lui de se voir au-dessus du
public et des mécaniciens, de ces «viandes » et de ces
«graisseux », visibles au sol.

61
L'élève est doué, et son application impressionne.
« C'était une éponge », me dira l'un de ses instructeurs.
Le rêve semble exister. Activement, ses parents y
contribuent. La famille part régulièrement en vacances
dans les Alpes françaises. L'aéroport de Sisteron, à
quarante kilomètres du crash, devient un point clé de
l'enfance de Lubitz. Il y assouvit sa passion dévorante
pour le vol, dans les superbes paysages alpins, et leurs
courants ascendants bien connus des spécialistes de vol
à voile.
Je me suis rendu à Sisteron, et je m'y suis fait morpion
de tarmac. J'ai vu aller et venir planeurs et passionnés.
Le vol. L'obsession. Tous les initiés en parlent en se
perdant au loin dans un horizon imaginaire... Une fois
que vous aurez goûté au vol, vous marcherez à jamais
les yeux tournés vers le ciel, disait Léonard de Vinci.
Longtemps le petit Andreas s'est abreuvé de vent et a
souri aux cieux. Il existe une vidéo, tournée par sa petite
amie, qui montre Lubitz aux commandes d'un planeur.
Il est radieux, s'amuse à piquer, s'étonne du peu
d'enthousiasme de sa compagne. Il semble éprouver
une sensation de plénitude et de liberté sans égale. Le
vol est son élément, le ciel est son royaume. Perdurent
ainsi les rêves, et perdurent les paysages de l'enfance...
Le vol est ce qui lui permet de ne jamais tout à fait
redescendre au niveau du réel.
D'après un responsable du club, Lubitz a volé plu-
sieurs fois au-dessus du massif des Trois-Évêchés. Le
site du crash, dit « le parcours du combattant », est un
passage obligé pour les apprentis planeurs.

62
« Il était obsédé par les Alpes », ajoute un membre du
club de Montabaur.
Obsédé par les Alpes.
Lubitz n'est pas revenu à Sisteron depuis 2003. Il
avait d'autres projets, d'envergure. Il lui faut d'abord
décrocher son Abitur, équivalent du baccalauréat en
Allemagne. C'est chose faite en 2007, avec la manière.
Andreas est troisième de sa classe. Au revers de son
cahier d'écolier, une publicité de la Lufthansa : « Voulez-
vous faire de vos rêves de voler une réalité ?»
On sait de Lubitz qu'il est sobre, et qu'il prend soin
de lui. Il est membre du Fit-Up, l'unique club de gym
de Montabaur. Il fréquente l'Agostea Nachtarena, un
club branché de Coblence, à l'occasion pratique le
bowling et l'escalade. En apparence, Andreas est donc
un jeune homme normal, qui joue, vit, vole, rêve, sort
et s'amuse. Fan d'électro, il écoute David Guetta et Paul
Kalkbrenner. Sur Facebook, il est abonné à un site
humoristique, « Quand les hommes sont seuls », qui
met en scène la détresse et la solitude masculine face
aux tâches domestiques du quotidien.
Décrit comme « affable » et « sympathique », il vit
avec la charmante Kathrin, une belle jeune femme
blonde, qu'il fréquente depuis son adolescence.
Volontaire, il travaille au Burger King, à quelques
kilomètres du domicile familial, pour payer ses vols. Et,
avec ses quatre-cents euros par mois, il se constitue peu
à peu un solide pécule, car il a de grandes ambitions...
Entre janvier et avril 2008, animé d'un orgueil qui ne
compte pas ses heures, Lubitz obtient son premier

63
certificat médical, et passe les sélections d'entrée à la
formation de la Lufthansa.
Après des mois passés à écumer Internet, les forums
spécialisés, les sites consacrés à l'aviation, dans son
esprit le Graal a pris forme : c'est un uniforme de pilote
de ligne...
Les tests, réalisés en collaboration avec le Centre
allemand de recherche aérospatiale, sont relevés.
Capacités cognitives, tests psychomoteurs, connais-
sances, personnalité, leadership, capacité à coopérer, à
suivre les procédures, tests en simulateur de vol, entre-
tien de motivation, entretien avec des psychologues...
Lubitz réalise un sans-faute. À vingt ans à peine, il est
reçu et sélectionné pour être formé avec 384 aspirants
pilotes, parmi 6 530 candidats. L'école des pilotes de la
Lufthansa se trouve à Brême. Lubitz doit s'y installer.
L'orgueil a enfin une destination. Et le rêve n'a pas de
prix...
La formation coûte 60 000 euros. Le jeune homme
n'hésite pas : toutes ses économies y passent, en plus
d'un emprunt de 41 000 euros. Les jeux sont faits... Sa
peau est sur la table.
UN PILOTE VIT DANS
UN MONDE DE PERFECTION
OU NE VIT PAS.
– Richard S. Drury .
Aux tout premiers instants du réveil, avant la mise au
point du système, avant le reflux de la mémoire, nous
ne sommes pas encore un nom, pas même un être,
nous ne sommes pas encore ce que nous sommes.
Notre cerveau flotte en dehors de nous-mêmes. Il est
pur. Il est ange et il est juge. Il est système. Il lui faut
faire le point, s'actualiser, se mettre à jour, nous
rappeler l'intégralité de notre être, de nos angoisses, de
nos devoirs, de notre histoire. Il nous enferme alors
aussitôt dans ce corps et dans ce nom, dans ce
personnage que nous jouons, pour une journée de
captivité supplémentaire, dans l'ombre de cette vie et
de ses mystères, à la merci de nos souffrances et de nos
secrets.
Ce matin-là, quand sa mémoire l'a mis au monde,
Andreas Lubitz s'est souvenu de son être et de son
nom, et il s'est souvenu que son projet était la mort.
Sept ans après sa sélection d'entrée à l'école de la
Lufthansa, il se tient debout dans la salle de briefing. Il
a vingt-sept ans depuis quatre mois. En apparence, il
est devenu un homme. Il porte un léger collier de
barbe, et un superbe uniforme. Il vient de garer sa belle
Audi flambant neuve sur le parking de l'aéroport de
Düsseldorf, à l'emplacement exact où je me trouve.
Nous sommes le 24 mars 2015. Il est un peu plus de
cinq heures du matin. Le commandant Patrick
67
Sondheimer, avec tout le professionnalisme qu'on lui
connaît, prépare les vols 4U9524, de Düsseldorf à
Barcelone, et 4U9525, de Barcelone à Düsseldorf. Une
rotation régulière de la Germanwings. Ils seront de
retour avant midi, ici même. Un autre pilote, ami de
Sondheimer, les rejoint. Il ne remarquera rien d'anormal.
Le jeune Lubitz, comme à son habitude plutôt effacé, se
contente de hocher la tête et de rire aux plaisanteries.
Andy, ce faire-valoir. Le jeune un peu niais, vulnérable,
qui a un air à s'attirer immédiatement les mauvaises
blagues du groupe, et à les encaisser de bonne grâce, sans
broncher, du moins en apparence.
Comme bien d'autres avant eux, les deux hommes ne
prêtent guère attention à lui.
Ils devraient.

Sur le tarmac du terminal A, l'avion de ces messieurs


est avancé.
L'appareil est face à l'immense étendue des pistes.
Baigné de lumière, il semble sortir de la nuit, comme un
cachalot de la mer.
Le jour va se lever sur le troisième aéroport allemand.
Il fait froid, dans les 5°. Sur la droite de l'appareil, côté
pistes, un vieux phare au sodium enduit tarmac et
fuselage d'un vernis orangé. Sur la gauche, côté terminal,
un puissant projecteur LED se répercute sur la voilure,
les becs et les bords de fuite, fait scintiller les hublots,
éclate sur le fuselage, aussi lustré qu'un miroir. Sur le
blanc immaculé de ses flancs, les logos

68
de la Germanwings ondoient comme des oriflammes.
Sur le sol, sous le ventre gris de l'appareil, le double
faisceau de ce théâtre d'ombres réverbère en géant la
danse des bagagistes.
C 'est le dessin des pare-brises qui donne à l'avion son
identité, sa personnalité, comme les phares d'une voiture.
Les yeux de la bête, de ce cylindre d'alliages d'un blanc
lumineux, semblent toiser la file des passagers, encore à
demi-endormis.
Mais sa vérité se trouve ailleurs, dans ses entrailles,
dans ses circuits imprimés, parmi ses alliages
d'aluminium, de titane, de composites et d'aciers. Cet
A320, immatriculé D-AIPX, encore accouplé à sa
passerelle d'embarquement, est sorti de sa chaîne de
montage en 1991. C'est l'un des plus vieux encore en
service. Son état est pourtant jugé excellent. Il a subi une
maintenance généralisée en 2013, et une brève
maintenance, la veille du vol. C'est l'avion préféré
d'Andreas Lubitz.
Cet appareil aurait dû être l'acteur majeur de ce drame.
Il n'en est rien. Dans l'ombre de la machine, dans
l'ombre du monde, un jeune homme nerveux regarde les
passagers embarquer.
Ce jeune homme, effacé, pâle, suffoqué, transpirant,
porte le poids du secret et de la mort.
Il est d'un autre étage que le commun de ces mortels.
Et pas seulement parce qu'il est copilote. Ces galons et
cet uniforme, qui inspirent le respect et l'admiration,
attirent aujourd'hui sur lui une attention dont il ne veut
pas.

69
En regardant embarquer ses passagers, il écoute les
bruits insouciants du monde et méprise froidement
cette masse voyageuse, ces gens heureux, ces êtres
vides, et regarde aller à sa perte cette civilisation du rêve,
du jeu et du livre, cette multitude captive, ignorante de
sa trajectoire irréversible, de son état de fourmilière.
Ces gens le dépriment parce qu'ils sont dépendants, et
parce qu'ils ne le savent pas.
Dans la pénombre, les avitailleurs effectuent le plein
de kérosène. Plusieurs tonnes de carburant blanc
coulent dans les gigantesques ailes.
Un être humain normal est fait d'un équilibre entre
ses fonctions exécutives « chaudes », prioritaires,
relationnelles, et ses fonctions exécutives « froides »,
stratégiques, mémorielles, analytiques. Ces dernières
heures, ces derniers jours, Andreas Lubitz n'a été que
banquise. Il l'était encore ce matin-là, jusqu'à l'irruption
de son commandant de bord dans son espace intime.
Cette simple main posée sur son épaule, la question
rhétorique qui l'accompagne — « On y va ? », le
bousculent dans son espace intérieur, le bouleversent
par la supériorité hiérarchique qu'elles incarnent. Lubitz
bafouille quelque chose et rougit, comme un gamin
soudain face à son instituteur, comme un fraudeur face
à un huissier. En un instant sa pensée et ses certitudes
se réduisent à néant. Pour qui assiste à cette scène, sans
même entrevoir leurs uniformes — les quatre barrettes
sur les épaules et les manches de Sondheimer, et les
trois barrettes sur celles

70
de Lubitz —, on sait de ces deux hommes lequel est le
commandant. L'un se tient droit, torse bombé, visage
fermé, regard fixe. Il économise ses mouvements
comme un chef, comme un félin, comme un sensei.
Quant à l'autre, manifestement très sensible, il sourit,
montre sa gêne et ses dents, regarde le sol, fait
l'empressé, paraît chercher son air et ses mots, ne
semble pas en mesure de contenir sa gestuelle
stéréotypée... Il étale face au dominant son état de chose,
sans doute bien plus qu'il ne voudrait. Tout ça est
machinal, animal. La gêne est une forme amortie de la
peur... Le dominé parle, beaucoup, mais ne dit rien,
s'efforce de faire diversion, de détourner vers
l'insignifiant la conversation. Comme un enfant grondé
pour un vase brisé vous questionne sur les fleurs des
champs.
La discussion est une succession d'excuses, de pla-
titudes et de rires, qui finit par s'interrompre d'elle-
même, dans le cri des réacteurs et le souffle chaud d'un
appareil qui décolle au loin.
Le commandant et le copilote, désormais côte à côte,
regardent monter leurs derniers passagers.
Les deux hommes ne se connaissent pas. Nous
avons là deux visions du monde. L'un s'oriente grâce
aux faits donnés, objectifs, et y adapte sa conduite.
L'autre glisse entre le réel et sa perception une barrière,
un rituel, une opinion, qui l'empêchent de raisonner et
d'agir de manière pragmatique et objective.
«Parce qu'il fait froid dehors, écrit le psychologue Carl
Gustav Jung, l'un se sent immédiatement poussé à mettre son
pardessus; l'autre, parce qu'il veut s'endurcir,
71
trouve que c'est inutile; l'un admire le nouveau ténor,
parce que tout le monde l'admire ; l'autre ne l'admire
pas, non qu'il le trouve déplaisant, mais il est d'avis
que n'est pas nécessairement admirable ce que tout le
monde admire; l'un se soumet aux circonstances
données parce que l'expérience montre qu'il est
impossible de faire autrement, tandis que l'autre est
persuadé que ce qui a été mille fois peut très bien, la
mille et unième fois, devenir quelque chose de nouveau. »
Aujourd'hui va lui donner raison.
Aujourd'hui n'est pas et ne sera jamais plus un
jour comme un autre.
Andreas Lubitz est celui qui méprise le ténor, et veut
s'endurcir. Il est celui qui médite le mal. Celui dont le
monde s'est voilé de noir. Patrick Sondheimer veut quant
à lui ramener son appareil à Düsseldorf, parce que c'est
son métier. Il a une famille et il est heureux. Il est du réel
et de ce monde. Andreas Lubitz veut en finir. Il ne rêve
que de putsch, de pleins pouvoirs, de mourir et de tuer.
L'embarquement est terminé. Il sait que cette occasion
sera peut-être la dernière. Mais il a peur. Depuis toujours,
une vérité d'enfant l'accompagne : il n'est jamais facile
d'éteindre la lumière.
La passerelle d'embarquement s'est éloignée, les portes
se sont refermées. Le responsable zone avion et ses
assistants, minuscules, retirent les pontons, verrouillent les
soutes, larguent peu à peu les amarres et abandonnent
l'appareil à son vol, à sa nuit.

72
Après une dernière inspection visuelle, le copilote et
le commandant de bord se sont installés dans la cabine
de l'Airbus, plongée dans le froid et la pénombre.
Lubitz active les batteries 1 et 2. Quelques diodes
s'allument. Il actionne ensuite les deux boutons per-
mettant de lancer l'APU, l'unité auxiliaire de puissance,
le troisième moteur situé dans la queue de l'appareil. Il
peut alors activer les lumières du tableau de bord et du
plafonnier.
Les écrans de navigation s'allument les uns après les
autres. La diode APUAVAIL lui confirme le bon
fonctionnement de l'unité motrice. Cette dernière va
délivrer de l'électricité à l'ensemble de l'avion, et
l'énergie nécessaire pour la mise en route des deux
réacteurs. Lubitz actionne l'APU Bleed, qui va main-
tenant leur fournir de l'air.
Il enfile son casque et déclare : « Düsseldorf tower
Germanwings one eight Golf runway 23 left request
clearance to start the engines. »

Pendant que l'hôtesse détaillait la procédure d'ur-


gence, en faisant de grands gestes adaptés aux esprits les
plus modestes, je remarquai que la passagère assise à
mes côtés, la soixantaine, était visiblement terrorisée.
Deux semaines après le vol fatidique, nous attendions
le décollage de notre propre A320, celui-ci aux couleurs
de la Lufthansa, à destination de Brême via Düsseldorf.
Sur la trace de Lubitz, j'avais commencé par me rendre
à Montabaur, puis Sisteron, puis Düsseldorf, où j'ai
rencontré le procureur chargé de

73
l'enquête, et mes homologues allemands du BFU.
Après une escale en Espagne, je voulais maintenant me
rendre à Brême, sur les lieux de sa formation, là où tout
avait commencé.
« Vous avez peur en avion ? »
Elle en a rougi.
« Vous ne devriez pas, ai-je repris. Je travaille dans
l'aéronautique. C'est de loin le moyen de transport le
plus sûr du monde. »
Elle a hoché la tête, en faisant semblant d'être
rassurée.
C'est toujours ce qu'on dit, pour tranquilliser les
passagers, ou plutôt pour leur suggérer qu'ils sont
stupides, et feraient mieux de prendre sur eux. Une
habile communication, répétée un peu partout par ceux
qui veulent se donner l'air de savoir des choses, ce qui
concerne à peu près tout le monde.
L'astuce consiste à toujours comparer le nombre de
tués au nombre de kilomètres parcourus. Évidemment,
les distances couvertes par les avions étant très grandes,
ce chiffre est très bas, de l'ordre d'un tué tous les
milliards de kilomètres. C'est vingt fois moins que pour
la circulation routière, deux-cents fois moins que pour
la circulation pédestre.
Si l'on comparait le nombre de tués au nombre
d'heures de circulation, ce qui serait plus logique et plus
honnête, on arriverait à un chiffre à peu près
comparable à ceux de la voiture et des déplacements
pédestres. Le train est alors beaucoup plus sûr.

74
Mais ça, il vaut mieux ne pas le dire à une grande
angoissée ceinturée au siège d'un avion qui s'apprête à
décoller.
Il arrive parfois que des passagers paniquent, à cet
instant précis, paniquent au point que les pilotes soient
contraints d'interrompre la procédure de décollage.
Il faut dire que les hôtesses, avec leur sourire d'infir-
mière, ne sont pas toujours aussi rassurantes qu'elles le
voudraient. « Monsieur, ayez confiance en notre
compagnie » est la phrase la plus terrifiante que j'aie
jamais entendu.

Deux semaines plus tôt à Düsseldorf, la tour de


contrôle a autorisé l'A320 à démarrer ses moteurs.
Lubitz tourne le bouton ENG STAKT vers IGN
STAKT. L'oxygène aspiré par les turboréacteurs est
comprimé à 500° Celsius. Le copilote pousse les
commutateurs des moteurs 1 et 2 sur ON. Ignition.
Dans le core de chacun des deux moteurs, les bougies
Haute Énergie enflamment le carburant injecté des
réservoirs, à raison de près d'un litre de kérosène par
seconde. Sous la pression d'une température infernale
de plus de 2 000°, l'air brûlé entraîne la rotation des
turbines haute pression, à plus de 10 000 tours par
minute, avant d'être éjecté vers les tuyères
d'échappement.
Conçus par la General Electric, les réacteurs de
l'A320 développent jusqu'à 151 kN de poussée.
L'équivalent de 50 000 chevaux. De la taille d'un

75
homme, ils entraînent l'appareil, et fournissent l'énergie
suffisante au bon fonctionnement du vol. Le moteur
auxiliaire a réveillé le système pneumatique. Les
réacteurs vont actionner un à un ses nerfs électriques,
ses muscles hydrauliques. Les connexions se font, les
circuits se réchauffent, deviennent opérationnels. Les
réacteurs renouvellent l'air de la cabine, aspirent leur
kérosène, crachent dans le petit jour leur nuage dilaté de
puissance. Les vérins se rechargent, les pressions
montent, un à un les derniers voyants s'allument.
Quand ses cartes mémoire l'ont mis au monde,
l'A320 est aussitôt devenu opérationnel, prêt à voler, à
suivre son programme, à répondre à toutes les com-
mandes de ses maîtres, avec la docilité métronomique
qui a fait sa légende.
Lubitz coupe l'APU, vérifie la radio, le poids du
kérosène, l'ensemble des paramètres sélectés, puis entre
les coordonnées du vol dans le Flight Management System.
Cette procédure prend plusieurs minutes. Il tape le code
de l'aéroport de départ, « DUS », puis celui de la
destination, « BCN », entre le numéro du vol précédé de
son indicatif IATA, soit 4U9524, puis son altitude de
croisière, niveau de vol 370, soit 37 000 pieds, et enfin
les coordonnées des pistes concernées.
Il active ensuite les lumières, les signaux réservés aux
passagers – « fasten your seatbelt», « emergency exit» –, sort les
volets hypersustentateurs.
« Feux de roulage ?

76
— ON.
— Pitot ?
— ON.
— Voisinage avion?
— Vérifié.
— Volets ?
— Vérifiés.
— Aérofreins ?
— Vérifiés rentrés. »
Au terme de cette procédure, il contacte à nouveau
la tour de contrôle.
« Düsseldorf tower Germanwings one eight Golf runway
23 left request departure. »
À nouveau, la tour donne son feu vert.
«Sichere Fahrt !
— Danke. Guten Tag. »
Le commandant de bord débloque le frein de
parking.
Pousse légèrement la manette des gaz.
Le souffle des réacteurs augmente.
Lentement, l'appareil quitte la zone d'embar-
quement et entame son roulage. Il est 5 h 46. Une
fois sur le taxiway, il lui faut remonter tout en haut
de la piste 23 gauche, à une vitesse d'une quinzaine
de nœuds, soit une trentaine de kilomètres heure.
Sondheimer pilote à l'aide du petit volant situé à la
gauche de son side-stick, ou mini-manche.
« Mesdames et Messieurs, ici votre commandant
de bord, bienvenue à bord du vol 4U9524 de la
Germanwings à destination de Barcelone, arrivée

77
prévue à huit heures, heure locale de Barcelone. Pour le
départ nous vous prions de bien vouloir rester assis à la
place qui vous a été attribuée, pour effectuer le
comptage des passagers, et faciliter le travail du per-
sonnel de bord. Nous vous remercions de votre
coopération et vous souhaitons un agréable voyage. »
La routine. Germanwings n'assure que des vols
courts ou moyens, continentaux.
À 5 h 59, l'appareil est aligné en bout de piste, comme
un prédateur tranquille, prêt à s'élancer. De la tour de
contrôle, on aperçoit son immense dérive, en aileron de
requin, ses puissants phares de roulage, sous le ventre et à
la base des ailes, le clignotement de ses feux de position,
sur le toit et à l'extrémité des ailes, contre ses ailettes
verticales, affilées comme des sabres.
Via interphone, l'hôtesse confirme que les
passagers sont prêts. Sondheimer égraine la check-list
de la procédure de décollage.
«Annonces passagers ?
— ON.
— Volets?
— Vérifiés.
— Aérofreins ?
— Vérifiés rentrés.
— Autobrakes ?
— Sur RTO.
— Secteur d'arrivée ?
— Libre, alignement OK.
— PA?
— Vérifié, non activé.

78
— Code transpondeur ?
— Vérifié. »
Le commandant pose enfin sa feuille plastifiée, et
regarde son second.
«Bereit ? »
Lubitz a hoché la tête. Il est 6 h 01. Le commandant
de bord pousse alors la manette des gaz à 96 % de sa
course. Le vacarme des réacteurs s'élève jusqu'à emplir
la cabine. L'A320 s'ébranle, ondoie quelque peu.
Rapidement, à pleine charge, le monstre prend de la
vitesse. Il devient une force d'inertie considérable,
bientôt inarrêtable. La piste défile. Dans leurs fauteuils,
les deux hommes sont ballottés par ses aspérités. Le cap
V1 est franchi, ce qui signifie qu'il n'est plus possible
d'interrompre le décollage.
Une trentaine de secondes après la mise plein gaz, à
140 nœuds, au cap de rotation, Sondheimer tire sur son
mini-manche.
LA MACHINE ETON N'A
PAS TORT.
– Oswald Spengler.
L'A320, ce monstre de plus de soixante-dix tonnes au
décollage, rompt la gravité et s'élève...
Du sol, assourdi par le vacarme, on admire l'envol de
la technologie et on sourit de la pesanteur vaincue. Les
automobilistes des environs se contorsionnent pour
suivre des yeux l'oiseau blanc, qui disparaît déjà dans
son sillage dilaté.
Installé à son poste de copilote, Andreas Lubitz éteint
les phares, rentre le train et les volets. Par les hublots
centraux, plaqués à leurs sièges par la phase
ascensionnelle, les passagers assistent à la manœuvre.
Les ailes semblent se contracter de plusieurs
centimètres. L'avion s'incline sur sa droite, poursuit sa
montée, s'incline sur sa gauche. À peine quatre minutes
après son envol, il atteint déjà les 10 000 pieds. Du fait
de la fluidité de la manœuvre et de l'extrême précision
du pilotage, les passagers ont l'impression que la
machine seule dispose de leur destin. Et pourtant...
L'Airbus n'a que trente ans, l'être vivant 3,8 milliards
d'années. Depuis sa conception, l'Airbus a été amélioré
et maintenu incessamment, ce que le corps humain,
infiniment plus complexe et perfectionné, fait seul.
Jamais la technologie élaborée par l'homme en trois-
mille ans n'a pu approcher la dextérité

83
polyvalente d'une main, la sensibilité d'un appareil
oculaire, la qualité des terminaisons nerveuses, acquises
en plusieurs milliards d'années d'intensive sélection.
L'A320 est si primaire, si prévisible, et si frustrant, que
ses pilotes l'ont surnommé « Rantanplan ».
Bourré d'assistance électronique, il ne laisse en fait
presque plus rien au pilotage. Peut-on d'ailleurs encore
parler de pilotage ? Situé au centre du tableau de bord,
son ECU — Flight Control Unit — permet de contrôler,
en vol automatique, l'altitude, le cap, et la vitesse. C'est
presque donné à tout le monde... La technologie
supplétive déprime le plaisir de l'acte de pilotage. On «
pilote aux fesses » disent les initiés. Sans avoir besoin de
toucher aux commandes. Il n'y a plus d'investissement
énergétique et intellectuel. On doit se contenter de la
gloire sociale... Certains s'en contentent... D'autres
s'estiment lésés. Ils se demandent comment les plus
brillants esprits de cette Terre ont pu devenir les
premiers esclaves de sa matière.
Quoi qu'il en soit, le temps gagne toujours. Et
Rantanplan n'en a déjà plus pour longtemps. Il sera
bientôt démembré, traité, recyclé. Quelques-unes de ses
pièces permettront d'en refaire d'autres, et ainsi de suite.
Rantanplan sera éparpillé et deviendra autre.
La structure humaine subira le même sort, en se
reproduisant, puis en mourant et en alimentant une
infinité de micro-organismes, avant d'être éparpillée par
les siècles et de devenir autre.

84
Et avec le temps renaissent les Airbus et les hommes.
Quand une anomalie est signalée, en général par
l'organisme lui-même, la structure est prise en charge,
réparée. C'est le cas pour l'Airbus, dont les techniciens
maîtrisent absolument tous les types de défaillances
possibles. Est-ce réparable, oui / non, si oui, voici la
marche à suivre.
Il semble en l'occurrence que Rantanplan a rempli
son office, exactement conforme à ce que l'on attendait
de lui, à ce pourquoi on l'a conçu.
À 10 000 pieds, le commandant de bord a sélectionné
le niveau de vol 370, soit une altitude de 37 000 pieds.
Sans que les passagers en aient conscience, il fait -50° à
l'extérieur, et une pression cinq fois inférieure à celle du
sol. Le point d'éclair du kérosène demeure idéalement
bas pour que son inflammation ait lieu dans de telles
conditions. Les réacteurs captent et surchauffent l'air,
un échangeur le refroidit et l'humidifie. Il est ensuite
pressurisé dans l'appareil, au degré près, et à la pression
optimale de confort, dite « pression cabine », pour
permettre aux passagers et à l'équipage de respirer.
L'Airbus, a priori, est fiable. Il dispose d'un incroyable
carnet de maintenance, de toute la rigueur des
administrations et des juridictions. Mais si son système
de pressurisation venait à faillir, ses occupants
perdraient connaissance, en quelques secondes, et
finiraient par mourir de froid.
Le 14 août 2005, le Boeing 737 du vol Helios Airways
522, décollait de Chypre à destination d'Athènes. Peu de
temps après, une alarme s'est
85
déclenchée. Subitement, l'équipage a cessé de répondre
au contrôle aérien. Après dix-neuf appels restés sans
réponse, deux F-16 ont reçu l'ordre d'intercepter
l'appareil. En approchant le Boeing, les pilotes des
chasseurs ont aperçu les masques à oxygène pendant
dans le vide, et le copilote plié en deux dans son
cockpit. Les passagers semblaient inertes. Les masques
de survie s'étaient correctement déployés, mais leurs
réserves en oxygène n'excédaient pas quinze minutes.
Le commandant de bord gisait sur le sol. En pilote
automatique, l'avion a poursuivi son vol. Pas de signe
d'attaque terroriste. Comme le veut la procédure, un F-
16 s'est néanmoins placé derrière lui, prêt à le « traiter »,
c'est-à-dire à l'abattre. Hors de question de le laisser
s'écraser sur une ville... Quelques instants plus tard, le
pilote de l'autre F-16 a perçu du mouvement dans la
cabine. Le steward de l'appareil, équipé de bouteilles
d'oxygène, avait réussi à pénétrer dans le cockpit, et à
s'installer aux commandes. Il a fait des signes au F-16. Il
sait piloter. Mais l'appareil, après trois heures de vol, a
brûlé tout son kérosène... Les moteurs se coupent l'un
après l'autre, l'avion tombe. Cent-vingt-et-un morts,
aucun survivant.
À la suite d'une maintenance, les pilotes n'avaient pas
rétabli la pressurisation automatique.
Il suffit d'un rien pour que le si faillible organisme
machine soit rappelé aux contraintes du réel. Mais la
faute était cette fois humaine...
Or, dans la cabine de l'A320, les organismes qualifiés
pour piloter ce vol fonctionnent a priori

86
normalement. Le pouls, la tension artérielle, la pression
expirée de gaz carbonique, la glycémie... Aucun
médecin n'y verrait la moindre carence, le moindre
signe d'anomalie.
C'est tout le problème de mon enquête. Le plus
complexe des appareils n'est qu'un jeu d'enfant face au
nectar des âges qu'est l'infinie complexité de la structure
humaine. Patience et longueur de temps font plus
qu'arts et sciences réunis. D'où la fantastique élégance
du résultat. Mais ce résultat a un prix, un prix très élevé.
Sa complexité rend l'être humain infiniment plus
sensible... Vulnérable. Et de cette vulnérabilité l'être
humain est parfois incapable de percer les mystères.
Tout juste peut-il émettre quelques hypothèses,
s'accrocher à quelques lois, quelques croyances,
quelques remèdes. Pommades et onguents, suggestions
et prières.
Il semble en l'occurrence que la structure nommée
Andreas Lubitz a fait défaut. Mais la structure elle-
même s'est persuadée que ce défaut n'était qu'une
question de maintenance. Sous la crispation de cette
intelligence, il y a l'illusion d'un être pensant. En réalité
cet animal n'est qu'une autre machine, plus complexe,
plus subtile, mais une machine et rien de plus.
Les hommes au fond ne savent pas ce qu'ils
cherchent, pas plus qu'un Airbus ne sait où il va et à
quoi il sert. Ce ne sont que les véhicules d'un flux qui les
dépasse. Mais les hommes ont un bourreau que les
Airbus n'ont pas.
L'illusion du Moi.
87
La différence, c'est la conscience.
L'Airbus n'a pas de mémoire, pas de programme de
mort. Juste quelques systèmes binaires.
À ses commandes, en lieu et place de sa conscience,
l'infinie complexité de la créature. Face à sa terrifiante
immensité sensible, celle-ci peut se nier, se détruire,
sortir des lignes du prévisible. Et l'avion est à la merci
de ce déséquilibre... L'homme se dit que cette machine
peut devenir sa puissance, sa bombe, son arme... Le
vecteur de sa folie. Il ne sait pas pourquoi. Mais
pourquoi pas ? Nous sommes les maladroits
observateurs de nos illusions et de nos impuissances.
D'une nature que son âge nous fait paraître parfaite.
Lubitz ne croit pas en sa perfection.
Il préfère l'Airbus. Sa simplicité, ses commandes
primitives. Ses possibles limités. L'absence de doutes et
de douleurs. L'absence d'âme.
Et si, s'est dit Lubitz, et si je devenais cette créature
parfaite...
J'étais une machine avant d'être Moi. Cette chose que je suis
peut bien devenir cette machine-là, m'échapper, prendre le
contrôle de ce vol, et réaliser son projet diabolique. Et se tuer
elle, et les tuer eux, et me tuer moi.

« Vous vous souvenez de cet avion qui s'est crashé


dans les Alpes ? »
Ma voisine de vol semblait s'être un peu détendue.
Reste que quand on a la phobie des avions, un tel sujet
de conversation n'est pas idéal.
« Oui, ai-je répondu. Ça me dit quelque chose. »

88
Elle m'a regardé, comme pour s'assurer que j'avais
bien toute ma tête. Puis elle a regardé par le hublot.
« Un malade, un véritable malade, vous ne pensez
pas?»
Je n'ai pas répondu.
« J'ai vu à la télé passer les corbillards de tous ces
enfants. Et dire qu'un homme seul a fait ça... »
Je les ai vus passer, moi aussi, ces corbillards. Ils ont
rapatrié ce qui restait des lycéens présents sur le vol
9525. Seize corbillards blancs, un par lycéen. A leur
arrivée à Düsseldorf, les gens jetaient des fleurs sur leur
passage.
« C'est diabolique, ce qu'il a fait. »
Je me suis souvenu de la paroissienne de Montabaur.
Es ist der Teufel...
« Et vous imaginez, ces familles, attendre à
l'aéroport ? »
Assez bien, oui...
Dans le terminal A de Düsseldorf, le vol 4U9525
est resté affiché sur le tableau des arrivées plus de
deux heures après le crash. Sans aucune autre
indication que l'heure d'arrivée prévue.
« C'est quelque chose de tellement aberrant. Nous
ne sommes pas prêts pour vivre un truc pareil. Ça m'a
tout de suite rappelé Charlie Hebdo. »
C'est vrai. Les mêmes scènes de panique, la même
incompréhension, le même empressement médiatique
et politique.
Je me suis dit que Lubitz avait quelque chose en
commun avec les terroristes, peut-être pas dans
89
l'intention, en tout cas dans le résultat. Je n'ai pas eu le
loisir d'approfondir cette réflexion : nous arrivions à
Düsseldorf. Après un bel arrondi et un « kiss landing»
réussi, je me disais, en quittant l'appareil, que je devrais
peut-être élargir mon rayon d'action. Envisager l'affaire
sous un angle criminel plutôt que médical.
Une fois dans le hall de cet aéroport, pour une courte
escale, j'ai repensé aux familles des victimes. J'ai imaginé
tous ces gens, qui attendaient là, et qui ont dû sentir
l'inquiétude monter, jusqu'à la terrible nouvelle. Il a dû y
avoir de faux espoirs, peut-être n'était-ce pas cet avion,
peut-être l'ont-ils manqué, peut-être y a-t-il des
survivants... Mais non. C'était bien cet avion. La
Lufthansa a isolé les familles concernées, et leur a
communiqué la liste des cent-quarante-quatre passagers.
Seuls un homme et trois femmes ont eu la chance de
rater leur vol...
Pour les autres, tout s'est arrêté. Un gouffre s'est
ouvert sous leurs pieds. Tout ce qu'ils avaient prévu,
tout ce qu'ils pensaient... Plus rien n'existe. Un tel évé-
nement est une sorte de coup d'État psychologique. On
veut davantage d'informations. La compagnie n'en a
pas. On crie, on pleure. Certains s'en prennent aux
employés, hurlent contre les murs. On voit des
caméras, des photographes. On sait que l'aéroport est
en train de devenir le centre du monde. Et on n'arrive
pas à y croire. Pourquoi ? Pourquoi nous ?

