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© ODILE JACOB, NOVEMBRE 

2018

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS


www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-4549-9

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Avertissement

Les notes de bas de page ont été réservées aux références


textuelles précises. Leur nombre est volontairement réduit.
Les références générales à des auteurs ou sources sont détaillées
dans la bibliographie finale qui recense tous les ouvrages
utilisés.
Un glossaire des acronymes, anglicismes et américanismes,
institutions, organismes et traités donne en fin de volume les
traductions et explications nécessaires aux lecteurs qui en
auraient besoin.
Préface

L’impressionnante production de savoirs depuis un demi-siècle


et les possibilités exceptionnelles d’y accéder –  nous vivons le
premier âge humain de la «  production industrielle de la
connaissance  »  – ont deux faces  : l’une de richesse, l’autre de
désorientation.
La richesse  ? Elle est patente dans tous les domaines, et
notamment ceux des sciences exactes.
La désorientation est tout aussi évidente.
Les cadres disciplinaires subsistent, certes, comme grands
cadres de référence (les mathématiques, la physique, la
biochimie,  etc.), mais la plupart des travaux neufs et importants
sont menés aux interfaces des disciplines. Nous sommes riches de
connaissances mais les spécialités se multiplient et nous avons
peine à mesurer cette richesse et, encore plus, à nous retrouver dans
cette diversité.
Nous manquons de go-between sérieux bien que les
« vulgarisateurs » jouant les effets d’annonce soient nombreux. La
porte est ainsi largement ouverte aux vaticinations –  tantôt
apocalyptiques, tantôt euphoriques  – sur l’intelligence artificielle,
le posthumain, les neurosciences, ou je ne sais quoi encore.
 
Le plus grave est que sur la plupart des sujets fait défaut
aujourd’hui une claire conscience du rôle du concret, de
l’expérience, de la « réalité », dans leur rapport à la théorie. Il est
vrai que pour beaucoup, «  la réalité  » n’existe plus  : on lui a
substitué « récits », « narrativité » et storytelling…
Lorsque j’éditais en l’an  2000, pour les mêmes éditions Odile
Jacob qui accueillent ce livre, le premier volume des conférences
de l’Université de tous les savoirs Qu’est-ce que la vie ?, j’avais été
impressionné par la densité empirique des savoirs les plus
théoriques. La série de conférences que j’organisais en 2001 sur Le
Renouvellement de l’observation dans les sciences confirma, s’il en
était besoin, cette « concrétisation » du savoir contemporain, dont
Gaston Bachelard avait eu l’intuition en parlant de
« phénoménotechnique ».
Dans les sciences exactes, les échanges constants et intensifs
entre scientifiques nourrissent la relation entre l’expérience et la
théorie.
Il n’en va hélas pas de même dans les sciences dites
« humaines » et dans les domaines de la vie économique et sociale.
Des «  chercheurs  » qui s’aventurent rarement hors de leurs
beaux quartiers parlent de la violence des banlieues ou des
migrations, d’autres qui n’ont jamais vu un compte de résultat et ne
savent peut-être même pas que ça existe dénoncent la souffrance au
travail. D’autres qui n’ont jamais quitté leur corps d’élite prônent la
réforme de l’État ou de l’entreprise…
Or ce qui est indispensable aujourd’hui, c’est de tenter (je dis
bien «  tenter  ») de réunir les expériences de terrain, avec toute
l’intelligence dont elles sont porteuses, avec une réflexion
théorique qui, sinon, tourne à vide. Pour une fois est vraie la si
galvaudée formule de Kant comme quoi «  des pensées sans
matières sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles ».
Dans le désordre des réseaux et des échanges, la mutation
numérique apporte confusion – mais aussi des moyens nombreux et
disparates d’effectuer ces liaisons. C’est d’autant plus
indispensable que nous sommes à un moment de basculement,
quasiment un tsunami, produit par cette mutation dans tous les
domaines de notre vie – et pas seulement l’entreprise. Il nous faut
bien connaître les expériences pour que la réflexion embraie sans
risque de se ridiculiser.
Cette exigence de double ancrage théorique et pratique vaut
pour les personnes sur le terrain comme pour celles qui
réfléchissent du point de vue des savoirs.
Sous la pression des faits, de l’urgence, des monceaux
d’informations et de données à disposition, les acteurs de terrain
ont de plus en plus de mal à développer leur réflexion, mais les
intellectuels sont, de leur côté, coupés de ce qui se passe vraiment.
Ainsi voit-on mettre en circulation actuellement des sottises
millénaristes sur l’intelligence artificielle dans le monde de demain
–  alors même que l’intelligence artificielle opère déjà à plein
régime et avec notre consentement.
 
En collaborant depuis plusieurs années avec le cabinet ASM
Conseils que dirige Valérie Julien Grésin, j’ai trouvé l’opportunité
de réunir réflexions et expériences de terrain.
En construisant ensuite avec elle cet ouvrage, nous nous
sommes efforcés en continu d’associer expériences et
considérations conceptuelles. J’ai le sentiment que la rencontre a
été fructueuse – en tout cas elle l’a été pour moi. Beaucoup d’autres
domaines appelleraient aujourd’hui un traitement comparable  :
ceux du luxe, du tourisme, du design, des migrations et même celui
de la religion.
Il ne sert à rien de traiter du haut de la chaire de la théorie ces
champs d’expérience complexes, qui ne doivent pas pour autant
être laissés aux mains des seuls praticiens. Il y a une fécondité des
expériences qui donne substance à la pensée. Celle-ci ne débouche
pas sur des recettes à résumer en une présentation PowerPoint mais
sur encore plus de questions. On connaît l’histoire du rabbin
courant les rues de sa ville en clamant : « J’ai des questions pour
vos réponses… »
S’il faut qu’il y ait des retours d’expérience, il faut aussi qu’il y
ait, et exactement avec la même signification, des retours de
théorie.
Yves MICHAUD
Introduction

«  À aucun moment une conscience n’est


capable d’un accroissement d’être qu’elle n’en
soit redevable tout d’abord à son dialogue avec
une autre conscience. »
Jean NABERT 1

Ce livre est né d’une conviction, le développement frénétique


des technologies numériques est porteur du meilleur comme du pire
et requiert une exigence de pensée critique des usages. Ce livre a
été conçu par des optimistes vigilants pour qui le pire n’est jamais
sûr tant que la lucidité et la bonne volonté animées d’un amour de
l’humanité prévalent sur les enjeux de domination de toutes sortes.
 
Les dirigeants, hommes et femmes en situation de
responsabilité dans les entreprises à capitaux privés ou publics,
auront à répondre de plus en plus fréquemment auprès de la société
des conséquences de ce développement qui affectent toutes les
dimensions de la vie humaine.
 
L’ambition ici est d’ouvrir un espace de questionnement pour
stimuler la réflexion sur la manière de contribuer aux équilibres
nécessaires pour gérer avec humanisme et pragmatisme les impacts
de la mutation numérique, unanimement considérée aujourd’hui
comme un changement radical de notre rapport au monde. Ce n’est
un ouvrage ni de recettes ni d’expériences du passé mais une
recherche tournée vers les défis d’un futur déjà en grande partie
présent.
 
En tant qu’équipe de conseil initiatrice de ce projet et fidèle à
notre parti pris de rapprocher le monde de l’entreprise et le monde
académique, nous avons réuni ici les contributions de dirigeants et
d’universitaires aux parcours divers pour nourrir un dialogue qui
mette en évidence ce que pensée et pratique se doivent
mutuellement pour orienter et éclairer l’action dans un monde
globalisé devenu vaste écosystème dont nous avons les uns et les
autres à prendre soin. Cette réflexion est animée de notre souhait de
contribuer à la réflexion et à l’action des équipes dirigeantes pour
créer les conditions de développement d’une performance
responsable.
 
Entendons-nous tout d’abord sur les termes. Lorsque nous
parlons de ce qu’il est aussi convenu d’appeler la quatrième
révolution industrielle, nous employons souvent indifféremment les
termes « numérique » ou « digital ».
Ce que recouvre le «  numérique  », qui veut dire ce qui se
rapporte aux nombres, est une aventure humaine qui a commencé
e
dès le XVII   siècle avec le projet cartésien de se rendre «  comme
maître et possesseur de la nature  » grâce notamment aux
mathématiques permettant de rendre compte de l’intelligence du
monde par les nombres. Ce que recouvre le terme « digital », qui
veut dire ce qui se rapporte aux doigts, ce sont les outils conçus et
développés à partir de l’informatique depuis les années 1970.
 
Dans cet ouvrage qui s’inscrit dans la contemporanéité des
évolutions technologiques, nous avons choisi le terme
« numérique » car ce qui nous semble à penser, c’est justement ce
rapport entre ce qui peut aujourd’hui amener un changement de
paradigme, une nouvelle manière de voir et de comprendre le
monde, et la technologie qui le permet.
 
2
D’après PwC , le développement en cours du seul domaine de
l’intelligence artificielle pourrait générer une croissance mondiale
de 14  % d’ici 2030, représentant, toujours selon cette source, la
plus forte opportunité de développement commercial de l’économie
actuelle. Nous pouvons mettre cette tendance en perspective avec
3
le fait que, d’après un rapport du CNRS , l’ensemble des
technologies numériques que nous utilisons, les ordinateurs, les
téléphones mobiles, les objets connectés, les centres de données,
les réseaux et leurs plateformes, représentent aujourd’hui près de
10  % de la consommation mondiale d’énergie, et que par ailleurs
ces outils fonctionnent avec des infrastructures dimensionnées sur
les pics d’utilisation et sous-utilisées la majeure partie du temps, et
sont conçus avec des matériaux aux conditions d’extraction très
inégales et au recyclage difficile et limité.
 
Le développement numérique questionne à la fois nos équilibres
planétaires et, au niveau de chacun d’entre nous, l’évolution de
notre propre manière de vivre.
 
Que ce soit clair d’emblée, ce livre ne regrette nullement un
irénique âge d’or de rapport sans risque de l’homme aux outils
qu’il crée. Homo sapiens est né Homo habilis, et l’histoire de
l’humanité est marquée par l’évolution des techniques.
 
e
Au XXI   siècle, nous en sommes au «  numérique  » et les
contributeurs à cette réflexion sont tous conscients de bénéficier
chaque jour de ses applications dans la santé, dans le partage de
savoirs, dans la gestion des ressources, pour le décloisonnement
des frontières, pour la mise en réseau de personnes qui sans cela ne
se seraient jamais rencontrées, pour la démultiplication de notre
intelligence « calculante » permettant de modéliser des réalités de
plus en plus complexes et potentiellement de nous libérer du calcul
pour nous dédier à autre chose.
 
C’est là que commence le questionnement, avec cette possibilité
laissée par la technologie, par essence facilitatrice, de faire autre
chose de mieux que ce dont nous «  déchargent  » les outils créés
toujours au départ par l’homme pour arriver à faire mieux, plus
vite, plus puissant, en bref plus efficace qu’avec seulement ce que
nos capacités corporelles nous permettent. Jusqu’à présent ce
quelque chose de mieux s’est toujours traduit, du moins en
principe, par le fait de gagner en «  liberté  » par rapport aux
nécessités de nos vies vulnérables exposées à la dureté du monde.
Que les applications en soient inégalement réparties et que les
développements d’outils ne s’accompagnent pas de justice sociale,
nous ne l’oublions pas ici mais, dans son principe, la notion de
e
progrès technique telle qu’elle a été promue jusqu’au XX  siècle a
toujours eu pour visée à la fois une recherche de simplification et
de sécurisation des modes de vie.
 
Nous en arrivons aujourd’hui à un stade radicalement nouveau
dans cette histoire. Celui où les outils, issus de notre activité
cérébrale, pourraient nous amener à fragiliser notre capacité de
pensée, notre capacité de sentir et par là même notre liberté de
choisir, voire notre capacité à nous reconnaître en tant qu’humains
parmi d’autres humains.
 
Or lorsqu’une réalité se retourne contre ce pour quoi elle a été
créée, il y a risque de rupture.
 
C’est pourquoi nous envisageons le numérique non pas
seulement comme une révolution industrielle, comme une
transformation, ni même une disruption, mais une « mutation ».
 
La mutation traduit un changement radical. Dans l’histoire de la
planète Terre, certaines espèces ont duré à l’identique avec une
capacité d’adaptation que l’on pourrait qualifier de «  résistante  »,
d’autres en «  mutant  » avec une capacité d’adaptation mêlant
résistance et résilience et d’autres encore ont disparu, par
inadaptation ou suradaptation.
 
Aux phases de rupture qui peuvent être provoquées par un
changement climatique, une épidémie massive, une extermination
de quelque ordre que ce soit, le choix du vivant est la mutation ou
la mort.
 
Or le numérique aujourd’hui modifie notre rapport au monde de
façon radicale sur trois registres, fondements de notre structuration
mentale  : la distorsion de la temporalité avec une illusion
d’immédiateté, la distorsion de notre rapport à l’espace avec une
illusion d’ubiquité, la distorsion de notre inscription charnelle de la
relation avec l’illusion d’une présence virtuelle.
 
Vivant les uns et les autres avec les technologies numériques
dont la suppression à moins d’une destruction massive de la planète
n’est pas même envisageable et sans doute non plus souhaitable au
stade où nous en sommes, nous allons devoir nous adapter ou
disparaître, c’est-à-dire laisser libre cours à la prolifération
technologique jusqu’à ne plus avoir d’espace pour une réalité
proprement humaine.
 
Nous préférons penser le numérique sous l’angle d’une
mutation dont nous pourrions encore orienter le cours pour en
mesurer et limiter les risques et nous proposons au lecteur quelques
repères pour éclairer les décisions, en particulier, de ceux qui
conçoivent, financent, produisent, gèrent ces technologies, au
premier rang d’entre eux les décideurs du monde économique mais
aussi chacun des travailleurs que nous sommes, chacun des
épargnants contributeurs à l’activité économique, nous tous dont la
responsabilité est devenue sociétale compte tenu de la perméabilité
entre économique et politique.
 
On ne trouvera pas dans ce livre de charge contre les
technologies numériques, les experts scientifiques du domaine s’y
emploient. On ne trouvera pas non plus une exploration générale et
théorique des questions posées par l’accélération de son
développement. On trouvera dans ce livre «  matière à réflexion  »
pour des dirigeants qui se questionnent sur les conditions de la
prise de recul nécessaire à l’exercice de leurs responsabilités
humaines dans cette phase de mutation. Et nous espérons que cette
lecture puisse aussi nourrir les réflexions de chacun d’entre nous.
 
Lorsque nous parlons de «  responsabilité humaine  », nous
pourrions considérer que « humaine » est de trop. « La rose est sans
pourquoi  », disait le mystique rhénan Angelus Silesius, la
responsabilité n’est-elle pas le proprement humain  ? Elle nous
pousse à questionner le pour quoi et le pour qui de nos décisions et
à répondre de nos choix. Nous avons choisi d’insister ici sur la
spécificité humaine de nos responsabilités car l’enjeu de la
mutation numérique est de rester « humains », c’est-à-dire des êtres
dotés de conscience parce que dotés de sensibilité.
Or la mutation numérique, outre ses effets sur notre
consommation énergétique, ses effets sur les inégalités sociales, ses
effets sur l’ordre politique et économique mondial, a des effets
majeurs sur l’exercice de notre capacité de pensée. Elle génère des
effets paradoxaux de plus en plus complexes à concilier ; pour n’en
citer que quelques-uns, le fait d’être connecté sans être relié, le fait
d’avoir de plus en plus accès à de plus en plus d’informations avec
de moins en moins de possibilité d’en garder la mémoire, le fait de
pouvoir tout trouver mais avant tout de trouver ce que l’on cherche
ou ce que le moteur de recherche a trouvé pour nous et nous pousse
à prendre en considération et être de moins en moins aidé par les
machines à découvrir ce que nous n’avons pas demandé, d’avoir
l’impression d’être de plus en plus libre de nous exprimer auprès de
tous alors que tout ce qui aura été dit pourra potentiellement un
jour se retourner contre nous…
 
Par responsabilité ici, nous visons la capacité à rechercher la
juste mesure, avec humilité, dans les situations de décisions
concrètes pour ne pas être dupes de nos meilleures intentions.
Ce livre, projeté en janvier  2018 à l’occasion de l’année
anniversaire des 25 ans du cabinet ASM Conseils, est le fruit d’une
collaboration étroite entre l’équipe, huit dirigeants d’entreprise qui
nous ont témoigné leur confiance et qui ont fortement marqué notre
expérience de conseil, quatre universitaires dont Yves Michaud,
codirecteur de l’ouvrage.
 
L’équipe du cabinet ASM Conseils (Accompagnement des
stratégies de mobilisation) accompagne les leaders qui transforment
leur entreprise pour le développement d’une performance
responsable. Notre métier est de stimuler la réflexion et l’action des
équipes dirigeantes pour réunir les conditions d’engagement
porteuses de sens et favorables à la création de valeur pour
l’ensemble des parties prenantes.
Avec cette réflexion sur la responsabilité humaine des dirigeants
face à la mutation numérique, nous avons souhaité apporter une
contribution plus large qui puisse nourrir la réflexion de chacun,
dans un esprit de partage.
 
Le matériau ici transmis a été élaboré en coconstruction avec
toutes les personnes qui s’expriment dans l’ouvrage. Son
articulation est construite pour faire vivre l’expérience d’une
réflexion qui vise la justesse de l’action.
 
Nous invitons le lecteur à cheminer en quatre temps. Pour
chacun de ces temps, le thème est mis en perspective par un
cadrage de la problématique, puis est approfondi dans un dialogue
entre un dirigeant et un universitaire animé par Valérie Julien
Grésin avant d’être complété par le témoignage d’un autre
dirigeant.
 
Le premier temps «  Entreprise et société  » explore ce qui
change compte tenu du brouillage des frontières entre
l’économique et le sociétal lié à la perméabilité des espaces rendue
possible par la connectivité. Qu’en est-il de l’évolution du rôle de
l’entreprise  ? Quelles évolutions sociétales les dirigeants doivent-
ils accompagner  ? Comment peuvent-ils s’assurer de piloter leur
temps en fonction de ces enjeux ? Comment l’entreprise peut-elle,
par la force de sa «  raison d’être  », développer une contribution
pleine de sens, créatrice de valeur pour l’ensemble de ses parties
prenantes, dont la société ?
La problématique en est posée par Yves Michaud, le dialogue
est porté par Roch Doliveux et Yves Michaud, Bénédicte Maury
apporte son témoignage.
 
Le deuxième temps « Mutation numérique et travail » identifie
les multiples facettes de cette évolution. Il s’agit de prendre la
mesure de l’évolution des rapports de production, de l’emprise des
chiffres sur les modes de gestion, de la redistribution des
compétences et des métiers, de la transformation du contenu du
travail et ses répercussions sur les modalités d’exercice de la
pensée, les dangers de l’hyperconnectivité sur la santé, mais aussi
l’évolution des formes juridiques et sociales de la collaboration
pour stimuler l’adaptation nécessaire des pratiques managériales et
le développement des compétences associées.
La problématique en est posée par Yves Michaud, le dialogue
est porté par Claire Gallaccio et Jean-Philippe Pierron, Fabrice
Enderlin apporte son témoignage.
 
Le troisième temps «  Pouvoir, responsabilité et gouvernance  »
explore alors les répercussions de l’évolution en cours du rôle de
l’entreprise et des changements apportés par le numérique au
travail sur l’exercice du pouvoir dans l’entreprise. Il s’agit là de
mener un questionnement éthique sur les conditions nécessaires à
la prise de décision «  responsable  » à la fois d’un point de vue
pragmatique et humaniste. Qu’en est-il de la possibilité de favoriser
la prise de recul et de l’équilibre des pouvoirs nécessaires pour que
les entreprises contribuent réellement à « un monde meilleur » ?
La problématique en est posée par Valérie Julien Grésin, le
dialogue est porté par Denis Hello et Cécile Renouard, Paul Van
Oyen apporte son témoignage.
 
Le quatrième temps « Pauvreté ou richesse de la coopération »
invite enfin à rester attentifs au possible assèchement des liens par
la connectivité « froide » de l’interface technologique et à prendre
soin des conditions relationnelles d’une coopération féconde. À
quoi veiller et comment pour que les dynamiques de coconstruction
au potentiel décuplé par le numérique n’altèrent pas la qualité et la
reconnaissance de socialités réelles et incarnées, porteuses
d’innovation, d’ingéniosité et de mutuel développement  ?
Comment réellement stimuler la vitalité d’un engagement pour
faire œuvre commune ?
La problématique en est posée par Valérie Julien Grésin, le
dialogue est porté par Odile Collignon et Alain Caillé, Laurent
Bendavid apporte son témoignage.
 
Les voix ici réunies expriment des sensibilités diverses. Nous
les avons conviées avec la conviction qu’une réflexion et des
débats menés par des hommes et des femmes d’expérience et de
bonne volonté pouvaient bénéficier aux citoyens curieux du sujet
traité.
 
Il appartient maintenant aux lecteurs de porter leur jugement de
beauté et d’utilité dont il est traité à la fin de l’ouvrage et d’agir, en
conscience.
Valérie Julien Grésin
PREMIÈRE PARTIE

Quand l’extérieur n’est plus


l’extérieur :

entreprise et société

par Yves Michaud
L’entreprise, telle que la définit en 1723 l’économiste franco-
irlandais Richard Cantillon, en utilisant le premier ce terme, c’est
l’action de l’entrepreneur qui achète des produits et des services
dans l’intention de les revendre à une clientèle. Son profit est la
rémunération du risque pris.
Sous une formulation individualiste et libérale (la liberté de
l’entrepreneur individuel), Cantillon anticipe une conception
de  l’entreprise comme centre de transactions nécessaire au
fonctionnement du marché, concept essentiel qui a fait l’objet au
e
XX   siècle de travaux aussi importants que ceux de Coase ou de
Granovetter.
La conception de Cantillon rompt avec les deux conceptions de
l’activité économique dominantes de l’époque  : celle d’une
production artisanale monopole des corporations et celle de la
manufacture.

Corporations et manufactures
Les corporations travaillent avec leurs savoir-faire artisanaux
pour satisfaire des besoins humains de base qui ne changent guère :
manger, boire, se vêtir, habiter, faire preuve d’ostentation par le
luxe, etc.
Avec leurs règles de formation, de transmission et d’initiation,
elles imposent des contraintes fortes à l’activité économique dans
le cadre d’une société figée par ses « ordres ».
Les manufactures, elles, avaient été créées au cours de la
e
seconde moitié du XVII   siècle, pour répondre justement à des
besoins nouveaux  : produire en quantité des biens indispensables
aussi bien à l’économie nationale qu’à une partie de la population,
notamment dans les domaines de la défense du royaume, du confort
et du luxe.
Avant que naisse l’industrie proprement dite, en mobilisant déjà
des moyens techniques « modernes », la manufacture substitue aux
corporations une organisation permettant à l’État mercantiliste
de ne pas dépendre des importations qui font sortir l’or du pays et
de disposer au contraire de marchandises à exporter. La
manufacture, avec ses lettres patentes conférant des privilèges
dérogatoires à ses fondateurs par rapport aux corporations,
constitue un nouvel organisme en partie coupé de la société, une
sorte d’île avec son cadre réglementaire. C’est aussi une île
physique, avec ses bâtiments particuliers, son personnel, ses
horaires, son organisation du travail. En ce sens, la manufacture
e
colbertiste préfigure l’entreprise industrielle géante du XIX et du
e
XX  siècle mais sous forme étatisée.
L’entreprise forteresse
e
C’est dans la seconde moitié du XIX  siècle que la naissance de
très grandes entreprises produisant pour des marchés
internationaux, les avancées de la technique et de la science,
l’organisation scientifique du travail, la formation d’une classe
ouvrière devenant l’armée prolétarienne de cette industrie ont fait
de l’entreprise un espace «  séparé  », caractérisé par l’expression
devenue cliché de «  forteresse ouvrière  ». Le premier film de
l’histoire du cinéma, lui-même une industrie nouvelle promise à un
immense succès, ne montre-t-il pas La Sortie de l’usine Lumière à
Lyon en 1895 ? Et c’est bien d’une caserne que sortent les ouvriers.
Dans ses immenses usines, le capitalisme industriel impose un
ordre et une discipline stricts avec une chaîne de commandement
allant des patrons et des ingénieurs au personnel de maîtrise qui lui-
même encadre la « main-d’œuvre ». La production industrielle a sa
logique propre, qui n’est pas celle du monde extérieur où se
croisent toutes sortes d’activités formelles ou informelles, privées
ou publiques. En prenant leur travail, l’ouvrier comme l’employé,
comme le cadre, perdent leur personnalité et deviennent des
« travailleurs ». Ils mettent leur tenue de travail : la combinaison de
l’ouvrier, la blouse du contremaître, les manchettes de lustrine des
gens de bureau. Ils changent de monde.
La formation de la «  classe ouvrière  » renforce cette vision
insulaire de l’entreprise dont le prolétariat rêve de s’emparer en
faisant des moyens de production la propriété de tous. Lors des
révoltes ouvrières ou des grandes grèves, comme celles du Front
populaire en 1936 en France, les ouvriers transforment les usines
en îlots de défi au pouvoir.
De manière moins spectaculaire mais plus efficace, les luttes
syndicales et politiques font progresser les droits des travailleurs et
ferment aussi à leur manière ce monde sur lui-même en lui donnant
des règles propres  : la représentation syndicale, les règlements
intérieurs, les magistratures professionnelles –  en France les
prud’hommes – et de manière générale le droit du travail.

Deux visions en conflit


L’attitude vis-à-vis de ce monde à part a été ambivalente.
Pour les socialistes, il suffirait de mettre un terme à
l’exploitation capitaliste et de mieux organiser le travail pour aller
vers un avenir industriel et technique radieux.
Pour les humanistes, le mal vient non seulement de la cupidité
capitaliste mais aussi de la technique et de la perte du sens du
travail. Il faut donc redonner une âme à ce monde.
La prise de conscience graduelle de l’échec des régimes
socialistes et leur effondrement final ont renvoyé pour ainsi dire
dos à dos capitalisme et socialisme pour ne plus laisser subsister
qu’une cible floue : l’entreprise – coupée des valeurs de la société,
coupée des intérêts du grand nombre, coupée du bien commun.
De là, beaucoup de discours exprimés parfois de manière
réformiste –  il faut humaniser l’entreprise, rétablir le lien entre
économie et humanisme  –, plus souvent de manière critique, sans
qu’on sache toutefois trop quoi mettre à la place  : solidarisme,
coopération, cogestion, entreprise citoyenne, petite entreprise
individuelle, association ?

La brèche
Cette situation, qui continue à alimenter les représentations du
grand public en dépit de toutes les usines-casernes devenues des
friches ou transformées en lofts, a profondément changé au fil
des vingt dernières années.
La relation entre société et entreprise est désormais marquée par
une double perméabilité  : la société entre dans l’entreprise et
l’entreprise entre dans la société. Cette évolution est précipitée
avec la mutation numérique qui emballe le processus.
Les facteurs de ce changement sont nombreux et ne peuvent pas
être hiérarchisés, à la différence de ce qui se passait quand on
pouvait tout mettre sur le dos du capitalisme exploiteur ou de la
déshumanisation par la technique. Tout ici se tient.
 
Le monde social extérieur est d’abord entré dans l’entreprise
sous la pression réformiste des revendications sociales et des luttes
politiques demandant plus de droits, plus de respect des personnes,
y compris dans leurs différences culturelles et sexuelles, plus de
souci des impacts sociaux et environnementaux de l’activité de
l’entreprise. Les revendications d’établissement de la parité,
notamment salariale, entre hommes et femmes, la protection de la
santé des salariés, la dénonciation des situations de harcèlement
moral ou sexuel au sein de l’entreprise, l’émergence du concept de
RSE, sont autant de manifestations de cette pénétration de la
société au sein de l’entreprise au fil des évolutions politiques,
idéologiques, culturelles qui finalement se transforment en droits.
 
D’autres facteurs sont techniques, logistiques et réglementaires.
Notamment ceux qui tiennent à la globalisation.
Les besoins en approvisionnements ont mis en contact les
entreprises avec des pays, des modes de production, des mains-
d’œuvre, des codes commerciaux, des marchés et des
comportements de travailleurs et de consommateurs très différents,
avec aussi des réglementations diverses liées à des modèles
culturels différents. La généralisation du transport par container
dans les années  1960 puis 1970 pour les pays émergents a eu un
poids décisif dans ce processus, en même temps que se
libéralisaient les échanges.
La multinationalisation a fait se rencontrer au sein de
l’entreprise des cultures, des formations, des religions, des
mentalités très différentes. Il en est né des collaborations
fructueuses mais aussi des freinages, des blocages, des différends et
des conflits. Les réflexions sur l’intelligence culturelle (cultural
intelligence) en sont un effet direct.
 
Que l’entreprise ait depuis longtemps façonné ou transformé la
société a encore moins besoin d’être démontré.
Les chemins de fer ont dessiné l’espace et structuré les lignes
d’approvisionnement ; l’industrie du fer et du béton a révolutionné
la construction ; l’industrie automobile a redessiné le paysage et les
villes. Disney, Coca-Cola, Michelin, Hollywood, McDonald’s ont
formaté la société, les modes de vie et jusqu’aux esprits à travers la
consommation.

La mutation numérique
Pourtant, la mutation, disruption ou révolution numérique,
produit un choc historiquement sans précédent.
 
La mutation numérique se singularise en effet par trois aspects.
Elle a été immédiatement globale en ce sens qu’elle a touché
tous les continents très vite. Certes, il demeure des inégalités de
développement technologique mais elles sont rapidement
comblées. On cite souvent le cas de l’Afrique passée de l’absence
complète d’infrastructure téléphonique au téléphone mobile et
maintenant au drone.
Ensuite cette révolution a été ultrarapide. Il fallut une
cinquantaine d’années pour que le chemin de fer se diffusât. Depuis
2005, c’est-à-dire depuis l’élargissement de la bande passante et
l’augmentation de la taille des mémoires, en moins de dix ans, la
mutation numérique s’est imposée partout.
Enfin elle touche tous les aspects de la vie. Ce fut vrai, ici
encore, pour le chemin de fer qui modifia non seulement les
déplacements mais rendit possible le tourisme et jusqu’aux
manières de voir le paysage, ou pour l’électricité qui modifia non
seulement l’industrie et la vie domestique mais aussi la sécurité
urbaine ou le divertissement à distance par la radio. Sauf que la
révolution numérique touche toutes les dimensions de l’existence
en promouvant des modes de vie connectés, marqués par
l’immédiateté (temps réel et absence de médiations retardatrices) et
la facilité (one click). Il en naît une sorte de nouvelle humanité
comme l’illustrent les traits très particuliers de la génération des
millennials nés entre 1990 et 2000 ou des digital natives.
 
D’un côté, la société est présente dans l’entreprise à travers le
flux des informations de toutes sortes, les réseaux dits « sociaux »,
mais aussi les montagnes de big data récupérés à partir des
transactions des usagers sur Internet ou des saisies de capteurs.
Impossible de tenir fermement la barrière entre intranets et
extranets à partir du moment où un seul tweet peut mettre le feu
aux poudres. Que penser aussi d’un réseau comme LinkedIn, en
principe privé mais quasi public aussi, où la confusion
professionnel-privé est totale… De même, l’entreprise qui allait
vers ses clients à travers les techniques du marketing, qui leur
envoyait des «  publicités  » à travers des mailings, reçoit
aujourd’hui en direct leurs avis et même les retours de ceux qui ne
sont pas ses clients à travers la généralisation des pratiques de
notation et d’évaluation – la « tripadvisorisation ».
Quant aux effets plus larges sur la société, sur l’environnement,
sur le climat, sur la politique, ils alimentent les discussions,
informations, désinformations, polémiques de tous les réseaux
sociaux, des mass media et des partis politiques.
Il y a de considérables changements aussi au niveau de la
communication d’entreprise et en termes d’accès à l’information y
compris par exemple pour les données financières, les bilans et
rapports d’activité,  etc. Désormais, en trois clics on sait tout –  ou
presque. Ce qui pose des problèmes de confidentialité, de
démarcation entre vie privée et vie professionnelle, mais conduit
aussi à s’interroger sur le sens, l’usage et les limites de la
transparence.

L’impact de l’entreprise
sur le monde extérieur
Il est indissociable des techniques numériques de
communication (smartphones, Facebook, LinkedIn et les réseaux
sociaux), d’information (Google et les moteurs de recherche), de
robotique, d’investigation, d’archivages (YouTube), de logistique
(Amazon), de diffusion (iTunes, Spotify, Netflix,  etc.),
d’intelligence artificielle et de traitement des big data. Ce sont les
fameuses entreprises Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon,
Microsoft), les BATX en Chine (Baidu, Alibaba, Tencent et
Xiaomi) ou encore les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) qui
développent à la fois les technologies et l’emprise entrepreneuriale
sur la société et l’environnement en changeant en profondeur
conduites, mentalités et même mode de présence au monde et aux
autres. Ces entreprises proposent moins des produits que des
produits associés à des services, voire uniquement des services. De
là des impacts profonds et réticulés sur l’ensemble des
comportements.
On peut parler sans exagération de formatage de la sensibilité
(la diffusion du narcissisme, le nervosisme, l’angoisse de la non-
reconnaissance), des sentiments (le conformisme des idées, les
vagues d’émotion, la bienveillance sous «  moraline  », le
politiquement correct, mais aussi la stigmatisation, l’agressivité
virtuelle, le mobbing), de la pensée (réduction de l’attention,
zapping, multitasking et papillonnage, réduction de la profondeur
du champ de conscience et du champ mémoriel, externalisation de
la mémoire et de la connaissance dans des prothèses
numériques, etc.).

Une première prise de conscience :

la RSE
La prise de conscience de cette porosité entre l’entreprise et le
milieu extérieur au sens le plus large (économique, politique,
social, environnemental) s’est dessinée au tournant des
années  2000 avec l’introduction de la notion de RSE
(responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise).
Cette notion développe l’idée que l’entreprise est responsable
de plus que ses productions propres, qu’elle doit identifier ses
domaines de responsabilité directe et indirecte et en assumer les
conséquences. Il faut donc définir par rapport à quels acteurs
sociaux l’entreprise a ce devoir et quelle est la nature des
conséquences que l’entreprise doit assumer. La RSE couvre ainsi la
qualité des filières d’approvisionnement, de la sous-traitance, le
bien-être des salariés, leur santé, l’empreinte écologique de
l’entreprise,  etc. Ce qui suppose une perception claire de
l’environnement de l’entreprise et la capacité d’identifier et
d’intégrer l’intérêt des parties prenantes (stakeholders), la
conscience des enjeux planétaires et de leurs déclinaisons
politiques et réglementaires et, bien sûr, les capacités techniques et
managériales pour mettre en œuvre la RSE.
Le problème est que les concepts de la RSE ont été d’abord
développés à l’initiative d’organisations intergouvernementales
(Nations unies, Banque mondiale, OCDE) ou régionales (Union
européenne) dans une perspective surtout écologique et
environnementale. Ce qui a conduit à définir différents niveaux
d’obligations prenant la forme de recommandations, de normes à
respecter plus ou moins volontairement, voire imposées à divers
degrés par certaines législations, ou intégrées aux conditions des
appels d’offres.
En profondeur, la RSE a soulevé des problèmes de
compatibilité entre impératifs éthiques et état du droit. Jusqu’où
être responsable de ses sous-traitants et de ses
approvisionnements  ? Comment aussi redéfinir les responsabilités
civile et pénale de l’entreprise et de ses dirigeants  ? Comment
appliquer les normes de la RSE tout en maintenant la compétitivité
de l’entreprise, ses engagements internationaux, tout en respectant
les différences culturelles de pays à pays ?
Il s’en est suivi un travail largement formel d’élaboration des
normes de la RSE qui a découragé beaucoup d’entrepreneurs, ou a
donné lieu à des aménagements de façade hypocrites, voire
cyniques, tout en poursuivant le business as usual. Le
greenwashing, la publicité pour des actions toujours plus
équitables, les actions philanthropiques trop visibles, les soutiens à
des ONG peu regardantes ou créées ad hoc illustrent ces sortes de
réponses et de dérives.

Une approche de la complexité :

les parties prenantes


Les raisons qui ont conduit à élaborer la notion de RSE
demeurent entièrement d’actualité, mais elles demandent à être
complétées de deux manières  : par une approche complémentaire
allant de l’extérieur à l’entreprise, prenant en compte ce que
l’extérieur fait désormais à l’intérieur, et surtout par une analyse
plus fine et plus complexe des parties prenantes de l’entreprise.
 
Il a déjà été question des effets de l’extérieur sur l’entreprise.
Voyons maintenant ce qu’il en est des parties prenantes.
 
La théorie des parties prenantes de l’entreprise a été introduite
dès les années  1980 par Freeman, puis développée par Freeman,
Martin et Parmar pour prendre en compte la complexité de l’action
de l’entreprise en s’opposant aux conceptions traditionnelles
énoncées de manière aussi brillante que catégorique par Milton
Friedman en 1970 qui faisait du profit des actionnaires l’unique
«  responsabilité sociale de l’entreprise  » dès lors qu’elle agissait
dans le respect de la loi.
L’idée de départ de Freeman est d’en finir avec la distinction
entre un domaine d’obligations purement morales de l’entreprise
envers certaines personnes (clients, sous-traitants, voisins,
environnement des sites de production) et un domaine
d’obligations juridiques fiduciaires (contractuelles) liant les seuls
actionnaires et sous le signe du profit.
Pour Freeman, les obligations larges de l’entreprise battent en
brèche cette dichotomie puisque la création de valeur n’est pas
uniquement le fait des actionnaires (stockholders), mais aussi des
employés, des clients, des fournisseurs, autres parties prenantes
(stakeholders) envers lesquelles l’entreprise n’a pas que des
obligations morales. Si on comprend que « la création de valeur est
un processus contractuel entre les parties concernées  », il faudra
prendre en compte parmi ces parties prenantes les financiers mais
aussi les fournisseurs, les clients, les employés et les communautés
autour de l’entreprise, y compris en un sens large quand il s’agit de
conséquences écologiques.
Freeman posait à partir de là un certain nombre de principes.
Ainsi un principe d’externalité affirmant que si un contrat entre
A et B implique un coût pour une personne  C, C a vocation à
devenir partie au contrat. De même pour les coûts du contrat qui
doivent être partagés par toutes les parties contractantes. Un autre
principe encore concerne l’action : tout agent doit servir l’intérêt de
toutes les parties prenantes. Enfin Freeman énonçait un dernier
principe dont nous allons voir plus loin la portée, le principe de
l’«  immortalité limitée  », disant que l’entreprise doit être gérée
comme si elle devait continuer à servir les intérêts des parties
prenantes à travers le temps. Même si le futur est incertain, les
parties prenantes estiment que la poursuite de l’action de
l’entreprise est dans leur intérêt et donc doivent choisir des
gestionnaires fidèles à leur intérêt et à l’intérêt collectif.
Une telle approche suppose évidemment une analyse fine des
parties prenantes de l’entreprise et de leurs intérêts respectifs dans
l’intérêt commun. Les actionnaires pas plus que les employés, les
clients ou les membres de la communauté nationale, ni même la
déesse Gaïa, ne sont les propriétaires de l’entreprise mais tous en
sont partie prenante. Leurs obligations ne sont pas morales mais
tiennent au contrat commun qui associe ces parties prenantes, pas
seulement pour des raisons de sociabilité mais parce que la création
de valeur est finalement l’œuvre de tous.
Non seulement il n’est pas facile de définir toutes ces parties
prenantes, mais il est difficile, bien qu’indispensable, de délimiter
jusqu’où s’étend la notion : l’entreprise a une responsabilité (et une
contribution) dans l’économie nationale, dans l’environnement le
plus proche mais aussi le plus éloigné (le réchauffement
climatique). Dans quelle mesure les ONG qui s’érigent en porte-
parole et prétendent représenter la «  société civile  » peuvent-elles
être considérées comme des parties prenantes ? Même la notion de
client pose problème puisque, à travers les externalités négatives
de  la consommation, beaucoup de non-clients deviennent à leur
tour des clients indirects à cause des déchets, de la pollution par les
transports logistiques, de la contamination des ressources, de la
laideur des paysages impactés par la production ou la
consommation, etc.
La vision de Freeman est une vision que lui-même caractérise
comme un libéralisme pragmatique impliquant des notions
d’autonomie, de solidarité et d’équité telles qu’on les trouve chez
des philosophes comme John Rawls et Richard Rorty.
On peut lui reprocher de requérir une bonne dose d’idéalisme
moral pour être crédible. Sauf que, justement, la situation n’est plus
celle des temps de la performance pour la seule performance.
Les méfaits du capitalisme purement financier ont conduit à
avoir des doutes sur la gouvernance en fonction des seuls taux de
rentabilité et du niveau des dividendes. La prise de conscience de la
crise écologique et les impératifs de précaution et de contrôle
qu’elle engendre, les ravages des destructions industrielles au nom
de la rentabilité, les coûts humains d’un management soucieux
uniquement d’efficacité ont modifié la situation. Les exigences de
respect des intérêts de toutes les parties prenantes et, plus encore,
de l’intérêt général, aussi difficile qu’il soit à définir, ont pris et
continueront à prendre de l’importance, et ce d’autant plus que la
société pénètre l’entreprise en même temps que cette dernière
la formate et la change en profondeur. Les controverses autour des
Gafam, de leur rôle positif ou négatif, des menaces dont ils sont
porteurs, de leurs projets trans- ou post-humains, cachés ou
explicites, les demandes répétées de transparence, les réflexions et
propositions juridiques sur la protection des lanceurs d’alerte et des
troubleshooters, les tentatives de contrôle et de régulation de ces
géants par les États ou les institutions internationales, les sanctions
imposées en raison de montages d’ingénierie financière douteux
témoignent d’une situation qui n’est plus seulement imaginaire  :
demain est aujourd’hui. Encore n’est-on qu’au début du règne de
l’intelligence artificielle travaillant sur des peta- ou zetaoctets
d’hyperdonnées qui engendrera une situation dont nous n’avons
pas encore idée…

Le core purpose
Les parties prenantes de l’entreprise sont si diverses et leur
ensemble si complexe que l’entreprise risque d’être tiraillée entre
des orientations sinon contradictoires du moins peu cohérentes. La
préservation de l’environnement ne s’accorde pas forcément avec
la compétitivité, le souci du client retentit sur l’activité des salariés
constamment évalués et notés et les actionnaires, eux, entendent
faire des profits.
Une partie de la réponse à ces problèmes réside dans une
définition de l’objet de l’entreprise qui prenne en compte ces
tensions et permette néanmoins une gouvernance cohérente en
affirmant clairement son identité. Face à un environnement aux
dimensions multiples, il faut affirmer une identité forte. La raison
d’être, en anglais le core purpose, de l’entreprise doit exprimer
cette identité et le sens profond de son activité.
Cette idée de raison d’être n’est pas inédite, mais elle s’est
exprimée par le passé en d’autres termes répondant à des situations
différentes – ceux de métier ou de mission, par exemple.
Le métier de l’entreprise faisait référence à un ensemble de
techniques dont elle avait la spécialité  : le chauffage, la
construction métallique, le transport, l’extraction pétrolière.
Quant à la mission, elle doublait l’idée de métier par une vue
des contributions sociales de l’entreprise  : pas mal de projets
industriels se sont ainsi accompagnés de missions paternalistes, par
exemple chez Godin ou Michelin.
La raison d’être ou core purpose définit l’utilité générale de
l’entreprise, relie son histoire à sa projection dans l’avenir, elle est
au sens fort une raison d’être pouvant expliquer les actions, les
choix futurs, les risques pris, les réorientations éventuelles compte
tenu du changement des circonstances – et les orientations qui sont
exclues parce qu’incompatibles avec la raison d’être. Celle-ci
présuppose un certain nombre de valeurs et de principes que
l’entreprise entend suivre dans son action  : contribution au bien-
être, orientation vers le futur, innovation, appel aux talents, souci
du client, qualité du service.
La raison d’être n’est pas un slogan publicitaire ou de marque,
ce n’est pas non plus une stratégie –  c’est la formulation d’une
identité enracinée dans un passé plus ou moins long et destinée à
durer. Elle permet de cadrer l’action de l’entreprise dans ses choix
et ses stratégies, ses orientations et réorientations.
La formulation de la raison d’être doit être ouverte sans être
vague, facilement compréhensible par tous à tous les niveaux de
l’entreprise et porteuse d’engagement en deux sens  : elle exprime
l’engagement de l’entreprise et elle est source d’engagement pour
ceux qui y travaillent ou veulent venir y travailler. Au-delà de la
performance économique, elle exprime dans la durée le sens de
l’action de l’entreprise.
Les entreprises du passé qui ont marqué la société et duré
avaient, à leur manière, leur raison d’être mais pas explicitée. Ainsi
le sympathique bonhomme Michelin «  Bibendum  » symbolisait
une entreprise fabricant des pneumatiques pour le confort des
usagers et la facilité de leurs déplacements touristiques, mais on en
restait au symbole, même si celui-ci a connu un succès mondial.
Désormais la raison d’être de Michelin s’exprime ainsi :
« Parce que nous croyons que la mobilité est un fondement du
développement humain, nous innovons avec passion pour la rendre
toujours plus sûre, plus efficace, plus respectueuse de
l’environnement. La qualité sans compromis est notre engagement
et notre priorité au service de nos clients.
Parce que nous croyons au développement personnel de chacun
d’entre nous, nous voulons donner à tous les moyens d’exprimer le
meilleur d’eux-mêmes et nous voulons faire une richesse de nos
différences. Fiers de nos valeurs de respect des clients, des
personnes, des actionnaires, de l’environnement et des faits, nous
vivons ensemble l’aventure d’une meilleure mobilité pour tous. »
Le dernier paragraphe résume d’ailleurs à lui seul cette raison
d’être.
 
Dans un contexte où il faut se différencier, motiver, guider les
orientations majeures, susciter l’innovation et donner confiance
aussi bien aux clients qu’aux investisseurs et aux employés, la
raison d’être mûrement réfléchie fournit la boussole de l’action
entrepreneuriale. Elle permet de comprendre et guider les
transformations et surtout rassure sur la continuité de l’action et
donc produit de la confiance.
 
Il peut rester quelque chose de convenu et même d’artificiel
dans la définition de certaines raisons d’être. Ainsi entend-on les
clichés de la vie heureuse associés à une recherche d’innovation
qu’on peut discuter dans le domaine de l’alimentation quand on
découvre telle «  raison d’être  »  : «  redonner tout son plaisir à
l’alimentation en innovant sans cesse ».
La raison d’être de Disney ne surprend en revanche guère : « We
create happiness by providing the best in entertainment for people
of all ages everywhere » (« Nous créons du bonheur en fournissant
ce qu’il y a de meilleur dans le divertissement pour les gens de tous
âges partout »).
Quant à Google, son core purpose est aussi large que
potentiellement troublant, voire inquiétant, par ce qu’il révèle
d’ambitions impériales  : «  Organize the world’s information and
make it universally accessible and useful  » («  Organiser
l’information du monde et la rendre universellement accessible et
utile  »), mais la révélation d’une ambition fait aussi partie des
possibilités.
 
La raison d’être s’efforce de rassembler l’identité de l’entreprise
et la manière dont elle impacte le milieu sociétal, environnemental
et commercial avec le souci explicite des clients et utilisateurs.
Cette sorte de raisonnement recoupe des interrogations que
formulaient les économistes classiques dans d’autres circonstances
quand ils se demandaient quelle est la catégorie sociale dont
l’intérêt particulier coïncide le mieux avec l’intérêt général.
À ceci près que l’intérêt général en question était «  le bien
commun de tous » dans un contexte limité à chaque nation et sans
prise en compte des facteurs environnementaux considérés alors
comme inépuisables.
 
Dans un monde dont nous connaissons à la fois le caractère
global (tous les peuples de la terre), les limites environnementales
et les ressources en voie d’épuisement, il n’est plus possible de
reconduire telle quelle, dans son abstraction et sa généralité, la
question classique du lien entre intérêt particulier et intérêt général.
Il faut que, plus modestement, chacun, à commencer par les
acteurs collectifs que sont les entreprises, se demande quelles sont
sa raison d’être et son identité et quelle contribution il peut apporter
à sa manière propre. En d’autres termes, nous en venons
inéluctablement à un questionnement éthique nous chargeant de
nous interroger tous autant que nous sommes sur notre raison
d’être, la cohérence de ce que nous voulons et l’inscription de notre
action dans la communauté.
Grand entretien

Roch Doliveux et Yves Michaud

•  Roch Doliveux, chairman du GLG Institute Healthcare,


président du conseil d’administration de Pierre Fabre SA
(France) et de Vlerick Business School (Belgique), membre
des conseils d’administration d’UCB (Belgique) et de Stryker
(États-Unis).
• Yves Michaud, philosophe.
 
VALÉRIE JULIEN GRÉSIN (VJG). –  En quoi pour vous la mutation

numérique est-elle différente des révolutions industrielles


précédentes ?
 
YVES MICHAUD (YM). – Ce n’est pas une mutation si différente de

beaucoup d’autres du passé, qui ont aussi touché tous les


aspects de la vie.
Avec cependant quatre énormes différences.
C’est une révolution globale – elle touche toutes les parties du
globe en même temps alors que la diffusion du chemin de fer
a demandé une cinquantaine d’années.
Ensuite, c’est une révolution ultrarapide, en gros depuis dix
ans, depuis l’augmentation de la bande passante, depuis
2005, l’année de naissance de YouTube, de Facebook, etc.
C’est une révolution qui touche tous les aspects de la vie, et
donc qui promeut –  on le reverra quand on parlera des
millennials  – un nouveau mode de vie, de pensée et un
nouveau rapport au monde.
Cela va très vite et engendre un mode de vie «  connecté  ».
Le rapport aux autres s’en trouve radicalement changé ainsi
que notre rapport au temps. Nous vivons en direct et dans
l’immédiateté et c’est peut-être l’un des impacts les plus
difficiles à vivre.
Enfin c’est un mode de vie qui promeut la « facilité » dans la
réalisation des désirs. On a une envie  ? On cherche un
renseignement, un service ? On va interroger son téléphone,
chercher une application. Connexion, immédiateté et facilité,
voilà ce que je vois comme «  mutation  » numérique.
Comment cela affecte l’entreprise… Je pense que Roch
Doliveux est mieux placé que moi pour en parler.
 