90
Le vol Düsseldorf — Barcelone a survolé la Belgique,
et évolue depuis son entrée au-dessus du sol français à
une altitude stationnaire de 37 000 pieds, et à sa vitesse
de croisière, 440 nœuds, soit un peu plus de 800
kilomètres heure. Vers 6 h 37, l'appareil a effectué un
crochet près de Paris et fonce maintenant plein sud vers
Barcelone. Au-dessus des nuages, avec vue imprenable
sur le soleil levant, il lui faudra une heure à peine pour
survoler la France de haut en bas.
Tout va bien à bord. L'ambiance est détendue. Le
commandant ne peut pas savoir.
Rien chez Lubitz ne laisse entrevoir ce qu'il prépare.
« Tâche de paraître dur et sûr », lui disait son père. Il
sait. Il se sait pourtant à la merci d'une intrusion,
d'un regard. Mais il est comme ça d'habitude... Ça se
voit, et c'est peut-être ce qui va le sauver.
Ainsi, quand il propose étrangement à son comman-
dant d'aller se soulager, ce dernier le dévisage. Au-delà
de la gêne, le copilote porte le masque de la peur. De
celui qui va se confier.
Un réflexe. Sans décision consciente, dix-sept petits
muscles ont dessiné sur cette cathédrale de chair un
sourire, stoppant net la suspicion du commandant,
captivé par ce visage et sa nouvelle peinture, comme
effaçant l'être précédent. Remarquable mécanisme de
défense...
L'opération de réassignation n'est cependant pas
totale. Le commandant insiste, soutient le regard de son
second, cherche à décoder les lignes mystérieuses de ce
sourire. Lubitz a l'air d'un apprenti charmeur de

91
serpents. Ce sourire est une contre-mesure grossière,
visant à polluer l'esprit, à classer l'affaire. L'échange de
regards dure une seconde de trop, le commandant de
bord cède, finit par détourner les yeux, retourne à ses
appareils de navigation.
À quoi se jouent les choses ?

Sur le site du crash, les gendarmes ont reçu deux


missions consécutives au relevage des corps : localiser la
seconde boîte noire, et collecter un maximum d'effets
personnels. Ils ont rassemblé des centaines de
vêtements, de chaussures, de bijoux... Et ce qui pouvait
être rendu aux familles l'a été.
En déballant ces portefeuilles noircis, ces passeports
carbonisés, en étalant sur leur table ces clés, ces pièces,
ces jouets, ces pendentifs et ces bracelets, les familles
ont d'abord pleuré, puis elles ont manifesté leur
reconnaissance aux gendarmes.
La vérité, si horrible qu'elle soit, aide à tout digérer...
On estime que ces gens y ont droit. Des
psychologues se sont succédé à leur chevet, pour les
aider à admettre l'inadmissible. Ce n'est pas quelque
chose de normal. Ce n'était qu'un accident. L'enquête
fera toute la lumière sur cette affaire. Vous n'avez
vraiment pas eu de chance. Mais ça ne se reproduira
plus. Et la vie continue...
Quelle est la vérité de Lubitz ? Dépression ? Folie ?
Mégalomanie ? Ce ne sera pas facile, mais il importe de
lui donner un nom. Les gens préfèrent une injustice
bien comprise à un juste mystère...
92
La vérité... C'est mon métier. Mais elle est cette fois
morte sans parler.

À 7 h 20, alors que le vol 9524 est encore à 37 000


pieds d'altitude, à la verticale du Languedoc, le com-
mandant de bord a quitté le poste de pilotage pour se
rendre aux toilettes. Derrière lui, la porte du cockpit
s'est verrouillée automatiquement. L'hôtesse l'informe
alors que la chasse d'eau des toilettes réservées à
l'équipage, située juste derrière le cockpit, ne fonctionne
plus. Sondheimer traverse donc l'appareil pour
emprunter les toilettes des passagers, situées au fond de
l'avion.
À 7 heures 20 minutes et 30 secondes, alors qûil est
seul aux commandes, Lubitz reçoit du contrôle aérien
de Bordeaux l'instruction de descendre à 35 000 pieds.
Dans un premier temps, il s'exécute. Puis il « joue » avec
le sélecteur d'altitude du ECU, tourne le bouton vers le
minimum, 100 pieds, puis vers le maximum, 49 000
pieds. Ces actes n'ont pas d'incidence réelle sur la
descente de l'avion, qui suivait le pilote automatique. Le
sélecteur d'altitude, une molette comparable à un
bouton de volume sonore de vieil autoradio, demande
un certain temps pour passer du minimum au
maximum. Il faut effectuer plusieurs tours complets.
Pas d'erreur possible : c'est une manipulation
intentionnelle. Mais nul ne s'en rendra compte. Le
contrôle aérien français ne dispose pas encore du
système de radar secondaire mode S, permettant de
suivre en temps réel les paramètres de

93
navigation des appareils, par exemple les modifications
d'altitude...
À 7 heures 21 minutes et 10 secondes, le contrôle
autorise Lubitz à descendre au niveau 210, soit 21 000
pieds. Le sélecteur d'altitude se stabilise un moment sur
ce niveau. À 7 heures 22 minutes et 27 secondes, alors
que l'Airbus descend vers Barcelone, le copilote
sélectionne à nouveau la consigne d'altitude 100 pieds,
avant de la modifier à plusieurs reprises jusqu'à 7 heures
24 minutes et 13 secondes. Sur la vidéo diffusée par
l'écran de contrôle, Lubitz voit soudain son
commandant de bord, dans l'allée centrale, revenir vers
la cabine. Il rétablit alors les paramètres de vol. Le
commandant compose le code d'accès au cockpit. Un
signal sonore retentit dans la cabine. Sous l'inscription
COCKPIT DOOR, le voyant OPEN s'allume. C'est à
Lubitz de décider. Un commutateur à trois positions lui
permet de sélectionner l'option UNLOCK, et d'ouvrir la
porte immédiatement. S'il ne le fait pas, la porte restera
verrouillée, de l'intérieur.
Sur son écran de contrôle, Lubitz regarde le com-
mandant. Il semble hésiter. Le commandant regarde la
EST PLEINE DE DIABLES.
— Aloysius Bertrand.
Brême est une belle et vieille ville du nord-ouest de
l'Allemagne, réputée pour sa cathédrale, ses vieux
quartiers, mais aussi son aéroport, et le centre
d'entraînement de la Lufthansa.
La formation d'Andreas Lubitz a débuté ici, le 1er
septembre 2008. Il n'a eu que quelques jours pour y
trouver un logement, et s'y installer. Le jeune homme
qui y pose ses valises est bouleversé. Pour la première
fois de sa vie, il va se retrouver loin de ses parents, de sa
mère, de son jeune frère, dans l'insécurité d'un
environnement qui n'est plus familier. Qui n'est plus ce
cocon propice au rêve dans lequel il s'abandonne depuis
toujours, lui, l'enfant préservé, élevé dans le jeu et la
passion, dans l'amour et la protection.
À vingt ans, Lubitz passe le cap critique de son
existence. Sa formation sera longue : il est question de
750 heures de cours théoriques, et de 240 heures de vol.
Pour incarner son rêve, il doit devenir adulte, supporter
l'éloignement et la nouveauté, enfin accepter la
confrontation. Or celle-ci se passe mal. Dès les
premières semaines de la formation, son petit loft se
transforme en enfer. Il écrit : « Déménagement précipité,
nouvelle vie du jour au lendemain, nouvel environnement.
Appartement très mignon et rangé. Mais le vide et la
solitude... »

97
Que se passe-t-il ?
Lubitz est installé dans le Neustadt, un quartier situé à
quelques centaines de mètres du centre d'entraînement et
de l'aéroport. Malgré la barrière antibruit qui sépare la
route de la voie pavée et de son logement, il se plaint
d'insomnies, dit faire des «fixations sur les bruits de la rue». Il
change d'appartement, s'installe cette fois dans une rue
piétonne. Les bruits persistent... Il déménage à nouveau.
Tente de s'aérer l'esprit, va courir dans les bois, ou sur les
prairies Kladdinger, une vaste réserve naturelle située le
long des pistes. Sa situation ne s'arrange pas : il note des
problèmes de vision, des acouphènes, des sensations
d'engourdissement. Il supporte très mal l'éloignement de
ses parents et de sa compagne.
Il se dit que ce n'est qu'une passade, cherche à se
concentrer sur sa formation, se promène sur l'aéroport,
visite le second site allemand d'Airbus, spécialisé dans la
fabrication d'ailes. Mais le cœur n'y est pas. « L'école est
super, les gens sympas, l'environnement génial. Mais je ne peux
pas profiter de tout ça... »
En réalité, Lubitz traverse un épisode dépressif grave,
sans symptômes psychotiques, qui se traduit par des
crises de panique, et même des idées suicidaires.
Les nuits de Brême sont infernales. Il n'oubliera jamais
ces interminables heures passées sans dormir, hanté par
un insaisissable mal.
« C'est la période la plus sombre de ma vie », écrit-il, dans
un journal de thérapie.

98
En novembre, avec l'accord de son encadrement, il
interrompt sa formation pour « raisons médicales ». Il
veut faire ses adieux à Brême. Ses parents cherchent à
l'en dissuader. Sur place, il entame un suivi pour «
dépression grave ». Lubitz est très malheureux. Il
voudrait retrouver les siens, mais ne pas voir ses rêves
de vol s'éloigner... Il sait qu'il est en train de tout gâcher.
Et pire, que le monde qu'il s'est inventé dans ses rêves,
le seul valable à ses yeux, est en train de s'effondrer à
jamais.
Il s'en veut. La crise s'aggrave. En décembre 2008, il
s'en remet à Dieu.
«J'aimerais à nouveau être en bonne santé... Dieu du
ciel... les semaines et les mois passés ont assurément été
les plus terribles et les plus difficiles de ma vie... J'ai de
très graves problèmes avec ma formation, c'est-à-dire que
les conditions de vie se sont modifiées de manière
drastique depuis septembre... et même si toutes les
possibilités me restent ouvertes, je ne vois pour l'instant
aucune issue... mes douleurs corporelles... mes
acouphènes, la diminution du goût et de l'odorat et cette
sensation de surdité me pèsent terriblement et me
poussent quasiment à la ruine. S'ajoute à cela que je
parviens à peine à avoir les idées claires et que je me
préoccupe exclusivement de mes douleurs et de l'absence
d'issue de ma situation. Tout mon entourage ne souhaite
que le meilleur pour moi et vraiment, chacun fait ce qu'il
peut. S'IL TE PLAÎT, aide-moi... donne-moi la force
de chasser les mauvaises pensées et d'arriver à nouveau à
un niveau d'équilibre dans mon corps, car c'est la base de
mon existence
99
future. Permets-moi de travailler sur moi-même... par petites
étapes mais du coup efficaces... je te remercie de ton aide...
S'IL TE PLAÎT, permets-moi enfin d'être à nouveau
heureux et en bonne santé... mes proches aussi le méritent... et
de cela je voudrais te remercier infiniment. »
Quand il parvient enfin à s'endormir, pour une heure
ou deux d'un sommeil qu'il oubliera, le réveil se fait plus
dur encore, en lui rappelant brutalement sa réalité : il est
toujours à Brême, toujours loin des siens et de ses rêves,
dans ce monde affreux des adultes et des
responsabilités, dans le monde des insomnies, des
souffrances et des acouphènes.
« Le patient est anxieux et instable », note un médecin
qu'il consulte, avant de conclure à une actuelle absence
de « tendance suicidaire ».
Lubitz veut être rassuré, aidé, pris en charge. Sa mère,
les médecins, Dieu...
Chaque matin en ouvrant les yeux, il lui semble
revivre son douloureux éveil au monde. Accablé de
mélancolie, il a l'impression de perdre son rêve, et d'y
avoir été abandonné. Il se sent trahi. Il se sent comme le
Petit Prince quittant sa planète, sa fleur... La tristesse que
de grandir, de se confronter à l'immuable fin de
l'immuable.
Pour ne pas penser il va courir, encore et encore. Seul,
des heures durant, il cherche à fuir, oublier. Le souffle
tombe au rythme de chaque foulée heurtant le pavé. De
plus en plus rauque, de plus en plus lourd. Jusqu'à
l'épuisement. Au bout de son effort, le coureur supporte
seul la douleur, seul et en silence.

100
Il veut aller plus loin. Se faire mal. Essayer d'éliminer
les toxines de cette conscience qui le ronge, en
asséchant son capital énergétique, en privant sa raison
d'oxygène et de sucre, en forçant ce cerveau maudit à
considérer une à une ses douleurs organiques, cette
crampe, ce point de côté, cette sueur qui lui pique les
yeux, et ne plus considérer qu'elles. C'est une sorte de
scarification.
Mais alors qu'il s'arrêtera enfin, cassé, anéanti, qu'il
poussera sa porte et rentrera chez lui, fébrile et prostré,
qu'il s'affalera dans son fauteuil, poumons en sang, le
souffle court, et que ses yeux ne se fermeront pas, et
qu'ils se fixeront sur le vide, et que peu à peu se dissi-
pera la totalité sensorielle de l'effort, alors il constatera
avec effroi que le mal est toujours là.
L'hiver a passé sur Brême son manteau de vent, de
froid et de pluie. Les rues sont noires, l'avenir n'est plus
qu'un souvenir.
Son obsession du bruit ne le quitte plus. «Même après
avoir emménagé ailleurs, écrit-il, mes oreilles ont continué à
se focaliser sur les bruits, du frigo, de la chaudière. » Il dit
percevoir des bruits de sonneries, ce qui est souvent
associé à la dépression. De fait, il dort de moins en
moins. S'endormir, c'est se fier au lendemain. Laisser
peu à peu le corps sombrer, et l'esprit se dissoudre.
Celui de l'insomniaque, trop sensible, irritable, harcelé
de bruits, d'idées et d'impatiences, n'atteint pas cet état
de sédation, de veille, propice à l'endormissement. Il
voit approcher l'heure du réveil, et décompte chaque
heure qui passe de son temps de sommeil. Il ne peut
s'en empêcher. Il ne parvient plus

101
à s'oublier. Au contraire, il est maintenu éveillé par sa
volonté même de dormir...
Il s'en veut. Il rumine. Il n'est pas à la hauteur, il n'a
pas les épaules...
Être pilote, c'est être l'homme indiscutable de son
uniforme, de la situation, être la voix des ordres, le seul
maître à bord, de qui dépend l'avion-univers. C 'est
assouvir ce besoin compulsif d'être reconnu. La seule
chose qui manque le plus cruellement du monde à
l'enfant gâté. Dans ses rêves, il pense que cette recon-
naissance lui est due. Chaque jour qui passe, il constate
avec effroi que ce n'est pas le cas. Être pilote, c'est se
prouver que le rêve est la réalité, et pas l'inverse. C'est
tout simplement devenir un homme... Lubitz veut se
prouver qu'il est digne de son monde. Il est un enfant
qui veut sauver son petit pays des merveilles...
L'enfant est si fragile face au rêve... Lubitz est si loin
de ses délires agencés, de sa vie de famille, de cette
puérilité organisée. Il est livré au chaos du rêve qui
s'effondre, seul, à la merci de sa fragilité, comme si les
murs de sa chambre et de sa maison et de sa vie étaient
soudain de sable.
Je n'ai moi-même jamais expérimenté la douleur, en
tout cas pas une douleur aussi intolérable que celle qu'il
décrit. Enfant, j'ai eu comme tout le monde des doutes,
des peurs, des manies de vieille fille... Mais on grandit,
on devient homme. Je ne dis pas que les doutes et les
manies partent, mais on finit par les digérer et les déte-
nir. Pourquoi Lubitz n'en a-t-il pas fait autant ?

102.
J'ai une manie, moi aussi. Cette montre, qui me suit
partout. Une vieille montre gousset, que je consulte
pratiquement toutes les heures. Le temps, rien de plus
angoissant... C'est vivant, ces choses-là, une sorte d'œil...
En l'occurrence, c'est bien plus qu'une simple montre.
Elle vient de mon père. C'était le cadeau d'une famille
anglaise dont le fils est mort dans l'accident de la
Turkish. Précisément, c'était sa montre, un souvenir de
famille. Mon père avait sympathisé avec eux durant
l'enquête. Quand il est parti à la retraite, et que j'ai repris
le flambeau, il m'a tendu la montre d'un air grave, en
disant : « Pour que tu n'oublies jamais pourquoi tu fais
ce métier. » Mon père est mort peu de temps après.
Cette montre est devenue son œil. Elle est aussi la
charge morale de ces centaines de victimes, qui repose
sur moi. Elle est la conscience du temps qui passe, du
temps de cette enquête, de la chute de cet Airbus... De
la vie. C 'est un gri-gri d'enfant et un totem de vieillard,
qui m'angoisse et me rassure, dont j'ai l'impression que
je ne pourrai jamais me défaire. Le temps gagne toujours...
Et je crois que même si on m'enterrait, l'œil serait dans
la tombe et me regarderait. Comme dans le poème.
Mais cette montre, c'est mon affaire, ma manie hon-
teuse. Elle ne m'empêche pas de travailler, de dormir et
de penser.
Lui, c'est totalement différent. Ses manies l'ont
dévoré. Les fragiles remparts de sa virilité naissante, ses
avis tranchés, ses opinions définitives, sa posture
faussement déterminée, ne parvenaient plus à endiguer
la marée montante de ses peurs.

103
La nuit, dans ses insomnies, Lubitz affronte le réel. Et
le jour il rêve... Il est piégé dans cet état permanent de
demi-conscience.
Sa famille évoquera « une peur infondée de l'échec ».
Rien n'a plus de force de récurrence qu'une pensée
désagréable. Les gens solidement ancrés dans la vie y
prêtent à peine attention. Il n'en va pas de même pour
ceux dont l'existence se résume aux sables mouvants
des rêves...
Car c'est toujours là, dans le rêve, que le combat se
perd. Andreas a tellement cru en cet univers, l'a rendu si
réel, si total, qu'il est totalement désarmé de le voir se
retourner contre lui.
Le rêve a mis en évidence sa vulnérabilité. Et c'est
simplement l'âge qui met en évidence sa condition
humaine. Mais chez Lubitz l'hypersensible, ça se traduit
par la panique, la mélancolie, l'hypocondrie, l'insomnie,
les douleurs, les troubles psychosomatiques. Son corps
qui le lâche lui fait peur. Il voit sa vulnérabilité, et à
travers elle il voit sa mort. Et son corps subit ses idées.
Tout le ramène à ses tourments. Les larmes lui montent
aux yeux en regardant la télévision. Tout s'associe à son
mal. Le bonheur passé devient son pire ennemi. Les
bons souvenirs ont la froide douleur des paradis perdus.
Lubitz a connu les réveillons les plus heureux du
monde. Il ne peut s'empêcher de repenser à ces jouets
de bois vernis, à la magie de ce moment hors des temps,
à ce miracle à l'odeur de cire dans des pelures d'orange,
à ce bois qui crépite, à cette neige qui peu à

104
peu recouvre les bruits du monde, à cette famille unie
qui brille des yeux...
« Le souvenir du temps passé me fait pleurer, écrit-il le 1er
janvier 2009, au plus fort de la crise. Je ne crois pas
vraiment que je puisse retrouver cet état... Je voudrais être délivré...
»
L'imaginaire est une inépuisable source de souffrance,
en ce qu'il postule à l'infini des situations angoissantes.
Quel traitement pourrait contrer ce mal ? Le yoga, les
paroles, la méditation, les médicaments semblent
incapables de réduire le monde menaçant qui s'est
installé aux commandes du jeune Andreas. Le sujet
n'arrive plus à dominer les violentes émotions qui le
torturent. Très vite il ne pensera plus qu'à la mort, à ce
zéro absolu, cet étalon de tout, qui ramène toute chose
à rien.
À la dernière extrémité, il conclut des « pactes anti-
suicide » avec son psychiatre. La crise est grave, et à
partir de janvier 2009, il sera traité pour « dépression
réactionnelle ».
«Je me sens si triste... je suis si désespéré... je vois comment le
monde tourne à côté de moi alors que je ne suis pas à la
hauteur de situations élémentaires, c'est-à-dire que je ne vois
aucun moyen de revenir à une vie normale et accomplie ! !
Physiquement, je suis terriblement mis à contribution... je
n'arrive jamais véritablement à me reposer... j'attends
toujours un petit miracle... je souhaite enfin une rédemption...

105
Tristesse de donner de tels soucis à mes congénères...
j'aimerais mieux ne plus exister que de continuer à
vivre... tristesse infinie... Je prie, j'implore une
amélioration... mais je ne crois pas en moi-même... Je
suis envieux, jaloux et triste car tous autour de moi sont
à peu près en bonne santé... Des racines de ma vie
antérieure me précipitent dans la ruine... Les souvenirs
des temps anciens me font pleurer... aucune croyance
sérieuse en un retour â cet état... j'aspire â la
rédemption... grâce aux paroles constructives des autres,
il m'arrive parfois de croire que j'ai laissé tout cela
derrière moi, de croire que la malédiction est enfin
passée... le dernier recours qui me rend parfois en partie
heureux est la possibilité de sauter du haut d'une falaise. »
Son psychiatre lui a prescrit du Cipralex et du
Mirtazapin, deux antidépresseurs destinés aux cures de
plusieurs mois. Le Cipralex augmente la quantité de
sérotonine disponible entre les cellules nerveuses, le
Mirtazapin inhibe et limite sa recapture. La sérotonine
est un neurotransmetteur essentiel à la stabilité de
l'humeur. Les sujets dépressifs — ou drogués voient
leur activité sérotoninique se réduire. L'humeur
dépressive accentue cet état, enclenchant ainsi un cercle
vicieux dépressif. Le Mirtazapin est par ailleurs réputé
efficace quand la dépression s'accompagne d'insomnie
rebelle et de comorbidité anxieuse.
Sans surprise, Lubitz est jugé « Unfit to Fly »par le
Bureau de l'aviation civile américaine.

106
«Mon rêve professionnel de devenir pilote est quasiment
terminé =je rumine, je réfléchis sans fin », poursuit le jeune
homme, alors âgé de vingt-et-un ans.
Il a tout misé sur son rêve, et il est en passe d'être
vaincu par lui. Et il sait que la matrice onirique, la
source de tout, est l'environnement familial dans lequel
il s'est construit, dont il ne parvient à supporter
l'éloignement.
«Mon père et ma mère sont en moi, ils ne doivent pas
forcément être présents corporellement = je peux être heureux
seul », veut-il croire en février 2009, alors que son retour
à Montabaur semble améliorer son état.
C'EST PENDANT L'ORAGE
QUE L'ON CONNAÎT LE PILOTE.
– Sénéque.
Après quatorze longues secondes d'attente, la porte
s'est déverrouillée.
Le commandant de bord est entré, s'est installé à son
poste, en grommelant quelque chose à propos des toi-
lettes hors d'usage. En son absence, Lubitz a joué avec
le sélecteur d'altitude. Était-ce une simple répétition ? A-
t-il hésité à agir, pensant qu'il n'aurait peut-être pas de
meilleure occasion ?
Sondheimer ne semble rien remarquer d'anormal.
Lubitz vient peut-être même de gagner sa confiance.
Après avoir reçu l'autorisation de descendre au niveau
de vol 100, soit 10 000 pieds, soit 3 000 mètres, en
réduisant sa vitesse à 250 nœuds, l'appareil descend vers
le niveau 30, soit 3 000 pieds, soit 900 mètres, en
réduisant encore sa vitesse. Il sort progressivement ses
volets porteurs, dépasse alors Barcelone et vient
effectuer un long arc de cercle au sud de la ville, pour
ajuster sa descente vers la piste 7 gauche de l'un des plus
beaux aéroports du monde, baigné par la Méditerranée.
Le temps, bruineux et nuageux, ne permet guère aux
passagers d'admirer le paysage. L'avion entame sa phase
d'approche, passe sous les 3 000 pieds et les 150 nœuds.
À 140 nœuds, le commandant de bord sort le

111
train d'atterrissage, déconnecte le pilote automatique et
reprend en main l'appareil. Une voix synthétique
annonce : « minimum, one hundred. » Trente mètres du
sol, c'est le seuil de décision : si le commandant de bord
ne voit pas la piste à cette annonce, il doit remettre les
gaz et effectuer un « go-around », c'est-à-dire reprendre de
la hauteur, et différer son approche. Ici, la vision est
excellente. Le lièvre, la ligne des feux à éclats balisant
l'approche sur près de neuf-cents mètres, est superflu.
L'avion dépasse l'extrémité sud de la piste, visiblement
humide. Les lignes jaunes défilent, le tarmac se
rapproche. Sur un angle de descente de 3°, l'Airbus se
présente plein axe, parfaitement en ligne. La voix
poursuit : « fifty, fourty, thirty »... En tirant légèrement sur
son mini-manche, le commandant redresse le nez de
son appareil, laisse les roues arrière toucher le sol.
L'avion se pose en douceur, à 7 h 57.
Le commandant de bord pousse alors lentement le
mini-manche, rétablit l'assiette, pose les roues avant puis
actionne les freins et inverse la poussée des réacteurs.
En soulevant sous ses ailes des tourbillons de vapeur
d'eau, l'appareil décélère lentement, jusqu'à une
quarantaine de kilomètres heure. Les passagers, surtout
les novices, sont soulagés. L'avion quitte alors la piste,
au ralenti, puis remonte le taxiway en sens inverse, et
rejoint les rampes du terminal.
Lubitz a rallumé l'APU. Une fois l'avion immobilisé,
il actionne le frein de parking et éteint les réacteurs.

112
Les rampes de débarquement se mettent en place.
Les portes s'ouvrent. Dans la bonne humeur, les pas-
sagers commencent à quitter l'appareil. Le personnel
leur souhaite une agréable journée.
Le commandant de bord contacte alors le centre de
maintenance de la Germanwings, à Cologne, au sujet
du problème de la chasse d'eau des toilettes avant. Un
technicien lui conseille de réactiver les fusibles du sys-
tème, localisés à l'arrière de l'avion. Le débarquement
des passagers n'étant pas terminé, le commandant de
bord a répondu qu'il réaliserait cette manipulation dès
que possible, et recontacterait le service en cas de
persistance du problème.
Il reste à l'équipage le vol retour, dont le départ est
prévu à 9 h 35. Procédures, contrôles et embarque-
ment compris, les deux hommes ont une petite heure
devant eux. L'escale sera courte.

Six ans plus tôt, à Montabaur, l'environnement


familial retrouvé semble faire des miracles. Andreas
Lubitz reprend peu à peu confiance en lui. Il répond
au traitement, et s'ouvre à la psychothérapie. Il parle
d'une « pause » nécessaire, ayant accumulé « trop de
stress », s'étant mis « trop de pression ». La situation
semble s'éclaircir. « Contre toute attente, je suis à
nouveau en bonne forme », écrit-il en avril. Il demande
alors la prorogation de son certificat médical,
nécessaire à la reprise de sa formation. Mais la
Lufthansa hésite à valider son aptitude à voler.
Lubitz est toujours sous traitement.

113
En attendant le précieux sésame, la pratique intensive
de la course à pied, remède éprouvé en matière de
gestion du stress — l'activité physique augmente
notamment la production de sérotonine —, lui permet
de se rapprocher de son père Günter. En 2007, aux dix
kilomètres de Montabaur, Lubitz s'était classé 72ème sur
780 participants. Il a couru son premier marathon à
Mittelrhein, le 6 juin 2.009, avec David Guetta à fond
dans les écouteurs. Avec un temps de 3 h 54, il a
devancé son père de quatre minutes.
Le 10 juillet 2009, son psychiatre traitant, le docteur
Salomon, fournit à la Lufthansa un rapport indiquant
que son patient est « tout à fait en bonne santé » et que «
le traitement est terminé ». Il recommande la délivrance
d'un certificat médical, que la Lufthansa n'a plus de
raison de refuser.
Pour Lubitz et sa famille, c'est un soulagement
immense. Il va pouvoir reprendre sa formation.
L'épreuve semble derrière lui, et le rêve n'est pas mort...
Accompagné des siens, il retourne à Brême. La famille
ne lésine pas : selon ses mots, son nouvel appartement,
près de l'aéroport, est tout simplement « le plus beau de
Brême ». Le 16 juillet 2009, il écrit : « Je suis assis ici
aujourd'hui à mon bureau dans un appartement somptueux,
à Brême, et alors que je vous écris, je suis tellement touché que
j'en ai les larmes aux yeux. De manière tout aussi inattendue
que ce qui m'est arrivé, des larmes coulent maintenant le long
de mes joues. Tout va bien. Merci à ma famille, surtout à ma

114
mère Ursula, qui ma sauvé du pire et qui est sans doute
la personne qui a le plus souffert dans cette épreuve.
Merci de m'aimer. Je voudrais aussi remercier ma douce
petite amie Kathrin, qui a passé beaucoup de temps avec
moi et m'a accompagné dans les jours les plus sombres de
ma vie et n'a jamais cessé de croire en moi. MERCI d'être
restée avec moi. »
Le 2.8 juillet, Lubitz reçoit son certificat médical de
première classe — réservé aux pilotes professionnels —,
frappé cependant d'une réserve, indiquant qu'il deviendrait
« non valide » en cas de rechute dépressive. Le 26 août, il
reprend sa formation. Il semble aller beaucoup mieux. Il
est un bon élève, appliqué, et passe tous ses examens avec
succès.
En octobre, son psychiatre décide qu'il n'a plus
besoin de traitement. Il est officiellement guéri...
L'hiver suivant se passe sans encombre. Le certificat
de vol de Lubitz est prorogé le 24 février 2010, toujours
avec l'appui de son psychiatre traitant, qui précise que le
traitement est terminé, que son patient est pleinement
guéri, et que sa motivation pour devenir pilote a «
contribué au succès du traitement ».
En arpentant les rives de la Weser, là où Lubitz est
forcément allé courir, je me fais la réflexion que ces
données médicales sont intéressantes, mais forcément
incomplètes. Lubitz voulait guérir, certes, mais il voulait
d'abord voler. Il lui a rapidement fallu choisir : être
malade, ou mentir. A quel point a-t-il pu dissimuler la
véritable nature de son mal ?

115
Dans l'aéroport de Barcelone El-Prat, une annonce a
retenti : « Señorasy señores, los passajeros del vuelo noventa y
cinco veinticinco con destino a Dusseldorf se recomienda a llegar
a la puerta B. Meine Damen und Herren, die Passagiere des
Fluges fünfundneunzig fünfundzwanzig nach Düsseldorf,
werden gebeten, sich ans Tür B zu begeben. Ladies and
gentlemen, passengers of flight ninety five twenty five to
Düsseldorf, are asked to report at Gate B. Mesdames et
messieurs, les passagers du vol quatre-vingt-quinze vingt-cinq à
destination de Düsseldorf, sont priés de se présenter à la porte B. »
Dans le gigantesque hall du terminal 2, plusieurs
dizaines de passagers, impressionnés par l'immensité
de l'univers aéroportuaire, se sont alors hâtés vers la
porte B, pressés par cette étrange fébrilité, cette
crainte irrationnelle de manquer le vol, ou pire, de
poser problème et de se faire remarquer.
Les vérifications sont donc effectives : Sondheimer
vient de donner le top de l'embarquement.

Le 18 juin 2010, Lubitz demande cette fois un cer-


tificat médical de troisième classe, indispensable à la
poursuite de sa formation. Un tel document permet
d'assurer « les services du contrôle de la circulation
aérienne ». Une formalité, pour qui a déjà un
certificat de pilote. Mais le 14 juin 2010, en
remplissant le formulaire de l'Administration fédérale
de l'aviation — la FAA —, Lubitz a commis une
grave erreur... Il a menti.