ROCH DOLIVEUX (RD). – Je suis complètement d’accord que c’est

une autre mutation – il y en a eu plein – et chaque mutation


est différente. Chaque mutation a apporté un angle
d’amélioration et de défi, j’imagine, pour la société. Vous
parlez de l’électricité, je trouve que c’est une bonne analogie ;
on peut parler de Gutenberg et des livres, qui ont été aussi
une source de bouleversement… C’est le yin et le yang, je
crois qu’il faut réfléchir à cette mutation dans ce cadre-là.
Quels sont les aspects positifs extraordinaires  ? Vous avez
une foultitude d’informations, la capacité à connecter des
choses qui ne l’ont pas été avant est bien supérieure à ce
qu’elle était avant cette révolution numérique, et donc c’est
pour moi un aspect très prometteur, notamment en potentiel
d’innovation.
Je suis complètement d’accord avec l’immédiateté –  moi, je
dirais «  instantanéité  »  –  ; cette évolution de la relation au
temps est fondamentale puisque l’une des grosses difficultés,
c’est de trouver le temps de réflexion.
Et il y a une autre notion qui est pour moi extrêmement
positive, c’est la transparence. On peut dire que le livre avait
déjà apporté une première transparence, mais là il y a
l’immédiateté, et pour revenir à l’entreprise, avant le
développement des applications numériques, il y avait
énormément d’entreprises qui fonctionnaient dans le noir. Il y
avait la blague : « It is like growing mushrooms: you put them
in the dark, you put shit on them and they grow 1. » Il y avait
quand même beaucoup de management de « petits chefs » et
d’entreprises en tant que telles qui étaient drivées par ça. Là,
maintenant, il y a l’instantané, il y a la transparence. C’est un
facteur majeur d’évolution positive ; il y a d’autres challenges
comme les fausses nouvelles ou l’hyperrapidité des décisions
à prendre, mais cela on va y revenir… et je suis d’accord
avec la notion de facilité, même si cette facilité est très
superficielle, puisque je crois, au contraire, que pour les
entreprises le challenge est, dans cette foultitude
d’informations instantanées, d’être capable de distiller la
bonne information  ; on peut y revenir quand on parlera des
big data.
Finalement, c’est un stimulus à plus d’intelligence. Il faut être
beaucoup plus intelligent parce que les choix que l’on va faire
vont devoir être plus consistants et cohérents dans cet
environnement-là, tout en sachant s’adapter très rapidement.
 
VJG. – Il peut y avoir une illusion de facilité. Je me demande si

ce n’est pas un des points majeurs de cette mutation,


l’illusion…
 
RD. –  De même qu’il y a une illusion de relation, malgré la
connectivité.
Mais en même temps on peut retrouver un ami d’enfance par
LinkedIn. Cela ne doit pas s’arrêter là, après, il faut aller plus
loin.
Ce n’est pas la même chose de se voir physiquement et de
se rencontrer par voie digitale, même par Skype. Il faut être
bien conscient de cette limite, même si les raisons n’en sont
pas encore connues par les neurosciences.
Dès l’instant que l’on sait qu’il y a des limites, les outils
digitaux peuvent être très utiles mais ne peuvent remplacer la
relation en face à face.
Une des choses qui me passionne, c’est de maximaliser le
potentiel des talents. Je le pratique dans le cadre du GLG
Institute. Nous sommes un réseau d’une cinquantaine de
CEO et plus de quatre cents advisors, et nous donnons des
avis ou nous transférons de l’expérience à des membres qui
sont de jeunes CEO ou de futurs CEO, ou d’ailleurs des CEO
pas si jeunes que ça. Et le sujet, c’est vraiment de répondre à
ce besoin de « on est face à des situations qu’on n’a jamais
connues  », échanger de l’expérience. Le véhicule le plus
efficace est le face-à-face, la relation en direct. Il y a des
essais de digitalisation de cela, et cela ne fonctionne pas.
 
VJG. –  Dans un ouvrage récent La Mécanique des passions.

Cerveau, comportement, société, Alain Ehrenberg soutient


que la combinaison de la capacité de numérisation de toutes
les données et l’évolution des neurosciences amènent à créer
un nouveau paradigme, à savoir réduire la compréhension de
l’être humain à son fonctionnement cérébral et à ce qu’on en
sait aujourd’hui. Quelque chose ne se joue-t-il pas autour du
rapport à la maîtrise du monde et à la maîtrise de nous-
mêmes ?
 
YM. –  Effectivement, les neurosciences nous apportent un

savoir sur nous-mêmes, mais, ne l’oublions pas, grâce à la


digitalisation, car les investigations magnétiques, il faut
pouvoir les mener… En même temps, je ne vois pas une si
grande nouveauté par rapport à la philosophie de la nature
e
humaine, au sens des penseurs du XVIII   siècle. On sait
empiriquement beaucoup de choses sur la nature humaine et,
la plupart du temps, ce que l’on sait est confirmé par les
neurosciences. Par exemple, ce que vous disiez sur
l’importance de la présence. Les empiristes disent toujours
qu’il y a une différence infranchissable entre «  sentir  » et
«  penser  ». Vous pouvez imaginer la catastrophe, l’attentat
qui va se produire. Mais quand il se produit, ça n’a rien à voir
avec ce que vous aviez imaginé. Vous pourrez ensuite faire
un débriefing, avoir un retour d’expérience sur l’attentat. De
nouveau vous pourrez penser, mais sur le moment vous ne
pouviez pas savoir ce qui allait se passer. Quand je lis les
travaux des neurosciences, je suis frappé de voir la
ressemblance avec la philosophie empiriste la plus
traditionnelle. Nous avons un savoir des hommes important. Il
faut le mobiliser.
Et donc pour former à la gouvernance, il faut non seulement
la contribution des neurosciences mais aussi de la culture et
la connaissance de la nature humaine.
Maintenant la question intéressante est  : en quoi la
technologie modifie-t-elle l’animal humain  ? Si l’animal
humain est habitué à la pénurie, à la violence, à la douleur, et
qu’il se retrouve dans un régime d’abondance, de facilité et
d’hédonisme, il va changer – et changer existentiellement.
 
VJG. –  Cet appel au discernement est particulièrement

nécessaire pour se repérer face à l’afflux de données. En


vous écoutant, me vient une question : « Comment se repérer
dans cette mutation numérique face à des informations qui
sont susceptibles de nous façonner ? » L’accès à l’information
et la façon dont on forme notre savoir, notre accès à la
connaissance, formatent aussi notre manière de penser.
Comment en être conscient et se protéger de ces biais ?
 
RD. – Depuis l’imprimerie, mais aussi avant, le storytelling, les

troubadours,  etc., il y a toujours eu des fake news… Qu’est-


ce qui est différent aujourd’hui  ? Il y a deux sujets, il y a le
sujet de la fausse nouvelle, qui est majeur dans le
discernement, mais il y a aussi la capacité à discerner, pour
paraphraser un CEO que nous connaissons bien  : «  from
noise to signal 2 »… aller chercher le signal. Je vais une étape
plus loin, il s’agit de collecter les bonnes données et de
connecter de façon stratégique ces données. Là, je me mets
dans le rôle de l’entrepreneur et dans un des défis pour tout
manager. Toutes les activités sont confrontées à ce que je
vois comme une opportunité et un défi si on le fait mal. La
capacité à connecter et articuler les données est une capacité
majeure sur laquelle on doit développer les leaders
aujourd’hui car je ne crois pas qu’ils y soient préparés, et
qu’ils aient été formés à ça.
 
YM. – Il y a un bon et un mauvais usage de la transparence.
C’est là que la connaissance de la nature humaine est
importante. Ce qui m’intéresse avec les big data, c’est cette
masse d’informations sur tout et n’importe quoi. Elle permet
d’identifier les signaux forts, mais aussi ce qu’on appelait
autrefois les signaux faibles.
Les signaux faibles sont ce que les gens subtils, ceux qui
avaient de l’intuition ou un certain génie, étaient capables de
sentir dans les évolutions. Ces signaux faibles apparaissent
dans les big data, même s’ils sont faibles. Avec cet élément
qui me trouble beaucoup, qui est que l’analyse des big  data
change nos manières d’inférer  : avant on inférait à partir
d’hypothèses péniblement construites ; maintenant, on infère
un peu au hasard. Quelque chose nous saute aux yeux qui ne
nous aurait pas sauté aux yeux.
 
RD. –  Ça c’est l’innovation, l’innovation, c’est connecter deux

choses qui n’étaient pas connectées avant.


 
YM. –  C’est aussi ce que l’on appelle la serendipity  : trouver

quelque chose que l’on n’avait pas cherché. C’est un mot du


e 3
XVIII  siècle, introduit par Horace Walpole à partir d’un conte .

En revanche, ma vision des big data est plus pessimiste sur


nos rapports à «  nous-mêmes  », à l’individu et à la liberté.
Mais par rapport à nos capacités de décision, de choix
stratégiques, je pense que nous ne sommes qu’au début
d’une bien meilleure connaissance.
 
RD. –  À propos des big data, d’abord, je suis complètement

d’accord avec le grand risque qu’on appelle le risque de


privacy  ; c’est là que les gouvernements et les lois doivent
bien sûr nous protéger  : ce sont des murs qui doivent être
construits, comme un mur de notre maison nous protège. Tout
ce sujet de big data et de cybersecurity est absolument
majeur et est sur l’agenda de tous les boards actuellement.
Je reviens vraiment sur le big data en tant que tel, ce n’est
qu’un outil, il faut le recadrer. Dans l’entreprise, c’est un outil
pour la stratégie, c’est un outil pour l’amélioration de
l’efficience  ; mais ce n’est qu’un outil. Il faut donner du sens
aux data, c’est le data mining. Le point essentiel est d’intégrer
les data dans un cadre stratégique orienté par une raison
d’être.
Cette raison d’être, c’est notre boussole qui permet, dans un
monde extrêmement agité (car même avec le compas on ne
sait pas vraiment où on est avec les fausses données et les
fausses vérités…), d’avoir cet ancrage dans l’entreprise. Pour
moi, on ne peut pas traiter des big data sans traiter du cadre
qui permet de s’orienter et de ce cadre sans avoir cet ancrage
de raison d’être de l’entreprise, et de sa responsabilité
sociétale, qui sont deux choses liées mais pas identiques.
 
VJG. –  Vous dites que la raison d’être et la responsabilité

sociétale sont en lien, mais que ce n’est pas forcément la


même chose  ; comment articulez-vous ces deux notions  ?
Est-ce qu’il est encore possible que la raison d’être ne soit
pas ancrée dans une contribution sociétale, reconnue comme
telle ?
 
RD. – C’est difficile, il y a des business pour lesquels c’est plus

facile. Dans la théorie oui, elle doit être ancrée dans une
contribution sociétale.
C’est un exercice que j’essaie de faire avec chaque CEO que
je rencontre dans le cadre du GLG Institute. Quand on est
dans le domaine de la santé, c’est extrêmement facile  : on
sauve des vies, on améliore des vies, c’est très simple, mais
dans d’autres domaines, comme la banque, il faut y
réfléchir…  : quelle est la contribution sociétale d’une
banque ? Ils en ont sans doute une…
Il y a toujours un ancrage, un lien, mais pour moi, votre
question est extrême. Oui, j’espère que c’est vrai, que chaque
raison d’être est ancrée dans un devoir sociétal. Il doit y avoir
un acid test, qui doit être fait systématiquement, de la
cohérence entre la raison d’être et la société puisqu’on sait
qu’il y a transparence entre les deux.
Je dis que c’est lié mais cela ne veut pas dire que c’est
identique. Ce n’est pas la responsabilité sociétale qui oriente
la stratégie, c’est la raison d’être. La raison d’être doit être
consistante avec la responsabilité sociétale, mais, par
exemple, on peut avoir une raison d’être qui n’a rien à voir
avec le fait de sauver la planète, tout en prenant soin de celle-
ci.
 
VJG. – C’est une question qui renvoie à la définition même de

la place de l’entreprise dans la société.


 
RD. – Vous avez une vision méta, mais au niveau micro, il faut

différencier les deux. En tant que dirigeant, quand je vois les


créations d’entreprises – je suis aussi en contact avec de très
jeunes entrepreneurs  : de 24, 26  ans, qui démarrent  –, leur
vue n’est pas une vision sociétale des choses, mais ils
prennent avantage de ce dont on parlait, la connexion de
données, pour remplir un besoin. On peut avoir avec eux une
discussion sur la raison d’être et il faut que cette raison d’être
passe l’acid test de la responsabilité sociétale.
Avoir une raison d’être extrêmement claire est l’acte de
management le plus important. On dit que la stratégie, c’est
un sujet du board, en fait du management et du board, et on
ne dit jamais que définir la raison d’être, pour un board, c’est
fondamental.
Je serais aujourd’hui au board d’une banque, je stimulerais –
  certaines travaillent sur le sujet – pour qu’on arrive à définir
une raison d’être parce qu’une fois qu’elle est clarifiée, cela
permet de définir tout le reste en cohérence : les valeurs, les
stratégies, les process, les processus de décision, le
management du risque ; c’est pourquoi je dis que c’est le true
north, la boussole dans ce monde, pour l’entreprise. Quand tu
n’as le temps de te poser qu’une question, c’est celle-là qu’il
faut poser, et pour chacun dans l’entreprise, que ce soit
l’ouvrier sur la ligne ou le vendeur, ou le CEO. Dans
l’urgence, c’est la seule question à se poser. C’est plus qu’un
outil, c’est la boussole du discernement et le cœur de
l’engagement. Une entreprise ne fonctionne pas en isolement
de la société. Ses clients, c’est la société ; ses fournisseurs,
c’est la société  ; ses employés, c’est la société  ; ses
actionnaires, c’est la société…
Ce cadre sociétal, ce sont ses futurs employés : on parle des
millennials, si ce ne sont pas ses employés d’aujourd’hui, si
on est là dans vingt ans, ce seront nos employés, c’est 100 %
prévisible.
Dans ce monde très agité, très rapide, où il est difficile de
distinguer le vrai du faux, il s’agit de mobiliser l’ensemble des
stakeholders. C’est aussi en ce sens que je parle de cœur.
Avec l’ensemble des stakeholders, c’est-à-dire, bien sûr, les
employés, mais c’est vrai aussi de plus en plus, avec certains
fournisseurs, il y a une collaboration extrêmement étroite. S’il
n’y a pas ce partage de la raison d’être, à un moment donné,
il va y avoir un « couac » dans cette relation-là. Comprendre
la raison d’être de chacun, c’est ce qui conditionne la
pérennité de la relation.
 
VJG. –  Cette perméabilité et cette réciprocité d’échanges,

imposées par l’évolution numérique, amènent nécessairement


un dialogue permanent avec la société… Et donc constituent
aussi un principe dynamique d’évolution de la société.
Peut-on dire aujourd’hui que « bien faire les choses » passe
nécessairement par le fait de les faire avec ceux pour qui
nous les faisons, dans une dynamique de coconstruction  ?
Une évolution qui amène d’ailleurs certains penseurs à dire
que « l’entreprise doit évoluer vers un modèle de plus en plus
démocratique ».
 
RD. –  Là, on peut en débattre. Par contre, je pense que la

connexion, elle, doit être là. Quand on revient au rôle des


boards, et bien sûr du management, il faut une fois par an
(tous les boards ont des meetings stratégiques), et soit au
début, soit à la fin, avoir une vraie réflexion sur la raison
d’être, le sense of purpose : est-ce le bon ? Faut-il l’affiner ?
Est-ce qu’il faut l’adapter ? Sachant que c’est un acte majeur
de changer un mot dans une définition de la raison d’être de
l’entreprise. Cette question se pose par rapport aux
stakeholders et elle ne concerne pas toute la société.
 
YM. –  C’est pour ça que je ne suis pas trop d’accord avec le
terme «  démocratique  ». Ce qu’il faut, c’est plutôt pondérer
les informations en provenance des parties prenantes, en
fonction justement de la nature des parties prenantes et de la
qualité des informations. L’idée de la démocratie par le tweet
universel « à la Trump », ça a un sens en politique, mais pour
ce qui est de définir le propos de l’entreprise, c’est une totale
illusion.
La société au sens large pèse sur l’entreprise de manières
très différentes. Il y a d’abord toute l’information «  en
général  » qui circule dans la société. Elle est accessible à
l’entreprise ; à elle de choisir ce qui est pertinent. Il y a aussi
les réactions des consommateurs et des usagers, ce qui est
différent de l’information de la société.
Un aspect me préoccupe plus : l’impact de l’entreprise sur la
société. C’est ce que j’appelle les effets de formatage.
Regardez le formatage  géographique de la France par la
SNCF. Au départ, c’est un formatage d’entrepreneurs (le
PLM, le chemin de fer d’Orléans,  etc.), qui aboutit à un
formatage de société centralisée. Aujourd’hui, on a le
formatage par Facebook. Je pense à la manière dont
Facebook formate le mental de masses de gens, à son
emprise sur la société, les esprits et même les sentiments. Si
Microsoft nous fournit des agents domestiques, nous serons
très contents que l’aspirateur se passe tout seul, mais nous
serons drôlement formatés.
 
VJG. –  Vous parlez en fait de certaines entreprises, vous

parlez des Gafa. Aujourd’hui, une résistance à l’égard de ces


entreprises est en train de s’organiser, du côté des pouvoirs
publics d’une part, du côté de l’opinion et des utilisateurs
d’autre part. Cette résistance a tendance à identifier toute
entreprise à ce type d’entreprise. Nous voulons maintenir le
discernement, veiller à ce que tout ce que l’on fait, toutes les
décisions que l’on prend soient, même dans un
environnement extrêmement mouvant, bien en cohérence
avec la raison d’être. Nous pouvons aussi nous demander
comment gérer la représentation même de l’entreprise dans
la société. Comment se protéger d’une certaine façon d’une
emprise des Gafa sur le monde de l’entreprise ? Comment les
entreprises aujourd’hui résistent-elles au paradigme dominant
des Gafa ?
 
RD. – Faut-il résister aux Gafa ? Je suis provocateur dans ce

que je dis, mais si je considère l’impact des Gafa quand tu


t’appelles Delhaize ou Auchan, ça a des implications
majeures  ! Pour une entreprise comme UCB, les Gafa, c’est
probablement un atout. Alors est-ce qu’un jour ce sera, parce
qu’ils sont tellement immenses, un concurrent ? Moi, je ne le
crois pas, parce que, peut-être est-ce du bon sens du XVIIIe, je
n’en sais rien, mais il y a ce phénomène assez incroyable qui
est que, quand une entreprise devient trop grande, cela ne
marche plus. Il y a une perte de focalisation, une perte de la
raison d’être. Je n’ai pas d’exemple d’entreprises qui ait
réussi à grandir de façon infinie. Non, ça n’existe pas.
Moi, je pense que la résistance à Amazon, surtout à Amazon
et Google, elle va se faire d’elle-même. Google essaie de
rentrer dans la santé  ; ce n’est pas nouveau, cela fait
plusieurs années. Les lunettes… ça s’est complètement
cassé la gueule…
Les Gafa, pour certaines entreprises, ce sont des alliés, pour
d’autres, ce sont des ennemis. On ne peut pas mettre comme
principe de base que l’entreprise doit résister à un Gafa. En
Afrique, les Gafa nous permettent de distribuer des
médicaments tous les jours, alors qu’avant on ne pouvait pas.
Parce que tu as des drones et que ça te permet de donner
des médicaments aux villages en question. Alors ce sont
encore des pilotes, mais ça existe. Il y a aussi un aspect
positif à cela… Se dire « il faut organiser la résistance », non,
je ne crois pas.
 
VJG. –  Le point de ma question n’est pas tant celui de la

compétition entre entreprises, mais celui de la représentation


et de la perception que l’on a de l’évolution de l’entreprise au
travers des Gafa.
 
RD. – En même temps, cela suscite une prise de conscience ;

en même temps, ça stimule la transparence  ; en même


temps, ça force les entreprises à être dans la responsabilité
sociétale  ; en même temps, ça force l’entreprise à avoir une
raison d’être, parce que si elle n’en a pas, elle est paumée…
Donc oui, oui, mais je ne dis pas que c’est merveilleux, on est
tous d’accord sur les limites.
 
VJG. –  Cela nous renvoie à la responsabilité sociétale. Il me

semble que vous voyez une opportunité très forte, avec le


numérique, dans l’accroissement de la transparence. Mais
jusqu’où est-ce une opportunité ?
 
RD. –  Le manager doit penser le yin et le yang en

permanence. Donc oui, ça ouvre d’énormes possibilités, je


suis un optimiste, mais cela ouvre plein de risques aussi… On
ne peut pas dire «  c’est une superbe opportunité  » sans, en
même temps, dire ce que l’on va faire pour en profiter tout en
maîtrisant les conséquences.
 
YM. –  En matière de transparence, je pose trois questions  :

c’est «  transparence de quoi  ?  ». Par exemple, les données


sur la souffrance au travail, ou les données sur le harcèlement
sexuel. À un moment donné, on ne perçoit pas tout, la prise
de conscience est limitée. Je dirais que la transparence, c’est
toujours moyennant un coefficient de partialité et un
coefficient d’ignorance. Nous sommes toujours limités par
notre « manière de voir » – nos paradigmes de perception.
La transparence, deuxième point, qui me préoccupe
beaucoup, c’est «  combien  ?  », c’est-à-dire combien elle
coûte en temps, en règles, en audits, en risques pour la
sécurité, etc. C’est un point important parce qu’au nom de la
transparence on ajoute aujourd’hui beaucoup de contraintes,
en termes de productivité et de reporting. Plus il y a de la
transparence, plus il y a de rapports à lire et plus il y a de
rapports à faire, moins on travaille.
Et puis, problème qu’a déjà évoqué Roch, c’est «  la
transparence jusqu’où  ?  ». Parce que, effectivement, un
monde de verre amène à soupçonner tout le monde de tout.
Soit on ne dit pas «  qui  », soit on laisse la rumeur
fonctionner… La campagne #MeToo est un cas d’école.
 
RD. –  Je suis entièrement d’accord, ce qui est aussi majeur,

c’est le caractère indélébile des données. Avant, les rumeurs


disparaissaient. Là, une rumeur, même fausse, reste. Je crois
que derrière la transparence, il doit aussi y avoir une grande
responsabilité de l’individu et de l’entreprise, bien sûr. On ne
peut pas mettre n’importe quoi sans conséquence, parce que
ce qui est différent, là, c’est que ça reste. Et cela détruit des
gens.
 
VJG. –  Cette réflexion éthique sur la transparence à laquelle

vous invitez l’un et l’autre peut-elle amener à mieux


comprendre la frontière, certes perméable, mais malgré tout,
la frontière, entre l’entreprise et la société ?
 
YM. –  Je me demande si la transparence n’est pas le

contrecoup et presque le contre-feu à une communication


que, de toute manière, il n’est plus possible de contrôler. La
« société » émet en continu des informations sur l’entreprise :
elle aime, elle n’aime pas, elle approuve, elle n’approuve pas,
elle a confiance, elle n’a pas confiance, elle célèbre, elle
dénonce. La seule manière de répondre, puisque aujourd’hui
on ne peut pas verrouiller, ni éthiquement ni pratiquement,
c’est de concevoir une transparence bien pondérée. Je vois
donc la transparence comme une réponse, une organisation
de la communication qui, de toute manière, se fera. D’où la
nécessité d’avoir des services de communication dans les
entreprises, d’avoir un intranet qui sert d’ailleurs souvent
aussi d’extranet, d’être obsédé par la communication.
 
RD. –  Sachant que votre service de communication numéro

un, ce sont souvent vos propres employés, vos clients et vos


fournisseurs… mais je n’aurais pas pu le dire mieux !
Il faut discerner le bon moment. Parce que de toute façon,
« ça va sortir », donc le seul discernement, c’est quand. Pour
ne pas avoir d’impact, il faut le faire le plus rapidement
possible. Le biais, c’est la rapidité, bien sûr.
 
VJG. – Est-il possible aujourd’hui de concilier les attentes des

différents stakeholders, et comment, en particulier, intégrer les


attentes des millennials et des nouvelles générations ?
 
RD. –  Ce que je mentionnais là, pour le résumer, c’est que,

bien sûr, l’ensemble des stakeholders, des parties prenantes,


doit être consulté de façon  structurée, et c’est l’un des
«  filtres  » de la réflexion stratégique, puisque la stratégie,
c’est faire des choix, c’est réfléchir en permanence –  dans
une démarche Whole Brain – à l’impact de ce que l’on fait sur
les différents stakeholders. Il y a à la fois input et output des
stakeholders.
 
VJG. – Est-ce qu’il y a des intérêts irréconciliables ?
 
YM. –  Difficilement conciliables, ça oui. Quelquefois, le public

«  en général  » est aussi le client. Prenons l’exemple des


compagnies aériennes low cost. Vous avez l’actionnaire, vous
avez le personnel, les fournisseurs, vous avez les clients. Et
parmi les gens touchés en tant que public, par exemple, il y a
les clients. À Ibiza, à cause de l’invasion des vols low cost, on
ne peut plus se loger. Et les mêmes travailleurs, qui utilisent
ces vols pour partir en vacances, n’arrivent plus à se loger,
parce que tout le monde consacre les logements à la location
aux touristes qui arrivent à Ibiza… C’est l’histoire de l’individu
actionnaire d’un fonds de pension qui se retrouve au
chômage parce que le fonds de sa pension a demandé la
fermeture de l’entreprise où il travaille…
 
VJG. –  Ce qui peut changer avec le numérique, c’est que se
télescopent, en temps réel, des attentes qui, à un moment
donné, peuvent être irréconciliables.
Cette accélération n’introduit-elle pas une complexité
supplémentaire dans la recherche du compromis acceptable
pour la prise en compte des intérêts de l’ensemble des
stakeholders ?
Comment les dirigeants et les collectifs de leadership
peuvent-ils avoir pleinement conscience de cela, et là aussi,
établir une relation à leur réseau de stakeholders,
suffisamment forte, en amont, pour pouvoir réguler, amortir,
tempérer, etc. ?
 
RD. – Je suis entièrement d’accord, mais il n’y a rien dans ce

qui se passe qui soit quelque chose de nouveau : l’entreprise


a toujours été sous le joug de décisions politiques…
Je suis peut-être trop optimiste, je n’en sais rien, mais c’est
pour ça que je vois une opportunité… Comme il y a cette
transparence entre les différents stakeholders. Oui, il y aura
des incompatibilités, mais il n’empêche que cette
transparence force, stimule un « consensus ».
Je crois donc que c’est l’inverse, cela facilite la conciliation de
choses qui sont incompatibles. L’intérêt du politique peut être
différent de celui de l’actionnaire, mais cela facilite l’effort de
conciliation.
 
VJG. –  En vous écoutant, une image me vient à l’esprit.
Puisque nous traitons de la frontière entre l’entreprise et la
société, finalement, un des éléments qui change dans les
responsabilités du dirigeant, c’est qu’il a de plus en plus à
prendre en compte l’«  aura  » de l’entreprise –  pour ne pas
parler toujours d’écosystème.
Du coup, comment animer en continu cette relation aux
stakeholders, qui se trouvent dans l’« aura » de l’entreprise ?
Maintenant une animation permanente de l’écosystème est
requise, qui me semble de l’ordre de l’aura puisqu’il y a
quelque chose qui rayonne de l’entreprise malgré nous,
malgré elle, avec cette transparence.
 
RD. –  C’est une bonne façon de dire parce que d’abord,

« aura » est plus joli que stakeholders, mais aussi parce qu’il
y a cette notion de rayonnement, et une belle entreprise
rayonne. Et en même temps, on doit réfléchir à ce qui peut
améliorer le rayonnement ou le diminuer.
 
YM. – Un point qui me pose problème, c’est qu’il y a une autre

catégorie encore de parties prenantes, dont on n’a pas parlé,


à savoir le top management, qui n’est pas attaché à
l’entreprise de la même façon que les actionnaires, ni comme
le personnel. Ma question vient d’une constatation  : quels
sont les impacts réels du turnover des hauts dirigeants ?
 
RD. –  Énormes… C’est intéressant votre démarche, car je

n’aurais jamais fait cette différence-là entre les dirigeants et


les autres. Parce que les dirigeants, ce sont des
réceptionnistes ou des ouvriers, pour un job différent… Il n’y a
aucune différence…
 
YM. –  Sauf qu’ils partent plus facilement. Et ça impacte

beaucoup les entreprises.


 
RD. – Je ne crois pas… En France, avec la rigidité du travail,
ils partent plus facilement, mais dans les pays où le travail est
plus fluide, je ne crois pas.
C’est une vision idéaliste, mais le top management doit
pouvoir être dirigeant de certaines équipes et contributeur
pour d’autres. Dans une entreprise qui fonctionne
extrêmement bien, telle que je l’imagine, ça doit pouvoir
arriver, et donc il ne peut pas y avoir, pour moi, «  le
personnel » et le top management. Il y a un continuum.
Le turnover des dirigeants serait plutôt pour vous un signe de
leur déresponsabilisation. Je crois au contraire que le
phénomène actuel de transparence renforce la
responsabilisation du dirigeant  : c’est beaucoup plus difficile
aujourd’hui de se planquer et de «  naviguer entre les
gouttes ».
Pour revenir à la question sur les stakeholders, en plus de
ceux que nous avons mentionnés, il y a la planète et les
ONG…
 
VJG. – Ce qui amène tout de même à penser cette articulation

entre «  raison d’être  » et «  responsabilité sociétale  », parce


que dès que vous intégrez «  la planète  » dans vos
stakeholders, vous allez nécessairement devoir penser cette
relation.
 
RD. – Oui, mais c’est un des éléments. On pourrait parler de la

communauté locale aussi, plus forte en Suisse, aux États-


Unis ou en Belgique qu’en France qui est un pays plus
centralisé. Quand j’étais dirigeant en Belgique de la troisième
entreprise belge, je me sentais une responsabilité par rapport
au pays. Il y a une responsabilité locale.
La nouveauté, c’est que cette communauté n’est pas
seulement physique, elle est digitale : il y a une communauté
digitale. Vous pouvez dire c’est un «  sous-public  », mais la
communauté locale est aussi un «  sous-public  ». Il y a une
communauté digitale à laquelle il faut réfléchir comme un
sous-public ou un stakeholder à part entière.
Par exemple, je crois que comme la perméabilité entre
l’entreprise et la communauté digitale est plus grande, je me
demande si je devrais être sur Twitter et comment manager
cela. C’est une question que j’avais résolue en trois secondes
et demie il y a quelques années, en disant « non ». Ce serait
plus difficile aujourd’hui, je crois.
 
VJG. – Aujourd’hui, trois personnes sur quatre considèrent que

les premiers acteurs qui peuvent faire changer le monde, ce


sont les dirigeants d’entreprise, ce ne sont plus les politiques.
 
RD. –  Oui, Facebook, comme entreprise, a changé le monde

plus que beaucoup de politiques…


 
VJG. –  Comment voyez-vous évoluer les attentes des

générations montantes ?
 
RD. –  D’abord, c’est un sujet qui est 100  % prédictible. La

chose la plus prédictible du monde ce sont les impacts


démographiques.
Chez Stryker, les millennials représentent 47  % de l’effectif.
Pourtant ce n’est pas une entreprise jeune mais une
entreprise en croissance. Les millennials sont connectés,
Gafa-isés, etc. Le millennial veut être capable d’expliquer sur
un tweet, en cent cinquante caractères, pourquoi il bosse
pour son entreprise et qu’est-ce qui le passionne… Il faut
qu’on puisse décrire la raison d’être de l’entreprise de façon
extrêmement claire pour donner du sens.
Il n’y a pas un profil millennial, mais ils sont quand même en
général plus dans l’immédiateté et le besoin de retour rapide
sur l’impact de ce qu’ils font. C’est ce qui fait que l’on ne peut
plus diriger de manière pyramidale mais en responsabilisant
sur des missions renouvelables, en équipes dédiées puis
recomposées.
 
YM. –  À propos des millennials, je pense aussi aux coûts
engendrés par le turnover chez eux compte tenu d’un plus
faible attachement au travail.
Quand l’intérêt du travail diminue, on en change, sauf si on
n’a pas la possibilité de changer. L’opportunisme a un coût
pour les entreprises et pour la société.
Je pensais, en vous écoutant, à une chose qu’avait dite, dans
une conférence à l’Université de tous les savoirs en 2010,
Valérie Cazes, responsable du programme Ariane  5. Elle a
passé une grande partie de sa vie à ce projet et se plaignait
qu’on ne trouve plus de jeunes ingénieurs prêts à s’engager
pour dix ans. Or, il y a un impératif de transmission
d’expérience, de continuité et de cohérence des équipes. Sur
ce type de projet, les gens doivent rester longtemps et pas
apparaître et disparaître.
 
RD. –  Je vois… Ma démarche sur l’engagement est inverse,

elle est data driven.


Aujourd’hui, le niveau moyen d’engagement –  je n’ai pas les
données en France  – d’une entreprise dans le monde
occidental, c’est environ un employé sur trois (37  %). Donc
c’est dramatique. Et je crois, au contraire, que le fait de
réfléchir à ces sujets-là – les générations montantes – oblige
à se pencher sur la raison d’être ; plus votre raison d’être va
être claire, plus vous allez attirer des gens pour lesquels cette
raison d’être résonne, et plus  l’engagement sera fort et par
conséquent plus la performance sera forte.
Je suis complètement d’accord avec le diagnostic, enfin ce
que vous décrivez, les tendances, le monde, mais je vois au
contraire l’impact comme une opportunité.
Si quelqu’un réagit selon le vieux modèle, oui, cela a un coût.
 
YM. –  L’autre risque que je vois, c’est que le besoin de

résultats immédiats rende difficile d’articuler en profondeur


des connaissances. Dans beaucoup de disciplines, y compris
les disciplines les plus scientifiques, c’est l’ampleur du champ
de connaissances envisagé qui fait la qualité de la réflexion.
On le voit souvent dans l’attribution des prix Nobel, où on
décerne parfois des prix à des gens qui ont fait des
découvertes très importantes mais méconnues, il y a vingt,
vingt-cinq, trente ans. Aujourd’hui, avec les jeunes, on a une
perte de cette profondeur qui me frappe énormément et cela
pèse sur la capacité de réflexion et de lucidité.
 
VJG. –  Les dirigeants actuels sont dans une tranche d’âge

comprise entre 45 et 70  ans. Compte tenu des modes de


formation de cette génération-là, ils sont encore inscrits dans
le temps long de l’appropriation de connaissances auxquelles
il était fastidieux d’accéder. Ce qui me semble en jeu
aujourd’hui, c’est une possible fragilisation des modes de
pensée  ; ça n’a rien à voir avec l’engagement. Il y a un
formatage intellectuel des millennials, entraînés au
«  zapping  », qui peut limiter la capacité à articuler des
données. Dans ma pratique, j’entends régulièrement des
dirigeants dire «  il faut adopter une approche systémique  »,
«  il faut connecter les dots  », «  c’est un point essentiel de
mettre en perspective ». Les dirigeants qui en parlent savent
le faire ; ils attendent de leurs collaborateurs qu’ils le fassent
et regrettent très souvent que cela ne se passe pas. Nous
avons sans doute à concevoir cette « compétence à articuler,
à relier  ». En l’occurrence, il s’agit plus d’une
métacompétence : apprendre à apprendre.
Roch, voyez-vous des opportunités, des initiatives en ce
sens  ? Voyez-vous émerger cette conscience d’une
transmission nécessaire entre votre génération de dirigeants
et les autres sur ce point-là, pas tant dans le contenu que
dans cette aptitude à articuler une pensée ?
 
RD. –  D’abord, pour moi, la pensée et la réflexion à long

terme, c’est un sujet majeur.


Le côté positif, c’est qu’une initiative, comme le GLG Institute,
n’existait pas il y a cinq ans. La mise en réseau de dirigeants
et d’experts est plus facile aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a
cinq ans.
Cela ne résout pas le problème de fond, qui est, dans ce
monde instantané et bourré de données, de se ménager des
espaces de réflexion et de recul.
Je n’ai pas vraiment de réponse, si ce n’est que c’est une
responsabilité bien sûr du management, mais c’est aussi une
responsabilité du board. Le board doit se poser cette
question-là et structurellement. La réunion stratégique du
board qui se tient trois jours par an, au moins, c’est un
moment où l’entreprise doit se poser et préparer cela. Le
board fait partie encore des espaces privilégiés… mais c’est
trop peu.
C’est un sujet majeur de pouvoir se dégager de la pression de
l’immédiateté, et je crois que c’est ce qui fera, en bout de
course, la différence entre les bons et les mauvais CEO, les
bons top managers et les mauvais… Ce sera cette rigueur,
dans la gestion d’agenda.
Il y a une chose dont on ne parle jamais, alors là je suis dans
le pratico-pratique, qui est de mesurer l’allocation de son
temps. Puisque le temps s’accélère, la ressource la plus rare
devient le temps  ; peut-être l’a-t-elle toujours été, mais ça, il
faut le demander aux philosophes. Or, tout le monde, en tout
cas la grande majorité des gens, mesure leur compte en
banque, ce qui leur reste, mais personne, ou très peu de
gens, mesure comment ils allouent leur temps.
Ma seule vraie réponse, c’est que si un manager ne mesure
pas l’allocation de son temps, il fait une faute grave, il est
incompétent, parce qu’il navigue dans le brouillard.
Le premier acte de réflexion est de se demander comment je
veux allouer mon temps pour le trimestre suivant… Et les
gens ne le font pas. C’est étonnant. En plus de ça, et ça il faut
l’écrire, c’est un moyen, parce que tout le monde, y compris
les nouvelles générations, a l’impression d’être débordé. Et là,
c’est un moyen d’avoir le luxe de se dire « j’alloue », c’est ma
propre décision. Alors, je serai débordé, je serai toujours
débordé, mais en tout cas, il y a une partie que je maîtrise, et
donc on se sent beaucoup plus à l’aise, on peut éviter le burn
out…
 
VJG. –  Finalement, cette mutation numérique élève le niveau

d’exigence pour les dirigeants. Au-delà des modes ou des


recettes sur le développement personnel, je crois que,
compte tenu de ce que l’on sait – et là je reviens sur les hard
data des neurosciences  – sur les biais cognitifs, et
notamment le poids des émotions sur la concentration et la
«  lucidité  » dont on peut faire preuve ou pas, il est essentiel
que les dirigeants se forment à titre personnel sur leur rapport
à l’exercice du pouvoir.
Finalement, quelles sont les ressources personnelles qu’ils
peuvent développer pour exercer ces responsabilités  ? Les
dirigeants peuvent-ils éluder, par exemple, la formation en
sciences humaines, dont la psychologie ? Parce que le sujet
que vous venez d’évoquer, c’est un sujet de psychologie.
 
RD. – Le sujet, c’est encore comment lier cela avec l’allocation

du temps, car tout le monde va vous dire «  oui, c’est


intéressant », mais qu’est-ce qui va créer l’urgence d’intégrer
cela par rapport au fait de se former au digital, à l’intelligence
artificielle ?
Le nombre de sujets méta dont on parle, qui sont à réfléchir,
fait qu’il faut pouvoir identifier l’impact visé. Je suis
complètement d’accord avec vous, l’ayant expérimenté, mais
l’ayant expérimenté grâce à vous ; je ne m’étais pas mis dans
une démarche « je veux apprendre les sciences humaines et
j’appelle Valérie ». C’était « je veux maximiser le potentiel de
mes talents et j’appelle Valérie ».
Dans le conseil aux dirigeants, il doit y avoir cette dimension-
là, cette dimension humaniste puisque c’est un prisme par
lequel la société, le public, les clients et les employés voient
l’entreprise.
 
YM. –  Il faut effectivement un mélange de neurosciences, de

sciences humaines et de culture réflexive, de culture


générale. Une part importante du problème, c’est d’avoir le
temps de se former –  mais c’est aussi la nature de la
formation initiale. La formation initiale gagnerait beaucoup à
avoir une dimension culturelle forte, et pas comme gadget.
Dans le temps, c’était le cas, d’ailleurs  : il y avait des
épreuves d’humanité assez importantes pour les concours
comme Navale ou Polytechnique. La formation initiale est à
revitaliser complètement.
 
RD. –  En fait, il faut pouvoir développer une approche
holistique de l’entreprise. Les big data, c’est de l’analytique,
cela ne suffit pas pour comprendre, il faut y joindre une
compétence stratégique et une compétence humaine.
Le point positif, c’est la mort du «  petit chef  », et c’est une
excellente nouvelle quand on voit ce qu’il a fait comme
dégâts, le petit chef. Et c’est vrai que l’aspect humaniste, on
l’a un peu oublié dans les formations. Or l’humanisme peut
nous permettre de comprendre ce qui favorise l’engagement.
 
VJG. –  Avant même la digitalisation, je veux dire avec la

promotion des sciences de l’ingénieur, en se focalisant sur un


certain type de savoir ou un certain mode de pensée
mécaniste, nous avons perdu en route la réflexion sur ce
qu’est cet être humain qui dirige et qui dirige avec des êtres
humains pour des êtres humains.
 
RD. –  En amont de cela, je reviens sur la responsabilité du

board. Je pense qu’il devrait –  ça devrait être une bonne


pratique de gouvernance – demander à son dirigeant, chaque
année, de lui soumettre un plan de développement personnel.
C’est le dirigeant qui décide, mais c’est au moins une
plateforme de dialogue. Le board pourrait demander au CEO,
« et sur l’aspect humaniste, qu’est-ce que tu fais ? ».
 
VJG. –  Cette projection sur l’accompagnement des dirigeants

amène à vraiment se repositionner sur la question du rôle de


l’entreprise en tant que telle.
 
RD. –  On ne peut pas séparer l’entreprise et la société…

L’entreprise est l’un des éléments qui définit la société. Cela,


je ne crois pas que ça va changer.
Je pense par contre qu’il y aura toujours des court-termistes.
Le côté négatif de ce qui se passe, c’est que ça laisse des
opportunités pour faire des «  coups  »… on est alors
borderline de la criminalité.
Le côté très positif, c’est que le brouillage des frontières entre
entreprise et société, ça stimule aussi les dirigeants. Je
reviens à l’importance de la raison d’être et de son articulation
avec la contribution sociétale. Les chefs d’entreprise doivent
avoir une réflexion finalement beaucoup plus profonde à ces
sujets. Ce sont des questions que franchement peu
d’entreprises se posaient il y a trente ans. Aujourd’hui tout le
monde est obligé de se les poser. Dès l’instant où on a une
vision un peu long terme, on doit se les poser.
 
YM. –  En dépit de toute l’information dont nous disposons, il
reste une place pour les grands visionnaires. Mais comment
définit-on un visionnaire  ? Quelle est la différence entre un
visionnaire et un fou ? Quand un visionnaire réussit, c’est un
génie, quand il échoue, c’est juste un fou…
Pour ce qui est de l’entreprise, si l’entreprise est, dans son
concept, une manière d’organiser efficacement des
transactions, eh bien, il y aura toujours des entreprises. On
assiste aujourd’hui à des changements considérables, mais
cela demande toujours de l’organisation, des transactions, de
la collaboration humaine, de la communication, etc.
L’entreprise demeurera, même sous des formes que nous ne
pouvons pas encore imaginer. J’ai du mal à penser qu’elle
puisse jamais voler en pièces détachées –  l’entreprise en
réseau, sous-traitant et externalisant quasiment tout. De
même que Roch a dit qu’il y a une limite à leur taille, ce que je
crois aussi, il y a une limite à la dématérialisation du
processus de communication et du processus de coopération.
 
RD. –  Je peux juste ajouter un point là-dessus, parce que je

suis tout à fait d’accord. La limite apparaît en fait dès l’instant


où le fonctionnement de l’entreprise devient inconsistant avec
la raison d’être et avec la stratégie qui en découle.
L’externalisation n’est qu’un facteur d’efficience, mais ce n’est
pas un modèle.
Dans la pharmacie par exemple, on ne peut envisager
d’externaliser toutes les études cliniques si la raison d’être est
d’être patient-centré.
J’abonde complètement dans votre sens. Je ne crois pas en
une vision de complète dématérialisation des choses.
 
VJG. –  Pour soutenir cette prise de recul, pour soutenir la
réflexion des dirigeants, comment concevoir la gouvernance,
avec quelle évolution ?
 
RD. –  Je démarre de très haut  : le seul facteur à peu près

prédictif, c’est le facteur démographique avec le vieillissement


de la population. L’importance des fonds de pension est donc
absolument déterminante. Les fonds de pension sont les
actionnaires numéro un aujourd’hui. C’est aussi avec eux qu’il
faut avoir ce débat sur une vision humaniste de l’entreprise et
certains l’ont d’ailleurs mais c’est à développer.
Il y aura toujours les hedge funds, ça c’est un autre sujet,
cette régulation des hedge funds. Sujet complexe… Comment
est-ce qu’on régule les court-termistes qui prennent les
entreprises en otage, parce que c’est un fait… Il y a une
responsabilité politique qui n’est pas simple à assumer, parce
qu’on bénéficie tous, dans nos épargnes, de ce que font les
hedge funds, indirectement, même si on n’en est pas
actionnaire. Donc ce n’est pas un sujet facile, mais ce n’est
pas parce que ce n’est pas facile qu’il ne faut pas en parler.
Donc, il y a là le niveau actionnarial, il faut stimuler
l’actionnariat à long terme, qui est drivé essentiellement par
les fonds de pension.
J’en profite, parce que c’est un de mes dadas  : l’un des
drivers importants de la performance économique, ce sont les
petites entreprises, non cotées, avec le sujet de la
transmission successorale de ces entreprises-là. Et là, j’invite
quand même les gouvernements du monde, et en particulier
le gouvernement français, à s’inspirer de ce qui se passe en
Scandinavie et à favoriser ces transmissions, via les
fondations d’actionnaires qui ont, en plus, un vrai but
sociétal  : au lieu que les dividendes soient versés à des
individus, ils sont versés à des œuvres sociétales. En plus,
beaucoup de ces fondations donnent une partie des actions à
leurs propres employés… Il y a donc un double aspect de
fécondité.
Le sujet, vraiment politique, de la transmission de l’entreprise
familiale et de sa pérennité est un sujet majeur pour stimuler
cette réflexion à long terme.
Au niveau en dessous, c’est la responsabilité principale du
board. Le board a trois, enfin quatre responsabilités  : la
stratégie, la nomination du CEO, le contrôle et le
management du risque.
Et donc, s’il y a un organe qui doit réfléchir à long terme, c’est
bien le board.
La gestion du temps et de l’agenda du board, je parle d’une
chose très simple là encore, on en a parlé pour les dirigeants,
mais c’est valable pour le board. Les actionnaires devraient
poser la question  : «  Mesdames, messieurs du board, que
pensez-vous de l’allocation de votre temps, on ne veut pas
connaître les détails, mais votre temps de discussion, entre le
long terme et le court terme, c’est quoi ? »
Enfin, ce que l’on a dit sur les dirigeants, sur les équipes, ça
devrait faire partie de la discussion de régulation managériale
tous les mois, puisque le temps est une ressource rare, et
que l’on est tous d’accord sur l’impact de l’immédiateté, de la
foultitude d’informations, sur la complexité de la prise de
décision ; organiser la prise de recul est essentiel.
 
VJG. –  Dans cette allocation du temps, il y a une réflexion
critique sur les conditions auxquelles on peut le mieux créer
de la valeur dans le rôle de chacun.
 
RD. –  Oui. Et à ce titre un dernier point. Je pense que nous

devrions avoir une règle d’imposition de «  la régénération


personnelle » et avoir plus de transparence là-dessus.
Je me souviens m’être battu, aux États-Unis, car quand je
suis arrivé là-bas, l’un de mes premiers chocs culturels a été
de voir que «  ça faisait bien  » de ne pas prendre de
vacances. Du coup, on ne pensait plus, on était dans le court
terme et ils étaient complètement zombies… Je sais que
toutes mes équipes ont toujours eu la trouille de mes retours
de vacances, parce que j’avais retrouvé de la fraîcheur de
réflexion !
On revoit les P&L, on revoit les performances, on regarde les
KPIs, eh bien, un des KPIs devrait être « pris en compte de la
régénération personnelle ».
Bon, il faut avoir du qualitatif derrière ça, mais il doit y avoir
aussi du quantitatif, il faut se ménager son espace… Les
mères de famille font un super job là-dessus.
 
YM. – Je n’ajouterai qu’un seul point sur la gouvernance, non

pas de soi, mais des équipes. Comment, compte tenu de la


nature des nouvelles générations, de leur mode de
fonctionnement, de la diversité des intérêts, des projets, etc.,
se garantir contre un excès de turnover tout en maintenant de
la flexibilité  ? Que les gens ne restent plus à vie dans leur
emploi, ça se comprend et c’est souhaitable, mais comment
éviter l’oubli des traditions, l’oubli du passé, l’oubli de la raison
d’être de l’entreprise puisque, finalement, il faut transmettre
aux gens, réapprendre chaque fois… ? Qu’est-ce qu’on peut
trouver pour avoir une flexibilité raisonnable ?
 
RD. –  Pour moi, et je n’ai pas vu de contre-exemple pour

l’instant, c’est purement lié à la raison d’être et à


l’engagement, ou à l’absence d’engagement. Parce que ce
n’est pas un sujet… Le turnover des millennials, dès le
moment où vous avez une raison d’être forte et un
engagement fort, n’est pas plus élevé.
 
VJG. –  Il y a dans votre discussion un parti pris d’optimisme

qui recherche les opportunités, sans occulter les risques.


 
RD. –  Comme je dis toujours  : «  Shoot for the best and be

prepared for the worse 4. »


Il y a encore des entreprises, et des boards qui croient au
pouvoir du plan à moyen terme, avec des chiffres. Il s’agit
plutôt de réfléchir à des scenarii.
On n’est jamais prêt à l’imprévisible, mais on peut s’entraîner
à l’agilité et en particulier à l’agilité mentale avec l’examen
des «  what if  », en étant pleinement conscient que le vrai
scénario ne sera pas l’un de ceux que l’on a prévus, mais
peut-être une combinaison, ou autre chose, mais le fait
d’avoir cette agilité intellectuelle, de penser scénario,
permettra de s’adapter beaucoup plus facilement, plus vite, à
la réalité.
Témoignage

Bénédicte Maury
Bénédicte Maury est directrice générale de SNCF
Énergie

et directrice adjointe de l’énergie au sein de SNCF


Mobilités.
 
Pour la SNCF, l’ouverture de l’entreprise sur la société est
immédiate.
2  700  000  personnes œuvrent au sein du groupe, présent
dans 120  pays, avec 1  200  filiales, réalisant un chiffre
d’affaires de 33  milliards d’euros. À vocation principale de
service public autour de toutes les formes de mobilités, le
groupe a une raison d’être évidente  : «  rapprocher les
personnes et les marchandises en imaginant et en
développant la mobilité de demain ». Le groupe assure ainsi
le transport de 2 milliards de personnes par an.
 
Depuis dix ans, le numérique a complètement transformé les
services avec une accessibilité accrue pour les clients.
Certes, dans une aussi grande entreprise, l’inertie est
importante, surtout lorsque la culture est dominée par des
valeurs techniques. Pourtant, avec le numérique, l’entreprise
peut accélérer sa transformation pour être plus agile et
davantage en lien avec ses clients – avec nous tous, avec la
société.
 
Ce que je vis, c’est l’intérêt de combiner l’agilité d’une petite
structure, filiale du groupe, avec le poids politique d’un grand
groupe. Cette situation privilégiée est celle que nous vivons
au sein de SNCF Énergie, créée en 2012.
 
La consommation d’énergie du groupe SNCF représente
10 % de la consommation totale des industries implantées en
France ou encore 2  % de la consommation nationale. C’est
donc un enjeu majeur, économique, écologique et
géopolitique.
 
SNCF Énergie a été créée pour professionnaliser la gestion
de cette énergie dans une perspective stratégique. Les
applications numériques sont au cœur de l’activité de cette
filiale. Information en temps réel sur les marchés, algorithmes
d’optimisation des achats et de prévision des consommations
ou de la production, CRM sont autant d’instruments pour
piloter la création de valeur : un approvisionnement stable, le
développement des énergies renouvelables et des économies
substantielles.
 
La première condition de création de valeur dans cette entité
qui paraît avant tout pilotée par les chiffres est le partage de
valeurs communes. C’est, en ma qualité de leader, ma
priorité  : m’assurer que l’équipe pilote l’activité avec une
appropriation forte de valeurs professionnelles qui orientent
l’action et permettent de maintenir une exigence critique pour
interroger ce que les algorithmes nous incitent à faire. La
prise de recul est indispensable et nous l’organisons avec un
souci régulier de concertation. J’ai mis en place un baromètre
hebdomadaire de la manière dont nous vivons les valeurs
que nous avons définies  : engagement, confiance,
convivialité, qualités relationnelles, liberté.
 
Il faut envisager l’entreprise comme une microsociété en
résonance avec la macrosociété. Nous sommes dans un
secteur qui demande des compétences spécifiques, le
marché est très tendu. Or nous attirons des talents qui sont
prêts à réduire leur rémunération pour vivre en phase avec
leurs valeurs.
 
Ces valeurs sont celles de l’équipe mais sont également
portées par la gouvernance au niveau du groupe. Il est
possible d’aborder des délibérations éthiques sur les sources
géographiques d’approvisionnement, sur la part croissante
des énergies renouvelables, dont le photovoltaïque.
 
Le numérique est porteur des plus grands espoirs mais aussi
d’un mal silencieux et terrible si le traitement des données se
substitue à l’intelligence humaine. En tant qu’ingénieur, j’ai
voulu croire dans mes premières années d’expérience que
rationalité rimait avec mesure, mais aujourd’hui je pense qu’il
faut être prudent.
Ce qui compte, c’est d’être clair sur les conditions auxquelles
nous gardons une capacité de prise de recul pour donner du
sens à nos contributions et en évaluer l’impact.
 
Être engagé, c’est précisément réfléchir aux biais que nous
pourrions avoir dans l’appréciation des données. La
confiance, c’est celle que nous apportons à nos clients
internes et finaux, dans la prise de décisions qui soient
soutenables et ne nous exposent pas à des logiques
économiques au détriment de la prise en compte des enjeux
sociaux des pays auprès de qui nous achetons notre énergie.
La convivialité, cela veut dire mettre la reconnaissance de la
personne humaine au cœur de nos modes de coopération. La
qualité relationnelle, c’est développer un mode collaboratif qui
tienne compte de l’ambiance de travail aussi bien au sein de
l’entité que dans nos relations avec nos interlocuteurs. Enfin
la liberté, c’est la prise en compte d’équilibres divers et de
cultures différentes.
 
Je veille à développer une équipe diversifiée en termes de
culture d’origine, d’âge, de parcours professionnels, de
personnalités et de genre.
 
Sur ce registre, la SNCF a été depuis dix ans un formidable
catalyseur d’émancipation pour les femmes.
Je peux témoigner là comme femme dirigeante au sein d’un
groupe qui compte aujourd’hui 26,7  % de femmes cadres
alors qu’il en comptait 19,6  % en 2004, d’une initiative prise
par notre président en 2012  : la création d’un réseau de
femmes, via un réseau social interne, « SNCF au féminin ».
 
Je situe cette initiative à deux niveaux : au niveau éthique et
au niveau pragmatique de la recherche d’efficience –  sans
opposer les deux.
 
Au niveau éthique, il s’agit de créer les conditions d’une
équité dans l’accès aux positions. Si nous nous centrons sur
l’accès des femmes aux fonctions dirigeantes, la difficulté est
d’abord de rattraper notre retard. Il y a quinze ans, la voix des
femmes était presque inaudible au niveau des équipes
dirigeantes, et les femmes elles-mêmes, dans leur majorité,
n’envisageaient pas d’y accéder. Il a fallu une génération pour
que certaines se fassent entendre et commencent à influer.
Cette situation, comme dans de nombreuses autres
entreprises, créait un cercle vicieux. Les femmes
«  invisibles  » ne pouvaient faire la preuve de ce qu’elles
auraient pu apporter et, sans catalyseur pour les faire
accéder à la visibilité, elles entretenaient leur condition de
minorité.
 
La mise en place de ce réseau interne a permis d’ouvrir un
espace de visibilité mais également d’accessibilité.
 
Notre président s’est mis à l’écoute d’une aspiration sociétale
forte pour en faire un atout pour l’entreprise. Il a permis à
toutes les femmes cadres qui le souhaitaient de pouvoir
directement lui adresser leurs idées, et ce sans considération
de positionnement hiérarchique ou de logique
organisationnelle. L’initiative illustre l’extraordinaire potentiel
de connexion et de mobilisation des réseaux. La participation
est partie comme une traînée de poudre.
En 2012, une fois le réseau lancé, sa présidente a eu l’idée
d’organiser un premier rassemblement à Deauville. Nous
étions trois cents au rendez-vous avec des réflexions sur nos
dynamiques d’évolution de  carrière, mais aussi sur notre
vision des évolutions du groupe et de la société.
 
Le succès de cette initiative a fait le tour du groupe. Des
milliers de femmes qui n’avaient jusqu’alors pas osé s’inscrire
nous ont rejointes. Comme la fréquentation et le nombre de
membres de ce réseau interne sont connus selon les règles
de transparence qui caractérisent aussi la culture numérique,
nous avons pu réaliser que nous représentions à ce titre une
vraie force alors que nous n’en avions pas conscience.
 
Ce réseau des femmes a fait évoluer la culture de
management au sein du Groupe pour trois raisons :
le président a donné le la, libérant la parole de femmes qui
pensaient que leurs idées ne seraient pas prises en
compte ;
le réseau a développé les opportunités de connexion
horizontale et interdépartements, limitant ainsi les
situations d’isolement, voire de cantonnement, de
certaines d’entre nous dans des départements où les
représentations managériales s’opposaient à l’accès des
femmes à des fonctions stratégiques ;
cette dynamique de coopération affranchie des lourdeurs
structurelles et hiérarchiques a aussi permis le
développement d’une dynamique de régulation interne, les
managers crispés sur les anciens repères devant se
remettre en question.
 
Sur le plan pragmatique, ce réseau est aussi utilisé par le
Comex comme média privilégié pour des communications de
pédagogie. Le plan de transformation de la SNCF en a été
une illustration. L’encadrement féminin est aujourd’hui
fortement sensibilisé aux enjeux stratégiques de l’ouverture
du réseau ferroviaire à la concurrence et à ses répercussions.
 
Il ne faut pas tomber dans l’angélisme. Le Comex compte
aussi sur le réseau «  SNCF au féminin  », plus enclin à
véhiculer des valeurs de solidarité et à communiquer de
manière horizontale, pour faire œuvre de pédagogie à son
tour, notamment dans des contextes de management de
proximité.
 
Pour cela, il faut aussi de la structuration et c’est pourquoi
des antennes régionales ont été créées. Elles permettent à la
fois une vie de réseau plus concrète en ce que les
problématiques échangées se réfèrent à un même territoire et
en même temps la possibilité de jouer davantage sur
l’alternance de coopération «  virtuelle  » à distance et
présentielle.
Au sein de l’antenne Rhône-Alpes à laquelle je participe,
nous organisons un à deux ateliers par mois. Ces ateliers
sont des laboratoires de stimulation de l’intelligence
collective. Ils se multiplient dans toutes les antennes et je n’ai
aucun doute sur le fait qu’ils vont développer le potentiel de
création mais aussi de contribution sociétale du groupe.
Ma conviction est que nous devrions maintenant entrer dans
un deuxième moment et ouvrir plus largement le réseau aux
hommes pour stimuler la dynamique de développement
professionnel qui passe nécessairement par une
compréhension fine de l’histoire et des dynamiques
d’influence du groupe auxquelles ils ont plus largement
participé que nous.
 
Cela demande un monitoring au sein du groupe car le réseau
ne peut suffire à faire évoluer la culture. La transformation
des mentalités se heurte toujours au poids des conventions. Il
pourrait tout aussi bien, sans volonté forte, dispenser la
majorité encore dominante de managers hommes de soutenir
les conditions de réelle accession des femmes aux plus
hautes responsabilités.
 
Il ne faut pas perdre notre sens critique face à l’illusion de
facilité d’accès à des personnes que nous n’aurions eu
aucune chance de rencontrer sans le réseau avant 2012.
Mais c’est aujourd’hui que le véritable travail d’intelligence
collective est à engager, pour faire vivre au quotidien la
réflexion sur l’entreprise responsable, contributrice à une
société elle-même responsable.
DEUXIÈME PARTIE

Mutation numérique et travail

par Yves Michaud
Les progrès de la numérisation de toutes les données et de leur
traitement informatique vont continuer de changer de fond en
comble nos vies et notre univers mental  : santé et soins, modes
d’observation, d’expérimentation et de raisonnement scientifique,
consommation, programmes de défense et panoplies d’armement
de science-fiction, politique de sécurité et de renseignement,
enseignement, loisirs, sociabilité, déplacements, communication,
information, design, architecture, planning – et bien sûr le travail et
l’entreprise.
Le phénomène est récent – il ne remonte pas plus loin que les
années 1990-2000 –, mais l’ampleur de la vague et la rapidité de sa
diffusion à la terre entière sont impressionnantes.
 
Les effets de cette mutation numérique sur le travail touchent
tous ses aspects  : communication dans le travail, information sur
l’environnement et sur les réactions des consommateurs (notations,
évaluations), travail des consommateurs eux-mêmes, évolution des
lieux de travail, rémunérations et statuts salariés, gouvernance
mieux informée mais placée sous la pression de l’urgence et de la
communication.
Sans oublier les manifestations les plus visibles : l’apparition de
nouveaux métiers mais aussi la destruction de beaucoup d’emplois
et, en profondeur, le changement même du concept de travail
puisque celui-ci est et sera de plus en plus automatisé, connecté, et
dématérialisé.
Ces bouleversements affectent évidemment l’entreprise, qui est
la forme « moderne » de l’organisation du travail et requiert donc
de nouvelles catégorisations.

Forces productives,

rapports de production
C’est une question rituelle et finalement assez formelle que
celle de la nouveauté et de l’échelle de ces bouleversements.
Sans remonter aussi loin que l’Antiquité et l’économie de
l’esclavage et de la prédation par conquête et installation de
colonies sur lesquelles ont fleuri la démocratie grecque et sa culture
«  humaniste  », il est évident que le travail dépend, pour son
exercice comme pour sa définition, de la relation entre des forces
productives (à base d’énergie d’une sorte ou d’une autre) et des
relations de production entre humains.
Sur ce point, l’analyse de Marx et Engels, trop délaissée
aujourd’hui après avoir été longtemps omniprésente jusqu’à n’être
qu’une formule, reste pertinente. Un certain état du développement
technique couplé à des relations sociales de subordination, de
dépendance ou de domination définit un état de la production.
L’esclavage fournit la force humaine nécessaire pour des travaux
qui restent pour l’essentiel à base de force physique et de savoir-
faire élémentaires et la rémunération du travailleur esclave se limite
à l’entretien et à la reproduction alimentaire de sa force de travail.
L’entreprise, financée par des entrepreneurs ayant accumulé des
capitaux, naît quand se rencontrent des forces productives comme
le moulin à eau ou à vent, la machine à vapeur, les moteurs
électriques ou thermiques et l’organisation collective du travail
d’ouvriers payés d’abord à l’heure puis salariés. Exploitation,
aliénation ou émancipation, mais aussi industrialisation et
consommation sont les conséquences de cette sorte d’organisation.
Bref, il y a une solidarité complète entre organisation
économique, état des techniques et modalités du travail.
 
La révolution numérique n’échappe pas à la règle «  Marx-
Engels  », sauf qu’elle produit sous nos yeux, et en forçant
beaucoup d’entre nous à s’adapter, un tout nouvel état de cette
relation  : l’organisation économique est bouleversée et le travail
prend des formes inédites pour lesquelles des concepts traditionnels
comme ceux de salariat, de charge de travail, de contrat de travail,
de dépense physique, de fatigue, de beau métier, d’obéissance et
de  subordination, d’aliénation ou d’accomplissement de soi n’ont
plus les sens anciens et demandent d’autres paradigmes de pensée
et d’évaluation éthique.
Le gouvernement par les nombres
Arrêtons-nous d’abord sur l’idée de numérisation.
Elle consiste dans la réduction au chiffre et le traitement
automatisé de monceaux de données qui décrivent quantitativement
un monde devenu « sans qualités ».
On peut regretter cette perte de la chair du monde avec ses
qualités, mais elle a longtemps été pensée et attendue comme un
progrès : la mathématisation du monde est l’espoir de la recherche
scientifique depuis au moins Galilée et Descartes. L’appréciation
tout en nuance de la qualité d’un produit par un consommateur
éclairé, aussi riche qu’elle soit, ne vaut pas la collecte et l’analyse
de millions d’appréciations.
Le problème n’est pas tant cette perte des qualités sensibles du
monde où Husserl voyait dans les années 1930 l’origine de la
«  crise de l’humanité européenne  » que les effets d’un
gouvernement généralisé des êtres et des choses par les nombres.
Le désir de scientificité, en lui-même louable, devient dangereux
quand on ne s’interroge plus sur ses instruments, sur les artifices de
la quantification et, en particulier, sur les biais cachés des
algorithmes utilisés, quand intuition et imagination sont rejetées du
côté subjectif et qu’on est prisonnier de formes convenues et
ritualisées d’évaluation et de jugement. Il perd aussi sa pertinence
quand prédomine la croyance que tout problème est décidable
scientifiquement et de manière quasi automatique, demain
notamment par les programmes d’intelligence artificielle. Si le
gouvernement de la nature et des hommes par les nombres fut
l’idéal de la connaissance statistique à partir de la fin du
e
XVIII   siècle avec la réussite que l’on sait pour l’agriculture,
l’industrie, la croissance économique et les politiques de
population, la réduction au tout statistique en l’absence de
questionnement sur ce qui est mesuré et la manière dont il est
mesuré aveugle et paralyse la réflexion. On le voit à la myopie de
la gouvernance qu’entraîne souvent l’usage des tableaux de bord
alimentés en temps réel, ou encore à la généralisation de
l’argumentation à coups de chiffres et de statistiques mal digérés –
  comme s’il n’y avait plus de place pour le raisonnement logique
ou le bon sens. Au point qu’on a parfois le sentiment que même les
démonstrations mathématiques devraient aujourd’hui avoir une
confirmation statistique par l’accord des usagers. On retrouvera
tout au long de cet ouvrage ces risques de l’aveuglement.

L’impact de la numérisation
sur les métiers
L’impact de la numérisation touche tous les aspects du travail.
Les manifestations les plus évidentes, dont nous ne savons pas
encore si elles annoncent un avenir « sans travail » aux mains des
robots, ou de nouveaux métiers dont nous n’avons aucune idée,
sont la destruction de très nombreux emplois, que ce soit dans la
manutention, la construction, la presse, l’édition, la
communication, la  publicité, les emplois de bureau, le commerce,
l’encadrement. Les perspectives pour l’avenir proche sont, en tout
cas, noires puisqu’on estime que deux emplois sur cinq seront
touchés par la numérisation dans la décennie à venir.
Corrélativement pourtant de nouveaux métiers naissent, pour
lesquels les talents sont recherchés et choyés, parce que rares : data
analysts, community managers, concepteurs systèmes,
programmeurs, spécialistes de sécurité informatique…
D’autres fonctions se voient redéfinies  : enseignants,
spécialistes du marketing et de la logistique, chercheurs, médecins,
responsables des relations humaines, directeurs financiers et, de
manière générale, les dirigeants d’entreprise, depuis les CEO et le
top management jusqu’au management intermédiaire de terrain.
Cette redéfinition cause notamment des problèmes d’adaptation, de
recyclage et de formation à ceux qui ne sont pas des digital natives
et qu’on appelle des digital immigrants.

Impact sur la nature du travail


S’agissant de la nature des activités, la numérisation les
transforme de manière dépaysante.
En premier lieu, elle dématérialise le travail en lui enlevant son
aspect, encore solidement ancré dans les esprits, de dépense
physique et d’activité artisane, en le rendant plus « intellectuel » et
plus bureautique. Sur les chaînes de production, ce sont des robots
qui opèrent surveillés par des techniciens, pas des ouvriers faisant
des efforts physiques. Quant aux efforts physiques, ils sont et
seront de plus en plus confiés à des exo-dispositifs et exo-
squelettes.
Si la fatigue physique disparaît, la fatigue mentale, l’épuisement
psychologique, le stress prennent place.
La numérisation dématérialise le travail en un autre sens : elle
détache les travailleurs de lieux physiques définis, ce qu’on peut
voir selon les cas comme une libération ou un nouvel
asservissement. On peut emporter le travail avec soi, en train ou en
avion, le faire à domicile (télétravail), s’installer dans le
déplacement (travail nomade), le faire hors entreprise dans des
espaces de coworking où se retrouvent des personnes travaillant
pour des entreprises différentes.
Sur les lieux de travail mêmes, on
revoit les dispositions architecturales, crée des espaces de rencontre
qui favorisent échanges et créativité, des espaces où peuvent se
mêler travail, relaxation ou détente.
La révolution numérique formate plus encore le temps et le
rythme de travail. Le temps d’information et de réaction est devenu
le plus souvent le temps réel avec une banalisation de l’urgence et
une pression constante vers la réactivité. Une information
en remplace une autre, les données et indicateurs sont mis à jour en
continu et la pression pour suivre ce rythme emballé est forte.

Communication et distance
La communication en est complètement changée.
Son volume d’abord s’accroît du seul fait de la rapidité et de la
facilité des échanges et des mises en copie « pour information » – à
tort ou à raison – des messages et documents. Le rythme s’accélère.
Les distances géographiques qui se traduisaient en différences
temporelles (décalages horaires) s’abolissent (téléconférences,
conference calls, skyping, visioconférences). À l’intérieur des
organisations, les distances hiérarchiques s’en trouvent réduites et
on assiste à un aplatissement ou tassement de l’organigramme.
Les modes de commandement s’en trouvent eux aussi
transformés.
La subordination hiérarchique reposait en grande partie sur les
routines d’obéissance à des informations descendantes –  et la
filtration contrôlée, voire la rétention d’information, faisait partie
des attributs du pouvoir. Les routines ont la vie dure, mais la
rétention d’information devient de plus en plus difficile –  sauf à
courir le risque de la voir débordée avant même d’opérer ou
devancée par des rumeurs, des «  bruits qui courent  », des
mensonges… et des fausses nouvelles.
La technologie numérique rend aussi de plus en plus difficile (et
surtout formelle) la séparation étanche entre extérieur et intérieur,
comme entre espace public et espace privé. Une information gardée
en interne risque de se retrouver diffusée par une agence de presse,
des tweets, des news opérant de l’extérieur, un lanceur d’alerte.
L’individu « travailleur » n’endosse plus sa tenue de travail en
laissant aux vestiaires sa personnalité comme quand il entrait dans
la forteresse entrepreneuriale. De même qu’il reçoit chez lui des
mails et des appels professionnels, il reçoit sur son lieu de travail
des mails et des appels privés. Il se produit une percolation entre
vie privée et vie publique.
Contrats et statuts
Des transformations encore plus profondes et surprenantes par
rapport à nos idées passées opèrent.
Elles pèsent sur le contrat de travail, la définition des tâches, le
système de rémunération et le statut des travailleurs.
Hormis pour les fonctions d’exécution qui demeurent encore
définies de manière précise et simple avec leur caractère répétitif
standardisé, il est difficile de circonscrire exactement les contours
d’une activité, surtout au niveau de l’encadrement et des hauts
dirigeants. Il est de plus en plus difficile d’expliquer « ce que l’on
fait  » tant on fait de choses différentes. On attend des
«  travailleurs  » (un terme qui sonne aujourd’hui étrange) des
qualifications techniques (financières, relations humaines,
marketing, ingénierie), mais une très importante partie de leur
travail, peut-être même la principale, consiste à veiller à une
communication entre les équipes et les équipiers, qui prévienne ou
neutralise les conflits, les cloisonnements et les trucages, et
favorise des synergies de travail difficiles à définir à l’avance.
Pareillement la notion de tâche devient floue et, à l’inverse, la
charge de travail déborde les limitations horaires du travail
traditionnel. Astreintes, urgences, crises, décalages horaires,
différences culturelles profondes entre collaborateurs de pays
éloignés et différents, accroissent d’autant la charge de travail. Les
phénomènes de burn out, d’épuisement professionnel, les
dépressions, ne sont pas des maladies «  à la mode  », mais des
réponses symptomatiques à ces situations nouvelles, y compris
quand ce sont la peur de ne pas être à la hauteur, le manque de
confiance en soi ou dans l’organisation qui anticipent l’épuisement
et le préparent.
Beaucoup d’activités nécessitent aussi des coopérations
difficiles à définir, avec les phénomènes bien connus dans les
organisations d’appropriation égoïste des succès collectifs, de prise
de précautions contre l’échec («  parapluies  ») ou d’utilisation de
« tickets gratuits ».
Ces évolutions ébranlent des notions aussi établies que celles de
salaires et de statut salarié.
Les salaires proprement dits s’accompagnent de primes et de
bonus en fonction des résultats. Encore faut-il déterminer les
résultats pertinents et les bases d’attribution. Avec les avantages et
les risques de la transparence.
D’autres activités sont externalisées soit auprès d’autres
sociétés, soit auprès de sous-traitants et souvent aussi auprès
d’indépendants et de travailleurs à leur compte qui peuvent avoir,
par obligation ou par choix, plusieurs commanditaires.
Il est de mise de critiquer l’ubérisation des activités
entrepreneuriales ainsi confiée à des sous-traitants exploités, mais
dans certains secteurs technologiques de pointe ou à haute valeur
ajoutée, le choix peut être le fait même des sous-traitants voulant
garder leur indépendance et mener des projets différents
simultanément.
Le formatage de la pensée
Plus en profondeur, la révolution numérique transforme les
activités en façonnant les modes de raisonnement et de pensée.
La quantité d’informations chiffrées, leur avalanche en temps
réel, l’entrecroisement et la multiplication des communications, la
porosité entre extérieur et intérieur, l’extension du champ des
externalités à prendre en compte selon les cas (crise, atteinte à
l’environnement, désinformation, fausses nouvelles et fake news),
la multiplication des parties prenantes (stakeholders) en plus des
parties prenantes traditionnelles qu’étaient les actionnaires,
personnels et clients, autant de choses qui réduisent les possibilités
de réflexion, de prise de recul lucide, d’analyse distanciée des
situations.
Tout ceci pèse directement sur la personnalité des acteurs en
engendrant perte du sens de la réalité, illusion de toute-puissance
(hubris), addiction à l’événement et à l’information, addiction aux
réseaux sociaux (un haut dirigeant doit-il ou non tweeter  ?),
réactions machinales et automatiques, déshumanisation des
contacts humains devenant superficiels, électriques et tendus.
Les instruments de pilotage et notamment les analyses des
données par algorithme sont indispensables et exceptionnellement
féconds par rapport au passé, mais risquent aussi de renforcer les
convictions installées et de conforter des biais de vision et de
compréhension, diminuant ainsi lucidité, discernement, mais aussi
créativité et innovation.
On peut aussi aborder ce formatage en termes de santé au
travail  : la charge de travail, le rythme, la tension, l’urgence,
l’invasion ou le parasitage de la vie privée, la communication à
travers les fuseaux horaires créent une dynamique euphorisante et
donnent de l’«  adrénaline  », voire de l’addiction –  jusqu’au
moment de la surcharge et de l’effondrement psychologique.

Le digital leadership
Le tableau ne doit cependant être ni noirci ni caricaturé. Moins
en tout cas qu’il est coutume de le faire.
L’entrée dans le monde digital remet en effet en cause des
conceptions pas si anciennes du management fondées sur la
performance financière, la communication verticale, la séparation
de l’entreprise d’avec la société, l’hyperpuissance du dirigeant
charismatique, la performance égoïste, le secret des décisions, le
manque de transparence – et le lobbying politico-financier.
Il y a là autant de possibilités de libération et d’émancipation.
Le fait que l’entreprise ne soit plus un empire dans un empire et
fonctionne autrement produit des situations nouvelles, libère des
énergies positives en suscitant plus d’engagement et de motivation
que par le passé. Il est possible aussi que les nouveaux arrivants,
les millennials, n’aient pas autant le sentiment d’une rupture
perturbante que ceux qui sont en train de subir la transition…
Le langage de la théorie managériale connaît corrélativement
des évolutions significatives. Là où on parlait, il y a vingt ou trente
ans, de manager puis de leader, on parle désormais de digital
leadership.
Le digital leadership tient d’abord compte du fait que
l’organisation de l’entreprise tend à s’horizontaliser – qu’on excuse
ce mot barbare. Cette horizontalisation doit, pour être efficace,
permettre des collaborations transversales sans entraîner pour
autant confusion, empiètements, incohérences et bruit de fond.
Deux éléments clés dans cette démarche sont la définition forte
de projets nécessitant des compétences diverses et la confiance
entre collaborateurs.
Si l’on veut que les projets ne partent pas dans tous les sens et
aient un sens qui motive, il faut qu’ils soient en cohérence avec la
ligne de l’entreprise et donc que la raison d’être, le core purpose de
l’entreprise, soit bien définie, de manière à la fois large et en même
temps précise, ce qui n’est pas un mince défi et relève à la fois du
CEO et du board de l’entreprise prenant en compte toutes les
parties prenantes (voir la première partie et l’entretien avec Roch
Doliveux).
Quant à la confiance entre les collaborateurs, elle doit s’établir
aussi bien entre les membres de l’équipe qu’avec leurs
responsables de niveau supérieur (les n+1). Une part essentielle du
travail du leader est aujourd’hui la communication avec ses équipes
–  avec les avantages et les inconvénients de ce tout
communication  : ambiguïté, malentendus, surcharge
d’informations, court terme, pression temporelle, oublis, mais aussi
meilleure information, stimulation de l’imagination, possibilité
d’établir des connexions innovantes.
Un autre aspect capital du digital leadership est le soin pris à
l’hygiène de l’organisation, une hygiène au sens large, qui vaut
aussi bien pour les équipes de collaborateurs que pour les leaders
eux-mêmes.
Il s’agit de veiller à ce que la charge de travail ne déborde pas
les collaborateurs mais aussi à ce qu’elle ne déborde pas le leader
lui-même en lui enlevant toute capacité de recul et de réflexion. La
santé au travail est un impératif aussi bien au niveau
microéconomique des personnes qu’au niveau macroéconomique
de l’organisation tout entière. Il y a là une responsabilité à la fois
humaine et d’efficacité pour le dirigeant.
Elle passe par une entente sur les possibilités régulières de
déconnexion et la mise en place de temps et de plages de réflexion
associant les collaborateurs pour préserver les capacités
d’innovation et de créativité et réintroduire aussi une dimension
humaine dans des relations qui, sinon, peuvent devenir mécaniques,
superficielles et déshumanisées.

Les promesses de l’intelligence
artificielle
Le thème de l’intelligence artificielle est délicat à aborder parce
que encore mal délimité, mal compris et surtout trop objet de
fantasme.
D’ores et déjà l’intelligence artificielle est mise en œuvre dans
beaucoup plus de domaines que l’on croit  : pilotage des circuits
logistiques, transports automatisés, reconnaissance d’image (et
évidemment reconnaissance faciale), veille de renseignement et de
sécurité, épidémiologie et diagnostic médical, simulateurs,
marketing à partir de la connaissance des comportements des
usagers, clients et clients potentiels, identification des tendances
qui se dessinent et même création artistique (Vocaloid et chanteurs
virtuels comme Hatsune Miku, composition automatisée, effets
spéciaux).
L’intelligence artificielle repose sur le traitement de monceaux
de données, les fameux big data, des méthodes d’inférence pour
extraire les corrélations entre les éléments de ces data et la capacité
des machines d’apprendre et d’améliorer leurs algorithmes
inférentiels à partir des résultats obtenus.
Avant de fantasmer sur les complots impérialistes des chasseurs
de data à la Google, il faut être conscient que d’innombrables
acteurs de l’Internet sont d’ores et déjà en possession de quantités
gigantesques de data à partir des seules contributions de leurs
clients et des visiteurs des sites Internet de quelque nature que ce
soit. Les sites pornographiques et de rencontre connaissent les
préférences sexuelles de leurs clients. Les sites de voyage
connaissent la vie privée, familiale et professionnelle de leurs
acheteurs et visiteurs. Les sites commerciaux connaissent leurs
moyens financiers, leurs centres d’intérêt, leurs habitudes de
consommation.
Il se dessine ainsi un monde sans la subtilité de l’intelligence
«  naturelle  », mais aussi bien mieux connu sous de nombreux
aspects, bien plus riche de possibilités, y compris ambiguës, mais
aussi parfois sans la bêtise ni les préjugés humains.
Au point où nous en sommes aujourd’hui, la seule chose que
nous puissions dire est que l’intelligence artificielle sera ce que
nous en ferons, y compris en corrigeant au fur et à mesure les
dérives rencontrées –  bien avant que nous soyons prisonniers du
Meilleur des mondes de Huxley.
Encore faut-il que nous prenions conscience qu’ici aussi demain
est aujourd’hui.
 
La mutation numérique ne doit pas susciter des craintes
apocalyptiques.
Elle introduit des facteurs puissants d’engagement, de
transparence, de motivation et de coopération, elle éclaire sur le
champ d’action de l’entreprise et rend plus fiables les décisions, à
condition qu’elle ne soit pas projetée de manière uniquement
technique et par pièces et morceaux sans vision générale du
système.
Pour les entreprises qui naissent directement numériques, la
chose n’est pas difficile. Elle l’est beaucoup plus quand des
organisations anciennes ou lourdes prennent le virage numérique.
Deux éléments cruciaux sont alors à prendre en compte.
Premièrement, la mutation numérique oblige à considérer
l’entreprise dans son milieu étendu –  fait non seulement
d’actionnaires, de personnels et de clients mais du public en
général et même de tout l’écosystème environnemental et politique.
De ce point de vue, la réflexion sur les parties prenantes, au sens
large, de l’entreprise est indissociable de cette mutation qui la rend
encore plus indispensable.
D’autre part, la mutation numérique oblige aussi à s’interroger
sérieusement sur les manières de réintroduire réflexion, lucidité et
pensée dans un univers placé sous le signe des automatismes
intelligents. Ce doit être possible à la fois au plan des formations
initiales des acteurs qui devraient devenir plus réflexives et être
nourries de sciences humaines et d’humanité tout court, et au plan
des espaces-temps de réflexion mis en place au sein même des
entreprises.
Grand entretien

Claire Gallaccio et Jean-Philippe


Pierron

• Claire Gallaccio est directrice de la stratégie, des études et


des relations institutionnelles et rapporte à la directrice
générale adjointe du Groupe La Poste, en charge du
numérique et de la communication.
•  Jean-Philippe Pierron est professeur des universités à la
faculté de philosophie de l’université Jean-Moulin-Lyon-3.
 
VALÉRIE JULIEN GRÉSIN (VJG). –  La mutation numérique est là.

Comment bien la vivre  ? Comment maintenir des


communautés de travail dans lesquelles les individus sont
reconnus, mais également où ils font société autour d’un
projet commun  ? Et, pour commencer, de quoi parlons-nous
lorsque nous parlons de travail aujourd’hui ?
 
CLAIRE GALLACCIO (CG). –  Le travail est au croisement de

beaucoup de choses. C’est à la fois très individuel et très


collectif. C’est économique, social, sociétal ; c’est ce que les
entreprises appellent un capital humain, c’est un coût. Enfin,
c’est quelque chose de central dans notre vie intime et dans
la vie collective. En même temps, c’est assez difficile à définir.
Chaque fois que mon fils me pose la question « C’est quoi ton
travail maman ? », j’ai beaucoup de mal à répondre, alors que
ce n’est pas le cas de tout le monde  ; sans doute pour un
professeur, c’est plus facile de répondre. Le travail est devenu
pour beaucoup de gens à la fois quelque chose de très
important et de très difficile à expliquer.
 
VJG. –  La virtualisation possible du rapport au travail avec le

numérique peut rendre encore sa description plus difficile.


 
CG. –  Je ne sais pas si le numérique le rend plus difficile à

décrire ou pas, je ne suis pas sûre… Pour plein de gens le


travail est devenu l’exercice de compétences très
immatérielles. Et pourtant, on en voit les effets. Moi, je vois
les effets de mon travail.
 
JEAN-PHILIPPE PIERRON (JPP). –  Je voudrais tout d’abord faire

une remarque. Faut-il parler de «  révolution  » ou de


«  mutation  » numérique  ? Beaucoup d’analyses, je pense à
celles de Robert Gordon, disent qu’on ne peut pas faire du
numérique le vecteur d’une nouvelle révolution industrielle au
même titre que la machine à vapeur ou l’électricité. Le
numérique, même s’il couvre de grands pans de l’activité
économique, n’opère pas une transformation de l’énergie
comme les précédentes révolutions industrielles –  sauf à
métaphoriser sur l’énergie cognitive. C’est d’ailleurs
écologiquement un problème. On se persuade qu’on diminue
l’impact écologique  grâce au numérique (travail à distance,
dématérialisation) alors que le coût écologique pour faire
tourner cette industrie numérique est énorme. C’est pourquoi
il vaut mieux parler de mutation industrielle plutôt que de
révolution. L’impact porte moins sur la quantité de biens
produits par la transformation de l’énergie que sur leur qualité.
La transition numérique impacte la manière de faire plutôt que
la transformation de l’énergie.
Quant à la question relative à la description du travail à
l’heure du numérique, ce qui parasite la réflexion, c’est qu’on
pense le travail à partir du salariat ou du contrat de travail. En
pensant le travail à l’intérieur de son institutionnalisation ou de
sa contractualisation dans l’entreprise, l’artisanat et le
commerce, on confond travail et salariat. Or beaucoup de
travail se fait hors du salariat, qu’il soit domestique, bénévole
ou collaboratif. Cela veut dire qu’à l’heure où on dit que le
numérique fait disparaître massivement des emplois salariés,
on voit aussi qu’un certain nombre de personnes travaillent,
réinvestissent le « travail » non salarié, comme une nouvelle
opportunité ou une manière de donner du sens à leurs
activités.
Cette précaution prise, pour moi, le travail est une activité qui
dit quelque chose de notre condition de vivant humain
profondément relationnelle. Il y a travail parce qu’il y a du
manque et que j’ai besoin d’aller chercher en dehors de moi
quelque chose qui permettra de me maintenir, comme vivant,
comme humain, en relation. Cela ne signifie pas que le travail
se réduise à n’être qu’une réponse à une nécessité vitale.
C’est une lecture trop courte. Les analyses de Hannah Arendt
sur ce point sont discutables. Il y a travail parce qu’il y a mise
en relation. Cette relation concerne la relation à soi, la relation
aux autres et la relation au monde. Y est engagée l’idée que
je me fais de qui je suis, relativement à ce manque, à mes
besoins, mes désirs et mes envies. Est en jeu ce qu’il en est
de mes relations aux autres pour m’aider à satisfaire mes
besoins dans des pratiques de coopération. Sont activées
aussi les relations que j’entretiens avec le milieu au sens
écologique ou environnemental. Le numérique travaille ainsi
la manière que j’ai de me rapporter à moi-même dans
l’hypervigilance cognitive  ; aux autres via la connectivité
informatique  ; à la nature par la délocalisation et la
virtualisation. Le numérique impacte la qualité de ces
relations à soi, aux autres et au monde. Il les travaille, parfois
les abîme ou les altère, dans tous les cas, il les reconfigure.
 
CG. –  Je suis d’accord avec vous sur le fait que la mutation

numérique est plus qualitative que quantitative. Si on


considère travail et numérique  quantitativement, ça fait peur
parce qu’il y a beaucoup de pronostics, avec beaucoup
d’hypothèses possibles et beaucoup de prédictions
discutables sur le nombre d’emplois qui vont disparaître.
Si on les prend sous l’angle qualitatif, là, pour le coup, les
choses sont plus intéressantes, et d’autant plus que cela fait
ressortir la partie très humaine et très relationnelle du travail.
Une fois qu’on a tout numérisé et tout digitalisé, il y a du reste
–  les compétences professionnelles. À La Poste où je
travaille, la dimension humaine est très importante et ces
évolutions et ces mutations nous semblent encourageantes
parce qu’elles redonnent de la valeur à l’aspect humain. On
fait d’ailleurs ce constat-là non seulement dans des
professions conceptuelles, intellectuelles, créatives, mais
aussi dans les métiers du quotidien et de la relation. Cela
ouvre des perspectives de revalorisation de tout ce qu’on a
appelé les métiers des services à la personne. Surtout, cela
conduit à réfléchir à de nouveaux modèles économiques pour
rendre ces métiers viables, alors qu’aujourd’hui ils sont en
bas de l’échelle parce que mal rémunérés. Ce qui, pour le
coup, dépasse la question du salariat et pose bien la question
de la valeur de la relation dans la société.
En revanche, pour moi, le travail ce n’est pas juste une
relation, c’est une action, c’est un résultat, une production. Ce
n’est pas juste mon rapport au monde, c’est ce que j’apporte
au monde et ce que je suis capable de transformer dans le
monde. Avec mon travail et dans un monde numérique, je
change mon monde, mon monde à moi et le monde autour de
moi. Je ne sais pas si nous avons affaire à une mutation ou
une révolution, mais en tout cas le numérique remet du
mouvement. Je ne suis pas dans le numérique depuis vingt-
cinq ans  ; j’ai longtemps travaillé dans la fonction publique,
dans un monde plutôt à côté du monde. Le fait qu’on me
fasse depuis trois ans travailler dans le monde du numérique
m’a remise en mouvement personnellement et m’a obligée à
questionner à nouveau mon action professionnelle. Il y a une
mise en mouvement individuelle et collective que je trouve
très positive. Il y avait, il y a quelque temps, un article dans Le
Monde sur Fukuyama, vingt ans après 1, et je me disais que le
numérique, c’est quand même mieux que la fin de l’histoire
qu’on annonçait il y a vingt ans. C’est quand même mieux que
la financiarisation de l’économie des années  1980. C’est un
moment du capitalisme quand même plus enthousiasmant
que le film Wall Street. On pourra ensuite parler de ce qui est
moins positif, il ne faut pas être naïf, bien sûr.
 
VJG. –  Il s’agit donc d’un mouvement qui tire sa positivité du

potentiel de mouvement même, une forme de vitalité


positive  – mais on doit aussi questionner cet enthousiasme.
Le nouvel ordre mondial ne va pas par exemple dans le sens
des démocraties et le numérique est aussi utilisé par certains
États pour la reconnaissance faciale. Alors je poserai ma
question sous cette forme  : comment faire pour que ce
possible reste au service d’une humanité plus responsable ?
 
JPP. –  Si on définit le travail dans une perspective

relationnelle, il importe de préciser la nature de ces relations.


Pour moi, il y a deux enjeux quand je parle de relations.
Il y a des relations de l’ordre de l’exercice de la volonté et de
l’effort et d’autres qui se jouent du côté du repos et de la
fatigue. Je fais ici allusion à Bachelard dans ses deux livres
sur la terre (La Terre et les Rêveries du repos, La Terre et les
Rêveries de la volonté). Bachelard n’est pas réputé être un
penseur du travail. Mais il pointe avec la volonté et l’effort
l’idée que le travail est l’exercice d’une liberté (individuelle ou
celle d’un collectif) qui se confronte à ce qui lui résiste, à un
monde qui a une consistance aussi bien dans sa réalité
sociale que dans sa réalité matérielle, élémentaire, le travail
des matières des métiers anciens. La catégorie de l’effort est
centrale, et dit autre chose, elle est plus riche que la catégorie
de force de travail analysée par Marx. Dans l’effort, j’y mets
du mien dans toute l’épaisseur de mon engagement.
D’un autre côté, en parlant de repos et de fatigue, on dit aussi
que dans le travail, il y a le contentement de ce qu’on a fait, et
même bien fait. On insiste aujourd’hui beaucoup sur les
souffrances au travail parce qu’on prend conscience de ce qui
est altéré dans le rapport à soi, aux autres et au monde par le
numérique (la stimulation, la vitesse, les transferts de charge
et d’agressivité). Mais la fatigue est autre chose que la
souffrance, autre chose que l’épuisement. À côté de l’usure et
de la mauvaise fatigue, il peut y avoir une bonne fatigue, une
«  fatigue printanière  », comme disait Jean-Louis Chrétien.
Quand on parle de dimension relationnelle, il faut donc
préciser le contenu et la qualité de ces relations.
Quant aux dangers du numérique, il importe de dégonfler la
très vague catégorie du numérique. Il y a de la robotique, de
l’intelligence artificielle, de l’informatique, du numérique. Il
faudrait chaque fois décrire de façon plus fine la réalité, pour
ne pas rester dans une nébuleuse. On a commencé par la
science-fiction dans les années 1950-1960. Avec le fictionnel
et la peur, on disait que les machines remplaceraient les
hommes. Le premier robot industriel a été installé chez
General Motors, en 1961 déjà. Ensuite, on a pensé le
numérique uniquement sur un mode instrumental comme de
purs dispositifs, des instruments de support, des moyens
sans finalité. Aujourd’hui, nous en sommes à l’idée que le
numérique, nous faisons ou aurons à faire notre vie avec lui.
La question n’est donc pas simplement de savoir si le
numérique fera disparaître le travail mais comment bien vivre
le numérique au travail. Comment fait-on, comment s’arrange-
t-on, comment les métamorphoses ou les mutations
professionnelles engendrées par le numérique permettent-
elles des reconfigurations de soi ou des manières de
travailler  ? Dégonfler l’enthousiasme ou l’inquiétude que
suscite le numérique, ce n’est pas l’empêcher, mais le resituer
à sa juste place. Et cette juste place exige de se demander
comment le numérique produit de nouvelles narrations, de
nouvelles façons de raconter notre métier, nos activités de
coopération.
 
CG. –  Dans mon travail on ramène toujours le numérique à
l’individu. Le numérique simplifie les choses et permet des
solutions qui vont simplifier la vie de l’individu. Le numérique
renforce la tendance très ancienne d’organisation du monde
autour de l’individu. Le téléphone portable en est la meilleure
illustration. Sept milliards d’abonnements téléphoniques
portables en 2014 ; ça couvre une bonne partie de l’humanité.
L’individu est chargé d’intentions, d’ambitions – ce dont parle
le terme empowerment. À La Poste, nous essayons de créer
des solutions qui redonnent le pouvoir à l’individu sur sa vie
administrative, sur sa santé. On est en train de construire la
même chose pour le postier. On ne part plus de l’organisation,
mais de la personne. Évidemment l’empowerment de
l’individu peut faire peur, parce qu’on n’a pas tous la même
situation de départ. Le numérique exerce une pression forte
sur l’individu. Quand vous entendez ce qu’on dit sur la
disparition de certains métiers et de certaines compétences,
vous vous dites  : «  Et les miennes dans tout cela, est-ce
qu’elles vont aussi disparaître  ?  » On charge l’individu d’une
responsabilité que tous ne sont pas capables d’assumer de la
même manière. Néanmoins on voit que cela peut être une
nouvelle façon de reconstruire une histoire individuelle et
collective.
 
e
VJG. –  Le numérique remonte, bien avant le XXI   siècle, au

projet occidental de numérisation du monde, de maîtrise


mathématique du monde telle que le pense Descartes.
Effectivement aussi le numérique s’adresse à l’individu
autonome. Mais l’individu autonome, c’est un individu qui n’a
plus besoin de l’autre, c’est un individu invulnérable. Le travail
aujourd’hui est traversé par le numérique. On me demande
d’être de plus en plus autonome, on me sépare tout en me
connectant. On me demande d’être indépendant et connecté.
Et même si on dit que l’essentiel est l’être relationnel de
l’homme, il y a une fragilisation très forte, au bout du compte,
de cet individu connecté.
 
JPP. –  Comment le numérique transforme les relations au

travail par le transfert de charge, et le transfert de l’angoisse


que je peux ressentir au travail  ? Pensons par exemple à
l’inquiétude que suscite le fait d’avoir des courriels en attente
sur sa messagerie, vécu comme l’impression d’être en retard.
J’ai un ami directeur d’entreprise, qui a fait un burn out. Il
avait 2  500  mails en retard… Cela attire notre attention sur
l’engagement affectif, pulsionnel, manifesté au travail, dont le
numérique est le catalyseur. Il y a une petite touche sur nos
ordinateurs –  ce n’est même plus une touche car elle est
virtualisée  – qui permet une petite opération aux effets
redoutables : transférer un dossier. Face à un courriel, il y a la
possibilité de «  Répondre  », «  Répondre à tous  » ou
«  Transférer  ». Bien sûr, ce n’est qu’une analogie, mais elle
est intéressante, quand on sait ce qu’est l’analyse
transférentielle en psychanalyse. Le transfert de données est
aussi un transfert affectif de mon anxiété. D’une certaine
façon, j’agresse indirectement l’autre ou les autres en leur
transférant une partie de la charge qui peut m’inquiéter.
En fait, au-delà de la dimension affective, il faut « rééthiciser »
et repolitiser la question du numérique.
D’un côté, le numérique réalise le projet néolibéral : il étend le
modèle de l’entreprise à toutes les dimensions de l’existence.
Avec ce type de dispositifs, ce type d’outils, ce type de
techniques, on a la possibilité de devenir l’entrepreneur de soi
au quotidien dans toutes les dimensions de sa vie. Le
smartphone permet cela. Il permet de tout gérer dans le
modèle de la gestion généralisée. Et on gère ses amis, ses
relations, ses affects, son portefeuille d’actions comme des
flux de données.
Mais le numérique est aussi une industrie. Se pose alors la
question de qui a décidé de l’utilisation et de la généralisation
de ces techniques numériques dans les processus de travail
et de production. Comment discute-t-on de la finalité et de ce
qu’elles invitent, incitent, imposent de vivre  ? La question se
pose aussi à l’université. J’ai été longtemps au conseil
d’administration. Un jour, on était en train de s’interroger sur
l’homogénéisation du système d’information sur le site. La
première chose qu’on s’est dite, c’est que la généralisation
d’un système d’information et des outils numériques qui le
rendent possibles, c’était aussi l’installation d’un système de
pouvoir. À l’heure des fusions entre établissements, si on
choisit le système d’information de l’une ou de l’autre entité,
alors on choisit de généraliser la manière que l’on a de piloter,
d’organiser, de gérer les relations dans cette entité.
Le numérique est l’occasion de repenser le travail dans toutes
ses dimensions. Les techniques numériques sont
essentiellement des techniques d’optimisation et de
concentration de nos pouvoirs de transformation du monde.
Le travail ordinaire mettait l’accent essentiellement sur la
transformation et sur l’opération. Le numérique, ce n’est pas
que de l’individu, ce sont des stratégies industrielles et des
stratégies économiques. C’est toute la question des Gafa
aujourd’hui. On exalte l’individu en laissant penser que la
médiation instrumentale ne serait qu’une médiation, alors
qu’elle modifie, qu’elle reconfigure considérablement les
manières de travailler ensemble. On ne saurait confondre des
outils qui permettent éminemment l’individualisation, mais qui
ne produisent pas nécessairement de l’individuation. Mon
smartphone me souhaite mon anniversaire. Il me dit aussi  :
« Tiens, vous avez acheté ça, vous devriez aimer ça. » C’est
une individualisation effective, qui dérive parfois en
marchandisation de l’intime. Mais l’individualisation n’est pas
nécessairement une individuation qui vient soutenir l’effort
d’être soi.
Second aspect, quand on en voit les impacts sur les acteurs,
est-ce qu’il ne faut pas repolitiser, ou redéfinir les espaces de
négociation sociale relatifs à la généralisation d’un système
d’information, ou un type d’outils dans une organisation ?
 