116
Face à la question « Avez-vous déjà été diagnostiqué
comme souffrant de troubles mentaux, dépressifs,
anxieux, etc. ? », il a coché la case « non ». Il a encore
coché la case « non » face à la question lui demandant
s'il avait déjà été hospitalisé. Plus bas, il a laissé vierges
les trois lignes lui demandant de lister les médecins
consultés ces trois dernières années, et la raison de ces
consultations.
En vérifiant son dossier, un docteur de la FAA s'en
est aperçu. Aux États-Unis, un tel parjure peut envoyer
un pilote en prison, lui valoir 250 000 dollars d'amende,
ou tout du moins le radier à vie des autorisations de
vol... Lubitz recevra un simple avis de mise à jour.
Comme une seconde chance. Dans le questionnaire du
18 juin, il est cette fois fait mention de sa «dépression
réactionnelle ». Cet « historique médical significatif »
compromet fortement ses chances de voler.
Le 8 juillet, il reçoit une lettre de la FAA. « Nous
sommes pour l'instant dans l'incapacité d'établir votre
éligibilité à détenir un certificat médical vous autorisant
à voler. » Pour statuer, et compte tenu de son passé
dépressif, l'agence lui demande « un bilan actuel et
détaillé » de son médecin traitant. La délivrance est donc
suspendue à ce nouvel examen. C'est un coup dur, mais
son psychiatre, compréhensif, va l'aider. Le 10 juillet
2010, il écrit à la FAA pour évoquer la « rémission
considérable » de son patient, qu'il dit maintenant
« alerte et pleinement rétabli, sans rémanence ni
troubles de la mémoire ». « M.

117
Lubitz a complètement récupéré, sans aucun trouble
résiduel. » Le praticien certifie qu'il est maintenant «
stable émotionnellement», «tout à fait en bonne santé »,
et ajoute que « le traitement est terminé ».
Le 28 juillet, après analyse du dossier, la FAA accepte
finalement de délivrer le certificat, avec réserve :
« L'exploitation d'un aéronef est interdite en cas
d'apparition de nouveaux symptômes ou d'évolutions
défavorables ou lorsque des médicaments et/ou un
traitement sont nécessaires. »
Si son sort reste suspendu à une éventuelle rechute, il
peut néanmoins passer à la dernière étape pratique de sa
formation, à savoir quatre mois au centre
d'entraînement de Goodyear, situé à Phoenix, dans
l'Arizona. Lubitz s'y exerce aux commandes de
simulateurs et de petits appareils de tourisme de type
Bonanza. Il y entre le 8 novembre 2010, y vole une
centaine d'heures, et en sort le 2 mars 2011.
La famille Lubitz sable le champagne. Andreas a sur-
monté cette excursion hivernale américaine, et rentre en
vainqueur. Il peut désormais piloter des avions de ligne.
Sa licence est renouvelée, mais cependant toujours
frappée de la mention « ***SIC**incl. PPL*** », qui
signifi « Second in command », soit copilote, et « Examens
médicaux spécifiques réguliers — contacter l'autorité de
délivrance des licences ».
Cette limitation le suivra. En cas de nouveaux symp-
tômes dépressifs, sa licence sautera. Il le sait.
Et il va devoir surmonter un autre problème, plus
inattendu: le marché est surchargé de pilotes

118
titulaires. Personne ne veut d'un jeune diplômé. Mais
Lubitz ne veut pas attendre. En juin 2011, il devient «
personnel navigant commercial » à la Lufthansa, c'est-à-
dire steward. « Pousseur de chariot », comme disent les
pilotes. Pour avoir un pied dans l'entreprise de ses
rêves...
En parallèle, il continue sa formation de pilote de
ligne et, en décembre 2013, il obtient enfin la qua-
lification pour voler sur A320. Son avion préféré... Il
entre alors à la Germanwings, la filiale à bas prix de la
Lufthansa, où il est titularisé copilote en 2014. Après
trois longues années passées à vendre des jus de tomate
aux passagers, le voilà dans le saint des saints... À vingt-
cinq ans, Andreas Lubitz gagne 65 000 euros par an.
Dès qu'il le peut, il rend visite à ses parents, ses grands-
parents et ses amis, vêtu de son uniforme. Il porte
fièrement les épaulettes à trois barrettes de sa chemise
blanche, le logo ailé sur son cœur, les trois galons dorés
sur les manches de son costume bleu nuit...

À Barcelone, devant la porte B du terminal 2, les


réacteurs de l'A320 sont en marche. L'équipage est
opérationnel, les passagers s' interrogent et Sondheimer
s'impatiente. À ses côtés, Andreas Lubitz ne dit rien. La
procédure de départ du vol retour 4U9525, à
destination de Düsseldorf, est bouclée depuis
longtemps. D'après mes homologues espagnols de la
Commission d'enquête des accidents de l'aviation civile,
ce retard est essentiellement dû à

119
la congestion du trafic de l'aéroport. Le départ était
prévu à 9 h 35. Il est 9 h 47 quand l'appareil est
autorisé à quitter sa porte de départ. Par une
température extérieure de 12°, il effectue un long
roulage pour rejoindre la piste 7 droite détrempée, à
l'extrémité sud de l'aéroport, près de la mer. L'A320
partira avec vingt-six minutes de retard. Dans son
message de départ, le commandant de bord promet
aux passagers de rattraper ce délai pendant le vol.
L'arrivée à Düsseldorf, initialement prévue à 11 h
39, est désormais annoncée à 11 h 55.
Pendant que son commandant faisait le tour de l'ap-
pareil, avec un mécanicien, pour l'inspection rituelle
des volets, des moteurs et du train, Lubitz, enfermé
dans la cabine, s'est occupé des pleins, de la radio, et a
entré les paramètres de navigation. Quand le signal de
l'embarquement a été donné, Lubitz a-t-il vu ses der-
niers passagers monter ? A-t-il jeté un regard vers eux
? En a-t-il eu le temps ?
Il a la tête emplie d'une idée fixe. Son acte le ronge.
Il croit que le monde entier l'observe et parle de
lui, parce qu'il se sait coupable. La check-list le sauve,
lui permet de détourner son attention. Et rien n'est
encore arrivé...
À 10 heures et 40 secondes, en bout de piste 7
droite, l'A320 immatriculé D-AIPX met plein gaz.
À 10 heures 1 minute et 10 secondes, le monstre
s'élève, le miracle s'accomplit, une fois encore.

120
Du sol on regarde l'éclat blanc du fuselage se ternir
dans la chaleur de son sillage, monter dans le lointain, se
confondre avec la bruine, et disparaître.
Peu à peu le vacarme s'estompe. Les feux de position
clignotent encore un instant, comme un phare se perd
dans l'horizon. Puis plus rien. Le bruit des réacteurs
s'éteint dans le bruit de fond. Plus d'image et plus de
son.
Le vol 4U9525 de la Germanwings s'élève au-dessus
de la Méditerranée, traverse les nuages et la bruine. Va
retrouver le soleil.
LA VANITÉDE TOUT CE QU'IL
A CRU, DE TOUT CE QU'IL A
BEAUTÉ, LE MENONGE DE LA .
BONTÉ, L'IRONIE DE TOUTE .
SCIENCE HUMAINE .

– Jules Soury
Un décrochage, c'est la perte de portance de l'avion.
Comme un bateau sur l'eau, l'avion en vol est en effet
porté par la circulation du fluide contre ses ailes. Si
l'appareil manque d'air ou de vitesse, le fluide rompt son
écoulement autour des ailes, et le corps chute vers le sol.
Assis à mon bureau, avec tout le sérieux d'un dément
entre deux crises, je confectionne un bel avion de
papier. J'étudie ses bords, son empennage. J'évalue sa
portance. Et je le lance à travers le salon. Il s'élève
suivant une belle trajectoire curviligne, puis s'arrête, et
tombe sur place. C 'est un décrochage qui a eu raison
du vol Rio — Paris, en 2009. Désorientés par un
mauvais affichage des vitesses, il semble que les pilotes
ne l'aient pas compris. Cabré, l'avion chutait, et plutôt
que de remettre plein gaz et de le forcer à piquer, pour
retrouver de la portance, ils ont tiré sur le manche pour
le cabrer, maintenant les ailes dans un angle d'incidence
supérieur à 25°, accentuant ainsi le décrochage.
Qui se penche un peu sur la vie d'Andreas Lubitz,
sans même en connaître l'issue, comprend qu'il perdra
tôt ou tard sa portance. Depuis 2008, il consulte six
médecins par an. Pour échapper à ses démons, à la
pesanteur de ses peurs, il n'avait d'autre choix que

125
de maintenir plein gaz, et de tirer sur le manche. Il va
prendre de la hauteur, de l'incidence... Jusqu'à quand ?
Titularisé par la Germanwings, il a dû déménager de
nouveau, loin de ses parents. À cent-trente kilomètres,
précisément, dans un bel appartement de la banlieue
huppée de Düsseldorf, où il vit avec sa compagne, tout
en passant la plupart de ses weekends au domicile
familial de Montabaur.
Il pratique toujours la course à pied, et rêve toujours
de vols long-courriers, et de devenir commandant. Mais
le métier est stressant, les rotations s'enchaînent,
l'éloignent régulièrement des siens, de la stabilité dont il
a besoin.
Sa sensibilité est mise à l'épreuve. S'il ne tient pas le
choc, il sait que d'autres le remplaceront: les ressources
humaines des compagnies ne s'embarrassent pas de
salariés fragiles, incapables de suivre le rythme. Ça
ajoute à son anxiété.
2014 fut une année difficile pour la Lufthansa. Un
conflit social autour de la retraite des pilotes a coûté
deux-cents millions d'euros à la compagnie. La pression
sur les jeunes titulaires s'est accrue. S'il veut devenir
commandant, Lubitz doit apprendre à subir, sans
broncher. De fait, il effectue près de trois-cents vols
cette année-là... Sous l'uniforme, les failles se rouvrent. Il
a parfois du mal à dormir, la lumière vive le rend
nerveux. Tout ça accentue sa peur de la rechute, qui le
radierait aussitôt du cercle très fermé des pilotes... Il
repense à ses nuits à Brême, il repense à ce mal ancien,
venu de nulle part fin 2008, et reparti

126
de la même manière, ce mal qui l'a tyrannisé au point de
vouloir en finir. Et s'il revenait ?
Fin juillet 2014, son contrôle médical annuel est bon.
RAS, « Fit to Fly », c'est-à-dire « apte à voler ». Mais la
restriction liée à la dépression demeure. Un homme sur
six souffre de syndromes dépressifs. Plus de la moitié
des dépressifs « guéris » vivront un jour une rechute.
Dans une année si éprouvante, c'est une épée de
Damoclès... Et il semble bien qu'en novembre, l'épée
soit tombée.

Cinq mois plus tard, dans mon bureau du Ve, je suis


assis face à mon écran. J 'y vois le reflet de mon visage.
J'ai les traits tirés, les yeux cernés, ce regard bancal qui
me fait peur. Ma montre est posée côté de moi. Il me
reste à peine trois semaines pour boucler ce rapport. J'ai
l'intégralité du dossier médical d'Andreas Lubitz sous les
yeux. Ce que j 'y découvre est effarant...
Le 24 novembre 2014, il a consulté un médecin, suite
à « un accident de voiture ». Il est légèrement touché
aux vertèbres. L'explosion de l'Airbag aurait déclenché
des acouphènes et des troubles de la vision. Il se dit «
plongé dans le noir » à plusieurs reprises. Suite à sa
consultation, il obtient un arrêt maladie de sept jours.
A-t-il inventé cet accident pour masquer une rechute
de ses symptômes dépressifs ? J 'ai couru les casses,
appelé les assurances, harcelé la police... Je n'en ai pas
trouvé la moindre trace. Le carnet de vol publié par sa
famille évoque bien un accident de voiture...

127
mais trois mois plus tôt, le 5 août. Lubitz est d'ailleurs
arrêté neuf jours à cette occasion.
Toujours fin novembre, il consulte un médecin ORL,
se plaint de troubles de la vision, évoque une année très
stressante. Le praticien se fait la réflexion qu'il n'aimerait
pas être le passager d'un tel pilote...
Le 1er décembre, Lubitz demande à la Lufthansa de
supprimer la clause de restriction sur sa licence, sans
doute pour échapper aux conséquences d'une rechute
dépressive, qu'il sent venir à grands pas... Le 4
décembre, il consulte à nouveau, pour « maux de gorge
» et « maux de tympans ». Il confie à son père voir le
monde comme à travers un filtre coloré, comme
lorsque l'on porte des lunettes de soleil. Devant les
différents médecins consultés, il n'évoque que son «
accident », et ne parle pas de ses antécédents. Il se plaint
de troubles du sommeil. Et sa vision est touchée, il
l'assure : « Je vois des étoiles, des halos, des éclairs de lumière,
des stries, des insectes volants... »
Les praticiens se montrent prudents. Certains
penchent pour un décollement de la rétine. L'un d'entre
eux évoque une vision « diminuée de 30 % ».
Le 7 décembre, il part en vacances à Abu Dhabi, dans
un A340 de la Lufthansa. Il passe quelques jours au
Khalidiya Palace. Tente de se détendre... Mais ses
problèmes de vision persistent.
Peu de temps avant Noël, un début de dégénéres-
cence maculaire lui est diagnostiqué, verdict infirmé par
d'autres spécialistes, qui échouent à identifier une cause
organique.

128
Le 22 janvier 2015, il consulte à nouveau, pour
troubles de la vision. Lors d'un footing, Günter Lubitz
observe une « baisse des performances » de son fils. Le
27 janvier, il reprend contact avec son psychiatre
traitant pour lui demander une attestation certifiant qu'il
est en bonne santé, selon lui « pour éviter de payer un
supplément d'assurance », et surtout pour tenter de
lever la restriction de sa licence de pilote, suspendue à
une éventuelle rechute dépressive. Le médecin
s'exécute de bonne grâce, sans le réexaminer.
Le 17 février, un médecin lui diagnostique un com-
plexe psychosomatique, avec troubles anxieux, et
troubles de la vision. Il lui prescrit un arrêt de travail de
huit jours, que Lubitz ne transmettra pas à la
Germanwings. Le même jour, sa généraliste de
Düsseldorf l'oriente vers un psychothérapeute et un
psychiatre, pour traiter des troubles psychosomatiques
et anxieux. Elle note: « Perturbation visuelle subjective
», et lui prescrit du Zopiclone, un somnifère,
strictement interdit aux pilotes par l'Agence
européenne de la sécurité aérienne.
Les insomnies persistent. Lubitz augmente les doses,
sans effet. Le 22 février, il se voit prescrire un nouvel
arrêt maladie de trois jours. Ses proches s'inquiètent.
Lubitz est obsédé par l'idée de devenir aveugle. « Il perd
l'espoir d'une amélioration », écrit sa mère à son ancien
psychiatre traitant, le 23 février. « Les somnifères ne
l'aident pas. Rien ne le détourne de sa théorie de la cécité. »
Elle prie le praticien de l'examiner de nouveau, ce qu'il
fait le 14 février. Ce dernier ne

129
relève « aucun syndrome dépressif à proprement parler
», et lui prescrit tout de même du Mirtazapin, un
antidépresseur.
Durant ce marathon médical, Lubitz veille toujours à
dissocier ces diagnostics de son métier. En dépit de son
état, durant les trois mois précédant le crash, il effectue
107 heures de vol, dont une trentaine au cours du
dernier mois. Cela représente onze jours de travail en
décembre 2014, neuf en janvier lois, sept en février et
huit en mars, à raison de deux à quatre vols par jour de
travail. Et il parvient toujours à donner le change... Il est
pourtant rongé vif par la terreur de perdre son emploi,
de voir son rêve, pour lequel il a tant investi, exploser en
plein vol. « Er war voller Angst », note un
ophtalmologiste. Il est plein de peur.
Il semble que ce trouble anxieux généralisé se soit
traduit par des crises de panique, des troubles de la
vision, de l'audition, des insomnies. Le cerveau ne par-
vient plus à se déconnecter. Il est assailli d'angoisses et
incapable d'y trouver des réponses rationnelles. Il se
focalise sur des dérivatifs, de faux traitements, des idées
de plus en plus délirantes.
Dans « L'heureux journal d'Andy », tenu du 1er janvier
au 8 mars 2015, dans le cadre d'une nouvelle
psychothérapie, Lubitz écrit : « J'ai trop de travail etje ne suis
pas capable de le faire correctement. » À cela s'ajoute la peur
d'être « découvert ».
Il y consigne ses heures de sommeil, désespérément
courtes, et ajoute ses impressions personnelles.

130
« Le traitement psychiatrique, la dépression sévère... Le rêve de
devenirpiloteprendfin.»
Ses démons l'ont rattrapé. Le mal ancien est revenu...
«Tristesse. Je vois comment le monde me passe à travers. »
«Je peux à peine penser clairement, et je suis essentiellement
préoccupé par ma situation désespérée. »
Lubitz est de retour six ans en arrière, dans l'hiver en
enfer de 2008. Les nuits de Düsseldorf sont devenues
celles de Brême. Son mal demeure un mystère. Ses
examens sanguins sont bons. Ça le rassure et l'effraie à
la fois. Le 2 mars, il est invité par la clinique
neurologique de l'université de Düsseldorf à reprendre
une psychothérapie. Il se voit prescrire du Lorazépam,
un anxiolytique. Le 9 mars, il consulte un nouveau
médecin, qui est d'avis que Lubitz traverse « un
événement psychotique ». Il lui prescrit un nouvel arrêt
de travail, à la durée indéterminée. Une fois encore,
Lubitz ne le transmet pas à la Germanwings. Il ne peut
pas s'arrêter. Pas encore, pas maintenant. Il est agité,
nerveux, mais parvient pour l'instant à se contrôler.
Aucun praticien ne remarque de délires,
d'hallucinations, ou de tendances suicidaires. Le 10
mars, soit quatorze jours avant le crash, il écrit à son
ancien psychiatre : « Comme j'ai peur de devenir aveugle et que
ça devient une fixation, je ressasse cette idée sans cesse et le stress
augmente, ce qui fait que je ne parviens plus à dormir du tout. » Il
dit subir « des attaques de panique » par rapport à sa vision.
Il les attribue, peut-être à juste titre, à l'augmentation

131
de son traitement de Mirtazapin. Manifestement à bout,
il dit dormir au maximum deux heures par nuit, assure
ne voir que 30 % des objets, être assailli par des flashs
lumineux. « Le blanc ne semble plus blanc », s'alarme-t-il. Il
dit prendre des doses supplémentaires de Mirtazapin et
de Lorazépam, sans que ces médicaments ne paraissent
l'aider. Il refuse de se pencher sur une cause
psychologique : « Les considérations qui relèvent de la
psychologie des profondeurs me mettent mal à l'aise. Bien
entendu, on pourrait chercher des éléments déclencheurs, mais
il me faudrait de toute urgence de l'aide pour pouvoir dormir,
réduire le stress, et continuer à me servir de mes yeux.»
« Si je n'avais pas ce problème aux yeux, tout irait bien,
ajoute-t-il. Il n'y a, en principe, aucune raison pour que j'aie
ce problème maintenant. »
La conclusion du psychiatre est sans appel :
« Suspicion de psychose menaçante ». Le même jour, la
généraliste de Düsseldorf avec qui il vient d'avoir une
longue discussion, remarque que Lubitz se montre
persuadé que ses troubles ont une origine organique
réelle, ce qui est typique de la psychose.
«Stall stall stall », répétait l'alarme de décrochage, tout
au long de la chute du vol Rio — Paris. Et qu'ont fait
les pilotes ? Ils ont continué à cabrer, de toutes leurs
forces, sans jamais admettre la vraie nature du
problème.
« Andreas Lubitz a répété avec une fréquence
remarquable et détaillée la nature des symptômes
affectant sa vision, a déclaré le procureur de

132
Düsseldorf, mais il n'a pas été capable d'accepter les
suggestions de diagnostics alternatifs, notamment ceux
mentionnant des causes psychologiques. »
La généraliste cherche à le faire transférer à la
clinique psychiatrique de Düsseldorf. Lubitz refuse.
Une hospitalisation équivaudrait à la fin de sa carrière.
Ce n'est pas envisageable. Et c'est aussi une question
financière : en cas d'inaptitude, une assurance,
contractée automatiquement par la Germanwings,
l'aurait remboursé du coût de sa formation, mais
n'aurait pas couvert une éventuelle perte de salaire.
Raison de plus pour dissimuler à sa compagnie son
état.

J'ai laissé là mon rapport et je suis sorti. Il pleuvait.


Peu importe, je devais marcher. Laisser le froid me
saisir, éteindre sous le fracas de cette pluie sale le feu de
mes pensées. Les grosses gouttes martelant la chaussée
ont soudain crépité sur mon crâne. Rapidement, j 'étais
trempé. Yeux glacés, cheveux plaqués, ruisselant, je
devais avoir l'air d'un fou, allant ainsi au hasard à
travers la ville, errant dans mon brouillard liquide,
comme Lubitz avait erré dans les limbes de son rêve.
J'avais besoin de cette marche glacée pour digérer
toutes ces aberrations. Quelle situation que la sienne...
Sa dépression découverte, il perdrait son salaire et ne
pourrait plus jamais voler. De fait, qu'ils aient été
compréhensifs, ou trompés par lui, aucun
professionnel de santé n'a informé une quelconque
autorité de l'aviation de son état mental préoccupant.
Pas plus

133
que sa famille, ou que ses collègues. Et lui, que pouvait-
il faire ? Devait-il appeler sa compagnie pour se déclarer
en pleine rechute ? Il était pris au piège. C 'était une
souris dans un labyrinthe, un labyrinthe infesté de chats.
La compagnie, les règles, le travail, la dépression... Sa
seule issue était le poison.
Mais d' ici-là, quelle habileté pour voler sous les
radars...
« Ses arrêts médicaux ne nous ont pas été transmis »,
a fait valoir le patron de cette compagnie qu'il idolâtrait.
« Ses capacités techniques étaient excellentes, sans
exception. »
En Allemagne, le secret médical est sacré. Rien
n'oblige les praticiens à transmettre leur diagnostic aux
employeurs des pilotes. Trahir le secret médical est
même puni par la loi, et par l'ordre des médecins.
Quant aux examinateurs de la Lufthansa, ils étaient
informés de la dérogation dont Lubitz faisait l'objet,
pour cause de dépression. Ils ont donc évalué avec
attention son profil psychiatrique. Pas un seul d'entre
eux n'a été alerté par d'éventuels signes de troubles
névrotiques, mentaux, comportementaux, de la per-
sonnalité ou de l'humeur, susceptibles de trahir le mal
dont il souffrait.
De telles évaluations sont essentiellement orales.
« Comment vous sentez-vous ? Dormez-vous bien ?
Prenez-vous des médicaments ? »
Un homme habitué à donner le change peut s'en
sortir. Il est en revanche plus difficile d'échapper à son
apparence, sur laquelle se base l'examinateur. La tenue

134
du sujet est-elle négligée ? Son comportement est-il
approprié ? Son humeur, sa façon d'être et de s'expri-
mer, trahissent-elles d'éventuels indices d'instabilité du
système nerveux — euphorie, asthénie, clignements des
yeux, état des ongles, tremblements éventuels ? Quel est
l'état de sa mémoire et de sa cognition ? A-t-il la
capacité d'engager un raisonnement abstrait ?
Lubitz n'a cependant passé aucun examen de ce type
entre sa période de rechute, qui débute en novembre
2014, et le crash de mars 2015. Mais dans le même
temps, aucun des collègues avec qui il a volé n'a signalé
le moindre problème. Lubitz est décrit comme
sympathique, bien que réservé, mais aussi ponctuel et
professionnel. Plusieurs d'entre eux ont indiqué que sa
maîtrise de l'appareil était excellente, et se sont en toute
confiance absentés pendant le vol, le laissant seul aux
commandes.
Un peu engourdi, les vêtements détrempés, noyé
dans mes réflexions, je me suis rendu compte que je
devais rentrer. Inondé de doutes, j'ai marché à grands
pas sous le ciel noir. Et j 'ai ruminé encore. Je hais les
failles, et celle-ci est immense. Ce n'était pas une souris.
C 'était un pilote. Et il n'aurait jamais dû l'être...
Enfin arrivé, je me suis débarrassé de mes vêtements,
j'ai passé un peignoir. Je me suis installé à mon bureau,
et j 'ai repris mon rapport.
Le 12 mars, Lubitz déchire un nouvel arrêt médical
de dix-neuf jours. La perquisition menée à son domicile
par la police allemande a permis de retrouver plusieurs
arrêts prescrits par différents médecins, tous

135
« rageusement déchirés ». Il n'en a fait valoir que deux,
du 22 au 24 février, puis du 16 au 22 mars. Bien
entendu, ceux-là ne mettaient pas en cause sa santé
mentale.
À ce fameux domicile, parmi la hiérarchie des secrets
de son lieu de vie, parmi ses fétiches, ses manies, toutes
ses hontes d'enfant, bien rangées, compartimentées, les
policiers ont saisi quantité de médicaments. « Une petite
montagne de pilules », dira un enquêteur. Le 15 mars,
Lubitz a reçu une nouvelle prescription
d'antidépresseur, du Citalopram. Le 16, il est cette fois
invité par son psychiatre à suivre un traitement à base
d'Escitalopram, un nouvel antidépresseur, de Dominai,
un neuroleptique destiné aux « états psychotiques », et
de Zolpidem, un puissant hypnotique.
L'analyse de sa tablette iPad, elle aussi retrouvée à son
domicile, est un des éléments-clés de l'enquête : à partir
du 16 mars 2015, l'historique de navigation n'a pas été
effacé. Profitant de son dernier arrêt de travail « officiel
», Andreas Lubitz s'est livré à plusieurs recherches
décisives.
Le 16 et le 17 mars, il se documente sur la dépression
et la bipolarité. Il écrit : « aveuglé par le stress et la lumière »,
et s'informe sur diverses méthodes thérapeutiques. Le
18 mars, il insiste, consulte un nouveau médecin, se voit
notifier un nouvel arrêt de travail, jusqu'à la fin du mois,
mettant en cause « un désordre de la vision persistant, à
l'origine inconnue ». Il ne le transmettra pas non plus à
sa compagnie.

136
Lubitz est un Icare dépendant du vol. Il a choisi de
s'abîmer dans son rêve.
Quel qu'en soit le prix, il a fait ce qu'il fallait pour
continuer.
Le vol ou la mort. Et pourquoi par les deux...
Le décrochage est consommé. C'est ce 18 mars que
tout a basculé.

Six jours plus tard, dans le cockpit de l'A320 à des-


tination de Düsseldorf, il ne rêvait que de se retrouver
aux commandes...
À 10 h 05, en atteignant les 10 000 pieds, le com-
mandant de bord a réglé le pilotage automatique sur le
niveau de vol 380, soit 38 000 pieds. À 10 h 10, il dit
avoir été si pressé en Espagne qu'il n'a pas eu le temps
d'aller aux toilettes. Lubitz lui propose alors, une pre-
mière fois, d'aller se soulager... « Quand il veut. »
À 10 heures 12 minutes et 15 secondes, un signal
sonore retentit : une hôtesse demande l'accès au poste
de pilotage. Sondheimer pousse le commutateur sur
UNLOCK et déverrouille la porte. Tout de violet vêtue,
la jeune femme propose aux deux hommes de se
restaurer. S'engage alors une conversation à propos de
l'escale s'étant éternisée à Barcelone. Andreas Lubitz
enlève son casque et prend son petit déjeuner. Comme
le veut une règle d'or de l'aéronautique, il est
confectionné séparément de celui du commandant,
pour éviter les intoxications alimentaires simultanées. Le
service à bord commence. La discussion est plutôt
joviale.

137
Lubitz est doué pour faire semblant. Un réflexe
d'enfant, devenu métier d'adulte. Voilà six ans qu'il
pratique le mensonge assidûment.
Dans le milieu de l'aviation civile, on a coutume de
dire que le personnel n'embarque pas avec ses pro-
blèmes. Du fait des responsabilités immenses qu'il
implique, le vol doit rester une parenthèse, préservée.
Lubitz a embarqué avec lui le chaos.
Sous l'uniforme, toute la pourriture.
Sous l'adulte, l'enfant.
Dans sa tête, il n'y a plus qu'un rêve.
Un rêve incorruptible. Un rêve final.
Un rêve de montagne.
SI VOUS N'ÊTES PAS CAPABLE

D'EXPLIQUER QUELQUE CHOSE


À UN ENFANT DE SIX ANS,

C ' E S T Q U E V O U S N E LE

COMPRENEZ PAS VOUS-MÊME.

— Albert Einstein
« Pourquoi tu fais ce métier ? »
J'ai souri. Ma petite-fille avait l'art de mettre les
choses en perspective. C'est une superbe fillette
blonde, aux yeux bleus plus grands que la tête, au gros
nœud rose dans les cheveux, et dont la simplicité peut
gravement perturber votre sérieux.
« Je suppose que je fais ce métier pour aider les gens,
les proches des victimes. Leur permettre de com-
prendre ce qui s'est passé. Ça les aide à faire le deuil. »
En réalité je fais ce métier parce que la mort et le
drame me fascinent. Mais tu es une enfant, et je ne
peux pas te le dire. Je crois — naïf que je suis —
devoir préserver ta naïveté...
Je n'avais plus que deux semaines pour boucler
mon enquête. Je me ressourçais à la table familiale,
sur l'antique nappe à motifs marins du salon, en
une longue après-midi vaguement cadencée par le
tic-tac de la vieille horloge, dans une apaisante
ambiance d'éternité. La petite en profitait pour
m'assommer de questions improbables.
« Maman m'a raconté ce que tu faisais en ce
moment... »
J 'ai regardé ma fille, d'un air désapprobateur. Elle
a fait cette moue, qui veut dire « Je n'ai pas pu faire
autrement ».

141
Je savais que ma folle prétention de terminer tran-
quillement mon dessert s'éloignait...
« Tu sais pourquoi il a fait ça, le copilote ?
— Je le saurai bientôt. Je pense qu'il était dépressif.
— Ça veut dire quoi, "dépressif" ?
— Les dépressifs sont des gens malades, persuadés
que tout va mal, et que rien ne peut s'arranger. Ils sont
très angoissés par toute sorte de choses...
— C'est quoi l'angoisse ? »
La question demandait réflexion... Un endocrino-
logue que j 'ai consulté m'a expliqué que le stress était
un état d'alarme de l'organisme face à une situation de
danger : il mobilise et concentre l'énergie de réaction
pure, et pour ce faire suspend le fonctionnement des
organes secondaires, notamment digestifs. En cas de
stress chronique, leur sous-alimentation prolongée peut
entraîner des dégâts considérables.
Le stress a plusieurs causes. Perdre un être cher
entraîne une situation d'incertitude, donc d'alarme. Tout
comme le fait de vivre un conflit, ou de se trouver dans
une situation professionnelle instable. Dès lors que
l'individu résout la situation de stress, par la fuite,
l'adaptation ou l'affrontement, ses organes reprennent
théoriquement leur fonction normale.
Cependant, ce que l'on appelle « stress », dans nos
sociétés modernes, est un état d'alarme prolongé, qui ne
trouve ni perspective de fuite, ni possibilité d'adaptation
ou d'affrontement. La situation d'angoisse chronique
naît de l'insoluble conflit entre nos aspirations primaires,
le rêve, la volonté d'exister et

142.
de dominer, et les interdits sociaux, les règles, la hié-
rarchie, la morale, les informations, les obligations
matérielles, la culpabilité, la pression du groupe... Ce
conflit relève de notre inconscient. C'est une peur
d'autant plus pénible qu'elle est sans objet apparent. Elle
se traduit par ce que l'on appelle les troubles
« somatoformes », c'est-à-dire de somatisation, ou de
conversion. Le patient se plaint de douleurs, sans
qu'aucun diagnostic ne permette d'en identifier la cause.
Ça semble être le cas de Lubitz. Et de beaucoup d'entre
nous...
Toutefois, une situation de tension chronique, parfois
inconsciente, peut finir par engendrer des lésions
organiques réelles. Ça commence par l'eczéma, la der-
matite, les pellicules, et ça peut aller jusqu'à l'occlusion,
le trouble mental, le dérèglement endocrinien et
l'apoptose, c'est-à-dire la mort cellulaire.

« En gros, l'angoisse, c'est quand tu as un peu peur, à


propos de tout, sans savoir exactement pourquoi.
— Moi je ne suis pas angoissée.
— C 'est bien.
— Tu es angoissé, toi ?
J'ai pensé à ma montre.
— Oui. Un peu.
— Et tu es dépressif ?
— Non.
— Pourquoi?
— Parce que je vais bien.
— Et lui il n'allait pas bien ?

143
— Non.
— C'est pour ça qu'il a tué des gens ?
— Je crois, oui.
— Tu as déjà tué des gens, toi ? — Non.
— Pourquoi?
— Parce que je suis quelqu'un de bien. — Lui il
n'était pas quelqu'un de bien ?
— Eh bien non. S'il était quelqu'un de bien il n'au-
rait pas tué tous ces gens.
— Toi tu ne tueras jamais ? Même si tu étais très très
malheureux ? Aussi malheureux que lui ?
— Non, je ne pense pas.
— Alors tu crois que c'est sa faute ?
— Oui.
— Mais c'était sa faute, s'il était aussi malheureux ?
— Je ne sais pas. Non. Mais ce n'était pas une
raison. »
J'ai terminé ma part de forêt noire, dont le goût était
plus amer que d'habitude.
« À la télé j'ai vu qu'il avait fait ça parce qu'il voulait
être connu.
— Il ne faut pas croire tout ce que l'on raconte.
— Ce n'est pas vrai ?
— Je ne sais pas.
— Alors pourquoi il a fait ça ?
— Parce qu'il est der Teufel.
— Quoi?
— Rien.
— Moi je crois qu'il voulait être connu.