VJG. –  Que la technologie soit individualisée demande du

coup de repenser une réalité dont on n’a pas encore parlé, et


qui est l’entreprise, l’entreprise comme collectif de travail, la
manière dont s’organise le collectif dans l’entreprise.
 
JPP. – On pourrait prendre deux exemples : celui du télétravail

dans les activités de coopération et celui du droit à la


déconnexion concernant le temps de travail. Ils disent
combien se reconfigurent nos relations au travail via le
numérique.
 
CG. –  Cette question du rétablissement des droits individuels

dans un collectif, dans l’entreprise ou à l’extérieur de


l’entreprise, me tient à cœur. Et là pour le coup, c’est bien un
avatar du libéralisme. Et c’est plus que de l’idéologie, ça
devient une religion. C’est Pierre Musso qui dit cela dans son
livre La Religion industrielle, en rappelant que la Silicon Valley
est à côté d’Hollywood. Il y a effectivement tout un imaginaire
mis en scène, avec de nouveaux héros, avec de nouveaux
patrons. Je suis d’accord avec vous quand vous dites
« exalter l’individu ce n’est pas lui permettre de se réaliser ».
Ensuite, la question, c’est : comment on fait dans le monde de
l’entreprise pour combiner certaines injonctions
contradictoires  ? Pour moi, il y a une contradiction entre
l’autonomie et la concentration des données, parce que la
concentration des données peut être utilisée pour limiter
l’autonomie.
Ensuite, il y a un deuxième aspect contradictoire : celui d’une
organisation beaucoup plus horizontale qui, en même temps,
n’exclut pas le pouvoir, la hiérarchie, la verticalité du
management.
Enfin, il y a un troisième aspect concernant la réalisation de
l’individu  : tous ces outils standardisent profondément. Les
data nous permettent d’avoir des standards de qualité de
service très élevés. On m’a offert le Google Home qui parle.
Si vous voulez que la machine vous réponde, il faut lui poser
des questions qu’elle comprend. Mon fils de 10 ans et moi, on
n’a pas de mal à standardiser notre discours, mais cela peut
exclure certaines personnes de ce standard.
En même temps, il y a un potentiel de simplification dans le
numérique qu’il ne faut pas sous-estimer. Dans les quinze
dernières années, il y a eu un mouvement de
dématérialisation des éléments physiques et ça a généré de
la simplicité, mais aussi pas mal de complexité, car on est au
milieu du gué. C’est ce qu’on vit tous quand on fait des
démarches administratives en ligne. Une partie est
dématérialisée, l’autre ne l’est pas. On n’a pas vraiment
repensé les processus, on les a juste numérisés. La simplicité
viendra quand on repensera, grâce au numérique, les choses
de bout en bout. Voilà du potentiel pour vraiment simplifier,
quand on reprend de fond en comble un processus, quand en
fait on le repense.
 
VJG. – Quelle est pour vous justement la valeur intrinsèque de

cette simplification ?
 
CG. – Par rapport à ce qu’on se disait sur l’empowerment de

l’individu, le numérique peut être utilisé par des gens qui


n’étaient pas destinés à en avoir l’usage. Il y a un potentiel du
numérique pour simplifier les choses et créer des solutions
qui répondent aux problèmes des gens. À La Poste, on sort
de la période où on a dématérialisé des opérations pour
entrer dans une période où on cherche à simplifier la vie du
client et donc à se mettre à sa place.
 
JPP. –  La question «  comment on fait  ?  » déplace les
réflexions sur le travail et le numérique vers le champ de ce
qu’il est possible effectivement de faire. Cela nous sort de
l’opposition entre conservateurs et progressistes,
technophiles et technophobes, pro-innovation et
réactionnaires. C’est un piège de raisonner en termes de
conservatisme ou de progressisme sur ces questions, même
si l’idée d’innovation numérique encourage à confondre
innover et progresser. Une innovation est un fait. Une valeur
est attachée à ce fait qu’on peut tout à fait discuter ou
contester. Avec le numérique, ce qui compte, c’est sa
maturation. Comment les humains et les sociétés humaines
font-ils avec leurs dispositifs techniques, pour que ceux-ci
soient au service des idéaux de ces sociétés ou de ces
individus  ? Gilbert Simondon, philosophe des techniques,
parle de systèmes techniques abstraits et de systèmes
techniques concrets. Un système technique abstrait est un
système qui impose sa logique, ses catégories, ses valeurs à
la réalité avec laquelle il dialogue. En l’occurrence pour le
numérique, ça peut être la transparence, la rapidité,
l’efficacité, la réactivité. Mais il impose ses valeurs par rapport
à d’autres que peut porter l’entreprise. Un système concret,
inversement, est un système dans lequel les valeurs du
système technique sont discutées, appropriées, intégrées par
les acteurs à l’échelle individuelle ou par ceux qui organisent
l’entreprise, voire ceux qui la dirigent du point de vue
stratégique. Je lisais récemment le dernier numéro de la
revue Informations sociales (no 196-197, 2018), la revue de la
CNAF (Caisse nationale des allocations familiales). Il
comporte des articles sur l’impact du numérique sur les
métiers de la CAF où les techniciennes ont l’impression
d’effectuer un travail de moindre qualité et de perdre la
maîtrise sur leurs activités. Aujourd’hui, avec la
dématérialisation des feuilles de soin et les télétransmissions,
ce sont les ordinateurs qui contrôlent eux-mêmes les
données, autrefois vérifiées par les techniciennes. À l’échelle
des individus, leur travail n’est pas de contourner la machine,
mais d’insister sur les valeurs qui font le service public rendu
aux personnes,  etc., avec la mémoire qu’elles ont de leur
situation. Cette idée qu’on bricole avec l’outil numérique en
inventant une nouvelle façon de travailler, je la trouve
intéressante. À l’échelle stratégique, il y a tous les effets
d’organisation et de standardisation. Le défi est celui de la
distinction entre uniformiser et unidimensionnaliser. Un
système technique coordonné à l’échelle mondiale, comme
les autoroutes de l’information, permet une fluidification de la
circulation d’informations par leur standardisation. Ça permet
le GPS, les traducteurs automatiques. Les choses deviennent
problématiques lorsque ces outils ou ces dispositifs écrasent
les réalités sociales à l’intérieur de l’entreprise. Telle est
l’unidimensionnalisation. On ne sait plus où on a prise pour
contrôler ces outils globaux. Google est plus fort que les
législations nationales, voire européennes. Il y a là un enjeu
stratégique pour ce qu’on veut promouvoir comme type de
monde, y compris au sein des entreprises.
 
CG. – Comment on fait face à cette mutation ? Elle se discute

en fait. Elle se discute à l’échelle de l’État, elle se discute à


l’échelle de l’entreprise, elle se discute à l’échelle des
équipes. En ce moment, on se dit justement  : «  Comment
conduit-on cette mutation avec les postiers  ?  » Soit on leur
fait descendre une organisation abstraite et ça ne marchera
pas, soit on se demande comment faire résonner cette
mutation avec la culture de cette entreprise, avec ses
ressources. Dans ce cas-là, ça devient plus facile. Parce que
ça parle aux gens. On se dit qu’on aura réussi notre mutation
numérique quand elle sera intégrée aux gestes du postier. Je
vais prendre un exemple à La Poste pour tenter d’expliquer le
potentiel et les questions que peut amener le numérique dans
une grande organisation. À La Poste, nous avons l’habitude
d’associer les postiers à l’élaboration du plan stratégique de
l’entreprise. Chaque fois, on arrive à mobiliser une centaine
de milliers de postiers. Au moment du lancement du plan
stratégique en 2014, nous avons engagé ce que l’on a appelé
une démarche participative. Elle consistait à faire travailler
chaque postier en réunion d’équipe sur une planche
présentant de façon simplifiée les enjeux stratégiques de
l’entreprise. Cela nous a pris six mois, a nécessité une forte
équipe projet et une logistique pour faire redescendre les
planches dans l’ensemble des sites de La Poste.
En 2017, à mi-chemin de notre plan stratégique, nous avons
souhaité revenir vers les postiers pour savoir où on en était
du déploiement de notre plan, d’où une nouvelle démarche.
Nous avons choisi de travailler sur une plateforme numérique.
Cela nous a pris trois mois et, surtout, a permis aux postiers
d’échanger les uns avec les autres en temps réel sur toutes
leurs réalisations et leurs idées pour l’avenir. Au premier
regard, on a l’impression que l’on a deux démarches assez
identiques et que l’on a dans le second cas juste gagné du
temps et de l’argent. En réalité, à cette occasion, on a pris
conscience de tout le potentiel et des questions que posait ce
nouveau type de démarche à notre organisation. D’un côté,
une capacité mobilisatrice peu coûteuse et à grande échelle
permettant l’émergence de nombreuses idées sans vraiment
de problèmes de modération dès lors que le débat est bien
posé en amont et les règles claires. De  l’autre, une
horizontalité et un temps réel de débats qui percutent notre
organisation verticale du management, nous amenant à nous
interroger sur le rôle et le traitement à réserver aux managers.
Comment leur donner un temps d’avance, comment faire en
sorte que ce débat se fasse en équipe et pas chacun à son
poste.
Par ailleurs, le numérique permet de faire et de défaire très
vite et aussi de tester. Le numérique, vous élaborez quelque
chose, vous vous rendez compte d’un oubli, vous changez. Il
y a un potentiel de réactivité, de correction, d’itération ainsi
qu’une capacité de mobilisation qui sont très puissants dans
les organisations.
Par ailleurs, j’ai été sensible à ce que vous disiez sur le fait
que des gens décident dans tous les systèmes et que donc il
existe des marges de manœuvre et des choix. Les dirigeants
doivent décider alors qu’ils ne sont pas toujours très éclairés
pour le faire. Cette mutation-là, majeure dans la gouvernance,
doit vraiment être prise en considération. Technologie et
stratégie, technologie et transformation vont de pair. À ce titre,
la technologie est devenue un sujet de Comex. Aujourd’hui, si
vous ne faites pas les bons choix technologiques, cela a des
conséquences économiques et sociales très fortes.
 
JPP. –  Il faudrait faire des descriptions fines de ce

déplacement  : comment les gens bricolent à l’échelle


individuelle, et comment sur le plan stratégique on pilote.
La fonction intermédiaire des managers est aussi intéressante
à creuser, parce qu’elle pose la question de ce qui ne peut
pas être numérisé dans les activités. On peut mettre du
numérique partout, ça déplace les charges de travail, ça les
redéfinit, ça les reconfigure. Mais, qu’en est-il de ce qui n’est
pas numérisable  ? Je prends le cas de l’éducation. La télé-
éducation, c’est utile et en même temps quelque chose qui ne
peut pas être suppléé. Cela dit quelque chose sur le geste
d’éducation, comme sur le geste du postier, ou celui du
clinicien, qui sont des gestes de soin relationnels et non
seulement informationnels. Il y a une qualité de la relation qui
peut être soutenue par les dispositifs numériques, mais pas
nécessairement remplacée par eux. C’est là que l’on retombe
sur les questions relationnelles dont je parlais tout à l’heure.
La relation n’est pas «  itémisable  », même si les activités
peuvent être réduites à un certain nombre d’items qui les
séquencent.
 
VJG. – Pour prendre l’exemple du secteur hospitalier, le temps

passé aujourd’hui à intégrer les renseignements des bases de


données sur les patients est pris par le clinicien sur le temps
de concertation avec les  collègues et d’échange avec les
patients. La fonction support SI est plus qu’une fonction
support, c’est une fonction stratégique de l’entreprise. Toute la
question est d’arriver à penser cette fonction stratégique dans
toutes ses dimensions. Or est-ce qu’aujourd’hui, les équipes
dirigeantes sont sensibilisées au multidimensionnel du rapport
au travail  ? Une clé d’entrée pourrait être «  mettons-nous
d’abord d’accord sur ce qui n’est pas numérisable ».
 
JPP. –  Effectivement, le numérique est souvent traité sur le

mode instrumental, alors qu’il est une fonction stratégique. On


pense mal le numérique lorsqu’on le pense uniquement sur
un mode instrumental, c’est-à-dire en se disant que le
numérique met à disposition des moyens dont les stratèges
définiraient les fins. Un système technique, ce sont des
valeurs matérialisées porteuses d’une conception du monde.
Quand Lévi-Strauss est surpris de voir que les Indiens
d’Amazonie n’utilisent pas les haches en acier qu’on leur a
données alors que ce serait tellement plus rapide pour eux de
couper un arbre avec une hache en acier plutôt qu’avec de la
pierre taillée, il se fait cette observation qu’un objet technique
demeure abstrait tant qu’il n’est pas relié aux valeurs qui en
justifient l’utilisation. Parler de fonction stratégique, c’est dire
que le numérique est déjà porteur de valeurs. Si c’est bien le
cas, on doit se demander  : est-ce que les valeurs dont il est
porteur sont en adéquation avec celles qu’on véhicule ? Est-
ce qu’il les soutient, les empêche, les écrase ?
Il y a une seconde idée concernant le multidimensionnel. Un
des enjeux est de définir les lieux du choix, d’identifier les
espaces de décision concernant la généralisation des
techniques numériques. On discute et débat aujourd’hui en
beaucoup d’endroits, y compris par le bricolage ou la fatigue.
À sa façon, la souffrance est aussi une manière de se
débattre avec ça. Et puis ça peut se débattre aussi en
CHSCT ou ailleurs.
 
VJG. –  Il faut donc penser les lieux de délibération et la

nouvelle articulation entre l’approche horizontale de la


coopération dans l’entreprise et l’approche verticale.
 
CG. –  La question porte sur les dirigeants. Pour moi, les

dirigeants sont des êtres humains qui ont des représentations


qui ne les préparent pas forcément à tout ce qu’on vient de
dire. Il y a un choc culturel et, pour le coup, quelque chose de
générationnel. Beaucoup de dirigeants sont centrés autour
d’une certaine façon de créer. Or le numérique percute de
nombreuses chaînes de valeur et est en train de les
recomposer. On est assez loin d’un numérique instrumental ;
cela change les modes de production, de distribution, le
management des ressources et des personnes. Autrement
dit, cela questionne leur rôle et génère un sentiment de perte
de contrôle. Il faut trouver de quoi ranimer leur énergie. Pour
cela, il faut montrer que rien n’est inéluctable. Un dirigeant
doit continuer de décider. Que ce ne sont pas les Gafa qui
vont décider de notre vie demain. Qu’il est possible d’inventer
un humanisme numérique qui tient compte de nos valeurs
européennes. Prenons l’exemple de la mise en œuvre du
RGPD (Règlement général sur la protection des données), et
de la réaction de Facebook. Ce règlement est entré en
vigueur le 25 mai et Facebook a annoncé le même jour qu’il le
mettrait en œuvre en Europe. Il y eut aussitôt une mobilisation
sur les réseaux sociaux et Facebook a dû annoncer le
lendemain qu’il l’appliquerait sur son réseau mondial. Un tel
exemple montrant l’impact de la régulation donne de l’espoir
aux dirigeants.
 
VJG. – Comment positionner les managers dans l’entreprise ?

Comment créer au quotidien un lien suffisamment fort avec le


collectif de travail pour préserver ces capacités de choix  ?
Peut-être faut-il revenir maintenant sur les valeurs que vous
avez évoquées  ? Jusqu’où la transparence, jusqu’où la
réactivité, jusqu’où l’immédiateté, jusqu’où la rapidité sont-
elles effectivement facteurs de simplification ? Comment aussi
préserver une capacité de recul ?
 
JPP. –  Vis-à-vis du numérique, nous découvrons qu’il y a la

possibilité d’un exercice de la liberté, qu’il soit individuel,


organisationnel ou stratégique, là où on croit qu’il y a un
destin inéluctable. On a parfois l’impression que le numérique
serait une nouvelle fatalité, à laquelle on ne peut pas
échapper, alors qu’il y a des choix à faire, des consentements
ou des refus à donner. En soi, c’est un motif de se réjouir.
Comment prendre soin de l’humain au travail à toutes les
échelles où se déploie le travail – de l’individu, du collectif, au
niveau d’un service, d’un établissement, voire plus – à l’heure
des techniques numériques ? Si on prend au sens fort l’idée
de soin, si on fait du concept de soin un concept critique et
pas simplement compassionnel, je dirais que le soin, ici, est
attentif à tout ce qui, dans le numérique, vient discuter,
reconfigurer, mais aussi abîmer ou user les acteurs au travail
et leurs relations entre eux. Et pour moi, il y a trois lieux de
vigilance.
Il y a d’abord la question de l’attention elle-même.
Il y a la question de l’intelligence et du contenu qu’on lui
donne.
Enfin il y a la question de l’imagination.
Au fond, les enjeux du numérique, ce sont des enjeux
anthropologiques. Ils interrogent l’idée que l’on se fait de ce
qu’est un humain au travail. Il y a beaucoup de différends
entre anthropologues dans le champ du travail, à commencer
par celui entre le modèle de l’Homo œconomicus et un autre
mettant plus l’accent sur la dimension de coopération.
Maintenant, il y a l’Homo numericus avec la question : « Que
signifie être un humain au travail, être en relation avec
d’autres ? »
Sur la question de l’attention, j’aime citer une formule de
Simone Weil. Quand elle fait son expérience d’usine dans les
années 1920, une expérience du taylorisme naissant, elle dit :
«  Les formes modernes d’organisation du travail sont un
attentat contre l’attention des travailleurs 2.  » Pour moi, le
point de vigilance aujourd’hui, c’est de se demander comment
le numérique vient altérer la qualité d’attention du travailleur.
Mais, d’une façon nouvelle. Pour Simone Weil, le problème de
l’attention est lié à l’opposition entre la cadence qu’imposent
les process tayloriens et les rythmes personnels. Aujourd’hui,
la question de l’attention est absorbée par ce qu’on appelle
l’économie de l’attention, au sens de Yves Citton, à laquelle il
oppose une écologie de l’attention. La difficulté qu’on
rencontre avec le numérique est qu’il absorbe l’attention dans
la culture de la vigilance. On confond vigilance et attention. Le
numérique suscite une hypervigilance, exigeant de répondre
immédiatement aux sollicitations, d’être toujours en veille. Il
ne permet guère un certain nombre d’activités de la vie
psychique, celles de l’attention profonde, qui supposent de
ralentir, de pouvoir se poser. Et donc la question, c’est  :
comment trouver des formes d’organisation où des dispositifs
dont la grande vertu est qu’ils stimulent la vigilance
fonctionnent sans brider l’attention des personnes  ? Du
moins, si on considère que l’attention est le lieu de
déploiement de la rêverie, de l’intériorisation, de la capacité
de la réflexivité, de la prise de distance avec l’immédiateté et
qu’il importerait de la soutenir !
Sur les deux autres aspects, l’intelligence et l’imagination, ma
position vient en droite ligne.
Dans le numérique, il y a pour moi une perte. Les données
«  itémisent  », segmentent ce qui se donne dans la globalité
du geste de travail. Dans le travail, il y a quelque chose qui se
donne en plus de ce qui s’échange. Les données saisissent
ce qui s’échange, mais n’arrivent pas à décrire ce qui se
donne. Ce faisant, on laisse de côté une autre intelligence,
celle qui  produit de la relation, qui fait de la synthèse, qui
produit de la narration. Il y a donc le risque d’un primat de la
pensée « calculante » sur la pensée « méditante ». C’est un
défi pour un manager, qui a besoin de cette capacité de
calculer sans détruire la réflexivité des acteurs dans leur
capacité à méditer. C’est comme cela que j’analyse la
souffrance au travail  : quand on n’arrive plus à donner du
sens à ce qu’on fait, finalement on explose, on n’arrive plus à
gérer les données et à gérer tout court.
Pour finir à propos de l’imagination, c’est encore une autre
difficulté. Pour moi, la question aujourd’hui, c’est comment
l’imagination, dans le champ de l’entreprise, permet-elle de
ménager des espaces de rêverie, de créativité et d’ouverture
sur d’autres possibles ? Ça existe dans l’entreprise avec tout
ce qu’on appelle recherche et développement. Le risque est
d’absorber cette capacité d’ouverture que produit
l’imagination sous le mot «  innovation  », d’incitation à
l’innovation pour l’innovation, avec ce qu’elle peut avoir
d’extrêmement bridant. Comment alors résister à l’incitation à
l’innovation pour permettre de mieux imaginer, pour mieux
vouloir ?
 
CG. –  Quand je vous écoute, j’ai l’impression de me voir en

situation professionnelle. Je suis dans une équipe


ultranumérique, c’est-à-dire composée de fortes compétences
technologiques, marketing et data. Je suis plutôt celle qui va
donner du champ, raconter l’histoire, et essaie de comprendre
ce qui change et ne change pas au travers. Tout ce que vous
expliquez sur l’intelligence renvoie au choc culturel que je vis
–  et à celui que vivent mes collègues du numérique en
s’intégrant dans une entreprise historique et très humaine
comme La Poste. De ce choc naît quelque chose d’utile.
Je veux aussi parler du rapport au temps. Le monde du
numérique fait croire que tout s’accélère. C’est vrai et c’est
faux. Évidemment, l’économie s’accélère, l’information
s’accélère, mais il y a des choses qui ne s’accélèrent pas. À
l’échelle d’une grande entreprise, reconstruire un système
d’information, ça prend un peu de temps. Entre le moment où
vous décidez de construire un nouveau système d’information
et le moment où il voit le jour, il va se passer du temps. Une
autre chose qui n’accélère pas, ce sont les représentations
individuelles et collectives, enfin, quand vous êtes en période
de mutation, il ne faut surtout pas se laisser porter par tous
les microévénements. On a besoin en quelque sorte de
digérer les changements. Ce moment de latence est
humainement normal mais en situation, ce n’est pas facile de
l’assumer. Je suis sensible aussi à tout ce que vous dites sur
la diversité de l’intelligence. Il faut que le manager soit très
attentif aux compétences qu’il a dans son équipe, à
l’ouverture à l’extérieur. Mais la posture d’ouverture, c’est
d’être ouvert à des choses différentes de ce qu’on est. Il y a
des gens innovants qui ne sont pas ouverts.
 
JPP. –  Je me réjouis que l’on en arrive à la question de la

temporalité. Le dispositif numérique a le grand avantage de


permettre une synchronisation à des échelles inouïes. Je
peux être ici et là-bas. C’est ce qu’on appelle travailler en
«  temps réel  ». Cette synchronisation peut effectivement
donner l’impression d’un emballement et d’une accélération.
Ce que vous appelez la latence désigne comment ce qui fait
l’humanité du temps s’articule avec ce type
d’hypersynchronisation. Dans une société d’accélération, il y
a deux solutions. Soit on est dans le move et on prend
éventuellement les amphétamines qu’il faut pour être encore
dans le move  ; et on se fabrique aussi ses petites oasis de
décélération personnelle, on fait du yoga, de la méditation, du
jardinage, ou de la cuisine. Soit c’est la dépression ou le burn
out, qui est «  aussi  » une façon de vivre un temps retrouvé.
Entre ces deux extrêmes, la question est pour moi celle de la
polyrythmie. Quand on décrit de façon un peu fine comment
les gens font avec le numérique, on observe qu’ils réinstallent
du rythme. Ils redéploient une forme de rythmique, là où le
numérique pourrait imposer la monorythmie de la cadence. Il
faut être réactif, il faut que j’aie répondu à tous mes mails ce
soir. La polyrythmie, c’est ce bricolage temporel, qui fait qu’il y
a différentes façons d’occuper son poste de travail. On peut
avoir le même poste, mais ne pas le vivre de la même façon
en fonction de ses histoires, de ses manières de le combiner.
La question du rythme est aussi une question
organisationnelle, c’est une question éthique pour soi, mais
c’est aussi une question politique. Je repense à votre
manager court-circuité par la discussion horizontale entre les
postiers. Pour lui, le défi c’est celui de l’hypersynchronisation
pour permettre l’interaction entre toutes ces personnes. Mais
c’est aussi de trouver ces espaces où, à un moment donné,
on se recueille.
 
CG. – C’est très important ce que vous dites sur ces espaces

et ces moments ritualisés de recueillement. Quand tout


s’accélère, les rites peuvent être des moments où l’on souffle,
où l’on se retrouve ensemble. Il faut cadencer le temps. Si
vous ne le ritualisez pas, vous ne le maîtrisez plus, c’est le
temps qui vous maîtrise.
 
JPP. – J’ai lu un encart publicitaire de La Poste au moment du

salon VivaTech, où on présentait les innovations techniques


de La Poste en termes de robotique et de numérique. Et dans
cet encart, il y avait à l’occasion de ce salon une annonce  :
« On fera prêter serment aux postiers. » J’ai trouvé audacieux
que, dans un salon dédié à l’ultranouveauté, on fasse appel à
un rite, qui se réinstalle dans une temporalité très longue et
très lente. C’est un rite qui remet du rythme, là où l’innovation
technologique impose sa cadence. Ce rite, le serment de
confidentialité, replace au cœur du technologique construit
sur le souci de la fiabilité une catégorie fragile, celle de la
confiance, sans laquelle il ne peut pas y avoir, en définitive,
de service de La Poste. La fiabilité du numérique n’est pas le
tout éthique de la confiance. C’est à prendre soin de cette
dernière qu’il s’agit de porter attention.
Au fond un système technique fiable tient sur une position
éthique forte qui est une relation de confiance, portée par des
personnes. C’est loin d’être archaïque.
 
CG. – Nous avons mis à jour le serment des postiers qui date

de 1790, en y rajoutant la confidentialité des mails. Cela nous


permet de nous inscrire dans un temps long (la Poste existe
depuis six cents ans), et de montrer la vitalité de nos valeurs
dans le monde numérique.
C’est aussi un moment d’émotion individuelle. Le jour  J, les
gens viennent avec leur femme, avec leurs enfants. Il y a une
cérémonie. Le président de La Poste est là. Il n’assiste pas à
toutes les prestations de serment, mais c’est le moment de
l’année où notre entreprise à travers lui montre la puissance
et l’actualité de nos valeurs.
 
VJG. – Il faudrait aussi s’interroger sur ce qui reste de l’homme

quand il est grandi par la technique. Comment s’assurer que


c’est bien l’homme que l’on grandit ?
 
JPP. –  La grandeur n’est pas la même chose que

l’agrandissement. Avec la grandeur, il y a une idée de ce que


pourrait être un humain, là où l’agrandissement, c’est une
extension des capacités ou des pouvoirs.
Je me disais qu’avant de parler de l’homme agrandi ou
augmenté, on pourrait parler de l’homme aliéné. Le souci ou
la vigilance à l’égard du numérique porte sur comment faire
pour qu’un système technique soit au service d’une libération
des capacités et non d’une aliénation des acteurs, au sens
large du mot «  acteur  ». Le numérique engage des
interrogations ou des prises de positions qui sont éthico-
politiques. S’interroger sur le numérique, c’est l’occasion pour
nous de redéfinir qui on veut être et qu’est-ce qu’on cherche à
pouvoir vivre ensemble. C’est cela grandir.
 
CG. – Il y a un storytelling porté par les acteurs du numérique.

Si cette histoire ne nous convient pas, à nous de raconter la


nôtre. Ça peut se faire à l’échelle de l’Europe, à l’échelle de la
France, et ça se fait à l’échelle d’une entreprise. J’aime cette
idée de la grandeur de l’homme et de la femme.
 
VJG. – Il y a là, à vous écouter, une articulation nouvelle, ou un

rôle nouveau du manager et de son autorité. Si on prend le


versant de l’autorité qui grandit, qui crée les conditions pour le
développement  ; le rôle du manager est de créer les
conditions pour que chacun, dans son métier, puisse être en
situation de choix, et que les collectifs soient en situation de
choix et à chaque niveau que ce choix éclairé s’exerce. Cela
demande de faire évoluer les compétences managériales en
ce sens.
 
CG. – J’aime aussi cette vision du manager qui n’est pas tout

à fait classique : celui qui fait advenir et pas seulement celui


qui incarne l’autorité et le contrôle. Mon travail dans le
numérique me fait repenser mon positionnement managérial.
 
JPP. – Un des enjeux, c’est notre capacité à porter des récits

pluriels qui ne soient pas que de la stratégie, au sens du


storytelling, et qui ne soient pas non plus écrasés par le grand
récit de l’inéluctable avancée du numérique, qui va avec la
croissance, qui va avec le capitalisme et sa violence. L’enjeu
est de raconter le monde d’une façon plurielle.
Témoignage

Fabrice Enderlin
L’impact du numérique sur la technologie et le travail.
Exemples et témoignage sur la pratique dans l’entreprise
UCB
 
Fabrice Enderlin a été en charge des ressources
humaines,

de la communication et de la responsabilité sociétale


d’UCB de 2008 à 2017. Il est aujourd’hui consultant

et fondateur de DiscernYard.
 
J’évoquerai trois exemples issus de la pratique de l’entreprise
UCB, société biopharmaceutique internationale, dont le siège
social est situé en Belgique, compétente dans le traitement
des maladies inflammatoires, des systèmes immunitaire et
neurologique, et bientôt dans le traitement de l’ostéoporose.
Cette entreprise fortement internationale compte près de
8 000 collaborateurs, majoritairement cadres et scientifiques,
et opère dans plus de 30 pays.
 
Par convention, j’utiliserai le terme «  numérique  » pour
qualifier l’introduction dans les organisations de technologies
de l’information visant à créer et faire circuler de la donnée
numérique. Le monde anglo-saxon emploie le terme
« digital ».

De l’intranet à une plateforme communautaire


L’introduction il y a quelques années d’un nouvel intranet
collaboratif dans l’organisation constitue notre premier
exemple.
Jusqu’alors, les intranets «  classiques  » visaient à
«  pousser  » une information de la direction de la
communication vers les salariés, sans véritable possibilité de
feed-back. Il s’agissait simplement de remplacer le fameux
«  journal d’entreprise  » par un journal numérique, avec la
possibilité d’augmenter la fréquence de parution et
d’introduire plus de contenu, photographique notamment.
L’innovation était plus de forme que de fond et ne renversait
pas les codes de la communication d’entreprise, où le salarié
était relativement peu présent.
Du fait de l’impact grandissant de Facebook, et de la
réduction des coûts de mise en œuvre de nouvelles
plateformes d’échanges, il fut décidé au sein d’UCB de mettre
en place un intranet complètement ouvert et interactif nommé
« Plaza ».
Ce nouvel environnement permettait la cocréation d’articles,
l’accueil de supports vidéo mais aussi de faire vivre online
des communautés par centre d’intérêt. Cette introduction
opéra un bouleversement des flux de communication qui de
top-down pouvaient s’organiser non seulement bottom-up
mais également transversalement.
C’est ainsi qu’une chaîne «  UCB Tube  » fut créée. Chaque
mois, l’actualité de l’organisation était présentée par un
salarié. Des communautés, d’abord professionnelles puis de
loisirs, apparurent et des débats spontanés s’engagèrent sur
la science, les événements festifs, mais aussi lors
d’événements dramatiques  : la solidarité s’organisa
spontanément lorsqu’un collaborateur fut victime d’un
attentat, par le don de jours de congé, idée vite relayée sur
l’intranet…
Tout ceci posa et continue parfois de poser la question des
méthodes de régulation de la diffusion de l’information et des
risques que font courir les systèmes ouverts qui, par nature,
échappent au contrôle a priori. La publication d’articles obéit à
des règles techniques et nécessite un bon niveau de maîtrise
de publication en format
HTML, mais les commentaires, les likes, la participation à des
forums ne sont pas régulés, bien que faisant l’objet d’une
lecture par des modérateurs.
La direction, qui assume les opportunités, mais aussi les
risques de ce nouvel environnement, aurait pu être tentée de
formuler des règles, lourdes à appliquer, et de mettre en
place un organe interne de régulation. Le parti fut pris de faire
vivre l’expérience et d’apprendre au fur et à mesure de la
mise en place du nouvel intranet.
On constata qu’un système d’autorégulation s’était établi, du
fait même de l’accès direct de tous à l’information. Une
inquiétude demeura cependant  : veiller à ce que, sous
couvert d’ouverture et de transparence, les salariés ne
divulguent pas des secrets de fabrication de l’entreprise ou
des informations classifiées (je reste surpris par la candeur
des scientifiques et leur capacité à, en toute transparence,
partager leurs découvertes). En cinq années de pratique,
aucune mésaventure de cet ordre n’est arrivée.
On peut facilement imaginer les dérives potentielles  : un
salarié qui soudainement se vengerait sur l’intranet en
publiant des informations infamantes, un syndicaliste qui
mobiliserait les salariés pour justifier d’une revendication. Il
est vrai que le niveau de conflictualité est très faible dans
cette organisation.
 
Une anecdote en témoigne. Dans le contexte d’un partenariat
avec une association mondiale de jeunes diplômés, nous
avons recruté une trentaine de stagiaires, des millennials.
Venant du même horizon, jeunes, et nés avec ces nouvelles
technologies, ils décidèrent spontanément de créer sur Plaza
une communauté dénommée les « Youngsters ». Habiles en
marketing, ils invitèrent des membres du comité de direction à
témoigner de
leur expérience professionnelle à l’occasion de petits
déjeuners dont ils rendaient compte dans leur communauté.
Alertée par cette pratique, la déléguée syndicale s’émut
auprès du DRH d’une telle liberté laissée à ces jeunes et
souhaita répondre en créant le groupe des «  Baby-
Boomers  ». Le problème était qu’aucun membre de cette
future communauté ne maîtrisait l’outil collaboratif… Les
Youngsters voulurent les aider. À l’issue d’un premier
échange, il fut décidé que ceux-ci formeraient les Baby-
Boomers aux outils collaboratifs et que ces derniers
mettraient en contact les Youngsters avec des collaborateurs
détenant des savoir-faire spécifiques. Cette belle histoire, qui
n’a nécessité aucune intervention hiérarchique et s’est auto-
organisée à partir d’une nouvelle technologie, témoigne aussi
de la capacité d’entraide intergénérationnelle.
 
Force est de constater qu’une forme d’éthique de la
communication, qui prévalait sans doute dans l’entreprise en
amont, s’est diffusée à cette nouvelle technologie. La raison
d’être de l’entreprise étant de faire en sorte que chaque
patient vive mieux sa pathologie, souvent chronique, le
champ de l’éthique est régulièrement questionné dans
l’organisation. Il est tentant de conclure que ce fait influe
également sur la manière dont sont appréhendées les
technologies numériques.
Ce qui a changé, c’est la vitesse à laquelle cette
autorégulation se met en place. Les règles de propagation de
l’information ont changé, de locales elles deviennent
immédiatement globales et conduisent à réagir dans un
espace-temps réduit.
 
Un autre phénomène est la fluidité des thématiques sur un
espace médiatique originellement dédié uniquement à une
communication descendante. La possibilité de former des
communautés d’intérêt ne s’est évidemment pas limitée aux
aspects professionnels. Ceci existait déjà avant l’invention de
ces technologies mais était géré, du moins en France, par les
œuvres sociales et sportives de l’entreprise qui recevaient un
budget pour ce faire. Aujourd’hui ces moyens classiques
subsistent mais perdent de la vitesse. Ceci explique la perte
d’influence de ces «  corps intermédiaires  » que sont les
comités d’entreprise lorsque s’auto-organisent les salariés en
dehors du cadre institutionnel normé.

Numérisation et gouvernance… la familiarisation


du comité de direction
Le deuxième exemple n’est pas du même ordre. Il s’agit de
décider qui est en charge ou à qui l’on confie la responsabilité
du numérique (à voir le nombre de chasseurs de têtes qui
essaient de définir le profil de ce nouveau «  maître du
numérique », il est clair que le sujet est d’actualité, et pas que
chez UCB).
 
Le numérique crée une tension fondamentale dans
l’entreprise. La réponse relève de la stratégie de l’entreprise
et il convient de se demander si entrer de plain-pied dans
l’ère du numérique représente un avantage compétitif, voire
un moyen de survie.
La familiarisation progressive du comité de direction d’UCB
au digital fut au cœur de la problématique, ce qui est sans
doute le cas dans beaucoup d’entreprises.
 
À l’origine, on part d’une intuition, d’un sentiment que les
« choses changent », c’est parfois imperceptible, parfois cela
relève de la mode ou de l’anecdote. Un membre du board
assiste à une présentation dans le cadre d’une conférence et
le comité de direction souligne cette nouvelle tendance. Une
autre fois, une lecture, un reportage piquent la curiosité. Dans
le cas d’UCB, ce fut une idée originale du CEO de l’époque
(2013) qui lança la réflexion.
 
Au mois d’août, les membres de l’Excom, comité de direction,
furent invités à se connecter par téléphone, tous les deux
jours, pendant une heure, à une conférence d’experts
organisée pour le seul comité de direction et portant sur
divers sujets de société. Ceci était censé nous mettre en
situation de préparer le plan stratégique dans de bonnes
conditions. L’expérience fut extrêmement originale et
enrichissante et la méthode traduisait déjà une forme de
familiarisation avec le monde numérique.
C’est ainsi qu’entre une conférence sur l’émergence de la
classe moyenne chinoise et une autre sur l’évolution du rôle
du patient, nous eûmes l’opportunité de nous familiariser avec
l’émergence du big data, l’évolution des réseaux de patients,
l’accès aux données de soin…
 
Nous nous rendions compte que nous étions confrontés au
sujet sans véritablement comprendre la place réellement
prise par les algorithmes, ni savoir à quel type de
compétences nous allions devoir ou pouvoir recourir. Ces
conférences générèrent plus de questions que de réponses et
indéniablement un appétit de comprendre. Nous nous
tournâmes alors vers notre CIO pour éclairer notre lanterne et
répondre à cette question simple  : «  Qui est en charge du
numérique dans l’organisation ? »
Facétieux, j’évoquai alors que l’on aurait pu déjà poser la
question lors de l’introduction du téléphone, et relatai cet
épisode de la série Down Town Abbey, où une famille de
noblesse victorienne décide, contre l’avis de la grand-mère,
d’installer le téléphone au château. On se demande alors : où
installer l’appareil ? qui va répondre ? Ce sont des questions
analogues que nous posons aujourd’hui à notre CIO à propos
du numérique.
Après analyse approfondie, le comité de direction constata
que le numérique était déjà partout, que coexistaient
400  sites web-produits, que plus de 250  personnes étaient
impliquées dans le numérique d’une manière ou d’une autre,
et que la plupart de ces personnes faisaient appel à des
experts externes compétents pour les aider, investissant déjà
par petites sommes un budget très conséquent.
 
Tous les départements avaient du « digital » dans leur titre, et
une grande confusion régnait quant à la consistance ou la
cohérence du tout «  qui fait quoi  ?  ». Finalement, nous
devions constater que nous avions laissé s’installer des
applications numériques partout, sans en avoir conscience et
sans maîtriser la situation… Nous étions le reflet de la société
postmoderne : le numérique est omniprésent, expérimental et
relativement peu cher. En quelques heures, et pour une
dizaine d’euros par mois, chacun peut désormais générer son
site web, protéger son nom de domaine, créer son blog et
exister virtuellement mondialement.
 
Cette première phase pragmatique fut suivie d’une seconde,
celle de la mise en cohérence et de la mesure de l’impact réel
du numérique sur la performance de l’entreprise.
En y regardant de plus près, au marketing, seuls 2  % des
budgets étaient utilisés pour connecter des patients avec le
laboratoire afin de générer des données numériques
exploitables par les équipes  ; 98  % des investissements
étaient réalisés sur des terrains classiques  : visite médicale,
enquêtes… Il en était tout autrement dans le monde des
études cliniques qui par nature collectent, agrègent et
analysent statistiquement des données. Ces départements
statistiques étaient sans doute en pointe, sachant donner du
sens aux « data ».
 
Après l’ère du balbutiement et de la découverte arriva l’ère de
l’efficience numérique. Cela se traduisit par une très grande
décentralisation des activités numériques, par une plus
grande cohérence des plateformes technologiques, pour des
questions de sécurité des données, enfin par une plus grande
gouvernance d’ensemble des activités afin d’en mesurer
mieux l’impact.
 
Après des heures de discussion en équipe nous nous
sommes rendus à l’évidence. Il n’y avait pas de recette
magique à la gestion du numérique dans l’organisation,
notamment pas de justification à la création d’un département
central numérique, seul maître des activités.
 
Le numérique, c’est la responsabilité pour chacun de
comprendre qu’il crée de la donnée et que cette donnée
circule dans des «  tuyaux  ». Du fait du volume énorme des
données instantanées, il est nécessaire de maintenir une
« plomberie » impeccable qui
permet à la fois de moduler la « pression » (volume des data,
vitesse de circulation), d’organiser les «  raccords  »
(interconnectivité des réseaux) et de mettre des «  vannes
d’arrêt » là où c’est nécessaire pour des raisons de sécurité.

Enquêtes d’engagement des collaborateurs


Un dernier exemple pour illustrer le déplacement de
l’utilisation des outils numériques. Évoquons ici l’évolution de
l’utilisation de ce qu’étaient dans les années  1980 les
«  enquêtes d’opinion  » du personnel devenues engagement
survey, véritables outils statistiques de pilotage de
l’engagement des collaborateurs.
Ce qui a changé d’abord, c’est la capacité d’affiner les
questions, et de les comparer à d’autres bases de données,
de diffuser simultanément en quinze ou vingt langues le
même questionnaire et d’en exploiter non seulement les
données statistiques sur des échelles standardisées mais
aussi, de manière plus extraordinaire encore, le « verbatim »
à l’aide d’outils d’analyse de textes.
 
Nous sommes donc à mille lieues du fastidieux questionnaire
papier dépouillé par des stagiaires qui tentaient péniblement
d’exploiter les données. Aujourd’hui il est possible de croiser
ces données par critères d’ancienneté, de niveau
hiérarchique, d’en déduire une dynamique d’équipe sur
plusieurs années et surtout de mesurer plus fréquemment les
progrès.
 
De central, global, le plan d’action annuel est devenu au fil
des années local, national, régional puis par équipe. De
global et central, l’outil est devenu un outil de management de
proximité. L’histoire ne dira pas si le fait d’avoir intégré la
mesure de l’engagement des collaborateurs comme critère
d’attribution d’actions a
vraiment favorisé l’engagement, pour le coup, du
management. Force est de constater une évolution même de
l’acceptation de l’outil, passé progressivement d’outil
«  suspect  » de  management central à un allié local
permettant la mesure des progrès au niveau de son équipe.
La possibilité de communiquer sur des équipes plus
performantes dans un domaine particulier comme la
transparence à une équipe qui rencontrait des difficultés a
également aidé à dédramatiser les résultats bruts pour en
faire des données sur lesquelles il était possible d’agir.
 
Mais demain on peut faire l’hypothèse, et c’est techniquement
déjà possible, que ces données collectées sur plusieurs
années pourront être croisées avec d’autres bases de
données de gestion des compétences, de performance, et
permettront l’identification de managers plus aptes à gérer
des équipes et à générer de l’engagement des collaborateurs.
La fonction «  ressources humaines  » devra une fois de plus
adapter ses propres compétences et accepter de s’ouvrir à de
nouvelles matières comme l’interprétation des données
analytiques, champs largement sous-représentés au sein de
la fonction.

Quels enseignements pour demain ?


Nous souhaitons à partir de ces trois exemples évoquer trois
enseignements :
le premier concerne le phénomène d’accélération ;
le deuxième le risque de désincarnation ;
enfin celui du discernement.
 
Accélération de la vitesse de circulation de l’information, de la
création et de l’exploitation des données. Ceci devrait nous
permettre de faire plus ou plus vite et de libérer du temps
pour mieux interpréter, mieux comprendre.
Paradoxalement le rythme annuel de l’enquête d’opinion a été
vite questionné pour passer à vingt-quatre mois… Cela, de
l’avis du
management, « allait trop vite » et le rythme d’adaptation des
organisations « ne suivait pas ».
 
Cela doit nous questionner sur le deuxième enseignement, à
savoir le risque de désincarnation.
En effet, dans les entreprises, ces outils qui augmentent
fréquence et qualité de la mise à disposition des informations
se doivent d’être au service de l’humain et lui permettre de
continuer à réfléchir et incarner l’action. Le risque est de
substituer la statistique aux activités de leadership, le pur
rationnel froid des chiffres et données à la nécessaire
capacité d’interprétation et de finesse du jugement. Il ne s’agit
pas de mettre en place un «  ou l’un ou l’autre  » mais
d’organiser plutôt un « et l’un et l’autre », on pourrait dire un
«  en même temps  » du temps technologique et humain, en
veillant à une bonne synchronisation des deux.
 
Enfin, c’est bien du discernement dont il va falloir faire
ultimement preuve en utilisant ces outils qui aujourd’hui nous
«  poussent  » à aller plus vite encore et qui parfois nous
amènent à confondre moyens et finalités. À nous d’organiser
une saine résistance, et résilience, au service de l’intelligence
collective.
TROISIÈME PARTIE

Pouvoir, responsabilité
et gouvernance

par Valérie Julien Grésin


En 2006, trois entrepreneurs de Philadelphie ont créé le label
B Corp, certification dont la visée est de « ne pas chercher à être la
meilleure entreprise du monde, mais la meilleure pour le monde ».
En 2017, 2  300  entreprises dans le monde étaient labellisées
B Corp, dont des multinationales.
Nous nous rappelons aussi que, quelques années auparavant, le
fondateur de Google ambitionnait de « sauver le monde ».
 
La mutation numérique décuple nos capacités d’agir et par là
même les conséquences de nos actions.
Se rouvre alors le questionnement sur nos responsabilités.

Responsabilité et mieux vivre


Être responsable, c’est répondre de ses actes et en assumer les
conséquences. Il n’y a pas de responsabilité sans pensée des limites
qui oriente le « bon » ou le « juste » usage du pouvoir.
Alors que le pouvoir veut pouvoir, il contient en son sein un
paradoxe, celui d’avoir besoin de la nécessité ou de toute autre
forme de résistance du réel pour pouvoir s’exercer en tant que
pouvoir, en tant qu’action sur la nécessité pour repousser la limite.
Il n’y aurait pas d’entreprise (qui veut dire avant tout prise de
risque) sans cette potentialité humaine de repousser les limites de la
nécessité, ni sans doute aucune innovation possible sans un certain
esprit d’entreprise caractérisé par le fait de ne pas se satisfaire du
donné du monde, de vouloir œuvrer dans le monde, et ce pour
« mieux vivre ».
C’est évidemment cette question du mieux vivre qui est
réinterrogée à l’aune de ce que permettent les nouvelles
technologies  ; la bonne nouvelle est que le pouvoir est tel et ses
effets si massifs que nous ne pouvons décemment occulter la
question des finalités. Innover, pour quoi faire  ? Continuer à
développer frénétiquement les technologies du numérique, dans
quel but, avec quelles conséquences ? Comment fixer la limite que
le pouvoir cherche pour ne pas laisser libre cours à l’hubris du
sentiment de toute-puissance ?

Le sens des actions
Il se pourrait que la critique que nous puissions adresser à cette
mutation ne prenne pas suffisamment en compte une formidable
opportunité pour l’humanité  : se réveiller de son long sommeil
d’engourdissement matérialiste et mettre au centre des activités
humaines la question du sens de notre action, la question du sens de
nos engagements, la question du sens de nos vies et de celles que
nous mettons au monde.
La critique des moyens en effet est facile. Qui en viendrait à
nourrir un remords à l’égard de cette quête qui accompagne
l’histoire de l’humanité en viendrait aussi à déplorer qu’une
majorité d’entre nous puisse mieux se protéger de la vulnérabilité,
que l’espérance de vie moyenne dans le monde par exemple soit
passée de 47 à 70 ans entre une personne née en 1950 et une autre
née en 2012, que les innovations technologiques aient permis de
gagner en compréhension des maladies par la modélisation de notre
dynamique physiologique, que pour prendre un autre exemple,
il  soit possible de piloter le bilan énergétique d’une cité via les
smart cities pour en réduire l’empreinte écologique.
Et pourtant, dans ces deux domaines, celui de la santé et celui
de la construction, pour ne citer qu’eux ici (mais comme nous le
rappelons tout au long de ce livre, tous les secteurs d’activité sont
touchés), la véritable question qui se pose pour penser la limite du
pouvoir potentiellement absolu du numérique est celle des finalités.
 
Soit la confrontation à la possibilité d’un pouvoir absolu,
j’entends par là celui qui ne laisse rien lui échapper (vouloir
«  éradiquer la mort  » en est un), efface la question de la
responsabilité, mais alors il faut en avoir conscience et se le dire et
considérer que nous sommes dans une époque sombre où tout est
permis, soit cette confrontation nous intime de lui fixer des limites
pour juger de ce qui est préférable si nous maintenons que dans une
société humaine, agir de manière responsable est précisément ce
qui fait que cette société est humaine, c’est-à-dire constituée de
personnes qui ont une part de liberté pour faire des choix.
Or la définition de ce préférable devient vite problématique à
l’aune de l’expérience de décisions qualifiées de complexes parce
que combinant plusieurs ordres de réalité, c’est ce qui relève de la
réflexion éthique.

De la responsabilité à la solidarité
Même si en son origine historique la question de la
responsabilité a d’abord été posée en termes d’imputabilité, c’est-à-
dire d’identification de l’agent en faute, elle s’est déplacée au cours
de l’histoire récente vers la question de la solidarité. La
responsabilité est d’abord aujourd’hui responsabilité pour autrui.
La question n’est pas tant à qui la faute mais comment prendre la
mesure des actions susceptibles d’affecter la vulnérabilité d’autrui,
voire la vulnérabilité du monde. Ce que Hans Jonas appelle le
principe de responsabilité.
La pensée systémique est passée par là, elle-même développée à
partir de l’émergence de modèles de cybernétique développés au
départ par Norbert Wiener en 1950 comme tentative de prémunir
les pays démocratiques d’une dérive autoritaire.
 
Alors penser une responsabilité de l’entreprise au-delà du strict
cadre juridique qui définit ses obligations, c’est explorer de quoi
elle doit et peut répondre, auprès de qui. Mais cela impose de se
demander ce qu’est l’entreprise si elle n’est pas seulement un statut
juridique de société à caractère économique.
 
Dans un colloque de 2011 au collège des Bernardins sur
l’entreprise, qui a nourri les débats parlementaires sur « l’entreprise
à mission » dans le cadre du projet de loi Pacte, Blanche Segrestin
et Armand Hatchuel ont avancé que l’entreprise a ouvert au
e
XX   siècle un champ épistémologique inédit autour de trois
dimensions nouvelles : un projet de création collective, un espace
d’action collective organisé, une autorité de gestion à la fois
légitime et compétente. L’entreprise dans cette perspective ne peut
être réduite aux affaires, elle est avant tout une communauté
humaine qui porte une certaine vision du monde, elle rallie autour
d’elle des personnes qui veulent participer à un projet commun,
bénéfique pour ses parties prenantes.
Que ce soit le cas ou pas, si nous observons les études
d’engagement qui fleurissent depuis une dizaine d’années, nous
constatons que la capacité à donner du sens à l’action est entrée
dans le champ des priorités conditionnant le succès de l’entreprise,
c’est-à-dire son développement profitable et sa pérennité.
 
La force redécouverte du sense of purpose ou « raison d’être »
est la traduction de l’efficace et de la pertinence du questionnement
sur le sens au sein d’une entreprise qui considère que les hommes
et les femmes qui la constituent font sa différence et sa vitalité.
Responsable des conséquences de ses activités, de quoi
l’entreprise devra-t-elle et pourra-t-elle répondre avec l’utilisation
du numérique qui accroît ses pouvoirs en termes de réactivité, en
termes de vitesse de production, en termes d’ubiquité, mais aussi
de surveillance, de contrôle et de pression de conformité,
éventuellement génératrice d’accentuation des inégalités dans le
monde ?
Deux dimensions me semblent à intégrer pour ouvrir un champ
de réponses. Pour reprendre une typologie développée par Ricœur,
la première dimension envisage la réponse par la norme ou la règle,
ce qu’il appelle l’éthique postérieure, qui relève de l’application de
choix considérés comme éthiques, par exemple le code de RSE et
toutes les réflexions en cours sur ces sujets  ; la deuxième
dimension l’aborde par les principes fondamentaux ou
«  enracinement des normes dans la vie et dans le désir  », qu’il
appelle éthique antérieure et vise l’exercice du jugement de valeur
qui est le propre d’un sujet doté de conscience.
 
La première dimension, d’une certaine manière, est une
définition extérieure  ; elle n’engage pas fondamentalement la
conscience individuelle  ; elle est, pour ceux qui s’y conforment,
notre bonne conscience de faire ce qu’il est convenu de faire. Ainsi
les dirigeants qui engagent la responsabilité de l’entreprise
peuvent-ils, en fonction de l’état des normes de sécurité par
exemple et du devoir de protection associé, se dire « responsables »
de veiller à ce qu’elles soient appliquées. Et bien sûr, c’est
essentiel.
 
La seconde dimension, plus exigeante, plus incertaine, qui
demande réflexion à chacun en son âme et conscience, fait appel à
ce que nous pourrions définir comme notre vie intérieure, qui est
l’espace sans lequel il n’est pas envisageable de développer une
pensée propre. Tous les systèmes totalitaires reposent sur la
réduction, voire la tentative d’anéantissement, de l’intériorité de
chacun. Et il y a plusieurs méthodes pour cela, des plus insidieuses
sous forme de divertissement ou d’épuisement aux plus ouvertes
sous forme de propagandes et de marquage social.
 
C’est au titre de ces deux dimensions par exemple qu’une
décision éthique pourrait être en opposition avec l’application
d’une norme. Enfreindre une règle de sécurité pour sauver la vie de
quelqu’un en est un exemple, parce que le concept même de
responsabilité présuppose que l’homme concret vaut mieux que la
règle et qu’à ce titre les rapports sociaux doivent être protégés de
notre pouvoir de nuisance « autorisée », que causer un dommage à
autrui affecte l’humanité tout entière.
 
Ironie de l’histoire, c’est bien la connaissance de plus en plus
fine des conséquences de nos actions rendue possible par
l’entreprise généralisée de numérisation du monde qui convoque
l’éthique antérieure que nous pourrions traduire par la question
«  est-ce que j’agis bien  ?  », c’est-à-dire sans altérer ce lien de
solidarité qui fait que je suis homme parmi les hommes, mais c’est
aussi le développement des moyens de cette recherche qui peut
m’empêcher de dormir.
Le numérique offrirait-il la possibilité de renforcer le pouvoir de
l’éthique ?

Pouvoir et éthique
Ricœur a montré que la notion de responsabilité, bien
qu’orientée vers une responsabilité pour autrui, c’est-à-dire au fond
vers une certaine visée éthique qui associe « une vie bonne, avec et
pour les autres, dans des institutions justes », ne peut se passer de
celle d’imputabilité, entendue comme capacité d’un sujet à se
désigner comme l’auteur véritable de ses actes.
Un pouvoir «  pleinement  » responsable s’exercerait «  en
connaissance de cause » et avec le « souci de ne pas nuire ».
Toute la difficulté pratique de cette affirmation est
qu’évidemment l’action s’inscrit dans un entrelacs de causalités
multiples, y compris inconscientes, impliquant de nombreux
protagonistes, aux effets secondaires complexes et pour une part
imprédictibles comme l’illustre le fameux «  effet papillon  »
conceptualisé par Edward Lorenz.
 
La mutation numérique ajoute à cette difficulté les effets
systémiques qu’elle démultiplie. La volatilité des cours de Bourse
en est un exemple.
 
La bonne nouvelle est que si les dirigeants d’entreprise veulent
encore exercer leur «  responsabilité  », c’est-à-dire être en mesure
de répondre de leurs actes, la question éthique ne peut être
occultée. Il s’agit de maintenir, voire de développer, leur propre
capacité et la capacité des hommes et des femmes qui travaillent au
sein de l’entreprise qu’ils dirigent à faire des choix soutenables.
La merveille de la mutation numérique est qu’elle accélère les
chaînes de causalité et l’identification, à défaut de leur genèse, de
leurs effets.
Il a fallu deux siècles pour identifier les impacts de
l’industrialisation à base d’énergie fossile sur la pollution de l’air ;
il n’a fallu que dix ans pour mettre à jour les effets délétères de la
marchandisation de données privées et seulement quelques mois
pour qu’un collectif de salariés de l’une des plus grosses
capitalisations boursières du monde refuse de contribuer à la
commercialisation d’un logiciel de reconnaissance faciale.
 
C’est ainsi la même technologie qui suscite un mouvement
d’indignation chez certains ou qui permet à d’autres de manipuler
les consciences, avec le développement du «  neuromarketing  »
informé par les logiciels de traçage des données de consommation
par exemple.
La différence d’usage tient à l’existence ou non d’un réel
questionnement éthique au sein de l’entreprise.

Questionnement éthique et acte


de résistance
Maintenir cette exigence est un véritable acte de résistance, de
résistance positive à l’injonction de devoir toujours penser plus
simple pour décider soi-disant plus vite.
Mais combien de remises en question, de choix malheureux, et
à quel coût humain et financier, ont retardé in fine l’émergence de
décisions soutenables ?
Le questionnement éthique est une discipline du pouvoir, une
discipline qui lui permet de s’exercer dans le cadre d’institutions
justes.
Il vise à croiser trois niveaux de réalité avec le cadre de
cohérence de l’entreprise.
Le premier niveau est celui de la morale, la traduction de ce
qu’il est bon de faire en référence à des valeurs et à un
conditionnement culturel partagés au sein de l’institution et avec
les parties prenantes, le deuxième est celui de la déontologie qui
vise une fiabilité dans l’exercice des domaines de compétence, le
troisième est celui de la rationalité instrumentale qui vise
l’efficacité de l’action. Le questionnement éthique requiert
d’explorer selon ces trois niveaux les conséquences des décisions,
la non-prise en compte de l’une de ces dimensions pouvant
conduire à une décision portant atteinte au contrat tacite de
solidarité entre les parties prenantes de l’entreprise, qui est de créer
un bénéfice commun, un mieux-vivre-ensemble.
 
Il requiert d’abord que les personnes en responsabilité de diriger
restent réellement des personnes, c’est-à-dire prenant soin d’une
intériorité leur permettant de juger et sentir par elles-mêmes
comment les données numériques peuvent être interprétées pour
faire sens. Nous pourrions ici penser aux trois niveaux de la
connaissance définis par Spinoza, les faits, l’analyse des faits et la
manière dont on les analyse, revisités par l’avancée des travaux des
neurosciences sur l’usage des capacités cognitives et notamment
l’exploration des trois systèmes neuronaux menée par Stanislas
Dehaene et Olivier Houdé.
Le système 3, le plus élaboré, qui suspend la synthèse entre le
système  1 qui est régi par l’émotion et le système  2 que nous
pourrions dire régi par les routines, a besoin pour être activé d’une
véritable conscience de soi. L’altération du système 3 est la source
principale des biais cognitifs et elle est produite, outre une
pathologie cérébrale, par l’accélération des rythmes et le manque
d’entraînement à la prise de recul nécessaire à la métacognition,
c’est-à-dire à l’examen de la validité non pas de ce que nous
pensons mais d’abord de la manière dont nous avons pensé ce que
nous pensons.
 
Prendre soin de l’intériorité, c’est prendre conscience des biais
cognitifs pour les tenir à distance. Cette prise de conscience est
hautement facilitée par la confrontation à d’autres consciences mais
elle ne peut être développée sans réelle liberté de pensée
conditionnée par notre capacité de pensée réflexive.
 
Si le traitement de données complexes nous expose à renforcer
nos routines intellectuelles et donc notre potentielle cécité face à la
conséquence indésirable de nos décisions, le questionnement
éthique bénéficiera au sein de l’entreprise de la délibération de
personnes susceptibles d’appréhender les décisions sous un angle
différent. C’est là que la résistance positive à l’absorption massive
de données pourrait s’enrichir d’une résilience raisonnée par la
stimulation féconde de l’intelligence collective.

Gouvernance et discernement
Pierre-Yves Gomez questionne l’influence des transformations
sur les modalités de gouvernance de l’entreprise comprise comme
répartition et attribution de trois pouvoirs qui permettent la
direction d’une institution  : le pouvoir souverain, actuellement
détenu par les actionnaires, le pouvoir exécutif habituellement
exercé par les équipes dirigeantes qui parfois sont aussi
actionnaires, et le pouvoir de surveillance habituellement exercé
par le conseil d’administration ou le board dans les cultures
internationales.
 
La mutation numérique questionne l’équilibre de ces pouvoirs à
plusieurs niveaux.
D’abord la composition des représentants « physiques » de ces
pouvoirs «  moraux  », ensuite la répartition de ces pouvoirs, enfin
leurs modalités de coopération.
 
Rappelons ici les facteurs majeurs de transformation liés à la
mutation numérique et qui devraient amener comme le font déjà
certaines entreprises à reconsidérer les modes de gouvernance :
l’accélération des boucles systémiques de rétroaction générant
une imprédictibilité croissante des évolutions de marchés elles-
mêmes en grande partie dépendantes des évolutions
géopolitiques et vice versa ;
la connectivité dépassant les clivages de statuts, qu’ils soient
hiérarchiques ou d’expertise ;
la facilité d’accès à l’information associée à l’absorption
massive de données, limitant les temps d’appropriation et de
maturation ;
la transparence exposant l’entreprise à l’évaluation en continu
de ses activités.
Puisque «  gouverner  », en son sens étymologique, consiste à
définir le « bon cap » et à créer les conditions pour le tenir (ce qui
veut dire d’ailleurs aussi pouvoir en changer), la question délicate
est de s’assurer du bon repérage pour optimiser la fiabilité des
points sur la table à carte dont nous savons tous qu’elle ne
représente jamais la réalité du territoire.
Mais alors il faut élever le niveau de sensibilité aux signes
faibles, aux inflexions, aux impacts systémiques, ce qui veut dire
résister à la virtualisation du monde numérisé, et ce par le
renforcement du sens des réalités.
Car le monde n’est pas devenu plus complexe, c’est notre
rapport au monde que nos productions technologiques issues de
l’ingéniosité de l’esprit humain ont complexifié.
Ce sens des réalités me semble devoir être pris au pied de la
lettre dans l’exercice de la gouvernance.
 
Cela peut d’abord vouloir dire faire évoluer la composition des
instances de gouvernance. Ce qui pourrait se traduire par le fait que
le pouvoir souverain soit exercé davantage par des personnes en
lien avec le travail réel, détentrices des compétences distinctives
qui permettent à l’entreprise de créer une valeur spécifique,
«  préférable  » pour ses parties prenantes, que le pouvoir exécutif
1
soit étendu, en créant une sorte de bicamérisme , soutenu par un
débat fécond entre comité opérationnel, représentatif de la vie
concrète de l’entreprise, et comité dit « exécutif », que le pouvoir
de surveillance enfin stimule la prudence, ce fameux mixte
d’audace et de tempérance dont parlait Aristote, dans une
dynamique de coconstruction avec le pouvoir exécutif, ce qui
requiert qu’il soit composé de membres entraînés à la pratique du
discernement.
 
En ce qui concerne la répartition des pouvoirs, le lien renforcé
entre entreprise et société peut amener à considérer la pertinence
d’associer aux trois pouvoirs classiques un «  comité des sages  »,
sorte de « tiers instruit », composé d’autorités de compétence issues
de la société civile et du monde académique, dont la contribution
serait d’éclairer les effets systémiques des décisions majeures.
 
Enfin, en matière de modalités de coopération, l’enjeu est
d’assurer au sein de chacune des instances les conditions
d’intelligence collective, ce que les Anglo-Américains appellent la
cross-fertilization.
 
L’intelligence collective ne va pas de soi, il ne suffit pas de
rassembler des personnes aux profils différents et individuellement
considérées comme intelligentes pour que l’intelligence du groupe
soit plus importante que celle des individus pris séparément.
Nous avons les travaux de Kurt Lewin et son analyse de la
pression groupale, et plus récemment ceux de Christian Morel sur
les décisions absurdes ou encore de Phil Rosenzweig sur le halo
effect en management pour en attester. L’intelligence collective
nécessite un véritable travail de discernement qui requiert une
attention à ses propres biais cognitifs et à la manière de les déjouer,
une qualité de présence qui favorise la créativité, qui ne peut être
stimulée à distance en communication digitale online, une
stimulation active de modes de pensée complémentaires tant en
2
termes d’expertise qu’en termes de styles cognitifs et un cadre de
référence commun.
La définition de ce cadre commun, c’est ce qui peut fonder le
contrat « explicite » de solidarité entre les parties prenantes.
 
Ce cadre de référence peut être entendu comme cadre de
«  consistance culturelle  », carte coconstruite avec les parties
prenantes de la gouvernance de l’entreprise à partir de laquelle
toute décision et la manière de la prendre peuvent être évaluées à
l’aune d’une cohérence d’ensemble entre la raison d’être de
l’entreprise, ses priorités stratégiques et ses valeurs déclinées en
principes d’action, en modes de coopération et en modèle
organisationnel, et ce, dans une perspective évolutive intégrant les
enseignements des interdépendances entre les contributeurs à la
valeur créée par l’entreprise, dont les citoyens.
Mais cela suppose qu’il y ait un véritable lien entre les parties
prenantes. De veiller à la qualité de ce lien. Ce que Michael Porter
appelle «  la création de valeur partagée  ». Il s’agit dans cette
conception d’entendre la valeur comme ce qui va durablement
apporter une performance économique à l’ensemble des acteurs de
l’écosystème de l’entreprise, voire de la société.
Il se pourrait alors qu’en transformant les rapports de pouvoirs,
au sein de l’entreprise, la mutation numérique favorise l’émergence
d’une nouvelle conception de l’entreprise ; l’entreprise comme lieu
et puissance de construction au service d’un monde meilleur et
commun.
Grand entretien

Cécile Renouard et Denis Hello

• Cécile Renouard est religieuse de l’Assomption, professeur


de philosophie au Centre Sèvres (facultés jésuites de Paris),
enseignante à l’École des mines de Paris, à Sciences-Po et à
l’Essec où elle dirige le programme de recherche « CODEV –
 Entreprises et développement ».
• Denis Hello est vice-président Europe du Sud d’un groupe
multinational pharmaceutique et a précédemment exercé les
fonctions de président et de vice-président en France, et
General Manager en Belgique.
 
VALÉRIE JULIEN GRÉSIN (VJG). –  On répond de quoi aujourd’hui

quand on est dirigeant d’entreprise ?


 
CÉCILE RENOUARD (CR). –  Je vais reprendre la façon dont je

propose de réfléchir aux responsabilités des entreprises en


critiquant la RSE telle qu’elle est habituellement comprise.
Jusqu’à une date récente, la RSE, c’était ce qu’un acteur
économique fait au-delà de ce qui est prévu par la loi  :
généralement de la philanthropie et des projets à visée de
développement conçus de manière intelligente et durable. Ça
restait souvent ambigu, instrumental et marginal par rapport
au cœur de métier.
J’ai essayé de réfléchir depuis une quinzaine d’années à une
meilleure articulation entre les différents pôles de la
responsabilité de l’entreprise, en proposant quatre
responsabilités principales 3.

Ce sont les responsabilités économiques et financières, une


responsabilité sociale, vis-à-vis surtout des salariés, voire des
chaînes de sous-traitances, une responsabilité sociétale et
environnementale plutôt liée aux engagements sur des
territoires et aux parties prenantes des territoires, donc à la
fois les écosystèmes et les personnes –  ce peut être des
consommateurs, des clients, des communautés affectées par
la production quand il s’agit d’usines ou autres. Et puis une
quatrième responsabilité que j’ai appelée politique, au sens
des enjeux de gouvernance, à la fois gouvernance
d’entreprise et de contribution des entreprises – en particulier
quand ce sont des multinationales  –, aux enjeux de
gouvernance mondiale, c’est-à-dire notamment les questions
des biens communs mondiaux.
Il est intéressant de réfléchir à ce que change le numérique
là-dedans.
Autour des enjeux de responsabilités économiques et
financières, la première chose que je vois, c’est l’impact du
numérique et des nouvelles technologies sur le trading à
haute fréquence, sur la financiarisation de l’économie, sur
l’accélération incroyable de la transmission d’informations qui
touche les marchés de capitaux. Ça a des effets sur la
manière de fonctionner des entreprises et contribue à nourrir
un modèle économique et financier qui peut avoir des effets
sociaux désastreux en étant contradictoire avec le souci
d’engagement à long terme.
 
DENIS HELLO (DH). –  Avec le numérique vient l’accès à une

information très large, très rapide. La pression sociétale qui


s’exerce à l’extérieur comme à l’intérieur de l’entreprise est
plus forte qu’avant ; l’accès à l’information est beaucoup plus
facile  ; beaucoup plus de personnes peuvent voir ce qui se
passe, et au moment où naissent ces débats sur la
responsabilité sociale et économique naît aussi un contre-
pouvoir. Il en va de la réputation de l’entreprise avec le lien
entre réputation et succès à court et long termes. Le lien entre
réputation et valeur de l’entreprise est très immédiat.
Il y a clairement un effet de contre-pouvoir que ce soit pour
les clients, les actionnaires, les salariés et autres parties
prenantes. Ce qui oblige à réfléchir de façon très large dans
les processus de décision en tentant d’intégrer le mieux
possible les multiples impacts internes et externes. Tous les
possibles sont là et jouent tous l’un avec l’autre, l’un contre
l’autre. Je ne crois pas qu’on soit capable d’avoir des projets
soutenables à long terme sans avoir en tant que dirigeant une
forte vision multidimensionnelle de ce que l’on veut faire qui
dépasse les objectifs financiers. On voit des entreprises qui
se développent mal parce qu’elles perdent leur sens, en se
concentrant sur les chiffres qui par définition ne sont que le
résultat d’intentions réalisées  ; on en voit d’autres au même
moment qui continuent à croître en ayant des missions
élargies et dont la performance est meilleure que celle de
leurs concurrents.
 
CR. – Cela dit, quand on analyse la situation actuelle, on se dit

qu’on est au bord d’une autre crise financière et qu’on n’a pas
tiré les leçons de la crise de 2007-2008. Une espèce de
séduction du très court terme empêche le raisonnement à
moyen et plus long termes. Pour moi la responsabilité
économique et financière concerne les conditions d’une
«  création de valeur  » juste et durable, avec ce que cela
implique comme réflexion autour des choix d’investissement,
autour des pratiques d’optimisation fiscale, plus ou moins
dommageables, autour des enjeux comptables, autour des
questions liées aux écarts de rémunération. Le
développement de tout ce qui est digital a aussi accru la
possibilité pour les groupes de mutualiser beaucoup de
choses, notamment du point de vue des services
informatiques, et d’avoir accès aux informations sur ce qui se
passe à l’autre bout de la planète. Même si du point de vue
juridique on a affaire à des entités séparées les unes des
autres – ce qui est un des gros problèmes actuels en matière
de responsabilité des multinationales vis-à-vis de leurs filiales
dans d’autres pays  –, les entités sont en fait très
interdépendantes. Les relations extrêmement étroites entre
filiales et maisons mères qui permettent les manipulations des
prix de transfert et autres en matière fiscale manifestent qu’il
s’agit bien d’entités qui ont une forme d’unité systémique.
Les chaînes de valeur ne sont pas les seuls effets de la
mondialisation, mais c’est un bon exemple de la manière dont
les groupes s’organisent pour faire produire une partie des
objets qui seront ensuite assemblés, d’ailleurs pas forcément
dans le pays où ils seront vendus. Aujourd’hui un certain
nombre de critiques portent sur les produits achetés à bas
coût. Elles sont liées au fait qu’on n’a pas pris suffisamment la
mesure de la responsabilité des dirigeants et finalement des
consommateurs à l’égard de ce qui se passe à l’autre bout de
la planète alors qu’en réalité les moyens d’information
permettent d’avoir accès aux normes de sécurité dans les
usines qui dépendent directement des maisons mères ou des
donneuses d’ordres. On a déplacé le problème sur les filiales
des sous-traitants et des sous-traitants des sous-traitants en
Chine, au Bangladesh ou en Éthiopie, en s’arrangeant bien
de tout ça.
 
DH. –  En tant que dirigeant ou responsable, on peut décider

d’être aveugle, on peut aussi décider d’être assez lucide. On


en revient à une question de décision individuelle mais aussi
collective – et aussi de régulation.
Si on prend le cas des produits manufacturés à bas coût dans
des pays en voie de développement, je ne sais pas dire si
c’est bien ou mal. Ces produits sont faits dans des pays qui
autrement n’auraient pas accès à la croissance économique.
On peut certes exiger que les entreprises commanditaires
veillent à ce que les conditions de production soient
acceptables, mais ces exigences doivent être relayées par un
projet de politique économique clair dans ces pays.
Prenons aussi les produits biologiques. Tout le monde a envie
d’en consommer, mais 80  % de la population, y compris en
France, n’a pas les moyens de les acheter à leurs coûts de
production bien supérieurs aux coûts de production des
produits non biologiques. Je ne crois pas que l’entreprise soit
le meilleur lieu pour résoudre ce genre de questions. Il faut
aussi inscrire l’entreprise dans un système politique général.
À côté des entreprises qui génèrent leurs règles, leur
jurisprudence, on a besoin d’États forts qui jouent leur rôle de
régulateurs pour éviter ces excès ou donner un sens à ces
évolutions.
 
CR. – Oui, mais quand on observe les pratiques de lobbying,

la manière dont les entreprises exercent leur influence pour


éviter que des lois trop contraignantes leur imposent plus
d’exigence aux plans social et environnemental, il est clair
qu’un certain nombre d’entre elles ne veulent pas se soucier
des questions d’équité sociale et de préservation de
l’environnement. Lorsque j’avais présenté à la Caisse des
dépôts le livre tiré de ma thèse sur les questions de
responsabilité des multinationales, un des intervenants avait
souligné qu’un certain nombre de multinationales
occidentales avaient fait du lobbying auprès des pouvoirs
chinois pour éviter qu’on élève les normes salariales et
sociales dans les filiales des sous-traitants. Voilà une forme
de cynisme souvent à l’œuvre. Des manières de faire se sont
installées, avec des personnes qui, d’un côté, sont capables
de dire «  oui, nous défendons la Déclaration universelle des
droits de l’homme, les principes de l’OIT, les principes
directeurs de l’OCDE pour les multinationales » et, de l’autre,
quand on débat sur la responsabilité des entreprises vis-à-vis
des chaînes de sous-traitance, s’opposent à ce qu’il y ait une
loi sur leur devoir de vigilance en arguant que la France va
encore faire le cavalier blanc qui arrive tout seul à avoir sa
réglementation et disent que c’est pénalisant pour nos
entreprises. J’en ai encore eu l’expérience il y a un mois à
l’assemblée générale du Global Compact où on m’avait
demandé d’intervenir. Étaient présents les patrons de Total,
Michelin, Danone et Schneider Electric, des entreprises qui se
veulent plutôt humanistes, au moins dans leurs intentions
affichées. Je n’en croyais pas mes oreilles quand j’entendais
le président d’un grand groupe dire qu’il faut arrêter de penser
que l’entreprise est juste une machine à faire du cash pour les
actionnaires, qu’il faut défendre l’idée qu’elle est une aventure
collective, que le profit n’est pas la finalité mais doit être
compris comme moyen. Un peu plus loin dans la conversation
les uns et les autres ont dit très clairement que la RSE doit
faire partie de la stratégie de l’entreprise, c’est-à-dire qu’il faut
concevoir la stratégie en fonction aussi de ces exigences-là.
On se dit «  Formidable  !  », mais quand on m’a demandé
«  Comment vous voyez la façon d’avancer  ?  », j’ai souligné
que ce qui me semble essentiel, c’est de faire converger
davantage les logiques financières et extra-financières. J’ai
souligné en quoi la France serait bien placée pour défendre
l’adoption de réglementations internationales encadrant les
activités des multinationales, tel le projet de traité
contraignant à l’ONU, dans le prolongement de la loi française
sur le devoir de vigilance. Sauf que ce président a repris la
parole pour dire qu’il n’était pas d’accord du tout, que la loi sur
le devoir de vigilance était très mal écrite. Il a demandé  :
« Est-ce que vous savez combien j’ai de sous-traitants ? » Je
lui ai dit : « Non, mais j’imagine beaucoup ! » Il me répond :
«  Un million.  » Je lui dis que c’était bien ça la question  :
comment mieux tracer la façon dont le processus de
production se fait et revenir autant que possible à des chaînes
de production plus courtes, dans tous les secteurs
industriels  ? J’ai souligné en outre que la loi est minimaliste,
au sens où elle formule seulement une obligation de moyens
mais pas de résultats pour les acteurs économiques –  alors
que le vrai sujet, c’est quand même de demander des
comptes aussi aux entreprises du point de vue des résultats.
Ce qui m’a aussi frappée, c’est qu’après cette intervention,
des cadres de diverses grandes entreprises sont venus me
dire  : «  Je ne peux pas le dire officiellement, mais on est
d’accord avec vous.  » Ils disaient clairement qu’ils n’étaient
pas d’accord avec le positionnement des quatre dirigeants,
qui disaient vouloir intégrer la RSE dans la stratégie sans
contraintes réglementaires supplémentaires. Il est très
préoccupant que certains acteurs soient en train d’utiliser le
débat sur la loi Pacte pour détricoter la loi sur le devoir de
vigilance parce que ça ne les arrange pas. Je suis d’accord
qu’on ne peut pas tout attendre de l’entreprise, mais
précisément, si on harmonise les règles du jeu, c’est pour que
toutes les entreprises aient à respecter un certain nombre de
critères –  des critères qui se veulent des critères d’exigence
minimale vis-à-vis des droits fondamentaux des personnes à
travers la planète.
 
DH. – Si on peut être d’accord sur le principe et l’intention, la

question, pour un dirigeant d’entreprise, c’est comment faire.


Il est dans un monde ouvert et compétitif. Tout va bien si un
ensemble important de pays rejoint le principe, mais si ça ne
reste qu’un particularisme français, il y aura toujours cette
crainte de créer une distorsion dans la compétition. C’est par
exemple le problème de l’optimisation fiscale. Je ne pense
pas  qu’on puisse attendre d’un dirigeant d’entreprise qu’il
décide de ne pas avoir de stratégie fiscale alors que ses
concurrents pourraient avoir accès à des schémas
d’optimisation. Il n’y aura pas de solution s’il n’y a pas de
convergence des politiques fiscales des pays.
 
VJG. –  Sur le plan de la mise en œuvre, je me pose la

question de la possibilité de la régulation par les États.


Quelqu’un me disait hier qu’on a au niveau de l’entreprise une
liberté d’action que l’on ne peut plus avoir avec les États.
Peut-être alors faut-il penser autrement la contribution que
peuvent avoir les entreprises au développement d’un véritable
esprit démocratique. Je ne parle pas de la démocratie à
l’intérieur de l’entreprise. Est-ce que l’entreprise peut réveiller
une conscience collective démocratique  ? Les États
aujourd’hui sont des États consuméristes, ils consomment de
l’opinion et s’orientent par rapport à l’opinion. Et donc les
questions, ce sont «  comment évolue l’opinion  ?  » et «  quel
peut être le rôle de l’entreprise justement par rapport à ces
équilibres ? ».
 
CR. –  Lorsque ces patrons disent que la RSE doit être

intégrée dans la stratégie, ils se mettent en situation d’être


questionnés. Il faut arrêter de voir l’entreprise à la Milton
Friedman, comme l’entreprise qui assume sa responsabilité
en faisant du profit en respectant les règles. Là il y a
reconnaissance que l’entreprise a un rôle à jouer pour sa
contribution à la préservation et à la transmission des biens
communs mondiaux. Si on prend les questions du climat et
des limites planétaires (eau, biodiversité, minerais, etc.), il y a
une reconnaissance de plus en plus forte par les entreprises
qu’elles ont une mission à assurer et que cette mission est
liée à leur métier.
 
VJG. –  Si on prend l’indicateur Edelman, un indicateur

mondial, aujourd’hui la communauté en laquelle, toutes


générations confondues, les populations ont le plus
confiance, ça reste l’entreprise.
 
CR. –  Ça m’étonne  ! Cela dit, mon expérience de prof à

l’Essec et aux Mines et Sciences-Po depuis une douzaine


d’années, c’est que de plus en plus de jeunes diplômés en fin
de parcours disent qu’ils ont envie d’avoir une activité qui ait
du sens pour eux, de mettre leurs compétences au service de
projets qui auront des effets sur la planète et sur le bien-être
collectif. Ils ne souhaitent pas forcément entrer dans un grand
groupe, en tout cas, ils sont très soupçonneux à l’égard de
ces groupes. Ça veut dire que les jeunes générations
n’achètent plus comptant le discours de la grande entreprise
qui affirme sa mission. Ils veulent voir ce qu’il en est. Certains
acceptent quand même de jouer ce jeu-là, mais on a une
population de plus en plus éclatée entre ceux qui rentrent
dans le système et ceux qui choisissent de rester plutôt en
marge.
 
DH. –  Contrairement à vous, je ne suis pas surpris que

l’entreprise soit une communauté de confiance. Grandes ou


petites, les entreprises sont capables de générer du plaisir au
travail, de développer leurs collaborateurs autour de missions
et valeurs partagées, de créer de la valeur pour la société.
Oui, les jeunes générations n’achètent plus comptant certains
discours des grandes entreprises. Mais pas seulement les
jeunes.
C’est aussi l’un des aspects positifs du numérique et de
l’explosion de l’information disponible. La nécessité de
communiquer beaucoup pour les entreprises se confronte
avec une exigence grandissante de cohérence entre
décisions, actes et communication de la part de l’ensemble
des salariés, mais aussi de l’ensemble des parties prenantes.
Plus spécifiquement, sur cette défiance des jeunes vis-à-vis
de la grande entreprise, je le vis de deux façons : en tant que
salarié de grandes entreprises depuis que j’ai commencé à
travailler et comme quelqu’un qui recrute beaucoup. Nous
n’avons pas de mal à recruter de jeunes collaborateurs et les
enquêtes que nous menons nous disent qu’ils se sentent bien
dans l’entreprise. L’engagement des jeunes, même si ses
moteurs sont un peu différents de ceux des générations
précédentes, plus d’hédonisme peut-être, est à la hauteur de
ce qu’on leur propose. Pourquoi voudrions-nous qu’ils
s’engagent si leur entrée dans la vie active se traduit par de
multiples stages peu rémunérés, puis des CDD et enfin, après
plusieurs années de «  précarité  » relative, un CDI  ? D’un
autre côté, dans une période où la croissance économique
est incertaine et le chômage est encore haut, je comprends la
tentation pour des entreprises inquiètes de passer par de
multiples stages et de multiples CDD avant d’offrir une
perspective qui soit un peu plus stable à ces jeunes. De ce
point de vue, on ne peut que se féliciter du regain d’intérêt
pour l’apprentissage.
Au-delà, il est vrai que de plus en plus de jeunes sont attirés
par les petites entreprises et plus spécifiquement les start-up.
Il me semble que c’est une évolution logique et pragmatique,
les grandes entreprises ayant beaucoup licencié ces
dernières années tandis que beaucoup de petites naissent
(mais aussi disparaissent) grâce aux possibilités offertes par
le numérique notamment. Pourtant, ce que les jeunes
craignent dans la grande entreprise, ils l’ont parfois dans la
petite entreprise avec plus de pression, plus de risques et
moins d’opportunités de formation. Les jeunes générations
aspirent à participer aux start-up pour leur séduction  : c’est
l’eldorado, l’endroit où on va pouvoir jouer au billard, où tout
est possible. Ce qui est vrai dans certains cas. OK, jouer au
billard, c’est sympathique, mais quand la contrepartie, c’est
par exemple une couverture médicale moins bonne que dans
une entreprise plus structurée, il y a un moment où ça va les
rattraper. Au-delà de cette anecdote, il est vrai qu’une start-up
peut procurer par son dynamisme, sa taille humaine, de
superbes opportunités de se développer rapidement. Mais les
grandes entreprises performantes sont elles aussi très
alertes. Quelle que soit la taille, l’une des missions des
entreprises est l’intégration des jeunes dans le monde du
travail. Cette responsabilité me semble souvent oubliée et
c’est dommage. Oui, les entreprises sont capables de générer
sans régulation des projets enrichissants pour tout le monde,
mais ça nécessite un engagement sur certains principes de
base.
 
VJG. –  Peut-on dire alors que l’entreprise est opérateur de

société, en apportant un travail qui structure aussi la société,


en créant aussi la possibilité de produire des biens et des
services qui contribuent au faire-société ou, au contraire,
nuisent au vivre-ensemble ?
 
DH. – Je vais prendre l’exemple de l’industrie pharmaceutique,

mais il s’applique à bien d’autres domaines. Notre industrie a


vocation à découvrir des médicaments innovants. Le premier
objet de l’entreprise, ça reste de découvrir des médicaments,
mais pour poursuivre cette mission, il y a beaucoup de façons
d’opérer qui feront la différence en tant qu’opérateur de
société. La mission est claire. Après, ce qui compte, c’est
comment on le fait et, lorsqu’on a la chance de bien réussir,
comment on partage les fruits de cette réussite entre patients,
systèmes de santé donc citoyens, actionnaires et salariés.
Lorsqu’une entreprise découvre un médicament capable de
guérir d’une pathologie incurable jusqu’alors, qui 1) est acheté
à un prix qui génère des économies à terme pour le système
de santé, 2) donne les moyens de continuer, voire augmenter,
ses efforts de recherche, 3) rémunère ses collaborateurs très
correctement et permet d’attirer des actionnaires, je pense
qu’elle contribue fortement à faire société.
Si, en plus, elle veille aux possibilités d’intégrer les jeunes
générations qualifiées et contribue au développement
économique local, qui pourrait dire qu’elle nuit au vivre-
ensemble ? Il y a énormément de façons de contribuer.
 
CR. –  Il faut aussi se poser la question de savoir si ce qu’on

envisage de faire, même si en tant que telle l’action à court


terme paraît bonne, est légitime au regard de nos limites
planétaires. Avant même de poser la question des
conséquences ou de la distribution ex post des bénéfices de
ce qui est envisagé, il faut pouvoir dire non en amont. Si je
reprends l’image assez parlante du gâteau, la perspective
conséquentialiste utilitariste consiste à viser le bonheur du
plus grand nombre. On ne fait pas assez cas du souci collectif
qu’il y avait chez Bentham. Sa visée d’une contribution
collective à un bien-être qui doit être l’objectif pour tout type
d’acteurs dans la société, l’accès à une vie de meilleure
qualité, c’est finalement un objectif partagé aujourd’hui par
des gens qui se situent dans des horizons de pensée très
différents.
e
En revanche, ce qui est nouveau, c’est qu’au XIX   siècle on
pensait que les ressources dans lesquelles nous pouvions
puiser étaient en quantité indéfinie. Locke disait déjà que, de
la terre, il y en aurait toujours «  assez et d’assez bonne
qualité » pour la partager entre tous. Le diagnostic depuis une
cinquantaine d’années sur les évolutions démographiques et
la réalité d’un monde fini nous montrent que ça n’est plus
possible. Les grands débats philosophiques depuis des
siècles amenaient à considérer que la justice sociale, c’est la
justice distributive. On fait grossir le gâteau à partager et on
discute pour savoir si c’est à chacun selon son mérite, sa
richesse, son talent, ses besoins,  etc. Mais aujourd’hui, ce
qu’il faut regarder, c’est si les ingrédients du gâteau ne sont
pas en train de tous nous empoisonner. Ce qui nous oblige à
réfléchir collectivement. Là l’entreprise peut jouer un rôle.
Dans le domaine du numérique, la recherche privée est aussi
importante que la recherche publique, voire plus, et les
acteurs privés ont un rôle énorme à jouer pour alerter sur ce
qui est fait, avec quelles ressources de tous ordres. Mais
comment arriver à nous limiter dès le départ ? Comme on l’a
fait pour les industries extractives dans certaines zones parce
qu’on estime que ça va violer les droits des populations
indigènes ou détruire les écosystèmes. Il faut être capable de
faire ça dans d’autres domaines en réfléchissant au caractère
disproportionné des bienfaits attendus à court terme de telle
ou telle innovation par rapport à des dommages à plus long
terme.
 
DH. – Si on revient sur l’extraction des gaz de schiste, on peut

en débattre parce que la connaissance est là et qu’on peut


estimer a  priori l’impact sur l’environnement. Dans d’autres
domaines, c’est beaucoup moins évident.
En revanche, si on revient sur l’intégration de la RSE à la
stratégie, on peut s’assurer que, à l’intérieur de l’entreprise,
au travers de la gouvernance, ce que l’on fait est plus visible
et mieux compris. De la même façon que certaines
entreprises se dotent de comité d’éthique ou compliance, on
pourrait imaginer qu’à côté du comité d’audit, du comité des
rémunérations, soit créé un comité d’évaluation des pratiques
de l’entreprise vis-à-vis des problématiques de RSE. Tout en
étant conscient que l’arbitrage de décisions telles que ne pas
épuiser des ressources ou ne pas entrer dans des schémas
de sous-traitance inacceptables du point de vue sociétal
restera difficile.
 
VJG. –  Vous seriez favorable au renforcement des comités

d’éthique ?
 
DH. –  Oui. Mais je suis aussi favorable à une représentation

des salariés qui évolue. J’aurais souvent préféré que nous


discutions dans l’entreprise de ce genre de problématiques
plutôt que de perdre de multiples séances sur des choses
absolument mineures par rapport à la problématique générale
qu’on a à gérer. Un comité d’éthique, c’est bien, mais discuter,
négocier avec les collaborateurs les sujets de long terme qui
dépassent le plan logistique ou pratique est nécessaire. Je
crois que c’est une responsabilité des instances
représentatives du personnel d’accepter qu’à certains
moments il faille discuter d’autres choses que de choses très
pratiques.
Pour les sociétés anglo-saxonnes où les principaux
investisseurs sont des fonds de pension, ceux-ci sont censés
représenter des citoyens qui prendront un jour leur retraite, et
la responsabilité des actionnaires est donc très forte. La
réponse à ces questions-là n’est pas simplement dans des
comités d’éthique à l’intérieur de l’entreprise, elle est aussi
dans la représentation au conseil d’administration. Chez
nous, ce sont les sociétés d’assurances qui sont en charge de
l’épargne. Les questions sont : qu’est-ce qu’elles défendent ?
Quel est le projet ? À la fois à cause du numérique mais aussi
du niveau d’éducation qui ne cesse de monter, je crois qu’il y
a des  opportunités de plus en plus nombreuses pour les
gens, qu’ils soient des employés ou des citoyens, de prendre
part à ces débats au travers d’une participation active dans
les entreprises ou les autres organismes qui sont censés les
représenter. Mais je suis peut-être un peu idéaliste.
 
CR. –  L’année dernière, au printemps 2017, BlackRock avait

demandé à l’assemblée générale d’actionnaires d’Exon de


rendre des comptes sur la façon dont l’entreprise allait
intégrer dans sa stratégie les engagements climat de la
Cop 21. Vis-à-vis d’une entreprise qui a été climato-sceptique
jusqu’à une date très récente, je trouve que c’est intéressant.
De même que de voir que BlackRock, qui n’est pas
spécialement engagé en matière d’investissements
socialement responsables, fasse des alertes sur un certain
nombre de pratiques.
Je pense qu’un des enjeux, c’est de concevoir et mettre en
œuvre de nouveaux récits collectifs, des modèles de société
où on investit dans des secteurs compatibles avec la
transition écologique et sociale, avec une meilleure qualité de
vie pour le plus grand nombre. Quand j’étais petite, on avait
des vêtements qu’on se passait entre frères, sœurs et
cousins. C’étaient des logiques de reprise. On a changé
depuis parce qu’il y a ces chaînes de valeur mondiales dans
le domaine du textile-habillement soutenues par une logique
de surconsommation et de marketing de produits de marque.
Il faut voir comment transformer ces chaînes de valeur et nos
modèles de production et de consommation. Ça veut dire
d’autres manières de vivre qui fassent sens collectivement. Il
y a des efforts chez certains pour promouvoir cette économie
circulaire. On passe du modèle d’achat et de vente d’un bien
à la location d’un service, mais ça reste assez confidentiel ou
se développe dans certains secteurs seulement. Je suis en
train de créer une petite institution de formation universitaire
et professionnelle, le Campus de la Transition, avec l’idée de
contribuer à transformer les cursus dans les grandes écoles
et universités, en essayant de faire venir les étudiants en
zone rurale, dans un beau lieu qui les aide à se reconnecter à
eux-mêmes, à la nature, aux autres, à mettre la main à la
pâte, à réfléchir et à expérimenter une « sobriété heureuse »,
comme dirait Pierre Rabhi. Un ancien prof d’une grande école
de management, très en lien avec la côte ouest des États-
Unis, m’a dit  : «  Vous ne pouvez pas savoir comme je suis
déprimé par ce que je vois dans la Silicon Valley en ce
moment  ; on est dans le numérique à plein avec cette idée
que c’est le numérique et la géo-ingénierie qui vont sauver la
planète, mais il n’y a aucune réflexion sur le sens. » Pour moi,
la question, c’est justement d’aller vers les low tech, vers des
modèles beaucoup plus frugaux, vers tout ce qui permet le
vivre-ensemble et l’accès des plus pauvres à un certain
nombre de biens fondamentaux, pour ne conserver des
investissements dans des industries lourdes que dans les
secteurs où il y en a vraiment besoin, comme les
infrastructures. Au fond, il faut vraiment changer très
radicalement nos manières d’envisager ce qui fait une vie de
qualité, en prenant les choses à la manière d’Illich et en se
demandant si nous ne sommes pas aliénés par des modèles
qui, en permanence, nous font réparer des problèmes que
nous avons créés. Comment faire avec ceux qui poursuivent
des logiques beaucoup plus high-tech sans réfléchir au fait
que ces high-tech sont dépendantes d’énergies fossiles et de
minerais qui existent en quantité finie  ? Quand on nous dit
« la technique va nous sauver », on n’en sait rien, en réalité,
et on a même de bonnes chances de renforcer des logiques
prédatrices et mortifères  ! Les projections à long terme des
conséquences de l’économie digitale sur la croissance sont
peut-être fausses en raison de la non-prise en compte de ces
aspects-là.
Beaucoup de gens ne demandent pas mieux que de voir
comment on pourrait changer d’échelle, contribuer à un projet
politique, en essayant d’éviter d’être trop idéologues, et avec
le moins de violence possible. Comment faire pour que ceux
qui ont une capacité d’influence forte puissent transformer les
choses ? Ça ramène pour moi à la question des inégalités de
salaires et de richesse dans nos sociétés. Avec un certain
nombre d’amis et cadres dirigeants, nous avons réfléchi à ce
sujet il y a trois ans pour ensuite écrire un livre, L’Entreprise
au défi du climat. Ce fut une réflexion partagée entre une
quinzaine de personnes de différentes entreprises pour se
demander quels sont les leviers et les blocages les plus
importants par rapport à la mise en œuvre de la transition
écologique dans les grands groupes. Finalement le diagnostic
fut que les blocages les plus importants n’étaient ni
technologiques ni financiers, mais politiques, stratégiques,
éthiques et spirituels. Certains allaient jusqu’à parler des
ressorts personnels, ce qui rejoint, je pense, ce que vous
dites sur la capacité à se mettre en risque, la lucidité, le
courage d’assumer une vision et des décisions qui vont avec.
Je reviens à la question des inégalités. Beaucoup ont trouvé
qu’un des facteurs bloquants, c’était l’habitude prise d’un
certain niveau de vie et de rémunération qui est aussi lié au
pouvoir dans l’entreprise, et qui bloque la capacité de certains
à se mettre en risque en ayant une parole plus forte pour
proposer justement des transformations de la stratégie aux
autres. Si on donnait moins d’importance aux facteurs de
rémunération pour la reconnaissance des personnes dans
l’entreprise et dans la société, on arriverait à considérer
qu’une société moins inégalitaire est une société  dans
laquelle on valorise d’autres pôles de l’existence et dans
laquelle au fond tout le monde vit mieux. C’est ce que Kate
Pickett et Richard Wilkinson avaient montré dans leur
ouvrage écrit il y a quelques années, The Spirit Level: Why
Equality is Better for Everyone (Penguin, 2010). Ils ont mené
des études qui ont mis en évidence que, parmi les sociétés
de l’OCDE, les pays qui ont les écarts de revenus les plus
importants sont des sociétés dans lesquelles tout le monde, y
compris les riches, vit moins bien  : la qualité de vie est
mesurée par des indicateurs sanitaires et sociaux. Ce résultat
apparaît évident pour les pauvres, mais que ça soit aussi un
facteur de moindre qualité de vie pour tous, c’est quand
même une leçon intéressante. Elle se vérifie dans de
nombreux pays du Sud. Ainsi au Nigeria, où il existe des
écarts de richesse incroyables, les riches sont limités dans
leur mobilité hors des quartiers sécurisés où ils habitent, en
raison de la violence suscitée par les inégalités.
 
VJG. –  Pour revenir sur le numérique, je pose une autre

question : est-ce que cela ne rejoint pas l’hubris, l’illusion de


facilité qu’il procure  ? Repousser les limites du temps, de
l’espace, produire toujours de nouvelles applications qui
permettent de faire plein de choses, peuvent nous dispenser
d’efforts dans une sorte d’enthousiasme infini, de
divertissement infini de la nouveauté  – et nous dispenser de
nous poser la question de ce qui fait du sens pour nous. Et du
coup, est-ce que la question à poser à l’intérieur de
l’entreprise n’est pas «  comment on change le modèle  ?  »
mais «  comment créer les conditions pour que les êtres
humains se réapproprient leur capacité de penser et leur
capacité d’activité spirituelle ? » ?
 