144
— Être connu si on est mort, à quoi ça sert ? »
En proférant cette absurde réponse d'adulte qui veut
avoir le dernier mot, j'avais en tête des dizaines de
grands esprits, d'empereurs, d'écrivains, de sculpteurs,
ayant consacré toute leur énergie à leur célébrité
posthume...
« Si ça ne sert à rien d'être connu, alors pourquoi il a
fait ça ?
— Il s'est suicidé. Il n'a pas pensé à tout ça. »
Elle eut l'air de réfléchir. Sans la quitter des yeux, j 'ai
posé mes coudes sur la table, et ma tête entre mes
mains. Je savais ce qu'elle allait dire.
«Mais alors pourquoi il ne s'est pas suicidé tout seul ? »

Voilà. C'est la question qu'absolument tout le monde


se pose... Je me suis souvenu de la remarque du
procureur. « Il me semble que quand on se suicide, on
se suicide seul. »
Pendant que ma fille demandait à la sienne d'aller
jouer, je me suis fait la réflexion que moi aussi, je me
posais cette question, cette simple question de bon sens,
cette question d'enfant.
Lors des premiers jours de mon enquête, de
Montabaur à Brême, la thèse de la dépression a pris le
dessus. Je dois dire qu'elle ne me satisfaisait pas totale-
ment. Il est facile de tout abandonner à ce désespoir. Et
si c'était plus compliqué que ça ?
Je dois me garder de ce mal que les pilotes appellent «
destinationite ». Quand on est trop pressé d'atterrir, ou
dans mon cas de boucler une enquête, c'est

145
généralement là qu'on commet une erreur, et qu'on
s'écrase.
La question de ma petite-fille m'a fait penser à un
masque à oxygène, qui me serait tombé sous le nez en
pleine dépressurisation. J'étouffais dans l'enfer médical
de Lubitz, sans le recul suffisant pour comprendre que
son désespoir cachait son crime.
Mes recommandations ne le concerneront pas. Or
j 'ai du mal à accuser qui que ce soit d'être responsable
du mal causé par cet homme. Oui, les médecins
auraient pu réagir, peut-être que ses proches aussi, peut-
être que les règles de la compagnie n'étaient pas
adaptées, peut-être que le commandant aurait pu le
démasquer...
Je crois pourtant qu'il n'y a qu'un seul responsable.
Lui. Mais l'est-il réellement ? A-t-il eu le choix ?
La douleur, la vraie, fait oublier le reste du monde.
Pressé d'en finir, atteint d'une crise de destinationiste
aiguë, a-t-il ignoré jusqu'à l'existence de ses passagers ?
Peut-être. Peut-être pas...
S'il avait eu le choix entre un avion vide, et cet avion
rempli de passagers, quel choix aurait-il fait ?
Cette question me hante, et je n'ai pas la réponse. Je
ne sais toujours pas à qui j'ai affaire.
SOUVENT LE DÉSESPOIR
A GAGNÉ DESBATAILLES.

— Voltaire
— Quantité de somnifères pour provoquer la mort.

— Mort la plus rapide.

— Boire de l'essence.

— Produire du monoxyde de carbone.

— Quel poison tue sans douleur ?

Ce sont quelques-unes des recherches effectuées par


Andreas Lubitz, le 18 mars 2015, sur le navigateur de sa
tablette. Il s'est également livré à des recherches sur le
cyanure, la chloroquine, le Valium, en ajoutant les mots
clés « sans ordonnance » et « aux Pays-Bas ». Il s'est
aussi renseigné sur la méthode de suicide « von Kusch »,
du nom d'un praticien pro-euthanasie, qui consiste à
combiner des benzodiazépines de style Diazépam et de
la chloroquine, antipaludéen relativement facile à se
procurer, sans ordonnance. Manifestement à cette fin, il
tape « prescription Diazépam États-Unis ». Le
résultat ne le satisfait pas. Le 19 mars, il se met en quête
d'une autre méthode, et tape « suicide train ». Il lit alors
un article intitulé « Un suicide toutes les 40 secondes ».

149
Le 20 mars, jour d'éclipse solaire, il semble retrouver
un meilleur sommeil. Son médecin résume leur entre-
tien : « Rapport avec les parents, OK. Amis, OK. Job
de ses rêves. Aime sa femme par-dessus tout. »
Cet apaisement n'est pas bon signe... Il semble avoir
pris sa décision. À partir de ce jour, il cessera de
consulter.
Dans presque toutes les cultures, l'éclipse solaire est
présage de malheur. Lubitz a justement reçu son ordre
de mission pour les 23 et 24 mars. Un vol de
convoyage, et la rotation Düsseldorf — Barcelone. Ses
recherches se font alors plus précises, sur la sécurité des
A320, le mode de verrouillage de la porte du cockpit.
La recherche « Code porte cockpit » le conduit sur
plusieurs forums spécialisés, un reportage documen-
taire, un article détaillant le renforcement de la sécurité
des cabines de pilotage.
Il se renseigne aussi sur les suicides de pilotes, et les
vols disparus.

Je ne pouvais pas me contenter d'en faire autant, de


jouer ma carrière et ce rapport sur des collectes de
données et des recherches en ligne. Je crois aussi que la
question de ma petite-fille a été décisive. J'avais besoin
d'aide. Il me fallait rencontrer un spécialiste, et pas
seulement de la dépression et du suicide. Sur les conseils
d'un collègue, j'ai frappé à la porte d'un éminent
psychiatre, réputé dans le métier. C 'était un savant à
l'ancienne. Le genre à porter moustache,

150
fumer des pipes, ne vêtir que des complets verdâtres, et
tapisser ses murs de trophées. Il faisait autorité en
matière de dépression... mais aussi de criminalité.
Quand je lui ai confié le dossier, il a souri.
« Oui, le vol de la Germanwings... J 'ai lu quelques
coupures à ce sujet.»
Il m'a promis de l'étudier, et il a tenu parole. Je ne lui
ai transmis que des éléments factuels, sans chercher à
influencer son jugement. Quelques jours plus tard il me
recevait chez lui, pour me livrer son sentiment.
« Votre Lubitz est un champion, a-t-il commencé.
Dans son cas absolument toutes les planètes du suicide
étaient alignées : troubles mentaux et de l'humeur,
bipolarité, antécédents de dépression, d'hospitalisation,
peur quant à la perte d'un emploi et d'un statut social,
douleurs, médicaments combinés lourds, perte de
l'estime de soi, terreur de devenir aveugle...
Autour de 90 % des suicidés souffrent d'un trouble
mental. C'était son cas, sans aucun doute. Avec
insomnie, burn-out, trouble anxieux généralisé. Une dose
d'hypocondrie. Beaucoup de subjectif là-dedans, de
somatisation...
D'abord, il faut avoir à l'esprit que nous ne pouvons
pas comprendre ce sentiment si nous ne l'avons jamais
éprouvé. Rien n'arrête un homme décidé à en finir. Le
suicide n'est pas un acte. On le subit, comme une force
supérieure, comme un effondrement de nous-même.
Ensuite, il est difficile d'avoir à se prononcer sur un
dossier constitué par des éléments médicaux fragmen-
taires, de seconde main. Pour poser un diagnosticsûr,

151
il me faudrait examiner le sujet, et étudier son
dossier médical au complet. »
Le sujet étant en dix morceaux, le dossier complet,
c'était moi...
Excepté quelques ORL, les médecins de Lubitz ont
refusé de me parler, et de parler aux enquêteurs du
BFU, mes homologues allemands. Quant à ses proches,
très peu d'entre eux ont accepté de se confier. La famille
élargie et ses amis le disent très sociable, de « bonne
humeur ». Ils ignoraient ses problèmes de santé. Sa
mère, paniquée par son état mental, accompagnait
parfois son fils chez les médecins, et tentait de l'aider à
s'en sortir. Mais ne voulant pas briser ses rêves, elle n'a
jamais osé avertir la Lufthansa.
Le père s'est dit « détruit », écrasé de peine par la
perte de son fils, et par l'idée que celui-ci « ait pro-
bablement fait ce dont on le soupçonne ». « Je porte
tout le poids de cette tragédie sur mes épaules », a-t-il
confié. Puis il s'est enfermé dans le mutisme. Le jeune
frère d'Andreas, sans doute protégé par sa famille, n'a
jamais été médiatisé.
Quant à sa compagne, Kathrin, camarade de lycée
avec qui Lubitz vivait depuis sept ans, elle a déclaré aux
enquêteurs qu'elle savait que son compagnon avait suivi
un traitement pour dépression, plus récemment qu'il
avait pensé devenir aveugle, mais pas qu'il était
suicidaire. Elle parle d'une relation « stable et
harmonieuse », même si elle concède avoir eu du mal à
supporter ses épisodes dépressifs, et le jugeait ces
derniers temps particulièrement « difficile à vivre ». Au

152
moment du crash, d'après certains médias, elle était
enceinte. Elle l'aurait dit à Lubitz. D'après un ami du
couple, ils avaient prévu d'annoncer leur mariage à
Pâques. Initialement, leurs enfants étaient prévus pour
plus tard, en 2016, ou en 2017. Ils habitaient un bel
appartement style art-déco, à vingt minutes de
l'aéroport de Düsseldorf, et de l'école où Kathrin
enseigne l'anglais et les maths.
On ne peut pas savoir grand-chose de plus : sa belle-
famille, craignant des ennuis, a déménagé sans laisser
d'adresse. Je lui indique cependant que ces derniers
jours sa compagne le trouvait « irascible », « imprévisible
», et qu'elle attribuait ça à ses médications.
« Elle a raison. Sa toxicologie présente une addition
sévère de traitements forts, visiblement surdosés à
l'initiative du sujet. Le Mirtazapin est réputé pour
augmenter le risque suicidaire. Il est absolument
déconseillé en cas de troubles bipolaires, du fait de sa
fâcheuse tendance à induire un "virage maniaque" chez
le patient. Je vois que l'analyse des restes montre aussi la
présence de Citalopram, un autre antidépresseur, et de
Zopiclone, un somnifère. Tous ces médicaments,
surtout additionnés, les somnifères, antidépresseurs,
neuroleptiques, anxiolytiques et médicaments prescrits
pour stabiliser les troubles bipolaires, peuvent induire
des troubles agressifs et des comportements suicidaires.
Ça peut devenir la toute première cause du passage à
l'acte. »
Cette affirmation m'a laissé songeur.

153
« Vous ne pensez donc pas que son accident de
voiture ait pu jouer un rôle ?
— Ce genre d'événement, en admettant qu'il soit réel,
n'est qu'un déclencheur, ou plutôt un révélateur. On sait
maintenant que le "traumatisme" n'est jamais l'origine
du mal dépressif. Mais il permet de fournir au sujet une
explication. Croire est plus rassurant qu' ignorer... Il est
possible que Lubitz attribue son basculement, sa
rechute dépressive, à cet accident. En réalité, l'événe-
ment ne fait que clarifier une situation inconsciente : elle
expose crûment au sujet la réalité de ce qu'il est. De sa
scission, de ce mal refoulé. Son conflit intérieur devenu
trop fort à gérer, le sujet admet qu'il porte deux réalités :
l'identité dépressive, de plus en plus présente, et
l'identité de survie, le masque social, qui ne tient plus en
place et ne remplit plus son rôle. Lubitz a connu cet
hiver-là sa ligne de partage des eaux, et l'a simplement
mise au crédit de cet accident.
Vous souvenez-vous de cette histoire de frères
siamois, qui vivaient dans un palais indien ?
Un matin l'un des deux frères, frappé de
paralysie, était mort. Pendant plusieurs jours, le
survivant, se sachant condamné, a porté le cadavre
de son frère, en se lamentant dans le palais froid et
vide, avant de mourir à son tour.
C'est exactement ce qui est arrivé à Lubitz. Depuis
bien longtemps, peut-être depuis toujours, un côté de
lui ne rit plus. Ce côté est devenu froid et mort. L'autre,
immanquablement, a fini par le suivre, comme une
nécrose s'étend...

154
En l'absence de compréhension et de traitement réel
du mal, le phénomène est devenu irréversible. C 'est un
mal qu'il ne connaît pas, qu'il refuse, mais qui avance en
lui, qui est là. Il avait sans doute cru l'éloigner... Sa peur
ne mentait pas : il savait que le mal reviendrait, n'était
jamais vraiment parti. Et il savait que ce mal était
puissant, résolu, implacable. Il a eu du mal à le
dissimuler, et même à l'admettre, puisqu'il signifiait la
mort de son rêve. Le rêve dévorait sa vie, et il n'était
pas question que la vie dévore le rêve... Il a donc
qualifié le mal de "problème de vision" en espérant
qu'on le soignerait, comme une intervention divine, de ce
Dieu qu'il suppliait. En réalité, c'est un mal chimique, une
dépression de ce degré, un mal hormonal, qu'il est
impossible de leurrer, de contrôler. Croyez-moi, à sa
place, personne n'aurait résisté à la tentation d'appuyer
sur la touche "supprimer". Je ne défends pas le
meurtrier, bien sûr, mais je dis que le suicidé n'est pas
condamnable.
Vous avez lu le Sisyphe de Camus ? Ça donne une
assez bonne image de la vie. Un irrépressible désir nous
fait pousser notre rocher jusqu'au sommet, qui
symbolise l'aboutissement, la récompense.
Tout au bout de ce long effort mesuré par l'espace
sans ciel et le temps sans profondeur, le but est atteint.
Sisyphe regarde alors la pierre dévaler en quelques
instants vers ce monde inférieur d'où il faudra la
remonter vers les sommets.
Ainsi, le but atteint, notre rocher chute, et notre
satisfaction avec lui. On doit redescendre, s'humilier,

155
chercher un nouveau projet, une nouvelle raison d'être.
Recommencer. Mais Sisyphe est heureux d'être un
esclave, nous dit Camus, parce qu'il est à l'image de
l'homme, victime des illusions de son système neuronal
et endocrinien, qui le font aller, descendre et monter, et
recommencer, indéfiniment. Imaginez maintenant que
le système de récompense de Sisyphe soit détraqué, et
que son seuil de satisfaction soit anormalement bas.
Que le sommet ne soit qu'un bref instant de répit au
milieu d'une gigantesque et continue douleur. Que le
but à peine atteint ne cesse de s'effondrer dans
l'immensité de cette douleur.
La vie de Lubitz est basée sur ce schéma.
Dépression, décollage, vol, atterrissage, dépression. Il
monte et il descend. Il monte et il descend. Mais
l'équilibre de la balance vitale n'est plus : la dépression
est quasi permanente, entrecoupée d'euphories,
d'illusions, d'absurde. C 'est le schéma de la bipolarité.
Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux,
écrivait Camus, c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne
vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question
fondamentale de la philosophie.
Oui la vie paraît absurde, en ce qu'elle n'est qu'une
brève succession d'illusions répétées, coincées entre
deux éternités de mort. Beaucoup de gens ne sup-
portent pas de le comprendre. Ils sont terrifiés par le
réel, et sont rassurés, comme Camus, par l'option du
suicide. Le suicide fait partie de notre capital, disait Jünger.

156
Mais alors pourquoi si peu d'hommes se suicident ?
Plus de 99,5% des êtres humains s'efforcent de rester
en vie, en tout cas ne parviennent pas à se supprimer.
Le suicide, c'est une sorte de bug dans la matrice des
détresses. Un dysfonctionnement majeur de ce système
de récompense qui est à la base de notre survie. On
parle ici d'une douleur bien supérieure aux angoisses
existentielles. On parle du suicide qui n'écrit pas, et ne
se décrit pas. Celui qui garde le silence, celui contre
lequel Camus ou Cioran n'auraient pas tenu plus de
trois jours. Et qui voulez-vous qu'il appelle au secours ?
Il a compris que personne ne le comprendrait.
Il a cherché des solutions, notre ami Lubitz, mais il
n'y a pas de solution. Regardez-moi cette épopée
médicale... Quarante-et-un médecins consultés... Sept le
mois précédant le suicide... Un généraliste, trois ORL,
trois psychiatres... Des bilans sanguins... Un IRM,
négatif... Il était désemparé, et multipliant de la sorte les
avis, il ne faisait qu'accroître son vertige... Et se perdre
davantage. La seule possibilité stable, définitive, crédible
de résoudre ses problèmes, nous la connaissons, Camus
la connaissait, et Lubitz la connaissait aussi.
Le suicide est d'abord une lointaine possibilité, qui
peu à peu s'impose comme unique horizon des pos-
sibles. On appelle ça l'idéation. Il ne pensait plus qu'à ça,
reportait toutes ses obsessions sur la mort, apaisante,
magnifiée. Et chez un individu de cette trempe,
visiblement, l'obsession n'est pas un vain mot...

157
L'idéation confine à l'hébétude. La raison peu à peu
s'asphyxie. La volonté se détériore. Le sujet n'a plus
aucun argument à opposer à la mort.
Face à la progression du mal, Lubitz a coupé les
ponts avec la vie. Arrêt du sport, de la course à pied, des
sorties, des événements familiaux... Il s'enferme dans sa
douleur, ne se donne aucune chance. C 'est un vécu
obsidional, chaque événement, chaque chose, chaque
idée, chaque instant est assiégé par la douleur et la
pensée de la mort.
Dans cet état de stress maximal, de douleur suraiguë,
la phase suivante est la prise de décision. OK, je vais le
faire. Une fois la décision entérinée, les moyens du
passage à l'acte définis, le sujet peut ressentir une sorte
d'apaisement. Très souvent, l'option suicidaire, la pos-
sibilité du suicide, la pensée du geste qui peut tout
résoudre, est une chose à laquelle un grand dépressif
peut se raccrocher. Paradoxalement, ça lui évite parfois
d'en finir. Ça a sauvé Lubitz en 2008, ça l'a tué en 2015.
Lors de ses dernières heures, il a dû vivre un état de
détachement et de plénitude, peut-être marqué par une
insouciance, une gentillesse inhabituelle. Ce mieux-être
apparent est souvent interprété par les proches comme
une amélioration. En réalité, il est la dernière étape
avant la mort. »
LE MEURTRE CRIE.
– Proverbe anglais.
Le 21 et le 22 mars, les recherches d'Andreas Lubitz
sur Internet sont en effet plus légères. Il s'intéresse à des
soldes, à la carte d'un restaurant. Son dernier cadeau ?
Son dernier repas ?
Le dimanche 22 mars, sur la page arrachée d'un carnet
de notes, retrouvée dans la poubelle de son
appartement, il écrit « Dimanche de décision », accompagné
des lettres « BCN» — pour Barcelone ? En dessous, il
ajoute : « Trouver la volonté intérieure pour travailler et continuer
à vivre. » «Faire avec le stress et le manque de sommeil. » « Me
laisser aller. »
Le 2.3 mars, la veille du crash, il est de réserve dès
trois heures du matin. Il effectue un vol de convoyage, à
vide, de Düsseldorf à Berlin-Tegel entre 4 h 57 et 5 h 56.
Il n'y a pas de passagers, la porte du cockpit de l'A319
est laissée ouverte. Le pilote explique à Lubitz qu'avant
le 11-Septembre c'était habituel, que les passagers
venaient dire bonjour, chose impensable aujourd'hui.
Lubitz a acquiescé, sans dire un mot.
À l'aéroport de Berlin, l'approche était « délicate »,
mais d'après son collègue Lubitz s'est montré très pro-
fessionnel, et lui a laissé une «bonne impression ».
Il est de retour à Düsseldorf vers 8 h 20tement.
Ensemble, ils vont faire leurs courses pour la semaine.

161
Le mêame jour, Lubitz effectue des recherches sur les
troubles du sommeil, et les directives anticipées. Il
imprime et signe une déclaration indiquant qu'il ne veut
pas être maintenu en vie en cas « d'incapacité grave », et
ajoute une note manuscrite, disant vouloir être autorisé
à mourir s'il devenait sourd ou aveugle.
Le soir, Kathrin lui prépare le dîner, ils mangent,
regardent la télé, et s'endorment peu avant vingt-trois
heures. Celle-ci dit n'avoir rien remarqué.

« Dans le cas d'un suicidaire normal, a repris le psy-


chiatre, le moyen est important, mais secondaire. Il faut
rompre la ligne de douleur, par tous les moyens. Percer
la poche des poisons et des souffrances. Plus grand est
le mal, plus absolue est la détermination. Vous
connaissez l'histoire du suicide de Chamfort ? Ça
tourne mal, et il est déterminé. Une balle lui emporte
d'abord le visage. Il tente ensuite de s'égorger au coupe-
papier, avant de s'ouvrir la poitrine et de s'entailler les
jarrets. Retrouvé inconscient, dans une mare de sang, il
sera sauvé. Son cas donne une assez bonne idée de ce
qu'est l'envie artisanale de mourir.
Dans le cas de Lubitz, on se doute que la préparation
sera minutieuse, qu'il prendra mille précautions pour ne
pas être découvert. Il a l'habitude de se dissimuler,
puisqu'il a compris que sa vérité serait fatale à son rêve.
C'est une situation atroce, et je pense qu'il a vraiment
beaucoup souffert. C 'est un supplice, une torture
psychique.

162
Et je parlais de suicidaire normal, parce que je ne crois
pas que Lubitz en soit un. Il y a une dose d'op-
portunisme, biensûr, mais le moyen du suicide est
souvent un signifiant culturel, propre à l'histoire du
sujet. Ici, c'est la compagnie, son Airbus préféré, son
rêve. Il fait bien plus que se tuer en tant que pilote, il tue
la notion de pilote, de l'homme estimable chargé de la
sécurité des passagers qui lui ont fait confiance, qui lui
ont confié leur vie. Rien à voir avec le suicide altruiste,
ou élargi, lors duquel le sujet suicidaire pense épargner
aux siens les souffrances qu'il ressent, et qu'eux
partagent forcément.
Il tue, c'est ça l'important. Son cas ressemble à celui
des tueurs de masse. Leurs symptômes sont globa-
lement les mêmes que les siens. Psychose, sensation
d'aliénation, refus de l'ordre des choses, élaboration de
l'acte. Et les tueurs de masse, dans presque tous les cas,
sont tués ou se suicident. »
À cet instant mon visage a dû s'illuminer. Voilà l'angle
mort. Voilà ce que je voulais entendre... Voilà ce qui me
trotte dans la tête depuis le début de cette enquête. Ce
n'est pas un simple « dépressif ». C'est autre chose. C
'est un meurtrier. Un assassin.
Mais est-il un assassin avant d'être un désespéré, ou
un désespéré avant d'être un assassin ?
« C'est de l'ordre de l'intrication quantique, a répondu
le psychiatre. Les deux états coexistent, se superposent,
dépendent l'un de l'autre. Il ne faut pas chercher à les
dissocier. D'après son profil, Lubitz est un être inhibé,
captif de sa sensibilité, qui accepte de

163
faire humilier son image introvertie par ses supérieurs
hiérarchiques, auxquels il veut appartenir. Mais il est
persuadé, au fond, de détenir les vérités et les certitudes
que les autres n'ont pas. Il ressent d'autant plus sa
vulnérabilité que la moindre émotion sociale écrase tous
ses raisonnements. C'est encore une donnée commune
aux tueurs de masse. »
Cette thèse de la persécution a été avancée à plusieurs
reprises dans le dossier. Dans sa chambre, les
enquêteurs ont retrouvé une carte postale énigmatique,
à l'écriture féminine : « Je ne sais pas pourquoi ils te font
pleurer. »
« Comme des animaux, les autres ont pu sentir sa
faiblesse, sa dépendance envers son rêve, son profil de
victime. C'était écrit sur lui, physiquement, dans son
attitude, dans sa manière d'être, de parler et d'agir. Un
bouc émissaire idéal pour souder ses "camarades"
pilotes.
Mû par la seule force de son rêve, il a dû serrer les
dents... Il était probablement animé d'une hargne de
concierge pour ce monde qui le tenait à sa porte. »
Tant de fois je l'ai imaginé, à son travail, lors des
discussions entre collègues, manger dans la rage et le
silence, incapable d'entrer dans ces conversations de
caste, autrement que sous les brimades et les humi-
liations... Tant de fois je l'ai vu, seul devant sa glace,
durant des heures, se regarder en uniforme. C'est un
peu El Desdichado.
« Il a pu développer une profonde ambivalence à
l'égard de ses semblables. Les autres le tuent... Mais

164
d'eux il vit. Il les hait, mais rêve de leur appartenir...
C'est l'envie. Lubitz était probablement rongé par le
démon intérieur de la contradiction. Il ne le disait pas,
mais n'était jamais d'accord avec quiconque. Il avait
besoin de nier, de réduire. L'autre est le plus fort, mais il
n'est que cela. L'autre est le tort, et l'abject, et le faux.
Lubitz l'assassinait déjà dans son esprit.
Dans les tueries de masse, la notion de vengeance est
centrale. Il serait intéressant de voir jusqu'à quel point il
a pu se retourner contre cette compagnie qu'il idolâtrait.
Ça pourrait expliquer une violence qui n'était pas
seulement dirigée contre lui-même.
S'il se sentait la cible du monde, de la compagnie,
alors il est possible qu'il ait pris le monde et la com-
pagnie pour cible. Chez un individu à ce point frustré
dans ses ambitions, à ce point obsédé par la notion de
contrôle, nul doute qu'il y aura élaboration, voire
théâtralisation. C 'est une affaire d'homme, une question
de puissance. On s'invente un personnage, un héros. Il
faut relire Don Quichotte... Lubitz, c'est lui. Les suicides
masculins sont souvent les plus violents, et presque
exclusivement les plus théâtraux. Le psychotique fait
d'ailleurs souvent preuve de créativité. C 'est toujours le
cas du tueur de masse : on fabrique en un système
immuable son adversaire, et on élabore un plan, qui, à
défaut de pouvoir le tuer, doit au moins lui faire très
mal.
La vie de Lubitz est une tragédie sans issue. Il n'y a
aucun appel au secours possible, parce que le bourreau,
le pouvoir, c'est la Lufthansa, et ce pouvoir est

165
absolu, ne souffre aucune dérogation. Si vous êtes
dépressif, vous n'êtes pas pilote. C'est violent, c'est le
règlement. Donc ne soyez pas dépressif, ou ne soyez
pas tout court. Si vous voulez en être, ne soyez pas ce
que vous êtes.
La compagnie est pragmatique. Peut-elle se permettre
d'avoir des refus de dernière minute ? Des pilotes
instables ? Il y a peut-être des contrats, des garanties,
des syndicats, mais celui qui signe vend sa vie et son
âme à la compagnie. C 'est comme ça. Sa froideur
comptable aura toujours raison des faibles. Et nul ne
peut vaincre un tel système. Et s'il y a un incident, la
compagnie promettra quelques mesures, et poursuivra
son chemin. Lubitz est déjà digéré, remplacé, oublié.
Le pouvoir d'une compagnie, en l'occurrence de la
Lufthansa, doit être matérialisé par l'incertitude qu'elle
parvient à faire peser sur l'existence de ses salariés. Cela
implique une emprise, une capacité à tordre le sujet, à
modifier son état, à conditionner sa disponibilité, son
temps, ses actions et ses pensées. La compagnie offre à
Lubitz de réaliser son rêve, et de se réaliser. N'est-elle
pas l'égale de Dieu ? Ne devait-il pas la vénérer
quotidiennement ? C'est ce qu'il faisait. Et soudain, voilà
qu'elle menace de le lâcher... De le détruire. Que peut-il
faire ? La vengeance dans le dénigrement justifié ou
non — ne fait qu'accroître le pouvoir de la compagnie,
en lui conférant un caractère quasi-démoniaque. Lubitz,
c'est un peu la sentinelle déchue... Il se sentait fier
d'appartenir à cette

166
compagnie, d'être de cet empire. Il avait les responsa-
bilités, la confiance, les honneurs. Mais il y avait aussi la
menace, malgré tous ses investissements, malgré toute
sa loyauté, malgré tous ses sacrifices, d'être exécuté par
l'empire pour s'être laissé aller à un somme sous les
remparts de la ville...
Il ne l'a pas supporté. C'est l'enfant épris d'une actrice,
le soldat fou de sa reine, le ver de terre amoureux d'une
étoile. Trahi, déçu, il a voulu la jeter dans la mort avec
lui.
Rien n'est plus redoutable qu'un amant répudié. Face
à cette compagnie, ce Léviathan, ce monstre froid qui
ne lui laisse aucune chance, il ira droit au but. Il fera
usage de ce que l'on appelle des moyens violents à haute
létalité.
Il sait qu'il va perdre, mais il veut oublier dans la
beauté du geste la fatalité de la défaite... On mène une
ultime charge et on se prend pour un kamikaze à
Okinawa. Mourir en héros, en élu, au sommet, exister
en surhomme, fût-ce une dernière seconde, plutôt que
passer totalement à côté de sa vie... C 'est le rêve d'un
éclat de puissance, de briller un instant, avec la lucidité
de savoir que ce ne sera jamais qu'un instant... Lubitz,
c'est une supernova.
La "compagnie", modèle de l'ennemi et responsable
du mal, doit être frappée le plus durement possible.
Lubitz n'est rien face à elle. Comme David pour abattre
Goliath, il a forcément recours à l'astuce. Pour être
pilote de ligne, il faut une intelligence assez au-dessus de
la moyenne. Ça aide. »

167
D'après les enquêteurs allemands, Andreas Lubitz a
également effectué des recherches sur les diurétiques et
les laxatifs. Le commandant de bord s'est rendu aux
toilettes à la fin du premier vol, à 7 h 20. Il en est revenu
après quatre minutes et quinze secondes. Il semblait
avoir envie d'y retourner dès le début de second vol. Il
affirme en effet qu'il n'en a pas eu le temps à Barcelone.
Lubitz l'a alors invité à plusieurs reprises à aller se
soulager.
A-t-il glissé un diurétique dans le café de son com-
mandant de bord ? Il aurait suffi de quelques gouttes...
C'est une hypothèse qui ne trouvera jamais de réponse
certaine.
QU'UN SILLON TÉNÉBREUX;

PUIS LA VAPEUR SE FIT


PLUS BLEUE ET PLUS ÉPAISSE,
PUIS BLANCHIT; ET MONTANT,
ET GROSSISSANT SANS CESSE,
ELLE ALLA SE BRISER AU DUR
PLAFOND DES CIEUX.
– Charles Baudelaire
A chaque fois que je regarde le ciel, je vois les
contrails. Ces stries étranges quadrillant l'espace. Ces
traînées de chaleur balafrant un azur de glace. Ces fils de
condensation qui persistent longtemps après le passage
des avions.
Aussitôt, je pense à Lubitz. Toujours j 'arrive trop
tard sur sa trace. Je crois le tenir et il s'évapore. Je me
perds dans la brume de son sillage...
Je suis comme le Mirage envoyé sur zone après le
crash. Comment Lubitz a-t-il pu échapper à ce point à
tous les radars ? Comment a-t-il pu se jouer d'autant de
règles et de principes de précaution ? Comment a-t-il pu
tromper autant de gens si qualifiés ?
Je commence à peine à comprendre le désespéré et
l'assassin, à leur trouver un mobile, et me voilà face à
l'épais mystère du passage à l'acte...
Je sais ce qui s'est joué, là-haut, dans ce firmament
glacé. Mais dans sa tête ?

L'hôtesse est sortie. Une fois encore le bœuf et l'âne


se sont retrouvés seuls. C 'est ainsi que le jargon aéro-
nautique désigne le commandant de bord et le copilote.
L'officier mécanicien navigant, ou petit Jésus, parce qu'il
est normalement assis entre eux, précisément celui qui
aurait pu les sauver, ne vole presque jamais sur un tel
avion.

171
Dans la cabine, sous l'apaisante ambiance des voyants
et des écrans, de vol, des moteurs, de navigation, ce
bouquet électronique qui signifie du sol au plafond que
tout va bien, dans le ronron berçant des réacteurs et des
airs froids sifflants sur le fuselage, les deux hommes
goûtent à la tranquillité sidérale des cieux. 38 000 pieds.
L'antichambre de l'infini, le lieu d'où l'on admire la
rotondité de la Terre sur l'horizon, et partout la
courbure infinie de l'espace. Voler est un privilège, une
prise de conscience de notre petitesse, un pas vers
l'immensité. La Terre est ronde et l'espace infini...
Lubitz ne pense qu'à ça.
Dans cet avion qu'il connaît, à bord duquel il vole
pour la dixième fois, il rêve lui aussi d'éternité.
À 10 h 20, ce mardi 14 mars 2015, au-dessus de la
Méditerranée, l'A320 de la Germanwings a infléchi son
cap, en remontant à 31° nord-est, direction Toulon. À
bord, l'ambiance est agréable, détendue. Lubitz plaisante
et flatte son commandant, sa plus grande menace. Celui
qu'il voudrait être... Celui qu'il va devoir tuer. À 10 h 27,
l'avion a atteint son niveau de vol de croisière, à 38 000
pieds, soit 11 580 mètres d'altitude. Le vent est
favorable, l'appareil vole à 450 nœuds, soit plus de 830
kilomètres heure. Il poursuit son survol de la
Méditerranée en direction de la France, dans un ciel
clair, au-dessus de quelques nuages épars de type cirrus,
environ 6 000 pieds sous l'appareil.
Quelques instants plus tard, poussé par un vent de
sud-ouest de 40 nœuds, l'A320 passe au-delà de sa
vitesse maximale, à plus de 475 nœuds, soit 880

172
kilomètres heure. À cette allure, grâce à ce bon vent
arrière, le commandant Sondheimer fait remarquer qu'il
n'aura aucune peine à rattraper le temps perdu, comme
il l'a promis aux passagers. Mais alors qu'il effectue le
briefing de fin du vol – une routine consistant à vérifier
les niveaux de carburant, la météo, et divers paramètres
liés à l'atterrissage –, l'ambiance à bord semble avoir
changé. À l'écoute de la boîte noire, c'est assez net.
Lubitz, jusqu'ici plutôt enjoué et affable, se montre
soudain laconique, et énigmatique.
« Espérons. » « On verra. »
Il a parlé entre ses dents. Sondheimer a-t-il entendu
ces réponses étranges ? A-t-il cru à une blague ?
Lubitz est-il préoccupé ? Simplement concentré ?

Encore un mystère. J'en ai pourtant détruit


beaucoup...
À ce sujet, je ne voulais pas influencer la réflexion du
spécialiste, mais j 'ai dû éliminer de son esprit un certain
nombre de rumeurs parasites parues au sujet de Lubitz,
alimentées notamment par les tabloïds. Sur Internet,
des centaines de théories du complot ont vu le jour.
Elles se caractérisent par un scepticisme maladif envers
les conclusions des enquêteurs, et par une crédulité tout
aussi maladive envers les hypothèses «alternatives ».
Il y eut, bien sûr, pour commencer, la spéculation sur
un éventuel lien entre Lubitz et l'islam. De mon point
de vue, il n'existe pas. La rumeur la plus tenace fut
ensuite celle qui lui prêta une homosexualité refoulée.