CR. –  Dans le projet de Campus de la Transition, certains
insistent sur le versant «  se changer soi-même pour pouvoir
transformer le monde  ». Agir sur soi pour agir sur le monde.
Mais ce n’est pas suffisant. Il y a quinze ans que je travaille
sur les responsabilités des multinationales : je n’arrête pas de
croiser des gens qui ont beau, pour eux-mêmes, essayer de
privilégier une certaine qualité de relation à leurs
collaborateurs, mais qui sont face à un mal structurel, à un
fonctionnement d’institutions qui les empêche en permanence
de pouvoir vivre et faire vivre ce qu’ils estiment être une voie
porteuse d’avenir. Bien sûr, il faut aider chacun à être porteur
pour sa part d’une transformation humaine, mais un va-et-
vient doit être établi entre les conditions (structurelles,
institutionnelles) que nos sociétés créent pour chaque citoyen
et la manière dont chacun fait des choix. Aider ceux qui sont
les plus proches à se situer de manière plus juste, à prévenir
le burn out, permet de réduire toutes sortes de souffrance au
travail, de mieux lutter contre les effets négatifs que
l’entreprise peut avoir sur son écosystème pris au sens figuré.
Travailler sur ces conditions-là, c’est travailler sur les
transformations des règles du jeu, et cela veut dire aussi un
combat, pour moi social et politique. On ne peut attendre
seulement des entreprises qu’elles arrivent à changer les
règles du jeu.
Il y a aussi de nombreuses collusions entre les élites
économiques et politiques aujourd’hui, sans forcément
soupçonner tout le monde de cynisme, compte tenu des
contraintes politiques d’agenda à court terme. L’organisation
de nos institutions et de nos démocraties fait qu’il est difficile
d’intégrer ces enjeux de plus long terme, le souci des plus
vulnérables. Pour y arriver, il faut compter sur la capacité de
la société civile à s’organiser et à faire pression sur les
décideurs, tant économiques que politiques. Les
responsabilités sont très partagées… Cultiver cette capacité
éthique et spirituelle peut être que ça passe aussi par les
familles, l’école, les institutions culturelles…
 
DH. –  Ce qui fait que je suis optimiste, c’est que cet

engagement ne vient pas juste de l’entreprise, pas juste des


politiques, il renvoie au terreau éducatif, au terreau culturel.
La question, c’est combien de temps il faut pour changer
fondamentalement une société. À mon avis, pas plus que
deux générations. En se disant qu’on a quarante ans pour
agir et en prenant maintenant le problème à bras-le-corps, si
on fait en sorte que la génération qui arrive à cette classe
d’âge soit éduquée à ces enjeux, on aura peut-être des
chances de résoudre les problèmes.
Ce que je trouve frappant, c’est que vous parliez de gens qui
ont des convictions, des idées, mais qui sont limitées par
l’entreprise. Accepter de travailler dans une entreprise, c’est
accepter un certain degré de contradictions qu’on ne peut pas
résoudre. On ne peut pas demander à l’entreprise d’être
responsable de ses choix et de sa trésorerie et de sortir de
ces contradictions… Il faut pouvoir dire avec beaucoup de
maturité  : «  Ça ne me convient pas et je m’en vais.  » Le
problème ensuite, c’est « pour quoi faire ? », « où je vais ? »
et « comment je m’emploie ? »…
Ce qu’est une entreprise, ce n’est pas juste l’effet de la
pensée de ses cadres dirigeants, c’est aussi ce qu’en font les
collaborateurs au jour le jour. Il faut aussi des collaborateurs
éclairés, lucides, qui aient du courage. Avoir le courage de
faire changer, ça reste possible… Quand je regarde le taux de
satisfaction des gens qui travaillent en entreprise, cela
confirme que c’est possible, et pas parce qu’une ou deux
personnes l’ont décidé –  elles ont peut-être donné une
direction générale  – mais parce que chacun s’est approprié
l’objet ou la vision et essaie de la vivre au jour le jour aussi.
 
VJG. – Le rapport au travail, aux autres, à l’information change

radicalement avec le numérique. La pression temporelle,


notamment, fragilise la prise de recul. C’est ce qu’identifient
en France des auteurs comme Dejours, Gomez et d’autres…
Il y a des conditions pour que la prise de distance puisse
s’exercer, et ce n’est pas qu’une question de courage.
Comment les dirigeants de l’entreprise pensent-ils ces
conditions-là ?
 
DH. – Une entreprise, c’est un objet, une mission, c’est aussi

un ensemble de valeurs qui doivent être explicites. C’est un


système de management de la performance articulé autour
de ces valeurs.
Lorsque les valeurs sont fortes et claires, il n’y a pas
d’ambiguïté. Les gens le voient dans la façon de faire des
dirigeants. Dans certains cas, des gens  ont de beaux
résultats financiers, mais sont quand même remerciés parce
que leurs comportements ne sont pas alignés avec les
valeurs de l’entreprise. J’ai la grande prétention de penser
que les conditions bougent et que plus on est nombreux à
vouloir les faire bouger, plus ça bouge. Ce n’est pas si difficile
que ça, au fond, de clarifier le fait que les comportements, la
conception du changement et de l’adaptation doivent
s’articuler autour de l’objectif, bien sûr, mais aussi de ces
valeurs. Même sur des débats aussi difficiles que la juste
rémunération du travail par rapport à celle de l’actionnaire.
Dans toute mon expérience professionnelle, j’ai travaillé dans
des entreprises où il y avait des participations et
intéressements, ou dans  des groupes anglo-saxons, où il y
avait une distribution d’actions gratuites jusqu’à des niveaux
bas de l’entreprise. Dans tous les cas, je trouve que
l’actionnariat salarial est positif aussi pour faire bouger les
choses.
 
CR. –  Sur les rémunérations, ou du moins sur les revenus, il

faut distinguer au moins deux ou trois plans. Il y a ce que


l’entreprise fait en interne vis-à-vis de ses salariés directs : en
gros, comment le profit est partagé. Une étude récente
d’Oxfam mettait le doigt sur des évolutions quand même
assez aberrantes. En outre, dès qu’on élargit un peu aux
chaînes de valeur, les écarts se creusent de manière
abyssale… Sur les 29  euros du chemisier que j’achète, 18
centimes d’euro arrivent à la couturière du Bangladesh… Il y
a quelque chose qui ne tourne pas rond. Le commerce
équitable ne marche pas encore trop dans le domaine du
commerce-habillement. Il y aurait à dire sur la façon dont le
consommateur exerce ou non une vigilance plus grande,
comment, au lieu d’acheter des vêtements très peu chers, il
pourrait acheter des vêtements d’une meilleure qualité, qui
durent, et qui soient fabriqués dans des conditions qui
permettent aux personnes d’être mieux rémunérées.
C’est toute la question du partage des richesses dans notre
société, car ce n’est pas aux petits revenus qu’il faut
demander d’acheter des produits plus chers.
Nos représentations collectives de ce qui est équitable ou pas
ont beaucoup bougé. Dans le livre Le Facteur  12 écrit avec
4
Gaël Giraud , nous notions que jusqu’à la fin des
années  1960, aux États-Unis, c’est l’État qui rétablissait une
certaine équité dans la société. Pendant trente ans (ça datait
du New Deal), il y avait pour la tranche supérieure un taux
d’imposition de 93  % –  dans un pays pas particulièrement
anticapitaliste.
Puis il y eut Thatcher et Reagan et ce phénomène de
libéralisation. On a dénoncé l’emprise trop forte de l’État. On
est en train d’en revenir. En parlant de nouveau de «  bien
commun », Larry Fink et les autres ne parlent pas seulement
de l’intérêt général mais vraiment des questions du bien
commun, du sens et de la qualification de la vie bonne. J’aime
bien le terme Buen Vivir utilisé par les Latino-Américains,
parce qu’il dit quelque chose non pas des principes moraux,
mais de ce qui fait que la vie a du goût, de la saveur.
 
DH. –  La question du partage des richesses est en effet
importante et est l’objet de débats, négociations implicites ou
explicites à l’intérieur des entreprises entre représentation
salariale et représentation des actionnaires. Là encore
l’intervention de l’entreprise seule ne suffira pas à par
exemple réduire l’accroissement des inégalités.
L’impact des politiques fiscales est absolument déterminant.
Quelle peut être l’incitation d’un homme à gagner 100 millions
d’euros s’il ne peut  pas les dépenser  ? Derrière le désir
d’avoir beaucoup d’argent, il y a le besoin de la «  marque
dans l’histoire  » et de la génération d’après… Par moments,
je me demande si une façon de réguler ces affaires de
rémunération excessive, ce ne serait pas d’avoir des droits de
succession à 100  %, ou 90  % au-dessus de certains seuils,
pas ou peu d’impôt sur le revenu jusqu’à un seuil assez haut,
de telle sorte que la question de «  ce que je ne pourrai pas
consommer après ma vie  » n’ait plus aucune importance et
que chaque nouvelle génération puisse rebattre les cartes de
l’échelle sociale en fonction de ses mérites et pas de ceux de
ses ancêtres.
 
VJG. –  Je fais partie de celles qui pensent, dans la lignée de

Simone Weil, que le travail est une expression essentielle de


l’humain. La possibilité d’hériter de sommes considérables
renforce le sentiment d’iniquité, et c’est un élément
extrêmement délétère pour le vivre-ensemble. Ça joue non
seulement sur les rémunérations, mais plus largement sur la
confiance même en un ordre juste.
 
CR. –  Quand nous avons publié Le Facteur  12, un ami, qui
connaissait la rémunération des hauts dirigeants de son
groupe, s’était amusé à organiser une réunion avec un certain
nombre de cadres de l’entreprise et leur a fait faire une
expérience de pensée  : «  Imaginons qu’on soit à un niveau
d’écart de rémunération de 1 à 30 dans l’entreprise [en fait,
c’était beaucoup plus !] et voyons ce que ça fait d’augmenter
de 5  % chaque année toutes les rémunérations, depuis les
moins bien payés jusqu’aux mieux payés.  » Les gens
prenaient alors conscience de la «  machine à créer des
écarts  »  qui s’emballe, dans une dynamique totalement
absurde et injustifiable. C’était d’autant plus intéressant que,
dans cette entreprise, les diplômés disaient « parce que je le
vaux bien  » et estimaient avoir un niveau de rémunération
correspondant à leur contribution à l’entreprise… Cette
discussion-là avait rouvert un certain espace de critique et
d’autocritique sur les fonctionnements.
Un ami cadre dirigeant, chargé de la stratégie et de la RSE –
 mais son patron continue à penser que ce sont deux choses
séparées  –, milite pour que ça se rapproche. Il tente
d’identifier les personnes dans l’entreprise qui, à des titres
divers, sont concernées par cette réflexion sur le sens, qui
font des choses dans leur coin. Il propose des réunions, des
groupes de travail pour aider à développer cette capacité à
penser par soi-même. C’est ce qu’on appelle le corporate
hacking. Tout cela pour dire qu’il y a des espaces, des
marges de manœuvre, dont les uns et les autres ne se
saisissent pas toujours.
 
DH. – Dans l’une des entreprises où j’ai travaillé, il y avait un
plan de participation et intéressement. Nous avions eu une
discussion avec les représentants du personnel sur ce plan
d’intéressement. La répartition la plus communément
acceptée, c’était au pourcentage de la rémunération. En
faisant ça, on ne faisait que reconduire les écarts. On est
finalement arrivé à définir une règle que tout le monde a
acceptée, c’était un montant fixe par collaborateur. Ce qui
avait aussi l’avantage de ne pas mettre les collaborateurs
hors de leur marché sur leur salaire de base, ce qui peut être
un problème et permettait de corriger l’inégalité croissante. Il
y a donc bien des solutions, mais là encore il faut mettre le
débat sur la table, il faut être capable d’en discuter sans
idéologie pour aboutir à une vision partagée…
 
VJG. – Que pensez-vous d’une fiscalité qui favoriserait l’accès

aux biens communs ? Vous disiez que pour la nourriture bio,


certains ont les moyens d’en acheter et d’autres pas. Il
semble injuste que, parce qu’ils en ont les moyens, certains
puissent mieux se nourrir.
 
DH. – Cette fiscalité en fonction du niveau de vie existe déjà.
 
VJG. –  Elle existe pour le budget de l’État mais pas dans le

domaine privé. L’impôt sur le revenu ne va pas directement à


l’alimentation, ne va pas directement à la santé.
 
DH. –  Oui, dans la santé certaines entreprises éditent des

cartes en fonction du revenu des patients, qui leur permettent


d’avoir accès à certains médicaments à des prix différenciés.
 
CR. –  J’y serais très favorable. Hier un de mes étudiants me
demandait ce que je pensais de la proposition de Jorion
comme quoi il faudrait donner gratuitement accès à la santé
et aux biens communs –  à ce à quoi vraiment toutes les
personnes devraient avoir accès, c’est-à-dire tout ce qui est
santé, éducation, en évitant ainsi les effets pervers du revenu
minimal.
 
DH. – La limite de ce modèle, ce sont les inégalités existantes.

Les 2 % des personnes les plus riches possèdent 95 % de la


richesse. Et quand elles vont acheter un légume bio, elles
n’achètent jamais que trois carottes. Si on met en place des
cartes de cette sorte, le nombre de personnes qui pourront
payer le prix maximum ne suffira pas à couvrir le besoin en
volume puisque la majorité des gens sont dans un revenu
médian ou moyen ou faible. Le risque, c’est de pénaliser une
fois encore les classes moyennes plutôt que de s’adresser au
vrai problème, celui des extrêmes.
 
CR. –  Ce que je vois comme effet pervers possible, c’est la

manipulation des biens qui contribuent à la santé. Par


exemple, une entreprise définit sa mission par « la santé par
l’alimentation pour le plus grand nombre tout au long de la
vie  ». Mais il n’est pas vrai, par exemple, qu’il est bon pour
tout le monde d’ingérer du lait de vache en grande quantité ;
ce n’est bon ni pour la planète, ni pour la personne. Comment
faire en sorte que ce ne soit pas juste l’entreprise qui produise
l’information qu’elle juge utile pour fidéliser sa clientèle ?
 
VJG. –  J’aimerais revenir sur la manière dont vous pensez

l’articulation ou la coopération entre les pouvoirs, entre le


politique et l’entreprise, et on pourrait dire la société civile, et
quelles répercussions cela a en termes de gouvernance pour
aller vers une responsabilité éclairée et limiter la tentation de
la toute-puissance.
 
DH. – Pour moi, c’est forcément une collaboration mais aussi

des conflits constructifs. Il y a une répartition générale a priori


définie par les Constitutions des pays, mais c’est surtout une
question de collaboration et de partage d’ambitions
communes. Ce qui veut dire être dans le débat, vouloir
comprendre les autres et coconstruire…
 
CR. –  Il ne suffit pas d’établir des plateformes multiacteurs

pour favoriser le dialogue. J’ai participé au groupe de travail


de la plateforme sur la RSE mise en place en 2013 par le
gouvernement, qui a conduit à l’élaboration de la loi sur le
devoir de vigilance. Ça permettait de bien voir les
positionnements des acteurs (monde économique, syndicats,
ONG, chercheurs, pouvoirs publics,  etc.), avec les limites du
positionnement de ceux qui sont obligés de représenter leur
collectif et sont bloqués sur des postures alors qu’à titre
individuel, ce sont des gens avec qui on pourrait avoir des
conversations fructueuses. Ce qui est déséquilibré, dans la
façon de faire des représentants des intérêts des grandes
entreprises, c’est la manière dont ils exercent un lobbying
effréné auprès de Bercy, auprès du gouvernement, auprès
d’un certain nombre d’acteurs clés. Les représentants des
ONG partagent leur lassitude et leur dégoût : quand on essaie
d’aller voir tel ou tel député ou autre personnalité pour
expliquer son point de vue, on a en face une batterie de gens
avec beaucoup plus de moyens de différents ordres et ça fait
une grande différence pour faire entendre une voix. Ça ne
veut pas dire que la voix de la société civile ne puisse pas
porter, mais on a souvent l’impression que les dés sont pipés
parce que certains ont nettement plus de capital financier,
social et culturel que d’autres pour faire passer des idées –
 sans oublier les cercles de toutes sortes, comme Le Siècle et
autres enceintes où les gens issus des mêmes cénacles se
rencontrent et se parlent. Pour être un peu, de par mes
activités et mon milieu social d’origine, en lien avec ces
personnes, je vois bien que c’est tout un petit monde de
décideurs qui se connaissent, qui partagent la même vie
sociale, qui vont au spectacle ensemble, etc. Le risque, c’est
d’être complètement déconnecté de ce que vivent les plus
fragiles de nos sociétés, et de nourrir une doxa (comme la
théorie du ruissellement) qui justifie les exclusions, ou
cherche seulement à pallier les écarts croissants par un peu
de philanthropie. La fracture sociale, on la voit là. C’est un
vrai problème pour la capacité à transformer les règles du jeu
collectivement.
Au niveau de la production du droit et des normes, il y a
cependant de nouvelles coopérations entre des acteurs
différents. Je pense à l’accord passé avant le drame du Rana
Plaza dans les faubourgs de Dacca, mais qui a été remis au
premier plan après le drame. Les protagonistes étaient l’OIT,
les syndicats du Bangladesh, l’État du Bangladesh, les
multinationales. Tout ce monde s’est mis d’accord pour dire :
oui, il faut une surveillance de ce qui se passe chez les sous-
traitants, il ne faut pas que ce soient eux qui financent les
audits. Il faut qu’il y ait un financement commun pour que les
ateliers des sous-traitants d’Orange ou autres puissent être
aux normes. Cet accord réunissait des acteurs qui se
disaient  : comment faire pour traiter cette question d’échelle
de valeurs mondiales en intégrant tous ceux qui ont une
influence sur la façon dont les choses se passent ? C’est un
réel pas en avant, même si la réalité montre que les pratiques
sont longues à se transformer sur le terrain, pour favoriser
une meilleure justice sociale pour les travailleurs les plus
exposés et vulnérables.
On a beaucoup parlé dans les Ceta et autres de la façon dont
les cours internationales d’arbitrage fonctionnent. Je n’ai pas
les chiffres sous les yeux mais en 1996 il y avait eu à l’échelle
mondiale une quarantaine d’arbitrages. Aujourd’hui, on en est
à plus de cinq cents. Or les juges qui font ces arbitrages
viennent souvent d’un tout petit milieu, et les arbitrages sont
souvent en faveur des entreprises face aux États. Ce point
me ramène au projet de traité contraignant pour les
multinationales. Certains des juristes qui travaillent à
l’élaboration du traité raisonnent de manière habile, en
proposant qu’on intègre dans ces accords investisseurs-États
au même titre que des clauses commerciales des clauses de
droits fondamentaux pour faire en sorte que les
investissements soient subordonnés au respect des droits
fondamentaux par les uns et les autres. Ça rejoint bien la
démarche des (biens) communs qui invite à ne pas seulement
raisonner en termes de gestion publique ou privée, et à tenir
compte de ce qui affecte les populations et de la façon dont
elles sont parties prenantes de la prise de décision et de la
mise en œuvre des projets.
 
DH. –  On ne peut pas tout réguler. Je trouve intéressant ce
que vous disiez du peu de voix différenciées dans des
organismes comme le Medef, les ONG. C’est vrai aussi que
les entreprises ont plus de moyens que les ONG et que c’est
très difficile à corriger. D’où la nécessité d’être pragmatique.
Si je prends l’exemple de la France, le réseau des décideurs
est assez concentré : ce sont toujours les mêmes personnes.
Au moment où on veut réformer l’État et où on s’achemine
peut-être vers une diminution du nombre des sénateurs et
des parlementaires, il y a un organisme qui à mon avis devrait
être préservé, voire étendu, c’est le Conseil économique,
social et environnemental. Les avis du CESE, dont le mode
de recrutement est distinct des impératifs politiques et qui
peut s’inscrire dans le long terme, sont plus importants pour
faire émerger des visions et des solutions plus équilibrées.
Au-delà du CESE, la digitalisation de la société permet aussi
à la société civile de s’exprimer de plus en plus fortement à
moindre coût et donc de concurrencer efficacement le
lobbying des sociétés lorsque nécessaire.
Personnellement je me réjouis par exemple d’avoir un accès
si facile maintenant aux études des différents think tanks qui
œuvrent en France.
 
VJG. –  Une question pour finir sur la responsabilité des

dirigeants face au numérique : le numérique jusqu’où ?


 
DH. –  Jusqu’à ses limites en tant qu’outil contrôlé par des
humains. Oui, il y a des aspects négatifs : la financiarisation,
l’accélération des transactions, les risques liés à la mauvaise
utilisation des informations et données personnelles… Mais il
y a aussi beaucoup d’aspects positifs  : la possibilité de
prendre des décisions éclairées ou mieux éclairées ou plus
rapides, les capacités d’échanger plus rapides et
transparentes, l’accès immédiat et peu coûteux à l’éducation,
le savoir, la multiculturalité. Je ne sais plus imaginer nos
entreprises fonctionner efficacement sans le numérique.
 
VJG. –  Tous les outils au fil de l’histoire de l’humanité l’ont

transformé, que ce soit un stylo ou un marteau. Peut-être


l’outil numérique est-il encore trop proche de nous, mais on a
là un outil qui transforme la pensée elle-même. Je ne parle
pas de ce que cela permet comme accès aux données,
comme possibilité d’aller plus vite, mais du fait même que la
production de sens soit plus rapide du côté de l’outil que du
côté de l’interprète, et pour autant, qu’elle soit continue.
 
CR. –  Il faut aussi poser la question de ce qui est produit et

pour qui.
 
VJG. – Ce qui est produit : les dernières élections américaines

par exemple. 
CR. –  Oui, mais des innovations peuvent être très positives

dans le domaine de la santé  – au moins pour certains. Se


pose en fait la question du discernement éthique par rapport à
ce qu’une technologie engendre comme transformations du
mode de pensée, de prises de décisions, de relations, et du
coup une réflexion sur l’outil convivial. À quelles conditions
ces outils sont-ils au service du vivre-ensemble, de la qualité
de vie, et du sens que nous donnons, nous, collectivement à
nos existences ? Malheureusement, on laisse trop de côté la
manière dont la production et l’usage de ces technologies
peuvent nourrir de la violence, du conflit, de la pauvreté, de
l’exclusion. Soit pour ceux qui n’y ont pas accès, soit pour
ceux qui sont parties prenantes d’un modèle de production lié
à cette prédation sur les ressources et à l’exploitation des
personnes. Avec le numérique et l’intelligence artificielle, nous
avons une capacité d’action incroyable avec d’énormes
dangers potentiels dans cette hubris et du fait aussi que la
réflexion est toujours à la traîne de ce qui est en train de se
passer.
Il y a aussi tout le côté Big Brother. Maintenant dans une foule
on détecte n’importe qui et ce contrôle sur les personnes est
effrayant du point de vue de la démocratie. La réflexion
éthique est en permanence acculée à aller plus loin.
Le paysage est complètement recomposé, tout va à toute
vitesse et il n’y a pas assez de gens pour aider à la réflexion.
Ensuite qui prend les décisions de financement de la
recherche ? Les fondations Bill et Melinda Gates, avec un tout
petit nombre d’administrateurs, ont une puissance incroyable
pour orienter des choix énormes vers certains types de
programmes de recherche dans tous les domaines.
Et donc pour le numérique, une part en moi dit
« autolimitation ». Vient un moment où il faut des moratoires,
mais je ne sais pas comment on peut y arriver. Tout ce qui est
techniquement faisable n’est pas éthiquement souhaitable. Je
reviendrais quand même à la solution éducative –  et le plus
en amont possible.
Témoignage

Paul Van Oyen
Paul Van Oyen est CEO d’Etex (www.etexgroup.com).
 
Pour ce témoignage, j’ai réellement essayé d’éviter les mots
suivants  : transformation, Vuca, disruption, stratégie, agilité,
leadership. Ma vaine tentative pour y arriver est une
indication que ma contribution reflète simplement la réalité du
monde d’aujourd’hui. C’est ce à quoi les leaders de tous
niveaux font face, et j’ai tenté d’y ajouter ma touche
personnelle en reliant mes expériences aux sujets couverts
par ce chapitre.

Responsabilité… à l’échelle géologique des temps


J’ai un diplôme de géologie. En conséquence, je considère la
planète Terre et les espèces qu’elle abrite sur une échelle
d’évolution de millions d’années. Certains messages clés de
mon éducation résonnent encore :
Les espèces qui évoluent le plus vite disparaissent les
premières.
Les espèces les plus prospères constituent leur
intelligence par une voie sociale.
L’organisation sociale contribue plus au développement
d’une espèce que la supériorité individuelle.
Tous les problèmes sur Terre sont en lien avec la
surpopulation et la manière dont nous y faisons face.
Ce n’est qu’une question de temps avant que la prochaine
météorite ne frappe – et San Francisco et Istanbul seront
complètement détruits par un tremblement de terre.
Il y a eu des périodes avec beaucoup plus de CO2 dans
l’atmosphère qu’aujourd’hui et des périodes avec des
températures beaucoup plus hautes et beaucoup plus
basses.
Nous pouvons tout relativiser à l’infini, mais il est certain que
l’Homo sapiens (c’est nous) a un impact majeur sur la planète
Terre. Les niveaux de CO2 d’aujourd’hui sont causés par la
consommation rapide d’énergie fossile et non par un
événement ou un désastre naturel. Les conséquences
dramatiques sont liées seulement à la vitesse de changement
de nos conditions de vie, auxquelles les plus pauvres du
monde ne pourront réagir à temps…
 
De façon paradoxale, peut-être, ces affirmations renforcent
ma conviction sur l’importance du présent. Et le fait que je
puisse influencer le présent plus que toute autre chose. Je
sais que les hommes et les femmes d’affaires sont censés
inclure demain dans leurs plans sophistiqués. Le futur est par
définition la conséquence du passé et de toutes les actions
d’aujourd’hui. Mais la raison d’être doit se trouver au présent.

COMMENT APPLIQUONS-NOUS CELA CHEZ


ETEX ?
Chez Etex, nous essayons d’assurer qu’«  aujourd’hui  » est
vécu consciemment. Nous voulons que la vie de nos
employés commence à 8 heures du matin et non pas quand
ils quittent le bureau. Nous avons déménagé les quartiers
généraux de l’une des villas les plus prestigieuses de
Bruxelles pour un environnement de bureau dynamique et
convivial, où nous pouvons accueillir collègues, clients et
partenaires du monde entier, dans une atmosphère qui reflète
l’entreprise que nous souhaitons être. Les bureaux ne
donnent aucune indication à caractère hiérarchique et les
membres du comité exécutif utilisent également le « prochain
bureau disponible ».
Nous avons commencé la préparation du futur en donnant le
ton au niveau supérieur et en affûtant nos valeurs vieilles de
cent dix ans à l’aune du XXIe  siècle  : «  pioneer to lead –
  passion for excellence  – connect and care  ». Nous avons
établi une liste des «  100  comportements  », considérés
comme «  souhaités  » ou «  non souhaités  », et nous en
jouons et les mettons en œuvre dans toute situation
professionnelle.
Et –  bien sûr  – nous avons conduit la première consultation
sur l’engagement des employés, tout en introduisant
l’engagement des employés comme le second KPI non
financier et le but le plus important (après la sécurité, non
négociable). Dans le même temps, nous ne tolérons pas le
collègue «  le plus performant  » s’il fait preuve d’un style de
leadership auquel nous ne croyons pas.

RAISON D’ÊTRE ET STRATÉGIE, TERRIBLEMENT


PROCHES
Tout au long de ma carrière, j’ai moi aussi été formé et
influencé par les grands penseurs stratégiques, leurs livres et
leurs écoles, avec des théories du management dernier cri.
La vision et la mission nous étaient expliquées comme les
éléments fondateurs pour ancrer et justifier une stratégie (le
«  comment  »). Mais aujourd’hui nous parlons de «  raison
d’être » (le « pourquoi »). Est-ce parce que nous trouvons de
plus en plus difficile de justifier notre Profit au regard de la
Planète et des Personnes  ? Est-ce parce que nous avons
besoin d’une réponse pour les générations futures, qui ont
bien compris à ce jour le dommage qui a été causé à la
Planète et aux Personnes ces deux cents dernières années ?
Ou parce que, tout au fond de nous, nous ne voulons pas,
comme individus, être au service d’activités qui n’auraient pas
de sens pour nous ?
Gary Hamel et beaucoup d’autres ont lancé le débat sur la
façon dont ces questions se traduisent en exigences de
leadership. «  What matters now –  Ce qui compte
maintenant » offre une vue holistique qui indique clairement la
différence entre le management et le leadership.
Le leader est orienté prioritairement vers «  l’autre  », qui est
l’allié principal pour atteindre ces objectifs qui font sens.
L’autre a une puissance créative équivalente. Les leaders
cultivent un contexte, tout en laissant de la place pour un
contenu. Le changement d’état d’esprit que ce mode de
coopération requiert de réaliser est l’un des plus grands
obstacles dans toute transformation. C’est une pierre
angulaire de la cocréation dans un monde complexe et la
seule voie pour développer le talent. Une comparaison avec
l’éducation des enfants au XXIe siècle ne serait pas exagérée,
mais ce n’est pas le propos ici.
Pendant ce temps, le pouvoir se déplace vers des nations et
des régions qui ne semblent pas se préoccuper d’un futur à
long terme (pour les Personnes et la Planète). Les autorités
publiques ne collectent pas les fonds pour garantir la sécurité
sociale et les principes de solidarité. Le progrès est confirmé
comme la nouvelle religion et nous n’avons pas encore trouvé
la voie vers des modèles économiques de progrès qui
n’impliquent pas la notion de croissance.
La responsabilité dérive dès lors vers les entreprises (les
organisations à but lucratif) qui doivent définir le futur de la
société au-delà des P-P-P (Personnes, Planète, Profit), en se
mettant au service des P-P-P-P (Personnes, Planète,
Prospérité, Participation)
(www.foundationfuturegenerations.org/en).
 
Comment les entreprises peuvent-elles assurer que leurs
employés sont reconnus au niveau qui leur permette de
participer pleinement à la société (et transmettre toutes les
options de développement à leurs héritiers)  ? Jusqu’à quel
point voulons-nous une structure salariale pyramidale  ? Ou
encore, comment assurons-nous que l’organisation évolue
vers le leadership participatif à tous les niveaux ?
Les entreprises ont un rôle majeur à jouer lorsqu’il s’agit de
créer une société sans polarisation. Je crois profondément
que – à part la question de la surpopulation – la stabilité est
proportionnelle à la répartition équitable des moyens et des
opinions. Il n’y a pas de « noir » ou « blanc ». Il y a beaucoup
de gris et nous devrions le vivre comme un mélange de
beaucoup de couleurs. Les entreprises vont devoir prendre
soin de plus que de leurs collaborateurs. Mais le leadership
requiert d’assurer que les collaborateurs trouvent leur
engagement à travers une contribution qui va au-delà de leur
satisfaction individuelle, qui inclut les clients et une «  raison
d’être » inspirante.

COMMENT APPLIQUONS-NOUS CELA CHEZ


ETEX ?
Nous avons demandé à vingt jeunes collègues de toutes les
parties du monde de réfléchir aux évolutions de notre
business (matériaux de construction-industrie de
construction). Nous leur avons demandé de trouver le point
optimal (sweet spot) sur lequel les ressources et les talents
d’Etex rencontrent les besoins du monde. Le résultat a été
une vidéo de vingt minutes à couper le souffle qui a été
présentée aux 17  000  employés, aux clients, aux
actionnaires…
Sur cette base, une réunion du senior leadership a conduit à
la formulation de notre raison d’être : « Inspirer les modes de
vie  », et un groupe de volontaires a développé des outils
simples pour la rendre tangible pour tous nos partenaires, les
collaborateurs en premier. Nous avons récemment installé un
comité RSE au niveau du board, afin de lier nos ambitions à
celles des actionnaires et, ensemble, maximiser les efforts
vers la recherche de solutions durables.
La «  raison d’être  » est affichée sur les murs et dans toutes
les discussions importantes, nous nous y référons comme la
guidance ultime.

VOICI VENUS LES JOURS DU LEADERSHIP


Alors le leadership redouble d’importance. Par-dessus tout, il
s’agit d’adopter une position personnelle. Dans ma propre
expérience, les leaders doivent se rapprocher de leur moi
profond et trouver
des opportunités de croissance personnelle, comme point de
départ optimal pour aller à la rencontre de l’autre. Aucun
leadership ne peut exister sans curiosité pour le monde et
pour l’autre.
 
L’expérience de coaching montre que les individus éprouvent
des difficultés à «  s’approcher de qui ils sont  », sans parler
d’avoir une vue sur «  qui nous voulons être  ». Mais les
dirigeants doivent continuellement accepter ce défi. Nous, les
«  Leaders inachevés  » (Dotlich), nous rééquilibrons les
composantes managériales et de leadership de notre
comportement. Nous apprécions le moment parce que
l’apprentissage est dans le moment. Tout le monde veut du
changement, mais qui veut changer  ? Il est frappant de voir
que les mêmes affirmations et questions s’appliquent à nous-
mêmes comme aux organisations.
 
En fin de compte, cela revient à de la physique. Le leadership
est la cause, « Rebitda » et « Cash flow » sont les effets. Il en
va de même pour l’engagement des collaborateurs et la
satisfaction des clients ainsi que la croissance qui en résulte.
La «  transformation  » elle-même ne peut être considérée
comme un but, elle est aussi la conséquence d’ambitions
associées au leadership.
 
En leadership, le moi rencontre l’autre. Cet autre apparaît
soudainement comme la meilleure voie vers mes réalisations,
objectifs, développements. Il n’est pas étonnant que «  le
contrôle et la commande  » soient finis depuis longtemps.
Mais alors que la plupart d’entre nous tâchent de remplacer la
« commande » par le « contexte », nous trouvons difficile de
lâcher le «  contrôle  » et en conséquence nous n’obtenons
pas la responsabilisation des collaborateurs, ce qui conduit à
moins d’impact sur le « contenu ». Dans le monde Vuca (mes
excuses) nous avons découvert l’importance d’un agile
middle, d’un « milieu agile » (excuses renouvelées) qui laisse
une large marge de manœuvre à la traduction d’un cadre
commun.
Les dirigeants reconnaissent les premiers qu’il y a des
situations où ils ne pourront pas tout « résoudre » et surtout
pas seuls. Ils comprennent comment aborder –  en eux-
mêmes et dans leurs organisations  – les barrières et les
limitations qui les poussent à rechercher des solutions ultimes
qui n’existent pas. Diriger dans la complexité demande de
laisser tomber l’illusion du contrôle, de la cohérence, de la
perfection, tout en embrassant la réalité d’un état « non fini »
permanent.

COMMENT APPLIQUONS-NOUS CELA CHEZ


ETEX ?
Notre entreprise traverse une période de conscience accrue
qui coïncide avec mon évolution personnelle. Je n’avais pas
besoin de devenir CEO pour réussir ma vie et accomplir ma
raison d’être. Mais en me rapprochant de qui je suis et de ce
que j’essaie de réaliser lors de mon passage ridiculement
court (géologiquement parlant…), je me rends compte que je
peux devenir le CEO qui était déjà en moi.
Afin d’offrir cette expérience à nos collègues, et avec le
support d’écoles de management reconnues, nous avons
développé notre propre parcours de leadership. Le cadre
«  Moi et Etex  » indique que nous –  personnellement et
ensemble  – construisons le futur de cette entreprise. Pour
ceux d’entre nous qui veulent s’engager dans un
développement personnel, l’invitation est de faire se croiser la
ligne de vie personnelle et la ligne de vie d’Etex. La
compagnie existe à travers sa raison d’être et via «  l’autre  »
dans nos collègues et clients. Nous associons cette évolution
au développement du talent et nous offrons trois niveaux de
programmes de développement personnel. Le niveau pour
les leaders seniors est basé sur une expérience de
connaissance de soi qui se passe via un coaching
professionnel mais aussi via l’aide de collègues, par un « petit
cercle de confiance ». Nous poursuivons cette quête de notre
raison d’être personnelle, tâchant de développer le sens de la
responsabilité et la passion chaque fois qu’une raison d’être
personnelle peut être en lien avec celle de l’entreprise. Nous
étendons les réunions de management et de développement
en intégrant des contributions à des projets sociétaux dans
lesquels nos matériaux peuvent être utilisés.
Voir www.splashprojects.com. Comme suggéré par certains
de nos collaborateurs –  et parmi de nombreuses actions
tangibles  – nous offrons la possibilité à des volontaires de
participer à un projet de construction au sein des pays les
plus pauvres de ce monde, au cours duquel ils expérimentent
comment nos produits (combinés avec nos convictions  !)
peuvent contribuer à un monde meilleur. Voir aussi
www.techo.org.
Récemment, nous avons demandé à un autre groupe de vingt
collègues de témoigner à propos du changement qu’ils
constatent, en cohérence avec nos ambitions. Ils témoignent
de ce que cela leur a fait personnellement. Nous avons
partagé ces messages avec chaque employé.
Avec le board et les actionnaires familiaux, nous avons revu
notre politique en matière d’amiante (Etex était autrefois un
producteur d’amiante-ciment, un héritage que nous assumons
avec une politique stricte et respectueuse) et la façon dont
nous pouvons changer notre «  dette envers la société  » en
«  promesse pour le futur  ». Parmi les actions qui en ont
résulté, nous prévoyons de créer une fondation Etex, où les
employés et les actionnaires peuvent soumettre leurs
propositions pour « inspirer les modes de vie » en pratique.

Produire et vendre à l’ère digitale


Certains diraient que le monde est un monde d’acheteurs. En
réalité, c’est un monde de clients. La disponibilité et la
transparence des informations poussent les entreprises à
redéfinir leur offre et leur façon de se différencier. La
transparence n’est pas forcément basée sur la vérité (voir ci-
dessous). La perception est la nouvelle vérité et toutes les
méthodes habituelles de différenciation (par le prix, la qualité,
l’accès au marché, l’innovation, le service au client…) doivent
être revérifiées vis-à-vis de cette nouvelle vérité.
Parallèlement, même l’industrie de la construction est en
passe de se faire «  disrupter  » (ou elle l’est déjà pour ceux
qui veulent le voir). Par exemple, les bâtiments de demain
seront d’abord construits virtuellement, sur la base de petits
modules digitaux (BIM  : Building Information Module) qui
représentent les produits et systèmes qui seront utilisés. Voir
aussi www.bimobjects.com. Devons-nous imposer ce monde
digital à nos clients, ou devraient-ils le demander  ? Qui
récolte les bénéfices  ? Dans nos sites de production,
Industry  4.0 affecte progressivement notre modèle de
leadership. Les machines et les procédés créent une copie
virtuelle du monde physique. L’intelligence artificielle pousse
aux décisions décentralisées, nous forçant à nous rendre
compte que le mode de fonctionnement centralisé est voué à
l’échec dans l’ère digitale.
Tels des processeurs, nos esprits les plus créatifs doivent être
connectés pour cocréer le futur. Les machines et les
procédés établissent les nouvelles règles et normes, alors
que les autorités de régulation restent à la traîne
désespérément dans leur tentative de compenser les excès
de l’utilisation et de l’abus des données (cf. RGPD). Ici aussi,
les entreprises vont avoir à prendre de nouvelles
responsabilités et, plutôt que de les contourner, contribuer à
l’établissement des réglementations.
L’ère digitale fait une entrée remarquée non seulement sur la
plateforme industrielle (Industry 4.0), mais aussi dans
l’administration (robotisation) et dans l’accès au marché.
L’industrie est-elle de nouveau face à un changement abrupt
d’efficacité, pour lequel les employés surnuméraires et les
autorités vont payer ? Est-ce que l’industrie prend une part de
responsabilité dans la réorientation de la base de
compétences de la main-d’œuvre  ? Est-ce que nos
programmes de transformations vont recevoir une fois de plus
des subsides pour licencier plus de travailleurs ?

COMMENT APPLIQUONS-NOUS CELA CHEZ


ETEX ?
Chez Etex, l’impôt sur les bénéfices ne fait pas l’objet d’une
ingénierie. Un Conseil d’entreprise européen a été établi
volontairement
pour avoir un accès direct aux dirigeants et dans lequel nous
investissons pour la formation. Nous offrons de la réinsertion
professionnelle aux employés qui quittent l’entreprise et nous
dépensons plus que la moyenne en formation et
développement. Nous avons construit une vaste plateforme
d’apprentissage, et nous ne réduisons pas les dépenses
associées lorsque nous devons trouver des économies en
périodes plus difficiles.
Lorsque de nouveaux talents doivent être recrutés pour gérer
les nouvelles méthodes de travail, nous investissons dans les
réorientations de carrière et nous mesurons les succès.
Nous offrons des emplois ou des opportunités de formation et
collaborons avec différentes écoles et fondations. Nous
établissons des «  communautés  » qui ont un grand degré
d’autonomie pour gérer des tâches complexes en recherchant
des valeurs communes. Au début, notre valeur « connect and
care » a été remise en question par nos employés lorsqu’il a
fallu affronter une nouvelle restructuration. Nous comprenons
maintenant qu’une performance «  de sang-froid  » peut être
obtenue avec une organisation qui a du sang chaud…
Dans un contexte « B2B2C », nous utilisons les opportunités
digitales pour restaurer la proximité avec nos clients. Nous
améliorons l’expérience client et tentons de comprendre leurs
rêves et souhaits les plus profonds, aussi parce que nous
croyons que le client a le droit de vivre une bonne expérience
avec nous, au-delà du produit.

À LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ
Les dirigeants n’ont aussi qu’un nombre limité d’heures par
jour. Ils doivent se rapprocher autant que possible de la vérité
du jour et des perspectives de demain. Les livres de comptes
et les rapports de management contiennent des données
statiques, plus que ce qu’un cerveau peut contenir. Alors que
les outils digitaux collectaient des données d’une manière
similaire, nous parlons maintenant de l’acquisition et du
stockage de données statiques et dynamiques. Les données
reflètent-elles la vérité ? Peuvent-elles être converties par des
ordinateurs et des processeurs en une information qui serve
le monde et notre raison d’être, plus qu’en une information qui
généralement menace les personnes ? Les ordinateurs vont-
ils nous dire comment les personnes se conduisent ou bien y
aura-t-il une réaction de révolution et les gens, une fois
encore, auront des comportements imprévisibles  ? Il semble
que nous nous éloignons un peu plus de la vérité. Quelle est
la vérité derrière « Pouvoir, responsabilité, gouvernance » ?
Si nous possédons des données, est-ce que nous possédons
des vies  ? Si nous possédons des vies, retirons-nous les
responsabilités des individus ou des autorités publiques ? Si
nous avons de l’impact sur les vies, prenons-nous une
position politique dans le débat social ?
Les managers peuvent-ils compter sur les données et
l’information pour prendre des décisions sans avoir une
compréhension du mode de collecte des données ? Pouvons-
nous compléter nos tableaux de bord avec «  les autres
données » ? Que se passe-t-il si la composante émotionnelle
des employés et des clients devient parfaitement prédictible ?
Qui transformera les données en information ? Qui changera
l’information en prise de décision  ? Comment allons-nous
développer du pouvoir quand notre justification est basée sur
un apport non relationnel ? Qui est propriétaire des données
(sur moi)  ? Qu’est-ce qui reste aux autorités publiques qui
étaient originellement les détenteurs des données, maîtres
sur les personnes  ? Les données peuvent-elles être
protégées ?
Alors que nous prêchons que tout devient prévisible, nous
prenons aussi conscience que le monde devient de moins en
moins prévisible…

COMMENT APPLIQUONS-NOUS CELA CHEZ


ETEX ?
Avec l’aide de ASM Conseils nous accroissons la
performance de notre équipe exécutive en développant notre
capacité à cadrer les grands et les petits défis rencontrés
dans le contexte de « L’entreprise que nous voulons devenir »
et «  Les leaders que nous voulons devenir  ». Nous prenons
du recul par rapport à nos propres méthodes de prise de
décision pour atteindre un niveau de métacognition qui nous
amène à nous observer nous-mêmes en action. Cela nous
permet de construire l’Etex agile middle.
 
Nous avons initié un «  mouvement des indignés  » et
développé ensemble notre entreprise du futur. Rien n’est non
négociable. Avec de nombreux arguments pour allumer un
foyer de crise, nous préférons baser notre futur sur une
brûlante ambition pour contribuer à un monde meilleur.
QUATRIÈME PARTIE

Pauvreté ou richesse
de la collaboration

par Valérie Julien Grésin


En 2011, Sherry Turkle publiait Alone Together, une analyse
critique des effets de la technologie et des outils numériques sur
nos personnalités et notre relation aux autres. En principe, du
moins, les technologies permettent ce paradoxe de pouvoir être
connectés à tous sans jamais être en présence de personne.
Nous n’en sommes évidemment pas encore là même si, dans le
cadre de la mondialisation des échanges économiques, la
coopération à distance se développe fortement. Assumer nos
responsabilités pour anticiper et prévenir les conséquences
possibles de cette distanciation, c’est se demander ce que la
coopération numérique met en jeu sur le plan relationnel et ce qu’il
pourrait en coûter de  ne l’envisager que sous l’angle d’une
facilitation des échanges de données ou, plus hasardeux encore, de
considérer qu’elle puisse se substituer à un échange en pleine
présence des personnes.

Collaboration et coopération
La mutation numérique s’accompagne dans les organisations du
développement de modes de fonctionnement collaboratifs. Toute
collaboration est-elle coopération ? En nous en tenant à la précision
du langage, ce premier tiers de confiance qui tisse la qualité de nos
relations, collaborer vient de cum laborare, « travailler ensemble »,
et coopérer vient de cum operare, « agir ensemble ». Nous pouvons
identifier ici le double versant du rapport au travail, le versant
« pauvre » de la nécessité, où nous sommes des instruments les uns
pour les autres, et le versant «  riche  » de l’émancipation, où
ensemble nous coconstruisons un objet porteur de sens qui en
appelle au meilleur de nos habiletés et nous permet de mieux
habiter le monde. La langue courante encore ne s’y trompe pas,
lorsque nous voulons louer l’engagement de quelqu’un à une
réalisation commune, nous disons « il est très coopératif » alors que
nous parlons d’outils collaboratifs, tout comme de culture
collaborative d’ailleurs, ce qui n’est pas sans poser question.
Si l’ubérisation par exemple peut être considérée comme
collaborative, en tout cas elle n’est pas coopérative.
 
Il s’agit donc de se demander comment trouver la juste mesure
pour que l’outil numérique reste bien un facilitateur d’échange,
permettant de prêter une attention plus vive à la richesse de la
coopération, plutôt qu’un instrument dont la puissance pourrait
nous conduire à nous instrumentaliser davantage.
Donnée ou prise ?
À ce stade de l’ouvrage, nous n’avons plus à argumenter que la
donnée seule ne peut faire sens, qu’elle a besoin pour cela d’une
interprétation dont la fiabilité tiendra à la fois à la richesse et à la
profondeur de réflexion dans un cadre partagé. La donnée serait en
effet l’unité élémentaire sans contexte qui devrait être
contextualisée. Mais via le numérique, la donnée n’est jamais sans
contexte, ni non plus jamais sans intention car pour se retrouver à
un moment donné «  encodée  », que ce soit sur la Toile, dans un
média social ou encore dans un logiciel d’intelligence artificielle ou
de robot, elle a dû être «  prise  » par quelqu’un, autrement dit
1
sélectionnée comme un élément à partager (Yves Citton ). En cela
rien de nouveau par rapport à quelque démarche de communication
que ce soit.
Ce qui change ici c’est le fait que cette «  prise  » ne soit
potentiellement celle de personne, ni d’ailleurs nécessairement
adressée à quelqu’un et qu’apparemment dénuée de support
subjectif à l’échange, elle en vienne à être considérée comme
échange d’objets, porteurs en eux-mêmes de sens comme
l’illustrent les mails « sans objet » qui traduisent en eux-mêmes que
l’attention de l’émetteur n’est pas orientée vers celle du
«  récepteur  », qui pourrait éventuellement à la lecture avoir un
premier repérage, mais sur le contenu en faisant peu de cas de la
manière dont il peut être reçu.
L’outil numérique est ce qui permet de prendre contact «  sans
contact », comme en attestent toutes les cartes qui nous permettent
un accès sans intervention personnelle.

Connectivité et sociabilité
La sociologie des réseaux a exploré les forces et limites des
liens faibles et liens forts de l’activité de réseau.
La force du lien pourra être définie en fonction du temps passé
entre les protagonistes du réseau, de l’intensité émotionnelle de la
relation, de l’intimité et de la réciprocité des échanges.
Les liens faibles, qui sont diversifiés, peu reliés à des valeurs
communes et régis plutôt par une logique d’intérêt, présentent un
avantage dans une relation de compétition (Granovetter) en ce
qu’ils permettent d’utiliser les « trous structuraux » ou absence de
connexions entre plusieurs réseaux pour échanger des informations
précieuses auxquelles les personnes reliées par un lien fort et donc
une homogénéité d’intérêts n’auraient pas nécessairement accès.
Les liens forts contribuent quant à eux plus intensément à la
sociabilité en ce qu’ils sont davantage détachés des contraintes
sociales qui pèsent sur les liens faibles dans lesquels la conformité
est de mise pour se faire accepter par le code social en vigueur. Les
liens forts sont des liens avant tout fondés sur la confiance de
pouvoir ouvertement exprimer sa subjectivité sans risque de
marginalisation. Il est intéressant de noter qu’aucune conflictualité
n’est possible sans la force du lien car il faut vouloir être reconnu et
être digne de reconnaissance pour pouvoir s’opposer à une autre
conscience.
Or la conflictualité est une ressource essentielle à la créativité
de la réflexion et à la fécondité de l’action sur le monde (Yves Clot)
et par voie de conséquence à l’innovation. Innover est toujours en
quelque façon s’opposer à un ordre établi. Innover ne peut
s’envisager dans une simple exécution de consigne.
En ce sens, la capacité d’innovation est le signe d’une réelle
coopération.
La connectivité s’inscrit dans cette double perspective de
réseaux d’utilité ou d’affinités.
Si nous entendons par réseau les connexions entre personnes
qui se reconnaissent une forme d’interdépendance, la coopération
professionnelle est un type de réseau particulier qui a pour finalité
de produire une valeur reconnue comme telle par ses parties
prenantes. Cette coopération repose sur la confiance sans pour
autant devoir s’appuyer sur des affinités. Plus les conditions de
réalisation commune seront complexes, plus la confiance pourra
être entendue comme «  mécanisme de réduction de la complexité
sociale » (Niklas Luhmann), mais cette confiance qui n’est pas sans
risques, sinon ce ne serait plus de la confiance mais de la certitude,
a besoin d’attestation. Elle a besoin d’un accord de confiance, un
accord de confiance sans lequel la relation serait reléguée à une
simple transaction. Elle a besoin d’être attestée « en personne(s) ».
La coopération a besoin d’un lien fort qui ne soit pas déterminé
par la connectivité mais par la sociabilité entendue comme capacité
à vivre et agir ensemble.
Facilité « virtuelle » et qualité
de la relation
Ce que met en évidence Sherry Turkle, c’est que les outils
numériques peuvent nous permettre d’échapper à la complexité de
la relation et que cette fuite possible fait sans doute partie de leur
succès.
Sur cette complexité souvenons-nous de la prudence déjà de
Platon à l’égard de l’écriture, considérée comme un pharmakon
dans le Phèdre, en apparence remède à notre mémoire oublieuse
mais aussi poison par le fait de dispenser de faire l’effort de
mémorisation et plus dangereux encore en ce que l’écrit ne permet
ni à son auteur ni à celui qui le lit de se défendre. L’écrit est une
parole orpheline et une pensée morte qui laissent libre cours à toute
« lâcheté » d’interprétation et d’usage.
 