173
Le 17 mars, The Independent dévoilait un message publié
sur Internet par un ami de Lubitz, après le crash. « Nous
parlions encore hier de ce que nous ferions ensemble quand tu
rentrerais. Tu as toujours fait mon sourire. » Il faut de
l'imagination pour y voir une relation homosexuelle...
L'ami en question n'étant d'ailleurs pas homosexuel.
Mais ça a suffi pour lancer la rumeur, renforcée par une
mauvaise traduction du Mirror, citant un témoin disant
avoir vu Lubitz « with his lover». Le témoin en question
était le pizzaïolo du copilote, il parlait de sa compagne,
et pas d'un amant. The Independent affirmait encore que
ses collègues surnommaient Lubitz «Tomato Andy », et
que ce serait un sobriquet allemand désignant les
homosexuels refoulés, la tomate hésitant entre le
légume et le fruit... Il semble plutôt qu'il soit courant de
surnommer ainsi les stewards, qui passent leur temps à
servir du jus de tomate, réputé pour perdre son mauvais
goût en haute altitude, du fait de la déshydratation de
l'air pressurisé. Ajoutez à cela la photo de Lubitz près de
San Francisco – « capitale gay » –, et l'affirmation qu'il
fréquentait un club «pervers », où se donnaient en
spectacle nains et travestis – l'Agostea de Coblence
étant en réalité tout à fait banal –, et vous faites naître
bien des certitudes... Pour en rajouter une couche, le
Daily Express annonçait en « exclusivité », le 29 mars,
qu'une mystérieuse « source policière », citée nulle part
ailleurs, expliquait avoir reçu des « informations »
concernant l'habitude de Lubitz de traîner sur des sites
pornographiques gay et de

174
perversions sexuelles. Ces rumeurs sont relayées par
d'autres tabloïds, comme le Daily Star, ou le Mirror. Pour
autant qu'on sache, elles sont infondées.
Autre assertion concernant sa vie privée : d'après Bild,
Lubitz aurait vécu une aventure de quelques mois avec
une hôtesse, une certaine Maria W., rencontrée lors
d'une rotation en 2014. La jeune femme prétend qu' ils
se retrouvaient dans des hôtels, un peu partout en
Europe, lors de leurs vols communs. Elle décrit Lubitz
comme un homme doux et aimant, mais aussi «
tourmenté ». « Je l'ai quitté parce qu'il avait trop de
problèmes personnels. Un jour, il s'est réveillé en pleine
nuit et a crié : "On va s'écraser !" Pendant les
discussions, il craquait et me criait dessus. » Elle assure
que Lubitz allait jusqu'à l'enfermer dans la salle de bains.
« Dès qu'on parlait de travail, il devenait un autre
homme. Il se plaignait de n'être pas assez payé, d'avoir
trop de pression. »
Selon la jeune femme, Lubitz a commis l'irréparable
parce qu'il avait compris qu'à cause de ses problèmes de
santé, son grand rêve d'un emploi à la Lufthansa,
comme commandant de bord et pilote de long-cour-
riers, « était pratiquement impossible ». Elle a ajouté
qu'entre deux « crises de rage », le copilote s'inquiétait
beaucoup de la façon dont le percevaient ses pairs.
Et surtout, on doit à « Maria » cette phrase, qu'elle
prête à Lubitz, et qui a fait le tour du monde: « Un jour
je ferai quelque chose qui va changer tout le système, et
alors tout le monde connaîtra mon nom, et s'en
souviendra. »

175
«Je n'ai jamais compris ce qu'il voulait dire ni ce à quoi
il pensait, a-t-elle ajouté, mais maintenant je sais... »
Une telle déclaration semblait compatible avec une
personnalité tourmentée. Et surtout avec les gros titres
des médias... C'était trop beau pour être vrai: la famille
de Lubitz a communiqué ses plans de vol de l'année
1014 : il n'a passé qu'une seule nuit hors d'Allemagne,
c'était à Budapest, et c'était un vol sans équipage
commercial, c'est-à-dire sans hôtesses. Le procureur de
Düsseldorf a dès lors qualifié Maria de « fiction ».
Pressée par d'autres médias, la jeune fille a finalement
admis que son témoignage était faux, et qu'elle avait
tout inventé... A-t-elle été soudoyée par Bild? Utilisée ?
Est-elle une simple mythomane ? Nous ne le savons
pas. Malheureusement, de tels actes ne sont pas rares...
Et ils conduisent à prendre avec prudence l'ensemble
des « révélations » parues dans la presse. C'est encore
Bild qui a affirmé que la compagne de Lubitz était
enceinte de lui, au moment du crash. Kathrin l'aurait
appris à Lubitz, quelques jours avant le drame. Bild
certifie qu'elle l'a confié à ses élèves.
Si c'est vrai, c'est un paramètre anxiogène supplé-
mentaire, qui venait compléter un tableau déjà bien
sombre : en même temps que chômeur, Lubitz allait
devenir père. Sa perte de salaire, bien au-delà de sa
personne, aurait menacé l'avenir de son enfant. Mais
était-ce seulement vrai ? Kathrin ayant déménagé sans
laisser d'adresse, il n'a pas été possible de le vérifier.
Il a en revanche été possible de vérifier l'information
selon laquelle Lubitz, à quelques jours du crash, aurait

176
commandé, non pas une, mais deux Audi flambant
neuves, une pour lui, une pour sa petite amie. Il était
dans une situation financière difficile, elle était — peut-
être enceinte : elle l'a très mal pris. Pour arrondir les
angles, il a annulé la commande d'une des deux
voitures. Mais il a bien reçu la sienne, cinq jours avant le
crash.
« De tels caprices sont en tout cas du domaine du
possible, a estimé le spécialiste. Il aurait brûlé ses vais-
seaux. Dépenser son argent, c'est une manière de
s'interdire tout retour en arrière. De se forcer à aller au
bout. L'euphorie de cet achat a sans doute été suivie
d'un épisode dépressif Il a dû comprendre que c'était
vain, que ça ne suffisait pas... C'est aussi un signe de
bipolarité. Ce suicidaire-là, c'est l'enthousiaste, l'excessif,
le grand optimiste, celui qui rêve, qui vole, qui
consomme, et qui soudain ne parvient plus à atteindre
cet état d'extrême excitation dont il dépend, qui seul lui
procure l'apaisement.
Tout instant de plaisir comporte les ferments de sa
destruction. La joie appelle la peine, la vie appelle la
mort, le vol appelle le crash. Le vol était pour lui une
joie vitale, animale. Mais aussi toxicologique, dépres-
sive... Il est exactement comme le grand drogué : il a
besoin de fortes sensations, toujours plus fortes, jusqu'à
l'assèchement neurobiologique de son système de
récompense, qui se traduit par une dépression si
profonde qu'il n'en sort jamais. Tenter d'éteindre le
désir par la possession, c'est tenter d'étouffer le feu avec
de la paille... Ça ne suffit pas. C'est pire. Les euphories et
les douleurs sont décuplées, aussi violentes les unes que
les autres. La consommation, les

177
achats, le vol, les parures, les conquêtes, rien de tout ça
ne peut neutraliser l'état d'insécurité affective, ni
compenser l'insatiable besoin de reconnaissance sociale.
Chercher à plaire est rarement signe de plénitude, disait
Confucius. Le sujet fragile ressent un intense besoin de
contrôle, de soi et des autres. »
Certains témoignages font en effet état d'une jalousie
féroce. Ces derniers jours, sa compagne Kathrin hésitait
à quitter le domicile, « ne supportant plus la pression »
qu'il reportait sur elle. Un ami du couple prétend que
Lubitz essayait de lui ordonner ce qu'elle devait porter,
les hommes avec qui elle devait parler et même la
longueur de ses jupes. Ce genre de choses.
Je me suis aussi souvenu de ce pizzaïolo, où Lubitz
avait ses habitudes. Il m'avait décrit un client « très sain
», sympathique, sportif, venant au bras de sa femme et
ne buvant jamais d'alcool, mais aussi « compulsif »,
« extrêmement particulier » quant à la garniture de ses
pizzas.
« Le menu ne l'intéressait pas. Il voulait toujours du
paprika, du jambon, des oignons et des brocolis.
Toujours dans cet ordre. » C'est la phrase que j'ai notée.
«L'obsession de contrôle tourne souvent à la
psychose alimentaire, a repris le psychiatre. Par le rituel
et la manie, le sujet tente de recréer dans ses habitudes
l'ordre du monde, étant persuadé qu'il peut à tout
moment lui échapper. Mais encore une fois, ce sont des
informations de seconde main... Il peut s'agir de ragots,
d'informations mal interprétées... Ça ne vaut pas grand-
chose. »

178
Je le savais mieux que personne...
« Peu importe au fond ce qu'il y a de vrai dans ces
rumeurs, a repris le psychiatre. Le dossier médical
même n'est qu'un infime aperçu de la réalité du sujet. Il
faut en avoir conscience. Si j'étais à votre place, je m'en
tiendrais aux faits, aux certitudes capturées par la boîte
noire, et je bannirais toute forme de spéculation. »
C 'était bien mon intention. Mais par-delà le cadre de
mon enquête, je m'étais mis en tête de comprendre... De le
comprendre. Je voulais le pourquoi en plus du comment.

À 10h 30, le centre de contrôle aérien de Marseille


donne à l'équipage l'autorisation de faire route directe
sur le point IRMAR, la balise de navigation suivante,
située à Rouet, près de Briançon.
Le commandant de bord collationne:
«Direct IRMAR. Merci Germanwings one eight Golf.»
Ce sera la dernière communication entre l'équipage et
le contrôle aérien.
Une dernière fois, l'appareil va virer sur sa gauche,
cap 23° nord-est, direction l'Allemagne via les Alpes.
Andreas Lubitz propose une troisième fois à son
commandant d'aller se soulager.
« Du kannst jetzt gehen. » Tu peux y aller maintenant.
Le copilote est rongé par le mal... Si son état de
fatigue, si l'état de sa vue est tel qu'il le prétend,
comment parvient-il à dissimuler ses troubles ? À
donner le change ?

179
« Ne me dites pas que ce type a piloté... Je n'ai pas
l'impression qu'en situation de crise il serait capable de
piloter un avion », a témoigné Frank S., ORL.
Le commandant n'a-t-il pas eu au moins un doute ?
N'a-t-il pas ressenti l'angoisse de son collègue ? N'a-t-il
pas vu dans ses yeux briller l'éclat d'une excitation
malade ?
Lubitz est une prison mentale, et soudain le démon
lui a montré la fissure... Il était effondré, défait, mais il a
entrevu la faille, la lumière. La possibilité.
Il va aller aux toilettes... Je vais avoir les commandes... Il a dû
frémir, se redresser, devenir tension et attention.
Comment est-il possible que le pilote ne le remarque
pas ?
Peut-être parce que depuis le 11-Septembre, les
autorités de l'aviation exigent des rotations
permanentes d'équipages, pour éviter que les pilotes ne
tissent trop de liens, ne s'unissent dans le mal... Cette
mesure aura été fatale à Patrick Sondheimer.
« Espérons. » « On verra. »
Il n'a pas relevé. S'il l'avait mieux connu, l'aurait-il fait ?

Le psychiatre a haussé les épaules.


«Il a trompé son monde parce qu'il a l'habitude. Pour
devenir copilote avec un tel psychisme, il faut être bon
comédien. Manipulateur. Je lis dans votre dossier qu'au
neurologue qui lui diagnostique un trouble
"hypocondriaque", Lubitz refuse d'indiquer sa pro-
fession. Qu'il interdit à ses médecins de se parler entre
eux... Il peut bien en consulter une quarantaine, comme

180
vous l'avez écrit, s'il ne transmet pas leur diagnostic à sa
compagnie, et si eux ne le font pas pour des raisons de
secret médical, il ne risquait pas d'être découvert.
Mais sous cette apparente maîtrise et ce bel uniforme,
il n'y avait qu'un petit garçon tétanisé, je peux vous le
garantir.
Lubitz est un écran de fumée. Une contre-mesure.
Il a évoqué son passé, pas vrai ? Si heureux qu'il le fait
pleurer ? Si parfait qu'il ne peut l'oublier ?
Il a la terreur de l'enfant qui se rend compte que le
temps passe, s'efface, se perd à jamais.
Il a la terreur de l'enfant qui découvre la mort.
Il y a souvent chez le suicidaire une hypersensibilité
de garçon fragile, persuadé que le jugement des autres
est insurmontable, effrayé par la difficulté d'avoir à
survivre dans un tel monde.
Il devait avoir un énorme besoin "d'amour", c'est-à-
dire d'être rassuré, infantilisé, bercé. La demande
d'attention et le suicide sont liés. Parfois, seule la mort
peut attirer les regards. La considération voulue.
« Les Alpes, c'est un endroit qu'il connaissait, non ? »

Je repense à l'aéroclub de Sisteron. Je repense à la


phrase de Franck K., qui y travaille, et qui a connu les
Lubitz, à l'époque où Andreas étant adolescent, et qu'il
venait voler dans les Alpes : « Est-ce qu'il a voulu
revenir à la case départ pour tout effacer ? »

« Voilà. Il est allé se crasher dans ses souvenirs, en


prenant le monde entier à témoin.

181
Papa, maman, la foule, regardez, vous me regardez,
hein ? J'existe.
C'est une attitude d'enfant. »
Assommé par la fatalité, je suis rentré chez moi.
A 10 heures 30 minutes et 8 secondes, le
commandant de bord Patrick Sondheimer annonce qu'il
va quitter le poste de pilotage, et demande à Andreas
Lubitz de prendre en charge les communications radio.
Le copilote collationne. Le siège recule. Le pilote
se lève.
« Du kannst übernehmen », lance Sondheimer. Tu
peux prendre le relais.
Le cap de l'appareil est sur 23°, direction IRMAR.
À 10 h 30 minutes et 24 secondes, le pilote quitte
la cabine. Il sort, et scelle son sort.
Trois secondes plus tard, la porte se referme derrière
lui. Automatiquement, dans un claquement sec, les trois
verrous se sont figés dans leur gâche.
Tout vient de se jouer.
Sur le chemin du retour, les dernières paroles de
l'expert résonnaient en moi.
« Qui n'a jamais pensé qu'un jour il serait triste à se
tuer ? Qui n'a jamais rêvé de tuer ? Le suicidaire "pro-
fite" du passage à l'acte pour transgresser les règles et
son état de sujétion, en réalisant ses fantasmes violents.
Pour cette fois c'est peut-être bien Bild qui a raison, m'a-t-
il dit en désignant la fameuse couverture du 27 mars.

182
C'est un amok. »

Et pourquoi lui et pas un autre ?


Restant un moment sur le pas de ma porte, j 'ai
regardé les contrais.
Mes questions se perdaient dans le vide...
Au chapitre « recommandations principales du
BEA », j'ai écrit:
– Renforcer le suivi médical des pilotes, en
particulier présentant des problèmes de santé
mentale.
– Trouver un équilibre entre secret médical et
sécurité publique.
– Atténuer les conséquences de la perte de
licence. – Ne plus jamais laisser seul dans un cockpit un
membre d'équipage.
J'AI VU DES CHOSES SOMBRES.
J'AI VU L'OMBRE INFINIE
OÙ SE PERDENT LES NOMBRES,
J'AI VU LES VISIONS QUE LES RÉPROUVÉS FONT,
LES ENGLOUTISSEMENTS DE L'ABÎME SANS FOND;
J'AI VU LE CIEL, L'ÉTHER, LE CHAOS ET L'ESPACE.
VIVANTS ! PUISQUE J'EN VIENS,
JE SAIS CE QUI S'Y PASSE .

–Victor Hugo.
L'Airbus vole toujours au niveau 380, à 38 000 pieds.
Le vol de croisière d'un tel appareil est devenu si
banal qu'on en oublie le degré de technologie dont il
dépend. La somme de savoir et d'intelligence qu'il a fallu
déployer pour lui faire absorber les immenses
contraintes qui pèsent à l'instant sur la base de ses ailes,
le froid extrême de l'altitude, la chaleur due au
frottement de l'air...
Trente-quatre mètres de large, trente-sept mètres de
long. Soixante-cinq tonnes. Bien plus qu'un avion,
l'appareil est une masse, une force, une onde, qui fend le
ciel et fond l'atmosphère dans son brûlant sillage, pour y
laisser ce vortex de gaz carbonique, saturé de vacarme.
À cette vitesse, il étire ses ondes sonores et les com-
prime devant lui. C'est une véritable barrière acoustique
qui s'accumule contre son nez. La compression des
molécules d'air engendre un mur de chaleur, et ce bruit,
insupportable, audible jusqu'au sol, où le cône sonore
de l'appareil fait vibrer jusqu'aux fondations des
maisons qu'il survole, à plus de dix kilomètres de
distance.
C'est tout son espace-temps qu'il déforme.
Qui se figure l'immense énergie cinétique qu'il
représente ?

187
Sa sagesse à suivre les instructions, à dérouler ses
plans de vol, ne laisse rien entrevoir de cet effroyable
potentiel de destruction.
Et pourtant...
Son unique point de défaillance est maintenant seul
aux commandes. Sur l'écran de contrôle, le copilote a
regardé son commandant de bord tirer le rideau et
s'éloigner. Il ne peut toujours pas utiliser les toilettes
situées juste derrière la porte du cockpit. Il doit traver-
ser l'appareil. Ça va lui prendre du temps.
À 10 heures 30 minutes et 53 secondes, l'altitude
sélectée du pilote automatique est passée de 38 000 à
100 pieds. Sans la moindre trace d'hésitation. 100
pieds... La valeur minimale du FCU, trente mètres au-
dessus du niveau de la mer. Plusieurs centaines de
mètres sous le niveau du sol. Une seconde plus tard, le
pilote automatique passe en mode OPEN
DESCENT : il autorise la descente contrôlée. Lubitz
peut maintenant gérer l'assiette de l'appareil.
Sur le plan fixe horizontal, les gouvernes de profon-
deur s'abaissent légèrement. L'axe de l'avion s'incline
alors de 4° vers l'avant. Face à lui, l'horizon semble
s'élever. À la verticale de Saint-Cyr-sur-Mer, entre
Marseille et Toulon, l'Airbus entame sa descente.
Abord, c'est à peine perceptible. Un peu comme sur
le Titanic, lors de la première heure du naufrage.
Lubitz vient pourtant de renoncer au normal. Il est
sorti du plan, a quitté son vecteur et sa ligne. En plein
vol, il plonge son avion dans une dimension parallèle,
embarque le monde dans sa folie. Vers le terme de
son cauchemar.

188
De manière inexplicable, peut-être du fait de cette
inclinaison, de l'affaissement de la luminosité, le dessin
des pare-brises a paru se durcir. Comme un sourcil se
fronce. Comme un regard se tend. Comme si l'appareil
était soudain doué d'intentions.
Comme si l'ombre changeante venait de dévoiler le
mystère de sa force animale.
C 'est un aigle qui plonge, une charge qui descend,
une menace qui tombe, et qui va fondre sur ce monde.
Un missile doté d'une onde de choc monstrueuse, à la
force de frappe inimaginable. Un oiseau de fer aux
serres de titane, embarquant dans ses ailes plus de dix
tonnes de kérosène.
Jamais l'A320 n'avait paru si vivant. Jamais il n'avait
paru aussi mortel.

Dans l'ingénierie sociale des compagnies, un pilote


équivaut à un autre pilote, à la foule aussi bien qu'à
l'avion : c'est un système statistique relativement
prévisible. L'anomalie peut exister. Mais à chaque
imprévu, le système se perfectionne. Et les possibles
sont peu à peu réduits à rien. Les autorités de l'aviation
estiment que le risque de défaillance d'un pilote ne doit
jamais dépasser 1 sur 100. Et sur chaque vol, les pilotes
sont au moins deux. Le risque de double défaillance est
estimé à 1 sur 1 million. Et les autorités aériennes sont
plutôt sélectives. Chaque année, quelques milliers de
pilotes sont déclarés inaptes, et perdent leur certificat
médical.

189
Toujours est-il que 13 % des pilotes en activité sont
sujets à la dépression, et que 4% d'entre eux ont des
pensées suicidaires.
Sur les « petits » aéronefs de loisir, j'ai connu pas mal
de cas de crash volontaire, de suicide. Mais dans
presque tous les cas, ça concernait uniquement le pilote,
seul...
Concernant les avions de ligne, le passage à l'acte est
beaucoup plus rare. Depuis qu'il se tient des statistiques,
on a recensé dans le monde entier une vingtaine de cas
suspects au total, dont quatre ou cinq actes de suicide
homicide de masse, pleinement avérés.
Le vol 350 de la Japan Airlines, en février 1982.
Pendant la phase d'approche de l'aéroport d'Haneda, le
commandant de bord du DC-8 a volontairement
déconnecté le pilote automatique et inversé la poussée
des réacteurs. Le copilote et l'ingénieur de vol ont réussi
à le maîtriser et à limiter les dégâts. Vingt-quatre morts,
cent-cinquante survivants. Le commandant de bord a
été interné, pour « maladie mentale ».
Le vol 630 de la Royal Air Maroc, un ATR 42. crashé
en août 1994. Le commandant de bord a déconnecté le
pilote automatique et fait plonger l'avion vers le sol,
sans que sa copilote ne parvienne à l'en empêcher.
Quarante-quatre morts, aucun survivant. Une déception
amoureuse du pilote a été évoquée.
Le vol 185 de la SilkAir, en décembre 1997, crashé en
Indonésie. Le pilote a déconnecté les boîtes noires du
Boeing 737 et l'a fait partir en spirale. Cent-quatre
morts, aucun survivant. Le pilote était en proie à de
sérieuses difficultés financières.

190
Le vol 990 de l'EgyptAir, en octobre 1999. Les
innombrables « Je m'en remets à Dieu » du copilote
suicidaire, coupant les gaz et poussant l'avion vers le
bas, jusqu'au crash dans l'océan Atlantique. Le pilote, de
retour dans la cabine, a cherché à contrecarrer les
actions de son collègue, sans jamais y parvenir, sans
avoir l'air de comprendre ses intentions. C'était encore
un 737. Deuxcent-dix-sept morts, aucun survivant.
Dépression présumée du copilote.
Le vol 470 de la LAM Mozambique Airlines, en
novembre 2013. L'avion, un Embraer 190, vole à
38 000 pieds, et descend soudain jusqu'à la perte de
contact radar. L'enquête montrera « l'intention claire »
du commandant de bord d'écraser son appareil, en
réglant le sélecteur d'altitude sous le niveau du sol, et en
contrôlant manuellement la vitesse de la descente. La
boîte noire a fait entendre diverses alarmes ignorées, et
les coups répétés portés contre la porte par le copilote,
enfermé à l'extérieur du cockpit, suppliant son
commandant d'ouvrir. Trente-trois morts, aucun
survivant. Le commandant de bord venait de vivre le
suicide de son fils, un divorce compliqué, et sa fille était
hospitalisée pour problèmes cardiaques.
Ces deux derniers cas présentent des similitudes avec
le vol 9525 de la Germanwings. Sur le vol de l'EgyptAir,
le copilote a attendu que son collègue quitte la cabine,
pour mettre son projet à exécution... Sauf qu'à cette
époque les portes n'étaient pas verrouillées ni blindées.
Sur le vol de la LAM, le pilote a agi exactement comme
Andreas Lubitz, et son copilote a subi

191
le même sort que le commandant Sondheimer. Lubitz
s'en est-il inspiré ? Il est probable qu'il ait entendu parler
de ce cas, récent et bien documenté.
Il faudrait sans doute ajouter à cette liste un certain
nombre de crashs « inexpliqués », qui dissimulent en
réalité un suicide. Par exemple, en 1953, le Lockheed
F-BAZZ du vol 178 d'Air France s'écrasait dans les
Alpes, après avoir dévié de sa trajectoire pour une
raison inconnue, que l'enquête ne permettra jamais
d'établir. Quarante-deux morts. Le lieu du crash se
trouve à vingt kilomètres de celui de la Germanwings.
Lubitz s'en est-il inspiré ? Je n'en sais rien.

En sortant du cockpit, Patrick Sondheimer a traversé


l'office avant, réservé à l'équipage, et a tiré le rideau gris
le séparant des premières rangées de passagers. L'A320
n'est pas ce qu'on appelle un gros porteur, à étages, mais
un monocouloir, ou avion à fuselage étroit, comme
tous les court ou moyen-courrier. Un cylindre d'à peine
quatre mètres de large, et du cockpit à la queue des
rangées de fauteuils gris tous strictement identiques,
avec pour unique distraction l'habituel prospectus de la
compagnie, glissé dans chaque dossier.
Sous la lumière tamisée des plafonniers, Sondheimer
a traversé l'avion jusqu'à l'office arrière, qui comprend
les toilettes passagers et l'espace restauration, en
remontant les trente rangées de six places séparées en
leur milieu par l'étroite allée centrale. À cette heure, le
service se poursuit. Les ventes de boissons, collations,

192
sucreries, et autres jeux à gratter sont importantes pour
équilibrer la trésorerie des compagnies à bas prix.
Le commandant a salué certains passagers, du moins
ceux qui n'étaient pas absorbés par leur tablette ou leur
Smartphone. Le ténor Oleg Bryjak, cinquante-quatre
ans, est installé à la dixième rangée, contre l'allée
centrale. À Barcelone, il vient de donner une
représentation de Siegfried. Rangée 15, places A, B et C,
face à l'aile gauche, se trouvent trois générations de
Emma, d'une même famille espagnole, la mère, la
grand-mère et la petite-fille, de douze ans. À la rangée
19, côté opposé, se trouvent la partenaire d' Oleg, la
cantatrice Maria Radner, trente-trois ans, place 19D,
son mari Sascha, place 19E, et leur fils Félix, un an et
demi, près du hublot, avec vue imprenable sur le bord
de fuite de l'aile droite de l'appareil.
Deux rangées derrière lui, toujours contre le hublot,
se trouvent Marina Bandres Lopez-Belio, trente-sept
ans, avec Julian, son nourrisson de sept mois. Le plus
jeune passager de l'appareil.
Place 23A, contre le hublot, l'étudiant Sebastian Stahl,
que les tabloïds prendront pour son homonyme, le
beau-frère de Michael Schumacher.
Dans le fond de l'appareil, des rangées 26 à 28,
accompagnés de leurs trois professeurs, les seize lycéens
de seize ans, quatorze filles et deux garçons, en échange
international d'une semaine. Ils ont été tirés au sort par
leurs professeurs pour faire ce voyage, parmi une
quarantaine d'élèves. À la dernière rangée, places 30A et
30B, il n'y a que deux personnes : Asmae

193
Ouahhoud El Allaoui, vingt-trois ans, et Mohamed
Tahrioui, vingt-quatre ans. Le couple, marocain, revient
de son voyage de noces en Espagne.
Au total, il y a des places pour cent-quatre-vingts
passagers. Il n'y a donc que trente-deux fauteuils inoc-
cupés dans l'avion — les deux bébés ne sont pas comp-
tabilisés par la compagnie. Parmi ces cent-quarante-
quatre passagers, ces quatre membres d'équipage, ce
commandant de bord, qui pourrait avoir la moindre
idée du diabolique piège qui vient de se refermer sur
l'avion ? Comment pourraient-ils savoir que le cent-
cinquantième d'entre eux, leur semblable aux com-
mandes, vient de basculer dans l'irrémédiable ?
Un collègue m'a dit une fois que nous étions les
techniciens de l'improbable.
C'est assez juste, et ce cas bat des records...
À quoi tout cela tient... Si le commandant avait sim-
plement pu se soulager à Barcelone... Alors oui, peut-
être bien que Lubitz aurait persisté, enchaîné les vols,
jusqu'à rencontrer un moment favorable pour agir. Ou
peut-être que son état se serait amélioré... Ou peut-être
qu'il se serait jeté sous le premier train venu à
Düsseldorf, et serait parti dans l'anonymat du cercle
familial.
Ce que je veux dire, c'est qu'il n'existe pas de métier
plus frustrant que le mien... Je suis comme un historien,
qui refait la bataille, qui sait exactement quoi faire pour
éviter la défaite... mais la bataille est terminée depuis
longtemps. Chaque rapport est une ode à l'impuissance,
de celui qui sait tout, et ne peut rien.

194
Était-ce si improbable ?
Deux mois avant le crash, le pilote néerlandais Jan
Cocheret, a publié une chronique dans la revue spé-
cialisée Piloot en Vlliegtuig.
« Parfois, je me demande sérieusement qui est assis à côté
de moi dans le cockpit. Et s'il se passait quelque chose de
terrible dans sa vie, qu'il ne peut plus supporter ? »
« Grâce au système ultra-sécurisé de fermeture de porte, il
n'est plus si difficile pour un pilote de prendre le pouvoir dans
le cockpit et de laisser son collègue dehors. J'espère ne jamais
avoir â découvrir, en rentrant des toilettes, que je fais face à
une porte de cockpit qui ne s'ouvrira jamais. »

De telles règles de sécurité remontent au 11 sep-


tembre 2001. Pour éviter les intrusions et les détour-
nements d'appareil, les portes des postes de pilotage,
qui restaient jusque-là ouvertes, sont non seulement
verrouillées automatiquement, mais aussi blindées.
On est libre de sortir du cockpit, mais pas d'y rentrer.
Il faut en demander l'accès via un digicode, en
composant un code connu du personnel navigant seul.
Lorsque le code est correctement composé, la diode
OPEN s'allume sur le tableau de bord, et un signal
sonore retentit durant une seconde dans le cockpit.
Grâce à la caméra de surveillance incrustée dans la
porte, le pilote et le copilote peuvent alors voir, via
l'écran situé devant leur mini-manche, qui en demande
l'accès.

195
Ils peuvent choisir de pousser le commutateur de la
porte vers le haut, en position UNLOCK. La diode du
digicode passe alors au vert, la porte se déverrouille et le
requérant peut entrer. Si le commutateur reste sur
NORM, la position centrale, la porte restera fermée.
Un code d'urgence a cependant été prévu, pour faire
face à l'éventualité d'un malaise du pilote aux
commandes. Lorsque ce code est composé, le voyant
OPEN du tableau de bord se met à clignoter, et un
signal sonore de demande d'ouverture se met à retentir
durant quinze secondes dans le poste de pilotage. Si la
position LOCK n'est alors pas manuellement
enclenchée dans les quinze secondes, la porte se
déverrouillera.
Si le verrouillage persiste, le pilote hors du cockpit
n'aura alors plus l'ombre d'un doute : son collègue
s'enferme volontairement.
La seule éventualité qui semble ne pas avoir été pré-
vue, c'est donc qu'un membre légitime du personnel
navigant puisse faire ce qu'a fait Lubitz... C'est-à-dire
retourner le système de sécurité contre l'appareil, les
passagers et l'équipage légitime.

Une fois de plus, une fois de trop, on lui a fait


confiance. Tout s'est donc déroulé comme il l'avait
prévu. Il est maintenant enfermé dans sa chute, en train
de créer l'événement le plus marquant de l'histoire de
l'aviation depuis le 11 septembre 2001.
Il est le seul homme au monde qui sait ce qui se
passe. Il ne peut plus faire marche arrière. Il va mourir

196
et le monde entier connaîtra son nom. La visibilité est
bonne, supérieure à dix kilomètres. Devant lui, Lubitz
voit les cieux à perte de vue. La Terre s'est comme
coiffée d'une perruque poudrée de nuages de traîne, les
cirrus, ces filaments blancs, ou cheveux d'ange, qui
tapissent les cieux en haute altitude, et qui ne pleuvent
jamais.
Plus bas, à travers eux, Lubitz aperçoit la France.
La verticale de Saint-Cyr-sur-Mer se situe à cent-
trente-neuf kilomètres de la zone du crash. À une
vitesse moyenne de 836 kilomètres heure, l'Airbus aura
couvert cette distance en exactement dix minutes.
L'avion descend maintenant à 3 250 pieds par minute,
soit dix-sept mètres par seconde, environ un kilomètre
par minute. Dix minutes, c'est précisément le temps
qu'il lui faudra, à ce rythme, pour descendre de ses 11
580 mètres de croisière jusqu'au niveau du crash, 1 550
mètres d'altitude, largement sous le niveau des sommets
du massif des Trois-Évêchés, qui culminent à un peu
moins de 3 000 mètres d'altitude.
Le calcul est parfait.

Depuis que je travaille sur les crashs aériens, j 'ai du


mal à croire au hasard.
J'ai longuement étudié la théorie du chaos et ses
applications pratiques. Dans le vol d'un appareil si
complexe qu'un Airbus, il suffit parfois d'une infime
perturbation initiale, pour entraîner, si les circonstances
s'y prêtent, un désastre total, aux conséquences
incalculables.

197
Quand le facteur humain me dépasse, comme
aujourd'hui, j'ai tendance à m'en remettre aux statis-
tiques. Et elles sont vertigineuses...
Dans le monde, on recense un accident mortel tous
les millions de vol. Le risque d'être touché par la foudre
ou dévoré par un chien est plus important. La
probabilité que ça tombe sur vous ? Imaginez un tirage
au sort. Imaginez que sur un million de billes blanches,
vous tiriez la seule et unique bille noire. Impossible ?
Chaque année, je vois pourtant de telles choses se
produire...
Imaginez que ça vous arrive, plusieurs fois de suite.
Vous auriez alors une idée de ce que je ressens, quand
j'enquête sur un crash aérien, ce qui m'arrive plusieurs
fois par an. Il faut la concordance de tant de paramètres,
pour que se produise l'impensable, que l'on ne peut qu'y
voir l'œuvre du démon...
Avec le vol de la Germanwings, le démon s'est
incarné. Ajoutez à l'improbabilité de l'accident d'un
avion de ligne, l'improbabilité d'un copilote suicidaire, et
l'improbabilité d'une réussite... La possibilité d'un Lubitz
tombe à quelque chose d'infinitésimal. Quelque chose
qui peut arriver une fois tous les milliards de vols...
En aéronautique, on appelle ça un cygne noir.
L'aberration probabiliste, le risque silencieux... En
théorie, ça n'arrive jamais... Mais en pratique, ça finit
toujours par arriver. Ces événements rares, ces ruptures
de norme que l'on ne veut pas voir, que l'on

198
refuse même d'admettre ou d'imaginer, sont de ceux qui
changent l'histoire.
Aussi longtemps que les avions voleront, aussi long-
temps qu'il y aura des hommes pour les piloter, un
Andreas Lubitz restera possible.
Le soleil se lève tous les jours et un jour il ne se lèvera pas.
D'ici là, on verra sans doute passer des milliers, des
millions de cygnes blancs, et on finira par se persuader
qu'il n'existe pas de cygne noir. Eh bien moi je l'ai vu, de
mes yeux. J'ai vu sa chemise tachée de sang et j'ai touché
ses cheveux. Andreas Lubitz a incarné l'improbable. Il
est un sur un milliard. Il est le cygne noir.
L'homme a découpé ses jours en heures, en minutes,
en secondes, il a découpé son ciel en flux, en fuseaux,
en vecteurs... Il a isolé les risques, probabilisé les évé-
nements, atomisé son univers. Mais toujours subsiste-
ront des inconnues.
Lubitz est la fatalité. L'aberration. Le chaos. Un plan
de vol vers le drame. Une descente aux enfers par-
faitement linéaire.
Quelle est la probabilité pour qu'Andreas Lubitz soit
né ? Quelle est la probabilité pour qu'il soit affecté par
ce mal, et par cette passion pour le vol, et qu'il apprenne
à piloter, et qu'il obtienne son brevet de pilote ? Quelle
est la probabilité pour qu'il soit affecté sur ce vol ?
Quelle est la probabilité pour que vous ayez pris place
sur ce vol ? Il n'y a pas de réponse à ces questions
insensées. C'est le principe même de la vie.
Où était écrit ce drame ? Dans les règles ? Dans
l'Airbus ? Dans les circuits imprimés de Lubitz ?

199
Chaque ouvrier qui a travaillé sur cet avion, chaque
ingénieur qui l'a conçu, chaque passager qui l'a
emprunté, chaque commandant qui l'a piloté, tous ont
pensé à la possibilité d'un crash. À l'angle mort de toute
chose. À la mort elle-même.
Mais on ne le dit pas. On n'en parle pas... On ne parle
pas de lapin sur un navire. C'est inconvenant. Tabou.
On a confiance en l'organisation, en les moyens, en la
hiérarchie, en la sélection d'hommes de très hautes
aptitudes, en les meilleurs techniciens et en le meilleur
avionneur du monde... Confiance en cet appareil, qui
avant le vol fatidique a décollé 46 700 fois, volé 46 700
fois, et s'est posé 46 700 fois. 58 300 heures de
prévisions exactes. Six années totales de vol...
L'individu raisonne par induction, et accepte de
confier son existence à de tels chiffres. Il offre au pilote
un droit de vie ou de mort sur sa personne. C'est ce
qu'on appelle la confiance.
Bien sûr on hésite, l'inconscient ne peut réprimer tout
à fait cette appréhension... Et on monte à bord, pour ne
pas faire de scandale, être bête... On se résigne, on
s'encourage, on attache sa ceinture, on se ronge un peu
les ongles, et on se dit que œ serait bien le Diable...

Et si c'était lui ? Et si c'était précisément lui ?


D U CIE LC OM ME L'É C LA IR.
— Luc 10,18
À 10 heures 33 minutes et 12 secondes, la gestion de
la vitesse de l'A320 passe du mode « managé », c'est-à-
dire automatique, au mode « sélecté », c'est-à-dire
manuel. La consigne de vitesse passe alors de 273 à 308
nœuds. La descente de l'avion s'accélère, puis se stabi-
lise. Lubitz cherche la vitesse optimale, tout en main-
tenant la descente sur un angle rectiligne. Il ne pousse
pas les moteurs à fond, veille manifestement à éviter
l'alarme de survitesse, et l'alarme « Sink rate», signalant
un cœfficient de descente trop important.
À 10 heures 33 minutes et 35 secondes, la vitesse
sélectée varie à plusieurs reprises, avant de se fixer sur
302 nœuds. En réalité, l'Airbus fonce à près de 473
nœuds, soit 875 kilomètres heure.
Pourquoi une telle différence entre les consignes de
vol et la réalité ? La vitesse de consigne est celle des
instruments de bord, dite IAS, calculée par les sondes
Pitot mesurant la pression de l'air. En haute altitude, elle
est nettement inférieure à la vitesse dite TAS, la vitesse
réelle de l'avion par rapport au sol, corrigée en tenant
compte de la pression et des vents.
À 38 000 pieds, la pression atmosphérique est cinq
fois moins importante que celle mesurée au niveau du
sol. L'avion y étant moins freiné par l'air, il s'y déplace
donc plus vite, et consomme moins de carburant.

203
Pour aller chercher sa vitesse maximale, le Concorde
volait à 60 000 pieds. Mais plus l'avion va descendre,
plus la pression augmentera, et plus sa vitesse réelle
diminuera, quoi que fasse le pilote.
Pour l'instant, Lubitz contrôle parfaitement la des-
cente. S'il plonge trop vite, en plus de déclencher les
alarmes, l'Airbus risquerait de lui échapper et de se
disloquer. A-t-il peur d'une mort douloureuse ? Ou au
contraire que la perte de contrôle de l'appareil se solde
par des dégâts moindres, et une survie ? A-t-il peur de
ne pas pouvoir le crasher lui-même, là où il veut ?
La pente moyenne de la descente est de 7,194 %, soit
un angle de 4,115°. Concrètement, cela veut dire que
l'appareil descend de soixante-douze mètres tous les
kilomètres. 3 247 pieds par minute.
Notamment pour préserver le confort des passagers,
une pente d'approche classique est de 5%, ou 3°. Une
pente correspondant à une descente d'urgence serait de
11%, soit un angle de 6,6°.
C'est précisément ce taux de descente bâtard, intri-
guant, qui va alerter le contrôle aérien de Marseille. À 10
heures 33 minutes et 47 secondes, les contrôleurs, qui
ont perçu l'anomalie dans la descente soudaine du vol
9525, demandent à l'équipage à quel niveau de croisière
il a été autorisé à voler. L'avion est alors à une altitude
de 30 000 pieds, en descente. Pas de réponse de
l'équipage.
Dans les trente secondes qui suivent, le contrôle
renouvelle sa demande à deux reprises, sans réponse de
l'équipage.

204
Ce jour-là, tu as enfermé l'univers. Tu as tenu dans ta
main des milliers de souvenirs et des centaines
d'histoires. Dans une carlingue, tu as arrêté la course
folle de ce monde insensé. Tu as bloqué un instant
l'information sur ton image. Tu sais le jour et tu sais
l'heure. Toi et toi seul. Tu as en tête l'exacte topologie
du désastre que tu façonnes. Tu es le seul maître à bord
avant Dieu. Ta volonté de mourir te laisse-t-elle
suffisamment de répit pour jouir de cette toute-puis-
sance ? De ce pouvoir incroyable que l'on peut tirer de
la mort, de la maîtrise absolue de son destin et de celui
des autres ?

Quand Patrick Sondheimer sort des toilettes, il


comprend aussitôt que son appareil est en train de des-
cendre. Les passagers le sentent aussi, sans doute, mais
n'ont pas l'air de s'en émouvoir. La descente se fait en
douceur, et l'appareil est encore très haut dans le ciel. Il
y a bien ce léger changement de pression, perceptible.
Certaines oreilles se bouchent, bourdonnent... Mais rien
de très inquiétant. Nul ne peut soupçonner une
anomalie grave.
Dans l'allée centrale, le commandant de bord marche
vers la cabine de pilotage. Par les hublots, il voit l'aile de
son appareil fendre le plafond des nuages. Aucun
doute... Son avion descend, et descend vite. Il presse le
pas. Son copilote s'est-il emmêlé les pinceaux ? A-t-il
reçu une nouvelle consigne de vol du contrôle de
Marseille ?

205
À 10 heures 34 minutes et 23 secondes, la vitesse IAS
de l'appareil, un temps réduite, augmente jusqu'à 323
nœuds. 480 nœuds en vitesse réelle. Plus de 888 kilo-
mètres heure. Lubitz a semble-t-il décidé d'accélérer le
mouvement. A-t-il vu son commandant revenir, sur
l'écran de contrôle du tableau de bord ?
Les nuages s'écoulent sous l'avion. Scène irréelle.
L'Airbus semble se réfugier dans la ouate des cirrus, à
l'abri du monde. Mais Lubitz sait pourtant qu'il a enfin
quitté le domaine des songes... Il est bien dans le vrai,
dans le réel pur, dans le monde zéro, en train de faire ce
qu'il croit.
Et il peine à le croire... Soleil dans le dos, à l'est, il a
chevauché les nuages un moment. Puis il a vu son
commandant revenir, s'est dit qu'il avait dû voir lui aussi
les nuages, ressentir l'inclinaison de l'appareil, le
changement de pression. Il sait. Lubitz n'est plus seul
dans son drame.
L'avion quitte alors le champ du ciel, le royaume du
soleil, et plonge sous les nuages, vers le granit, vers ses
enfers.
À 10 heures 34 minutes et 31 secondes, quatre
minutes et sept secondes après sa sortie, le comman-
dant de bord demande l'accès au poste de pilotage, en
composant le code qui déclenche le bizzer du plafonnier.
On peut imaginer le regard de Lubitz à cet instant, son
coup d'œil vers la caméra de contrôle, vers le pilote déjà
inquiet. La respiration du copilote est parfaitement
constante. Il ne s'affole pas. Il regarde le commutateur.
Il ne fait rien.

206
Une trentaine de secondes plus tard, l'interphone de
la cabine sonne trois secondes. Le voyant cabin cal
s'allume. Il ne répond pas. L'interphone sonne à
nouveau. Le contrôle cherche encore à contacter
l'équipage, à plusieurs reprises, sur différentes fré-
quences. L'avion est à une altitude non autorisée de
25 000 pieds, environ 7 500 mètres, en descente.
L'interphone sonne une troisième fois. Droit devant lui,
Lubitz voit les premiers massifs des Alpes et leurs
dômes blancs se découper sur l'horizon, et approcher
lentement, de manière presque irréelle.
A 10 heures 35 minutes et 3 secondes, probablement
pour compenser la pression atmosphérique croissante,
susceptible de freiner l'appareil, le copilote cherche de
nouveau à augmenter la vitesse, à 350 nœuds IAS. Elle
se stabilise à 345 nœuds, soit environ 640 kilomètres
heure. En réalité, l'A320 dépasse les 487 nœuds, soit
900 kilomètres heure. Mach 0,8. La vitesse d'une balle
subsonique.
Lubitz entend alors le pilote prononcer son nom.
« Andreas ? », lance Sondheimer face caméra.« C'est
moi! »

Ouvrir ? Ouvrir et renoncer ? Ouvrir pour tomber à


genoux, pleurer, supplier... Se justifier ?
Jamais de la vie.
L'autre ne sait pas que le démon a pris le pouvoir.
Il ne sait pas que tu es le cygne noir.

207
A 10 heures 35 minutes et 32, secondes,
Sondheimer frappe une première fois à la porte.
«Andreas ? »

Andreas, ça veut dire « homme ». Quant au


patronyme Lubitz, aussi loin que l'étymologie nous
conduise, elle renvoie à « amour » aussi bien qu'à « loup
». La dualité faite homme.

Ainsi tu voulais marquer l'histoire ? Pourquoi pas toi


et toi seul ? Parce que toi seul, ça ne vaut rien. Il t'a fallu
cent-quarante-neuf innocents pour que le monde entier
te regarde, toi, et soit forcé de te connaître. Par ce
sacrifice de masse tu as attiré sur toi le regard de tes
dieux, tes semblables, qui n'ont jamais su te
comprendre, te connaître, te regarder, te considérer. On
se tue pour infliger sa mort aux autres, disait Sagan. Ça
prend tout son sens. Il y a dans le martyr une
impuissance intellectuelle à se faire reconnaître, qui ne
trouve d'issue que dans la publicité sacrificielle.

Sondheimer frappe nerveusement à la porte, de plus


en plus fort. À ses côtés, l'hôtesse l'interroge du regard.
Il ne sait pas. Ils ne savent pas...
Une première fois, Sondheimer compose le code
d'urgence. Son collègue a-t-il fait un malaise ?
La diode rouge lui apporte aussitôt la terrible réponse :
Lubitz a poussé le commutateur sur LOCK.
Sondheimer a compris. Les douleurs aux tympans ne

208
trompent pas : le taux de descente est trop élevé. Tu
n'es plus seul à savoir. La possibilité du désastre est
passée dans la tête du commandant de bord, et dans les
yeux de l'hôtesse. Celle-ci a tiré le rideau. Mais la
panique est quelque chose de liquide. En quelques
secondes, elle va se répandre aux premiers rangs des
passagers, puis dans tout l'appareil, et devenir évidente,
totale, certaine.
Le copilote ne répond pas, et empêche volontai-
rement le pilote d'entrer. Et il fait plonger l'appareil vers
le sol. Sondheimer et l'hôtesse cherchent encore à
joindre la cabine avec l'interphone, à plusieurs reprises.
Le pilote frappe encore à la porte, de plus en plus fort, à
coups de pied. À chaque composition du code
d'urgence, la diode rouge s'allume. La porte reste
verrouillée. Ils doivent se rendre à l'évidence : Andreas
Lubitz ne les laissera pas entrer.

Il est 10 h 36. Freiné par l'atmosphère, à 20 000 pieds,


l'Airbus perd peu à peu de la vitesse. Il est à 476 nœuds,
soit 881 kilomètres heure. En cinq minutes de descente,
il a parcouru soixante-treize kilomètres. Il en reste
soixante-six.

Être un sur un milliard, voilà ton kérosène. Tu as


réussi. Tu es une légende. Tu es la mort en personne. Et
moi je suis fasciné par toi, parce que tu as tué. Mais qui
es-tu, au fond ?
Sur ta tablette PC, ton nom d'utilisateur était «
Skydevil », le Diable du ciel...

209
Voici donc ta signature... Tu es quelqu'un d'obses-
sionnel, tu voulais voler, tu y as consacré tout ton temps
et toute ton intelligence. Quand tu as compris que tu ne
pourrais plus jamais le faire, peut-être dans ton délire,
dans la pourriture de ton rêve, tu as voulu détruire ce
monde avec toi. Tu as mis toutes tes obsessions et toute
ta science du pilotage au service du meurtre de masse.
Il y a une fatalité, là-dedans, quelque chose de
mythologique, de biblique. Le Diable est un archange
déchu. Un doux rêveur rappelé aux contraintes du réel.
Tu voulais le ciel, mais ils ne t'ont pas laissé le choix. Tu
n'étais pas le genre d'homme à rester sur Terre. Tu as
l'orgueil d' Icare, et l'orgueil de Satan. Tu as touché le
soleil et on veut maintenant te couper les ailes, et te jeter
sur Terre. Très bien. Tu aimes mieux régner en enfer
que servir au ciel.
Ce geste est « tout à fait incompréhensible », a déclaré
la chancelière allemande.
Nein, Frau Merkel. Il est limpide, ce geste. Le suicide
compliqué du meurtre était ton seul moyen d'exister.

À 10 heures 37 minutes et 13 secondes, Sondheimer


hausse le ton.
« Ouvre cette porte, Andreas ! »
Aux premiers rangs, les passagers échangent des
regards interloqués. Certains croient à une simple
mésentente. On se lève, on s'interroge, on regarde vers
le rideau gris, entrouvert par un steward. On regarde
par les hublots. L'avion descend... Il s'éloigne des

210
derniers nuages le séparant du sol. Ce sont des altocu-
mulus, ces petits moutons gris annonciateurs d'orage.
Mais l'appareil est encore haut dans le ciel. Les passagers
n'ont pas vu le visage de l'hôtesse, et ça valait mieux
pour eux. S'ils avaient vu ce visage, ce regard, alors ils
auraient compris, eux aussi.
L'avion a atteint 15 000 pieds. 4 500 mètres d'altitude.
Au ralenti, encore perdu dans le lointain des reliefs
alpins, le massif des Trois-Évêchés se rapproche. II
n'est plus qu'à une quarantaine de kilomètres. Trois
minutes...

Marquer l'histoire.
À vingt-cinq kilomètres des lieux du crash, se trouve
le barrage du lac de Serre-Ponçon, la plus grande
retenue d'Europe. S'il venait à céder, une vague de
plusieurs dizaines de mètres engloutirait des centaines
d'habitations, ferait des milliers de morts. Certes, il est
peu probable qu'un Airbus suffise à le percer. Un
barrage en remblai de ce type est pratiquement
indestructible. Mais pourquoi ne pas essayer ? Et
pourquoi ne pas viser Düsseldorf ? Se crasher sur cette
ville froide, sur cet aéroport maudit, sur ces médecins
incapables de te comprendre. Tu crois que d'ici-là
Sondheimer aurait le temps de défoncer la porte ? Non,
tu as choisi les Alpes. A jamais loin de tout ça, loin des
nuits de Brême et de Düsseldorf, loin de l'Allemagne et
de la compagnie.
Ingrate patrie, tu n'auras pas mes os, a fait graver Scipion
sur sa tombe.

210
Tu as préféré les souvenirs, la source, le rêve. Et
pourquoi pas avec une arme ?
Andreas Ganter Lubitz, Anders Behring Breivik. Il
t'intéressait, n'est-ce pas ? Une bombe et des balles :
soixante-dix-sept morts, le 22 juillet 2011. Et pourquoi
pas toi ? Le 18 mars, à six jours du crash, tu as effectué
cette recherche étrange sur le navigateur de ta tablette : «
Stand de tir New York touriste. » As-tu envisagé de finir
en terroriste ?
Il y a des similitudes entre vous deux. Le même
schéma père absent mère très présente, la même
rationalité, la même volonté d'exister, par une violence
rare et glacée.
Mais ça s'arrête là. Toi tu es un pilote, pas un guerrier.
C'est le pilote qui doit frapper. C'est ton rêve qui doit
éventrer le monde. La vengeance, c'est l'enfant qui ne
digère pas la vie, son anomalie, sa mise à l'écart. C'est
l'enfant qui refuse de sortir de son refuge, du
merveilleux. Le vengeur est quelqu'un qui a perdu, et
qui est prêt à mourir pour tenter de restaurer l'équilibre
des choses. C'est l'animal rejeté par sa harde, qui se
venge en mordant la patte de ses congénères, quitte à se
faire dévorer par eux. Tu as voulu faire souffrir le
monde à la hauteur de tes souffrances. La vengeance est
dirigée contre l'employeur, la profession, les passagers,
la compagnie... Le système. Tu as joué une partie
d'échecs contre cette vie. Rapidement dépassé par les
coups de l'adversaire, tu n'as même pas cherché le
match nul, tu as refusé de te coucher. Tu n'as pas voulu
entendre le mot « défaite», et tuas renversé l'échiquier.

212
On connaît quelques cas de «vengeance aérienne ».
Le vol 1771 de la Pacific Southwest Airlines, en
décembre 1987. David Burke, employé de la
compagnie, vient de se faire licencier. Il achète alors un
billet pour le prochain vol, où son supérieur a prévu de
prendre place. Grâce à son badge, Burke peut passer les
contrôles sans problème, et entre dans l'avion avec un
revolver. Une fois à bord, il écrit sur un sac à vomi : «
Tu n'as pas eu de pitié pour moi et ma famille, je n'en
aurai pas pour toi. » Revolver au poing, il fait lire le billet
à son supérieur, et l'exécute.
« Il y a un problème », annonce l'hôtesse aux pilotes,
une seconde avant d'être abattue. « C'est moi le
problème », dit Burke en entrant dans le cockpit, où il
tue le pilote et le copilote. Il tire ensuite sur le chef de
cabine, puis pousse les moteurs à fond, et met l'avion en
piqué. Avant de se pulvériser contre le sol, l'appareil a
dépassé le mur du son... Quarante-trois morts, dont
cinq avant le crash.
Un autre cas est le vol 705 de la FedEx. En avril
1994, Auburn Calloway, un employé sur le point d'être
licencié par la FedEx, prend place sur un vol de la
compagnie, en passager, avec un marteau et un harpon.
Son objectif est de prendre le contrôle de l'appareil,
pour le crasher sur le siège social de l'entreprise. Les
trois pilotes, agressés en plein vol à coups de marteau à
la tête, se battent pour leur vie. Après une lutte épique
et au prix de graves blessures – ils ne pourront plus
jamais voler –, ils parviennent à maîtriser Calloway et à
poser l'avion sans dommage. Aucune victime...

213
Tu es moins frontal. Tu n'aurais peut-être pas pu tuer
de tes mains, ni même te battre avec Sondheimer. Le
fait de t'être enfermé dans cette cabine, de t'être coupé
de tes victimes, t'a privé de la pleine réalisation
émotionnelle de ton acte.
C 'est un détail méthodique. Au fond tu es le même
qu'eux. Tu es une victime, tu en étais persuadé.
Tu as fait de ce délire sensitif la base de ton identité.
Cette vengeance est devenue l'objectif d'une vie, un défi
lancé à toi-même, le seul capable de te sauver à tes yeux.
Tu ne voulais pas faire seul le grand voyage. Tu voulais
emmener avec toi tous ces gens qui allaient bien,
incapables de souffrir, de ressentir, de t'approuver.
Indifférents, injustes. Complices.
Par là tu penses avoir trouvé le meilleur moyen d'aller
au faîte des cieux. Dans la stratosphère. Voler, oui, mais
plus haut, beaucoup plus haut. On le peut. Ils ne le
savent pas. Tu as rêvé d'une vie parallèle, là-haut, tout
seul, avec tes équations et tes signes...
Ça n'a pas marché...
Et maintenant tu les emmènes en bas.
Le monde doit savoir. Le monde saura.
Tu n'as jamais su t'adapter à lui. Tu aurais voulu ne
jamais travailler. Il fallait bien te résoudre à exister... Tu
aurais préféré être comme les autres. Te contenter de
cette vie qu'on passe à consommer. De la vague chaleur
des soirées. N'avoir aucune ambition, sinon celle de
demeurer. Mais tu n'étais pas fait comme ça.
Tu voulais aller plus haut que les autres, beaucoup
plus haut. Nager jusqu'à la bouée et faire signe. Grimper

2 14
jusqu'en haut du mur d'escalade. Faire tes petites acro-
baties aériennes. Te faire voir, reconnaître et aimer. Tu
as compris que tu n'avais peut-être pas les moyens de
tes ambitions. Beaucoup trop de fragilité, d'anxiété... Et
ce mal qui te suivait, comme un contrail. Tu as essayé
de te convaincre que tu étais ce dont tu rêvais. Ça n'a
jamais fonctionné. Tu n'as pas réussi à gérer cette
angoisse qui te consumait. Tu n'as pas réussi à fuir. La
drogue, les soirées, les fêtes, le sport, le sexe... Tout ça
n'était rien. Tout ça ne suffisait pas.
Alors tu as eu peur. Tu étais un gouffre, un vertige.
Incapable de t'oublier... Un aliéné.
Tu avais tout, pourtant. Tout. Le statut, la femme, la
famille, la voiture, l'appartement, l'uniforme, l'argent...
Tout ce qu'il fallait pour te contenter de ce triste monde,
pour afficher ton rang. Tu as essayé de faire comme les
autres, de t'accomplir, de posséder, de feindre. Tu as
dépensé beaucoup d'argent. Ça ne suffisait pas...
Il te restait le vol. La seule chose qui te calmait, un
peu. Les grands anxieux aiment conduire, ça les apaise,
ça détourne leur cerveau de ses fixations maladives. Ils
en oublient un instant de se mutiler, de se faire mal. Un
moment, tu as cru que ça suffirait. De retour sur Terre,
à travers tes yeux qui te trahissaient, rien n'allait plus. Au
fond rien dans la vie n'a jamais su apaiser ton cerveau,
parce que ton cerveau était malade. Il t'est venu bien des
idées malsaines. L' idée de renverser la table du
dimanche, de frapper cette femme qui te parlait. Ce fol
espoir de violence te fascinait. Tu n'en

215
finissais plus de méditer le mal. Un vrai méchant, mais
enfermé dans la cage du rêve. Un méchant très
inférieur à sa propre fureur. Voilà ce que tu es. La
volonté de puissance d'un impuissant. Une aveugle
rage. Terrifiante parce que sans cause.
Tue, tue, tue, voilà ce que martelait la voix du mal,
dans ton délire suicidaire, dans la pourriture de ton
crâne. Tue. Tue-toi. Tue-les tous. Tue cette Terre et tue cette
vie. Ne les laisse plus te posséder.
« Cette frénésie qu'on appelle amok, écrivait Henri Le
Fauconnier, cette frénésie n'est pas de la folie, c'est un
délire lucide, qui sait utiliser toutes les ressources de la
ruse. »
Finir dans un service psychiatrique ? Finir en suivant
à jamais les lignes que ce monde a tracées ?
Non. Ils ne t'auront pas comme ça. Tu as refusé
notre logique, comme notre logique t'a refusé. Tu as
passé ta vie à fuir, dans tes vecteurs, dans tes vols, dans
ta folie. Et maintenant tu t'apprêtes à fuir dans ton
œuvre, à te statufier, à devenir un rêve de pierre, et ce
monde enfin ne peut plus t'échapper.
Le vol ne te suffisait pas. Longtemps tu as cru en lui.
Tu aimais les sensations fortes. Tu aimais tellement
cette sensation de hauteur et de domination lors des
roulages, la réponse des commandes, le défilé du tar-
mac, l'inertie contre ton siège, les bruits de la cabine, la
maîtrise des courbes et des vents. Tu étais parfois bien,
vraiment bien à quelques milliers de pieds au-dessus du
monde. Mais ça ne suffisait pas... Il n'y a pas eu de
miracle.

216
Tu es resté ce que tu étais, et le monde ce qu'il est.
Tu es une sorte de diptère, ces insectes victimes d'une
élision de leur développement: après le vol il n'y a pas
de stade supérieur. D'œuf et de larve tu deviens une
éternelle mouche, pénible, insignifiante, inutile, dont les
illusions de liberté se cognent infiniment à une même
vitre. Le vol n'est pas la complétude. Tu n'as jamais été
qu'un parasite ailé, qu'un index agacé aurait dû écraser
sous un rideau, contre le rebord d'une fenêtre. Tu as
trouvé la plaie et tu t'y es arrêté. Dans le pourrissement
et le vol tu vas fonder ta vie. Et tu erreras jusqu'au jour
où tu trouveras la flamme, pour en finir.
Dans le besoin, le Diable mange des mouches. C'est
un proverbe allemand. Dans ton esprit malade tu es un
génie contrarié, victime d'un monde injuste. Tu n'avais
pas la force de le dire, de t'indigner. On se serait moqué
de toi. Tu as voulu te crasher en signe de protestation.
Tu as voulu laisser une trace. « J 'ai existé, voilà la
preuve. » Était-ce plus absurde que de tenir un premier
rôle, que de vendre beaucoup de montres, ou que
gagner un marathon ?

Tu es un Rambo des temps modernes. Ta guerre te


permet de fuir. D'éviter de te regarder en face.
L'absurdité est la condition d'un tel délire. Je l'ai
compris. Je suis peu à peu entré dans ta tête. Il était
temps : je n'avais plus qu'une semaine pour boucler
cette enquête.

217
J'ai revécu la descente, et je me suis pris pour toi. J'ai
retracé chacune de tes visions.
Je te voyais aux commandes, et je t'entendais penser.
Vois ce que je suis capable de te faire, ô société glacée.
Tu crois avoir tout prévu, avec ta diabolique
bureaucratie ?
Avec ton fanatisme de règles et de précautions?
Tu crois t'être mise à l'abri de moi ?

C'est justement ce défi qui t'a fait devenir un héros.


C'est justement la sensation aiguë d'injustice qui a
généré le monstre. L'homme ne peut devenir immense
qu'avec un immense adversaire. La compagnie. La
compagnie et ses règles injustes. Et même les autres, et
même la vie. Tu vas rendre à ce système coalisé contre
toi son injustice, au centuple. Nietzsche a cru qu'il fallait
avoir la force d'oublier. La vraie force est de tout
admettre. De n'absolument rien oublier. Il ne faut pas
rejeter, ni l'injustice ni la douleur. Il faut avec l'intégralité
de ces matériaux fissiles bâtir sa fureur, pétrir sa haine et
confectionner son horreur. Il en faut faire sa bombe
intérieure. Il faut créer à cette vie un but, un but absolu,
transcendantal.
Plus haut que la réalité se tient la possibilité, disait
Heidegger.
Se fanatiser. Exister. Tuer, c'est prouver qu'on est
vivant. Tu as fait preuve d'une divergence mentale rare,
en te spécialisant dans l'exploitation d'une faille, d'un
interstice dans les implacables règles de cette
compagnie-machine, d'un trou dans son programme,

218
d'une faille dans son arborescence, d'un saut dans son
système d'algorithmes. Tu as compris comment tu
pouvais frapper et meurtrir. Il fallait que ce soit beau.
Parfait. Forme de suicide que la perfection. On sacrifie
tous les possibles à l'accomplissement d'un seul, auquel
nul n'aura cru, auquel nul n'aura osé penser.
Pour que l'humanité se souvienne d'un de ses fils, il
faut qu'il tue, ou qu'il sache mourir. De Socrate, du
Christ, on se souvient d'abord de la mort. Tu voulais
une performance. Un massacre artistique. L'immortalité
du geste. D'autres visent l'immortalité de la statue, du
signe. Quelle différence ?
Oui, tu as sacrifié des innocents. N'est-ce pas ce que
fait la vie en permanence ? Combien d'innocents
meurent anonymes, pour le triomphe d'un seul ?
Tu as créé une œuvre grandiose. Une tragédie, un
dernier acte sublime. Tu existes bien au-delà de toi-
même. Qui, parmi tes semblables, peut en dire autant ?
Tu as créé entre eux et toi une irréductible inégalité. Ta
légende. C'est l'immoralité de cette idée, le crime de ce
coup de génie, qui te rendent insaisissable... Tu as cru en
la catastrophe parfaite. En l'impossible mieux dans le
mal. Tu es devenu le monstre de tes cauchemars, la
créature imaginaire capable de renverser le monde.
L'enfer était ta punition. Tu seras l'enfer.
JE VOUS Y VEUX CONDUIRE.
– Pierre Corneille
« Pour l'amour de Dieu, ouvre cette porte. »
Ce n'est plus un ordre, c'est une supplication. Les
phalanges en sang, Sondheimer frappe, et il frappe
encore. À ses côtés l'hôtesse pleure. Elle n'en finit plus
de presser le bouton CAPT de l'interphone, sans
obtenir la moindre réponse. Il est 10 h 38. 13 000 pieds.
Moins de 4 000 mètres d'altitude. 795 kilomètres heure.
Le sol se rapproche, on distingue de plus en plus
nettement les reliefs, les champs, les habitations. Il reste
vingt-neuf kilomètres. Trois minutes. Le seul héros qui
peut encore s'opposer à Andreas Lubitz s'appelle
Patrick Sondheimer. Pense-t-il à ses deux enfants, de six
et trois ans ?
Il est tout ce qu'a voulu devenir Lubitz. Même for-
mation dix ans plus tôt, et commandant long-courrier
de la Lufthansa, Sondheimer a demandé à être affecté
aux vols courts des lignes intérieures, pour profiter de sa
famille. Il est ce que le milieu appelle un airman-ship, ou
l'art d'incarner la fonction de commandant de bord. Un
gentleman des cieux, brillant, irréprochable en toute
circonstance, doué d'une maîtrise technique parfaite,
mais aussi animé d'un souci réel du bien-être de chacun
de ses passagers, de ses collègues, de ses subordonnés.

223
Le voilà maintenant face à une circonstance inédite. Le
voilà face à une porte étudiée et testée pour empêcher
quiconque de la franchir. Sa vie et celle de ses passagers
sont en jeu, et ne tiennent qu'à cette porte. Il sait qu'il a
perdu, que Lubitz n'ouvrira pas. Il sait qu'il n'a aucune
chance, mais il va quand même essayer.
C 'est son rôle et c'est sa responsabilité.

Ingénieur, médecin, magistrat... Pilote. Ces métiers «


socialement valorisés » dont la société nous apprend à
rêver dès l'enfance, pour devenir les plus utiles de ses
sujets, ces métiers nous attirent, et nous impressionnent,
pour les compétences hors du commun qu'on leur
suppose, et l'admiration sans bornes qu'ils suscitent.
Bien plus que le salaire et le plaisir du vol, la qualité de
pilote offre un prestige social qu'il est difficile d'égaler.
Une identité, si précieuse à l'ère du monde liquide.
Voilà ce qu'était aussi ce métier, et voilà ce que Lubitz,
l'enfant du rêve, redoutait tant de perdre.
En aéronautique, l'acronyme HITS, pour Highvay In
The Sky, fait référence aux couloirs aériens, ou airvays,
définis par les autorités, que les pilotes sont censés
emprunter. Sur l'écran de bord des derniers systèmes
d'affichage, le couloir suivi est modélisé en 3D : il
s'affiche par une succession de rectangles défilant
autour de l'appareil, et projetant sa trajectoire sur
l'horizon, comme dans un jeu vidéo. Chaque pilote doit
s'en tenir à son couloir d'exclusion, qui le maintient à
distance des autres appareils, à raison d'une

224
distance théorique de dix miles nautiques horizontaux,
soit dix-huit kilomètres de large, et de 1000 pieds
verticaux, soit 300 mètres de hauteur.
Lubitz est bien seul dans son couloir aérien, et depuis
longtemps... Et il semble que seul un autre pilote pourra
venir l'en déloger.
Un terrible combat s'annonce. Le Skydevil VS l'Air-
manship. Enjeu : la vie. L'un suit la piste de sa folie, hors
de tous les couloirs. L'autoroute de la mort. L'autre est
enfermé à l'extérieur de son cockpit, et n'a plus pour lui
que son instinct. L'arbitre du duel est une porte blindée.
Et comme dans tous les duels, le juge suprême est le
temps.