Absorbés par le traitement des données de nos smartphones, de
nos mails, de nos logiciels de gestion, ou « conditionnés » par notre
application de suivi de santé, nos systèmes de domotique, bientôt
nos voitures «  autonomes  », nous perdrons peut-être bientôt
l’habitude et la capacité de nous confronter au réel qui se manifeste
toujours à nous sous la forme d’une limite à notre pouvoir et parmi
tout ce qui existe dans le réel, l’élément le plus complexe sans
doute, l’autre être humain mais aussi le plus réel, celui par lequel
j’ai le sentiment d’exister.
 
La relation s’inscrit d’abord dans cette confrontation à l’altérité,
qui fait sa vitalité. Il y a fécondité de la relation parce qu’il y a une
différence dont la synergie se potentialise. La relation n’existe que
si l’autre ne peut être réduit au même, que si l’autre ne m’est pas
complètement «  transparent  », que s’il peut «  déranger  » mon
individualité, ne pas me laisser indifférent. Entendre la relation au
sens fort, c’est l’entendre dans un engagement personnel, c’est
répondre de sa différence pour prêter main-forte à celle de l’autre.
Mais qu’est-ce qui nous différencie véritablement  ? Qu’est-ce
qui peut fondamentalement déranger les uns et les autres tout en les
reliant ? Ne serait-ce pas la réalité de la présence ?
Les neurosciences confirment ce que les phénoménologues de
l’intersubjectivité avaient mis à jour : pas de relation véritable sans
une sensibilité à des émotions partagées qui nous invitent à créer
les conditions d’une entente, propice à la qualité du lien de
personne à personne, ce qui sera appelé par l’anthropologie du don
développée par Marcel Mauss la socialité primaire par contraste
avec une socialité secondaire qui se construit dans la
reconnaissance des statuts et des rôles. Ce que Paul Ricœur
définissait comme différence entre le prochain et le socius.
Si la mutation numérique rend possible une mise en contact de
personnes indépendamment de leur « place », dans une dynamique
collaborative qui s’affranchit des hiérarchies, elle requiert pour
contribuer aux conditions d’une coopération féconde de maintenir
les conditions d’une réelle proximité par laquelle l’autre est mon
prochain, c’est-à-dire un être avec qui je partage un monde
commun.
Le registre du proche fait d’abord appel à une présence. La
qualité de la relation tient d’abord à cette présence, perçue comme
bonne ou mauvaise mais qui atteste non pas seulement d’un
« quoi », comme dans le registre de l’échange d’objets, mais d’un
« qui », qui ne peut pas attester de qui il est sans être là.
La force de la confiance, dont il est convenu et démontré qu’elle
conditionne non seulement la vitalité des sociétés humaines mais
aussi celle des échanges économiques, repose sur la consistance
d’un lien avec une «  vraie personne  » que je reconnais comme
capable de fiabilité parce que je « sens », je vois son engagement,
manifeste dans sa personne. Et cette manifestation est réciproque,
elle m’affecte au sens positif du terme, elle crée déjà du nouveau
par la perspective unique et différente de la mienne. Mais pour que
cette synergie ait lieu, il faut que l’espace de la parole soit ouvert
par une sensibilité qui m’invite à me décentrer de moi-même et de
mes interprétations.
Cette confiance, l’anthropologie du don montre qu’elle
s’entretient par un cycle de réciprocité dynamique dans lequel les
personnes ne se considèrent jamais «  quittes  » et prêtent d’autant
plus d’attention aux autres qu’elles souhaitent maintenir la
cohésion du lien social.
À défaut de présence, les liens se distendent. Lorsque nous
privilégions l’échange numérique à la relation nous risquons ainsi
d’appauvrir la coopération pour n’en faire plus qu’une
collaboration centrée sur le partage de moyens, en l’occurrence de
données, dans une socialité virtuelle.
Nous nous exposerions alors au paradoxe de développer des
contacts «  faciles  », propre de «  l’individu réticulaire  » sans
conséquences pour la relation, c’est-à-dire où tout un chacun peut à
loisir se déconnecter d’un clic ou diffuser sans vergogne ses
humeurs sur la Toile (Zygmunt Bauman) où chacun, réduit au rang
d’objet consommable, est aussi «  jetable  ». Ce qui a pu conduire
l’un des senior leaders de Facebook à dire que le développement
2
des réseaux sociaux contribuait au « déchirement du tissu social  ».

Faire œuvre commune,

la coopération incarnée
L’enjeu alors pour l’entreprise est de trouver la juste mesure.
D’un double point de vue pragmatique et humaniste, les
conséquences de l’augmentation des relations/collaborations
numériques dans l’environnement professionnel incitent à
«  enrichir  » les modes de collaboration pour maintenir, voire
développer, les conditions de coopération véritable.
Car la numérisation des relations professionnelles n’est pas sans
danger pour les personnes et, en premier lieu, l’altération possible
du sentiment de mutuelle reconnaissance qui fonde la sociabilité et
qui est nécessaire au développement de la confiance en ses propres
capacités.
Christophe Dejours a mis en évidence dans les cas de
souffrance au travail et de burn out les effets délétères de
l’altération du jugement de beauté et du jugement d’utilité qui sont
en jeu dans un processus de reconnaissance d’un travail bien fait,
source d’un sentiment de joie et d’accroissement de sa « puissance
d’agir ».
Pour que cette reconnaissance soit possible, il faut que
l’ingéniosité s’exprime, ingéniosité qui demande une intelligence
du corps, laquelle conditionne véritablement la qualité de
l’engagement professionnel y compris pour ce que l’on qualifie
d’activité intellectuelle. Cette intelligence du corps demande que la
personne soit « tout à son travail » et, lorsqu’il s’agit de coopérer,
réellement investie dans une relation de face-à-face. Ce n’est pas le
réel qui s’oppose au virtuel et à ses artefacts d’une pensée sans
corps s’exprimant dans la froideur digitale, c’est la présence. La
vraie collaboration est une collaboration incarnée, une
collaboration qu’il fait bon vivre avec toutes les tonalités du vivre
dont la sensibilité.
3
Le MIT a mis en évidence dans une étude de 2012 que ce qui
conditionnait la performance d’une équipe entendue en termes
d’efficacité et de créativité dans la résolution de problème était
l’énergie émotionnelle, l’engagement en présentiel et la capacité à
interagir avec d’autres équipes pour stimuler l’exploration de
points de vue nouveaux.
Pour ajuster une vision commune de la beauté ou de l’utilité
d’une production commune, nous avons besoin d’un rapport
incarné au problème à résoudre. Cette incarnation de la coopération
ou coopération en présence stimule, par une «  expérience
commune  » de la difficulté, l’élan de solidarité dont chaque être
humain est capable tant qu’il n’est pas coupé de ses émotions qui
président à l’empathie. Ressentir que nous avons ensemble une
difficulté à résoudre dont l’enjeu est porteur de sens pour nous rend
la mobilisation possible.
Avec la collaboration numérique, cette mobilisation a d’autant
plus besoin de la présence que les jugements de beauté et d’utilité
sont fluctuants au gré des interactions numérisées et ne peuvent au
bout du compte qu’être médiatisés par la «  contemplation  » de
l’œuvre commune.
La coopération permet que les personnes puissent se reconnaître
dans un travail jugé bien ou mal fait par rapport à un accord lui-
même coconstruit. C’est ce que Yves Clot appelle le retour au
métier qui sous-entend que nous nous considérions dans la
coopération comme des professionnels, c’est-à-dire capables de
gérer une situation qui demande de faire appel à un savoir-faire et
d’en débattre car le réel met toujours le savoir à l’épreuve.
C’est dans le débat, dans la délibération ou encore dans la
dispute professionnelle, que la coopération donne toute sa mesure à
la force du don.

Générosité et valeur
La dispute ou la controverse a pour intention la concorde mais
la concorde sur une visée commune  : ce qui peut créer plus de
valeur.
Se mettre d’accord sur « ce qui vaut vraiment » pour reprendre
l’expression de Gary Hamel, c’est ce qui n’a pas de prix, c’est ce
sur quoi nous ne pouvons vouloir être payés à défaut de nous
considérer comme des objets consommables. Toute valeur créée,
reconnue même par un prix, n’a pu l’être qu’avec la générosité de
ceux qui y ont contribué. Pensons pour cela à ces simples phrases
que nous prononçons lorsque nous portons un jugement sur le prix :
« ça ne le vaut pas » ou « ça le vaut bien » et mieux encore « cela
n’a pas de prix ».
Entre le prix et la valeur, il y a un jugement qui n’est pas
d’utilité mais de qualité – la qualité par laquelle l’utile est associé
au beau, que ce soit la beauté du geste, la beauté de la finition et du
soin qu’elle suppose, la beauté de l’audace ou encore de
l’harmonie. Le jugement de qualité en appelle à la générosité. La
générosité commence lorsque le don est fait alors qu’il aurait pu
être évité sans troubler l’ordre social, elle est aussi ce qui surprend
et peut susciter une préférence dans un monde où la numérisation
standardise les échanges. La générosité est à l’opposé de l’utilitaire
sans l’exclure, elle est ce par quoi chaque être est unique par ce
qu’il donne de soi, l’expression de sa sensibilité propre, une valeur
sans commune mesure qui fait toute la différence.
Prendre soin de la possibilité de générosité pour que ne
s’assèchent pas les cœurs et les esprits, ne serait-ce pas là l’une des
responsabilités des dirigeants à l’ère de la mutation numérique ?
Il s’agit de prêter attention à la manière de favoriser la
délibération professionnelle, de créer les conditions d’entente sur
les critères d’un travail bien fait au moyen duquel chacun puisse
considérer avoir apporté sa part identifiable de la valeur commune
créée, qui ait du sens pour faire « œuvre commune ».
Il s’agirait aussi d’assurer que chacun peut entraîner en continu
et développer sa capacité à apprendre, apprendre des autres,
apprendre des situations, apprendre des informations mises à
disposition, par la création d’expériences apprenantes de
coopérations fortes qui favorisent l’agilité mentale et l’adaptation
sans soumission à la normativité d’une collaboration aux liens trop
faibles pour envisager de nouveaux possibles nécessaires à l’esprit
d’entreprise.

Expériences de coopération
Ces expériences apprenantes de coopération pourraient
précisément porter sur la manière de vivre dans l’activité
quotidienne les valeurs que les personnes dans leur communauté de
travail considèrent comme constitutives de la qualité de la
coopération et d’examiner les difficultés rencontrées précisément
dans des espaces coopératifs, plus que collaboratifs, facilités par la
connexion numérique mais fertilisés par un environnement qui
prenne soin de la qualité de présence en ouvrant la possibilité
d’échanges spontanés, ancrés dans la réalité du moment, propres à
stimuler la sérendipité mais aussi la réflexion, la prise de recul par
rapport à la fascination des objets numériques captateurs
gourmands de vigilance et d’énergie cognitive, susceptibles
d’activer par l’attractivité de leur facilité d’accès et de leur réponse
immédiate notre propension à la servitude volontaire.
Il s’agit enfin de veiller à ce que la logique organisationnelle
laisse une place suffisante à l’expression de la socialité primaire,
que les mobilités accélérées par les mouvances de métiers, de
localisation, et le zapping de nos attachements s’accompagnent
d’un soin particulier de reconnaissance des personnes, en tant que
personnes dans chacune des communautés de travail.
Dans cette perspective, l’une des questions que pourrait se poser
chaque dirigeant serait  : «  Quelle place dois-je faire dans mon
agenda pour donner de ma personne en personne et auprès de qui
pour que l’entreprise reste bien une communauté humaine et non
un assemblage d’automates débrayables ? »
La collaboration numérique pourrait là encore ouvrir une
superbe opportunité, si nous le voulons, de faire la place à ce qui
fait vraiment la différence dans la coopération : réfléchir ensemble
aux sujets trop complexes pour que les données y répondent sans
nous, agir ensemble pour résoudre les problèmes trop complexes
pour que l’intelligence artificielle puisse inventer les solutions.
Et  alors oui, la mutation numérique pourrait nous aider à nous
rapprocher pour mutualiser nos ressources et mieux partager la
richesse créée. En tout cas celle qui compte.
Grand entretien

Odile Collignon et Alain Caillé

•  Odile Collignon est directeur exécutif adjoint de MSH


international, Groupe Siaci Saint-Honoré.
•  Alain Caillé est professeur émérite de sociologie à
l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense où il a été
codirecteur du Lasa (Laboratoire de sociologie et
anthropologie et philosophie politiques) et directeur adjoint de
l’école doctorale EOS (Économie, organisations et société).
 
VALÉRIE JULIEN GRÉSIN (VJG). –  L’utilisation des technologies

numériques offre de nouvelles opportunités de connexion


mais peut altérer les dynamiques de collaboration. Coopérer
de manière qualitative, qu’est-ce que ça veut dire pour vous ?
 
ODILE COLLIGNON (OC). – Pour moi coopérer c’est échanger, aller

plus loin que des simples discussions, pouvoir s’engager


personnellement, donner ses idées, challenger l’autre,
accepter que les autres puissent remettre en cause ce que
l’on dit. Pour cela, il y a certaines conditions importantes,
classiques  : pouvoir communiquer en toute confiance, avec
de la bienveillance, de l’écoute, du respect, autant de qualités
primaires mais qui me semblent clés quel que soit
l’environnement, avec du numérique, ou pas. Si on veut avoir
une collaboration riche, je pense que ce sont des prérequis à
l’échange, à la créativité, à l’innovation et à l’intelligence
collective à laquelle je crois beaucoup. Pour moi aujourd’hui,
vu la complexité de l’environnement, une entreprise qui
réussit est une entreprise capable d’avoir une coopération
riche et capable de valoriser non seulement les talents
individuels mais la complémentarité des talents.
 
ALAIN CAILLÉ (AC). –  On peut entendre de deux manières la

«  richesse  » de la collaboration (et donc évidemment son


contraire)  : soit la coopération est intrinsèquement riche, soit
elle est productrice de richesses, en l’occurrence de richesses
économiques puisque nous parlons de coopération au sein
des entreprises. J’aurais tendance ici à appliquer mon
modèle, ce que j’appelle « le paradigme du don ».
Pour que les groupes fonctionnent bien, il faut que soient
respectés les quatre temps du cycle du don. Une organisation
qui marche bien, c’est une organisation dans laquelle chacun
peut tantôt demander, tantôt donner, tantôt recevoir ou tantôt
rendre.
Si quelqu’un par exemple détient une information qui vous
concerne directement et au plus haut point – j’ai vécu cela à
l’université en permanence  – et qui ne vous le dit pas, alors
que cela lui prendrait trente secondes de décrocher son
téléphone, cela peut vous obliger à des heures de travail qui
auraient pu vous être épargnées. La seule condition pour que
quelqu’un vous appelle et vous fasse part de l’information qui
vous concerne vous et qui ne l’intéresse pas lui
particulièrement, c’est que vous soyez dans une relation
amicale qui a été scellée par une relation de «  don et de
contre-don ». On pourrait presque dire en généralisant que la
rentabilité ou l’efficacité d’une organisation est proportionnelle
à la vitesse de circulation des dons.
 
OC. –  Je suis entièrement d’accord avec ces idées. Le
numérique a différentes facettes, avec des outils qui aident,
les intranets, les plateformes collaboratives, qui donnent la
possibilité de structurer l’information, de rendre l’ensemble
des éléments accessible à tout le monde, notamment
lorsqu’on travaille sur un projet, et d’éviter de dépendre du
bon vouloir des uns et des autres. Par contre, une information
que l’on n’enrichit pas avec des échanges, c’est clairement
insuffisant.
Je pense donc que le numérique peut apporter beaucoup
mais il présente aussi un risque de repli pour ceux qui
imaginent pouvoir faire progresser les choses en restant
derrière leur écran à traiter les informations.
 
VJG. – Ce qui renvoie à la question de la qualité de la relation

dans la dynamique de coopération. Quelles conditions sont


requises pour qu’il y ait ce cycle du don ?
 
AC. – Le don, c’est un opérateur de reconnaissance au double

sens du terme, c’est-à-dire qu’on reconnaît la valeur de la


personne avec qui on entre en relation, et on demande à faire
reconnaître sa propre valeur puisqu’on est valeureux en
faisant un don. Il s’agit d’une reconnaissance bilatérale en
quelque sorte. Quand ça marche bien, les partenaires sont
dans une relation de confiance les uns avec les autres, ils
savent qu’ils sont  alliés, amis, plutôt qu’ennemis ou
indifférents. Le don est à la fois ce qui témoigne d’une volonté
de confiance et de partenariat, c’est un opérateur de
confiance et un signe de confiance en même temps.
 
OC. –  La confiance, c’est pour moi l’élément fondateur d’une
relation de qualité. Je pense aussi qu’avoir une vision
commune, une stratégie claire, des objectifs partagés par une
grande partie des équipes, voire, dans un monde idéal, la
totalité, aide aussi ces échanges et ce phénomène du don,
parce qu’il y a effectivement des relations interpersonnelles
de qualité. Quand une organisation est trop contradictoire au
quotidien, il est beaucoup plus difficile de continuer à faire
éclore le potentiel de relation et donc de coopération entre les
personnes.
 
AC. –  Il y a (au moins) deux dimensions, deux modes de

circulation du don  : il y a la circulation horizontale  – c’est le


don entre les personnes qui crée de la confiance entre elles.
C’est une condition première de l’efficacité. Elle est
nécessaire mais pas suffisante. Pour qu’il y ait de l’efficacité
ou de l’efficience, il est nécessaire que les partenaires du don
soient intéressés par la même chose. Pour le désigner
j’emploie pour ma part le concept d’«  adonnement  ». Il faut
que les membres de l’organisation s’adonnent à leur tâche et
ils ne peuvent s’y adonner que s’ils y trouvent un sens. Quand
tout ceci fonctionne, on voit apparaître une espèce de spirale
vertueuse, les dons circulent bien entre les membres de
l’organisation et du coup ils sont reconnaissants envers leur
organisation, envers les autres et donc enclins à s’adonner. À
se dévouer aux objectifs de l’organisation. Mais si
l’organisation est malsaine, comme vous le disiez, si les
objectifs ne sont pas clairs, ça ne marchera pas.
 
OC. – Il y a un phénomène que je remarque et qui est un peu
entre les deux, qui a un effet paradoxal, c’est le fait d’avoir à
la tête d’une entreprise un dirigeant qui n’a pas forcément la
reconnaissance des équipes – ce qui est négatif en tant que
tel –  mais dont l’équipe va se solidariser «  contre  ». En
termes de don et contre-don, ce n’est pas la situation idéale,
loin de là, mais c’est une situation, que nous rencontrons
assez fréquemment. La même chose se produit en situation
de crise, ce qui pour moi atteste du fait que la solidarité est
implicitement (et parfois explicitement) reconnue comme
valeur d’efficience dans l’entreprise.
 
AC. –  On peut déplacer la discussion jusqu’à la personne du
manager ou du leader qui, lui aussi, doit être dans une
relation du don, qui n’est pas exactement la même que celle
des autres, parce qu’il a une position hiérarchiquement
supérieure. Le manager doit donc cumuler, en tout cas
combiner correctement, deux types de rapports au don. Il lui
faut à la fois témoigner d’une capacité à parler de manière
humaine aux membres de l’équipe, dans une relation de
personne à personne qui n’est pas seulement une relation de
supérieur à inférieur ; mais il faut aussi qu’aux yeux de tous, il
apparaisse comme s’adonnant à sa tâche, comme persuadé
de l’intérêt de ce qu’il fait. Dans les appareils directoriaux, on
trouve souvent des gens qui sont soit dans un registre ou
dans l’autre. Soit dans un registre paternel, copain-copain,
finalement sans grande motivation sur la tâche effectuée ; ou,
au contraire, des gens extraordinairement engagés par les
objectifs de l’organisation, mais qui ont un déficit de relation
interpersonnelle. En un mot, il faut que les dirigeants soient à
la fois dignes de confiance et dignes de respect.
 
VJG. – En quoi, par rapport justement à ce rôle du manager ou

du dirigeant, de votre point de vue, le numérique peut-il


complexifier les choses ? Ou changer quelque chose ?
 
OC. – Il y a effectivement des évolutions qui sont perturbantes

pour un manager. Par exemple, avant qu’il ait le temps de


faire une annonce, ses équipes vont le savoir parce que
l’information va être publiée sur l’intranet… Il y a maintenant
une accélération dans la vitesse de communication, dans la
transmission de l’information, alors qu’il y a encore ne serait-
ce que quinze ans, la communication était un privilège de la
hiérarchie, qui, dans une vision traditionnelle, considérait que
c’était une partie de son pouvoir. Je pense que cette rapidité,
cette réactivité pour des managers peut toujours être
compliquée. Nous recevons un mail, x personnes répondent,
nous n’avons même pas lu le mail et quelqu’un d’autre a déjà
répondu… Cela peut être difficile à gérer. Un élément
nouveau aussi pour les managers, c’est la gestion d’équipes
éloignées qui physiquement ne sont pas à côté d’eux, voire
sont à l’étranger.
Je pense que face à ces évolutions, les fondamentaux du
management sont encore plus nécessaires. Avec la culture
numérique, les qualités de fond qui étaient nécessaires à un
manager font encore davantage la différence.
 
AC. –  Ce qui me paraît évident, c’est que la numérisation
produit une tendance très forte à l’horizontalisation des
rapports sociaux et donc au tassement des hiérarchies, voire
à la disparition d’une partie des hiérarchies intermédiaires qui
sont moins nécessaires qu’avant. Et du coup, de toute
évidence la figure du leader, du manager, du gestionnaire,
comme on voudra, va nécessairement changer. Jusqu’où,
comment  ? Il est de toute façon le représentant des intérêts
généraux communs de l’organisation, ce n’est pas un rôle
interchangeable avec celui des autres, et donc quels que
soient les changements techniques, il faut qu’il reste digne de
confiance et digne de respect. Simplement, avec la
numérisation il est amené à devoir en donner beaucoup plus
souvent la preuve, en raison de l’accélération de la
circulation, de la vitesse de circulation des informations, dont
il n’a plus le monopole.
 
OC. –  Je prends un autre exemple, très pratique mais

complexe, le fait d’être joignable jour et nuit. Les téléphones,


les portables, les tablettes permettent une intrusion de la vie
professionnelle dans la vie personnelle avec les effets
douloureux qui peuvent arriver, que nous connaissons tous.
C’est un sujet pour lequel les managers sont clés. Soit ils
vont, sauf urgence, respecter la vie personnelle en utilisant à
bon escient les outils avec la flexibilité qu’ils apportent, soit ils
considèrent que chacun doit être en permanence connecté et
susceptible de donner une réponse à l’instant, et là, c’est
catastrophique, mais c’est le manager qui donne le la. C’est
une grosse responsabilité pour lui, parce que le management
intermédiaire peut aussi faire pression. Veiller à cet équilibre
entre vie professionnelle et vie personnelle, c’est un rôle qui a
pris de l’importance pour les managers. C’est une gestion
quasi au quotidien, un balancier et un curseur à mettre au bon
endroit  ; cela a l’air simple, mais cela demande une vraie
prise de conscience sur la nécessité de maintenir la juste
distance.
Je pense que c’est une des responsabilités nouvelles des
managers et qui pour moi est fondamentale, mais c’est en lien
avec les fondamentaux humains que j’évoquais  : respecter
les individus, établir des relations de confiance que l’on ne
veut pas dégrader, être soucieux des conditions qui
maintiennent un équilibre d’engagement…
 
AC. –  On touche là un des thèmes centraux de notre

discussion, qui est la question de l’accélération du temps. Le


numérique est un facteur d’accélération absolument
vertigineux. Bien sûr cela permet de gagner du temps parfois,
mais cela peut aussi rendre fou le rapport au temps  ! Cela
crée une espèce d’hubris du temps dans laquelle plus
personne ne se reconnaît. Si je formulais cela dans mon
langage favori, à partir du cycle du don, je dirais qu’il y a une
espèce d’emballement fou du don. On le voit bien sur Internet
dans l’échange des mails ou des tweets,  etc. On y assiste à
une espèce d’hyperaccélération de la demande. Un manager
numérophrène (risquons ce néologisme) est quelqu’un qui en
permanence demande quelque chose et du coup on n’a
même plus le temps de répondre qu’il y a déjà une autre
demande qui est formulée, dans une espèce de ballet
infernal…
 
VJG. –  Il y a une accélération aussi sous l’effet de

l’horizontalisation des échanges. Le cycle du don est en


permanence « concurrencé » par un cycle parallèle et on ne
donne pas quelque chose qui puisse avoir le temps d’être
reconnu comme don.
 
OC. –  Cette exposition se fait à une échelle totalement

différente des individus finalement, on écrit un mail et on peut


le diffuser à la Terre entière avec toutes les boucles de
réactions possibles…
 
AC. – On voit là trois facteurs pervers possibles : accélération,

démultiplication des cycles et visibilisation permanente. Il y a


une visibilité, visibilisation, en permanence puisque chacun
est supposé savoir grosso modo ce que chacun fait, dans ses
réseaux. Et chacun est presque sommé de montrer ce qu’il
fait et de le rendre visible. C’est vraiment une tyrannie de la
visibilité, une surveillance soft généralisée.
 
VJG. –  Dans ce que vous exprimez, j’entends un appel à

l’évolution du rôle du responsable, du manager, de celui qui a


une responsabilité verticale, vers presque un rôle de
protection au sens positif du terme. La raison pour laquelle il
me semble que ce rôle protecteur se trouve renforcé, c’est
que l’horizontalisation renforce aussi les possibilités de
pressions latérales. On a parlé là de façon très positive d’un
groupe, qui peut se solidariser, mais il peut aussi exercer sur
les autres une pression importante, et du coup démultiplier les
cycles de dons avec une quantité de connexions
insoutenables et qui sont susceptibles de faire dérailler le
cycle et les dynamiques de coopération.
 
AC. – La visibilité imposée peut conduire à un danger majeur :

la stigmatisation. On le voit sur les réseaux où il est facile de


faire circuler un mot de stigmatisation d’un collègue. Tout le
monde se sent sommé d’adhérer à l’attaque si elle devient
majoritaire. Les clans, les coalitions se forment, les boucs
émissaires apparaissent dans tous les coins. C’est de mon
point de vue ce qui rend la visibilité si dangereuse.
Mais il y a un quatrième danger, qui est la parcellisation de la
connaissance liée au fait que nous avons de plus en plus
d’informations sur tout sans qu’elles soient finalisées,
resituées dans une perspective d’ensemble qui permette de
leur donner du sens.
Est-ce que l’on est capable de structurer les données sans
répondre à la question : « Des données pour quoi faire ? » ?
 
OC. – Je voudrais revenir sur la stigmatisation et le danger à
ce titre des réseaux sociaux internes dans les entreprises.
Pour moi il est très difficile de trouver l’alchimie qui permette à
la fois une liberté d’expression et un juste niveau de
modération qui évite justement les risques de stigmatisation.
Trop souvent ces réseaux sont lancés sans prendre toutes les
précautions nécessaires à un fonctionnement respectueux
des personnes.
 
VJG. – Cela illustre l’importance du questionnement sur le rôle

de leader à l’ère de la mutation numérique, avec une


insistance renforcée sur le rôle de protecteur des personnes
et d’organisateur de sens.
 
OC. –  Le rôle du manager, qui n’a jamais été simple, devient

encore plus difficile et complexe parce que nous avons un


enjeu humain encore plus fort, et s’il est insuffisamment pris
en compte, les conséquences sont beaucoup plus lourdes
qu’auparavant. Il faut que les leaders comprennent avant tout
les enjeux humains de l’utilisation des technologies
numériques. Le temps des experts managers est
définitivement révolu. La difficulté est que les dirigeants sont
exposés aux mêmes risques que ceux que nous avons le
devoir de protéger.
 
AC. – Arrivé à ce stade, il me semble opportun de distinguer

deux types d’entreprises  : celles dont le seul objectif ou la


seule légitimité est de créer de la valeur pour l’actionnaire et
celles qui ont des objectifs plus généraux, ce qui n’est pas
nécessairement incompatible. Il y a des dirigeants qui ne
retiennent que le premier objectif et je ne suis pas certain
qu’ils prennent la mesure des changements en cours.
 
OC. – Je ne crois pas que cela puisse être pérenne. Les fonds

d’investissement sont un bon exemple. Peut-être que certains


recherchent le profit à très court terme mais la majorité ont
l’intelligence de comprendre que c’est aussi en structurant la
rentabilité à moyen, voire long terme, dans une approche
partenariale de coopération, qu’ils vont créer le plus de
richesse durable.
 
VJG. –  Le CEO de BlackRock, Larry Fink, a publié pour les

vœux 2018 une lettre à l’attention des CEO centrée sur


l’importance déterminante du core purpose entendu comme la
finalité que doivent poursuivre les entreprises au-delà de leur
objectif de profitabilité à court terme, et pour un
développement soutenable. Je me demande si cette
tendance n’est pas favorisée, aussi étrange que cela puisse
paraître, par le numérique. De nombreuses études attestent
du fait que non seulement la santé économique durable d’une
entreprise et le souci de la qualité de coopération ne sont pas
antinomiques, mais que cela va même de pair.
Et justement, là, le paradigme du don est particulièrement
éclairant parce que créer une valeur partagée, c’est
considérer quelles évolutions soutenir pour qu’elles puissent
être bénéfiques à l’ensemble des parties prenantes. C’est une
vision élargie de la «  richesse de la coopération  ». Elle
requiert au niveau de l’évolution des leaders le
développement d’un rôle de protection, de la capacité à
donner du sens mais aussi de la capacité à s’inscrire dans
une relation partenariale. La spécificité du partenariat est de
considérer que les partenaires ensemble vont pouvoir
développer une valeur à laquelle ils ne pourraient accéder
seuls. C’est un formidable facteur de coopération.
OC. – Oui, je le pense parce que dans le monde un peu idéal

du numérique, on donne plus d’informations, plus


d’autonomie, plus de responsabilités. Si nous forçons le trait,
il est possible de donner à chacun le moyen de se comporter
davantage comme partenaire que comme subordonné. Le
nouvel écosystème met plus de personnes en capacité d’être
dans une logique de partenariat qu’avant et c’est très positif.
 
AC. –  Cela revient à questionner la définition même de

l’entreprise, qui n’a pas de statut juridique, en tant que tel. Qui
en est propriétaire  ? Aujourd’hui nous pouvons dire que ce
sont ses parties prenantes. La maximisation du profit est à
élargir à la maximisation des intérêts de l’ensemble des
parties prenantes.
 
VJG. – On a dit que nous pouvions développer une approche
partenariale, que nous pouvions veiller à protéger les
conditions de la qualité de coopération, à donner du
sens,  etc., mais en même temps, l’effet combiné de
l’accélération, de la multiplication des données et par là
même des cycles de dons, de la visibilité, de la parcellisation,
altère, voire aliène, y compris les dirigeants qui ont la
responsabilité d’organiser la prise de recul. Comment faire ?
Est-ce qu’aujourd’hui vous voyez des dirigeants, des équipes
de direction réfléchir à ces questions-là, à la manière
d’adresser les enjeux du numérique dans les entreprises au-
delà des choix technologiques des systèmes d’information ?
 
OC. –  Oui, j’en vois, mais c’est rarement l’ensemble d’une

équipe dirigeante qui est sensible à ces questions. Au sein


d’un comité de direction, il peut y avoir une ou deux
personnes qui vont essayer de les affronter, et, chez certains
dirigeants, une sensibilité et une volonté de mettre en place
des actions, quelles qu’elles soient, pour essayer de limiter
les risques, oui, je le vois.
Par exemple, la signature d’une charte de droit à la
déconnexion est très utile. Il faut redéfinir ce qu’on attend
vraiment du rôle de manager sur lequel on va le juger, le
développer, le former. Mais pour cela il faut une vraie volonté
de la direction générale.
 
AC. –  En vous écoutant, j’avais en tête les principes du

convivialisme en me demandant si ça peut s’appliquer à


l’entreprise.
Il existe une charte du sport convivialiste 4. Elle concerne les
milliers de clubs sportifs labellisés par l’Agence pour
l’éducation par le sport. Ses animateurs ont retraduit les
quatre principes de bases du convivialisme  : principe de
commune humanité, principe de commune socialité, principe
de légitime individuation, principe d’opposition maîtrisée.
Chaque principe est décliné en une dizaine de critères
permettant de décider si les principes sont réellement mis en
œuvre. Je serais heureux que dans le monde des entreprises,
celui de l’hôpital ou les prisons, on fasse le même travail.
Dans l’entreprise, le principe de « commune humanité », cela
veut dire considérer qu’il y a une parité de fond entre tous les
membres de l’entreprise. Le principe de «  commune
socialité  », cela veut dire qu’une entreprise est une petite
société qui doit fonctionner selon des règles de société et
donc des règles de convivance, du vivre-ensemble, qui sont
cimentées par ces relations de don et contre-don. Le principe
de «  légitime individuation  », cela signifie que chacun n’est
pas seulement un membre de l’organisation, mais a aussi sa
vie particulière, propre, et c’est pour ça justement qu’il y a un
droit à la déconnexion. Et le principe de «  maîtrise de
l’opposition  » renvoie à l’idée qu’il y a des conflits à faire
exister, à rendre manifestes. Le conflit peut être fécond ou
souhaitable, pour autant qu’il soit balisé par tout un ensemble
de garde-fous.
 
OC. –  Ce sont des sujets où les partenaires sociaux, la

médecine du travail, devraient être leaders. Parce que, pour


moi, c’est bien le rôle de ces institutions intermédiaires
d’apporter leur éclairage et d’être force de proposition pour la
mise en place d’initiatives concrètes auprès de comités de
direction, qui, même ouverts, peuvent être focalisés sur
d’autres priorités.
 
VJG. – L’accélération des rythmes, la multiplication des cycles

de dons et contre-dons, la visibilité et la parcellisation des


informations inscrivent les relations professionnelles dans
l’immédiateté dans tous les sens du terme  : immédiateté
temporelle mais aussi immédiateté ou immédiation de
l’espace social. Tout le monde est potentiellement
immédiatement connecté avec tout le monde. Or nous savons
que la violence commence quand la relation n’est plus
médiatisée. Pas forcément médiatisée par un tiers physique,
mais médiatisée par un tiers de droit, et d’abord par le
langage. L’exposition permanente à des interfaces qui ne
permettent plus la médiatisation de l’échange avec les
personnes peut fragiliser le juste équilibre de contre-pouvoirs
nécessaires à la sérénité d’un corps social.
 
OC. –  Oui, on croit pourtant parfois à cette force de

l’immédiateté. Dans les grandes entreprises, il y a de plus en


plus fréquemment un accès direct  au président. Cela donne
l’impression qu’on a un accès direct, et que cet accès direct
suffit. Et par conséquent que le contre-pouvoir ne sert à rien.
Mais il faut des contre-pouvoirs. On est dans un monde trop
complexe pour imaginer que l’on puisse diriger sans la voix et
l’intelligence collective des personnes qui travaillent dans
l’entreprise. Pour moi, le pire risque pour une direction
générale, c’est d’être isolée de l’ensemble de ses
collaborateurs, de mal connaître le climat social, de ne pas
savoir ce qui se passe en interne. Dans ce cas, elle ne peut
plus jouer son rôle  : ni d’arbitre, ni de protection, ni de
réorientation, parce que les équipes, elles, sont au contact
des clients, des produits, et fonctionnent dans leur sphère
d’autonomie sans représentativité structurée. Alors c’est vrai,
l’individu peut essayer individuellement d’aller porter la bonne
parole au président, je trouve cela bien en soi, mais je pense
que cela ne se substitue pas à une communication par des
personnes dont c’est la mission.
 
VJG. –  De toute façon, les présidents des grandes

organisations sont tout aussi exposés aux risques que l’on a


évoqués tout à l’heure. Si vous avez potentiellement
160  000  salariés qui vous envoient un mail, cela va être
compliqué à gérer…
 
OC. –  Ça veut dire qu’il est créé une équipe qui va être

chargée de répondre et ce n’est pas pour autant que le


président sera plus informé. Croire que l’on peut tout balayer
et dire qu’un accès d’un seul clic change la donne, c’est se
fourvoyer. C’est la part d’illusion du numérique.
Pour moi, c’est en formant, en faisant évoluer et en
développant l’ensemble de la ligne managériale à l’aune des
besoins du monde d’aujourd’hui que l’on peut maintenir la
force du corps social et par là même la confiance nécessaire
à une qualité de coopération. Mais ce n’est pas en court-
circuitant tout et en pensant qu’il y a un homme miracle qui
peut tout faire.
 
AC. – J’ai envie à ce stade de tester certaines de mes grilles

conceptuelles. Vous me direz si ça marche ou si ça ne


marche pas. Il y en a deux en la matière.
La première, c’est une distinction, sur laquelle je travaille
depuis assez longtemps dans le cadre de la Revue du Mauss,
entre ce que j’appelle la socialité primaire et la socialité
secondaire.
La socialité secondaire, qui est, en théorie, celle des
entreprises ou des administrations, on peut la définir ainsi  :
les fonctions qu’accomplissent les personnes sont plus
importantes que leur personnalité. Je commence toujours par
la secondaire parce que c’est la seule qu’on voit, c’est la
seule que voient les sociologues et les économistes quand ils
travaillent sur l’organisation. Ils voient des gens qui
accomplissent des fonctions. Les fonctions sont plus
importantes que les personnes. Mais on vit heureusement
aussi dans un autre monde, celui de la socialité primaire,
dans lequel la personnalité des personnes importe plus que
les fonctions qu’elles accomplissent. Normalement c’est ce
qui se passe dans la famille. Même si les pâtes ne sont pas
toujours bien cuites et les courses pas toujours bien faites, on
garde la solidarité. Au sein de l’entreprise, elle est présente
aussi bien sûr  ; elle reste organisée, structurée par la
circulation des dons. C’est à travers les dons que l’on
(re)connaît les personnes dans leur personnalité propre et
pas dans un rôle fonctionnel. On les reconnaît au-delà de la
fonction qu’elles accomplissent. Je pense que ces deux
socialités restent fondamentales au sein de l’entreprise. Or
les managers et les conseillers en organisation ne le voient
pas toujours très bien. Ils pensent que tout se gère avec des
formules apprises en école de commerce.
Mais, ce dont nous parlons aujourd’hui, c’est du rapport de
ces deux types de socialité avec un troisième qui se met en
place. Appelons-le «  socialité tertiaire  », ou la «  socialité
virtuelle ».
Comment la définir ? On voit bien comment elle marche : par
clics, par présence/absence instantanée,  etc. Je me suis dit,
en vous écoutant, que dans la socialité tertiaire, telle que je
l’imagine, l’information importe plus que les personnes ou les
fonctions. Ce qui importe, c’est la vitesse d’information en
quelque sorte. Voilà qui crée un troisième registre au sein de
l’entreprise. Bien évidemment, il faut préserver les deux
premiers types de socialité au sein de l’entreprise, pour
qu’elles ne s’abîment pas dans la vitesse de circulation de
l’information. C’est là une première manière de conceptualiser
les choses.
Une deuxième distinction, c’est celle que j’ai en commun avec
Jean-Édouard Grésy et qui vient de lui  ; c’est la distinction
entre le don spontané et le don régulé. Quand la demande de
don ne marche pas, nous faisons appel à la règle commune,
règle qui doit être respectée avec parfois un appel au pouvoir
pour la faire respecter.
Pour résumer, dans l’entreprise vertueuse dont nous
essayons de dessiner les contours, il y a de la place pour la
socialité primaire, une autre pour la hiérarchie des fonctions
et pour les nécessités proprement fonctionnelles, et il ne faut
pas que tout ça soit trop perturbé par l’accélération de la
circulation de la vitesse d’information. Et, de même, il faut
qu’il subsiste une partie de l’appareil institutionnel, qui passe
par l’existence de règles et de structures de pouvoir qui ne
peuvent pas se dissoudre dans l’immédiateté.
 
OC. –  Sur ce sujet de l’immédiateté, je me demande si les
choses ne vont pas se réguler d’elles-mêmes. On l’a bien vu
avec les journalistes. C’était à celui qui reprendrait le plus vite
une news et ils se sont rendu compte que ça les amenait à
donner une information qui était fausse. Cela a conduit un
certain nombre d’entre eux à évoluer en disant  : «  Peut-être
qu’on ne vous l’annonce pas à la seconde parce qu’on
préfère juste contrôler nos sources.  » Et je pense que, dans
les entreprises, on se rend compte aussi qu’à répondre tout le
temps en vitesse, en faisant autre chose, c’est souvent
contre-productif. Je n’exclus pas qu’il y ait un phénomène de
prise de conscience et de recul pour effectivement venir
canaliser cette socialité tertiaire. Il faut sans doute que
l’entreprise favorise cette prise de recul, mais je pense que
nous arrivons à l’extrême, au point limite de ce qui est
tenable, et que viendra un moment où cette course à la
rapidité va se réguler pour que les technologies numériques
restent à leur juste place. Je suis peut-être optimiste…
 
VJG. –  Le débat que nous avons là est aussi le débat

caractéristique d’une génération, d’une génération qui a eu


les instruments pour structurer le rapport à l’information et qui
a eu la possibilité de développer sa pensée, son rapport au
monde dans une temporalité «  humaine  », c’est-à-dire en
inscrivant le présent par rapport à un passé et un avenir.
Se protéger de l’immédiateté pour cette génération qui a
appris à structurer sa pensée par rapport au temps, c’est
possible.
Les digital natives ont de moins en moins de référence au
passé et à l’avenir. On a aujourd’hui dans l’entreprise de
nouvelles générations qui ne sont pas forcément conscientes
de l’impact d’un illusoire affranchissement par rapport à la
temporalité. Rien ne se fait sans le temps mais tout peut se
défaire en un instant.
 
OC. – C’est une génération à qui il faut donner les clés de la

temporalité, qui ne l’appréhende pas spontanément, mais il


n’y a aucune raison qu’ils n’y arrivent pas.
Cela dépend de leur héritage éducatif et de l’éducation
managériale reçue.
 
VJG. –  C’est à mon sens un sujet sociétal qui pose un

ensemble de questions du point de vue éthique. Est-ce que


c’est à l’entreprise d’avoir un rôle éducatif  ? En d’autres
temps on a répondu à cette question sur le registre de la
formation continue, mais l’éducation, c’est plus que de la
formation.
Aujourd’hui je me demande s’il ne faut pas se poser cette
question-là, parce que les structures éducatives qui précèdent
le monde professionnel, même si elles sont en cours de
transformation, mais toujours avec retard, n’ont pas préparé
cette génération qui arrive dans le monde du travail à se
protéger des risques dont nous avons parlé. Aujourd’hui la
prise de conscience se fait souvent à travers les cas de burn
out ou de perte de sens.
Je me projette un peu et je me dis  : «  Qu’est-ce que cela
donnera dans dix ans  ?  » L’entreprise aujourd’hui doit-elle
avoir un rôle éducatif ?
 
AC. –  Vous êtes «  optimiste avec circonspection  ». Cela me

rappelle mon fils qui a bientôt 27 ans et qui travaille dans un


cabinet de conseil. Il me disait il y a quatre, cinq ans : « Moi,
je ne m’intéresse ni au passé ni à l’avenir.  » Ça m’a laissé
stupéfait, mais je pense que c’est un bon résumé de sa
génération. Le côté optimiste, c’est qu’il y a quinze jours il m’a
dit : « Maintenant, je m’intéresse à l’avenir. »
 
OC. – C’est bien parti ! Le passé, c’est moins grave, on verra

plus tard, déjà construisons l’avenir, c’est déjà sympa ; je suis


d’accord.
 
AC. –  À partir de là, on peut peut-être se dire que l’une des

raisons pour lesquelles ils ne s’intéressent pas à l’avenir, c’est


qu’ils n’ont pas la moindre idée de celui qui les attend. Tout
simplement. Et que d’ailleurs personne n’a une grande idée
de l’avenir qui se profile. Il n’y a plus de grands récits, ni
même de moyens récits qui permettent de se projeter dans
l’avenir. Sauf sur des questions marginales, ou sur les sujets
écologiques détachés des enjeux politiques.
 
OC. –  La capacité d’adaptation, c’est ce que nous devrions

absolument développer chez les enfants. Une certitude que


nous pouvons avoir, c’est qu’ils seront dans un monde qui ira
très vite, qui évoluera très vite, et s’ils veulent s’en sortir, il
faudra à la fois se protéger à titre personnel et s’adapter aux
environnements différents et multiples auxquels ils auront à
se confronter et dans lesquels ils devront avancer tout au long
de leur vie. Pour moi, s’il y a un point fondamental, c’est celui-
là  : celui qui ne saura pas s’adapter n’arrivera jamais à tenir
sur la durée.
 
VJG. – S’agit-il de développer « l’agilité mentale » ?
 
AC. –  La question que vous posiez sur les potentialités
éducatives de l’entreprise renvoie à un débat sur la
responsabilité sociale de l’entreprise. Aujourd’hui il y a une
réflexion sur un renouveau possible du rôle d’entreprise
citoyenne, je crois que le rôle éducatif de l’entreprise peut être
pensé dans ce cadre.
 
OC. –  Il s’agit de savoir jusqu’où on veut aller dans la notion

d’éducation, mais en tout cas l’entreprise a un rôle. On n’a


pas le droit, en tout cas quand on dirige une entreprise, de
considérer qu’elle n’a pas de responsabilité sociale ; elle a un
rôle sociétal clé, ne serait-ce que déjà d’embaucher des
jeunes, de leur donner leur chance.
 
AC. –  Face à la formule classique du prophète du

néolibéralisme, l’économiste Milton Friedman, «  la seule


responsabilité sociale de l’entreprise, c’est de faire des
profits », on peut ajouter aujourd’hui une autre responsabilité
qui est de forger un univers proprement humain.
Et donc d’apprendre à vivre à tout le monde dans un
environnement proprement humain. On peut se demander,
bien sûr, ce qu’est un environnement proprement humain…
 
OC. – Il faut quand même pouvoir signifier les hors-jeu. Parce

que je pense qu’avec les jeunes générations, ce à quoi nous


sommes confrontés, c’est aussi la nécessité, pour ne pas
déstabiliser l’ensemble du corps de l’entreprise, de faire
respecter les règles du vivre-ensemble au sein de l’entreprise.
Et ça, c’est beaucoup plus dur à faire maintenant qu’il y a
quinze ans.
 
AC. –  On pourrait dire que l’entreprise vertueuse dont nous
cherchons à dessiner les traits, c’est une entreprise qui lutte
contre l’hubris, la volonté de toute-puissance  : que ce soit
l’hubris du dirigeant, qui envoie ses mails à 3, 4  heures du
matin, qui pense que tout le monde est en permanence
mobilisé sur les objectifs, ou l’hubris de tel ou tel salarié, qui,
parce qu’il rapporte des contrats, parce que ceci, cela, se croit
tout permis…
 
VJG. –  Il me semble que vous abordez ici la question de

l’autorité. Étymologiquement, celui qui a autorité est celui ou


celle qui éduque et élève pour créer les conditions de
développement de chacun.
On peut dire aussi que vous croisez les trois formes d’autorité
définies par Max Weber : l’autorité charismatique de celui qui
donne de sa personne, l’autorité de compétence, l’autorité
légale.
 
OC. –  La société n’apporte plus suffisamment de bases pour

préparer les jeunes au vivre-ensemble avant d’entrer dans


l’entreprise. Aujourd’hui, il y a plus de comportements qui
nécessitent un rappel aux règles communes. Avec les mails,
notamment, nous sommes très vite confrontés à des
formulations et des attitudes irrespectueuses. Ce n’est pas
acceptable.
 
VJG. –  C’est en ce sens que nous pouvons parler de

« mutation numérique ». Parce que ces outils ont un effet sur


l’évolution de nos structures mentales, y compris même sur
notre activité de pensée, qui est l’un des éléments les plus
caractéristiques de l’être humain, c’est une mutation possible,
probable, de l’humanité. C’est aussi pour cela que l’optimisme
appelle la vigilance.
 
AC. – Cet usage du numérique met en scène le désir de toute-

puissance et de satisfaction immédiate de tout désir. On a


l’impression qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour obtenir
satisfaction. Le génie de la lampe d’Aladin, c’est de la
rigolade à côté…
 
OC. – Ce phénomène d’addiction, on le voit aussi dans les cas

de burn out. J’ai l’impression qu’il y en a de plus en plus, est-


ce parce que nous y sommes plus sensibles et qu’ils sont
plus médiatisés ?
 
VJG. – Il faut être prudent sur ces sujets-là. La réalité ce n’est

pas seulement la donnée, mais c’est aussi la manière dont on


l’interprète. En ce qui concerne le burn out, qu’il n’est pas
question de minimiser, c’est qu’effectivement il y a une
augmentation des cas. Mais il faut tenir compte du fait qu’il y
a aujourd’hui une acceptabilité sociale du phénomène. Il y
avait avant beaucoup de cas non déclarés. En fait, chaque
cas de burn out est un problème en tant que tel et c’est hors
statistique. Dans les cas de burn out, la plupart du temps, les
conditions de la socialité et du vivre-ensemble ne sont plus là,
les conditions de vie humaine ne sont plus là. Il y a des
rythmes infernaux, un déséquilibre complet entre vie
professionnelle et activité personnelle. Ce qui pose la
question de la capacité de résistance, de résistance positive,
de la possibilité de maintenir cette capacité de l’être humain à
dire non à ce qui est inhumain. Qu’est-ce qui fait qu’on lâche
parfois sur ce que l’on considère pourtant tous comme
inacceptable ?
 