J'ai inspecté l'office avant d'un A320 de la


Germanwings. Durant le vol, cet espace est réservé à
l'équipage. Il est délimité par ce rideau gris, situé entre
les vestiaires, qui barre la vision des passagers. Au
niveau de ce rideau, il est d'ailleurs possible de fermer
un panneau pivotant sécurisé, pour offrir à l'équipage
un sas complémentaire de sûreté. Des deux côtés de
l'office, se trouvent les portes de l'appareil. Puis, en
avançant vers le cockpit, l'espace se réduit à un petit
corridor, d'à peine quarante centimètres de large, coincé
entre les toilettes de l'équipage situées sur la gauche, et
l'espace restauration qui lui fait face. Il y a ici
l'interphone, les deux sièges repliables de l'équipage, et
divers espaces de rangements. Le corridor mène à la
porte du cockpit. Patrick Sondheimer avait peu de place
pour agir. Et cette porte, qui sépare

225
donc l'office du poste de pilotage, est une armature de
type « nid-d'abeilles » entourée de feuilles de fibres
tissées assurant son blindage. Elle est conçue pour
résister à des tirs d'armes légères et à des éclats de
grenade. Haute résistance à l'effraction. Pour l'ouvrir de
force, il faudrait parvenir à faire sauter les trois verrous
électroniques, en haut, en bas et au milieu de la porte,
qui peuvent d'ailleurs être déverrouillés mécaniquement
— en cas de défaillance du système électrique —, mais
toujours uniquement depuis le poste de pilotage. Il est
d'ailleurs probable que Lubitz ait actionné le
verrouillage mécanique, en plus de la fermeture
électronique. Au moment où Sondheimer compose une
première fois le code d'accès, on peut entendre une
sorte de claquement, que l'analyse spectrale du VCR n'a
pas permis d'identifier. Il pourrait correspondre à ce
verrouillage.
Au bas de la porte, il existe une trappe d'évacuation,
mais, là encore, elle ne peut être ouverte que depuis
l'intérieur du cockpit.
Les autorités estiment, sans doute à raison, que le
risque terroriste est beaucoup plus élevé que le risque de
suicide. Dans mon rapport, j'écris : « Le risque d'attaques
en vol étant considéré comme plus menaçant que le scénario de
cet accident, le BEA ne formule aucune recommandation de
sécurité concernant la modfication de la conception desportes
deposte depilotage. »
À travers cette fameuse porte, Lubitz entend des
passagers affolés se lever, crier, déambuler dans l'allée
centrale. L'hôtesse leur demande de s'asseoir, tente

226
d'énoncer les procédures d'urgence. Un steward fait de
même, au fond de l'appareil, le regard rivé sur son
commandant de bord, sur cette porte diabolique, qui ne
veut pas s'ouvrir. Il faudrait du temps pour en venir à
bout, même avec une hache ou un pied de biche. Dans
l'éventualité d'un incendie, les avions de ce type
embarquent en effet de tels outils. La hache semble la
meilleure solution... Mais la hache est dans le cockpit.
Sondheimer a ordonné qu'on aille lui chercher le pied
de biche, situé dans l'office arrière de l'appareil. Pour
tenter d'ouvrir la trappe de secours... Puis il a décroché
l'extincteur de l'office avant. L'option « ne pas affoler les
passagers » ne fait plus partie du diagramme de ses
priorités.
Sur son écran, Lubitz voit son commandant hurler.
«Andreas ! »
Il doit nier ce regard, cet homme, ce visage. C 'est lui
qui va devenir fou. Lui, le commandant, lui et toute sa
maîtrise, lui et ses quatre barrettes, lui et sa vision
excellente... Où donc sont passés son contrôle, sa sou-
veraineté, sa rationalité ? Il a peut-être tout prévu mais
pas ça. Pas cette chaîne de causalités, cette ligne des
possibles, qui l'emporte vers le crash, vers l'absurde.
Voilà donc la folie qui couve, chez lui aussi, sous la
déraison normale de ce monde, et qui menace soudain
d'éclater. Il est donc vulnérable, comme toi. Il peut
supplier : il n'y a plus de Dieu dans ton ciel. Il n'y a
qu'un Diable, et c'est toi. Tu te souviens, tu avais peur
de lui, de sa sérénité, de son regard, tu avais peur de ne
pas avoir la force psychologique de le soutenir. Une

227
seule remarque de sa part avait le pouvoir de te réduire en
cendres. Ce n'est pas arrivé, et maintenant toi seul peux le
regarder, s'agiter et se perdre. Tu as le pouvoir de le
changer en sable. Il n'est qu'une sentinelle, lui aussi, tout
entier à sa mission perdue... À quoi lui servent donc tout
son orgueil, ce statut, cet uniforme, ses ordres et ses
apparences ? La folie est en train de le gagner. À lui la
détresse, à toi la gloire. Il est faible et tu es fort. Tu aimes
cet instant. Il doit mourir et tu vas le tuer. Tu aimes à la
folie tenir ce monde à ta merci.
LES AVENUES DE LA REVERIE
SONT LA PROMENADE
P RÉ FÉ RÉ E D U D I A B LE .

– Julien Green
J'ai connu bien des orages, mais celui-là dépasse mon
champ de vision vertical... Une immensité noire,
hérissée d'éclairs. Je n'ai jamais vu pareille cellule. Le
cisaillement est violent, la vorticité considérable. La
grêle martèle la carlingue. Il aurait fallu éviter la zone,
mais le kérosène manquait. Nous étions déviés, mal
déviés dans la trombe. Ça secoue. Une convection
ingérable. À l'arrière les passagers hurlent. Ça ressemble
au vol Rio — Paris, mais l'avion est un A320. L'alarme
de décrochage n'en finit plus de retentir. J'ai le side-stick
dans la main gauche. Je porte l'uniforme de
commandant. À mes côtés, à son poste, Andreas
Lubitz, der Teufel en personne. Il cabre. L'avion lui obéit.
Il a décroché. Je pousse les gaz au maximum et lui hurle
de piquer. Le bruit du tonnerre couvre ma voix. J'ai
peur. Les éclairs persistent dans ma rétine, leurs
zébrures deviennent plus noires que la nuit. Il m'a
répondu en français, avec un fort accent allemand.
« Espérons. » « On verra. »
Il tire son mini-manche vers lui. Il cabre. Je suis
incapable de contrer son action.
Et lui n'a pas peur. Ça aurait dû être rassurant,
comme un pilote maître de lui-même. C'était plutôt
inquiétant, comme un homme insensible à la mort.

231
Une secousse. Je reçois la check-list en plein visage.
C'est un certificat médical. Un certificat médical déchiré.
La valeur d'altitude s'effondre. L'avion chute comme
une pierre. Je m'apprête à lui sauter dessus. La cabine
est alors comme frappée d'un éclair. Une secousse
violente, j 'ai cru tomber dans le vide. Je saigne. Je me
suis relevé face à la porte du cockpit, qui ne s'ouvrira
pas. Pourquoi suis-je sorti ? Comment ? Je frappe. Je
crie. L'eau monte. Toutes les alarmes retentissent.
L'arrière de l'avion s'est ouvert, les passagers ont
disparu. Je vois l'océan, fait de creux immenses, strié
d'éclairs. Je vois des corps en morceaux. Je vais être
aspiré à mon tour.
Il y a un écran de contrôle. Je vois Lubitz. Il me
regarde. Il me sourit.
Je me suis réveillé.
J 'ai regardé ma montre.
Dans ma salle de bains je me suis longuement
humecté le visage.
Ce gars-là connaît l'enfer par cœur, et j 'ai l'impression
qu'il m'y entraîne. Qu'il s'est installé dans ma tête, avec
ses cent-quarante-neuf cadavres.
Cette enquête me donne l'impression de tourner
autour d'un gigantesque vide, d'une spirale, d'un
cauchemar nommé Lubitz, aspirant tous les regards,
toutes les hypothèses, et dont jamais rien ne sort. À
trois jours de la publication du rapport préliminaire, je
suis seul dans mes milliers de notes, et il ne me reste que
des pourquoi.
Pourquoi ? Pourquoi eux ? Pourquoi lui ?

232
Le psychiatre eut un sourire amusé, un peu carnassier.
«Mais, cher Monsieur, en Arcadie la mort est aussi...
De tels ennuis peuvent arriver à des gens qui vivent
dans un environnement idéal. Le problème n'est pas
dans leur histoire, ni dans leur entourage. Il est en eux. »

Nous étions attablés en terrasse, pour profiter des


premiers beaux jours. Un petit vent chaud remontait la
rue. Les jupes étaient de sortie. Sur la table, mon
dossier. Je n'avais pas le cœur au printemps, je vidais
chope sur chope et je m'accrochais à mes questions. À
l'illusion que je pourrais percer les mystères d'Andreas
Lubitz.
« Nos humeurs dépendent de l'efficacité de nos neu-
rotransmetteurs. C'est de la mécanique de très haute
précision. C'est comme un avion. S'il est détérioré au
mauvais endroit, même très légèrement, ça peut
prendre une ampleur considérable, déséquilibrer l'ap-
pareil et conduire tout le système à sa perte. Pourquoi
serait-il détérioré ? Il y a mille causes possibles. C 'est la
vie, et la vie n'est pas juste. Je vous l'ai dit: il y a en nous
une sorte de sélecteur d'altitude, un niveau de croisière.
C 'est un peu comme si quelqu'un avait réglé le sien sur
zéro... »
Il a terminé sa bière. J'ai fait signe au serveur pour
qu'il nous remette ça.
« Bien sûr, nous en trouverons, des "causes", par
brassées. Des explications. L'aliéné explique les voix qu'il
entend par le fait que ses ennemis se réfugient dans les
prises de courant, ou creusent sous lui des

233
galeries souterraines. Il y a dans la mémoire toute la
prison et la liberté que l'on veut. Le sujet va utiliser son
passé pour justifier son état. Il digère la réalité pour la
soumettre à son délire. Selon sa constitution, il verra
son imaginaire envahi par la cathédrale ou les enfers.
On a suggéré à Lubitz des explications, plus plausibles,
mais pas pour autant plus justes... C'est exactement
comme la philosophie, la politique, le complotisme ou
la pédagogie. L'explication la plus accessible, commode,
séduisante, celle qui pourra être apprise et utilisée, donc
consommée, sera retenue par la foule et proclamée
vérité. Au siècle dernier, les psychanalystes ont gagné
beaucoup d'argent en faisant croire aux grands
dépressifs que leur mère était responsable de leur état.
Désigner un coupable rendait un fier service au
dépressif... Il est pratique d'accuser les autres de ce que
l'on est. »
J'entamais ma quatrième bière. Le psychiatre sa
seconde. Il se laissait aller à un cours magistral, et ça ne
me déplaisait pas. J 'étais trop assommé pour parler.
« Et j'ai dit la mère, mais le bouc émissaire peut aussi
être le père, pourquoi pas ? En 2003, Günter Lubitz est
devenu cadre dirigeant du groupe Suisse Vetropack,
spécialisé dans les emballages en verre. Belle réussite. Je
lis dans votre dossier que la thérapeute de Lubitz a noté:
"Dans un effort pour obtenir la reconnaissance
souhaitée par le père, le patient est engagé dans une
méritocratie extrême". Le copilote disait ne voir son
père que le weekend, et que pour ce dernier la carrière
avait toujours été une priorité.

234
Il conseillait à son fils de penser à son avenir, plutôt qu'à
sa petite amie. Selon Lubitz, son père a déteint sur lui.
Mais il a peut-être déformé la réalité. Et quand bien
même, combien de gens sur cette Terre ont un père
absent, et une mère abusive, sans pour autant finir par
tuer leurs semblables ?
C 'est la mère, c'est le père, c'est la compagnie, c'est le
médecin, c'est Dieu en personne... C'est trop facile. Il a
refusé ses responsabilités. Il s'est enfermé dans son
délire mégalomane, comme cet homme qui se
prétendait médecin, et qui a fini par tuer sa famille et
tenter de se tuer, pour ne pas voir sa vie imaginaire
s'effondrer.
La menace pesant sur le vol est devenue une menace
de mort. Une ignoble cellule cancéreuse en plein sur
l'état-major de son refuge. Face à l'immuable vérité,
rongé par les jours, et les peurs, et les autres, Lubitz a
continué à mentir, à lubrifier le monde de ses
mensonges. Et il a fini par embarquer les siens avec lui. »
Günter Lubitz est en effet devenu le premier avocat
de son fils. Il a élaboré une théorie alternative, avec
l'aide de spécialistes de l'aviation. Pour lui, son fils a été
victime d'un syndrome aérotoxique aigu. Un
dégagement de monoxyde de carbone dans le cockpit,
altérant le discernement du copilote, et le conduisant,
par un concours de circonstances, à mener l'avion à sa
perte. Compte tenu des actions enregistrées sur les
commandes, la thèse demeure très improbable. Elle
impliquerait d'ailleurs une défaillance des mécanismes
d'ouverture du cockpit. Ça fait beaucoup...

235
« On ne peut pas reprocher à un père de faire son
métier de père, a repris l'expert. Il y a un réflexe normal
de clan, de cloisonnement. Les enquêteurs, les
journalistes, la morale, tout ça c'est le dehors, c'est le
mal. Le père cherche, trop tard, à sauver l'honneur de
son fils, et sa mémoire, et ce qu'il était... C'est une
croisade désespérée contre la culpabilité. Contre
l'incompréhension, aussi. Comme tous les parents, il
croyait connaître son enfant. Mais nul n'a jamais su
sonder la profondeur abyssale de l'âme d'Andreas
Lubitz. Toute sa vie il a su rester à la surface des
conversations, ne présenter de lui qu'une apparente
banalité. Il se mettait au niveau du monde, et se gardait
bien de dévoiler le sien. Nul n'a pu se douter du
prédateur qu'il dissimulait, de l'acuité de sa sensibilité.
Ainsi, ses proches ont eu du mal à admettre qu'il ait pu
faire ce qu'il a fait. Ils soupçonnent, encore aujourd'hui,
une supercherie.
Comment croire, par exemple, qu'il ait pu manger
son petit déjeuner quelques minutes avant de passer à
l'acte ? C 'est un des arguments de son père. Sous-
entendu : ce n'est pas l'attitude de quelqu'un qui va
massacrer cent-quarante-neuf personnes, et lui avec. En
réalité, ce dernier repas n'a rien d'exceptionnel. Il y a
dissociation entre le personnage social et sa réalité
mentale. Et pour autant que je sache, les suicidaires
dont la décision est prise ont plutôt bon appétit... »
Le psychiatre a terminé son verre. Je n'avais pas
touché au mien.
«Tôt ou tard, ça devait finir comme ça. On peut bien
mentir, voler, fuir tout autour de la planète... On

236
n'échappe au réel qu'un temps. Vous savez ce qu'est un
domaine de vol. L'avion doit demeurer dans le champ des
contraintes admissibles. S'il en sort, le facteur de charge
détruira sa structure. Lubitz, c'est la même chose. Il
n'est qu'une somme de limites... Et il a cru se sublimer
dans le vol. Y trouver sa liberté. Il se voyait plus grand
que lui-même, et a cru qu'il pourrait le devenir. Le
monde ne lui suffisait pas. Il a cru se rattraper dans le
rêve... Mais il n'y a pas de vraie vie dans la fausse. "Aller
au bout de ses rêves" est le credo du monde moderne.
C 'est exactement ce qu'il va faire. Le rêve a mal tourné.
Il lui fallait en sortir. Le suicide est comparable au geste
désespéré du rêveur pour rompre son cauchemar, écrit
Paul Valéry. Celui qui par effort se tire d'un mauvais
sommeil, tue; tue son rêve, se tue rêveur. »
À mon tour je me perdais dans mes songes. À
Brême, sur la place du marché, il y a une statue de
Roland, armé de Durandal, son épée de justice, qu'il
a brisée contre le roc.
De quoi rester pensif...
« Le rêve n'est fait que de puissance. Cette puissance
restait à construire... Quelle œuvre pouvait soutenir sa
vie ? Être son but et son sens ? Il n'a pas trouvé. Il lui
restait à chercher le pouvoir dans le massacre. Se faire
l'agent des sables, de la poussière. Détruire. Détruire
cette vie, cette œuvre, ce château de sable, ce couple, ce
bonheur, ce souvenir, cet avion, ce paysage, cet enfant
de sept mois...

237
Cette violence, Lubitz n'a pas les moyens d'en sou-
tenir les conséquences. Il le sait. Il disparaîtra avec elle.
Dans son esprit, c'est une riposte. Une revanche. Un
moyen posthume de prouver au monde entier ce qu'il
était, ce qu'il valait.
Dans l'anonymat de sa rage et de sa douleur, il s'est
peu à peu réfugié dans un nid de folie à l'écart du
monde. Du haut de ses certitudes, il est de ceux qui ne
participent pas. Il est de ceux qui préparent et qui
aiguisent. Seuls. Les fanatiques compensent une
extrême faiblesse qui se fuit elle-même, qui s'interdit. Ils
se réfugient dans la négation de l'autre et de soi. Et un
jour, quand la masse critique de volonté supplante la
masse inerte de peur, alors ils frappent. Ils tournent le
champ de force de la vie vers la mort. »
Je me perdais dans la contemplation des détails de la
table. Dans ce dossier, si lourd, si pesant et pourtant si
vide. Dans cette condensation perlant sur les verres, et
marquant la nappe. Dans ce cure-dent brisé, dans ces
noyaux d'olives. Dans l'ambre de la bière, dans cette
mousse qui fondait peu à peu à sa surface. À ce qu'on
dit, c'est là qu'on peut te trouver. Dans les détails.
« Pourquoi ? »
Le psychiatre me fixait.
« Pourquoi tuer ? »
Je n'avais pas la réponse.
« La puérilité, a-t-il tranché. Pourquoi faites-vous ce
métier ? Le pouvoir. Exister. Éventuellement laisser une
trace... Toujours le monde sera fasciné par l'homme
prêt à mourir, et prêt à tuer. Votre Lubitz,

238
c'est de l'histoire naturelle. L'homme est une structure
de vie douée d'une folle vanité, et espérant l'immortalité.
Nous voulons tous échapper aux projets du sable...
Pensez aux pharaons, à leurs pyramides, à ces vaisseaux
de pierre avançant dans les âges. On veut troquer sa
mort contre un peu de postérité. Exister quelques
années dans la mémoire numérique de l'humanité.
Lubitz est devenu poussière pour exister. Il survit dans
le sable électronique, dans les pixels, dans la silice qui
compose les cartes mémoires. Vanité. Une pyramide
peut durer mille ans, et même dix-mille ans, et même
dix fois dix-mille ans, ça restera un clin d'œil dans
l'histoire du vivant. Vanité... Vanité que notre mission.
Qu'importe que l'on trépasse inaperçu, ou que quelques
siècles nous honorent... Tout sera emporté par le temps
qui passe. Il nous effacera. Et il effacera tout. C'est
comme ça. Nous sommes les sentinelles de l'empire de
la mort. »
Il a posé son verre, vide. Le quatrième. Match nul.
« Lubitz n'a pas supporté son impuissance. Il s'est
rebellé. Il a refusé le temps, la société, les règles. Il s'est
perdu dans les impasses du passé. Il a jeté toute sa vérité
dans cet avion, dans cet acte, contre cette montagne. En
pulvérisant les paysages de son enfance et de ses rêves,
il a voulu se mesurer au réel. Éprouver les lois
inviolables de la vie. Jusqu'au bout il a cru en un miracle.
En un retour éternel des paysages de l'enfance...

239
Qu'apporte la folie ? Au fou, rien. Un instant de
triomphe. C 'est une autre illusion. Le banal symptôme
d'une société malade.
Pourquoi lui ? C'est ici qu'il faut de l'humilité : je ne le
sais pas. Vous ne le savez pas. Personne ne le sait. Voilà
ce qu'il a laissé. Voilà ce qui nous reste. Des questions.
Les mystères inviolables des êtres. Le mystère du
passage à l'acte. »
Il a alors regardé l'infini à travers les murs, à travers le
dossier, à travers moi.
« Les gens comme lui sont des monstres, voilà la
vérité. Ils entrent parfois dans ce monde, et le tra-
versent, et y répandent l'épouvante, parce qu'ils ne sont
pas d'ici. »
JUSQU'À LA DERNIÈRE GOUTTE
DE SANG ET LA DERNIÈRE
GOUTTE D'ESSENCE,

JUSQU'AU DERNIER
BATTEMENT DE VOTRE COEUR.

– Baron Manfred von Richtofen


Il est assis là, dans ce fauteuil confortable, spectateur
de sa propre mort. Et il voit devant lui le paysage alpin
monter, approcher, emplir son champ de vision,
comme au cinéma... C 'est à la fois lent et rapide. Irréel.
Inexorable. Il n'a absolument rien à faire. L'avion se
pilote tout seul, et va l'emmener contre ces montagnes.
Il se laisse aller. Il se laisse subir.
Quand on s'amuse à faire ça, dans les simulateurs de
la Lufthansa, l'appareil rebondit contre le relief. Il sait
cette fois qu'il ne rebondira pas.
Comment occupe-t-il ses mains à cet instant ? À quoi
pense-t-il ?
Sa respiration demeure constante.. Comment peut-il
ne rien faire ?
Cette attente me paraît absolument surhumaine.

Dans le rapport du BEA, j 'écris :


« Dans son livre la Définition du suicide, le suicidologue
américain Edwin Shneidman écrit que l'état cognitif
commun du suicide est la "constriction": Les pensées et
plans suicidaires sont souvent associés à un modèle de
pensée rigide et étroit pouvant être comparé à une
vision tunnellaire et à un rétrécissement du champ
visuel. La personne suicidaire est temporairement
incapable ou peu disposée à adopter un

2 43
comportement efficace de résolution des problèmes, et
peut considérer ses options en termes extrêmes, de type
tout ou rien. Selon Shneidman, les personnes ayant des
normes et des attentes élevées sont particulièrement
vulnérables aux idées de suicide lorsque l'atteinte de ces
objectifs est soudainement contrariée. Les personnes
qui attribuent l'échec ou la déception à leurs propres
insuffisances peuvent en venir à se considérer comme
sans valeur, incompétentes ou indignes d'être aimées. »

Nous avons des milliers de perspectives de réflexion.


Lubitz n'en avait qu'une seule.
Rien dans ce monde ne peut plus l'atteindre. Il a
fermé la porte derrière lui, verrouillé l'avenir. Dans la
cloison de son esprit, son espace-temps se comprime,
l'univers se résume à l'exécution chirurgicale d'un acte
précis.
La possibilité d'une amélioration, d'un autre état,
n'existe pas. La notion de constriction colle assez bien à
la situation de cet homme, enfermé dans sa tête et dans
son cockpit, qui fonce sur la montagne, persuadé qu'il
n'y a que la mort qui pourra inverser ses échecs.
Lubitz a toujours eu l'impression d'être à la remorque
des choses, d'être devancé par le monde. Il relève le
grand défi de sa vie. L'Airbus, la compagnie, le plan de
vol... Ces choses qui le dépassent, il les détient enfin. Il
peut les contrôler pour détruire cette autre chose qui le
dépasse, que nul ne parvient à définir, qui échappe aux
lois des hommes et des nombres, que l'on nomme la vie.

2 44
Dans l'ingénierie diabolique de ton cerveau défait, tu
veux charger ta fin d'une tragédie... Être le possédé, le
sorcier, le maudit... Tu veux creuser dans ce monde la
marque de ton génie. Voilà ce que sera ta vie. Des
milliers d'heures de rien et un instant de tout. Tu veux
être le pire. Tu veux être celui qu'on n'oubliera pas.
Qu'on ne pourra pas oublier.
Tu es enfin le maître du ciel, l'âme effrayante de la
machine, qui règne à l'abri des vents et des vides... Tu es
l'homme qui veut, l'homme qui sait, l'homme qui peut.
Personne ici-bas ne te détient. Tu es le prince de ce
monde. Le danger biologique. Toi, le petit, toi, l'exclu. Du
bist der Teufel. Belzébuth. La majesté des mouches. Le roi
des ratés, des introvertis, des timides, des haineux, des
mauvais... Andreas Lubitz, héros de l'inframonde.
Ton existence, pleine de dimensions et de possibles,
s'est peu à peu contractée, d'abord aux contraintes du
réel et de la machine, puis à celles de l'ordre des hommes
et du chaos de ton esprit, et finalement à rien, à suivre les
rails du ciel, à suivre ce couloir, ce dernier vecteur, qui
mène à ce point, par le plus court chemin, ce point de
fuite, le point d'entrée, le chas de l'aiguille, le trou noir, la
mort, le vide. Voilà la sortie. Un dernier tunnel avant la
lumière. La carlingue, oppressante, la vision qui baisse, les
coups frappés à la porte, le temps qui passe... De
l'horizon des possibles, au point d'impact.
Mon rapport, c'est ça. C'est une boîte noire, une
gigantesque constriction du monde autour de cet
homme qui l'a tenu dans sa main. Très peu d'individus
ont autant de pouvoir direct que les pilotes de

245
ligne sur la vie de leurs semblables. Lui a utilisé ce pou-
voir pour exister, pour exploser aux yeux du monde,
pour se rendre immortel, dans la folie de son acte.
Il lui reste à aller au bout. Il lui reste à dompter l'ins-
tinct de survie, cette chose qui fait perdre les batailles, et
qui peut redresser l'avion à la dernière seconde.
Auras-tu le courage ?
Bien sûr. Tu es le Diable et le Diable n'a pas besoin
de courage. Uniquement de patience.
Les passagers, quant à eux, se sont mis à croire en
Dieu. Ils entendent les alarmes, ils voient l'agitation de
l'équipage, leur avion descendre et par les hublots le sol
et les massifs monter. Ils ont voulu y croire, encore, ils
ont voulu croire que le pirate allait poser quelque part
son appareil, entamer des négociations, peut-être finir
par se livrer... Toute leur vie, on leur a fait croire qu'il
existait des fins heureuses. Mais quand le commandant
s'est retourné, la mort dans les yeux, pour voir arriver à
lui l'hôtesse au pied de biche, les passagers ont vu ce
regard. Ils ont su. Ils ont vu dans ces yeux l'intégralité
du désastre, en une seconde, comme on voit sa vie
défiler. Certains ont eu le réflexe dérisoire de se saisir de
leur téléphone, pour alerter, appeler des secours... Il ne
semblait pas possible d'aider le commandant. Dans ce
petit corridor menant au cockpit, face à la porte de la
cabine, il n'y a pas de place pour deux. Alors une fois
encore ils lui ont confié leur vie. Ils l'ont abandonné à
l'amplitude de ses efforts, à ses coups désespérés.
La peur. La panique. Ce mal de ventre, cette saveur
métallique sur la langue. On cherche l'autre, sa main,

246
son regard, ce regard qui dit la peur et cette main moite,
froide et crispée, qui dit la mort. On est soudain
pleinement au monde, mobilisé par une conscience
suraiguë du temps et des choses. Le droit au rêve
s'évapore quand le drame prend corps. La crispation, le
sang qui fuit, la digestion suspendue. Ils comprennent
qu'ils vont mourir. La douleur à la poitrine se fait
insupportable. Elle est l'incapacité d'échapper à cette
terrible impuissance, l'affreux regret de ne pas avoir tout
fait, tout dit. Dans ces dizaines de crânes les idées
défilent, une confuse tempête de souvenirs, laminée par
la peur, dominée par l'image d'êtres aimés, à qui on ne
pourra jamais dire tout ce que l'on pensait.
C'est la mort qui arrive.
Et la survie est prisonnière de ce couloir, de cette
carlingue, de cette machine. L'instant devient
souffrance. Il n'y a plus de rêve et plus d'esprit. Rien
qu'un parfait instant de présence sensible. Une
conflagration d'adrénaline, un brasier de douleur
chimiquement pur, une aliénation sensorielle intégrale.
C'est l'enfer qui est là.
Ils vivent en concentré ce que Lubitz vit depuis des
mois. Est-ce pour ça qu'il leur fait ça ?
Pour leur montrer. Pour que, comme lui, ils se
mettent à supplier Dieu.
Son indifférence pour les passagers de son avion est
la même que pour ceux de sa vie. Pas de lettre. Pas
d'adieux. Rien. L'éternel silence des contrails...
Ils ont prié Dieu. Se sont mis à croire. Comme toi
lors des nuits de Brême. Longtemps tu as cru.

247
Tu attendais de Lui une réponse, un signe. Tu croyais
qu'Il allait s'humilier pour toi. Descendre à ton niveau.
Tu n'as pas compris. Cette épreuve de la vue t'offrait
l'occasion de devenir, de te surpasser, de t'extraire de la
pourriture du rêve... Tu as préféré t'y enfouir. Ce Dieu
que tu suppliais, ce Dieu pour qui tu t'es humilié, ce
Dieu sans réponse t'avait forcément abandonné. Alors
tu as décidé d'être le Diable. Tu as refusé de
comprendre que c'était à toi de triompher du mur du
silence. Le Diable refuse l'épreuve divine, il s'emmure
dans sa certitude, et projette contre la Terre tout son
entier maléfique, dans la folie d'une idée fixe, vers le
versant le plus dur des montagnes.
Il t'a donné une épreuve, une chance, et tu as décidé
de te détruire.

À 10 heures 38 minutes et 38 secondes, l'armée tente


de contacter l'A320. La chasse française. Elle aurait pu
agir... l'arrêter. Mais l'appareil est déjà à11 000 pieds,
en descente. 11 000 pieds, soit un peu plus de 3 000
mètres d'altitude, le niveau des sommets du massif des
Trois-Évêchés. Il est trop tard.
Le Diable a pris la cité du rêve et n'y laissera plus
entrer personne.
À vue, side-stick en main, Lubitz évalue les hauteurs
environnantes, se prépare à louvoyer entre les crêtes
pour viser la meilleure zone d'impact. Il n'entend plus le
commandant, les alarmes et les cris. 10 000 pieds. 745
kilomètres heure. À partir de 10 heures 39 minutes et
30 secondes, on entend

248
cinq coups violents portés contre la porte. Des coups
de pied ? D'extincteur ? De pied de biche ?
« Ouvre cette foutue porte! » hurle Sondheimer.
Le monde entier est contre lui. Depuis toujours.
Dans son introversion tourmentée, Lubitz se bat contre
un gigantesque siège, qui n'en finit pas. Il sait les mille et
une ruses de l'ennemi pour le faire capituler. Pour entrer
en lui, et plier son être.
Est-il Alésia ou Massada ? Dans les deux cas, il subit
la patience d'un même ennemi, puissant, résolu,
implacable. L'armée la mieux organisée de tous les
temps. Une même tragédie obsidionale, mais deux
issues opposées. C 'est à lui de choisir. La reddition ou
le suicide. Vendre son âme, ou renoncer à son corps.
Ils ne t'auront pas.
Une action de piqué de trente secondes, consécutive
aux coups portés contre la porte, est enregistrée à
10 heures 39 minutes et 33 secondes, sur le mini-
manche de droite. Lubitz semble vouloir accélérer la
chute de l'appareil, mais cette action reste sans effet :
elle n'est pas d'une amplitude suffisante pour
déconnecter le pilote automatique.
Lubitz n'y pense pas. Il ne pense plus.
Il distingue nettement les massifs de son enfance, de
ces Alpes qu'il aimait.
Il va marquer l'histoire. Si le commandant entre
maintenant, il n'aura pas la force ni le temps pour l'en
empêcher et sauver l'appareil.

249
10 heures 40 minutes et 15 secondes. 7 650 pieds.
700 kilomètres heure.
Le seuil de décision. Moins d'une minute avant l'
impact.
Si à cet instant il remet la pleine puissance TOGA –
Take-off / Go-around – et tire à fond sur le mini-manche,
il peut encore passer au-dessus du massif des Trois-
Évêchés, et sauver l'avion.
Encore une chance. Une dernière chance de le
redresser...

Sauve l'avion, Andreas. Sauve ces malheureux.


Sauve-toi.
Tout serait pardonné. Tout.

Tu l'as laissé passer.