OC. –  Face à la même situation, chaque individu réagit de

façon très différente. Cette capacité à résister est la clé et je


pense que si on peut donner les moyens de rendre chaque
individu plus fort, cela rendra l’organisation plus forte aussi. Il
y a un sujet sur lequel on peut travailler : comment permettre
à chacun cette prise de recul  ? Cela peut passer par la
création d’instances pour respirer, des instances pour
s’exprimer lorsque l’on se sent fragilisé. Quand il y a une
pression très forte de la hiérarchie, où va-t-on s’exprimer ?
 
VJG. – Il y a des espaces de délibération dans des institutions

en crise, je le vois dans les institutions hospitalières par


exemple, pour permettre aux soignants de prendre du recul
face à la quantophrénie qui gagne l’activité hospitalière.
Au-delà de ces environnements en crise aujourd’hui, que ce
soit les Ehpad, les hôpitaux ; le besoin s’exprime aussi dans
les entreprises. Quelles seraient vos propositions pour
développer une forme de convivialisme  ? Vous invitez à
définir une charte… À quelles conditions pratiques est-il
possible de faire une place légitime dans l’entreprise aux
quatre principes qui structurent le convivialisme  ? Comment
sensibiliser les dirigeants et managers à ces principes pour
qu’ils puissent les faire vivre ?
 
OC. – Pour moi, on en revient toujours au point de base : s’il
n’y a pas une conscience, une adhésion très forte du
leadership à ces sujets au plus haut niveau, il est toujours
difficile d’arriver à les aborder de façon concrète. C’est vrai
pour toutes les transformations humaines. Ce sont des
phénomènes compliqués et lents. On change un
organigramme sur PowerPoint  ? Ça prend trente secondes.
Faire changer les comportements dans l’entreprise, c’est de
longue haleine… Une des conditions, c’est déjà effectivement
une prise de conscience et une volonté de s’atteler à ces
sujets au niveau des comités de direction et des directions
générales.
Et c’est là où on est sur un phénomène paradoxal : beaucoup
de dirigeants aujourd’hui ne sont pas encore impliqués dans
le pilotage des effets du numérique, et évidemment beaucoup
des jeunes ne sont pas encore conscients de la réalité des
choses…
 
AC. –  Il me semble que le problème fondamental de notre
génération actuellement, pas seulement dans les entreprises
mais de manière plus fondamentale, pour l’humanité elle-
même, c’est la lutte contre l’hubris. Contre la démesure.
Bien sûr, la numérisation et Internet apportent des possibilités
extraordinaires de faire trente-six mille choses qu’on
n’imaginait pas faire il y a trente, quarante ans, mais c’est en
même temps un facteur vertigineux d’exacerbation de l’hubris,
en raison de l’immédiateté absolue des satisfactions
imaginaires possibles. En principe, tous les désirs peuvent
être satisfaits instantanément, et comme ils peuvent être
satisfaits instantanément, ils sont tous légitimes. Le problème
par rapport à ça, c’est qu’on ne peut pas espérer limiter
l’hubris sans des interdits. Aucune société n’a jamais
fonctionné sans des interdits. Or nous nous trouvons depuis
une trentaine d’années dans une conjoncture très particulière,
au bout du processus d’hyperdémocratisation où la seule
chose qui apparaisse légitime, c’est l’émancipation. C’est très
bien, l’émancipation, mais ça veut dire conquérir sans arrêt de
nouveaux droits. Aujourd’hui il y a une espèce de démesure
du droit. Du droit à tout. Et l’idée même d’interdire quoi que ce
soit, à commencer par la grossièreté par exemple, est
presque inimaginable puisqu’il n’y a plus aucune instance qui
soit en position d’énoncer quelque interdit que ce soit, ni
religieuse, ni morale, ni politique. Cela nous place face à
quelque chose d’affreusement difficile parce qu’il faut bien
faire réémerger des instances socialement légitimes de lutte
contre la démesure, de lutte contre l’hubris, qui
nécessairement devront dire qu’il y a des choses qui ne se
font pas, des choses contraires à ce que George Orwell,
l’auteur de 1984, appelait la common decency. La question
dépasse de beaucoup les entreprises.
 
OC. –  Où je vous rejoins totalement, c’est que c’est un

phénomène qui dépasse de très loin l’entreprise.


Effectivement, il faudrait trouver un moyen pour que chaque
entreprise puisse aussi collaborer dans cet ensemble,
apporter sa pierre à l’édifice, s’inscrire dans cette logique.
L’entreprise ne changera pas le monde toute seule, mais elle
y apportera sa part. Je crois que c’est un phénomène qui ne
peut être positif que s’il est partagé, en tout cas suffisamment
partagé pour qu’il y ait un dynamisme –  qui commence à
naître. Aujourd’hui, vous le dites, il n’y a pas d’autorité, quelle
qu’elle soit, qui peut dire « c’est ça la direction », « c’est ça le
bien »… Ça n’existe plus et ça n’existera plus… À partir de là,
si on veut changer les comportements vers du mieux, pour
moi cela ne peut être qu’en fédérant ceux qui a priori ont déjà
ces valeurs communes. Cela rendrait collectivement plus fort
pour faire avancer l’humanité vers plus de solidarité.
 
AC. – C’est ce que j’appelle la coordination par les valeurs.
 
VJG. – Vous invitez donc tous deux à réinvestir la coopération

par les valeurs communes, porteuses de richesse sociale. Il


me semble que vous proposez aussi un équilibre entre
socialité du groupe «  local  », l’entreprise, et celle du groupe
«  global  », la société, entendue comme fédération
d’institutions et de personnes qui se reconnaissent dans un
lien d’appartenance à une communauté de valeurs.
Il y a quelque chose à la Gandhi dans cette approche  :
«  Commençons par être nous-mêmes le changement que
nous voulons voir dans le monde. » Mais la question, c’est la
définition de ce qui importe le plus. Au niveau local, on peut
solliciter un groupe sur la définition de ses propres règles,
c’est-à-dire développer à l’intérieur de l’entreprise cette
réflexion sur ce que l’on accepte ou pas et qui fédère pour
donner un cadre concret d’application aux «  valeurs
partagées ».
 
OC. – Ce qui me semble difficile, c’est que ce soit réellement

appliqué. Comment faire en sorte que les leaders soient


garants de cette application  ? Il s’agit de promouvoir,
d’expliquer mais aussi d’interdire. Si on dévie des principes
sans signifier le hors-jeu, le principe ne vit plus. Il faut que
l’entreprise soit décidée et capable de dire que celui qui sera
manifestement en désaccord –  durable et conscient des
valeurs communes – sera exclu. Mais ce n’est pas si simple…
Il va falloir que toutes ces règles rayonnent dans l’entreprise,
en ayant un corps managérial qui adhère, parce que cette
appropriation se fait par capillarité. C’est un véritable
investissement qui doit être considéré comme tel.
 
AC. –  Je voudrais revenir sur la question de la pertinence de

l’information accélérée et fragmentée. Je crois que nous


assistons à une évolution du type de savoir  : le seul savoir
légitime devient le savoir expert, de spécialistes, ou plus
exactement de sous-sous-sous-spécialistes… Il n’y a
absolument plus de discours général qui permette de
rassembler les morceaux. On a des fragments de
connaissance dans tous les coins, dont on ne sait pas quoi
faire, avec l’injonction d’ailleurs qu’il n’y ait que des fragments
de savoir. Je suppose que dans l’entreprise il doit y avoir
quelque chose d’un petit peu équivalent…
 
OC. – Cela me fait sourire parce que je me faisais la réflexion

que ce qui fait la différence entre les leaders aujourd’hui, pour


moi, c’est la capacité d’avoir une vision globale et de garder la
vue générale du puzzle… S’il n’y a pas cette prise de recul,
pour assurer la cohérence globale, la seule expertise ne peut
pas permettre de faire avancer globalement l’entreprise. Il faut
des experts mais les entreprises ne peuvent performer dans
l’environnement actuel en fonctionnant en silos.
 
VJG. –  C’est un des sujets sur lesquels travaillent un certain

nombre de Comex aujourd’hui, en raison justement de la


juxtaposition des savoirs… Je relie cet enjeu à la capacité de
donner du sens. Ce qui permet cette vision globale, c’est ce
que nous appelons la recherche de « consistance culturelle »,
qui est cette articulation entre un core purpose, une vision de
l’entreprise, soutenue par des valeurs communes, des axes
stratégiques, et ensuite la contribution de chacune des
expertises à ces axes stratégiques et la traduction au
quotidien dans toutes les décisions qu’on va prendre et les
comportements de coopération de cette pertinence-là.
AC. – La seule chose qui puisse vraiment rassembler, c’est un

certain type de rapport aux valeurs. Un rapport évidemment


réflexif, et critique – car on peut être critique par rapport aux
valeurs.
 
VJG. – Dans cette dynamique de coopération par les valeurs,

aujourd’hui, que proposez-vous pour qu’il y ait bien prise en


compte des trois types de socialité, c’est-à-dire cette socialité
primaire, secondaire, et virtuelle dont vous avez parlé ? Que
faire concrètement pour que la coopération permette la
reconnaissance de la personne, de la personne dans son rôle
à côté de la socialité virtuelle ?
 
OC. –  J’ai l’impression qu’en prenant la coopération par les

valeurs, si elles sont bien adaptées en tout cas au contexte,


on devrait arriver à approcher les trois axes.
Au sein d’une entreprise, il y a les valeurs qui font le socle de
la reconnaissance interpersonnelle, il y a aussi les valeurs
d’efficacité, où l’on retrouve donc un peu la notion de rôle et,
forcément, si on rentre dans cette logique, il y aura une
volonté de réguler la partie plus tertiaire.
 
AC. –  Cette coordination par les valeurs au sein d’une

entreprise, le partage de valeurs générales, universalisables,


que l’on pourrait retrouver à l’échelle mondiale, est-ce que ce
n’est quand même pas plus général que l’entreprise libérée,
par exemple  ? L’entreprise libérée, qui a eu son heure de
gloire, tout comme le management par les valeurs, était plutôt
abordée comme un slogan marketing et ne visait qu’un aspect
particulier de la question – essentiellement le démantèlement
de la hiérarchie, au risque de saborder une partie de la
socialité secondaire.
 
VJG. –  L’époque est marquée par un double mouvement  : la

montée des dogmatismes et en parallèle une forte critique de


l’idéologie. Ces initiatives, l’entreprise libérée, l’identification
de valeurs partagées, l’entreprise citoyenne,  etc., cherchent
finalement à exprimer comment un groupe peut être fécond
en tant que groupe, c’est-à-dire bénéficier de la contribution
de chacun tout en stimulant l’autonomie individuelle.
J’ai à l’esprit l’exemple d’un dirigeant d’entreprise dans le
secteur pharmaceutique, qui stimule l’esprit de délibération.
Cette démarche se traduit par des aspects très pratiques
dans toutes les instances de l’entreprise. Cela amène à poser
des questions sur la manière dont on va préparer les
réunions, dont chacun va avoir un matériau qu’on va pouvoir
critiquer pour prendre les meilleures décisions. Ce dirigeant
fait vivre l’expérience de la construction commune, fait
émerger une culture, parce que les personnes réalisent à quel
point, de cette manière-là, le travailler-ensemble, le coopérer,
est plus efficace, plus agréable, développe chacun, et
finalement est beaucoup plus  créateur de valeur. C’est une
expérience créatrice de valeur, une façon de coopérer par les
valeurs qui crée de la valeur dans tous les sens du terme, y
compris économique.
 
AC. – C’est ce que j’appelle un cas de « management réflexif
et dialogique ».
 
OC. –  La démarche est à adapter à la culture de chaque

entreprise mais cela ne peut passer que par une expérience


pratique si on veut qu’il y ait une appropriation. Je n’ai jamais
vu d’expérience de construction collective authentique qui
n’atteigne pas l’objectif de créer de la valeur.
Témoignage

Laurent Bendavid
Laurent Bendavid

est président-directeur général de Logista France.


 
Le monde de l’entreprise est devenu très exigeant avec ses
collaborateurs. Avec la compétition accrue liée à la
globalisation des marchés, les entreprises et leurs dirigeants,
à force d’analyses, sont devenus plus froids. Les comités de
direction courent le risque de s’enfermer dans une tour de
Babel de KPIs. Le tangible tend à devenir l’unique référence
et le capital humain, dans cette volonté de tout rationaliser, un
élément parmi d’autres indicateurs.
Ce capital humain, valeur intangible dans le bilan des
entreprises, est pourtant la réelle source d’avantage
compétitif. L’oublier, c’est condamner nos entreprises à
devenir des outils transactionnels où la créativité et
l’innovation, sources principales de valeur ajoutée, auraient
une place limitée.
 
La qualité du capital humain est conditionnée à une
générosité qui engage les collaborateurs à donner la
confiance nécessaire à la libération de l’énergie des femmes
et des hommes qui travaillent dans nos entreprises.
Confiance dans la direction prise par l’entreprise, confiance
dans les dirigeants qui décident tous les jours de la
cohérence des décisions prises avec la stratégie décidée  ;
cette confiance ne peut exister que grâce à une
communication pensée et orientée afin d’engager les salariés
dans la marche choisie par les dirigeants en accord avec les
actionnaires.
La générosité se caractérise par cette nécessité permanente
de donner du sens aux actions.

Répercussions de la mutation numérique sur la qualité


du lien social, tant en interne que dans la relation
à la clientèle
La révolution numérique a entraîné une charge
d’informations. C’est à la fois une ouverture et un immense
risque, une information en chasse une autre. Comment dans
ce contexte s’assurer de la pertinence et de l’intérêt de ce qui
est disponible ? Par ailleurs, comment assurer une cohérence
de l’image de nos entreprises quand l’information et la
communication sont en open source à des échelles sans
commune mesure avec ce que nous connaissions
auparavant  : nos clients communiquent entre eux
directement, nos salariés communiquent sur l’entreprise à
l’extérieur (par exemple, le site glassdoor qui recueille des
avis d’anciens et actuels salariés afin de connaître la « vraie
réalité » de l’entreprise) ?
 
Cette ouverture renforce incontestablement la proximité avec
nos clients, actionnaires et fournisseurs. Elle est aussi
transformatrice. Elle accélère la communication mais agit
aussi sans les filtres structurants qui pourraient permettre de
mieux comprendre cette information. Ce flot continu sans
prise de recul est un danger.
Les sollicitations nombreuses des salariés rendent
nécessaires un filtre et un focus sur des messages clés de
positionnement.
L’opportunité apportée par le numérique n’est pas d’être un
outil facilitateur et vulgarisateur de communication. Au
contraire, face à la masse d’informations apportées à nos
partenaires (clients, fournisseurs, actionnaires), il invite à être
plus ciblé et plus juste dans nos messages. Ce flot continu
d’informations invite à plus de justesse dans le
positionnement de l’entreprise car il permet une vision à
360 degrés.
Il est donc important de trouver un langage de vérité reflétant
au mieux les avantages clés de la société afin d’éviter toute
distorsion sur l’image de l’entreprise, distorsion qui peut être
source de détérioration du climat social.
Ce discours de vérité accélère les remises en question et
permet de mettre en cohérence la politique de communication
de l’entreprise et sa réalité quotidienne dans la qualité de
l’exécution opérationnelle qui est le seul message de valeur
pour ses clients.

Notre expérience digitale chez Logista


Nous essayons d’utiliser le digital autour de trois piliers :
la digitalisation de notre relation client ;
la digitalisation de nos relations internes ;
la digitalisation au service de nos clients commerçants en
direction de leurs clients finaux.
La stratégie de digitalisation a pour objectif de rendre le
transactionnel de la vie de l’entreprise plus :
agile (no paper) ;
réactif (outils communautaires de communication…) ;
orienté clients (outils de connaissance clients pour le
marketing et la force de vente).
Ces technologies ont permis de mieux concentrer
l’information et de favoriser leur partage afin de libérer du
temps aux équipes pour qu’elles puissent s’occuper de
projets créateurs de valeur en interne ou plus simplement se
dédier davantage aux problématiques de nos clients.
Cependant ces changements de modes opératoires sont de
véritables révolutions pour les équipes opérationnelles.
L’accompagnement du changement pour profiter pleinement
des avantages de la digitalisation des relations est une étape
essentielle. En effet, la capacité du middle management à
donner du sens à ces outils et à transformer ce changement
transactionnel est vitale car les équipes se trouvent
confrontées à des situations de changements drastiques des
méthodes de travail où la transparence des systèmes ainsi
que la rapidité, voire l’instantanéité, des modes opératoires
peuvent être source de stress organisationnel. Faute
d’accompagnement, la qualité de la relation client ne
s’améliorera pas et n’aura servi qu’à réduire le coût
transactionnel sans apporter de valeur ajoutée.

Un risque de polarisation entre générosité et repli dans


la coopération
En partage d’expérience, je dirais que le numérique a
tendance à accentuer les points forts et points faibles de la
société. Il est bien souvent vu comme la panacée alors que
c’est un révélateur.
L’absence de diagnostic précis des raisons pour lesquelles
l’entreprise adopte ces technologies numériques, mais aussi
sur le niveau des équipes afin de cerner leur capacité à les
adopter, peut mettre l’organisation en danger.
L’accompagnement au changement est le point clé. En effet,
le diagnostic des compétences préalable à la digitalisation
permettra de segmenter les populations dans l’organisation
afin de focaliser les efforts de formation sur les personnes les
plus sensibles dans cette phase de transformation.
Ce risque de déséquilibre est bien évidemment présent à
chaque évolution dans nos organisations, cependant avec
l’évolution digitale ce changement est encore plus clivant car
ces processus créent une instantanéité de réactions ainsi
qu’un flot permanent d’informations rendant la pression
encore plus pressante et le sentiment d’exclusion plus fort.
Tout cela se passe dans un contexte d’accélération des
innovations et des nouveautés systémiques (Facebook en
2010 avait 403 000 utilisateurs ; on en dénombre 2,3 milliards
à fin juin 2018, soit une multiplication par 50 en huit ans).
Cela crée une surcharge de formation pour des équipes
opérationnelles peu préparées à ce flot de changements mais
aussi une véritable saturation de la bande passante dans les
équipes dirigeantes obligées de repenser en permanence leur
approche client. Le risque de perdre nos équipes dans ce
déferlement d’innovations systémiques est le risque
permanent couru dans ces étapes de changement : le repli en
est l’écueil principal.

Que faire face au risque de polarisation dans


l’entreprise ?
D’une manière générale, il est important dans ces phases de
changement d’expliquer et de communiquer. Le rôle du
dirigeant et de son équipe de direction est vital afin de donner
du sens.
La bienveillance est de mise car les sujets de transformation
numérique créent une mise à l’écart de certaines personnes
peu préparées à la gestion des outils digitaux et cela crée
automatiquement une position de repli, qui, si elle n’est pas
appréhendée avec bienveillance, met à l’écart des pans
entiers de « sachants » opérationnels. Un exemple de bonne
pratique est le passeport digital mis en œuvre par Orange et
qui a permis à près de 80 000 salariés d’être sensibilisés au
b.a.-ba de la transformation numérique. La nécessaire
intégration des équipes mais aussi cette posture bienveillante
de la part des dirigeants, afin de soutenir nos équipes dans
cette vague digitale à la vitesse sans commune mesure, sont
perçues à la fois comme un geste de générosité mais aussi
une preuve de reconnaissance de la part des équipes de
direction de l’importance du savoir opérationnel dans la mise
en œuvre de la mutation numérique de la société.

Quelle responsabilité spécifique pour l’équipe


dirigeante ?
Pour les comités de direction, cela se traduit par une
nécessité de bien comprendre tous les impacts collatéraux
des changements en cours chez les consommateurs afin de
choisir les bons outils pour être plus assertifs dans notre
approche du client. Les agents de la transformation sont
avant tout les membres du comité de direction qui doivent
être exemplaires dans la maîtrise des outils digitaux et les
avantages apportés au développement de la société.
Des directions de la transformation digitale sont des
accélérateurs mais les vrais acteurs sont les patrons
opérationnels qui doivent prendre à bras-le-corps ce sujet afin
de le relayer dans leurs entreprises ou business units.
Les effets de mode et la pression que mettent les pure
players sur les entreprises établies peuvent être source d’un
surcroît de développements dans l’entreprise, accentuant le
risque de clivage entre les salariés et le comité de direction. Il
est important de faire preuve de réalisme et d’écouter les
signes intangibles de l’entreprise (remontée des CSE,
feedback des représentants du personnel, signe de détresse
dans un département, accélération du turnover…). Cette prise
en compte de ces signaux permet de mieux déceler la vitesse
avec laquelle les dirigeants peuvent mettre en place la
digitalisation de la relation client.
Cette transformation implique de la part du comité de
direction une proximité encore plus grande avec le terrain. Il
est important de mieux cerner chez nos clients et nos
différents centres opérationnels les impacts cachés de la
digitalisation afin de corriger constamment le tir et de
s’assurer de la bonne mise en œuvre opérationnelle.
 
La direction des ressources humaines a un vrai rôle
d’accompagnement à jouer. En effet, l’image d’Épinal de la
transformation digitale serait de dire que c’est seulement
l’affaire des DSI et que la problématique principale tient au
choix des systèmes d’information.
Or les vraies problématiques sont dans les équipes
opérationnelles qui voient leur quotidien bouleversé par ces
changements. Il est primordial que les équipes RH soient les
premières à être formées afin de mieux cerner l’impact sur les
équipes opérationnelles pour accompagner la transformation
des compétences nécessaires à la mutation numérique de
l’entreprise.
Je résumerai l’action nécessaire du comité de direction en
quatre points :
– bienveillance dans le diagnostic ;
– réalisme dans la capacité à absorber le changement ;
– proximité dans la mise en œuvre ;
–  accompagnement afin de soutenir la vitesse de
transformation.
Conclusion

« Le danger n’est pas dans les machines, sinon


nous devrions faire ce rêve absurde de les
détruire par la force, à la manière des
iconoclastes qui, en brisant les images, se
flattaient d’anéantir aussi les croyances. Le
danger n’est pas dans la multiplication des
machines, mais dans le nombre croissant
d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne
désirer que ce que les machines peuvent
donner. »
Georges BERNANOS 1

Aucun de nous n’aura le dernier mot, aucun de nous ne sera


quitte, aucun de nous ne prétendra pouvoir trouver « la solution »,
voire des solutions qui nous permettraient d’arrêter l’exploration
des enjeux de la mutation numérique.
Ce parcours de réflexion auquel nous avons convié le lecteur est
une invitation à poursuivre le dialogue pour agir en hommes et
femmes responsables, c’est-à-dire en personnes capables de choisir
et d’orienter les modalités d’utilisation de nos technologies
contemporaines.
 
Cette capacité, qui fait notre liberté par rapport au monde des
objets, est entendue ici d’abord comme le fait de ne pas confondre
l’ordre des fins et des moyens et de maintenir l’exigence sur ce à
quoi et jusqu’où les outils doivent servir pour ne pas ajouter à notre
vulnérabilité. Plus fondamentalement encore dans notre relation les
uns avec les autres, il s’agit de cultiver et d’oser apporter à la
communauté humaine nos talents distinctifs en résistant à la
pression de formatage et au risque d’enfermement de la pensée
dans des routines de nivellement de la différence par facilité.
 
La richesse de cette différence qui fait que chacun est
potentiellement porteur d’une contribution unique et féconde pour
le codéveloppement d’un monde où les hommes et les femmes
puissent mieux vivre ensemble est précisément ce que la mutation
numérique pourrait, si nous n’y prenons garde, engloutir ou au
contraire décupler si nous restons vigilants et attentifs aux effets
systémiques de ses usages pour en prendre la juste mesure et autant
que possible les piloter.
 
Nous avons tenté de montrer dans ce livre combien nous étions
à la croisée des chemins, pour éclairer l’urgence de la situation et,
nous l’espérons, stimuler la volonté d’une utilisation non plus
seulement rationnelle, mais «  raisonnable  » des technologies
numériques.
 
Rationnelle, en effet la pensée calculante l’est toujours, c’est
son essence d’être conforme à sa logique  : par «  convention
numérique », 1 et 1 font 2. La pensée raisonnable ne remet pas en
question cette rationalité mais se demande jusqu’où par exemple il
faut additionner de nouveaux objets technologiques et lesquels
pour que le monde reste habitable.
L’utilisation raisonnable du numérique requiert une exigence
continue d’identification et d’évaluation de ses finalités à l’aune de
ce qui « vaut vraiment » pour le futur de l’humanité et de la planète
qui le nourrit et l’abrite.
 
Ce questionnement sur « ce qui vaut vraiment » ne peut avoir de
réponse standardisée, il appelle des interprétations plurielles,
porteuses de nouveaux possibles. Si ce questionnement est réel, il
échappera aux algorithmes en gardant une longueur d’avance, nous
permettant aussi de « garder le cap » sur ce que nous entendons par
« rester humains ».
 
La démarche de questionnement est ici ouverte et doit de mon
point de vue le rester. À chaque génération, chaque culture, chaque
communauté, chaque entreprise ou institution et enfin chaque
personne d’y apporter des réponses évolutives dans un souci de
préservation de l’ensemble. Mais il faut maintenir le recul
nécessaire pour que les technologies numériques n’y répondent pas
progressivement à notre place.
 
Prendre du recul pour mieux agir, c’est ce à quoi nous nous
dédions dans notre métier, au niveau de l’entreprise, en travaillant
sur les conditions de «  consistance culturelle  », à savoir la
traduction d’un sense of purpose consistant, mobilisateur parce que
coconstruit avec les parties prenantes, en pratiques opérantes au
quotidien, créatrices de valeur partagée et responsables. L’aller-
retour entre théorie et pratique pour favoriser la métacognition
nécessaire à la lucidité, l’audace, la conscience de ses limites et de
son potentiel, la  force de l’intelligence collective, l’impact d’une
énergie positive de leaders généreux d’eux-mêmes, contribue à une
création de valeur différenciatrice pour chaque entreprise.
 
Au fil de nos interventions, nous avons appris combien il
importe pour cela de prendre soin de notre capacité à nous
confronter à la réalité des choses et à être touchés, concernés, voire
convoqués par la vie des autres et dont l’altérité, la personal touch,
fait précisément la complémentarité pour autant que nous gardions
vive notre sensibilité.
Le sensible dont je parle ici désigne ce par quoi nous sommes
reliés, notre capacité de non-indifférence et l’impossibilité d’être
réduits à des données ; ce par quoi nous sommes d’emblée, tant que
nous sommes, agissants. Un «  je peux  » qui est toujours d’abord
engagé dans la réalité spatio-temporelle d’une pensée incarnée et
pour qui les conséquences comptent.
 
C’est la liberté de cet engagement qu’il est question de
préserver pour soutenir la capacité d’orienter les outils que nous
concevons et produisons en fonction d’une raison d’être
soutenable.
 
Parce que la frontière entre entreprise et société est devenue
perméable, parce que l’impact du numérique sur le travail est
porteur tout autant d’aliénation que d’émancipation, parce que le
pouvoir conféré aux acteurs économiques conditionne l’évolution
de nos modes de vie, parce qu’enfin la qualité de la coopération si
essentielle au développement du potentiel de chacun et à la réussite
de tous ne peut être négligée au profit d’une recherche d’efficacité
qui se prend elle-même pour fin sans prendre la mesure de ce
qu’elle sert, pour toutes ces raisons, les dirigeants ont aujourd’hui
plus que jamais la responsabilité de répondre du sens de leurs choix
pour l’humanité. Ils ne pourront y parvenir que si l’esprit de
coopération gagne aussi davantage les citoyens, et, notamment
dans leur choix d’épargne, les États et les institutions de biens
communs, et au premier rang d’entre elles celles qui ont charge
d’éducation.
 
Avec la Renaissance, nous avons dû prendre conscience du fait
que la Terre était ronde, avec la mutation numérique, il s’agit de
nous considérer tous comme habitants d’une « petite planète » aux
équilibres fragiles mais pleine de merveilles, qui requiert que nous
adaptions l’utilisation de nos technologies numériques à ce qui peut
favoriser la vie, plutôt que nous adapter à ce qui pourrait un jour
nous amener à la suppléer.
 
Nous vivons un moment critique, mais il n’est pas trop tard
pour choisir. Cette capacité à faire des choix commence par le fait
d’être conscients de ce à quoi nous donnons notre temps pour ne
pas devenir les automates de nos propres outils et de nos
conditionnements.
 
À chacun de nous de répondre en notre âme et conscience sur
l’équilibre dynamique entre accélération et décélération que nous
créons pour prendre le temps de réfléchir à ce que vivre
humainement veut dire et y œuvrer pour nous et les générations à
venir.
Valérie Julien Grésin
Glossaire

Acid test test sévère ou crucial.


B2B2C  relation de l’entreprise avec ses clients finaux (C)
via d’autres entreprises (fournisseurs, prescripteurs [B]).
B Corp certification attribuée à des entreprises répondant à
des exigences sociétales et environnementales, de gouvernance
et de transparence.
Big data mégadonnées ou hyperdonnées numériques dont la
quantité dépasse les capacités des bases de données
traditionnelles.
BlackRock  société multinationale de gestion d’actifs –
 actuellement le plus important gestionnaire d’actifs au monde.
Board conseil d’administration.
CEO  Chief Executive Officer, directeur général, président-
directeur général.
CESE  Conseil économique, social et environnemental,
institution française.
Ceta  Comprehensive Economic and Trade Agreement en
2016 entre l’Union européenne et le Canada.
CHSCT Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de
travail, en France, instance représentative du personnel en
matière de conditions de sécurité et de travail.
CIO  Chief Information Officer, responsable des
technologies de l’information et de la communication.
Comex  comité exécutif assistant le CEO ou directeur
général.
Community manager  manager de plateforme numérique à
objet professionnel ou communautaire.
Compliance conformité légale.
Cop 21  Conférence de Paris sur le changement climatique
en 2015, conclue par l’accord de Paris.
Core purpose raison d’être.
Corporate hacking  utilisation des moyens de l’entreprise
pour faire bouger de l’intérieur l’organisation. Hacking rebelle
mais en principe bienveillant.
CRM  Customer Relationship Management, gestion de la
relation client.
Cross-fertilization  fertilisation croisée, notamment par
collaboration de profils disciplinaires différents.
Cultural intelligence  intelligence culturelle, capacité à
entrer en relation et à travailler efficacement dans un cadre
multiculturel.
Data mining extraction de données, découverte de structures
dans de larges ensembles de données par des méthodes
statistiques, algorithmiques et d’intelligence artificielle.
Digital immigrants  individus nés avant l’usage généralisé
des moyens numériques et qui entrent dans ce monde nouveau.
Digital natives  individus nés au sein de la culture
numérique.
DSI directeur des systèmes d’information.
Empowerment  autonomisation ou octroi de pouvoir aux
individus ou groupes devenant en situation d’agir sur leurs
conditions d’existence.
Excom voir Comex.
Gafa  Google, Apple, Facebook et Amazon. On ajoute
parfois le M de Microsoft.
Génération X individus nés entre les années 1960 et 1980,
enfants des Baby-Boomers de l’après-guerre.
Google Home assistant vocal sans fil vendu par Google.
Greenwashing utilisation du thème écologique pour donner
une couleur vert écologie aux affaires.
Hatsune Miku  avatar virtuel humanoïde chantant sur des
musiques de synthèse. Cette chanteuse donne des concerts
virtuels devant des foules immenses de spectateurs réels. Elle a
été l’héroïne d’un opéra virtuel, The End.
Hedge fund  fonds d’investissement non coté à vocation
spéculative.
KPI  Key Performance Indicator (en français ICP),
indicateur clé de performance.
LBO  Leveraged Buy-Out, achat à effet de levier, rachat
d’entreprise par endettement ou prise de contrôle par emprunt.
Loi Pacte  Plan d’action pour la croissance et la
transformation des entreprises, présentée devant le parlement
français à l’automne 2018.
Middle management niveau intermédiaire de management.
Millennials  ou encore génération Y, individus nés entre les
années 1980 et 2000.
Neuromarketing  étude des mécanismes cérébraux du
comportement client.
P&L Profit & Loss, compte de résultat de l’entreprise.
Process  ensemble d’activités corrélées qui contribue aux
finalités des affaires d’une entreprise.
Pure player entreprise exerçant son activité uniquement sur
Internet – en ligne.
Rebitda  Earnings before interest, taxes, depreciation, and
amortization, en français bénéfice avant intérêts, impôts,
dépréciation et amortissement.
RGPD Règlement général pour la protection des données –
  directive de l’Union européenne concernant l’usage des
données personnelles, entrée en vigueur le 25 mai 2018.
RSE  responsabilité sociale et environnementale de
l’entreprise.
Senior leadership ou top management dirigeants.
Sense of purpose voir core purpose, raison d’être.
Smart cities  ville intelligente reposant sur l’information et
les techniques numériques.
Stakeholder partie prenante.
Shareholder ou stockholder actionnaire.
Sweet spot zone d’écoute idéale.
Tripadvisorisation  pratique de la notation instantanée du
service par les clients.
Troubleshooter spécialiste de la détection des problèmes et
donc expert, voire dépanneur et médiateur.
Ubérisation  mise en contact direct et instantané de
professionnels et de clients via des plateformes numériques.
Vocaloid logiciel de synthèse vocal développé par Yamaha,
devenu synonyme de toute production synthétique avec ou sans
protection de droits d’auteur.
Vuca  Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity –
  volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté  –,
caractérisation répandue de la situation contemporaine.
Whole Brain  cerveau total, méthode de réflexion
développée par Ned Herrmann qui vise à adopter une approche
multidimensionnelle d’une situation à partir de quatre styles de
pensée (analytique, exploratoire, relationnelle, pratique)
susceptibles d’être mobilisés par un individu ou un groupe pour
stimuler la créativité, la résolution de problème ou encore
l’intelligence collective.
Biographies des participants

Valérie Julien Grésin


Valérie Julien Grésin est docteur en philosophie et dirigeant
fondateur du cabinet ASM Conseils à Lyon.
L’équipe du cabinet ASM Conseils accompagne les leaders qui
transforment leur entreprise pour le développement d’une
performance responsable.
Animée de la volonté de « penser et agir pour que le talent de
chacun contribue à la réussite de tous », Valérie Julien Grésin veut
favoriser le dialogue entre l’entreprise et l’université dans une
perspective pluridisciplinaire et a développé une approche
spécifique du développement de l’impact des dirigeants qui vise
à  concilier pragmatisme et exigence d’humanisme. Membre de la
commission recherche du conseil académique de l’université Jean-
Moulin-Lyon-3 et du conseil scientifique de la chaire « Valeurs du
soin-centré patient  », Valérie Julien Grésin est également chargée
de cours en master philosophie et management sur « la philosophie
du travail  » à l’université catholique de Lyon et intervenante en
master  2 RH et organisation à l’IAE sur le thème «  Éthique
et GRH ».

Yves Michaud
Yves Michaud, philosophe, a enseigné la philosophie
(épistémologie, philosophie des sciences et théorie politique) dans
de nombreuses universités en France et à l’étranger. Professeur
honoraire aux universités de Rouen et Paris-I, il a fondé et dirigé
de 1998 à 2014 l’Université de tous les savoirs dont les conférences
ont été publiées aux éditions Odile Jacob. Il collabore avec ASM
Conseils depuis 2009.

Roch Doliveux
Roch Doliveux aspire à créer un impact par la maximisation du
potentiel des leaders ayant une sensibilité aux besoins
fondamentaux de la société et de la planète.
Actuellement chairman du GLG Institute Healthcare, qui
promeut l’échange d’expertise et d’expériences entre senior leaders
de nombreux secteurs, Roch Doliveux est également président du
conseil d’administration de Pierre Fabre SA (France) et de Vlerick
Business School (Belgique) et membre des conseils
d’administration d’UCB (Belgique) et de Stryker (États-Unis).
Après avoir développé sa carrière dans différentes entreprises
de l’industrie pharmaceutique, Roch Doliveux a été de 2005 à 2014
le CEO d’UCB, entreprise globale qu’il a transformée d’un groupe
chimique diversifié à un leader biopharmaceutique focalisé sur la
création de valeur pour le patient souffrant de maladies graves. Il a
été vice-président du conseil de la Fédération européenne des
associations pharmaceutiques (EFPIA) et président du conseil
d’administration de l’Initiative pour les médicaments innovants
(IMI). Il est membre fondateur de la chaire «  Valeurs du soin
centré-patient ».
Roch Doliveux est docteur en médecine vétérinaire de Maisons-
Alfort (France) et titulaire d’un MBA de l’INSEAD.

Bénédicte Maury
Bénédicte Maury a rejoint le groupe SNCF en 1995. Elle est
aujourd’hui directrice générale de SNCF Énergie et directrice
adjointe de l’énergie au sein de SNCF Mobilités. Elle a développé
sa carrière au sein du groupe en assumant successivement les
fonctions de responsable du management des risques achats, de
directrice de cabinet du directeur régional Rhône-Alpes et de
directrice adjointe de technicentre de maintenance.
Bénédicte Maury est ingénieur diplômée de l’École centrale de
Lille.
Elle est engagée dans le développement des conditions
d’apprentissage permanent pour générer performance, bien-être et
création de valeur.

Denis Hello
Denis Hello a réalisé la majeure partie de sa carrière dans
l’industrie pharmaceutique, il est actuellement vice-président
Europe du Sud d’un groupe multinational pharmaceutique et a
précédemment exercé les fonctions de président en France et de
vice-président et General Manager en Belgique.
Denis Hello est engagé dans la transmission d’expériences et de
compétences auprès de jeunes créateurs d’entreprises.
Diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP), il
est associé du cabinet ASM Conseils depuis 2018.

Cécile Renouard
Cécile Renouard est religieuse de l’Assomption, professeur de
philosophie au Centre Sèvres (facultés jésuites de Paris),
enseignante à l’École des mines de Paris, à Sciences-Po et à l’Essec
où elle dirige le programme de recherche « CODEV – Entreprises
et développement ». Elle est membre du conseil scientifique de la
Fondation pour la nature et l’homme et membre du conseil
scientifique de la chaire « Valeurs du soin-centré patient  ». Elle a
été administratrice de l’Agence française de développement (2014-
2017). Elle vient d’initier le Campus de la Transition, qui
rassemble des universitaires et des praticiens qui veulent contribuer
à la transformation des institutions éducatives, des régions et des
entreprises, pour développer une relation juste et harmonieuse à la
planète et aux multitudes qui l’habitent.
Cécile Renouard est diplômée de l’Essec et docteur en
philosophie politique (EHESS).

Paul Van Oyen
Paul Van Oyen est CEO d’Etex (matériaux pour la construction
er
durable) depuis le 1  janvier 2015.
Après plusieurs années en tant que chercheur et technologue, il
a démarré sa carrière chez Etex en 1990 comme chef de projet au
sein du centre de recherche et développement. À partir de 2004, il a
occupé le poste de Business Development Manager et a conclu
avec succès plusieurs acquisitions en Europe, tout en contribuant à
développer les activités d’Etex tuiles en terre cuite. En 2007, il a
assumé le rôle de Managing Director pour l’Europe de l’Est. En
2011, il a été nommé à la tête de la division Fire Protection
& Insulation, mieux connue sous le nom de Promat.
Paul Van Oyen est titulaire d’un master en sciences (Industry
Minerals) de la KU Leuven (Belgique) et des diplômes en gestion
de la même université et du London Business School.

Claire Gallaccio
Claire Gallaccio est aujourd’hui directrice de la stratégie, des
études et des relations institutionnelles et rapporte à la directrice
générale adjointe du Groupe La Poste, en charge du numérique et
de la communication. Auparavant, elle a travaillé sept ans en
collectivités locales et trois ans au ministère de l’Économie et des
Finances au sein de la direction du Trésor public.
Claire Gallaccio est titulaire du diplôme de l’IEP de Bordeaux
et d’une maîtrise en sciences politiques (université Panthéon-
Sorbonne). Elle est ancienne élève de l’École nationale
d’administration.
Elle est engagée dans les dynamiques de transformation du
Groupe La Poste depuis 2006.

Jean-Philippe Pierron
Jean-Philippe Pierron est philosophe, professeur des universités
à la faculté de philosophie de l’université Jean-Moulin-Lyon-3, où
il est directeur de l’école doctorale de philosophie après avoir été
doyen de la faculté de philosophie. Il est responsable du DU et du
master éthique, écologie et développement durable. Il est
également directeur de la chaire industrielle « Rationalités, usages
et imaginaires de l’eau  », et codirecteur de la chaire « Valeurs du
soin centré-patient  ». Spécialiste de philosophie morale, d’éthique
générale et d’éthique appliquée (santé, famille, environnement),
Jean-Philippe Pierron, auteur de nombreux ouvrages, travaille à
l’élaboration d’une philosophie du soin et d’une anthropologie de
l’homme vulnérable, ce qui l’a mené à une reconfiguration de la
compréhension de la raison pratique et du rôle que peut y jouer
l’imagination.

Fabrice Enderlin
Fabrice Enderlin est depuis 2018 consultant indépendant,
fondateur de DiscernYard, intervenant en accompagnement de
changement, en coaching et mentoring et conseil en RSE. Il a
développé les vingt-cinq précédentes années de sa carrière en tant
que DRH, principalement dans l’industrie pharmaceutique au sein
de groupes diversifiés comme Ciba-Geigy, Novartis et GSK, avant
de rejoindre UCB en 2008 en tant que vice-président exécutif
groupe en charge des talents et de la réputation de l’entreprise,
responsabilité exercée pendant dix ans.
Fabrice Enderlin est diplômé de l’institut d’études politiques de
Strasbourg et titulaire d’un MBA en ressources humaines.
Odile Collignon
Odile Collignon est aujourd’hui directeur exécutif adjoint de
MSH international, Groupe Siaci Saint-Honoré.
Depuis vingt-cinq ans, elle a développé une carrière de dirigeant
dans l’assurance et les services dans un environnement
multiculturel et international. Elle a notamment travaillé chez
Europ Assistance comme CEO adjoint en charge des fonctions
centrales du groupe et chez Generali, en tant que directeur du
développement managérial, membre du Comex, et en tant que CEO
adjoint de la Fédération continentale, après avoir débuté sa carrière
chez PwC.
Elle est titulaire d’un diplôme de la Neoma Business School et
d’expertise comptable.

Alain Caillé
Alain Caillé, docteur en économie et en sociologie, est
professeur émérite de sociologie à l’université Paris-Ouest-
Nanterre-La Défense où il a été codirecteur du Lasa (Laboratoire
de sociologie et anthropologie et philosophie politiques) et
directeur adjoint de l’École doctorale EOS (Économie,
organisations et société). Dans le sillage du célèbre Essai sur le don
(1924) de Marcel Mauss, ses recherches –  développées dans le
cadre de la Revue du Mauss  (Mouvement anti-utilitariste dans les
sciences sociales) diffusée dans de nombreux pays – portent sur les
fondements d’une science sociale généraliste et sur les implications
éthiques et politiques de l’anthropologie du don. Il est par ailleurs
l’un des animateurs du Mouvement des convivialistes impulsé par
une centaine d’intellectuels et dans lequel se reconnaissent de plus
en plus de membres de la société civile.

Laurent Bendavid
Laurent Bendavid a mené sa carrière de dirigeant dans le
domaine de la distribution au niveau national et international. Il est
actuellement le président de Logista France où il conduit depuis
cinq ans une transformation centrée sur l’intégration d’offres
multiservices pour le commerce de proximité.
Il a précédemment travaillé pendant dix-huit ans au sein du
groupe de grande distribution Carrefour où il a successivement
exercé des fonctions de directeur commercial, de directeur des
opérations pour la zone Amérique du Sud, de président de filiale
puis de directeur exécutif en charge du développement et de
l’innovation du groupe.
Laurent Bendavid est diplômé de l’ESC Rennes et titulaire d’un
MBA de l’INSEAD.
Il est engagé dans le développement des organisations qui
concilient développement du capital humain et performance
économique à court et moyen termes.
Bibliographie

NB  : On a indiqué l’édition de référence utilisée et, entre


parenthèses, la date de première publication quand les deux
diffèrent.
 
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Forum – Part of the Norms and Values in Digital Media Project
Series (2012-2014), January 2015.
Remerciements

Nous remercions, par ordre d’apparition dans cet ouvrage, Roch


Doliveux, Bénédicte Maury, Claire Gallaccio, Fabrice Enderlin,
Denis Hello, Paul Van Oyen, Odile Collignon et Laurent Bendavid
qui ont nourri la réflexion et généreusement partagé leur vision de
dirigeants sur les enjeux de la mutation numérique.
Nous remercions de même les Prs Jean-Philippe Pierron, Cécile
Renouard et Alain Caillé pour leurs réflexions qui éclairent l’action
et témoignent de la richesse de l’interdisciplinarité en sciences
humaines.
Toute notre gratitude va aussi à l’équipe d’ASM Conseils pour
ses nombreuses et diverses contributions tout au long de la
réalisation de cet ouvrage et nommément Valérie Bogaert, conseil
associé, Rafaële Rikir, conseil associé, Nathalie Amilin, attachée de
recherche, et Aline Beaury, attachée de direction.
Merci enfin aux collaborateurs des éditions Odile Jacob pour la
qualité de leur accompagnement.
TABLE

Avertissement

Préface

Introduction
PREMIÈRE PARTIE - Quand l'extérieur n'est plus l'extérieur :
entreprise et société - par Yves Michaud
Corporations et manufactures
L'entreprise forteresse
Deux visions en conflit
La brèche
La mutation numérique
L'impact de l'entreprise sur le monde extérieur
Une première prise de conscience : la RSE
Une approche de la complexité : les parties prenantes
Le core purpose
DEUXIÈME PARTIE - Mutation numérique et travail - par Yves
Michaud
Forces productives, rapports de production
Le gouvernement par les nombres
L'impact de la numérisation sur les métiers
Le formatage de la pensée
Le digital leadership
Les promesses de l'intelligence artificielle

TROISIÈME PARTIE - Pouvoir, responsabilité et gouvernance -


par Valérie Julien Grésin
Responsabilité et mieux vivre
Le sens des actions
De la responsabilité à la solidarité
Pouvoir et éthique
Questionnement éthique et acte de résistance
Gouvernance et discernement

QUATRIÈME PARTIE - Pauvreté ou richesse de la collaboration -


par Valérie Julien Grésin
Collaboration et coopération
Donnée ou prise ?
Connectivité et sociabilité
Facilité « virtuelle » et qualité de la relation
Faire œuvre commune, la coopération incarnée
Générosité et valeur
Expériences de coopération

Conclusion

Glossaire
Biographies des participants
Valérie Julien Grésin
Yves Michaud
Roch Doliveux
Bénédicte Maury
Denis Hello
Cécile Renouard
Paul Van Oyen
Claire Gallaccio
Jean-Philippe Pierron
Fabrice Enderlin
Odile Collignon
Alain Caillé
Laurent Bendavid

Bibliographie
Remerciements
Éditions Odile Jacob
Des idées qui font avancer
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1.  Nabert Jean, Éléments pour une éthique, Paris, PUF, 1943,
p. 169.
2. PwC, Sizing the Price – Global Artificial Intelligence Study:
Exploiting the AI Revolution, 2017.
3. Propos de Françoise Berthoud, informaticienne au Gricad et
fondatrice en 2006 du groupement de services EcoInfo –  pour
une informatique plus respectueuse de l’environnement, extraits
de https://lejournal.cnrs.fr/articles/numérique-le-grand-gachis-
energetique
1.  «  C’est comme faire pousser des champignons. Vous les
mettez dans le noir. Vous y mettez du fumier et ça pousse. »
2. « Aller du bruit au signal. »
3.  «  J’ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé Les
Trois Princes de Serendip  : tandis que leurs altesses
voyageaient, elles faisaient toutes sortes de découvertes, par
accident et sagacité, de choses qu’elles ne cherchaient pas du
tout  », Les Aventures des trois princes de Serendip, suivi de
Voyage en Sérendipité (1557), Thierry Marchaisse, 2011, p. 219.
4. « Visez le meilleur et soyez préparé pour le pire. »
1. Le Monde du 16 août 2017.
2. Weil Simone, La Condition ouvrière (1951), Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 2002, p. 433.
1.  Le bicamérisme ici envisagé est interne à l’entreprise et a
pour visée de renforcer la prise en compte du travail réel dans
l’appréciation des décisions orientant les choix stratégiques et le
fonctionnement de l’entreprise.
2. En particulier ceux modélisés dans l’approche HBDI définie
par Ned Herrmann.
3.  Renouard Cécile, Éthique et entreprise, Paris, Éditions de
l’Atelier, 2015  ; Renouard Cécile et Bommier Swann,
L’Entreprise comme commun, Paris, Éditions Charles Léopold
Mayer, 2018.
4. Éditions Carnets Nord, 2012, 2e édition, 2017.
1.  Citton Yves, «  Subjectivations computationnelles à l’erre
numérique », Multitudes, 2016/1, p. 45-64.
2.  Propos de Chamath Palihapitiya, ex-vice-président de
Facebook chargé de la croissance de l’audience, rapportés dans
Le Monde du 12 décembre 2017.
3.  Pentland Alex, «  The science of building great teams  »,
Harvard Business Review, avril 2012.
4.  www.lesconvivialistes.org/pratiques/sport/95-grande-
premiere-une-charte-du-sport-convivialiste
1.  Bernanos Georges, La France contre les robots (1944).
Essais et écrits de combat, Paris, Gallimard, coll.  «  La
Pléiade », 2014, t. 2, p. 1063.

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