Tu as choisi.
Ne plus jamais voir sur l'horizon poudroyer un soleil
d'or. Ne plus goûter au plaisir du bruit de l'eau des
fontaines, au chant des oiseaux et aux joies du ciel. Ne
plus s'oublier dans la complicité, ne plus se perdre dans
l'infinité du sourire de l'être aimé. Ne plus connaître la
pudique et bienfaisante chaleur de la famille, par ces
interminables journées perdues en clan, à contempler le
vide, dans le bienheureux silence des lions.
Tu es déjà loin de tout ça, hors du monde. Tu t'es
embarqué sur le fleuve infernal, dans l'épais brouillard
des secrets, dans ton couloir, dans ta folie et vers ta
perte, et tu donnes plusieurs furieux coups de rame,

250
sans te retourner. Tu sais que la rupture est définitive,
que le vase est brisé, qu'aucun rachat n'est possible.
Tu ne sais pas où tu accosteras. Tu sais juste que le
rivage que tu vas heurter sera quelque chose de radi-
calement différent, et cette seule perspective te suffit, et
maintenant te résume, et se résume à toutes tes pensées.
As-tu au moins pensé ?
Il est surprenant de constater combien peu
d'hommes ont pensé la mort. À ce qu'il y avait après.
Peut-être parce qu'on se doute bien qu'il n'y a plus
rien qui nous concerne, qui concerne ce Moi qui n'est
qu'une illusion, un assemblage de milliards et de
milliards de cellules, qui se disperseront parmi les
ordures de cette Terre...
Non, tu n'as pas pensé. Tu veux marquer ce maudit
globe de ta colère. Dans le vacarme de la chute, couper
court à la douleur des adieux et des vérités... Le
fanatique veut faire taire le cri de l'oubli irrémédiable des
choses et des morts. De l'ordre absolu de ce monde et
de ses douleurs.
Tu n'avais pas la force mentale pour l'accepter. Pour
renoncer au mythe, à l'idéal, à tes rêves. Pour admettre
cette absurdité de l'existence, qui appelle au suicide, et
au néant. Tu vas chercher dans la mort ton immortalité.
Par-delà ta fin, tu fuis ta réalité. Le psychiatre avait
raison... Vanité. Ton nom restera, mais ne restera qu'un
moment... Tu auras eu tes dix minutes de jouissance et
ton cadavre ses quelques années de gloire, avant que la
roue de l'histoire ne broie jusqu'au

2 51
souvenir de ta violence et de ton nom, et laisse cet évé-
nement au néant.
On t'oubliera, Andreas. On t'oubliera. Tu le sais.
C 'est aussi ça que tu fuis.
Tu vas te contenter de la joie noire d'incarner le mal.
De cette morbide attention qui a conduit tant
d'innocents accusés de crime à oublier de se défendre,
en échange d'un peu d'intérêt, de quelques regards, d'un
semblant d'existence.
Si cette stérile vanité ne te tuait pas avec elle, tu
mourrais de honte et de déception.
Artiste raté, tu as voulu par le spectacle séduire un
public, chose infâme et méprisable, trompée par le
vulgaire et la magie de l'image. Tout ce qui divertit ce
monde est une faille dans son programme. Une course-
poursuite, un crime, un monstre, un accident, un
attentat... Tu n'es qu'une marchandise. Un faire-valoir.
Un bouffon sanguinaire. Tu n'as pas compris toute la
tragédie de notre espèce. Tu as refusé d'être un homme.
Comme toujours, tu as préféré fuir. Il n'y a rien là où tu
vas. Mais tu n'y as pas songé une seconde. Bien sûr que
non. Tu fuis. Tu crois que la fureur va te sauver. Tu
crois que l'extase au bout de l'acte t'offrira le mieux.
C'est faux. Au fond tu le sais.
Oui, tu as souffert. Une souffrance absolue. Un acide
venin qui te rongeait le crâne. Tu n'as pas supporté ton
rôle, ton personnage. Tu n'es pas légitime. Et tu as mis
ça sur le dos des autres, ces autres qui te moquent, qui
ne te comprennent pas, qui sont heureux et qui hurlent.

252
« Te voilà tombé du ciel, toi, Lucifer, astre brillant, fils
de l'aurore ! Tu es abattu à terre, Toi, le vainqueur des
nations ! Tu disais en ton cœur : Je monterai au ciel,
J'élèverai mon trône au-dessus des astres ; Je siégerai sur
la montagne de l'alliance, à l'extrémité du septentrion ;
Je monterai sur le sommet des nues, Je serai semblable
au Très Haut. Mais tu as été précipité dans le séjour des
morts, en enfer, dans les profondeurs de la fosse. »
C'est un passage du livre d' Isaïe.

« Pourquoi ne s'est-il pas contenté de boire sa putain


d'essence, seul, dans un recoin de son garage ? »
C'est ce que m'a demandé le mari d'une victime du
vol 9525. Il a beaucoup insisté pour me rencontrer. Il
voulait comprendre. Il voulait surtout parler. Me dire
qu'il était lui aussi enfermé dans l'effroyable espace-
temps créé par Lubitz. « Condamné à imaginer chaque
soir et chaque matin ma femme, piégée dans cette
carlingue, bien certaine d'avoir compris que son heure
était venue... Condamné à l'imaginer pensant de toutes
ses forces à moi, son seul être aimé, alors que moi, à ce
moment-là, je ne pensais à rien. Condamné à vivre avec
le poids de cette culpabilité. »

J'ai moi-même beaucoup pensé à Kathrin, la petite


amie et future femme de Lubitz. Elle a appris en deux
jours que l'amour de sa vie, futur époux et peut-être
père de l'enfant qu'elle portait, était mort dans le crash
de son appareil, et elle a aussi appris par les

253
journaux que cet homme, l'homme de sa vie, avait
dissimulé la haute fréquence du mal qui le rongeait, et
avait peut-être fréquenté des mois durant une hôtesse à
qui il se confiait... Elle a dû endurer les rumeurs, la haine,
tous ceux qui ont tenté d'exister sur le drame, en
prétendant connaître, savoir, détenir. Et elle a dû
affronter, comme nous tous, le silence d'Andreas...

Il est 10 heures 40 minutes et 35 secondes.


L'Airbus est passé sous les 7 000 pieds, sous le niveau
des massifs environnants, et sous le niveau des sommets
qui lui font face. Pour la onzième fois, le contrôle aérien
de Marseille tente de contacter le vol 9525. L'équipage
du vol 207QX d'Air France, un A319 qui vient de
décoller de Nice à destination d'Orly, essaie à son tour,
sans plus de succès. La défense aérienne française passe
son troisième appel. D'une seconde à l'autre, Lubitz
s'attend à voir un Mirage voler à sa hauteur. Mais il sait
qu'il est trop tard. Il ne répond pas.
Le pourrait-il ? Entend-il les appels ? Son silence
participe de la constriction cognitive.
Sa vie ne se résume plus qu'à un point, qu'il voit
maintenant distinctement sur cette montagne.
Il est déjà dans ce point. Le point d'impact, le
point final.
À 10 heures 40 minutes et 41 secondes, l'alarme
fatidique GPWS – Ground Proximity Warning System – se
fait entendre.
«Terrain, terrain, pull up, pull up. »

154
Cette voix synthétique est la voix des morts. C'est la
dernière chose qu'ont pu entendre tous les pilotes
crashés ces dernières décennies.
Il reste vingt-cinq secondes. À peine cinq kilomètres.
Toujours 700 kilomètres heure.
Toutes les alarmes de la machine Lubitz se sont
déclenchées. Le ventre, la tension, les hormones, le
cœur... Chacun de ses organes hurle à la mort. Il les a
déconnectés. Il s'est privé du monde. Comme s'il venait
d'arracher un à un tous ses fusibles vitaux... Il ne reste
que ce cerveau froid et méthodique, concentré sur son
acte d'autodestruction. Comme si une trépanation emplie
de poison le soustrayait à la juridiction des mortels.
Jusqu'au bout, tu auras le bras assez ferme pour te
libérer du monde. Jusqu'au bout.
Verrouiller les paramètres de vol. Figer l'espace et figer
la donne. Les yeux rivés sur l'objectif, sur les Alpes, sur
l'obsession. La liberté au terme d'un dernier vecteur. Tu
ne vas pas craquer. Tu le sais. Tu peux trancher d'un
coup l'injustice et toutes ses têtes : les souvenirs, le vol, la
compagnie.
« Notez qu'il a écarté sa famille de ce processus de
"réparation"; ce qui n'est pas toujours le cas, me disait le
spécialiste. Il considère que sa famille est encore de son
côté, et qu'elle n'est pas à l'origine de l'injustice. »
L'Airbus s'enfonce entre les montagnes et plonge dans
une vallée encaissée, qui se referme sur un massif. Il est
bien trop tard pour le redresser. Jusqu'au bout, il
conserve son angle de descente, et sa vitesse effroyable.
LA MORT EST À LA FOIS PLUS
GRANDE QU'UNE MONTAGNE
ET PLUS PETITE QU'UN CHEVEU.
– Proverbe japonais
Les passagers voient soudain passer les massifs
enneigés à une alarmante proximité. Ils comprennent.
Ces sommets sont plus hauts que l'appareil. Ils com-
prennent que l'Airbus plonge vers le sol et qu'il n'est
pas question d'atterrir, et que l'impensable est
imminent. Vues des hublots, les masses paisibles
défilent à une allure folle. Les passagers mesurent alors
la vitesse de l'appareil, trois fois plus élevée que celle
d'une approche d'aéroport.
Certains d'entre eux y croient encore, parce qu'il n'est
pas possible qu'une telle chose leur arrive. Ils ont confiance
en cet appareil, en cette technologie, en ces règles, en ces
pilotes. Et tant qu'on se sait vivant, on se dit que ça ne
peut pas s'arrêter. Pas là, pas comme ça, pas
maintenant. Et tant que ce ne sera pas arrivé, ils
refuseront d'abdiquer ce dernier espoir. Ils refuseront
de cesser d'y croire.
À 10 heures 40 minutes et 47 secondes, soit dix-neuf
secondes avant l'impact final, s'éteint la dernière trace
radar du vol, à environ 1 800 mètres d'altitude. Cette
perte de contact déclenche la procédure de détresse
DETRESFA. La base aérienne militaire d'Orange, la
plus proche, reçoit enfin l'ordre d'intercepter l'Airbus.
Trop tard.

259
Face à Lubitz, à moins de trois kilomètres, le fond de
vallée, le ravin du Rosé, l'entonnoir minéral en forme de
W. Ce sera la zone du crash, il ne peut plus lui échapper.
A 10 heures 40 minutes et 56 secondes, une alarme
Master caution est enregistrée. Un voyant jaune s'allume
sur la planche de bord.
«Terrain. Terrain terrain. Terrain ahead. Pull up. Too low
terrain. Terrain ahead. Pull up. »
Effroi de ces voix synthétiques, de ces anges
électroniques...
J'entends tout ça. Je l'ai écouté, réécouté, des
centaines de fois.
Derrière les alarmes, les cris, les coups portés contre
la porte, le sifflement des réacteurs, le bruit le plus fou,
le plus captivant, c'est celui de ta respiration.
Ton silence. Jusqu'au bout... J'ai réécouté cent fois,
mille fois la bande. Il n'y a rien. Pas un début de phrase,
de mot, d'explication. Juste cette respiration...

Rien de ce que tu aurais pu dire ne serait plus parfait


que ce silence. Les enquêteurs ont cherché, longtemps,
partout. Tu n'as pas laissé de lettre, pas de manifeste,
pas de mot.
La seule chose qui reste de toi, c'est cette respiration,
cette trace spectrale que l'on entend si nettement sur
l'enregistrement. Elle est tellement fascinante, cette
respiration... Elle est parfaitement constante, du début à
la fin du vol. Vingt-six cycles respiratoires par minute.
Le micro devait être trop proche de ta

260
bouche, pour qu'on l'entende aussi bien. Certains
collègues ont même pensé que tu avais mis le masque à
oxygène. Mais cette respiration, on l'entend dès le début
du vol. Elle ne s'interrompt qu'au moment de ton
dernier repas, vers 10 h 15.
La chute a duré dix minutes exactement. C'est long,
dix minutes, très long. Pour me faire une idée exacte de
la chose, j 'ai regardé ma montre, pendant dix minutes.
J'ai vu la grande aiguille bouger, si lentement... J'ai pensé
à toi, au commandant, à tous ces passagers. C'était
l'éternité.
Tu aurais pu dire tant de choses... Mais le silence
d'une respiration n'est-il pas le plus grand des mystères ?
Tu es devenu une énigme. Moi, et d'autres, sommes
prisonniers de ta personne, forcés de contribuer à ta
légende. La foule veut savoir. Elle ne connaît pas la
patience, et veut mettre ses fantasmes à la place de ton
silence. Jack l'Éventreur est plus célèbre que Darwin.
Un criminel qui reste dans le mystère, qui ne donne pas
sa raison, s'ouvre la postérité, car d'autres que lui iront la
chercher. La réussite de ta vie, de cette opération,
tiendra à jamais à ce vœu de silence éternel. Tu as
compris le secret des secrets. Le réel est toujours un peu
décevant, suffisant, stérile. Le pouvoir de Dieu, c'est son
silence, et l'attente qu'il crée. Celui qui se tait est certain
d'avoir à jamais le dernier mot.
Après le vacarme de ces alarmes, de ce crash, de ta
douleur, tu as laissé sur Terre un silence égal au silence
de Dieu.

2 61
Ce silence éternel des immensités, je le retrouve
aujourd'hui, en marchant vers le site du crash. Il fait
presque nuit, mais le temps est comparable à celui du
jour de l'accident. En moi les questions résonnent et se
perdent, comme un écho. Voulais-tu entrer dans
l'histoire, ou simplement en sortir ? Avais-tu si mal pour
ne pas penser à ces deux bébés, de sept et dix-huit mois ?
Avais-tu si mal pour ne pas penser à ces dizaines de
chambres que tu allais laisser vides ? À ces mères, à ces
pères, à ces fils, à ces femmes, à ces hommes, à ces
filles, à ces grands-parents, à ces petits-enfants, à ces
amoureux, à ces orphelins, à ces proches innombrables,
privés à jamais d'étreindre les leurs, leur chair ? Je les ai
vus endurer l'écoute des six dernières minutes du vol,
des coups, des alarmes, des cris. Je suis encore là, moi,
pour supporter la douleur injuste que tu as créée.
Tu n'as aucune excuse.

La respiration d'Andreas Lubitz s'interrompt sept


secondes avant le crash. Comme s'il avait pris son
souffle. Comme s'il avait disparu...
À 10 h 41, sur la base aérienne d'Orange, un Mirage
2000 reçoit l'ordre de décoller, avec pour mission
d'intercepter le vol 9525 de la Germanwings. Au même
moment, dans l'Airbus, un voyant rouge s'allume.
L'alarme Master warning s'est déclenchée.
Il reste six secondes. Un kilomètre.
Plusieurs témoins ont vu passer l'ogive blanche,
encadrée par la vallée, à pleine vitesse. Au ras des

262
cimes. Sur place, depuis mon ravin, je lève les yeux,
je la vois.
Et j'entendis une grande voix venue du ciel...
Un miracle balistique. Un vacarme de fin du monde.
Un missile de soixante-cinq tonnes lancé sur les rails de
sa portance. Jusqu'au bout, la vitesse au sol se maintient
à 700 kilomètres heure. Pleine charge et pleine face. Une
force cinétique aberrante. Plus d'un milliard de joules. Le
nez en bas. Légère inclinaison de 4°. Le ravin du Rosé.
Le cri des réacteurs décuplé par l'approche du sol.
L'appareil touche un talus, arrache quelques arbres. Les
ailes et leur kérosène se détachent et s'écrasent à part du
fuselage. Dans l'appareil, un instant de hurlements
redoublés. Et la montagne de plein fouet.
A 10 heures 41 minutes et 6 secondes, l'impact
final interrompt l'enregistrement.
Tout s'est arrêté contre une zone de quatre mètres sur
trois. Il y a eu ce moment où la vitesse de l'appareil est
tombée à zéro, et où celle des corps est restée à 700
kilomètres heure, tout objet devenant de ce fait un
véritable missile. Plusieurs dizaines de tonnes d'êtres
humains, de fauteuils, de cadres, de lisses, de plancher,
de longerons, de bagages, de chariots, d'alliages et de
tubulures ne furent plus que leur inertie pure. Chaque
corps encaisse une décélération de plus de 200 g. Entre
l'impact du nez et celui de la dérive, il y a un dixième de
seconde. Le temps d'un clin d'œil. D'un éclair. Un cri
suspendu entre la vie et la mort. C'est une implosion
monumentale, indescriptible. Une fusion

263
instantanée, totale, de toute chose, qui délivre dans un
gigantesque bruit de broyage un éclair de chaleur et un
souffle immense, de feu, de poussières et de débris. Puis
tout retombe. Tout se tait.

Le bruit et le silence.

Te voilà poudre. Et te voilà immortel. Un trou noir


nommé Lubitz.

On retrouvera des résidus d'épave enfoncés de près


d'un mètre dans le sol.
Tu ne t'es pas contenté d'interrompre le fil sacré de la
vie chez cent-quarante-neuf êtres humains, ce qui est
déjà en soi un sacrilège universel, dans tous les pays,
dans toutes les langues... Tu les as déstructurés. Tu as
détruit ces corps, de manière indicible.

« Je n'ai pas voulu voir ses restes, m'a confié le mari.


J'ai choisi de renoncer à elle, parce que j'avais trop peur
de ce que je verrais. C'est égoïste, pas vrai ? »
Je ne savais pas quoi lui dire. Je triturais ma montre. Il
a souri.
« Ma femme aussi, quand elle était nerveuse, avait
besoin de jouer avec son alliance. »
J'ai essayé de sourire à mon tour.
« Vous savez, a-t-il repris, au fond je me fous tota-
lement de ses raisons. Bien sûr que je le hais. Mais ça
dépasse tout ça. Je l'ai perdue, vous savez. J 'ai perdu ce
que j'étais. Il m'a coupé en deux, et il est mort. Il n'y a

264
pas de justice possible. C'est une damnation. Personne
ne pourra jamais concevoir une telle chose. »
Des larmes lui montaient aux yeux. Il s'est levé et s'est
excuse.
« Je voulais juste que vous le sachiez. Merci
infiniment de m'avoir écouté. »
Je me suis levé à mon tour. Nous nous sommes
regardés. Je n'ai rien trouvé à lui dire. Il m'a salué et il est
parti.
J 'y ai beaucoup pensé depuis. Et je ne vois toujours
pas ce que j'aurais pu lui dire.

Le Mirage 2000 a décollé à 10 h 48. Il lui a fallu sept


minutes pour parvenir sur zone. Il n'a pas trouvé l'Airbus,
mais il a fini par survoler le site du crash, à 11h 01.
Le premier hélicoptère parti de Digne sera sur place
quelques minutes plus tard. Le monde, horrifié,
apprendra la nouvelle. Et pendant vingt-quatre heures,
le monde ignorera tout des causes du crash. Lubitz
venait d'emporter dans la mort les uniques témoins de
sa folie.
Et voilà l'histoire. Mon rapport est terminé.
Je n'existerai demain que grâce à lui. À travers toi.
Tu n'as pas fini de hanter nos vies.
Sur les lieux du crash, la stèle du souvenir ne
comporte que cent-quarante-neuf tiges symbolisant les
victimes.
A part tu étais, à part tu seras, pour l'éternité.
DE JOUR ET DE NUIT
CAR IL A PE UR D'Ê TRE SE UL.
– Francis Picabia
J'ai gagné la zone, une nouvelle fois. Seul, dans les
souffles du soir, perdu dans tes pensées.
Les Alpes. Le décor idéal. Ces ombres ont arrêté tant
d'armées, tué tant d'hommes...
Et ce site du crash, ce site qui semble fait pour sépa-
rer un avion en deux.
J'ai repensé à cette journée, à cette journée froide
comme l'enfer. Je me suis revu marchant sur des
cadavres, effectuant d'absurdes relevés. J'ai regardé cette
montagne, cette masse noire, comme si tu étais passé de
l'autre côté. J 'ai eu un frisson. Tu es là. Tu es partout.
Un monolithe orange symbolise le point d'impact.
On prétend que ton enfant va naître. À Montabaur, tes
parents ont investi dans une tombe digne de ce nom.
C'est un bloc de marbre gravé, figurant une falaise
plongeant dans la mer, calme paysage éclairé par une
belle lune.
Andreas. 1987-2015. Et sur le côté gauche, un grand
LUBITZ, vertical.
Les tiens assument ce nom, maintenant gravé dans le
marbre. Tout au bas du bloc, un arbre secoué par le
vent, perdant des centaines de feuilles.
Combien de temps les tiens paieront-ils cette
concession ?

269
Sur le sol quelques bougies, quelques fleurs. Une
galette de marbre porte une inscription manuscrite, en
spirale.
«Mütter halten die Hände ihrer Kinderfur eine Weile, ihre
Herzen jedoch fur immer. »
« Les mères tiennent la main de leurs enfants pendant
un certain temps, et leur cœur pour toujours. »
Ursula Lubitz aurait-elle préféré que son enfant n'ait
jamais existé ?
Certainement pas. Elle a pourtant, elle aussi, vécu
l'enfer.

Mon rapport est prêt. C'est le plus incomplet et le


plus traumatisant de ma carrière. elles conclusions en
tirer ?

Pendant quarante jours et quarante nuits, j'ai suivi le


désespéré, et puis l'assassin. J 'ai d'abord pensé que
l'envie d'en finir était sa priorité. Que ce pseudonyme,
Skydevil, n'était peut-être qu'une référence à ce film de
1932,, culte dans le milieu de l'aviation... Puis, en
découvrant peu à peu le caractère diabolique de la
conception de son acte, j'en suis venu à penser
qu'Andreas Lubitz était le mal. Qu'est-ce que le mal é Un
démon verbal, que nous avons créé pour contrôler nos
semblables et nos peurs, pour normaliser l'improbable
et régler nos jours, pour haïr collectivement ceux qui
refusent de suivre notre mouvement.
J'ai longuement médité les propos du psychiatre sur
l'intrication quantique, et sa propre incapacité

270
à comprendre le passage à l'acte. J'en suis arrivé à la
conclusion que le désespéré n'était pas différent de
l'assassin, qu'on pouvait bien résoudre toutes les
enquêtes techniques, sans jamais comprendre à 100 %
la défaillance humaine.
Je crois que nos sociétés sont victimes de leur délire
logique. L'organisation ultra-rationnelle de notre
quotidien n'admet pas qu'un homme, qu'une erreur,
puisse venir la perturber, et pire, la tenir en échec.
Andreas Lubitz est parvenu, de manière magistrale, à
échapper à tout classement. A se maintenir hors de la
compréhension. Son passage à l'acte restera un grand
mystère.
Mes semblables ne se sentent bien que lorsque leur
existence est en permanence cloisonnée, contrôlée,
verrouillée, et qu'ils font comme tout le monde, et que
tout le monde fait comme eux. Leur aspiration au
fascisme domestique me terrifie.
Ces milliards de frères humains, prêts à courir tous les
aéroports, ne sont terrorisés que par la mort. Ils ne
veulent pas de surprise, ils ne veulent pas souffrir, ils
veulent de l'organisation, des précautions, du suivi et de
la bienveillance. Ils veulent rester en pilotage
automatique. Perdus dans leur cyberespace, ils ont déjà
déserté le monde physique. Ils veulent pouvoir se
contenter d'être, sans savoir, sans être dérangés. Suivre
leur vie durant les couloirs de la société.
Il n'y a plus de place pour les aventuriers dans ce
monde. Nous sommes pris dans les tenailles de la
société, de ce Léviathan, de cette multitude sans

2 71
vision, possédée par ses illusions. C 'est comme une
gigantesque compagnie, dont nous serions à jamais
contraints de suivre les règles, et à laquelle nul ne peut
échapper, et qui chaque jour accroît sur nous son
emprise. Le seul moyen admis d'y exister est d'y devenir
un serviteur. Et si vous refusez, vous êtes mort. Nous
naissons serviles, et condamnés, et qui veut s'y
soustraire doit apprendre à se tuer.
Or chaque homme qui se déliera de la société y liera
un peu plus ses semblables. Je vais préconiser des
mesures pour éviter d'autres Lubitz. Chaque « incident »
sera repoussé dans les ténèbres du déséquilibre, et fera
voter une succession de lois restrictives. La possibilité
de fuir s'amenuise... Pour lui, c'est trop tard. Il est déjà
passé. Et on ne peut que réduire les risques, jamais les
éliminer. Les Andreas Lubitz auront toujours quelques
coups d'avance sur ce monde, sur nos règles, nos
illusions de contrôle, et nos principes de précaution...
Et nous, paisibles citoyens normaux, condamnés à
l'infinie expansion de la définition du mal, nous subirons
ces milliers de désespérés prêts à se tuer pour vivre. Et
ceux-là nous fascineront, parce que le crime nous
fascine, parce qu'il incarne une sécession . Mais ceux-là
ne feront jamais que renforcer le système. Élever son
niveau de contrôle et de vigilance. Sans que nul ne se
pose jamais les questions centrales : pourquoi de tels
niveaux de désespoir, de renoncement, de démission ?
Pourquoi nos semblables sont-ils de plus en plus
nombreux à vivre cette société comme

272
une constriction? Et s'ils avaient raison ? Et si elle était le
problème ? Ce sont là des questions qu'un bon
enquêteur n'a pas à poser. Rien de plus fasciste qu'une
enquête. Détruire les mythes et les possibles. Réduire
tous les mystères au néant du réel... C'est pour ça que
mon travail plaît, et que les États y consacrent autant de
moyens, et que ces moyens ne sont jamais discutés.
Seul le nombre a raison. Et il me commande de faire
mon travail, à son service. De classer les affaires et de
répertorier les folies.
Moi-même, je n'aspire qu'au confort, à la protection,
et à penser comme tout le monde.
Lubitz n'est donc qu'une anomalie, un dysfonction-
nement. Le cri d'un échec isolé. Le chant d'un cygne
noir. Rien ne retardera l'avènement de la fourmilière
mondiale, et sa perte dans le rêve organisé, qui sera son
unique et éternel idéal. Des milliards de cygnes blancs
ne veulent que l'abolition de toute incertitude et
l'asservissement de tout événement. Qe certains le
comprennent avec effroi, et préfèrent encore la mort à
la violence éparse des réveils, et se tuent ou se laissent
mourir, n'y changera rien. Le rêve gagnera, et nul ne
peut plus infléchir la trajectoire du Diable.
Lubitz n'est qu'une allégorie de ce monde. Un court-
circuit vers l'autodestruction.
Tout ça, bien sûr, je ne l'écrirai pas. Mais voilà que je
le pense. Et je préfère ne pas penser plus loin.
M'épargner la terrifiante vision de notre destination
collective.

273
Face à la stèle du souvenir, j'ai baissé la tête, parce que
c'est ce que font les hommes.
Notre société récompense et favorise les individus les
mieux adaptés, c'est-à-dire les plus conformes. Les plus
serviles.
Te voilà délivré.
Mais moi ?
Ne suis-je pas captif, moi aussi, du temps, de mes
semblables, de ce travail, de mes angoisses ?
J'ai sorti ma montre. Je l'ai longuement regardée.
Puis-je encore être libre ?
J'ai pris une longue inspiration, et je l'ai déposée là,
parmi les fleurs du monument. Je me suis ainsi défait du
fardeau de mes vieux jours, de l'œil du temps, de la
mémoire et de mes peurs.
Avec effort, je me suis éloigné.
Comme à chaque fois, je me suis juré que cette
enquête serait la dernière.
Le temps d'un dernier regard, j 'ai vu ma montre
briller sous la lune.
J 'ai dû résister à la force de son appel. À la détresse
de cet œil, à tout ce qu'il contient. J'aurais dû la donner à
quelqu'un, ou la jeter au loin. M'épargner la tentation de
revenir ici la chercher.
Je ne crois pas qu'on puisse se débarrasser comme ça
du poids des choses.
J'ai regardé un instant la lune, ce monde mort qui
m'éclaire. Elle ressemble à celle de ta tombe. Tu me suis
encore. Avec difficultés, parmi les genévriers, j 'ai gravi
le versant ouest du crash, jusqu'à l'endroit où

2 74
l'on a relevé ton corps. Je prends garde de ne pas glisser
sur cette marne friable, plus noire que la nuit. Dans la
nudité de la pente, j 'ai retrouvé mon rocher-repère, là
où l'on a marqué tes restes d'un fanion rouge, voici
quarante jours. La lune s'est voilée. Au-dessus de moi, je
contemple ce cirque de roches surplombé de résineux,
comme suspendus, figés dans leur majesté. De toute
leur hauteur, ces gardiens des temps semblent veiller sur
la zone. Parmi eux, dans les ténèbres de cette nuit
venteuse, je crois voir danser un visage. Le visage de
celui qui est partout. Est-ce une hallucination ? Je crois
te voir. Je crois voir Andreas Lubitz. Je vois le roi des
Aulnes dans le noir. Celui qui hante les forêts et
entraîne les voyageurs vers la mort...
La lune s'est alors dévoilée : ce ne sont que de vieux
sapins noirs.

J'ai compris alors. Et si c'était toi qui me suivais ? Et si


c'était toi qui avais peur ?
Peur de l'oubli, qui arrive, aussi vite que la mort.
Et si j 'étais ta montre ?
Tu t'effaces déjà peu à peu de ce monde. Tu le sais.
La Germanwings a retiré les numéros de vol 4U9524
et 4U9525 de son système d'exploitation. La rotation
Düsseldorf — Barcelone — Düsseldorf est désormais
numérotée 4U9440 et 4U9441.
Nous te verrons de moins en moins. Nous t'oublie-
rons. Et il n'est pas question de troubles de la vision. Tu
vas te noyer dans les sinistres événements de ce monde.
Et un jour, je t'oublierai aussi.

275
Je ne te haïrai même plus. Pour la forme, une vague
pitié. Et puis plus rien.
Le temps gagne toujours.
Tu n'auras jamais été qu'un nom, un désespoir, une
poussière sur la route des siècles.

En regardant à nouveau mon rocher, sous le cirque


du crime, j 'ai vu quelque chose briller sous la lune, à
quelques pas vers l'est. J'ai creusé du bout du pied.
L'éclat blanc était un anneau, déterré par les pluies.
C'était une bague. Une bague de femme.
Une alliance à l'intérieur de laquelle quelque chose
était gravé.
Je l'ai tournée face à la lune et j 'ai lu: «Für immer. »
Pour toujours.
J'ai serré la bague dans ma main et je me suis mis à
pleurer.
Ce livre est dédié aux victimes du vo1 952.5.

Ximena Alegria Gonzalez. Laura Altimira Barri. Paul


Andrew Brawley. Carl Ansoleaga de Santiago. Nolberto
Ariza. Sandra Arribas Torras. Daniela Ayon Razo. Frank
Adolf Bahners. Julian PraczBandres, 7 mois. Marina
Bandres Lopez-Belio. Eyal Baum. Soeren Berg. Linda
Bergjuergen. Antoni Betriu Capdevila. Fernando
Bietesorris. Elena Bless. Jose Borrell. Deitmar Bourgeois.
Roswitha Bourgeois. Oleg Bryjak. Ana Cantos. Sonja
Cercek. Iris Claassen. Pere Dauniscasadevall. Maria de
Pablo Nuno. Ramon de Santiago Grasas. Ramon de
Santiago Perera. Claudia Diewer. Jurgen Diewer. Rosse
Dieter. Christian Driessens. Lua Drueppel. Selina Yasmin
Eils. Pablo Esteban. Adriana Falguera. Miguel Ferran
Arbos. Sven Fischenich. Carol Friday. Greig Friday. Gina
Michelle Gerdes. Francisco Gonalons Sanchez. Dennie
Gorteann. Beatrix Gottschall. Sebastian Gabriel Greco.
Jose Guiot Chacon. Matthias Gulcz. Ann-Christin Hahn.
Sarah Heidelberg. Julia Herrmann. Christopher Hoefer.
Milad Hojjatoleslami. Jessica Huelsmann. Klaus
Huelsmann. Adil Imankulov. Yerbol Imankulov. Aizhan
Issengal Iyeva. Hossein Javadi Kalorazi.

279
Manfred Jockheck. Sabine Jockheck. Stefan Kloeh.
Bernard Lutz Koch. Marieen Koch. Anke Kohlstaedt.
Michael Kohlstaedt. Heinz-Peter Kraus. Diana
Lehmann. Muraduya Lohmann. Marta Lopez. Bettina
Ludwig. Paula Luetkenhaus. Fernando Martinez Rubio.
Martyn Matthews. Gabriela Lujan Maumus. Luis
Medrano Aragon. Barbara Meyer. Stefan Meyer. Estela
Miguel Vazquez. Caries Milla Masanas. Angel Montaner.
Domenec Moreno. Javier Moreno Navarro. Maria
Morillo Vilabella. Jordi Motje. Cristina Munoz Abellan.
Satoshi Nagata. Juliane Noack. Andreas Oelrich. Kerstin
Oelrich. Rogelio Oficialdegui. Robert Oliver. Geert
Olthoff. Dirk Oppenau. Asmae Ouahhoud El Allaoui.
Emma Pardo Vidal. Victor Pascual. Manuel Perez
Gonzalez. Juan Armando Pomo. Maria Radner. Felix
Radner Schenk, i8 mois. Hans Biester. Manuel Rives
Salinas. Gonzalo Rodriguez-Zanetti. Fabio Rogge. Maria
Lluisa Romans. Eduardo Ruiz Calatayud. Josep Sabate
Casellas. Dora Isela Salas Vazquez. Carlos Sanchez.
Eieuterio Sanchez Lopez. Junichi Sato. Jose Sau Londres.
Rabea Catharina Scheideler. Sascha Schenk. Stefania
Schenk. Ralph Schmidy. Erik Schonebeck. Lea Schukart.
Karin Schitzler. Eusebio Segundo Martin. Vicente
Segundo Martin. Emily Selke. Yvonne Selke. Mireia
Serrat. Helena Maria Siebe. Emira Smailagic. Fehret
Smailagic. Larissa Soblik. Emma Solera Pardo. Sebastian
Stahl. Steffen Strang. Arnau Sumpsi. Anna Surribas
Casalprim. Mohamed Tahrioui. Stefanie Tegethoff. M.
del Pilar

280
Tejada Ocampo. Thomas Treppe. Rosse Ursula. Aline
Venhoff. Maria Pilar Vicente Sebastian. Emma Vidal
Bardan. Jens Voss. Caja Westermann. Soeren Wollessen.
Kobina Yaya.

Patrick Sondheimer, capitaine.

Maik Korolczuk, steward.


Hôtesse, identité non-révélée.
Hôtesse, identité non-révélée.
Steward, identité non-révélée.
David Serra, pour l'idée. Laura Magné, pour l'édition.
Jany Bassey, pour la maquette. Greg Podevin, pour la
couverture. Et tous ceux qui m'ont aidé, et tous ceux
que je ne peux citer.

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